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de preuves historiennes3. Cela était nécessaire contre le refoulement criminel (« Les
massacres n’ont jamais eu lieu ! » mais « Il serait bon qu’ils recommencent ! ») —
mais à l’entendement philosophique de rester interdit : comment dater historique-
ment le sans-date ?
On nous répondra qu’il peut l’être par « abus de langage ». Mais cette réponse
saisit le langage comme un deus ex machina, laissant se maintenir la difficulté : com-
ment ce qui — événement absolu de l’histoire — ne fait que se passer et passer,
aurait-il marqué l’Histoire de son empreinte et se serait-il laissé marquer par elle ?
En d’autres termes encore, comment à la fois « affirmer la singularité de la Shoah et
en appeler à la Mémoire pour en éviter le retour »4 ? Ne faut-il pas distinguer
« entre la thèse de la singularité et la thèse de la récurrence menaçante »5 ?
Cet entrelacs de questions exhibe ainsi la tension apparemment oscillatoire et
désespérée entre la nécessité de dire les choses et l’impossibilité de les dire de
l’intérieur.
Mais voici de la part de Jacques Derrida une proposition aux échos infinis :
« Ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire. »6
Bien que cette thèse soit « cel[le] d’une carte postale errant à la dérive dans un
système anonyme de communications sans destinateurs ni destinataires »7, arrachée
à son contexte, elle dévoile toute l’adresse de l’écriture même, — étant entendu
qu’il ne s’agit pas d’abord de jouer l’écriture contre la parole, mais celle-là contre le
rêve logocentrique.
4
« Le monde d’Auschwitz réside hors discours comme il réside hors raison […]. »8
5
Chapitre 1
Rappelons, à grands traits, une des thèses fondamentales de Ricœur qui tra-
verse, en la soutenant, la deuxième partie du livre — à savoir, la triple membrure de la
connaissance historique : c’est bien ensemble que les trois phases de l’historiographie
(preuve documentaire / explication compréhensive / scripturalité) accréditent,
autorisent l’intentionnalité du discours historique comme capacité à reconstruire le
passé, à travers son objectivation.
Les phases en tant que telles ne constituent pas des stades chronologiquement
différenciés, mais des moments méthodologiques impliqués les uns dans les autres,
que seul le regard distancié de l’épistémologue articule distinctement.
En effet, la phase documentaire — au seuil de laquelle se tient l’extériorisation
du témoignage qui, reçu par un autre, s’inscrira dans le champ de l’écriture en tant
qu’archivé — implique déjà la phase de l’explication-compréhension dans la mesure
où il n’y a pas de document sans question — qui porte avec elle une certaine idée des
sources documentaires et demeure corrélative d’un projet d’explication.
Mais donc, simultanément, cette deuxième phase apporte une dimension nou-
velle aux faits documentés : un ensemble de modes d’enchaînement.
Quant à la mise en forme scripturaire, c’est-à-dire l’accès de l’explication-
compréhension à la littérature, elle ne se réduit pas au simple habillage linguistique
qui couvrirait de manière transparente une explication d’ores et déjà complète. Au
contraire, loin de combler une lacune de l’explication-compréhension, ou d’entrer
en concurrence avec les usages du « parce que », loin donc de s’ajouter du dehors, la
phase scriptuaire apparaît comme la phase réflexive par laquelle l’historien se repré-
sente la représentation des acteurs sociaux (celle-ci constituant l’objet de
l’explication). L’image que les agents sociaux se font du lien social et de leur contri-
bution à ce lien, reprise ainsi, s’explicite, se dit grâce à la scripturalité du moment de
la représentation-opération — dont l’intelligibilité narrative assure l’intégration de la
conduite d’une action à une autre.
En bref :
L’histoire est de bout en bout écriture. A cet égard, les archives constituent la première
écriture à laquelle l’histoire est confrontée, avant de s’achever elle-même en écriture sur le
mode littéraire de la scripturalité. L’explication/compréhension se trouve ainsi encadrée par
deux écritures, une écriture d’amont et une écriture d’aval. Elle recueille l’énergie de la pre-
mière et anticipe l’énergie de la seconde. (RICŒUR, MHO, p. 171)
6
§ 1. L’Histoire ébranlée
I. LE MUTISME DU TÉMOIN
« C’était comme si j’avais acquis la conviction que ces épreuves horribles et dégradantes
n’arrivaient d’une certaine manière pas à ‘‘moi’’ en tant que sujet, mais à ‘‘moi’’ en tant
qu’objet. […] ‘‘Ceci ne peut pas être vrai, de telles choses ne se sont jamais produites’’… »9
Certes, il existe des films que les Alliés ont tourné lorsqu’ils ont découvert les
camps de concentration.
Les films que les Alliés mirent en circulation, en Allemagne et ailleurs, après la guerre
montrent clairement que cette atmosphère d’irréalité et de rêve n’est pas dissipée par le pur
reportage. (ARENDT, ST, p. 183)
Mais :
Il n’est pas inutile de réaliser que toutes les images des camps de concentration induisent
en erreur dans la mesure où ils ne montrent les camps que dans leur dernière phase, au mo-
ment où les troupes alliées y pénétrèrent. Il n’y avait pas de camps de la mort en Allemagne
proprement dite, et à ce stade tout l’équipement d’extermination avait déjà été démantelé.
D’autre part, ce qui scandalisa les Alliés et donna à leur film leur caractère particulièrement
horrible — à savoir, la vue de squelettes humains — n’était pas du tout typique des camps de
concentration allemands ; l’extermination se pratiquait systématiquement par le gaz, et non
par la privation de nourriture. (p. 294, note 139)10
9 B. BETTELHEIM cité par H. ARENDT, in ST, p. 292, note 129. — Le génie du mal consiste à en être
pleinement conscient : « Imaginez seulement que ces événements viennent à la connaissance de l’autre
bord et soient exploités par lui. Il est tout à fait probable qu’une telle propagande n’aurait aucun impact
pour cette seule raison qu’en entendant ou en lisant cela, les gens ne seraient pas prêts à le croire. » (A.
ROSENBERG, Ibid., note 125)
10 Nous reviendrons, en fin de parcours, sur ces contenus de langage qui portent l’écho de l’événement en
7
Ces témoignages douloureux ont pour corollaire un problème d’accueil fonda-
mental et de mise en réserve archivale. L’expérience proprement extraordinaire
prend en défaut la capacité de compréhension normale. Comme nous l’enseigne
David Rousset :
« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. »11
Pour être reçu, un témoignage doit être approprié, c’est-à-dire dépouillé autant que pos-
sible de l’étrangeté absolue qu’engendre l’horreur. (RICŒUR, MHO, p. 218)
Autrement dit, pour être reçu nous devons y croire ! Mais comment croire à
l’incroyable ?
8
C’est l’un des faits les plus irritants et déconcertants de l’histoire contemporaine que,
parmi tous les grands problèmes politiques restés sans solution à notre époque, ce soit le
problème juif, apparemment limité et de peu d’importance, qui ait eu l’honneur, si l’on ose
dire, de déclencher la machine infernale. Une telle disproportion entre la cause et les faits of-
fense le bons sens, sans parler du besoin d’équilibre et d’harmonie propre à l’historien.14
En Allemagne, lorsque Hitler accède au pouvoir, les juifs ont perdu presque
tous les postes clés et l’influence qu’ils avaient détenus en Allemagne pendant plus
d’un siècle. Et tant sur le plan politique, social que religieux, ils ne présentent aucun
mouvement cohérent. Bien plus, la communauté semble, d’après les statistiques,
tendre vers sa disparition. En bref, nous sommes en l’absence totale d’un facteur de
dissension sociale.
On pourrait répondre alors en invoquant la théorie du bouc émissaire. Mais
celle-ci pèche par la vacuité même de son explication. Supposant « une victime ob-
jectivement et absolument innocente, puisque rien de ce qu’elle a fait ou n’a pas fait
n’a d’importance »15, cette théorie « implique que le bouc émissaire aurait pu être
n’importe qui d’autre. »16 Or, le Juif se trouve être au centre de l’idéologie nazie. La
mobilisation que sous-tend celle-ci signifie donc que le choix de la victime ne peut
pas être en soi arbitraire. Et tenter d’expliquer pourquoi les juifs étaient particuliè-
rement désignés pour assumer ce rôle de bouc émissaire, ne manquera naturelle-
ment pas de les précipiter en tant que groupe parmi les autres groupes et donc, plongés
de la sorte dans les affaires du monde, de les rendre coresponsables de celles-ci.
La doctrine inverse est également répandue : il y aurait une haine naturelle du
Juif.
C’est le meilleur des alibis pour toutes les horreurs. S’il est vrai que pendant plus de deux
mille ans l’humanité on a tué des Juifs, alors le meurtre des Juifs est une occupation normale,
voire humaine, et la haine des Juifs se justifie sans avoir besoin d’aucune explication.17
Certes, c’est à cet effet que Arendt va élaborer son concept de totalitarisme —
cependant cette explication peut apparaître très insuffisante comme l’indique
l’historien Saul Friedlander, spécialiste de la question juive.
Ce n’est pas […] une motivation idéologique fondamentale, mais bien une volonté de
domination absolue sur les individus et les groupes qui pousse le système totalitaire à broyer
ceux-ci et à choisir, quand la voie de la domination semble l’exiger, la destruction absolue de
tel ou tel groupe — indifféremment. L’ennemi à anéantir devient un élément fonctionnel de
domination absolue […]. […] la théorie classique du totalitarisme […] postule un vide idéo-
logique croissant au fur et à mesure que l’on pénètre au centre du système […].18
9
Il est dans la nature même des politiques idéologiques que le contenu réel de l’idéologie
[…], qui fut à l’origine de « l’idée » […], soit dévoré par la logique avec laquelle « l’idée » est
mise à exécution. (ARENDT, ST, p. 222)
Si l’antisémitisme est au cœur du nazisme (thèse qu’il faut défendre), insister es-
sentiellement sur la puissance qu’offre l’énergie formelle de la logique idéologique,
conduit à ne plus pouvoir appréhender l’extermination de l’ennemi Juif comme le
but sacré.
Prodigieuse proposition qui n’est rien de moins que ce dont nous avons à
rendre compte phénoménologiquement, que ce qui se propose de frayer son propre
chemin au risque de blesser le sens commun et le commun du sens par son advenir
para-doxal.
Alors, est-ce à dire qu’en vertu de l’allergie à toute explication, s’opérerait, par-
dessus les étapes de l’archivation et de l’explication-compréhension, un court-circuit
entre le témoignage et le moment de la représentation-opération, — expression scripturale
où se révélerait sa propre incapacité à toute cohérence, une cacographie ?
10
imaginaire qui va faire croire à la réalité « par ce que Roland Barthes appelle ‘‘effet
de réel’’ ; lequel, c’est bien connu, condamne au silence le critique. » (RICŒUR,
MHO, p. 177)
Dans un autre registre, Louis Marin, quant à lui, consacre une part de ses tra-
vaux aux prestiges de l’image que manipulent des écrivains du XVIIe siècle à la
gloire du roi. Il nous explique notamment comment le portrait du roi va réaliser la
transsubstantiation d’un individu en monarque, et ce, à travers l’arrachement au
lecteur d’un éloge absolu.
En bref, les deux auteurs, chacun à leur manière et en vue de fins différentes,
nous dévoilent la puissance de la représentation forçant autologiquement l’individu, par
delà l’invitation à comprendre et à agir, à adhérer à ce qui ne demande que son ad-
hésion.
Toutefois, quel rapport exact ces perspectives pourraient-elles avoir avec le su-
jet qui nous préoccupe ?
En réalité, nous pouvons nous demander avec Ricœur19 dans quelle mesure le
blâme absolu qui frappe d’infamie la politique des nazis — dans leur portait — ne
constitue pas le pôle symétrique de l’éloge adressé au roi par le lecteur. En d’autres
termes, le discours sur l’antisémitisme que certains historiens élaborent en recou-
rant à des stratégies rhétoriques (étant donné la friabilité du langage usuel), ne finit-il
pas par donner raison à la critique de Barthes visant l’effet de réel ?
Faisons donc (mais sans ruse) un petit détour.
[…] il suffit de se rappeler que, dans l’idéologie de notre temps, la référence obsession-
nelle au « concret » […] est toujours armée comme une machine de guerre contre le sens,
comme si, par une exclusion de droit, ce qui vit ne pouvait signifier — et réciproquement.20
11
sont comme en excès. Ce qui semble, en effet, aux yeux du spectateur, poser la dif-
férence entre un documentaire et une fiction, c’est, dans celui-là et malgré son
montage, la persistance de l’infonctionnalité de détails inutiles pour l’explication,
que ne cessent d’exprimer les acteurs (ou la situation) et la redondance de leurs
gestes. Ainsi, le discours historique apparaît comme un enregistrement qui s’est ef-
forcé de copier minutieusement le réel, comme si l’analogique était un facteur de ré-
sistance à l’investissement du sens — lequel ramènerait le réel à un fait linguistique
(c’est-à-dire une copie sans original). Le discours historique installe dès lors une
conscience purement spectatorielle : non pas une conscience de l’être-là de la
chose — le discours, naturellement, n’est pas vécu comme illusion ; il n’est pas la
présence de la chose — mais une conscience de l’avoir-été-là de la chose : il y a
l’évidence du « cela-s’est-passé-ainsi ».
