Vous êtes sur la page 1sur 25

Études de lettres 

3-4 | 2013
Narrations visuelles, visions narratives

Narration et bande dessinée. L’enjeu clé d’une


spécificité sémiotique
Jean-Louis Tilleuil

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/edl/574
DOI : 10.4000/edl.574
ISSN : 2296-5084

Éditeur
Université de Lausanne

Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2013
Pagination : 69-92
ISBN : 978-2-940331-33-8
ISSN : 0014-2026
 

Référence électronique
Jean-Louis Tilleuil, « Narration et bande dessinée. L’enjeu clé d’une spécificité sémiotique », Études de
lettres [En ligne], 3-4 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 18 décembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/edl/574  ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.574

© Études de lettres
NARRATION ET BANDE DESSINÉE
L’ENJEU CLÉ D’UNE SPÉCIFICITÉ SÉMIOTIQUE

Etudier la bande dessinée produite en Europe francophone a ceci d’avantageux que


cela engage à ouvrir une perspective historique somme toute limitée dans le temps : le
XXe siècle, avec la constitution du champ de la bande dessinée dans les années 1960 1.
Le parcours historique que je propose sera attentif au devenir de la spécificité sémio-
tique du genre, qui repose sur une association particulière du texte écrit et de l’image
en séquence, ainsi qu’aux procédures de narration rendues possibles par cette combi-
naison. Les quelques arrêts devant des temps forts de l’histoire de cette mixité signi-
fiante et narrative serviront de point de comparaison et de support critique à l’étude
du fonctionnement différencié de deux productions issues de notre première décennie
du XXIe siècle, dont on peut d’emblée faire l’hypothèse que l’une représente une sorte
d’interface entre classicisme et modernité, et l’autre une franche modernité. Il s’agit du
Combat ordinaire (2003-2008) 2, de Manu Larcenet et de Papa (2006), d’Aude Picault.

1. La révolution copernicienne de la narration BD

Dans une étude qui date déjà de bientôt trente ans, la sociologue Irène
Pennacchioni a très bien décrit les implications culturelles sous-jacentes à
l’introduction du texte dans l’espace de l’image, événement décisif pour
la « naissance » de la bande dessinée :

1. L. Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée ».


2. La suite comprend quatre albums, tous publiés chez Dargaud : Tome 1 : Le combat
ordinaire (2003, 54 p.), Tome 2 : Les quantités négligeables (2004, 64 p.), Tome 3 : Ce qui
est précieux (2006, 64 p.), Tome 4 : Planter des clous (2008, 64 p.).
70 ÉTUDES DE LETTRES

L’histoire illustrée était appréciée dans la mesure où elle révélait un


texte. Du texte qui « s’encanaille » dans l’illustration, nous voici d’em-
blée à l’intérieur d’une image qui consent au texte. L’image encercle,
comprime le texte dans une sorte de baluchon que les protagonistes
semblent porter sur leur dos : belle allégorie de la parole. C’est la bulle,
les fumetti italiens, encore appelée phylactère. La bande dessinée
bafoue le texte, le réduit à des dimensions subalternes 3.

Du Français Christophe à l’Américain Disney, ou en d’autres mots de


l’histoire illustrée européenne à la bande dessinée dont le modèle amé-
ricain mis au point dès la fin du XIXe siècle servira longtemps de réfé-
rence, les frontières entre texte et image se sont déplacées : d’un marquage
net et franc des distances, qui place autoritairement le texte sous le
cadre de l’image pour en « supporter » la signification, on est passé à une
compromission contrainte du texte à côtoyer l’image dans son espace à elle,
quitte à ce que, par souci de réduire une promiscuité trop brutale, ce texte
puisse apparaître dans une sorte de no man’s land visuel – le fond blanc du
ballon – qui neutralise quelque peu cette omniprésence de l’image.
Mais il est une autre règle plus générale, à déduire des commentaires
sur l’inversion du rapport entre texte et image et sur laquelle il faut
insister, car elle est au fondement de la distinction des procédures de
narration mises en place par l’histoire illustrée et la bande dessinée :
L’histoire illustrée manifeste la situation transcendante du narrateur
par rapport aux personnages dont les actions déroulent la trame pré-
visible de leur définition sociale et morale. Le texte alors extérieur à
l’image exprime la toute puissance d’un commentaire qui se réserve le
fin mot de l’histoire.
La caricature de la bande dessinée s’anime et paraît se soumettre à
d’autres lois. […] C’est que le récit (aventures, gags ou suspense) fait
désormais nettement la loi à l’intérieur de l’image. […] Ses person-
nages s’émancipent, et traduisent dans leurs gestes et leurs expressions
l’obéissance à la vraisemblance du récit 4.

Si l’opposition entre histoire illustrée et bande dessinée gagne en


précision, en va-t-il de même pour l’apport historiquement révolution-
naire du Journal de Mickey au milieu des années 1930 ? C’est parce qu’il

3. I. Pennacchioni, La nostalgie en images, p. 122.


4. Ibid., p. 123.
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 71

a initié un mouvement, tant sur le plan formel par l’imposition d’une


rigueur et d’une dynamique narratives qui doivent beaucoup au dessin
animé et au cinéma, que sur le plan du contenu, par la diversification
de ses fictions (humoristiques, mais aussi policières, exotiques, SF, fan-
tastiques…), que l’arrivée du Journal de Mickey constitue un événement
décisif dans l’histoire de la bande dessinée francophone et européenne.
Cela étant, ces renouvellements formels et fictionnels sont déjà percep-
tibles en France et en Belgique avant les années 1930, avec Alain Saint-
Ogan et Hergé pour leur pratique de la « bande à bulles » et leur souci
commun de dynamiser la narration.

