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LA RUSSIE, LA FLOTTE DE LA MER NOIRE ET L’OTAN

Alexandre Sheldon-Duplaix

Institut de Stratégie Comparée | « Stratégique »

2015/2 N° 109 | pages 153 à 167


ISSN 0224-0424
DOI 10.3917/strat.109.0153
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La Russie, la Flotte de la mer Noire et l’OTAN

Alexandre SHELDON-DUPLAIX

DES TSARS À STALINE : LE RÊVE DE BYZANCE

A rraché aux Tatars de l’Empire Ottoman en 1783, l’ancien


Khanat de Crimée est une péninsule qui s’avance vers le centre
de la mer Noire, donnant à la Russie une base d’opérations
pour affaiblir les Turcs et accéder à la Méditerranée via le Bosphore.
La Flotte de la mer Noire et la base de Sébastopol sont fondées le
13 mai 1783 par le Prince Potemkine, ministre et favori de la tsarine
Catherine la Grande. En 1790, la flotte commandée par l’amiral Fyodor
Ushakov, récemment canonisé, triomphe de la flotte ottomane dans le
détroit de Kertch. En 1798-1800, le futur Saint Ushakov franchit les
détroits turcs pour opérer en Méditerranée contre la France. La Russie
conquiert également le sud de l’actuelle Ukraine jusqu’à Odessa. Pour
se déployer librement en Méditerranée, Moscou rêve de s’emparer du
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Bosphore, le Tsar Alexandre Ier parlant à son propos des « clefs de
[son] Royaume ».
En 1833, la Russie soutient l’Empire ottoman contre l’Égypte,
obtenant par le traité d’Hünkâr İskelesi un avantage secret que la
Grande-Bretagne pense être l’accès libre à la Méditerranée. En réac-
tion, les puissances occidentales imposent la convention de Londres
(1841) qui confine la flotte russe en mer Noire. Celle-ci paraît de nou-
veau menacer l’Empire ottoman quand elle triomphe de la marine
turque à Sinope en 1853, grâce à ses obus explosifs. Bloquée à Sébas-
topol par l’expédition franco-britannique (1854-55), ses bâtiments ne
peuvent empêcher la chute de la place après 349 jours de siège et
l’humiliation du traité de Paris qui interdit à la Russie de disposer de
forces navales en mer Noire (18 mars 1856).
Profitant de la victoire prussienne de 1871, la Russie dénonce le
traité de Paris pour reconstituer une force navale dont les torpilleurs
s’illustrent face à une flotte turque très supérieure durant la guerre de
l’indépendance bulgare (1877-1878). Maintenant dotée de cuirassés, la
flotte se mobilise en 1914 contre les croiseurs allemands Goeben et
Breslau transférés avec leurs équipages à la Turquie. À partir de 1916,
154 Stratégique

la Russie domine la mer Noire avant de succomber à la révolution et


aux troupes allemandes, une partie de la flotte passant à l’Ukraine
indépendante, avant que les forces blanches de Wrangel aidées par les
Franco-Britanniques ne reprennent provisoirement la Crimée, fuyant
ensuite à Bizerte, en Tunisie française.
La Flotte rouge des Bolcheviques puis de l’URSS est refondée
grâce à la remise en état des unités survivantes puis des constructions
neuves des programmes staliniens. En 1936, la convention de Mon-
treux, signée par Paris (dépositaire), Ankara, Athènes, Belgrade, Buca-
rest, Canberra, Londres, Moscou, Sofia, Tokyo, précise le statut des
détroits : pleine liberté de circulation des navires de commerce en
temps de paix et en temps de guerre, pour les pays avec lesquels la
Turquie n’est pas en guerre ; libre circulation des navires de guerre et
sous-marins des puissances riveraines de la mer Noire, ainsi que des
petits bâtiments de guerre de tous pavillons, après notification à la
Turquie, pour une durée de 21 jours pour les non riverains. En temps de
guerre, la libre circulation est suspendue si la Turquie est partie au
conflit ou s’estime menacée.
Au cours de la « Grande Guerre patriotique » (1941-1945), la
Flotte de la mer Noire joue un rôle décisif dans le soutien à l’Armée
Rouge, ralentissant l’avance allemande par des débarquements sur les
arrières ennemis, évacuant une partie des défenseurs d’Odessa et de
Sébastopol (juin 1942 : 18 000 morts, 60 000 blessés) pour mieux leur
permettre de reconquérir le littoral (1943-1944 : 18 000 morts) avec le
reflux qui suit la victoire de Stalingrad. Au total, la Flotte de la mer
Noire effectue 24 opérations amphibies, coule 835 unités ennemies de
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tous tonnages et en endommage 539. Le futur amiral Gorchkov et son
frère d’arme, le commissaire politique Brejnev, s’y distinguent et s’y
lient d’une amitié qui favorisera le développement de la marine sovié-
tique trois décennies plus tard. Avec la reconquête de la Crimée,
l’importante population tatare, descendante des armées du Khanat de
Crimée, est déportée en Sibérie et largement exterminée sous le pré-
texte de collaboration avec l’envahisseur. Dans une URSS exsangue,
des ukrainiens affamés par Staline dans les années trente, et qui avaient
accueillis les Allemands en libérateurs, mènent des actions de
résistance.
Après la victoire et l’illusion d’une paix internationale garantie
par la nouvelle Organisation des Nations Unies (ONU), les occiden-
taux, instruits par l’occupation soviétique de l’Europe centrale, refusent
à Moscou un mandat onusien sur les détroits turcs. Avec l’adhésion de
la Turquie à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en
1952, les détroits sont verrouillés par l’Alliance.
Le transfert en 1954 de la péninsule de Crimée de la République
socialiste soviétique de Russie à la République socialiste soviétique
d’Ukraine – la « petite Russie » – par le leader soviétique Nikita
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 155

Khrouchtchev1, lui-même ukrainien, vise à décentraliser le pays plutôt


qu’à favoriser sa terre natale. Les considérations nationalistes
apparaissent sans objet dans la nouvelle société socialiste2.