Si l’on démonte le discours historique, se signifie alors une opération fort re-
torse. Dans un premier temps, le référent serait détaché du champ de
l’énonciation : il lui devient extérieur et est censé le régler. Il est donc substitué au
signifié ou, si l’on veut, le signifié est confondu avec lui mais au profit du seul réfé-
rent. Le discours acquerrait un statut purement dénotant. Cependant, en vertu du
caractère bifacial du signe, ce référent doit se présenter au discours. Or, il ne peut le
faire comme signifié explicite : il avouerait par là son existence purement linguis-
tique ; aussi, il y revient à titre de signifié de connotation, c’est-à-dire comme vraisem-
blable inavoué. Dans le moment même où l’historien pense seulement charger le dis-
cours d’exprimer le réel, la carence même du signifié au profit du seul référent de-
vient le signifiant même du réalisme.
Ce nouveau sens, c’est le réel — c’est la catégorie du réel qui est signifiée sans le
dire. Lorsque l’historien feint de suivre le réel en le décrivant tel quel, dépouillé de
valeur, — il ne fait, en réalité, que le signifier. Le réel est un référent imaginaire
transformé subrepticement en signifié honteux, informulé, — abrité derrière la
forme de l’avoir-été des choses. Celle-ci se pose, pour le discours, en tant que justi-
fication suffisante de son énonciation ; elle apparaît comme démentant fortement
toute structure imaginaire — alors que son énonciation ne la fait pas sortir du vrai-
semblable. Il s’est produit simplement un effet de réel : l’histoire donne l’impression
de trouver le réel qu’elle représente.
On peut dire que le discours historique est un discours performatif truqué, dans lequel le
constatatif (le descriptif) apparent n’est en fait que le signifiant de l’acte de parole comme
acte d’autorité.22
12
L’imagination au pouvoir
« Il faut louer le Roy partout, mais pour ainsi dire sans louange, par un récit de tout ce qu’on lui a vu
faire, dire et penser, qui paraisse désintéressé, mais qui soit vif, piquant, et soutenu, évitant dans les expres-
sions tout ce qui tourne vers le panégyrique. Pour être mieux cru, il ne s’agit pas de lui donner là les épithètes
et les éloges magnifiques qu’il mérite ; il faut les arracher de la bouche du lecteur par les choses mêmes. »23
Le calcul est le suivant : il s’agit bien d’écrire un récit, et seulement un récit, mais dont le
roi est l’unique objet, et il s’agit de l’écrire de telle façon que sa lecture soit celle d’un dis-
cours de la louange. Il s’agit de fabriquer une histoire dont l’effet sera et ne pourra pas être
autre chose qu’un panégyrique de celui qui en est l’acteur éclatant.24
Le portrait du roi doit donc frapper par l’éclat de son action. Le roi doit y appa-
raître comme le premier moteur de l’histoire — par lequel tous les acteurs sont mis
en mouvement en participant à sa gloire.
Toutefois, le récit historique, simultanément, doit paraître désintéressé : l’éloge
ne sera pas prononcé par l’historiographe : il visera ainsi à poser le lecteur en spec-
tateur de l’histoire du roi, — lecteur qui croira assister à l’avoir-été des choses. Au-
trement dit, parce que l’historien se retire de ce qu’il raconte, les événements du
récit semblent se raconter d’eux-mêmes en se constituant comme le produit d’un
seul agent : le roi. Mais par là même, en quelque sorte refoulé, l’éloge doit faire re-
tour par la bouche du lecteur. En raison de cette dénégation du sujet de
l’énonciation narrative, les épithètes et les éloges magnifiques que le roi mérite,
mais que le récit historique lui a déniés, ne pourront qu’être arrachés de la bouche
du lecteur — par la splendeur objective des choses mêmes. Ainsi, l’éloge va confé-
rer à l’archi-acteur du récit son être et sa réalité ; l’éloge réalise ce à quoi il
s’adresse : la grandeur.
Tout à la fois donc, le sujet de cette parole performatrice — en tant que lauda-
teur des actes d’un monarque absolu — ne peut se poser que comme assujetti. La
23 PELLISON cité par L. MARIN, in Le portrait du roi, p. 50.
24 MARIN, Ibid., p. 85.
13
boucle est bouclée. La mise en visibilité de la chose, dans son exhibition, occulte,
de cette manière, l’opération de substitution où l’évocation du passé se donne par le
truchement d’une chose qui lui tient lieu de porte-parole. En bref, la représentation
constitue son sujet.
Précisons, enfin, qu’un des opérateurs essentiels de la représentation reste la li-
tote. Celle-ci est d’abord un trope : un tour de force qui détourne en un tour de
main ; — spécifiquement, la litote est une diminution de l’objet émis, dont l’effet
dans le discours reçu est expansion, augmentation. Elle caractérise un dispositif de
transformation de la matière du discours en manière de l’entendre.
L’historien démasqué
Couplons, maintenant que nous disposons d’un outillage suffisant, ces deux
analyses en vue de faire, de manière provocatrice (mais jouons le jeu de Barthes) le
procès de Saul Friedlander, historien allergique au signifié lorsqu’il s’agit de la Shoah.
14
La paralysie de l’historien provient de la simultanéité et de l’interaction de phénomènes
entièrement hétérogènes : fanatisme messianique et structures bureaucratiques, impulsions
pathologiques et décrets administratifs, attitudes archaïques et société industrielle avancée.
[…] Nous savons dans le détail ce qui est advenu, nous connaissons la séquence des événe-
ments et leur enchaînement probable, mais la dynamique profonde du phénomène nous
échappe.26
[…] [la] multiplicité des angles d’approche […] découle […] d’un […] choix : juxtaposer
des niveaux de réalité entièrement différents — décisions anti-juives prises au sommet de
l’Etat et scènes quotidiennes de persécution, par exemple — dans le but de créer un senti-
ment d’étrangeté qui romprait notre tendance à domestiquer ce passé et à en émousser
l’impact par des explications parfaitement agencées et des descriptions standardisées. Cette
démarche me semble capitale, et ce sentiment de rupture mieux à même d’exprimer la cons-
cience qu’eurent les impuissantes victimes du régime […].27
Nous pourrions donc à nouveau établir, ici, que cette carence du signifié au
profit du seul référent ne manque pas de produire un nouveau sens, — objet d’un
blâme absolu qui réalise la grandeur du crime ressortissant à l’injustification abso-
lue. L’articulation des deux mouvements discursifs ( discours émis et discours reçu)
n’est-elle pas opérée par une litote dont l’effet dynamique constituerait le blâme visant une
réalité diabolique — puissance dissolvante de l’être-en-commun ?
Un blâme qui risque de se prolonger en déploration infinie et en mélancolie dé-
sarmante, mettant en veilleuse le genre délibératif.
Certes, Friedlander expose sa stratégie, explicitant son but, mais ce métadis-
cours n’est-il pas moins la description des effets rhétoriques, que la mise en place
stratégique d’une lecture potentielle à l’adresse du lecteur réel qui viendra la remplir
par la suite ?
Cela signifie répéter à notre insu le / la geste des nazis qui réalisaient leur rêve
d’un « monde » dépouillé de tout témoignage possible.
15
IV. FIN DE L’HISTOIRE
« Nous sommes toujours sous le coup de quelque récit, on nous a toujours dit quelque
chose, et nous avons toujours été déjà dits. »29
§ 2. Reprise du travail
La question nous a-t-elle acculés au sans-issue d’une atmosphère anonyme, défai-
sant ainsi, incessamment, la texture d’une représentation paralysée dans son hésita-
tion ? Certainement pas : elle nous conduit davantage à l’irréductibilité d’un noyau
résiduel — on écrit sur l’antisémitisme nazi, douloureusement certes, mais on le fait
soumis à l’exigence toujours plus impérieuse de devoir le faire — qu’il s’agit, à pré-
sent, de déployer.
Afin d’amorcer la description, revenons à Ricœur, car le philosophe établit des
distinctions essentielles et qui pourraient s’avérer résistantes.
Nous voulons bien concéder que « le fait » n’a jamais qu’une existence linguis-
tique, mais c’est précisément pour éviter de le confondre avec l’événement. Le fait
n’est pas l’événement, mais le contenu d’un énoncé visant à le représenter. (Dès
28 D’où la question de la place qu’occupe celui qui soutient une telle affirmation.
29 J.-F. LYOTARD cité par V. DESCOMBES, in Le même et l’autre, p. 216.
16
lors, qu’est-ce qu’un événement qui ne serait d’ores et déjà connecté à une structure
narrative ? — Laissons, pour l’instant, cette question en suspens.)
[…] je distingue le fait en tant que « la chose dite », le quoi du discours historique, de
l’événement en tant que « la chose dont on parle », le « au sujet de quoi » est le discours his-
torique. (RICŒUR, MHO, p. 228)
[…] l’événement, en son sens le plus primitif, est cela au sujet de quoi quelqu’un té-
moigne. […] Mais le dit du dire du témoignage est un fait, le fait que… (p. 229)
Aussi, La frontière entre imaginaire et fait historique peut être rétablie car ce
que sous-tend le fait n’est autre que l’exposition du témoignage. Naturellement, on
peut douter d’un témoignage ; toutefois, d’une part, en tant qu’il s’expose, il con-
tient lui-même sa mise à l’épreuve critique ; d’autre part, une crise générale du té-
moignage est-elle réellement pensable ?
N’est-ce pas dans la mesure où nous faisons confiance à tel témoignage que nous pou-
vons douter de tel autre ? (p. 230)
Comprendre […] ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à
partir de précédents ce qui est sans précédent […]. Cela veut plutôt dire examiner et porter
en toute conscience la fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence
ni accepter passivement leur poids comme si ce qui est arrivé devait fatalement arriver.
Comprendre, en un mot, consiste à regarder la réalité en face avec attention, sans idée pré-
conçue, et à lui résister au besoin, quelque soit ou qu’ait pu être cette réalité.30
30 ARENDT, Sur l’antisémitisme, p.16 et 17. — La réflexion de Primo Levi n’échappe pas à la confu-
sion : « Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la
mesure où comprendre, c’est presque justifier. » (P. LEVI, « Appendice », in Si c’est un homme, p. 261) (Cela
dit, s’en suit une « explication » assez juste en ce qu’il n’y est plus question en réalité d’interdit moral, mais
d’impouvoir anthropologique : « En effet, ‘‘comprendre’’ la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut
dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est respon-
sable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à
Hitler, à Himmler, à Gœbbels, à Eichmann, à tant d’autres encore. » (Ibid.))
Plus près de nous, à titre d’exemple, le lieu commun est relayé par Eliette Abécassis : « Vouloir com-
prendre le mal, c’est vouloir l’expliquer, et donc le fonder, le justifier ; expliquer la Shoah, la comprendre,
c’est la relativiser, c’est-à-dire la justifier, c’est donc être comprise par elle. » (« Peut-on parler de la
Shoah ? », in Le Nouvel Observateur, Hors-série n° 53, p. 10) Du discours sur la Shoah se trouvent alors tout
simplement disqualifiés : l’historien pour lequel « chaque événement a une cause » (Ibid., p. 10) ; le théolo-
gien qui « donne un sens au mal en en faisant un événement fondateur de son système » (Ibid. p. 12) ; le
philosophe qui lucidement se disqualifie par lui-même : « le mal étant vu comme l’opposé de la pensée, la
non-intégrabilité, la philosophie a renoncé à chercher une réponse spéculative à la question du mal. »
(Ibid.) — Qui est alors autorisé à parler de la Shoah ? Pour notre auteur : l’artiste. Et après quelques banali-
tés sur l’antimoralisme de l’art, l’épigone de Nietzsche se livre à un final pour le moins déconcertant :
« Face au mal, l’art trouve toujours un moyen : il accomplit le chemin inverse de celui du mal ; la trans-
formation du mal en bien, ou le sublime. » (Ibid., p. 13)
17
A ce sujet, si la critique de Friedlander à l’encontre du concept de totalitarisme
se trouve en un sens justifiée, l’historien va sans doute trop vite en besogne. La ca-
tégorie de totalitarisme est un concept fécond qui demande « seulement » à être ré-
visé31. Et comme il s’agit de poursuivre sa soutenance,
[…] rien n’interdit de construire sous ce vocable une classe définie par la notion d’atrocité
de masse ou comme je préfère dire avec Antoine Garapon, de crime de tiers, en entendant
par tiers l’Etat, défini par son obligation première d’assurer la sûreté de quiconque réside sur
le territoire délimité par les règles institutionnelles qui légitiment et obligent cet Etat. Il est
alors loisible de dresser dans ce cadre la table des ressemblances et des différences entre sys-
tèmes. (RICŒUR, MHO, p. 434)
Il eût été sans doute préférable que l’écrivain méditât l’attitude de Theodor Adorno rapportée par My-
riam Revault d’Allonnes dans la même revue : « l’horreur des camps de la mort nous oblige non pas à
renoncer à penser, mais à penser autrement […]. » (« On a déshumanisé l’homme », in Ibid., p. 26)
31 Cf. C. LEFORT, « Hannah Arendt et le totalitarisme », in L’Allemagne nazie et le génocide juif, p. 515-535.
18
Les scories de la refonte
Auschwitz — ce dont il est impossible de témoigner — est prouvé de façon absolue et ir-
réfutable. (AGAMBEN, p. 179)
19
Chapitre 2
LE SENS DE L’HISTOIRE
que l’impuissance du langage est la puissance d’investir toujours déjà de manière métonymique l’objet qui ne
manque pas de manquer, mais que l’on doit partout supposer, sans quoi l’existence du langage n’aurait
aucun sens. Prendre la parole n’attrape pas un sens eu égard à ce que qu’un usage aurait prévu, mais ça
marche depuis un non-lieu insensé qui fait sortir le langage de ses gonds. Le langage serait en ce sens dé-
placement, transposition où la Chose est d’ores et déjà prise pour un ceci-en-tant-que-cela. On parle
d’après une sorte d’erreur sur l’objet, mais, ne disant pas ce qui devrait être théoriquement dit, on libère un
sens inattendu.
