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3-4 | 2013
Narrations visuelles, visions narratives
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/edl/574
DOI : 10.4000/edl.574
ISSN : 2296-5084
Éditeur
Université de Lausanne
Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2013
Pagination : 69-92
ISBN : 978-2-940331-33-8
ISSN : 0014-2026
Référence électronique
Jean-Louis Tilleuil, « Narration et bande dessinée. L’enjeu clé d’une spécificité sémiotique », Études de
lettres [En ligne], 3-4 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 18 décembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/edl/574 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.574
© Études de lettres
NARRATION ET BANDE DESSINÉE
L’ENJEU CLÉ D’UNE SPÉCIFICITÉ SÉMIOTIQUE
Dans une étude qui date déjà de bientôt trente ans, la sociologue Irène
Pennacchioni a très bien décrit les implications culturelles sous-jacentes à
l’introduction du texte dans l’espace de l’image, événement décisif pour
la « naissance » de la bande dessinée :
13. Ce dont est tout à fait conscient Joann Sfar (cf. Les Dossiers de la Bande Dessinée,
p. 54).
14. H. Dayez, Blain / Blutch / David B. / de Crécy / Dupuy-Berberian / Guibert /
Rabaté / Sfar, p. 187.
15. O. Le Bussy, « La bande dessinée s’affranchit du récit », p. 24.
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16. A la question que lui posait Thierry Bellefroid : « Pour vous, une bonne bande
dessinée doit forcément rencontrer un large public ? », Claude Saint-Vincent, directeur
de Dargaud a répondu : « On ne m’ôtera pas l’idée que l’objectif d’une maison d’édi-
tion est quand même de s’adresser au plus grand nombre possible de lecteurs » (dans
Th. Bellefroid [entretiens avec], Les éditeurs de bande dessinée, p. 126).
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22. Cf. t. 1 : p. 12, 19, 24 et 33 ; t. 2 : p. 20, 33 et 50 ; t. 3 : p. 15, 27 et 51 ; t. 4 : p. 7 et
28.
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Pour en savoir plus sur les convergences éventuelles entretenues par ces
deux productions a priori situées à bonne distance l’une de l’autre dans
le champ contemporain de la bande dessinée, comparons leurs pratiques
de la narration dans le traitement d’un thème délicat : le suicide. Dans
la suite du Combat ordinaire, l’exploitation de ce thème dans une bande
dessinée « grand public » contribue à l’affirmation du caractère réellement
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« adulte », désormais acquis par ce média. L’accueil très favorable que les
lecteurs et la critique ont réservé à cette suite de quatre albums atteste
par ailleurs que cette maturité répond à une attente de plus en plus lar-
gement partagée. Dans le one shot d’Aude Picault, la dramatisation thé-
matique est augmentée du fait que la dessinatrice-scénariste, que nous
savons adepte de l’autofiction romanesque (elle en rend compte en des
termes que n’aurait pas reniés Montaigne : « Ma petite personne est le
sujet que je maîtrise le mieux » 23), s’inspire d’un événement qui s’est
vraiment passé et se sert de sa création en bande dessinée comme d’un
exutoire. Mais tandis que Papa (environ 90 pages) accorde la première
importance à la figure parentale, ce qu’annonçaient tant le titre que l’il-
lustration de 1re de couverture, qui fonctionnent sémantiquement sur
le mode de la redondance, la suite du Combat ordinaire, qui s’étale sur
plus de 250 pages, réserve la priorité au destin d’un fils, le photographe
Marco, dans lequel le suicide du père n’est qu’un événement à côté
d’autres 24. Cela étant, l’annonce du suicide se produit à un moment stra-
tégique, à la fin du tome 2 (p. 61) et la problématique du décès parental
occupe l’esprit du héros à plusieurs reprises « avant » le suicide (t. 2, p. 20,
33, 39) et de manière très régulière « après » (t. 3 et 4). Une nouvelle res-
semblance rapproche le roman graphique de Picault de la bande dessinée
« classiquement moderne » de Larcenet. Tous deux recourent aux mêmes
moments pour représenter le suicide : les moments passés par la fille ou le
fils avec le père avant le suicide de ce dernier, l’évocation du suicide lui-
même et les réactions de la fille ou du fils après le suicide du père.