2. Vers une Querelle des Anciens et des Modernes

Pour que la révolution des années 1930, venue d’outre-Atlantique pour


l’essentiel, puisse produire des effets « de l’intérieur », c’est-à-dire renou-
veler la création européenne par la fixation des règles d’un premier clas-
sicisme que les années 1970 identifieront après coup au concept de « la
ligne claire » 5, il faudra attendre que se produise paradoxalement un évé-
nement dramatique, à savoir la Seconde Guerre mondiale (1939-1945),
qui contraint de jeunes auteurs à modifier leurs habitudes de travail pour
remédier aux problèmes que l’occupation allemande pose à l’édition
pour la jeunesse.
Face à ce modèle « classique », à l’hégémonie plus belge que française,
va se développer, dans les années 1960-1970, un contre-modèle
« moderne », plus français que belge, dont l’activation sera décisive
pour l’autonomisation du champ de la bande dessinée, tout au moins
en Europe occidentale francophone. Les facteurs à l’origine de l’émer-
gence de ce second pôle de production sont bien connus : l’arrivée de
nouvelles générations d’auteurs, formés en Ecole d’art, qui décident,
dans le contexte de contestation post-soixante-huitard, de se réaliser
comme artistes grâce à la bande dessinée (Gotlib, Bretécher, Druillet,
Giraud, Mézières, Tardi, Bilal…) ; l’intérêt d’une critique spécialisée qui
se chargera de faire l’histoire du genre, avant de s’attaquer à la fixation
– jamais satisfaisante – de sa spécificité ; la multiplication des supports (à
commencer par Pilote) et de petites maisons d’édition parallèles (comme

5. P. Sterckx, « Alain Saint-Ogan, Edgar P. Jacobs, Hergé, Joost Swarte », p. 48.


72 ÉTUDES DE LETTRES

initialement Glénat 6, les Humanoïdes Associés 7…), qui donneront


l’occasion à cette première Nouvelle Bande Dessinée de s’exprimer avec
beaucoup de liberté sur les plans thématique et narratif. Sans oublier
un nouveau public, tout heureux de trouver dans cette production une
« chaussure à [son] pied [d’adolescent] », de moins en moins attiré par la
culture légitime et en phase avec une création qui se veut en rupture.
Constitué à partir du positionnement de ces deux pôles de production
(traditionnel versus novateur), le champ de la bande dessinée a, depuis
lors, entretenu sa dynamique en reproduisant avec une certaine régula-
rité l’épisode de la « Querelle des Anciens et des Modernes », emprunté au
champ voisin de la littérature, avec comme conséquence – comme dans
le champ littéraire – de voir son espace disponible de plus en plus occupé
par de nouvelles positions dont l’apparition a elle-même pour effet d’eu-
phémiser ce que l’opposition simple entre les deux pôles extrêmes pour-
rait avoir de trop radical. Ainsi, un Nouveau Classicisme, soucieux de
renouer avec l’aventure du classicisme précédent mais attentif aussi à tirer
les leçons esthétiques de la première Nouvelle Bande Dessinée (la tabu-
larité compromet explicitement la linéarité traditionnelle), a vu le jour
dans le courant des années 1980. Des revues comme Circus (1975-1989),
Vécu (1985-2005 ?), voire (A suivre) (1978-1997) en ont été les supports
de prépublication privilégiés et ont révélé au grand public les talents de
François Bourgeon, Patrick Cothias et André Juillard, Serge Letendre et
Régis Loisel entre autres.
Depuis les années 1990, une Nouvelle… Nouvelle Bande Dessinée a
pris position dans le champ, avec des auteurs comme Joan Sfar, David B,
Lewis Trondheim, Dupuy et Berberian, Manu Larcenet, etc. Ils parta-
gent une même conception de la bande dessinée, traditionnelle en fait,
qui est de « raconter une histoire », mais – distinction oblige – ils entre-
tiennent une sorte de rejet à l’encontre des grands noms de la première
Nouvelle Bande Dessinée (comme Moebius ou Bilal) et du Nouveau
Classicisme (Juillard, Loisel…), coupables d’avoir sclérosé leur talent par
le succès. Plus fondamentalement, s’ils accordent une grande importance
au dessin, celui-ci doit se mettre au service de l’histoire racontée, plu-
tôt qu’à celui d’une esthétique léchée. A l’exigence classique de référen-
cialité du dessin, ils préféreront donc l’investir de subjectivité, jusqu’à

6. Editeur de l’éphémère Canard sauvage (1973-1974).


7. Editeur du célébrissime Métal Hurlant (1975-1987).
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 73

l’expressionnisme qui renouvelle


la fonction narrative de l’image de
bande dessinée (fig. 1).
Leur attachement au dessin
comme mode d’expression trouve
un aboutissement étonnant, mais
sociologiquement très significa-
tif, dans leur volonté manifeste de
faire de ce dessin une « écriture » :
c’est en tout cas ce qu’affirment des
auteurs comme Blain (« le dessin
doit s’apparenter à un code d’écri-
ture » 8), comme Lewis Trondheim
(« la bande dessinée, c’est une écri-
Fig. 1 — J. Sfar, Pascin. La java bleue, ture, pas de l’illustration » 9), comme
Paris, L’Association, 2005, p. 12. David B (« le dessin est calligra-
phie » 10) ou comme Guibert (« le
dessin est dialogue » 11). Ce rapprochement figure/écriture, qui nous
ramène au tout début de l’Histoire de l’humanité (lorsque dessiner,
c’était écrire), peut expliquer pourquoi cette seconde Nouvelle Bande
Dessinée a remis au goût du jour la mise en page du gaufrier. Cette
pratique, qui constituait une norme imposée et bien incorporée par les
auteurs du premier classicisme des années 1950 12, structure l’espace
en une série de cases au format identique, mais qui « scribalise » aussi
l’insertion conjointe du dessin et du dialogue.