Toutefois, il ne s’agit pas pour la poïétique historienne de verser purement et simplement dans la poésie
comme acquiescement à l’insensé. Un discours est historique « dans la mesure où un travail bouge et cor-
rode l’appareil conceptuel pourtant nécessaire à la formation de l’espace qui s’ouvre à ce mouvement./
[…] La structure d’une composition ne tient pas ce qu’elle représente, mais elle doit aussi ‘‘tenir’’ assez
pour qu’avec cette fuite soient véritablement mis en scène — ‘‘produits’’ — le passé, le réel ou la mort
dont le texte parle. » (M. de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, p.116) D’une part : « La coupure est ce que
partout suppose le texte, travail de couture. » (Ibid., p. 227) « […] un non-savoir […] est le postulat de
l’identification posée par un savoir. » (Ibid., p. 265) L’Autre est la vocation du discours : incompréhensible,
ne ressemblant à rien — « il faut écrire indéfiniment la science productrice de sens et d’objets. » (Ibid., p.
228) « L’ensemble du récit ‘‘travaille’’ la division partout posée, afin de montrer que l’autre revient au même. »
(Ibid.) L’historien travaille à accréditer l’Autre, à l’exorciser. Mais — et d’autre part —, se produit dans
l’opération scientifique un effet second : le travail ne se fait pas sans reste. Si la synchronisation n’est ja-
mais défaite, elle n’est jamais victorieuse. Sans le viser, la compréhension, l’œuvre de rassemblement, dé-
coupe un reste, un déchet. Retour de ce qui devait être éliminé. Non pas à titre de discours caché à déloger
de son repaire, mais en guise de transgression (qui n’est pas un discours) du discours. L’Autre n’a pas de
langage propre mais il se marque, s’inscrit par le travail qu’il opère à l’intérieur du discours. Ce travail dé-
fait la construction utilitaire du discours, rompt la linéarité du récit. Il « retire au langage son pouvoir d’être
pour le sujet la loi de son dire. » (Ibid., p. 264) Le langage de la synchronie est traversé par l’Autre : non pas
20
c’est (s’)apaiser (de) la hantise des morts en leur offrant une mise en tombeau par
les mots, l’inscription dans l’élément solide où ils peuvent désormais reposer.33
Telle est la fonction du deuil « qui transforme en présence intérieure l’absence phy-
sique de l’objet perdu. » (Ibid.) Ainsi, de cette métamorphose de la mort transfor-
mée en parole, il apparaît que l’
absence n’est plus alors un état, mais le résultat d’un travail de l’histoire, vraie machine à
produire de l’écart, à susciter l’hétérologie […] (p. 477)34
détruit mais perverti. L’Autre « insinue un décalage, un saut, une confusion des genres. » (Ibid., p. 247) Ainsi,
le langage comme « classement est déjà la métaphore d’un autre ordre ; il renvoie à autre chose qu’à ce
qu’il énonce. » (Ibid., p. 270) Il demeure du côté de la signification, mais son « dire est sur sa limite, au plus
proche du montrer. » (Ibid., p. 118) « Le travail qui déplace le lieu et qui le mêle à ce dont il était distingué,
esquisse dans le texte une disparition (jamais totale) des concepts, comme s’il conduisait la représentation
(toujours maintenue tant qu’il y a texte) jusqu’au bord de l’absence qu’elle désigne. » (Ibid., p. 117) Sur sa
limite, le dire tend à se raturer. « D’où l’autorité dont ce discours a besoin pour se soutenir : ce qu’il perd
en rigueur doit être compensé par un surcroît de fiabilité. » (Ibid., p. 111) (Nous renvoyons ici le lecteur
aux analyses de Barthes exposées supra.)
Le style certalien pose alors selon nous une difficulté majeure quant au mode de l’altérité ou à l’altérité
comme mode. Sous le coup d’une investigation qui détermine à l’avance les réponses et reconstruite « par
le savoir qui seul l’exprime » (Ibid., p. 258), la parole de l’Autre à « la surface des textes » (Ibid.) est d’ores et
déjà perdue. Cependant, cette lacune se fait entendre dans le déplacement incessant de la limite entre la
vérité (d’adéquation) et son contraire. « Une ‘‘vérité’’ devient douteuse. » (Ibid., p. 273) Aussi : « Il n’y a
pas, à parler rigoureusement, un discours de l’autre, mais une altération du même. » (Ibid., p. 272) D’où
l’ambivalence du statut de l’altérité qui demeure relative à ce qu’elle altère. Au sujet du rapport entre la
possédée et l’exorciste au XVIIe siècle, Certeau écrit : « Sa « ‘‘perversion’’ [celle de la possédée] ne consiste
pas à donner elle-même l’interprétation de sa différence, mais à faire jouer autrement les rapports internes
qui définissaient [l]e système. Aussi laisse-t-elle à l’autre la responsabilité de l’interpréter. Ce qui se meut en
elle, elle le cache par le seul fait de n’avoir pour discours que l’interprétation de l’exorciste […]. Elle
échappe grâce à l’explication que l’autre donne d’elle. Elle se contente de répondre à une attente de l’autre.
Mais elle trompe par le fait de se laisser dire par lui. » (Ibid., p. 272) Laissant au savoir le soin de s’exprimer
pour elle, elle se dissimule : on la pense au lieu qu’elle fournisse, présente à soi, la clé de son langage, une
identité : se dissimulant, elle trompe… Mais une chose est de se produire grâce à la production de l’autre
(en l’occurrence le Même) malgré lui, une autre est d’être une antécédence qui provoque en tant que telle le
savoir !
33 Ce qui n’exclut pas complètement leur « revenance». Déjà, parce que l’opération « est habitée par
l’étrangeté qu’elle cherche » (Ibid., p. 48) : le modèle porte en lui des structurations oubliées. Et de manière
générale, parce que la dynamique historienne se développe comme une reconfiguration incessante de son
« objet », à cause du déplacement qu’opère l’Autre qui oblige ainsi à reprendre le travail d’établissement en
un lieu onomastique sûr.
34 Le passé en effet est bien produit. « Lorsque l’historien suppose qu’un passé déjà donné se dévoile dans
son texte, il s’aligne […] [en réalité] sur le comportement du consommateur. Il reçoit passivement les ob-
jets distribués par des producteurs. » (CERTEAU, Op. cit., p. 83) Déjà, au niveau de la phase documen-
taire, l’historien « loin d’accepter des ‘‘données’’, […] les constitue. » (Ibid., p. 84) Il les constitue à la ma-
nière d’un chef de laboratoire qui dé-nature les choses en les isolant pour les insérer dans sa collection et
en leur conférant le statut d’un emploi cohérent eu égard à une hypothèse de travail. Et cette opération
s’inscrit dans la finalité de la pratique de l’histoire contemporaine : éprouver la significabilité d’un modèle
présent. Le passé se retrouve sous la forme d’une limite relative à l’extension d’un modèle présent. Il se
manifeste à titre d’écart. La recherche historienne « part d’une formalisation (un système présent) pour
donner lieu à des ‘‘restes’’ (indices de limites et par là, d’un ‘‘passé’’ qui est le produit du travail). » (Ibid., p.
91) Mais « si la différence est manifestée grâce à l’extension rigoureuse de modèles construits, elle est signi-
fiante grâce à la relation qu’elle entretient avec eux à titre d’écart — et c’est par là qu’elle conduit à un re-
tour sur ces modèles pour les corriger. » (Ibid., p. 90)
21
Cet écart — la temporalisation même de l’écriture de l’histoire — où s’assume
la relation à l’autre-absent, ne comporte dès lors pas le seul aspect de
l’ensevelissement, ou plutôt : l’ensevelissement, offrant un passé dans le langage,
autorise corrélativement la société à se situer. Aménageant une place aux morts,
l’historien fait une place aux vivants.
Du côté du lecteur, le fait de l’histoire écrite lui assigne une place qui est une
place à occuper, un devoir-faire qui n’est pas fait eu égard à ce qui a été fait i.e. « ce
qui ne se fait plus »35.
[…] « marquer » un passé, c’est faire une place aux morts, mais aussi redistribuer l’espace
des possibles, déterminer négativement ce qui est à faire et par conséquent utiliser la narrativi-
té qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants.36
Notre interrogation concerne alors la valeur épistémologique de la notion de production. « […] l’histoire se
définit tout entière par un rapport du langage au corps (social), et donc aussi par son rapport aux limites que
pose le corps, soit sur le mode de la place particulière d’où l’on parle, soit sur le mode de l’objet (passé,
mort) dont on parle. » (Ibid., p.79) Prenons le cas de l’« articulation » de l’histoire sur son lieu, du langage
sur son corps, du dit sur son non-dit. En bon marxien, Certeau ne cultive pas l’explication causaliste : le
discours s’articule sur un lieu « sans pour autant s’y réduire.» (Ibid., p. 72) Toutefois, s’il lui préfère l’idée de
« proportionnalité » (Cf. Ibid., p. 70), celle-ci demeure assurément vague.. Ce qui est produit « est à la fois un
résultat et un symptôme » (Ibid., p. 73) ; « est lié à un enseignement, donc aux fluctuations d’une clientèle ;
aux pressions qu’elle exerce en grandissant ; aux réflexes de défense ou de repli que l’évolution et les mou-
vements des étudiants provoquent chez les enseignants [etc.]. » (Ibid., p. 74 et 75) ; « est tout entier[ ] rela-
ti[f] à la structure de la société » (Ibid., p. 75 et 76) ; « Comme la voiture sortie par une usine, l’étude histo-
rique se rattache au complexe d’une fabrication spécifique et collective bien plus qu’elle n’est l’effet d’une
philosophie personnelle ou la résurgence d’une ‘‘réalité’’ passée. » (Ibid., p. 73) — Mais, outre que certaines
formules peuvent prêter à un matérialisme plus rudimentaire, rien n’est dit sur la nature du rapport :
comment ce qui dépend directement d’une infrastructure manifeste-t-il également un langage propre qui
ne soit pas simplement superposé ? Ce passage de la somatisation à la symbolisation, rien ne l’explique.
35 Ibid., p. 119.
36 Ibid., p. 118.
37 G. PETITDEMANGE, « Le deuil impossible de la mystique », in Michel de Certeau, p. 38.
38 F. DOSSE, « La rencontre tardive entre Paul Ricœur et Michel de Certeau », in Ibid., p.166.
39 CERTEAU, Op. cit., p. 292.
22
Mais la description de cette vocation au travail — qui dit l’absence et signifie sa
dette à l’égard des morts — reste incomplète, demande à être enrichie.
D’une part en effet, le devoir-faire assigné au lecteur ne peut être déterminé que
négativement. Nous venons de le voir : « […] le langage a pour fonction d’introduire
dans le dire ce qui ne se fait plus. »40
D’autre part, il est douteux que l’historiographe certalien échappe aux inconsé-
quences de l’historicisme.
L’histoire certalienne ne peut s’enseigner qu’en silence :
Peut-on encore entendre la voix des vivants ? Non : « une littérature se fabrique à partir
d’empreintes définitivement muettes, ce qui a passé ne reviendra plus et la voix est à jamais
perdue et c’est la mort qui impose le mutisme à la trace. »41
Pour palier à ces deux manques, nous devons avec Ricœur autoriser l’historien
à un pas supplémentaire.
23
§ 2. L’historicité
I. L’ETRE-EN-DETTE EXISTENTIAL
L’analyse certalienne est prise en défaut : c’est que derrière le masque mortuaire
se trouve le vivant d’autrefois — un vivant acteur de l’histoire échue.
Les morts d’aujourd’hui sont les vivants d’hier, agissants et souffrants. (RICŒUR, MHO,
p. 495)
Or, ce déplacement n’est pas rien : il constitue une part essentielle de la pierre
de touche44 du discours historien.
C’est par l’accent que l’histoire met sur le changement et sur les différences ou écarts affectant les change-
ments qu’elle se distingue des autres sciences sociales et principalement de la sociologie. (p. 232)
Si l’histoire certalienne vit de sa mémoire hantée par les morts, pour Ricœur en
revanche, l’historiographie met en scène des acteurs qui ont été avant de sombrer
comme absents de l’Histoire. L’avoir-été prime ici sur le passé en tant que révolu,
sur son « ne … plus ». Primauté qui devrait abriter ainsi une « donnée » — un pré-
sent ayant été vécu — à laquelle l’intentionnalité rétrospective pourrait s’adresser de
droit.
Quel en serait le fondement ? — L’être-en-dette heideggérien.