5e ESKADRA CONTRE 6e FLOTTE : CONTRER L’OTAN EN


MÉDITERRANÉE

Depuis 1936, la convention de Montreux impose à la marine


soviétique d’annoncer des préavis de franchissement des détroits turcs,
restriction que Moscou va contourner aisément en temps de crise en
posant des demandes quotidiennes de passage que la Flotte de la mer
Noire choisit ou pas d’honorer.
Après plusieurs déploiements en Méditerranée sous les Tsars,
notamment contre Napoléon, la Flotte de la mer Noire, incapable d’agir
pendant la Guerre d’Espagne (1936), franchit de nouveau les détroits
au lendemain de la crise de Cuba (1962). Elle fournit une partie des
bâtiments de la 5e Eskadra qui piste la 6e Flotte américaine et ses porte-
avions durant les guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, dissuadant,
selon Moscou, une implication directe des États-Unis. L’URSS main-
tient en permanence une quarantaine de bâtiments en Méditerranée,
dont plus d’un tiers sont fournis par la Flotte de la mer Noire. Mais les
partenaires stratégiques égyptien (avant 1973), libyen (après 1970) et
syrien (après 1956) limitent l’accès à leurs bases d’Alexandrie, Tripoli
et Tartous tandis que l’Algérie se refuse toujours à ouvrir Mers el-
Kébir, contraignant l’Eskadra à utiliser les mouillages d’Hammamet,
de Sollum ou de Cythère.
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Avec l’implosion de l’URSS en décembre 1991, l’Eskadra se
retire de Méditerranée. La Flotte de la mer Noire occupe alors le
troisième rang derrière les Flottes du Nord et du Pacifique avec un
porte-avions, deux porte-hélicoptères et neuf croiseurs.
Co-auteur du coup d’état qui prive Mikhaïl Gorbatchev du
pouvoir en vidant l’Union Soviétique de ses républiques, le futur
président russe Boris Eltsine ne remet pas en cause le transfert de la
Crimée à l’Ukraine. Beaucoup y voient une trahison des intérêts
nationaux que l’on attribue à l’empressement d’Eltsine d’assurer son
succès à Moscou, sans contrarier Leonid Kravtchouk, son complice
ukrainien. Lui-même est soutenu par un Occident trop heureux d’enté-
riner l’éclatement de l’empire qui va empêcher la Russie de peser sur la

1
Nina Khrushcheva, “Why Putin’s wrong to blame my great-grandfather
Khrushchev”, CNN, 21 mars 2014 http ://edition.cnn.com/2014/03/21/opinion/putin-
khrushchev/index.html ?hpt=hp_c3
2
Extraits de la conférence de l’auteur à l’École de Guerre sur la marine russe ; pour
la période de la guerre froide, voir Peter Huchthausen, Alexandre Sheldon-Duplaix,
Hide and Seek, the Untold Story of Cold War Naval Espionnage, Hoboken, 2008,
414 p.
156 Stratégique

frontière d’une Europe centrale enfin libérée. D’autres estiment que


Boris Eltsine ne veut pas « mégoter sur la Crimée », cherchant plutôt à
fonder une relation de confiance entre frères du melting-pot soviétique,
partenaires au sein de la Communauté des États Indépendants (CEI)3.

IMPLOSION DE L’URSS : COMMENT PARTAGER LA


FLOTTE DE LA MER NOIRE ?

À elle seule, la Crimée concentre 70 % des infrastructures de la


Flotte de la mer Noire. Inspirés par le souvenir de l’Ukraine indépen-
dante de 1918 qui contrôle brièvement la Crimée, trois officiers
ukrainiens de ladite flotte fondent en septembre 1991 la structure sur
laquelle se développe la marine ukrainienne à partir du 1er août 1992.
Très vite, la souveraineté ukrainienne sur la Crimée remet en cause le
statut spécial de Sébastopol. En avril 1992, le président ukrainien
Kravtchouk réclame la base et la flotte. Eltsine répond en ordonnant à
celle-ci de hisser le pavillon historique russe de Saint André. Refusant
cet ordre, la corvette Petya II SKR-112 fuit à Odessa le 20 juillet.
Le 3 août, les deux parties temporisent en signant les accords de
Yalta : la Flotte de la mer Noire est placée sous commandement
conjoint de la Russie et de l’Ukraine pour une période de trois ans. Elle
conserve le pavillon de la Marine soviétique en attendant un partage.
Le 9 juillet 1993, le parlement russe conteste la légalité du trans-
fert de la Crimée à l’Ukraine. Léonid Kravtchouk dénonce la résolution
et reçoit le soutien des États-Unis. En septembre Eltsine et Kravtchouk
se rencontrent à Masandra pour apaiser les tensions.
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En avril 1994, un accord de principe prévoit le partage de la
flotte et la location de Sébastopol par la Russie à laquelle le président
Kravtchouk consent pour la première fois. À l’été, l’élection du Russe
Léonid Koutchma à la présidence de l’Ukraine parait normaliser les
relations avec le grand frère. Pour obtenir le transfert des armements
nucléaires ukrainiens à la Russie, Moscou s’engage à respecter les
frontières de la nouvelle Ukraine.