8. H. Dayez (entretiens avec), Blain / Blutch / David B. / de Crécy / Dupuy-


Berberian / Guibert / Rabaté / Sfar, p. 20.
9. O. Le Bussy, « La bande dessinée s’affranchit du récit », p. 23.
10. H. Dayez, Blain / Blutch / David B. / de Crécy / Dupuy-Berberian / Guibert /
Rabaté / Sfar, p. 69.
11. Ibid., p. 144.
12. Ainsi, Franquin, à propos de son album La corne de rhinocéros (Marcinelle,
Dupuis, 1953), a reconnu : « [J]e constate que j’avais encore tendance à faire ma mise
en page avec des cadres réguliers, que je ne brisais que pour des raisons particulières,
comme au bas de la page 25 ; quoique, là, certains dessinateurs iraient encore plus loin
qu’une seule bande. […] Je ne sortais pas d’une certaine régularité, quatre bandes et
deux cases par bande […]. » (N. Sadoul [entretiens avec], Et Franquin créa la gaffe,
p. 112).
74 ÉTUDES DE LETTRES

Une telle fixation du cadre de la vignette, non plus imposée mais


choisie, qui en normalise les potentiels de signification 13, neutralise par
la même occasion une possibilité d’exploration de la planche de bande
dessinée comme unité spatiale (iconique). Elle contribue aussi à rappro-
cher la planche de bande dessinée de la page du roman par son travail de
linéarisation de l’espace. Une intention que confirme Joann Sfar, lorsqu’il
déclare avoir le souci de raconter des histoires « de manière linéaire » 14.
Enfin, pour achever cette esquisse virtuelle de l’occupation contem-
poraine du champ de la bande dessinée, on se doit de rappeler la pré-
sence toujours stimulante, pour l’ensemble des acteurs, d’une forme
d’avant-garde dont une des fonctions essentielles consiste à repousser
sans cesse les limites définitionnelles de la bande dessinée en tant que
média, quitte à en remettre en cause un de ses critères fondamentaux,
qui est de « raconter une histoire ». Ainsi, à l’occasion de la Quinzaine
de la bande dessinée organisée en 2006 à Bruxelles, une exposition inti-
tulée « Articulations » a été mise sur pied. Pour les animateurs de cette
exposition, sortis des écoles de bande dessinée et d’art graphique, il était
devenu essentiel de remettre en cause la prééminence du récit dans le
processus de narration, ainsi que l’enjeu qui préside au fonctionnement
du champ de la bande dessinée, à savoir la quête jamais satisfaite de la
spécificité. Xavier Lowenthal, qui faisait alors partie de cette avant-garde
du genre, développe cette position de la manière suivante :
[L]a bande dessinée n’est plus obsédée par l’histoire ou le récit. Elle est
affaire de rythme et de structure. […] Il y a deux choses qui caracté-
risent la BD : l’articulation (entre deux images, photos, mots) et l’el-
lipse. Nous avons voulu présenter d’autres types d’articulations, basées
sur la métaphore, la métonymie… […] Le modernisme était obsédé
par la spécificité : le cinéma devait être mouvement, la peinture for-
cément plate, la bande dessinée devait raconter. La spécificité ne nous
intéresse plus. Les choses qui nous intéressent sont parfois liées à la
poésie, à la littérature, à la scène, à la danse. Le livre n’est plus le sup-
port de prédilection. La seule limite aujourd’hui, c’est la faisabilité
technique 15.

13. Ce dont est tout à fait conscient Joann Sfar (cf. Les Dossiers de la Bande Dessinée,
p. 54).
14. H. Dayez, Blain / Blutch / David B. / de Crécy / Dupuy-Berberian / Guibert /
Rabaté / Sfar, p. 187.
15. O. Le Bussy, « La bande dessinée s’affranchit du récit », p. 24.
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 75

3. Papa (2006) et Le combat ordinaire (2003-2008)

A première vue, c’est-à-dire à considérer ces deux productions de


l’extérieur, en tant qu’objets, les différences sautent aux yeux : un format
« livre », plutôt nouveau, pour Papa, le format traditionnel de l’album
de bande dessinée pour Le combat ordinaire ; un one shot d’un côté (plus
ou moins 90 pages), une suite en quatre tomes de l’autre (plus ou moins
250 pages). La présentation des auteurs maintient la distance, même si
tant Aude Picault que Manu Larcenet sortent d’une école d’art. Mais ils
ne la quittent pas au même moment (Aude est née en 1979, Manu en
1969) et n’ont pas à ce jour accompli le même parcours : Aude a entamé
le sien après 2005 et compte déjà une dizaine de publications chez
Glénat, Kaléidoscope, Delcourt, Les Requins Marteaux et L’Association.
Larcenet commence sa carrière d’auteur de bande dessinée au milieu des
années 1990 dans Fluide glacial et a eu l’occasion de publier une ving-
taine de titres chez Audie-Fluide glacial, mais aussi chez Glénat, Dupuis,
Delcourt et Dargaud. Distance encore lorsque l’on tient compte des édi-
teurs qui sont impliqués dans la publication des titres du corpus et qui
n’occupent pas la même position au sein de ce champ de la bande des-
sinée : L’Association a joué – et joue toujours – un rôle très important
dans le développement d’une édition de bande dessinée alternative, alors
que Dargaud fait partie des maisons traditionnelles, dont le catalogue
vise avant tout à toucher un large public 16. Toutes ces différences, pour
le moins manifestes, procèdent d’une attention portée au péritexte et à
l’épitexte. D’autres différences peuvent être dégagées du « texte » même,
c’est-à-dire d’une analyse interne focalisée sur les procédures de narration
des œuvres sélectionnées. A terme, elles devraient permettre de nuan-
cer leur positionnement respectif au sein du champ de la bande dessi-
née en faisant apparaître, au risque du paradoxe, quelques convergences
surprenantes.

16. A la question que lui posait Thierry Bellefroid : « Pour vous, une bonne bande
dessinée doit forcément rencontrer un large public ? », Claude Saint-Vincent, directeur
de Dargaud a répondu : « On ne m’ôtera pas l’idée que l’objectif d’une maison d’édi-
tion est quand même de s’adresser au plus grand nombre possible de lecteurs » (dans
Th. Bellefroid [entretiens avec], Les éditeurs de bande dessinée, p. 126).
76 ÉTUDES DE LETTRES