24
La délivrance du passé
Qu’est-ce donc que cette facticité qui se retourne en projet ? Le concept d’être-
en-dette existentialement parlant nous le fait comprendre :
La résolution devançante ne peut qu’être assomption de la dette qui marque notre dépen-
dance du passé en termes d’héritage. (RICŒUR , MHO, p. 472)
La résolution qui, en faisant retour sur soi, embrasse ce pouvoir-être devient alors répétition
d’une possibilité d’existence qui lui a été transmise. […] La propre répétition d’une possibilité
d’existence issue de l’être-été — celle où le Dasein se choisit son héros — se fonde existen-
tialement sur la résolution en marche ; car le choix qui se fait en elle est avant tout celui qui
rend libre pour prendre la relève au combat et pour reprendre le flambeau. Se livrer à une
possibilité de l’être-été en la répétant selon la tradition ne découvre pourtant pas le Dasein en
la ramenant à son être-été pour qu’il le réalise à nouveau. La répétition du possible n’est ni
une réédition du « passé », ni un lien imposé au « présent » pour le rattacher à quelque chose
45Et Levinas de poursuivre : « […] par là, dans une certaine mesure, le thème de l’idéalisme en tant que
philosophie du pouvoir sur l’être, est maintenue. » (LEVINAS, EDE, p. 126)
25
de « révolu ». La répétition, qui naît d’une projection de soi résolue, ne se laisse pas con-
vaincre par le « passé » de seulement le ramener tel qu’il a été autrefois réel. La répétition est
au contraire une réplique à la possibilité de l’existence dans son avoir-été. (HEIDEGGER,
ET, p. 450)
Certes, cette page de Etre et Temps est couverte par l’égide de la conception
nietzschéenne relative à l’histoire, par quoi le concept de répétition décrira
l’existence résolue comme projetant un acte propre — mais dont elle aura reçu
l’exemple par héritage. La répétition serait ainsi la répétition d’une valeur exemplaire
assumée en tant que telle.46 — Mais il nous est tout autant loisible — le débat s’en
trouvera plus productif — de pouvoir réinscrire des idées attachées au concept de
répétition comme celles d’endurance et de réplique, au sein de la structure de l’être-en-
dialogue développée par l’heideggérien Hans-Georg Gadamer. Ceci devrait nous
éviter de frayer avec la rhétorique de l’héroïsme.
Nous l’évoquions plus haut (cf. notre note 1) avec Ricœur, pris dans les filets
de l’ontologie, le passé qui préoccupe l’herméneute constitue un passé-présent,
« quelque chose qui, étant advenu, est là, et dont on ne peut jamais faire qu’il ne
soit advenu. » (GADAMER, p. 75) Autrement dit, se porter vers le passé revient
originairement à le découvrir comme continuant d’être (et inversement toute com-
préhension porte un être-toujours-auparavant-là) : l’avoir-été rend compte ainsi de
ce statut du passé d’après lequel nul ne peut faire qu’il n’ait été — sa persistance —
et rend possible la préhension historique. — Mais que devient alors le compte-
rendu nécessaire de cet autre statut du passé : le « n’être plus » ?
La positivité de l’avoir-été doit impliquer la distance qui détermine le « n’être
plus » sous peine d’ignorer le phénomène mémoriel procédant de l’absence. (Mais ap-
préhender le révolu comme un maintenant qui n’est plus est intolérable puisque tout
maintenant énoncé correspondant d’une manière ou d’une autre à la mise en pré-
sence d’un objet ou d’un autre, est lié à la sphère de la préoccupation de la disponi-
26
bilité, et donc de l’existence inauthentique.)47 Heureusement, Ricœur pointe remar-
quablement une occurrence du terme « oubli » qui, enfouie dans Etre et Temps, dit
l’authenticité dans la pratique du souci. Un oubli fondateur en ce qu’il constitue « la
ressource immémoriale offerte au travail du souvenir. » (RICŒUR, MHO, p. 574)
Citons ce passage sur lequel Ricœur n’a pas passé et où est faite « la seule allusion
dans Etre et Temps au rapport de l’oubli au souvenir » (p. 573, note 23) :
De même que l’attente n’est possible que sur la base de l’attendance, de même le remémora-
tion ne l’est que sur la base de l’oubli et non l’inverse ; car dans le mode de l’oubli l’être-été « dé-
couvre » en premier l’horizon à l’intérieur duquel le Dasein perdu dans l’« extériorité » de son
occupation peut se remémorer. (HEIDEGGER, ET, p. 401)
Je compte, parmi les vues les plus pénétrantes auxquelles j’ai accédé grâce à d’autres, ce
qu’un jour — il y a des décennies — Heidegger nous fit comprendre : que le passé n’est pas
présent d’abord dans le souvenir, mais dans l’oubli. (GADAMER, p. 83)
27
sens d’une re-création. L’immédiateté défaillant, un détour s’impose et le fond de
notre historicité se découvre comme notre rapport au fonds d’un héritage et à la
responsabilité qui en découle, à la tâche à accomplir.
En d’autres termes, notre inscription historique condense la structure d’un être-
habité-par-la-Tradition qui est au même titre être-habité-par-l’invitation-à-y-habiter
i.e. la répéter. Mais une répétition ou une reprise qui ne se saisit pas originairement
comme une activité de la conscience se représentant un objet mais « comme une
guise de l’advenir même de l’être (Seinsgeschehen). » (GADAMER, p. 137)
L’impossibilité d’un savoir transparent dit négativement le primat de
l’interprétation équivalente à une auto-compréhension de soi i.e. advenue à soi
propre. Eclaircissons.
celle-ci ne doit pas être comprise comme un espace vide, une séparation, mais comme un
espace productif de compréhension […]. (RICŒUR, MHO, p. 498)
28
Une compréhension critique
En vérité, la confrontation avec notre Tradition historique est toujours en même temps
une provocation critique de celle-ci. (Ibid.)
La forme du dialogue
29
La compréhension serait donc une épreuve dialogale.
Une épreuve : nous visons là « l’antériorité de la ‘‘relation’’ vis-à-vis de ses
termes […]. » (p.137) Ne se donne pas originairement la position respective de l’un
et l’autre terme qui détermineraient à leur guise la possibilité d’une communication,
mais une communauté préalable dont nul participant n’est le créateur. Pouvoir ne
fût-ce qu’évoquer la discrétion de l’autre voire son inaccessibilité ou notre enfer-
mement solitaire, présuppose d’ores et déjà une entente, un accès sans lequel ce type
de problèmes ne se poseraient même pas. Dans l’expérience du dialogue, autrement
dit, les propos échangés ne reçoivent leur sens que par leur intégration à une opéra-
tion commune fondant leur réaction.
Or, cet espace constitue l’espace relationnel du jeu langagier. Car au sein de
l’entente, le jeu est de la partie.
Ce qui constitue le jeu, ce n’est pas tant le comportement subjectif des deux hommes qui
se tiennent en face l’un de l’autre, mais au contraire la formation du mouvement même qui,
comme dans une téléologie inconsciente, soumet les individus. […] Ce qui est ici […] vérita-
blement déterminant n’est pas plus l’un que l’autre, mais la forme homogène du mouvement
dans son ensemble qui donne sa forme à la mobilité du comportement des individus. (p. 140
et 141)
Il suffira d’observer un échange entre deux tennismen pour que s’illustre une
telle simultanéité. Mais le concept de jeu n’intervient pas ici à titre d’illustration : il
souligne une dimension essentielle de l’entente ontologique.
Car l’absorption par le jeu, cet oubli extatique de soi, n’est pas tellement éprouvé comme
une perte de la possession de soi, mais positivement comme la légèreté d’une élévation au
dessus de soi-même. (p. 141)
C’est donc dire que l’espace du dialogue aménage de soi l’espace d’une éléva-
tion — d’une transcendance — qui n’est « pas éprouvée comme la perte de posses-
sion de soi, mais, sans que nous nous en apercevions, comme un enrichissement. »
(p. 143 et 144) Le sens de l’épreuve compréhensive ne se réduit pas à une répétition
pure et simple de ce qui est à comprendre (mais peut-on jamais refaire la même
chose sans qu’inévitablement la reproduction apparaisse également autre ?) mais
tient à ce que l’écoute de l’autre présente un énoncé exposé autrement qu’en
l’absence de question. Le retour compréhensif à soi dans l’appel de la Chose, est un
pouvoir de réouverture du passé sur l’avenir, une re-création.
30
C’est toujours déjà un passé qui nous permet de dire : j’ai compris. (p. 145)
Etre, c’est être mobilement donné à soi : se trouver d’ores et déjà engagé dans
un monde, une situation qui n’est jamais à soi dissimulée.
Ce qui est donné et vrai initialement, c’est une réflexion ouverte sur l’irréfléchi, la reprise
réflexive de l’irréfléchi, — et de même c’est la tension de mon expérience vers un autre dont
l’existence est incontestée à l’horizon de ma vie, même quand la connaissance que j’ai de lui
est imparfaite. (MERLEAU-PONTY, p. 413)
Aussi, parler (ou penser) revient à un continuer-à-parler (penser). (Il n’y a pas
de commencement absolu dont la pensée saurait se saisir. La passion de l’origine
s’avère bien souvent pathologique.)
Certes, la compréhension d’un contexte semble être à même de pouvoir fixer la
signification d’un mot en un sens univoque. Mais déjà et par là même, persiste la
structure du renvoi à laquelle la signification s’attache, et le système où le mot appa-
raît ne le coupe pas des autres usages à lui réservés.
Ontologiquement donc, ce qui
seul constitue la langue, c’est qu’un mot en amène un autre, chaque mot étant pour ainsi
dire appelé par l’autre mot, en laissant lui-même ouverte la poursuite du dire. (GADAMER,
p. 163)
Toutefois, lorsqu’on perd la parole, cela signifie que l’on aimerait en dire tant, que l’on ne
sait pas par où commencer. La défaillance du langage témoigne de sa capacité à chercher une
expression pour tout — et ainsi c’est bien là une façon de parler que de perdre la parole —
et une façon de parler telle que par elle on ne termine pas son discours, mais on le com-
mence (p. 147)
31
Chapitre 3
En elle […], le savoir et la prise de conscience n’est pas une représentation de quelque
chose de terminé en tant que tel, mais un rendre-présent n’accédant à sa possibilité et à son
accomplissement qu’à partir du nouveau et en vue du nouveau. Mais cela veut dire : tout
rendre-présent de cet ordre et tout savoir de cet ordre est lui-même un événement, est lui-
même Histoire. (GADAMER, p. 78)
32
L’intentionnalité de l’historien, grâce à Heidegger et Gadamer, s’est trouvée fondée
(ontologiquement). Mais cette autorisation par quoi le point de vue rétrospectif
consiste en un rapport à un passé qui n’est d’ores et déjà pas jeté aux oubliettes et
demeure ouvert sur un horizon d’attente, entraîne à concevoir l’histoire autrement
que « comme ce qui devait fatalement arriver ».
I. OBJECTIONS REJETEES
33
sabilité », « avenir », « parole », « question-réponse » doivent être entendues autre-
ment. Elles doivent être déplacées hors du cadre dans lequel elles se sont à nous dé-
voilées ; cette dis-position ne manquera dès lors pas de compromettre les assises
historiennes.
dont la haine donne à peine la mesure et qui fait exploser l’idée même d’affection du sujet
par ses propres action. (Ibid.)
On connaît l’obstination avec laquelle, lors de son procès, le nazi, sans du tout
contester les faits, clame son innocence des crimes qui lui sont imputés. Une ana-
lyse pressée pensera y reconnaître la structure de la mauvaise foi : s’abritant derrière
le fait d’avoir été contraint d’exécuter un ordre, le nazi se décharge froidement sur
son supérieur. Cela n’est pas faux, mais nous ne touchons pas là à l’abîme dans le-
quel en le creusant le nazi s’est précipité.
Il convient de prêter particulièrement attention aux termes en lesquels il refor-
mula sa position.50
Pendant le procès de Jerusalem, la ligne de défense d’Eichmann fut clairement définie par
son avocat, Robert Servatius : « Eichmann se sent coupable devant Dieu, non devant la loi. »
Et en effet, Eichmann (dont l’implication dans l’extermination des juifs était suffisamment
prouvée, quoique son rôle ne fût sans doute pas tout à fait celui qu’on lui imputait) alla
jusqu’à déclarer qu’il voulait « se pendre publiquement » afin de « libérer les jeunes allemands
du poids de la faute ». Néanmoins, il soutint jusqu’au bout que sa culpabilité devant Dieu
(qui pour lui n’était que le Höherer Sinnesträger, le plus haut des porteurs de sens) ne pouvait
donner lieu à des poursuites pénales. (AGAMBEN, p. 23 et 24)51
49 On ne s’étonnera pas ici, en ce moment de l’analyse, de l’interpolation d’une étude portant sur la situa-
tion du procès : « ‘‘Le métier des uns et des autres [historiens et juges] se fonde sur la possibilité de prouver,
en fonction de règles déterminées, que X a fait Y ; X pouvant désigner indifféremment le protagoniste,
éventuellement anonyme, d’un événement historique ou le sujet impliqué dans une procédure pénale ; et Y
une action quelconque’’. » (C. GINZBURG cité par RICŒUR, in Op. cit., p. 417.)
50 Nous nous inspirons ici largement (i.e. à des fins un peu différentes) de la petite mais brillante analyse
loi’’ » (ARENDT, EJ, p. 31) — rapportée par le Dr Servatius à la presse « ne fut jamais confirmée par
l’accusé lui-même. » (Ibid.) Cependant, le fait que l’accusé, lors de l’interrogatoire qui suivit son « arresta-
tion », déclare effectivement : « ‘‘[…] j’ai proposé, par écrit, au début de cet interrogatoire… de me pendre
34
Quel est le sens plein de ce distinguo martelé avec entêtement ? L’épuisement
soudain des ressources des références éthico-juridiques.
en public. Je voulais faire ce que je pouvais pour alléger le poids de la culpabilité qui pèse sur la jeunesse
allemande […].’’ » (Ibid., p. 267) — implique explicitement ou non la conception d’une « faute morale ».