Reste la question de la Flotte de la mer Noire. Le 24 octobre


1996, les présidents russe et ukrainien se rencontrent et préparent la
signature de l’accord définitif du 28 mai 1997 qui prévoit :
ƒ le partage équitable, la Russie pouvant racheter certaines
unités ;
ƒ la location par la Russie des installations de Sébastopol et de
Saki (base aéronavale des pilotes embarqués) pour une
durée de vingt ans, jusqu’en 2017 ;

3
Ibid.
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 157

ƒ la limitation du personnel russe en Crimée à 25 000


hommes ;
ƒ la réduction de la dette énergétique de l’Ukraine –
3 milliards de dollars – due à la société russe Gazprom de
526 millions de dollars (location de Sébastopol) et 200 mil-
lions de dollars (transfert de l’arsenal nucléaire ukrainien à
la Russie) ;
ƒ la souveraineté de l’Ukraine sur la ville de Sébastopol et sur
la Crimée.

La Géorgie n’est pas partie à l’accord mais l’Ukraine lui cède


des patrouilleurs tandis que la Russie récupère ceux de Poti pour solder
une fraction de la dette de Tbilissi envers Moscou.
Le 12 juin 1997, bâtiments russes et ukrainiens hissent respecti-
vement le pavillon de Saint-André arboré par les trois autres flottes
russes depuis juillet 1992 et le pavillon ukrainien. Désormais, les flottes
russe et ukrainienne cohabitent dans la même base. Les navires ukrai-
niens occupent le nord de la baie du Nord, près du fort Constantin qui
défend l’entrée de Sébastopol. La Flotte de la mer Noire conserve les
baies du Nord, du Sud, de la Quarantaine, disposant de son état-major,
d’un centre de communications, d’un hôpital, du 1096e régiment
d’aviation de Guaderskoye, de la 810e brigade d’infanterie de marine,
du 17e arsenal de réparation et d’un club nautique. Dans le reste de la
Crimée, la Flotte de la mer Noire possède trois centres de communi-
cations (Kacha, Sudak, Yalta), le 219e régiment de guerre électronique
à Otradnoye ainsi que le polygone d’entraînement des fusiliers-marins
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d’Opuk près de Feodosia. Moscou doit cependant prévoir l’avenir et
transformer le port russe de Novorossiysk en base navale de substi-
tution.
Les relations avec l’Ukraine restent tendues. En décembre 2003,
les présidents russe Vladimir Poutine et ukrainien Koutchma mettent
fin à une dispute armée sur les îles du détroit de Kertch. Le 23 mars
2005, les garde-frontières ukrainiens interrompent un exercice amphi-
bie russe à Temruk, sous prétexte qu’il n’a pas été notifié. Le 13 janvier
2006, l’Ukraine du nouveau président Victor Iouchtchenko s’empare
du phare de Yalta, réclamant la responsabilité du service hydrogra-
phique de la péninsule. Enfin, le 24 mai 2008, Iouchtchenko exige
l’évacuation de Sébastopol au 28 mai 2017. Ces incidents suspendent
toute coopération entre marins russes et ukrainiens de 2003 à 20104.

4
Ibid.
158 Stratégique

L’« ÉTRANGER PROCHE » ET LE SPECTRE D’UNE


EXTENSION DE L’OTAN

En novembre 1993, la Russie formalise clairement sa stratégie et


ses préoccupations de sécurité dans une doctrine militaire défensive qui
reprend les principes de non-agression énoncés par l’URSS en 1989.
En 1994, l’Alliance Atlantique initie une coopération militaire
avec l’ex-URSS et les anciens membres du Pacte de Varsovie dans le
cadre du Partenariat pour la Paix. Avec l’adhésion à l’OTAN de ces
derniers et celle prévue en 2003 des trois pays baltes, se pose la
question d’une architecture de sécurité qui inclurait la Russie. Certains
évoquent même son adhésion à l’OTAN, qui projetterait les frontières
de l’Alliance en Chine mais créerait un vaste espace de paix. La persis-
tance d’une méfiance héritée de la Guerre froide conduit les pays
membres de l’Alliance à refuser cette évolution alors que des politiques
ukrainiens et géorgiens réclament une adhésion à l’OTAN pour garantir
leur indépendance vis-à-vis du grand frère russe.

Père de la politique américaine du Containment contre l’Union


Soviétique en 1947, George Kennan écrit en 1997 :
Une décision d’étendre l’OTAN [à l’est] serait l’erreur la
plus fatidique de toute la politique étrangère des États-
Unis de l’après-guerre. Une telle décision enflammerait
les tendances nationalistes, anti-occidentales et militaris-
tes de l’opinion russe, irait contre le développement de la
démocratie russe, ramènerait l’atmosphère de la guerre
froide et pousserait la politique étrangère russe dans des
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directions qui ne nous plairaient pas5.