La réalisation d’Aude Picault relève du « roman graphique » dont la


diffusion est distinguée à partir des années 1990 et qui, si la formule peut
prétendre avoir un sens, suppose que celui-ci permette de faire la part
des choses d’avec l’histoire illustrée et la bande dessinée, par exemple.
On se rappellera ce qui a été posé par Irène Pennacchioni comme défi-
nitoire de l’expression en bande dessinée et qui résultait de l’intégration
du texte dans l’espace de l’image. A cet égard, Papa constitue une forme
hybride, entre le livre illustré (dont il a le format) et la bande dessinée.
A plusieurs reprises, une mise en page très conventionnelle (texte d’un
côté/illustration de l’autre) est de circonstance 17, comme cela a été long-
temps le cas pour le livre illustré. Dans d’autres cas, plus nombreux,
la référence à ce modèle livresque est attestée sur une page isolée, le
texte occupant un espace distinct du dessin, au sommet ou en bas de
la page 18. Mais qu’il se manifeste sur des pages doubles ou simples, le
narrateur de ce texte revisite une autre pratique ancienne qui est celle de
la focalisation omnisciente, notamment de circonstance dans l’histoire
illustrée. La pratique, en la circonstance, est d’autant plus remarquable
que texte et image sont narrativement désarticulés et que c’est au texte
qu’il revient de donner le fin mot de l’image : le texte, qui fonctionne
comme une voix off, avec une énonciation au présent, commente l’ac-
tion du dessin dont l’iconisation renvoie à un temps passé, antérieur au
temps du texte. Cela étant, un privilège supplémentaire est accordé à
ce texte, qui entretient la réévaluation hiérarchisante des relations texte-
image. En effet, quoique ce roman graphique soit subdivisé en quatre
chapitres, ce qui annonce un souci de progression narrative linéaire, ces
interventions textuelles en voix off imposent un désordre au récit dont
il faut attendre la fin pour l’identifier à la reconstruction identitaire du
narrateur suite au suicide de son papa. Cette discontinuité touche à la
fois l’organisation des différentes séquences (chap. 1 : « après » le suicide ;
chap. 2 : « avant » le suicide ; chap. 3 : juste « avant » et juste « après » le sui-
cide ; chap. 4 : « après » le suicide), mais aussi celle des différents moments
de chacune des séquences (ainsi, dans le chap. 3, l’ordre avant/après
n’est pas respecté). Un tel désordre dans les prises de parole du narrateur
invite à compléter l’inventaire des références qui modélisent la produc-
tion qui nous occupe. On peut y voir une conséquence des modalités

17. Cf. A. Picault, Papa, p. 12 sq., 20 sq., 22 sq., 26 sq.


18. Ibid., p. 11, 15, 17, 41, 51-53, 71, 77, 79-82, 85, 89.
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 77

de création en amont de cette publication, c’est-à-dire la réalisation de


ces fameux « carnets » d’étudiant des Beaux-Arts, dont l’auteur ne fait
pas mystère quant à leur influence sur la forme donnée à son œuvre.
On pourrait cependant ajouter qu’on y retrouve aussi un peu du pro-
jet du roman contemporain (1990-2000), analysé par Andrée Mercier et
Laurae Niculae, qui repose sur la mise en scène d’une « nouvelle » omnis-
cience narrative, paradoxalement limitée aux frontières intimes d’un « je »
envahissant et exhibant une écriture comme médiation esthétique du
sujet qui ne peut plus se connaître par le langage 19.
Pour que ce dernier rapprochement soit bien compris, il faut avoir
saisi l’originalité de l’identité de l’omniscience narrative dans Papa.
Celle-ci n’est pas étrangère au récit (comme c’est le cas dans la tradition
du roman réaliste ou celle de l’histoire illustrée). Elle est au contraire
fortement impliquée dans ce qui est raconté. La narratrice est non seu-
lement un des deux protagonistes du récit (narration homo- ou plutôt
autodiégétique), mais elle est aussi appelée, compte tenu de son emprunt
à l’autofiction romanesque contemporaine, à entretenir une relation pour
le moins étroite avec un autre « je », l’auteur réel. La présence marquée
du « je », qui assume son discours textuel, est constitutive, nous l’avons
vu, de l’autonomisation narrative du personnage de la bande dessinée
classique. La Nouvelle Bande Dessinée des années 1970 a offert à ce per-
sonnage de nouveaux espaces – les récitatifs – pour s’exprimer verbale-
ment, en voix off 20, avant que la Nouvelle… Nouvelle Bande Dessinée
des années 1990 contribue à rendre poreuse la frontière séparant fiction
et réalité. Ces trois moments historiques de la narration en bande dessi-
née se retrouvent dans Papa. Les deux derniers (Nouvelle et Nouvelle…
Nouvelle) sont actualisés par les doubles et les simples pages à la mise
en forme empruntée au livre illustré (cf. supra), tandis que le premier
(la bande dessinée classique) est retenu pour animer le début du récit
ainsi que quelques autres moments ultérieurs 21. On pourrait encore
ajouter, pour soutenir le rapprochement avec la bande dessinée, l’impor-
tance accordée dans Papa à l’image narrative. Ce pouvoir de raconter
par l’image s’est progressivement affirmé au cours des décennies pour

19. A. Mercier, L. Niculae, « Le sujet sans voix », p. 115.


20. Voir par exemple mon analyse de « La mort permissionnaire » (1981) d’Enki Bilal
in Pour analyser la bande dessinée, p. 55-95.
21. Cf. p. 1, 3-5, 45, 47, 87.
78 ÉTUDES DE LETTRES

toucher aujourd’hui tout type de production de bande dessinée. De plus,


toujours à l’exemple des formes de bande dessinée plus traditionnelles
(comme la Nouvelle Bande Dessinée classique, illustrée par la suite par
Sambre, entamée au milieu des années 1980), le dessin au trait d’Aude
Picault, bien que très dépouillé, se montre capable de se substituer au
texte pour l’expression fine de l’éthos des personnages représentés,
comme lorsqu’il s’agit de figurer la détermination du père à mettre fin
à ses jours (p. 55, 57, 59) ou la détresse de la fille privée de son père
(p. 32-33, 35-37, 39, 65, 69, 75).