52 Par ailleurs, le suicide supprime la question au lieu que le sujet ne l’affronte. Mauvais, Eichmann se sui-
ciderait mauvais. Et commettre une purification thanatologique « [n]’est-ce pas mentir au sérieux métem-
pirique de la mort ? » (V. JANKELEVICH, Le pur et l’impur, p. 83) N’est-ce pas ôter à la mort son essence
d’être « l’absence de solution » (Ibid.) ? Enfin : « Si la mort chassait incompréhensiblement, absurdement,
contradictoirement l’être de son être total, elle serait (comme elle l’est en effet) un mystère de nihilisation
métaphysique, et il n’y aurait aucune mesure entre l’en-deçà et l’au-delà de l’instant létal. » (Ibid., p. 82)
Autrement dit, de manière essentielle, l’au-delà d’Eichmann — sa mort — sans commune mesure avec
l’en-deçà — la jeune génération allemande à venir et son rapport à la faute — ne peut faire apparaître cet
en-deçà comme une reconfiguration de soi.
35
Par-delà le crime et le châtiment 53
« Imputer, disent nos meilleurs dictionnaires, c’est mettre sur le compte de quelqu’un une action
blâmable, une faute, donc une action confrontée au préalable à une obligation ou à une interdiction que cette
action enfreint. (p. 44)54
C’est ici que s’éclaire la différence fondamentale entre le concept totalitaire du droit et
tous les autres. La politique totalitaire ne remplace pas un corpus de lois par un autre ; elle
n’institue pas son propre consensus juris, ne crée pas, à la faveur d’une révolution, une nouvelle
forme de légalité. Son défi à toutes les lois positives, y compris les siennes propres, implique
qu’elle pense pouvoir se passer de tout consensus juris […]. (p. 206 et 207)
Pour sombrer dans l’anarchie ? Non : à un espace tenu ouvert par la limite lé-
gale qui garantit simultanément la séparation et la communication entre les
53 Titre emprunté, comme on le sait, au très bel ouvrage de Jean Améry.
54 Et Ricœur de souligner que la métaphore du compte « n’est pas du tout extérieure au jugement
d’imputation, dans la mesure où le verbe latin putare implique calcul, comput, suggérant l’idée d’une étrange
comptabilité morale des mérites et des défaillances […] en vue d’une sorte de bilan positif ou négatif
[…]. » (RICŒUR, LJ, p. 45)
55 Etant donné l’ébranlement du jugement classique, c’est donc hors du champ sémantique du verbe impu-
ter qu’il faudra chercher le sens de la responsabilité, à savoir dans le champ sémantique du verbe répondre
— en tant que « répondre à » signifie « répondre de ». Ce déplacement opérera un véritable renversement.
Car dès lors que l’ « objet » du souci n’est plus originairement pour l’auteur l’effet de son action mais au-
trui dont il a la charge, « on devient responsable du dommage parce que d’abord, on est responsable
d’autrui. » (Ibid., p. 63)
36
hommes, le régime totalitaire substitue un cercle de fer qui enserre si étroitement la
pluralité des individus qu’elle s’« évanoui[t] en un Homme unique aux dimensions
gigantesques. » (p. 211) En agglutinant les uns aux autres, le totalitarisme détruit
l’espace entre les hommes, détruisant l’espace entre les hommes — le consente-
ment à des règles — il détruit la condition préalable à l’exercice de la liberté.
Aussi :
Jusqu’à présent [i.e. jusqu’ici dans le texte], la croyance totalitaire que tout est possible
semble n’avoir prouvé qu’une seule chose, à savoir : que tout peut être détruit. Néanmoins,
en s’efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires ont découvert sans le
savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant
possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu’impardonnable […]. De
même que les victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont plus « hu-
maines » aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce entièrement nouvelle de crimi-
nels est au-delà des limites où la solidarité humaine peut s’exercer. (p. 200 et 201)
Autrement dit, l’explosion des crimes n’est imputable qu’à cette rupture volon-
taire d’avec tout consensus juris, rupture dont la volonté s’est désormais affranchie de
toute imputabilité. C’est-à-dire faute d’une extériorité légale assurant l’esprit
d’initiative dont l’efficience n’est réelle qu’en tant que dévouement à une tâche
commune, de laquelle l’agent trouve reconnaissance i.e. est confirmé dans sa réali-
té.56 Le nazi a engendré un anti-monde (« un im-monde » pourrions-nous dire) où
le lien juridique fut radicalement extirpé du corps des participants.
Le criminel ne peut donc être jugé avec justice, dans l’incapacité qu’il est à se
tenir pour l’auteur véritable de ses crimes : il y était sans jamais y avoir été (partie
prenante). (Cette impossibilité d’être affecté, de ruminer, constitue le thèse que ce
travail entend déplier phénoménologiquement.)
Nous voilà de la sorte face à des crimes ni expiables, — ni inexpiables : leur na-
ture ne tient pas à un manque de proportion. La logique du châtiment inappropriée,
nous voilà de la sorte face à des coupables non punissables : le jugement en perd
son latin !57
56 Certes donc pour Arendt, l’identité du moi dépend en quelque sorte de la présence des autres. Mais la
liberté du sujet que révèlent chez elle la parole et l’action ne se laisse pas pour autant rabattre sur le lien
sociétal. « Elle [l’insertion dans le monde humain par le verbe et l’acte] peut être stimulée par la présence
des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie, mais elle n’est jamais conditionnée par Autrui ;
son impulsion vient du commencement venu au monde à l’heure de notre naissance et auquel nous ré-
pondons en commençant du neuf de notre propre initiative. » (ARENDT, CHM, p. 233) Aussi, le réseau
des relations humaines est présent à titre de « médium » (cf. Ibid., p. 241)dans lequel peut retentir l’acte de
la parole ou de l’action.
57 Le différend de Jean-François Lyotard, à sa manière, éclaire cette absence radicale d’horizon communau-
37
Du procès de Jérusalem, Arendt rapporte :
L’opinion des juges reposait sur la supposition que l’accusé, comme tous les gens « nor-
maux », avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; Eichmann était en effet
« normal » dans la mesure où « il n’était pas une exception » dans le régime nazi. Mais étant
donné ce qu’était le Troisième Reich, seules des exceptions auraient réagi « normalement ».
Cette simple vérité créait un dilemme que les juges ne pouvaient résoudre ni passer sous si-
lence. (ARENDT, EJ, p. 37)
reconnut que le procureur n’avait pas réussi à prouver le contraire. […] Implicitement, le
jugement reconnaissait […] qu’en réalité, dans les camps les détenus et les victimes tenaient
« l’instrument fatal dans leurs propres mains ». (p. 270 et 271)
« […] L’on peut même penser que le degré de responsabilité augmente en général à mesure que l’on
s’éloigne de l’homme qui manie l’instrument fatal de ses propres mains. »58
sacrifice possible pour le juif : « il ne peut pas donner une vie qu’il n’a pas le droit d’avoir. » (J.-F. LYO-
TARD, Le différend, p. 150) Autrement dit, l’arrêt de mort signifié par le nazi n’apparaît pas à titre d’o-
bligation pour le juif. D’ores et déjà condamné, sa mort prouve seulement que sa vie est illégitime ; le juif
ne consacre pas la loi qui le fait mourir. Plus exactement, celle-ci « ne tue même pas les autres, elle donne
au problème de la force vitale sa solution finale en les aidant à disparaître. » (Ibid., p. 154) Et comme le juif
ne relève pas de la loi qu’il subit, disparaissant ainsi de la possibilité d’une mémoire collective, le « destina-
taire » de la loi — le nazi, en tant que la solution finale effectue la pureté de la Race — ne peut (se) recon-
naître (comme) le destinateur, puisqu’il est excepté de l’arrêt. — Cette conclusion est bonne.
L’est aussi, du fait de l’anéantissement d’un nous social, la conception soutenant que « le nom
d’ ‘‘Auschwitz’’ […] désigne l’impossibilité d’une […] totalisation. » (Ibid., p. 152) Le point de vue du bour-
reau et le point de vue de la victime ne peuvent glisser l’un dans l’autre pour ne faire qu’un seul tissu, un
« être à deux » (MERLEAU-PONTY).
Mais l’impossibilité d’une dialectique recouvre chez Lyotard l’absence de témoin. Le nazi et le déporté se
présentent pour lui, chacun de leur côté, comme des monades condamnées ensemble au silence. Tout se
passe comme si la Chose de par sa constitution ne pouvait être gardée qu’en secret, en silence « auprès de
soi ». « […] Auschwitz est le nom d’une phrase ou plutôt de deux phrases qui n’ont pas de destinataire
marqué dans l’univers qu’elles présentent. C’est ce que signifient les nazis déclarant qu’ils font la loi sans
avoir à en référer à personne qu’à eux-mêmes, et les juifs soupçonnant que Dieu n’a pas pu vouloir que
leur vie lui soit ainsi sacrifiée. L’absence de destinateur est aussi l’absence de témoin. […] / ‘‘Auschwitz’’
serait la coexistence de deux secrets, celui du nazi, celui du déporté. Chacun sait ‘‘auprès de soi’’ quelque
chose de l’autre, l’un : Qu’il meure et l’autre : C’est sa loi, mais il ne peut le déclarer à personne. » (Ibid.) —
Mais Lyotard omet ici, à l’endroit de la césure entre le nazi et le déporté, une asymétrie sur laquelle il est
impardonnable de passer. C’est que la qualité du silence de l’un n’a absolument pas la même valeur que la
qualité du silence de l’autre. Une chose est de ne pas savoir témoigner, une autre de ne pas savoir, faute
d’appui idiomatique connu, comment (ou d’avoir honte, ou de ne pas savoir trouver de destinataire digne de
ce nom).
58 Extrait du jugement cité par ARENDT, in EJ, p. 271.
38
Arendt a raison de souligner cette thèse, car elle touche à l’essence même du
crime nazi — mais penser que la responsabilité s’étend proportionnellement au de-
gré d’éloignement du pouvoir efficient, constitue une monstruosité juridique. Que
le droit poursuive la cause indirecte exactement à la place de la cause directe dé-
passe l’entendement.
Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-
mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les
Kapos, les politiques, les criminels, les prominents [ces prisonniers affublés d’une fonction
dans le camp] grands et petits, jusqu’aux Häftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les
échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les allemands sont paradoxalement unis par
une même désolation intérieure. (LEVI, p. 160)60
Cette sinistre camaraderie culmine, pour Agamben, lors d’un match de football
entre SS et membres du Sonderkommando à Auschwitz. Loin de constituer une simple
parenthèse dans l’horreur, cette partie est « la véritable horreur des camps. »
(AGAMBEN, p.27), l’épochalisation dévastatrice du monde civilisé. Le philosophe
cite Levi :
39
« D’autres SS et le reste de l’équipe assistent à la rencontre, prennent parti, font des paris,
applaudissent, encouragent les joueurs comme si, au lieu de se dérouler devant les portes de
l’enfer, le match se disputait sur un terrain de village. » (Ibid.)
Inapte à rendre compte de ses actes, le nazi est inapte au jugement. Mais si l’on
ne table pas uniquement sur la mauvaise foi, quelle est la nature de cette « cons-
cience » qui n’a rien à avouer et manifeste sous la forme d’un terne distinguo ?
Prêtons à nouveau attention aux dires du bourreau, par le dernier entretien re-
transcrit que l’auteur Gisa Sereny eut avec Fritz Strangl, commandant du camp de
Treblinka (cf. AGAMBEN, p. 106 et 107).
« ‘‘Pour ce que j’ai fait, j’ai la conscience tranquille’’, dit-il — la même phrase, prononcée
de façon rigide, qu’il avait répétée tout au long du procès, et ces dernières semaines chaque
fois que nous avions reposé le problème. […] Il fit une pause, attendit, mais la pièce resta si-
lencieuse. ‘‘Je n’ai jamais fait de mal à personne… délibérément’’, dit-il sur un autre ton,
moins offensif, et de nouveau il attendit — très longtemps. […] Le temps pressait. Il empoi-
gna la table des deux mains comme pour s’y tenir. ‘‘Mais j’étais là’’, dit-il sur un ton résigné,
étrangement sec et las. Il lui avait fallu presque une demi-heure pour prononcer ces quelques
phrases. […] Après plus d’une minute de silence, il reprit, comme à contrecœur, d’une voix
atone : ‘‘Ma faute’’, dit-il, ‘‘est d’être encore là. La voilà, ma faute’’. »61
40
On a donc « raison » d’affirmer que la victime comme le bourreau sont « inhu-
mains » — mais parce que s’y voit signifiée l’incapacité de nos catégories tradition-
nelles à départager véritablement ce qui ne devrait prêter à nulle équivoque. Il in-
combe donc encore de comprendre, de mettre un terme à ce rassemblement. Il
convient de différencier de l’intérieur l’indifférence des deux parties.
Car l’anthropologie classique, face à l’hypothèse terroriste du « tout est permis »
que le système totalitaire cherche à vérifier, ne peut que la trouver proprement in-
qualifiable.63
Bourreau et victimes sont tenus par l’indifférence — mais à la différence de la
victime (cette différence qui marque la véritable césure), nous venons de l’entrevoir,
le mal ne pourra jamais être éprouvé comme un scandale par le bourreau.