La crise du Kossovo (1999)

En 1999, quand l’OTAN cherche à protéger les populations


albanaises du Kosovo en détachant cette province de la Serbie par une
campagne de bombardement, la Russie déplore de s’être privée de sa 5e
Eskadra en Méditerranée dont la présence aurait, selon Moscou,
dissuadé le démembrement de son frère slave du sud. Le 30 mars, la
Russie tente bien une gesticulation navale en annonçant le déploiement
en Méditerranée de neuf bâtiments6. Mais le préavis de passage des
détroits posé du 15 au 22 avril n’est pas honoré. Seul le bâtiment
collecteur de renseignement Liman vient surveiller les activités de
l’OTAN, tandis que le sous-marin nucléaire lance-missiles de croisière

5
George F. Kennan, « A Fateful Error », New York Times, 5 février 1997.
6
Croiseurs KYNDA et KARA Admiral Golovko et Kertch, destroyer KASHIN
Sderzhannyy, frégates KRIVAK Pytlivyy et Ladnyy, ainsi que trois auxiliaires
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 159

Kursk est déployé depuis la flotte du Nord. Vivant l’attaque aérienne de


Belgrade comme une humiliation, la Russie charge la flotte de la mer
Noire d’acheminer son contingent à la force internationale déployée au
Kosovo.
Tirant les enseignements de la crise yougoslave, la seconde
doctrine militaire du 21 avril 2000 insiste sur la nécessité de prévenir
« des nouvelles formes de guerre indirectes et asymétriques ». Les
menaces extérieures comprennent « les ingérences dans les affaires
intérieures russes, les tentatives d’ignorer les intérêts russes dans la
résolution des conflits internationaux, la remise en cause des équilibres
régionaux aux frontières de la Russie… et les attitudes discriminatoires
contre des citoyens russes dans des pays étrangers »7. Le texte note
également une augmentation des risques de conflits séparatistes au
moment où la deuxième guerre de Tchétchénie (1999) déchire à
nouveau le Caucase.
Publiée le 27 août 2001 et rédigée par les amiraux Kouroïedov
(commandant en chef de la Marine et auteur d’une thèse qu’il soutient
en présence du président Vladimir Poutine) et Zakharenko, la
« doctrine maritime jusqu’en 2020 »8 s’en prend directement à l’Allian-
ce Atlantique. Elle souligne que le facteur déterminant est « la pression
croissante économique, politique et militaire, exercée par les pays de
l’OTAN et son extension vers l’Est » conjuguée « à la diminution bru-
tale des moyens de la Fédération de Russie pour réaliser son activité
maritime ». En mer Noire, la doctrine maritime appelle « à la conser-
vation de Sébastopol comme base navale principale ». En Méditerra-
née, la doctrine réclame « une zone de stabilité, assurée par une pré-
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sence navale [russe] suffisante ». La construction d’une vraie base
navale à Novorossiysk et l’accès au port syrien de Tartous apparaissent
comme des solutions imparfaites pour compenser la perte annoncée de
Sébastopol.
Les membres de l’Alliance Atlantique paraissent divisés,
certains, dont les États-Unis, poussant à cet élargissement. Mais au
sommet de l’OTAN du 3 avril 2008 à Bucarest, la France et l’Alle-
magne s’opposent à une admission de l’Ukraine et de la Géorgie dans
l’OTAN9.

Guerre en Géorgie (2008)

Depuis son indépendance, la Géorgie réarme face aux provinces


sécessionnistes d’Abkhazie – d’où les Géorgiens de souche ont été

7
Doctrine militaire de la Fédération de Russie, 21 avril 2000.
8
Doctrine maritime de la Fédération de Russie jusqu’en 2020, 27 août 2001.
9
« At key time, French resist NATO membership for Ukraine, Georgia ». Kyiv
Post. 30 novembre 2010.
160 Stratégique

chassés – et d’Ossétie du sud où se trouvent des observateurs russes. Le


7 août 2008, l’armée géorgienne répond à des tirs ossètes en attaquant
Tskhinvali, tuant douze observateurs russes. Moscou contre-attaque sur
terre et sur mer. Le 10 août, une force amphibie transportant 500
hommes quitte Novorossisk pour Soukhoumi. Cinq patrouilleurs
géorgiens se portent à sa rencontre. À 7 nautiques, une corvette russe10
coule l’un d’entre eux11, les autres regagnant Poti où ils sont ensuite
sabordés par l’armée russe12. Si Washington semble abusée par l’entre-
prise militaire de Tbilissi, la présence navale américaine en mer Noire
cherche à dissuader Moscou d’occuper complètement la Géorgie pen-
dant que le président français Nicolas Sarkozy joue les bons offices
avec succès. Certains parlent d’une réponse russe aux velléités atlan-
tiques de la Géorgie et de l’Ukraine. D’autres blâment le président
géorgien Shakashvili, qui imagine remporter une confrontation mili-
taire en achetant des matériels ukrainiens et bulgares et en bénéficiant
de formations américaine et israélienne. L’Ukraine réagit en voulant
limiter les mouvements des unités russes impliquées dans le conflit. Si
Kiev désarme les deux tiers des bâtiments reçus par sa flotte en 199713,
elle conçoit quatre corvettes de 2 500 tonnes dont l’armement occi-
dental annonce l’intention de se détacher de l’emprise russe14.