Dans les quatre tomes du Combat ordinaire, le modèle basique de la


narration en bande dessinée est d’application (les personnages « sup-
portent » l’histoire en direct), ce qui entretient sa proximité avec le pôle
« classique ». A la différence de Papa, la narration adopte une temporalité
« simultanée » : le temps narratif se confond avec celui de l’histoire, ce qui
assure à la suite des quatre albums une lisibilité narrative qui relève tout
autant d’un héritage classique. Il faut cependant signaler que quelques
moments remettent en cause ce fonctionnement comme lorsque, sur une
planche entière, des réflexions de Marco sont illustrées par des photogra-
phies (dessinées !), sans que la relation entre les textes et les images soient
toujours bien claires 22. En fait, à première vue, la narration emprunte à
la mise en page traditionnelle des feuilles volantes de l’imagerie popu-
laire de la seconde moitié du XIXe siècle, relayée par l’histoire illustrée
pour la jeunesse de la première moitié du XXe siècle, avant de se saisir,
en la bousculant quelque peu, de la pratique du gaufrier de la bande
dessinée classique dans les années 1940-1960. On le sait, cette tradition
du gaufrier a été revisitée par la Nouvelle… Nouvelle Bande Dessinée à
la fin du XXe siècle. Au début du XXIe siècle, la suite du Combat ordi-
naire visite à son tour la tradition par l’installation d’un mode de narra-
tion marqué, rare en bande dessinée classique ou nouvellement classique,
qui privilégie une relation en aparté entre le « je » qui parle dans le texte
et qui réalise les photos, et le « tu » virtuel du narrataire. Cette narra-
tion en « je » autodiégétique est érigée quasiment en norme dans Papa,
par le texte comme par l’image, ceux-ci renvoyant in fine à l’auteur réel
– Aude Picault – qui se met en scène dans son roman graphique. Un

22. Cf. t. 1 : p. 12, 19, 24 et 33 ; t. 2 : p. 20, 33 et 50 ; t. 3 : p. 15, 27 et 51 ; t. 4 : p. 7 et
28.
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 79

rapprochement supplémentaire est activé par la relation entre texte et


image dans ces pages gaufriers du Combat ordinaire et les pages de Papa
où un texte en voix off commente les dessins (pages doubles ou simples) :
texte et image fonctionnent en décalage l’un par rapport à l’autre. Cela
étant, le motif du décalage varie selon les productions : il s’agit de dif-
férencier le temps de l’image et du texte dans Papa, alors que la suite
de Larcenet oppose la continuité du texte (la réflexion se prolonge de
vignette à vignette) à la discontinuité de l’image (qui pratique la décli-
naison thématique au sein de la page : portraits d’hommes, nus fémi-
nins, intérieurs de maison, etc.). Le jeu de ressemblance/différence entre
les deux productions peut encore être prolongé si l’on se focalise sur
l’image associée au texte dans les pages gaufriers du Combat ordinaire.
L’analyse de Papa a souligné l’importance du dessin comme support nar-
ratif et pragmatique du récit. Il en va de même dans la suite de Larcenet.
En effet, quoique originales par le souci réaliste de leur graphisme, ces
images en gaufrier voient leur effet photographique euphémisé par le fait
qu’elles sont redessinées et gardent dès lors un lien visuel fort avec toutes
les autres planches. Cette récupération par le dessin ne réduit pas pour
autant l’importance diégétique de la référence photographique. D’abord
parce que celle-ci implique la responsabilité créative de Marco, héros
de la suite et photographe professionnel de son état, dont on apprend,
au début du premier tome, qu’il a décidé de ne plus travailler pour le
grand reportage ; les trois albums suivants nous le montrent qui hésite à
trouver une nouvelle voie, avant de finalement trancher pour témoigner
du « combat ordinaire » de dockers qui perdent leur emploi. Par ailleurs,
deux photographies particulières, non prises par Marco, mais figurant,
l’une, son père durant la guerre d’Algérie, à côté de son chef, l’autre,
son frère et lui-même enfants, jouent un rôle capital dans la destinée du
héros. Celui-ci souhaite savoir quelle a été l’implication de son père dans
les dérives meurtrières de cette guerre, et comment ce père confronté à
ces horreurs a pu aimer ses enfants.

Pour en savoir plus sur les convergences éventuelles entretenues par ces
deux productions a priori situées à bonne distance l’une de l’autre dans
le champ contemporain de la bande dessinée, comparons leurs pratiques
de la narration dans le traitement d’un thème délicat : le suicide. Dans
la suite du Combat ordinaire, l’exploitation de ce thème dans une bande
dessinée « grand public » contribue à l’affirmation du caractère réellement
80 ÉTUDES DE LETTRES

« adulte », désormais acquis par ce média. L’accueil très favorable que les
lecteurs et la critique ont réservé à cette suite de quatre albums atteste
par ailleurs que cette maturité répond à une attente de plus en plus lar-
gement partagée. Dans le one shot d’Aude Picault, la dramatisation thé-
matique est augmentée du fait que la dessinatrice-scénariste, que nous
savons adepte de l’autofiction romanesque (elle en rend compte en des
termes que n’aurait pas reniés Montaigne : « Ma petite personne est le
sujet que je maîtrise le mieux » 23), s’inspire d’un événement qui s’est
vraiment passé et se sert de sa création en bande dessinée comme d’un
exutoire. Mais tandis que Papa (environ 90 pages) accorde la première
importance à la figure parentale, ce qu’annonçaient tant le titre que l’il-
lustration de 1re de couverture, qui fonctionnent sémantiquement sur
le mode de la redondance, la suite du Combat ordinaire, qui s’étale sur
plus de 250 pages, réserve la priorité au destin d’un fils, le photographe
Marco, dans lequel le suicide du père n’est qu’un événement à côté
d’autres 24. Cela étant, l’annonce du suicide se produit à un moment stra-
tégique, à la fin du tome 2 (p. 61) et la problématique du décès parental
occupe l’esprit du héros à plusieurs reprises « avant » le suicide (t. 2, p. 20,
33, 39) et de manière très régulière « après » (t. 3 et 4). Une nouvelle res-
semblance rapproche le roman graphique de Picault de la bande dessinée
« classiquement moderne » de Larcenet. Tous deux recourent aux mêmes
moments pour représenter le suicide : les moments passés par la fille ou le
fils avec le père avant le suicide de ce dernier, l’évocation du suicide lui-
même et les réactions de la fille ou du fils après le suicide du père.