Autrement dit — et là, tel que nous le comprenons, prend tout son sens le tra-
vail de Agamben que nous entendons prolonger (en le trahissant) — une éthique du
témoignage devrait en finir avec cette incessante confusion des rôles. L’incapacité à témoigner
pour le nazi établirait une intransigeante ligne de démarcation, et ce critère interne
au phénomène devrait nous conduire à une intrigue transculturelle, intempestive
qui ne serait pas encore dialogue : le sujet ne parle pas parce que la parole lui serait
donnée.
63 « Mais comment la science politique produirait-elle un concept adéquat à cette expérimentation mons-
trueuse d’un système qui rend les hommes eux-mêmes absolument superflus, c’est-à-dire de trop ? S’il est
vrai que derrière la politique des régimes totalitaires ‘‘se cache un concept entièrement nouveau, sans pré-
cédent, du pouvoir’’, ce concept doit être proprement impensable. » (RICŒUR, « Préface » à ARENDT,
CHM, p. 12) La contradiction consiste à vouloir juger le nazi à la lumière d’un monde auquel il n’a jamais,
en tant que nazi, appartenu. Le concept de désolation est sans doute juste, mais son absoluité ne peut
demeurer relative au monde qu’elle dévaste, sous peine de produire un paradigme irréel au vu des catégo-
ries utilisées. Dans une perspective arendtienne, que reste-t-il en effet d’anthropologique chez un conglo-
mérat d’individus qui expérimentent quotidiennement une non-appartenance radicale au monde ? « Le
raisonnement froid comme la glace » (ARENDT, ST, p. 230) ? Mais celui-ci n’est-il pas machinal ? Et ne
doit-il pas logiquement l’être afin que soit préservée l’absoluité de la désolation ? Aussi, bien étrange que
cette « faculté de l’esprit humain qui n’a[ ] besoin ni du moi, ni d’autrui, ni du monde pour fonctionner
sûrement, et qui [est] aussi indépendante de la pensée que de l’expérience […]. » (Ibid., p. 229)
Ajoutons que, pour les mêmes raisons, parler de crimes « d’Etat » revient donc selon nous à un contre-
sens. Prétendre condamner — au nom de la protection que doit l’Etat à quiconque se trouve sous sa juri-
diction — la destruction même de l’Etat par une puissance autre qu’étatique, s’avère de soi contradictoire.
41
§ 2. L’existensial mis à mal
Mais, outre que la « conscience morale » chez Heidegger soit appréhendée hors
morale, l’éthique heideggérienne s’avère ici intenable pour trois raisons, relatives à
la dialectique de l’inauthenticité et de l’authenticité.
Premièrement, puisque l’inauthenticité et l’authenticité ne sont pas les exis-
tences de deux existants différents, mais celle d’un même être existant selon des
modes divers, cet être, le Dasein, demeure toujours déjà exposé à la possibilité de se
reprendre. Or, le nazi en est incapable.
Deuxièmement — et en admettant par hypothèse qu’il le puisse —, l’existence
résolue n’imposant pas de nouveaux contenus d’existence mais tenant essentiellement
à la manière, quel rachat sensé y aurait-il dans le fait de reconsidérer la tâche quoti-
dienne du meurtre selon la perspective du néant ou de la finitude ?
Enfin et surtout, si l’on se penche maintenant sur le sort des victimes, une des-
cription selon les catégories d’authenticité et d’inauthenticité ne cesse de faire appa-
raître leur inanité. Car empruntant en toute rigueur à la sémantique heideggérienne,
nous nous verrons dans l’obligation de reconnaître que, dans les camps, les victimes
— livrées à la déréliction et « à la déréliction de l’abandon » (RICŒUR, MHO,
p.601) — « existent quotidiennement et anonymement pour la mort. » (AGAMBEN, p.
82)
64 Comme l’a fait à sa manière l’heideggérien Ernst Nolte. Cf. M. ABENSOUR, « Le mal élémental », in
LEVINAS, QRPH, p. 89 et 90.
65 « A partir de l’à-dessein-de-quelque-chose du pouvoir-être qu’il s’est lui-même choisi, le Dasein résolu
s’offre à son monde. La résolution à soi-même met justement le Dasein dans la possibilité de laisser
« être » les autres qui sont-avec dans leur pouvoir-être le plus propre et de contribuer à découvrir celui-ci
avec eux dans le souci mutuel qui anticipe pour libérer. Le Dasein résolu peut devenir ‘‘conscience mo-
rale’’ des autres. C’est de l’être proprement soi-même de la résolution et de lui seul que naît le propre être-
en-compagnie et non d’arrangements équivoques et jaloux et de fraternisations bavardes dans le on, ni
non plus de ses velléités d’entreprise. » (HEIDEGGER, Op. cit., p. 356 et 357)
42
Une communication clairement et simplement rompue
Si l’on veut soutenir que le massacre des juifs est une « [d]ouleur dans sa mali-
gnité sans mélange, [une] souffrance pour rien »66, une élimination pure et simple67,
alors cette épreuve du non-sens absolu n’est pas mémorable — et partant, intrans-
missible. Intransmissible car indescriptible. L’événement débordera toujours et in-
finiment l’information véhiculée par les documents.
En son fond, nous le savons, l’intentionnalité historienne est le fait d’être ou-
vert à des possibilités existées. Or, Auschwitz est en deçà de l’être-au-monde : la
mort y gît comme l’impossibilité de toute possibilité. L’événement demeure ainsi
intransmissible parce qu’il ne peut faire l’objet d’une reconfiguration instituante.
Par là, nous ne disons pas — ce qui serait une bien triste et euphémique plati-
tude — que devenir bénéficiaire d’un meurtre ne se fait absolument pas. (Cette in-
terdiction ne paraît cependant pas aller effectivement de soi : elle n’a jamais empê-
ché d’odieuses récupérations de la Shoah tant politiques, « la menace d’extermi-
nation » évoquée par les autorités israéliennes lors de la guerre des six jours (alors
que, compte tenu du rapport de force, la menace n’était pas réelle), que théolo-
giques ; « L’absence de Dieu est le signe de sa transcendance. » « L’unicité
d’Auschwitz est le signe d’une élection. » « Auschwitz est la Passion d’Israël. ») Nous
disons plutôt qu’au meurtre l’herméneute ne peut s’y opposer : l’événement ne donne
pas a contrario de réaliser la nécessité d’un changement ouvert sous la pression du
« Plus jamais ça » le vouant à infirmer le retour éternel d’Auschwitz.
Nombreux sont les récits des survivants. Plus ils sont authentiques, moins ils cherchent à
communiquer de choses qui échappent à l’entendement et à l’expérience des hommes, c’est-
à-dire des souffrances, qui transforment les hommes en « animaux résignés ». Aucun de ces
récits n’inspire cette colère devant le crime et cette sympathie qui ont toujours mobilisé les
hommes au service de la justice. (ARENDT, ST, p. 174)
La logique qui veut que la compréhension « devenue incertaine a pour effet que
chacun en parle » (GADAMER, p. 224) est mise hors combat. Le survivant ne
souffre pas de présuppositions et d’implications obscures telles que sa séparation
d’avec la communauté dialogale le conduirait, en vue de les rendre conscientes,
chez un praticien du dénouement. La « situation » n’est pas en situation de se dé-
passer : il n’y a rien à dépasser ou à (s’)avouer.
43
[…] j’aimerais rappeler les paroles que prononça un jour Karl Kraus dans les premières
années du Troisième Reich : « la parole s’est éteinte dès le moment où ce monde a vu le
jour. ». Il dit cela en tant que défenseur de la « parole » métaphysique, tandis que nous, ex-
détenus du camp, lui empruntons cette sentence pour la redire avec scepticisme. La parole
s’éteint partout où une réalité pose une revendication totale. Pour nous elle s’est éteinte de-
puis longtemps. Et il ne nous restait même pas la consolation d’avoir à déplorer son trépas.68
La désimpossibilisation
Même dans l’angoisse, même par l’angoisse, la mort reste impensée. Avoir vécu l’angoisse
ne permet pas de la penser. (LEVINAS, DMT, p. 83)
La question que soulève le néant de la mort est un pur point d’interrogation. ( p. 130)
(« Point d’interrogation tout seul, mais marquant aussi une demande (toute
question est demande, prière). » (Ibid.)) Une véritable ouverture à l’Inconnu doit
68 J. AMERY, Par-delà le crime et le châtiment, p. 49.
69 HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 34.
44
accomplir nécessairement un départ sans retour. C’est l’éternel embarras du Dasein :
son angoisse conditionne un revenir-à-son-propre-fond et un se-poser-sur-son-
propre-fond-comme-être. L’énigme du Dehors est d’ores et déjà effacée.
Pour le dire encore autrement, la question du fait même qu’elle soit possible
suppose, selon l’herméneute, que l’on est pas sans posséder quelques lueurs à son
sujet ; la question, la transcendance, ne va pas sans pré-compréhension.
entretient une secrète alliance avec la sérénité et la douceur du désir créant et agissant.71
En somme, que le Néant soit là, qu’il se donne — position négative, ombre
projetée et confiée à la lumière — , signifie que la fin est comprise (comme possibi-
lité pure) et non pas laissée à elle-même, réservée à la disparition. La mort garde la
trace de la vie, plus vive que jamais, qu’elle éteint. La nuit n’est jamais pures té-
nèbres. Rien n’est entièrement impossible. Son secret abrite la clef de l’être. La
mort est le pas-encore du devenir compréhensif, sa raison. Rien, finalement, de
scandaleux ; la pensée s’y retrouve, le non-sens ne la heurte pas. « La question se
pose — se pose vers la réponse. » (LEVINAS, DMT, p. 146)
[…] possibilité « à saisir » et que précisément il faut saisir pour que le néant ne soit pas
« moins que rien », mais permette précisément la saisie du possible comme possible.72
70 Ibid., p. 36.
71 Ibid.
72 ROLLAND, Op. cit., p. 370. — Il s’agirait sans doute, pour être précis, d’opérer un départ entre Etre et
Temps et Qu’est-ce que la métaphysique qui , comme le dit si bien Michel Haar, constitue « le ‘‘tournant’’ avant
la lettre ! » (Heidegger et l’essence de l’homme, p. 87)
Dans le maître-ouvrage de 1927, à travers l’angoisse, loin d’être l’adversité pure, la mort « se retrouve
rapatriée au sein de l’existence, comme une possibilité transparente. » (Ibid., p. 29) Assumée, la mort de-
45
Mais à nouveau, n’est-ce pas l’excès d’une déroute que l’on ne peut encourir qui
fait toute l’acuité de l’étonnement, sa sur-prise ? Ne faut-il pas risquer le « moins
que rien » où dans le « moins » se produirait un « plus » (rien) ?
L’insoutenable réfutation
L’argument selon lequel toute recherche, aussi incertaine soit-elle, implique une
entente préalable avec la Chose, s’avère en réalité désastreux. Penser n’est pas un
continuer-à-penser, parler n’est pas l’effectivité d’une entente ouverte sur le non-dit
indéterminé (mais non pas indicible) du langage qu’il faut ainsi tâcher de porter à
l’expression. Car dès lors que quelqu’un se tairait sans vouloir ne pas communiquer
(ne pas vouloir serait encore communiquer), sans se dissimuler une inaptitude au
dialogue, il se verrait exclu — faute de tâche et de mauvaise foi — de la commu-
nauté où l’homme advient authentiquement à soi. Or :
L’homme tout à fait malheureux, l’homme réduit par l’abjection, la faim, la maladie, la
peur, devient ce qui n’a plus de rapport avec soi, ni avec qui que ce soit, une neutralité vide,
un fantôme errant dans un espace où il n’arrive rien, un vivant tombé au-dessous des be-
soins. […] Il y a, dit-on, une communauté du malheur, mais il y a un point où ce qui est souf-
fert ensemble, ne rapproche pas, n’isole pas, ne fait que répéter le mouvement d’un malheur
anonyme, qui ne vous appartient pas, et ne vous fait pas appartenir à un espoir, à un déses-
poir communs. (BLANCHOT, EI, p. 258)
vient « la source même du temps propre, c’est-à-dire de la liberté. La mort est ainsi illuminée, métamor-
phosée en principe. » (Ibid.) Il y aurait donc là comme une possibilité de possibiliser la possibilité même de
la mort.
Avec la Conférence de 1929, l’angoisse n’apparaît plus comme le renforcement réflexif du pouvoir-être radi-
cal : « l’homme devient la sentinelle du Néant. » (HEIDEGGER, Op. cit., p.38) « C’est le Néant lui-même qui
néantit (das Nichts selbst nichtet). » (Ibid., p. 34) L’angoisse apparaît donc comme l’auto-révélation du
Néant que l’homme porte en lui comme pouvoir de négation, transcendance, mais sans qu’il puisse le
fonder. Désormais, l’angoisse le possède : il ne serait plus en mesure de s’approprier le pouvoir-être radi-
cal. « Le finitif de cette finitude creuse et ouvre un tel abîme dans la réalité-humaine que la finitude la plus
profonde, celle qui nous est absolument propre, se refuse à notre liberté. » (Ibid., p. 38) Il n’empêche : si le
rien ne peut plus être possibilisé, il possibilise éminemment, — il élucide. « C’est uniquement en raison de
l’étonnement — c’est-à-dire de la manifestation du Néant — que surgit le ‘‘pourquoi?’’ . […] C’est uni-
quement parce que nous pouvons questionner et fonder, qu’est confié à notre existance le destin du cher-
cheur. » (Ibid., p. 42) Autrement dit, l’humain en sa réalité, c’est-à-dire le métaphysicien, quoi qu’il arrive
est « épris de sens » (LEVINAS, DVI, p. 173). Et qu’au questionnement la pensée ou l’entendement de
l’être y veille essentiellement, c’est déjà là une réponse à la question où se joue « cette parenté du sens et du
savoir ». (Ibid.)