PRÉSERVER L’ALLIÉ SYRIEN EN MÉDITERRANÉE ET


RALENTIR LE DÉCLIN DE LA FLOTTE

À partir de 2011, l’allié stratégique syrien bascule dans la guerre


civile. Soucieux de conserver son accès au port de Tartous – qui permet
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de soutenir les unités déployées en Méditerranée – et de protéger une
communauté russe évaluée à 20 000 âmes, Moscou apporte son soutien
à Damas. Une noria de bâtiments de débarquement appartenant aux
quatre flottes apporte du matériel militaire – dont des missiles antina-
vires YAKHONT qui posent un problème tactique aux flottes occiden-
tales devant les côtes syriennes. En 2013, dix bâtiments amphibies15
effectuent un total de quarante rotations entre Novorossiysk et Tartous.
À l’été, au moment où la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis

10
Le PGG NANUCHKA Mirajh.
11
Probablement le P-21 Giorgi Toreli.
12
Les tirs des batteries côtières géorgiennes auraient peut-être légèrement touché le
croiseur Moskva et la corvette GRISHA III Kasimov.
13
Transférant une partie aux garde-frontières.
14
Constitué de missiles MM40 EXOCET (MBDA) ; la première unité, le Volo-
dymyr Velykyi, est mise sur cale au chantier de Nikolaïev en 2013 pour une livraison en
2016.
15
À savoir trois ROPUCHA et un ALLIGATOR de la Flotte de mer Noire, un
ROPUCHA de la flotte du Nord, trois ROPUCHA de la flotte de la Baltique et deux
ROPUCHA de la flotte du Pacifique.
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 161

s’apprêtent à attaquer la Syrie, la Flotte de la mer Noire déploie en


Méditerranée cinq bâtiments16, tous susceptibles de renseigner Damas
sur les mouvements des flottes occidentales. En 2014, neuf bâtiments
amphibies, les mêmes unités des flottes de mer Noire et de Baltique,
renforcées par deux unités de la flotte du Nord17, accomplissent de
nouveau une quarantaine de trajets. Le Moskva et le Smetlivyy presque
quarantenaires regagnent la Méditerranée, accompagnés par le catama-
ran à effet de surface Samun et les collecteurs de renseignements
Donuslav et Kildin. En évaluant la capacité d’emport des ROPUCHA et
ALLIGATOR à 800 tonnes par bâtiment, on peut supposer que plus de
60 000 tonnes de matériels ont ainsi pu être livrées à Tartous en 2013-
201418.
En 2014, les effectifs de la Flotte de la mer Noire s’élèvent à
environ 14 000 personnes, soit 11 000 de moins que les 25 000 auto-
risés par l’accord du 28 mai 1997. Privée de nouvelles constructions
depuis le début de la dispute sur son partage en 1992, elle connaît un
déclin accompagné d’un vieillissement général de ses matériels. Déclin
car de 1990 à 2014, le nombre de sous-marins passe de 25 à une seule
unité active. Outre la perte des porte-hélicoptères – la présence du
porte-avions Kuznetsov en 1990-1992 étant temporaire avant un
transfert à la flotte du Nord –, le nombre de grands bâtiments de
combat (croiseurs, destroyers, frégates) tombe de 32 à 5 et 4 en 201519.
Celui des corvettes anti-sous-marines est divisé par trois, de 35 à 10,
celui des patrouilleurs lance-missiles par six, de 30 à 5, et celui des
bâtiments anti-mines par huit, de 80 à 11. Seul le nombre de bâtiments
amphibies reste stable avec 7 unités alors que la Flotte de la mer Noire
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n’aligne plus qu’un seul pétrolier ravitailleur d’escadre contre 7 en
1992.
Corolaire encore plus préoccupant, l’âge moyen des bâtiments
est supérieur à quarante-deux ans pour les grands bâtiments de combat,
à trente-cinq ans pour les grands bâtiments amphibies, à trente ans pour
les corvettes anti-sous-marines, les patrouilleurs lance-missiles et les
dragueurs. Par rapport à l’adversaire historique, la marine turque, la
Flotte de la mer Noire est cinq fois moins puissante en termes de
plates-formes. L’aéronavale connait également un déclin inéluctable :
en 2014, la base aérienne de Guaderskoye ne comprend plus que
18 chasseurs bombardiers Su-24M, 4 appareils de reconnaissance Su-
24MR, 4 hydravions ASM Be-12, 30 hélicoptères ASM Ka-27 et
8 hélicoptères de guerre électronique Mi-8.

16
Le croiseur SLAVA Moskva (ex-Slava) et le destroyer KASHIN Smetlivyy ainsi
que le pétrolier ravitailleur BORIS CHILIKIN Ivan Bubnov et les collecteurs de
renseignement VISNHYA SSV-201 Priazove et MOMA Kildin.
17
Classe ROPUCHA.
18
Données du site http ://turkishnavy.net/
19
Avec l’incendie du croiseur KARA Kerch qui ne sera pas réparé.
162 Stratégique

Déclin de la flotte de la mer Noire (1990-2014)

Types de bâtiments Flotte Marine ukrainienne


de la mer Noire (avant/après capture)
Années 1990 2014 2014
Sous-marins 25 2 1/0
Porte-avions 1 - -
Porte-hélicoptères 2 - -
Croiseurs 9 2 -
Destroyers 16 1 -
Frégates 7 2 1/1
Corvettes 35 10 4/1
Patrouilleurs lance-missiles 30 5 4/1
Patrouilleurs ASM 15 1 1/0
Bâtiments anti-mines 80 11 2/0
Bâtiments amphibies 8 7 2/1
Pétroliers ravitailleurs
7 1 -
d’escadre

Face à ce déclin, la Russie relance, aux chantiers Amirauté de St


Petersburg et Yantar de Kaliningrad, la production de sous-marins
Projet 636 KILO et de frégates Projet 11356 KRIVAK IV dans un
programme spécial destiné à la flotte de la mer Noire20. Dans dix ans, la
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Flotte de la mer Noire devrait compter six ou sept sous-marins (KILO),
un croiseur modernisé (Moskva), trois frégates (KRIVAK IV), au moins
deux ou trois corvettes (STEREGUSHCHYY) et des canonnières lance-
missiles (BUYAN-M).