1. Avant le suicide
Dans Papa, le passé partagé par la fille et son père est représenté
essentiellement dans le chapitre 2. Les premières pages du chapitre
(p. 11-13) usent exclusivement du texte en voix off, avec pour effet prag-
matique de favoriser une proximité entre le narrateur (narratrice), double
de l’auteur, et son lecteur, et contradictoirement d’installer de la distance
avec le représenté de l’image, en l’occurrence la figure attendue du papa,
qui en est absente. Ce vécu distancié fille-père est manifeste dès le texte
Marco (t. 2, p. 7, v. 1) (fig. 3). Pour le coup, celui-ci reste sans voix et
exprime son désarroi par le figement des yeux (blancs, exorbités) et de la
bouche (qui est grande ouverte, elle aussi). Mais cette part faite au dessin
pour signifier les effets du discours paternel sur son fils est plus impor-
tante, non seulement parce que ces marques d’expression accompagnent
le fils tout au long de la planche, mais aussi parce que la mise en page
participe à cette iconisation du drame en lui réservant une large vignette
panoramique sans texte, dans laquelle l’angoisse du fils semble avoir
contaminé tout l’espace de l’échange entre les deux personnages (p. 7,
v. 3). Cette fonction psychologisante assumée par l’image, déjà rencon-
trée et commentée dans Papa, concurrence le texte dans une scène qui
se produit quelque temps (pages) plus tard dans ce même tome 2 (p. 32),
car c’est à la fois la cause du drame (le père, victime d’une crise, est sou-
tenu par la mère de Marco) et son effet, tant sur la mère que sur le fils
qui sont pris en charge par le dessin. Celui-ci ne prononce pas un mot
durant toute cette scène, ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait
que, contrairement aux deux précédentes, il n’y est pas invité, il la sur-
prend en arrivant chez ses parents. Nous assistons dès lors, par la même
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2. Le suicide
Fig. 5 — M. Larcenet, Le combat ordinaire. Tome 2 : Les quantités négligeables, p. 61, v. 11.
© Dargaud 2007.
3. Après le suicide
Fig. 7 — M. Larcenet, Le combat ordinaire. Tome 4 : Planter des clous, p. 64, v. 1-4.
© Dargaud 2008.
sa propre mort (t. 3, p. 27, v. 6) et à savoir occuper sa vie de « ce qui est
précieux » (t. 4, p. 28, v. 5). Sur le plan de la narration, la leçon paternelle
faite sienne par le fils dans ces pages gaufriers a un effet programma-
tique sur les dernières pages du tome 4. Les derniers mots de la suite
du Combat ordinaire, que Marco adresse à son éditeur, confirment que
l’essentiel pour celui-là a été de trouver sa place. Son père plantait des
clous, lui s’efforce de réaliser « des images », « les meilleures possibles »
(t. 4, p. 63, v. 9-10). La page suivante, qui clôture l’album, est privée
de texte. L’image assure l’épilogue en ajoutant que cette place à trouver
est aussi faite de choses simples, un pique-nique en famille, avec sa fille,
sa femme, Emilie, enceinte d’un nouvel enfant, et la nature, autour de
soi, que l’on regarde (fig. 7). Autant de « petites choses » qui font aussi
tourner le monde, de génération en génération…
Conclusion
Jean-Louis Tilleuil
Université catholique de Louvain
BIBLIOGRAPHIE
Crédits iconographiques
Fig. 1 et 4 :
© L’Association 2005.
Fig. 2 et 6 :
© L’Association 2006.
Fig. 3 et 5 :
© Dargaud 2007.
Fig. 7 :
© Dargaud 2008.