46
Ça ne circule pas, ça n’enseigne rien, pas même en silence. Les ruines, un pay-
sage mort que l’on ne parvient pas à réveiller, ne laissent se détacher un profil
même incertain. Auschwitz — l’événement sans réponse, dirait Blanchot — est une
réfutation de cette éthique de la communication qui prétend de soi réfuter sa réfu-
tation. Ne pas admettre cet échec ne peut que revenir une fois de plus à exclure de
l’humanité le déporté éteint.
Et pourtant… le survivant parle dans l’exigence même qu’il est de devoir parler.
« — C’était une exigence, en effet, la plus immédiate qui fût. »73 Ainsi l’obligation
de parler ne témoignerait pas de l’impossibilité à sortir du dialogue.
Bien au contraire, c’est seulement si le langage n’est pas déjà communication, seulement
s’il témoigne pour quelque chose dont on ne peut témoigner, que le parlant peut éprouver
comme une nécessité de parler. (AGAMBEN, p. 69)
Nous tenons là sans doute un argument de taille (qu’il nous faudra cependant
recadrer ou décadrer, car la position de Agamben où l’argument a lieu paraîtra en
son temps insuffisante) — et c’est là garder véritablement le-laisser-être-l’énigme.
L’inquiétude de la question, sa profondeur, est plus in-quiétante que tout enracine-
ment dans le dépaysement langagier, et la pensée ne progresse pas parce qu’elle se
souvient.
L’« inaptitude au dialogue » me semble plus être le reproche élevé contre celui qui ne veut
pas suivre nos conceptions qu’une carence effective en l’autre. (GADAMER, p. 175)
47
Chapitre 4
§ 1. La fin de l’humanisme
L’heideggérien ne se laissera pas pour autant décourager, car après tout restent
les ressources d’une Kehre. L’ontologue se fait déconstucteur et s’autorise à penser
Auschwitz. Cette charge est revenue explicitement à Philippe Lacoue-Labarthe.
[…] Auschwitz ouvre, ou ferme, une tout autre histoire que celle que nous avons jusqu’ici
connue [ ]. (LACOUE-LABARTHE, FP, p. 71)
[…] et Heidegger seul, peut nous permettre de comprendre […]. (p. 72)
« L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la
même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps
d’extermination, la même chose que les blocus et la réduction de pays à la famine, la même
chose que la fabrication des bombes à hydrogène. »75
Cette phrase est scandaleusement insuffisante […] parce qu’elle omet de signaler que pour
l’essentiel […] l’extermination de masse fut celle des Juifs, et que cela fait une différence in-
commensurable avec la pratique économico-militaire du blocus ou même l’usage de
l’armement nucléaire. Sans parler de l’industrie agro-alimentaire. (p. 58)
La raison en est extrêmement simple : c’est que l’extermination des Juifs […] est un phé-
nomène qui pour l’essentiel ne relève d’aucune logique (politique, économique, sociale, mili-
taire, etc.) autre que spirituelle […] et par conséquent historiale. Dans l’apocalypse
d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé — et
74 Ce titre s’inspire directement de la provocation que l’on doit à Lacoue-Labarthe : « le nazisme est un
48
qui ne cesse, depuis, de se révéler. Et c’est à la pensée de cet événement que Heidegger a
manqué. (p. 59)
L’homme n’est pas le gardien de l’être. L’homme ne garde l’être que pour autant que l’être
se garde d’abord lui-même.77
49
Retraçons schématiquement la logique conduisant à cette affirmation pour en
tirer les conséquences désastreuses à l’égard à notre sujet.
L’existence de l’homme est jetée par l’être afin qu’il veille, garde sa vérité. Mais
comment l’homme peut-il accomplir cette garde ? En tant que telle, une garde véri-
table doit parvenir à la vérité de l’être. Or, parvenir véritablement à la vérité, c’est
bien là le métier préalable de l’être. Qu’il se garde (ou se refuse), ce n’est pas là
l’affaire de l’homme : celui-ci n’est qu’un « prête-nom »81.
L’homme n’est donc pas le gardien de l’être : l’homme, le rapport de l’homme
à l’être, la garde humaine, étant possibilisé par l’être lui-même qui se garde bien de
ne pas se retenir, il n’est en vérité qu’un épiphénomène.
La méprise de l’homme se prenant pour l’être procède […] non de l’homme lui-même
mais de l’être, elle n’est que la manière dont celui-ci se destine dans les Temps modernes.82
78 Ibid., p. 112.
79 Ibid., p. 114.
80 Ibid., p. 116.
81 Ibid., p. 123.
82 Ibid., p. 122.
50
[…] le « fonctionnaire de la Technique » ne fait que répondre à l’appel de l’être qui le re-
quiert à travers la volonté de la volonté.83
Placer le Neutre de l’être au-dessus de l’étant que cet être déterminerait en quelque façon à
son insu, placer les événements essentiels à l’insu des étants — c’est professer le matéria-
lisme. La dernière philosophie de Heidegger devient ce matérialisme honteux. (LEVINAS,
TI, p. 333)
On nous répondra que l’errance, en tant que processus fonctionnant par et sur
lui-même (le dispositif techno-scientifique dans lequel l’homme est emporté) et
donc en tant qu’absence de détresse ressentie (la détresse comme modalité de
l’appel de l’être), est le fait de l’homme. Dans son extrême retrait, l’être lui-même
ne s’égare pas, il « ‘‘se pourvoit du danger’’ »84 que la détresse (de l’absence de dé-
tresse) ne devienne l’absence de détresse.
Mais alors, quel sens pour cette erreur, cette fermeture à l’être à ce point obsti-
née que, ne répondant plus à aucune forme d’appel, elle s’avère absolument ines-
sentielle ?
Dire maintenant que la responsabilité qui incombe à l’homme est davantage
celle de ne pas « ‘‘insister’’ »85 « au sein de l’inévitable errance épochale »86, c’est-à-
dire de ne pas s’abandonner à l’errance mais de « ‘‘faire l’expérience de l’errance
comme telle’’ »87 — ce qui opérerait par prise de conscience dégagée de la fascination
technicienne le passage de l’absence de détresse à la détresse de cette absence —,
n’est pas plus convaincant. « Savoir que l’on erre ne supprime pas l’errance. »88
Par ailleurs, cet arrachement, en vertu de l’économie de l’être-au-monde ne
pourrait signifier mystérieusement qu’un saut par-dessus son ombre. Et d’ailleurs,
d’où viendrait que l’homme fasciné par le principe de raison en vienne à éprouver
le désir de s’y arracher ?
Enfin, contre cette vieille idée romantique affirmant que la possibilité du salut
naît du plus grand danger — en l’occurrence, que le saut hors de l’errance, le retour
au mystère, est suscité par l’errance elle-même — nous sommes tenus à répéter
qu’Auschwitz est la monstrueuse monstration que la nuit ne recèle aucune possibili-
té. Nulle, donc, possibilité d’une « solidarité des ébranlés » — il faut le dire sans
ambages :
51
le supporter. Autrement dit : nulle part ailleurs dans le monde la réalité n’exerçait une action
aussi efficace qu’au camp, nulle part ailleurs elle n’était à ce point réalité. En aucun autre en-
droit la tentative de la dépasser ne s’avérait aussi ridicule et désespérée.89
52
de l’aveu » (LEVINAS, DMT, p. 221), être l’accusation elle-même du sujet. Une
exposition qui ne se thématise pas mais s’emploie sans dérobade à son itération.
Penser un sujet qui s’épuiserait, dans l’impossibité du repos (du retour à soi), à
s’exposer, répondrait ainsi à l’exigence d’une « cure d’amaigrissement du sujet »91.
Mais non pas pour être rendu capable d’écouter l’appel de l’être : l’appel
s’instituerait dans la réponse à l’appel — « exposition sans abri » (p. 225) qui serait
le se-passer-ne-faisant-que-passer même de l’extériorité « par la voix du témoin »
(Ibid.) témoignant de l’impossibilité de se taire. C’est donc le témoin qui parlerait
non le langage.
Telle serait la paradoxie à risquer :
L’extériorité se fait intériorité en éclatant dans la sincérité du témoignage. (Ibid.)
Nous voici dès lors tout à la fois au seuil de la nécessité de faire valoir l’inouïe
phénoménologie lévinassienne et devant la question qui hante notre travail depuis
le début : le témoignage tenu à l’impensable. La question se fait pressante : il faut
entamer le sujet vers une réponse à la hauteur de la Chose.
53
Chapitre 5
§ 1. Témoigner de qui ?
Ce n’est pas avant tout une contradiction logique qu’il s’agit d’affronter.
L’extrême difficulté ne tient naturellement pas dans le fait qu’il serait impossible de
témoigner de l’existence des chambres à gaz puisque l’assertion selon laquelle elles
tuent coïncide avec la mort du sujet. Ne nous attardons pas sur ce sophisme qui
exclut du « y être » testimonial la position du tiers. (La difficulté serait plutôt ici de
prêter une voix à l’extinction des voix.) Par ailleurs, le démantèlement minutieux n’a
pas empêché le travail des historiens à même de faire face aux négationnistes. Tout
effacement laisse une trace ne fût-ce que de lui-même.
Quant aux « objections » révisionnistes, comme l’établit Lyotard, « le silence
imposé à la connaissance n’impose pas le silence de l’oubli, il impose un senti-
ment. »92 Il n’impose pas le silence de l’oubli, au contraire : l’ébranlement de
l’exactitude scientifique prise en défaut dans l’impossibilité de quantifier le crime
ouvre la voie/x de cette dimension qui ne trouve pas les mots pour le dire : lui est
soufflée l’idée de l’innommable. En réalité, les « historiens » révisionnistes n’ont
l’intention d’appliquer à Auschwitz que les règles cognitives d’établissement d’une
réalité positiviste, application qui n’a déjà plus cours en sciences humaines. On peut
faire (mais dans une certaine mesure) de l’histoire avec des sentiments.
54
I. EN DEÇA DE LA DAMNATION DE LA MEMOIRE
Des crimes deviennent crimes contre l’humanité à partie du moment où ils font précéder
la mort physique des victimes d’un arrachement à leur humaine condition, où ils les déshu-
manisent avant même de leur ôter la vie. Il en a été ainsi de l’extermination des juifs
d’Europe : mis hors la loi par la perte de leurs droits juridiques, puis dépossédés — par un
total anonymat — de leur personne morale et enfin réduits à n’être plus que des spécimens
de l’animal humain au moment d’être conduits à la chambre à gaz.95
93 Cf. A. RESNAIS, Nuit et Brouillard, DVD 2003 Argos Films, Arte France Développement, complément
de programme, chap. XX.
94 « Dans les pays totalitaires tous les lieux de détention régis par la police sont faits pour être de véritables
oubliettes où les gens glissent par accident, sans laisser derrière eux ces signes d’une existence révolue que
sont ordinairement un corps et une tombe. » (ARENDT, Op. cit., p. 169)
95 REVAULT d’ALLONES, Op. cit., p. 26. — On le sait, c’est Arendt elle-même qui distingue dans la
route qui mène à la domination totale, le meurtre de la personne juridique, ensuite morale et enfin la des-
truction du caractère unique de la personne. Cependant, si le projet de domination totale a pour finalité
« de rendre les hommes superflus » (Ibid., p. 198), cette superfluité qui semble déjà se réaliser selon Arendt
dans la production en masse d’êtres absolument réduits à un ensemble de réflexes (cf. Ibid., p. 194-198),
55
II. LE NERF DU CAMP
Ce sont eux, les Muselmäner, les damnés, le nerf du camp ; eux, la masse anonyme, conti-
nuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est
éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hé-
site à les appeler vivants : on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce
qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre. / Ils peuplent ma mémoire de leur présence
sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisi-
rais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voû-
tées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée.96
s’achève toutefois dans « le monde de l’oubli » vers lequel sont portés inéluctablement ces êtres absolu-
ment dociles. L’oubli systématique détermine en effet une coupure d’avec le monde commun bien plus
radicale qu’un décès recensé dans ce monde. Autrement dit, la véritable horreur des camps serait que s’y
fabriquait quotidiennement une mort anonyme vidant de sons sens la vie et la mort personnelles. (Cf.,
Ibid., p. 180) Or l’existence des chambres à gaz demeure la figure-type de la production en chaîne de ca-
davres.
96 LEVI, Op. cit., p. 117 et118.
56
sentiez qu’une haleine empoisonnée, comme si elle sortait d’entrailles déjà en décomposition.
(POLIAKOV, BH, p. 255)
A l’instar de celle de Levi, la description est hésitante : elle est en ce sens (et ce
non-sens) juste et impure. Elle est juste parce que son hésitation trahit un point
fondamental : l’impossibilité à distinguer entre l’humain et le non-humain. Mais elle
est impure parce que ses termes puisent à une tradition conceptuelle qui n’a plus
lieu d’être. Nous pensons principalement à la distinction hypostasiante entre le
corps et l’âme. Or l’analyse court par là un risque insensé : l’âme évoquant le
propre, le principe central de l’humain où s’abritent dignité, pensée, respect…, sa
perte, exhibant l’ignominie, se réduirait à ne laisser là qu’une machine physiologique
en état de décomposition faute d’intellect agent. Subsisteraient quelques réflexes.