1. Avant le suicide

Dans Papa, le passé partagé par la fille et son père est représenté
essentiellement dans le chapitre 2. Les premières pages du chapitre
(p. 11-13) usent exclusivement du texte en voix off, avec pour effet prag-
matique de favoriser une proximité entre le narrateur (narratrice), double
de l’auteur, et son lecteur, et contradictoirement d’installer de la distance
avec le représenté de l’image, en l’occurrence la figure attendue du papa,
qui en est absente. Ce vécu distancié fille-père est manifeste dès le texte

23. Interview réalisée par A. Reber, BoDoï Magazine.


24. A la différence de la production Papa, aucun des titres, ni aucune des illustrations
de 1re de couverture du Combat ordinaire ne renvoie explicitement à la figure paternelle.
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 81

dont l’énonciation multiplie les


indices du non-embrayage au moyen
de l’imparfait et du pronom de la
non-personne (« il ») pour désigner le
père. Une seule page du chapitre 3
(p. 52) fait exception, car le papa y
apparaît devant son ordinateur, sans
pour autant être accompagné de sa
fille. Pour rencontrer une situation
de communication directe entre
la fille et son père, il faut quitter
les mises en page inspirées du livre
illustré pour des modèles d’expres-
sion plus récents, comme la bande
Fig. 2 — A. Picault, Papa, Paris, dessinée ou la publicité. Il s’agit d’un
L’Association, 2006, p. 67. dessin sans texte, situé au chapitre
© L’Association 2006. 3 (p. 67), qui montre le papa assis
de profil, bourrant sa pipe, mais
portant le regard de face, c’est-à-dire vers son narrataire visuel (fig. 2).
L’identité réelle de celui-ci est double : le spectateur/lecteur potentiel du
roman graphique, mais aussi, comme toujours en pareille circonstance,
un personnage de la diégèse dont, en la circonstance, le caractère autofic-
tionnel invite à le confondre avec l’auteur réel. L’importance de ce dessin
et de ses enjeux conatifs est renforcée par sa sélection comme illustration
de 1re de couverture du roman graphique, associée au titre PAPA.

La forme dominante « BD » est de circonstance pour les premières retrou-


vailles de Marco avec son père (t. 1, p. 15). L’humour n’en est pas non
plus absent, mais il y est plus sombre. Le père explique en effet à son fils
qu’il perd la mémoire, avant de simuler devant lui une crise d’Alzheimer.
La même situation d’échange entre ces deux personnages de bande
dessinée se retrouve au début du tome suivant (t. 2, p. 6-8). Mais le
ton tourne au tragique. Une nouvelle fois, c’est aux paroles du père de
fournir la cause du drame : il confie à son fils qu’il se sait désormais à
un stade avancé de la maladie d’Alzheimer (p. 7, v. 1) et qu’il compte
prendre « des décisions fermes » tant qu’il en est capable (p. 8, v. 1-3).
Comme pour la première rencontre (t. 1, p. 15, v. 4-5 et 7), l’image est
première à restituer la perturbation que ces informations produisent sur
82 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — M. Larcenet, Le combat ordinaire. Tome 2 : Les quantités négligeables, p. 7, v. 1.


© Dargaud 2007.

Marco (t. 2, p. 7, v. 1) (fig. 3). Pour le coup, celui-ci reste sans voix et
exprime son désarroi par le figement des yeux (blancs, exorbités) et de la
bouche (qui est grande ouverte, elle aussi). Mais cette part faite au dessin
pour signifier les effets du discours paternel sur son fils est plus impor-
tante, non seulement parce que ces marques d’expression accompagnent
le fils tout au long de la planche, mais aussi parce que la mise en page
participe à cette iconisation du drame en lui réservant une large vignette
panoramique sans texte, dans laquelle l’angoisse du fils semble avoir
contaminé tout l’espace de l’échange entre les deux personnages (p. 7,
v. 3). Cette fonction psychologisante assumée par l’image, déjà rencon-
trée et commentée dans Papa, concurrence le texte dans une scène qui
se produit quelque temps (pages) plus tard dans ce même tome 2 (p. 32),
car c’est à la fois la cause du drame (le père, victime d’une crise, est sou-
tenu par la mère de Marco) et son effet, tant sur la mère que sur le fils
qui sont pris en charge par le dessin. Celui-ci ne prononce pas un mot
durant toute cette scène, ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait
que, contrairement aux deux précédentes, il n’y est pas invité, il la sur-
prend en arrivant chez ses parents. Nous assistons dès lors, par la même
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 83

Fig. 4 — A. Picault, Papa, p. 22-23.


© L’Association 2005.

occasion, à l’activation d’une nouvelle mise en abyme de la communica-


tion iconique qui installe dans le récit un double du spectateur à qui on
peut identifier l’acteur Marco. Ces images qui nous « parlent » de la place
du spectateur témoignent de cette capacité longtemps déniée au langage
visuel largement diffusé d’être « méta », c’est-à-dire de faire apparaître par
des moyens strictement iconiques ses modes de fonctionnement, en l’oc-
currence la position de voyeur occupée par tout spectateur devant une
représentation qui ne lui est jamais ontologiquement destinée.

2. Le suicide

La diversité des pratiques de narration qui a pour effet de réduire la


différence médiatique entre roman graphique et bande dessinée est
confirmée lorsque l’on s’intéresse à leur manière de rendre compte du
suicide lui-même. Dans Papa, la gravité de l’acte est soutenue par la
solennité de la mise en page, qui emprunte au livre illustré (p. 22-23)
(fig. 4). Elle est aussi entretenue par la distance sémantique qui sépare
le texte (page de gauche) de l’image (page de droite). L’énonciation
84 ÉTUDES DE LETTRES