20
Les B-261 Novorossiysk et B-237 (ex-B-362) Stary Oskol lancés respectivement
le 28 novembre 2013 et en mai 2014 sont admis en service en mai et décembre 2014.
Quatre autres unités, les Stavropol, le Krasnodar, le B-268 Velikiy Novgorod et peut-
être le Kolpino. Mises sur cale à Yantar en décembre 2010, juillet 2011 et lancées en
mars et novembre 2014, les frégates Admiral Grigorovitch et Admiral Essen devraient
rallier la flotte de la mer Noire en 2015-2016. L’interruption des livraisons des turbines
à gaz du constructeur ukrainien Zarya pourrait retarder la troisième frégate, l’Amiral
Makarov, mise sur cale en février 2012.
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 163

LA CRISE UKRAINIENNE : UNE OPPORTUNITÉ INESPÉRÉE

Reconquête de la Crimée (2014)

Après l’élection de Victor Yanukovitch à la présidence de


l’Ukraine le 21 avril 2010, Kiev et Moscou signent les accords de
Kharkiv qui prolongent la location de la base navale de Sébastopol
jusqu’en 2042, pour un prix de 100 millions de dollars par an avec une
remise de 3% sur les livraisons de gaz naturel par la Russie. Les deux
flottes reprennent leur coopération et la célébration commune du jour
de la marine, le dernier week-end de juillet. Le renversement du prési-
dent Yanukovitch à Kiev le 22 février 2014, dix ans après la révolution
orange, et l’annonce que le russe pourrait ne plus être reconnu comme
langue officielle provoquent une sécession de la Crimée prononcée par
son parlement. La perspective d’une adhésion de la nouvelle Ukraine à
l’OTAN persuade la Russie de reprendre la Crimée. Les forces spé-
ciales (Spetnatz) du GRU (le renseignement militaire) encerclent toutes
les installations de l’armée ukrainienne. Au lendemain du référendum
du 16 mars où 97 % des votants de Crimée demandent le rattachement
à la Russie, le président Vladimir Poutine déclare que « dans le cœur et
dans l’esprit du peuple [russe], la Crimée a toujours fait partie inté-
grante de la Russie ». Le 20 mars, au prix d’un mort ukrainien, les
forces russes saisissent la plupart des unités ukrainiennes21. Deux autres
bâtiments ukrainiens22 sont capturés le 25 mars par deux hélicoptères et
trois vedettes rapides sur le lac de Donuzlav dont le chenal vers la mer
est obstrué par un vieux croiseur sabordé23. De retour d’une mission
anti-piraterie dans le golfe d’Aden, l’unique frégate ukrainienne, le
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Het’man Sahaidachnyi24, rallie Odessa pour éviter d’être piégée à
Sébastopol. Une partie de l’équipage démissionne pour rallier la
Crimée où vivent leurs familles. Les 11 et 15 avril, la Flotte de la Mer
Noire restitue trois aéronefs et sept bâtiments ukrainiens remorqués
devant Odessa. Moscou suspend ensuite les retours25.

L’OTAN en mer Noire (2014-2015)

Avec la crise ukrainienne, les États-Unis et la France effectuent


chacun onze déploiements en mer Noire avec respectivement huit et

21
Dont les corvettes GRISHA V Lutsk, Vinnytsia, Ternopil et PAUK Khmelnytskyi,
le sous-marin Zaporizhzhia et le bâtiment de commandement Slavutych.
22
Le bâtiment de débarquement de chars ROPUCHA II Kostiantyn Olshansky et le
dragueur de mines NATYA II Cherkasy.
23
KARA Ochakov.
24
KRIVAK III.
25
Hissant son pavillon sur le sous-marin Zaporizhzhia sans réarmer pour l’instant
les autres bâtiments.
164 Stratégique

cinq bâtiments, Paris recherchant un renseignement de source nationale


pour éviter de se faire manipuler par le grand allié américain comme
durant la crise irakienne de 200326. L’Italie envoie également son
bâtiment collecteur de renseignements27. Parallèlement, alors que les
forces russes appuient les séparatistes de Donetsk et de Lougansk, deux
groupes navals de l’OTAN réalisent des exercices en juillet et septem-
bre (SEA BREEZE 2014 avec les marines géorgienne, roumaine et
ukrainienne). En avril et en septembre, au moins deux bâtiments de
l’OTAN rapportent des comportements dangereux de la part d’aéronefs
russes28.