ultérieure du texte par rapport au moment du suicide supporte un


énoncé qui mélange les temps (futur de la découverte d’une note du père
par la fille, passé de la rédaction du contenu de la note par le père) et les
modes (indicatif pour ce futur et ce passé, conditionnel pour le désir de
la fille de récupérer un papier sur lequel son numéro de portable aurait
pu être mentionné « avec l’écriture violette » du père). Quant à l’iconisa-
tion de l’image, elle impose un double masquage pour figurer le présent
du suicide, d’abord par un hors-vue (l’acte en lui-même nous est caché),
qui doit son identification et sa dramatisation à la mention de l’onomato-
pée « PAN », ensuite par la discrétion de l’instance iconisatrice (a priori,
rien ne manifeste la présence du narrateur visuel). Cependant, le carac-
tère autofictionnel du récit, valant autant pour l’image que pour le texte,
induit une subjectivisation de la narration visuelle dont une des traces
manifestes dans le représenté iconique pourrait dès lors être rencontrée
dans l’euphémisation du suicide paternel. La présence de ce « je » (la fille)
dans l’image, associé à un « il » (le père) invisible, trouve un écho dans le
texte où les indices de personne (« m’a donnée », « mon numéro de télé-
phone », « J’aurais bien aimé ») côtoient ceux de la non-personne (« Il avait
laissé », « peut-être l’avait-il écrit à la main », « avec son écriture violette »).
Le décalage initialement repéré pour décrire la relation texte-image doit
donc être nuancé par le repérage de la redondance implicite du couple
présence (vie)-absence (mort). Le fait, précisément, que cette répétition
soit connotée empêche de l’investir d’une volonté de lisibilité entre le
texte et l’image qui prévaut dans la bande dessinée classique, voire nou-
vellement classique. C’est plutôt par le biais d’une image spectaculaire
que le roman graphique Papa emprunte à la tradition populaire. Douze
pages dessinées, sans texte, exposent les moments violents des préparatifs
du suicide par le père (p. 42 sq., 53-61) et du pourrissement du corps
avant qu’il ne soit découvert par les policiers (p. 62). Cet abandon de
l’euphémisation n’est de circonstance qu’à deux reprises dans les pages de
texte (p. 20 : « L’odeur était terrible » ; p. 26 : « Il est resté une dizaine de
jours tout seul à pourrir sur la moquette »).

Pour Le combat ordinaire, on a déjà eu l’occasion de souligner la


responsabilité, toute moderne, accordée progressivement à l’image (de
la page 15 du tome 1 aux pages 7 et 32 du tome 2), plutôt qu’au texte,
lorsqu’il s’agit de répondre au « pourquoi » du suicide du papa de Marco.
La suite d’albums se montre plus bavarde et par là plus conventionnelle
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 85

Fig. 5 — M. Larcenet, Le combat ordinaire. Tome 2 : Les quantités négligeables, p. 61, v. 11.
© Dargaud 2007.

pour la réponse au « comment » du geste fatal. La fonction barthésienne


d’ancrage est réservée au texte seul qui nous informe que c’est « [en se
tirant] une balle à sanglier dans la bouche » (t. 3, p. 24, v. 10) qu’il a mis
fin à ses jours. C’est par un même ancrage textuel de l’image que le lec-
teur a été témoin de l’annonce de la terrible nouvelle à Marco par sa mère
(t. 2, p. 61, v. 11) (fig. 5). Certes, dans les deux cas (annonce du suicide et
modalités de son accomplissement), l’explication tient en quelques mots.
A l’inverse, le roman graphique d’Aude Picault mise davantage sur l’ex-
pressivité de l’image pour signifier le moyen utilisé par son papa pour se
suicider et se tait dans toutes les langues, celle de l’image comme celle
du texte, relançant ainsi le constat du déficit langagier initialement mis
au jour par le désordre des prises de parole de la narratrice, quand se
pose la question du « pourquoi ».

3. Après le suicide

Dans leur vécu en l’absence du père, la narratrice de Papa et le héros


du Combat ordinaire se rejoignent. Pour l’une comme pour l’autre, le
manque est terrible : il est « inacceptable » pour la fille (p. 45), « insup-
portable » pour le garçon (t. 3, p. 15). Leur manière de faire leur deuil
maintient le rapprochement : il faut assumer la filiation comme un héri-
tage existentiel pour nourrir sa vie. Une fois encore, les productions du
corpus ont recours, pour ce faire, à des pratiques de narration qu’elles
s’empruntent réciproquement.
Il est en effet pour le moins remarquable que Papa recoure à la
narration en bande dessinée pour mettre en scène les deux moments
86 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 6 — A. Picault, Papa, p. 45 et p. 87.


© L’Association 2006.

clés de la crise filiale, à savoir le désarroi de la narratrice suite à la mort


de son père (p. 45) et le remède à la détresse féminine qui implique de
ne pas vivre l’absence sur le mode du seul souvenir (p. 87) (fig. 6). Il
faut aussi noter que ces deux pages aux dessins qui se ressemblent au
moins par l’attitude du personnage féminin usent d’une même énoncia-
tion marquée (embrayeurs de personne : « je », « me » ; déterminants : « ton
suicide », « ta mort ») qui réactualise le dialogue virtuel père-fille attesté
dans la séquence en bande dessinée au tout début du roman graphique.
Entre ces deux moments décisifs (p. 45, p. 87), plusieurs pages reprodui-
sent tantôt la souffrance de la perte, tantôt son dépassement. Toutes ces
pages combinent une voix off subjective (celle du narrateur/personnage/
auteur) au dessin représentant le plus souvent l’instance à l’origine de
cette voix off, sur un modèle intermédiaire entre le livre illustré classique
et la planche de bande dessinée. Elles ont encore en commun de mainte-
nir le marquage énonciatif du texte.
Quoique le suicide du papa de Marco puisse être considéré a priori
comme un événement parmi d’autres (à côté de ses visites chez le
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 87

Fig. 7 — M. Larcenet, Le combat ordinaire. Tome 4 : Planter des clous, p. 64, v. 1-4.
© Dargaud 2008.

psychanalyste, de son abandon du métier de photographe de grand


reportage, de sa rencontre avec Emilie ou avec son voisin Gilbert
Mesribes, de la mort de son chat Adolph, de l’édition de son premier
livre avec ses portraits des dockers de l’atelier 22, etc.), une lecture moins
superficielle révèle très vite la prégnance de l’image paternelle dans les
actions du fils. Son père a travaillé à l’atelier 22, Gilbert Mesribes s’avère
avoir été le chef militaire du papa de Marco durant la guerre d’Algérie
et ce même père réapparaît à ses côtés après que Marco a réagi négati-
vement au désir d’enfant d’Emilie, qui est désormais sa compagne (t. 3,
p. 20, v. 11). Le constat vire à l’évidence si l’on se tourne vers les pages
gaufriers des tomes 3 et 4, qui racontent la vie de Marco après la mort
du père. Tous les textes de ces pages ont à voir avec son suicide et son
impact sur le fils. On y retrouve, comme dans Papa, la souffrance ter-
rible qu’il a provoquée (t. 3, p. 15), mais aussi son remède, qui procède
d’une nouvelle incorporation de l’éthos paternel : « Je suis en lui, il est en
moi. » (t. 3, p. 51, v. 7). L’enchaînement des textes prend la forme nar-
rative d’un rite de passage qui conduit l’initié – Marco – à se résigner à
88 ÉTUDES DE LETTRES