L’analyse des vétérans de la Guerre froide

En février 2015, l’ex-leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev,


souvent critique du président russe Vladimir Poutine, s’en prend
violemment aux États-Unis : « [L’Amérique] nous entraîne dans une
nouvelle Guerre froide, en essayant ouvertement de suivre son idée
géniale de vouloir toujours triompher… J’ai peur qu’ils [les Améri-
cains] prennent le risque d’une véritable guerre »29. Interviewant
Mikhaïl Gorbatchev, le journaliste américain Nathan Gardels fait
ressortir la frustration du dernier leader soviétique :
Les Américains nous manquent de respect. La Russie est
un partenaire sérieux, une nation chargée d’histoire, avec
une très grande expérience diplomatique. C’est un pays
cultivé qui a énormément apporté à la science… Alors que
nous travaillions à une nouvelle manière d’envisager le
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monde, les États-Unis ont choisi de continuer à établir de
nouvelles sphères d’influence30.

26
Destroyers AEGIS Truxtun (8-22 mars), Donald Cook (11-25 avril ; 26 décem-
bre-janvier 2015), Ross (3-12 septembre ; 4-9 novembre), Cole (10-30 octobre) ;
croiseur AEGIS Vella Gulf (23 mai-12 juin, 7-14 juillet, 6-26 août) ; frégate Taylor
(23 avril-12 mai) ; bâtiment de commandement Mount Whitney (11-27 octobre) et petit
bâtiment de soutien plongeur Alizé (28 mars-12 avril), collecteur de renseignement
Dupuy de Lôme (11-30 avril ; 14-29 mai ; 16 juin-6 juillet ; 16 août-5 septembre ;
20 septembre-10 octobre ; 17 octobre-30 octobre), destroyer Dupleix (14 avril-1er mai),
frégate Surcouf (28 mai-17 juin ; 4-24 juillet), aviso Commandant Birot (3-23 septem-
bre).
27
Le collecteur de renseignements Elettra du 15 juin au 4 juillet.
28
Le destroyer américain Donald Cook et la frégate canadienne Toronto sont survo-
lés par des avions russes à très basse altitude.
29
Nathan Gardels, « Why Gorbatchev feels betrayed by the West », Worldpost,
11 juillet 2014.
30
Ibid.
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 165

Cette colère de ne plus être traité en partenaire égal se combine


avec la frustration d’être tenu à l’écart d’une architecture de sécurité
atlantique où Washington imagine intégrer l’Ukraine et la Géorgie.
Ancien secrétaire d’État de Richard Nixon, Henri Kissinger
qualifie « d’erreur fatale » le refus de comprendre la « signification
particulière » de l’Ukraine pour la Russie31.
Ambassadeur des États-Unis à Moscou au moment de la chute de
l’URSS, acteur et témoin des politiques des présidents Ronald Reagan
et George Bush, Jack Matlock analyse le comportement de la Russie en
Ukraine comme « une réaction à une longue histoire de ce que le
gouvernement russe, le président russe et la plupart des citoyens russes
considèrent comme un modèle de comportement américain qui a été
hostile à la Russie et a tout simplement ignoré leurs intérêts natio-
naux ». L’ancien ambassadeur rappelle que d’un point de vue russe,
l’évocation d’une entrée dans l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie –
repoussée par la France et l’Allemagne au sommet de Bucarest en
2008, mais réactivée pour la Géorgie et évoquée de nouveau pour
l’Ukraine – est intolérable. Citant la crise de Cuba en 1962, Matlock
s’interroge sur la réaction de Washington face à une politique russe,
chinoise ou même européenne qui chercherait à nouer des alliances
militaires hostiles aux États-Unis et à placer des bases au Mexique et
dans les Caraïbes. C’est dans ce contexte que Matlock interprète
l’affaire de Crimée, base potentielle de l’OTAN en cas d’adhésion de
l’Ukraine, mais terre peu ukrainienne, dont le parlement et une large
fraction de la population demandent un rattachement à la Russie à la
suite de la révolution du Maidan, qui fait suite à un accord entre
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Vladimir Poutine et Barak Obama sur une transition ordonnée du
pouvoir à Kiev32.

AGRESSIVITÉ OU NÉGLIGENCE AMÉRICAINE ?

Professeur à Princeton et spécialiste de la Russie, Stephen Cohen


blâme l’ex sous-secrétaire d’État américain du président Clinton,
Strobe Talbott : « Laissez tomber les masques… Strobe Talbott […] est
l’architecte de la politique américaine qui a conduit à cette crise ».
Cohen poursuit en dénonçant Talbott comme l’un des chefs « d’un
parti de la guerre » qui cherche à faire reculer la Russie en Ukraine par
la force, en suggérant aujourd’hui des livraisons d’armes33.

31
« Kissinger warns of West’s ‘fatal mistake’ that may lead to new Cold War »,
RT, 10 novembre 2014.
32
« Former US Ambassador : behind Crimea Crisis, Russia Responding to Years of
“Hostile” US Policy », Democracy Now, 20 mars 2014.
33
« Is Ukraine a Proxy Western-Russia War ? US Weights Arming Kiev as
Violence Soars », Democracy Now, 3 février 2015.
166 Stratégique

Mais la politique américaine est-elle pour autant aussi agressive


que l’affirme Moscou ? Si Washington arme et entraîne l’armée
géorgienne, c’est à l’insu des États-Unis que le président Saakashvili
imagine trouver une solution militaire face à la Russie en 2008, préci-
pitant la défaite de son pays, sauvé par la pression américaine34. Si
l’ambassadeur Matlock regrette la visibilité des organisations non
gouvernementales américaines à Kiev lors de la révolution orange de
2004 et si en février 2014 la sous-secrétaire d’État américaine Victoria
Nudeland est enregistrée à son insu à Kiev en « faiseur de roi » du
futur gouvernement ukrainien35, les États-Unis ne font qu’accompagner
des mouvements populaires qu’ils n’auraient pas pu déclencher,
comme on l’affirme à Moscou en parlant d’une implication de la CIA.
L’Union européenne n’imagine d’ailleurs pas provoquer une telle
vague avec un accord de bon voisinage déjà signé avec le Belarus, et
qui n’est pas absolument pas coordonné avec une expansion de
l’OTAN. D’ailleurs, à l’échelle du continent européen, Washington
réduit le format de sa présence militaire de 200 000 à environ 67 000
hommes, une preuve que la Russie ne constitue plus la préoccupation
centrale. Le président Obama accepte également de brider les capacités
du système de défense anti-missiles balistiques en Pologne et en
Roumanie, officiellement destiné à contrer l’Iran mais qui de facto
permet d’observer les départs de missiles stratégiques depuis la partie
occidentale du territoire russe. Après 2008, Washington semble égale-
ment tempérer son projet initial d’inviter l’Ukraine et la Géorgie à
rejoindre l’OTAN et c’est la crise ukrainienne de 2014 qui réactive ce
projet, en tous cas théoriquement, puisqu’il est douteux qu’un con-
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sensus puisse être trouvé dans l’Alliance.
Les États-Unis ne pêchent-ils pas plutôt par ignorance et mépris,
la Russie, « une puissance régionale » selon Barak Obama36, n’étant
plus la priorité au regard de la question chinoise ?

LA RUSSIE POURRAIT-ELLE UN JOUR ADHÉRER À


L’OTAN ?

Si l’OTAN est une alliance qui gèle des conflits historiques – en


contribuant à éviter des guerres gréco-turques – peut-on imaginer une
intégration de la Russie ? L’ancienne secrétaire d’État de l’adminis-
tration Clinton Madeleine Albright et l’ancien secrétaire général de
l’OTAN George Robertson l’ont évoqué. En novembre 2010, Michael
34
« Report blames Georgia for starting war with Russia : newspapers », Earth
Times, 30 septembre 2009.
35
https ://www.youtube.com/watch ?v=KIvRljAaNgg&feature=iv&src_vid=CL_
GShyGv3o&annotation_id=annotation_2612647377
36
Michael D. Shear, Peter Baker, « Obama answers critics, Dismissing Russia as a
“Regional Power” », New York Times, 25 mars 2014.
La Russie, la flotte de la mer Noire et l’OTAN 167

Bohm, chroniqueur au Moscow Times, rejette l’idée pour cinq raisons :


l’absence de transparence en Russie, son besoin d’un ennemi, la
réaction de la Chine, la contradiction avec l’organisation du traité de
sécurité collective (OTSC) qui rassemble la Russie, la Biélorussie,
l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, et les ambi-
tions globales de la Russie37.
Alexandre Kramarenko, directeur de la planification du ministère
des Affaires étrangères russe, lui répond en donnant cinq raisons pour
que la Russie rejoigne l’OTAN : celle d’une armée russe qui a toujours
été sous contrôle civil ; celle de la doctrine militaire russe, l’édition de
2010 ne présentant pas l’OTAN comme un danger mais redoutant
seulement son expansion ; celle de la Chine qu’il croit ne pas menacer,
en particulier par son adhésion parallèle à l’organisation de sécurité de
Shanghai ; celle de l’OTAN, qu’il imaginerait transformer en un parte-
nariat de sécurité en la combinant avec celle des ambitions globales de
la Russie, qu’il qualifie de raisonnables. En effet, Moscou prétend au
rang « d’une des puissances dominantes du G8 » mais pas à celui de
superpuissance38.
Chercheur au Centre for European Reform de Londres, Tomas
Valasek commente cette vision russe d’une transformation de l’Allian-
ce, suggérant que l’OTAN et la Russie démilitarisent d’abord leurs
relations en cessant de se préparer à affronter l’autre39. Dans les faits,
cette situation est déjà une réalité pour l’OTAN, l’Alliance ayant cessé
les très grands exercices qu’elle envisage aujourd’hui de reprendre à la
suite de la crise ukrainienne. Quoiqu’il en soit, la question d’une adhé-
sion de la Russie impliquerait de rassurer la Chine, voire de limiter la
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couverture de l’Alliance à la partie européenne du territoire russe, en
deçà de l’Oural.
Aujourd’hui ces débats paraissent dépassés. La Russie vient de
répondre à la crise ukrainienne en actualisant sa doctrine militaire.
Désormais, la montée en puissance de l’OTAN et le concept américain
de frappe globale rapide (American Prompt Global Strike) sont définis
comme des menaces principales40. Parallèlement, Moscou se tourne
résolument vers la Chine pour construire une relation économique et
stratégique. Mais à terme, avec la faiblesse démographique de la Rus-
sie, la question d’une architecture de sécurité atlantique qui compren-
drait la Russie peut se reposer.

37
Michael Bohm, « 5 Reasons Why Russia Will never Join NATO », The Moscow
Times, 19 novembre 2010.
38
Alexander Kramarenko, « 5 Reasons Why Russia Could Join NATO », The
Moscow Times, 9 décembre 2010.
39
« Could Russia join NATO ? », The Economist, 11 juillet 2010.
40
« Russia’s new military doctrine lists NATO, US as major foreign threats », RT,
27 décembre 2014.

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