sa propre mort (t. 3, p. 27, v. 6) et à savoir occuper sa vie de « ce qui est
précieux » (t. 4, p. 28, v. 5). Sur le plan de la narration, la leçon paternelle
faite sienne par le fils dans ces pages gaufriers a un effet programma-
tique sur les dernières pages du tome 4. Les derniers mots de la suite
du Combat ordinaire, que Marco adresse à son éditeur, confirment que
l’essentiel pour celui-là a été de trouver sa place. Son père plantait des
clous, lui s’efforce de réaliser « des images », « les meilleures possibles »
(t. 4, p. 63, v. 9-10). La page suivante, qui clôture l’album, est privée
de texte. L’image assure l’épilogue en ajoutant que cette place à trouver
est aussi faite de choses simples, un pique-nique en famille, avec sa fille,
sa femme, Emilie, enceinte d’un nouvel enfant, et la nature, autour de
soi, que l’on regarde (fig. 7). Autant de « petites choses » qui font aussi
tourner le monde, de génération en génération…

Conclusion

Au terme de cette analyse dont les résultats se doivent d’être mesurés


à l’aune du corpus très limité sur lequel elle a porté, on peut cepen-
dant faire quelques propositions qui visent à réévaluer le positionne-
ment initial qui a été accordé aux deux productions retenues : d’un côté
une modernité affirmée et de l’autre un mélange de classicisme et de
modernité.
Pour peu que l’on puisse défendre l’inscription d’une socialité dans
les formes mêmes d’une œuvre, l’étude des procédures de narration
(énonciation et iconisation) et des modalités relationnelles du texte et
de l’image a fait apparaître des convergences entre les deux productions
constitutives du corpus dans le champ de la bande dessinée contempo-
raine. En fait, ce constat est lui-même à restituer dans le contexte des
récentes transformations du champ concerné, qui tend à remplacer
l’opposition radicale de positions contraires (classiques/modernes, tout
public/artistique…) par la multiplication de positionnements médians.
Tant le roman graphique Papa que la suite du Combat ordinaire font
reposer leurs spécificités sémiotiques et narratives sur l’exploitation ori-
ginale de stratégies anciennes (livre illustré pour l’œuvre de Picault,
histoire illustrée pour celle de Larcenet), tout en variant les possibilités de
dialogue du texte et de l’image là où l’on ne s’y attend pas (redondance
dans Papa, supplémentarité dans Le combat ordinaire). Leur convergence
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 89

permet un élargissement du débat, non plus limité au seul champ de


la bande dessinée mais ouvert au champ culturel et à la notion d’ico-
nic turn. Présenté comme roman graphique, Papa investit ses dessins
de significations irréductibles au seul éclairage textuel. Dans Le combat
ordinaire, au terme du dernier volume, dans la dernière planche, l’image
assume en toute autonomie son pouvoir poétique, invitant même à relire,
à rebours, de nombreuses vignettes sans texte qui ont aussi à trouver leur
place dans les bonheurs de la lecture 25.

Jean-Louis Tilleuil
Université catholique de Louvain

25. Par exemple : t. 3, p. 46, v. 9-11 ; t. 3, p. 61, v. 1-4 ; t. 4, p. 41, v. 10-12…


90 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Bellefroid, Thierry [entretiens avec], Les éditeurs de bande dessinée,


Bruxelles, Niffle, 2005 (Profession).
Boltanski, Luc, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes
de la recherche en sciences sociales, 1 (1975), p. 37-59.
Dayez, Hugues (entretiens avec), Blain / Blutch / David B./ de Crécy
/ Dupuy-Berberian / Guibert / Rabaté / Sfar. La Nouvelle Bande
Dessinée, Bruxelles, Niffle, 2002 (Profession).
Larcenet, Manu, Le combat ordinaire. Tome 1, Paris, Dargaud, 2003.
—, Le combat ordinaire. Tome 2 : Les quantités négligeables, Paris,
Dargaud, 2004.
—, Le combat ordinaire. Tome 3 : Ce qui est précieux, Paris, Dargaud,
2006.
—, Le combat ordinaire. Tome 4 : Planter des clous, Paris, Dargaud, 2008.
Le Bussy, Olivier, « La bande dessinée s’affranchit du récit », La Libre
Belgique, 20-21/05/2006, Bruxelles, p. 24.
Les Dossiers de la Bande Dessinée/DBD. Cahier no2. Joann Sfar. Entretien
avec Frédérique Pelletier, 20 (2003), Paris.
Mercier, Andrée, Niculae, Laurae, « Le sujet sans voix. Narration
omnisciente et récit contemporain », in Raconter ? Les enjeux de
la voix narrative dans le récit contemporain, éd. par Marie-Pascale
Huglo, Sarah Rocheville, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 97-115
(Esthétiques).
Pennacchioni, Irène, La nostalgie en images. Une sociologie du récit
dessiné, Paris, Librairie des Méridiens, 1982 (Sociologies au
quotidien).
Picault, Aude, Papa, (Côtelette), Paris, L’Association, 2006.
Reber, Allison [Interview réalisée par], BoDoï Magazine, en ligne,
http://www.bodoi.info/magazine/2009-05-29/aude-picault-jeune-
femme-a-la-mer/16361.
Sadoul, Numa [entretiens avec], Et Franquin créa la gaffe, Bruxelles,
Distri BD/Schlirf Book, 1986.
NARRATION ET BANDE DESSINÉE 91

Sterckx, Pierre, « Alain Saint-Ogan, Edgar P. Jacobs, Hergé, Joost


Swarte. L’avènement de la ligne claire », in Maîtres de la bande des-
sinée européenne, éd. par Thierry Groensteen, Paris, Bibliothèque
nationale/Seuil, 2000, p. 48-57.
Tilleuil, Jean-Louis, Pour analyser la bande dessinée. Propositions
théoriques et pratiques, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1987.

Crédits iconographiques

Fig. 1 et 4 :
© L’Association 2005.

Fig. 2 et 6 :
© L’Association 2006.

Fig. 3 et 5 :
© Dargaud 2007.

Fig. 7 :
© Dargaud 2008.

Vous aimerez peut-être aussi