Comment s’en émouvoir ?
Mais l’analyse s’expose doublement à sa perte : considérer que la victime est
telle en tant qu’elle a perdu son âme, c’est risquer également de confondre ce qui en
aucun cas ne peut être confondu : victime et bourreau (celui-ci ne se définirait-il pas
en effet comme une machine sans conscience ?).
Arendt elle aussi est prise dans l’équivocité drainée par la métaphysique.
En réalité, l’expérience des camps de concentration montre bien que des êtres humains
peuvent être transformés en des spécimens de l’animal humain et que la « nature » de
l’homme n’est « humaine » que dans la mesure où elle ouvre à l’homme la possibilité de de-
venir quelque chose de non-naturel par excellence, à savoir un homme. (ARENDT, ST, p.
194)
La réflexion est juste dans sa première partie quand elle veut signifier pour
l’homme la possibilité d’être réduit au non-homme. Notons toutefois que l’animal
humain en question est un être qui se comporte comme le chien de Pavlov (p. 195),
c’est-à-dire un animal de laboratoire, dé-naturé. Dès lors, on est en droit de se de-
mander si ce « faisceau de réactions » (Ibid.) trahit à son tour quelque chose
d’humain ?
A en croire la seconde partie de la réflexion, il paraît difficile de l’affirmer. Sans
doute en parlant d’animal humain tient-elle naturellement à inscrire la victime au re-
gistre de l’humanité, mais ses catégories rigoureusement employées ne permettent
pas de le penser : malgré les apparences, il n’y a pas de chiasme entre le chien non-
naturel et l’humain dégradé. Car la non-naturalité de l’animal ne consiste que dans
le fait d’avoir été dressé et par conséquent constitue la stricte antithèse de la non-
naturalité qui spécifie selon Arendt l’essence humaine : la spontanéité.
L’enfer du camp n’est donc pas le lieu de tourments entre d’une part une vie
dépouillée de ses soucis terrestres, une vie coupée du monde commun, imperson-
nelle, insignifiante, et d’autre part, une mort fatale mais confisquée.
57
Nous le savons, à Auschwitz, il est impossible de distinguer entre le mourir
(propre) et l’être-liquidé.
Par ailleurs, d’une manière générale et au delà de la conceptualité heideggé-
rienne, nous pouvons mettre en doute la validité d’une telle distinction entre mort
impropre et mort authentique. Car prendre au sérieux la gravité de la mort n’oblige-
t-il pas à la reconnaître comme l’Inconnu, l’absolument autre dont l’effroi qui nous
saisit à son approche signifie précisément qu’elle ne vient pas de nous, qu’elle ne
nous est pas destinée ? Notre époque psychothérapique qui aime tant apprivoiser
devrait méditer cette pensée :
Dans la mort, je suis exposé à la violence absolue, au meurtre dans la nuit. (LEVINAS, TI,
p. 259)
En réalité, prétendre à une mort « propre » n’est rien d’autre que l’exigence de
mourir chez-soi entouré de ses proches. Mourir dignement s’oppose à mourir dans
l’anonymat. (Il est inutile de rappeler ici l’autorité épigraphique de Rilke sur la cons-
truction de l’ars moriendi contemporain.)
La conception arendtienne s’y apparente : la mort met un terme à la vie dont le
sens désormais plein ne parvient à son expression qu’à être recueillie par un témoin,
un narrateur.97 Aussi :
les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme (en faisant qu’il soit
impossible de savoir si un prisonnier était mort ou vivant) dépouillaient la mort de sa signifi-
cation : le terme d’une vie accomplie. (ARENDT, ST, p. 191)
Mais il faut bien admettre que la philosophe semble avoir oublié un moment
très juste de la leçon phénoménologique sur la mort dispensée par son maître de
Fribourg : la mort est indifférente à l’accomplissement.
La plupart du temps il [le Dasein mourant] finit ou en état d’inachèvement ou, au con-
traire, dans un état d’usure confinant à la décrépitude. (HEIDEGGER, ET, p. 298)
97 « Par opposition à la fabrication dans laquelle la lumière permettant de juger le produit fini vient de
l’image, du modèle perçu d’avance par l’artisan, la lumière qui éclaire les processus de l’action, et par con-
séquent tous les processus historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent lorsque tous les participants
sont morts. L’action ne se révèle pleinement qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière et sans au-
cun doute connaît le fond du problème bien mieux que les participants. » (ARENDT, CHM, p. 250 et
251) — Arendt tombe alors sous le coup de la critique lévinassienne de l’historiographie en tant que gou-
vernée par le concept de totalité. « L’unicité de chaque présent se sacrifie incessamment à un avenir appelé
à en dégager le sens objectif. Car seul le sens ultime compte, seul le dernier acte change les êtres en eux-
mêmes. Ils sont ce qu’ils apparaîtront dans les formes, déjà plastiques, de l’épopée. » (LEVINAS, TI, p. 6)
L’action est faite œuvre…
58
Par-delà dignité et déshonneur
Quant à l’idée selon laquelle la vie du musulman serait comme une vie post mor-
tem, — qu’est-ce qu’une vie absolument privée de son élément relationnel et de sa
spontanéité, sinon une vie privée de dignité ? Nous voulons à nouveau dire par là
que le musulman n’est pas le résultat sous la forme d’un résidu végétatif ou instinc-
tif d’une soustraction qui signalerait une distinction entre l’humain et le non-
humain. La vie nue à quoi le musulman se trouve réduit n’est pas une absence rela-
tive ou la privation de la normativité typiquement humaine.
Le musulman […] garde le seuil d’une éthique, d’une forme de vie qui commencent là où
finit la dignité. (AGAMBEN, p. 74)
l’homme porte en lui le sceau de l’inhumain, que son esprit contient au centre la blessure
du non-esprit, du chaos non-humain. (p. 83 et 84)
Le musulman, celui qui a touché le fond, est ainsi le cauchemar d’une désubjectiva-
tion qui survit à l’homme mais ne lui demeure pas étrangère — elle en témoigne :
chez le sujet libre, elle détermine un aspect de sa structure transcendantale : il y a du
non-vécu constitutif de notre vécu.
L’expérimentation délirante du national-socialiste consista précisément à pro-
duire ce qui ne se laisse ni choisir ou refuser, ni ne se donne pour tâche.
En d’autres termes, le musulman est une attestation infiniment malheureuse et
concrète d’une catastrophe qui chez le sujet libre est toujours « possible » et immi-
nente c’est-à-dire non effective.98 Voilà ce qu’au bout du compte il nous faut soute-
nir.
98 Il peut paraître curieux de prime abord qu’une étude qui entend s’inspirer de Levinas, s’autorise l’usage
du terme « transcendantal » là où pour le philosophe « Husserl ne séparera pas le vivre de la vie et la pré-
sence, condition du discours philosophique. Toujours chez lui, la spiritualité de l’esprit reste savoir. Et
cette nécessité pour la philosophie de demeurer, en tant que savoir, savoir de la présence et de l’être, ne
pourra chez Husserl, pas plus que dans l’ensemble de la philosophie occidentale, ne pas signifier l’ultime
figure du sensé ou, ce qui revient au même, cette nécessité ne pourra pas ne pas signifier que le sensé a son
sens dans l’ultime, dans le fondamental, dans le Même. » (LEVINAS, DVI, p. 56) N’est-il donc pas insen-
sé d’un point de vue lévinassien d’intégrer le sens du non-sens à la transcendantalité ? — A moins que l’on
ne veuille par là signifier notre écart par rapport à l’absorption de l’ipséité dans l’existentialité — et son
« manque de corps », si l’on ose dire — et que la phénoménologie du non-sens ou du désastre ne soit pas
la saisie d’un invariant eidétique, mais la découverte d’un « transpossible »…
En fait, nous disons ici notre dette envers le jeune philosophe Yasuhiko Murakami dont le remarquable
texte Lévinas phénoménologue est comme un pavé jeté dans l’archipel du commentaire lévinassien.
« On pourrait qualifier la méthode Lévinas d’anthropologie phénoménologique. Celle-ci est le recherche de la
structure universelle du vécu à partir de l’analyse du cas concret et singulier (à savoir facticiel) irréductible
59
§ 2. Le témoignage comme entre-deux
Mais pour l’heure, nous voilà déjà avec Agamben introduits au devoir de re-
formuler la (trop) fameuse indicibilité d’Auschwitz, en la sauvant du lieu commun.
60
de la Gorgone, cette impossibilité est aussi ce à quoi l’homme ne peut se dérober
(le musulman), ce qui l’apostrophe par excellence : le musulman est ce qui est évité
par tous dans le camp et que l’écrivain lui-même peut toujours redouter (au point
de paraître complice du crime) :
Celui qu’on appelait le « musulman » dans le jargon du camp, pour désigner le détenu qui
cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n’avait plus d’espace dans sa cons-
cience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent encore pu
s’opposer l’un à l’autre. Cela n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions
physiques dans leurs derniers soubresauts. Aussi pénible que cela nous soit, il faut l’exclure
de nos considérations. (AMERY, p. 32)
La Gorgone et celui qui l’a vue, le musulman et celui qui témoigne pour lui, c’est un seul
regard […] (AGAMBEN, p. 57)
Le musulman, l’homme désubjectivé, celui qui n’a connu que le fond est « le
témoin intégral »99 tandis que le survivant qui témoigne témoigne d’une désubjecti-
vation. Un seul regard… disant l’impossibilité de témoigner. La honte du survivant
ne signifie rien d’autre. Une phénoménologie de la honte nous l’enseigne.
La nausée
Tel le mal de mer, la nausée se lève lorsque nous perdons pied, tandis que
l’horizon terrestre disparaît emportant avec lui les choses qui s’engloutissent dans le
bourdonnement du vide. Attelés à notre embarcation qui est à la mer, celle-ci se
perdant également comme chose, nous faisons désormais corps avec elle sans au-
cune intégration rythmique — la régularité de laquelle se présenterait comme un
soulagement. Une incorporation qui ne tangue pas sur surface ondulée : on suf-
foque submergé dans une atmosphère de pure dérive.
99 L’expression est de Levi. Cf. AGAMBEN, Op . cit., p. 36.
100 Cf. LEVINAS, DE.
61
Pris en lui-même le phénomène ne peut être reconduit à une cause. Dans l’ins-
tant de la nausée — en tant que soulèvement de l’intérieur, « mal au cœur » — c’est
notre être en totalité qui est atteint.
Nous ne pouvons pas dire devant quoi on se sent oppressé. Toutes les choses et nous-
mêmes, nous nous abîmons dans une sorte d’indifférence. […] Ce recul de l’existence en son
ensemble, qui nous obsède […], est ce qui nous oppresse. Il ne reste rien comme appui. Dans
le glissement de l'existant, il ne reste et il ne survient que ce « rien ».102
La présence qui se fait jour à travers la nausée trouve sa modalité sui generis en adhérant à
nous.105
101 ROLLAND, « Sortir de l’être par une nouvelle voie », in LEVINAS, DE, p. 31.
102 HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 31.
103 ROLLAND, Op . cit., p. 39.
104 Ibid., p. 38.
105 Ibid., p. 39.
106 SARTRE, Esquisse d’une théorie des émotions , p. 31.
62
La honte
L’« état » nauséabond rapporté à l’existence n’est donc pas un « quelque chose »
avec lequel nous entretenons un rapport, mais ce rapport même, l’affirmation d’un
enchaînement brutal.
Cette affirmation dont la manière misérable est une impuissance contre Soi —
constituant pourtant l’épaisseur de la présence — se révèle également à travers
l’expérience de la honte.
La honte est l’épreuve gênante, oppressante de la présence à nous-mêmes à la-
quelle il nous est pénible d’adhérer. Elle apparaît dans l’incapacité de se dégager de
soi. La nature aiguë de la honte ne tient pas, en effet, au sentiment d’une volonté
qui ne se sentirait pas à la hauteur de ses exigences pratiques. Qu’une volonté finie
connaisse par elle-même sa limitation, implique précisément une réserve depuis la-
quelle elle prendrait déjà distance par rapport à son manquement. En réalité, la
honte
apparaît chaque fois que nous n’arrivons pas à faire oublier notre nudité. Elle a rapport à
tout ce que l’on voudrait cacher et que l’on ne peut pas enfouir. (LEVINAS, DE, p. 112)
La nudité est honteuse quand elle est la patence de notre être, de son intimité dernière. (p.
113)
La femme obscène, celle qui devrait avoir honte, est cet être dévoilant « les
masses de chair les moins différenciées, les plus grossièrement innervées, les moins
capables de mouvement spontané » (SARTRE, EN, p. 466) « dont le balancement
est une pure obéissance aux lois de la pesanteur. » (p. 471) En bref, « une facticité
surabondante », « de trop » (p. 472), injustifiable.
Il n’en faut pas plus à Agamben pour asseoir son éthique du témoignage.
La honte nous enseigne qu’avoir conscience, être présent à soi, veut aussi dire
être abandonné à l’inassumable.
63
Comme si notre conscience faisait eau, fuyait de toute part, et en même temps se trouvait
convoquée par un décret irrécusable pour assister à sa propre ruine sans pouvoir s’y détourner,
à la désappropriation de ce qui m’est absolument propre. (AGAMBEN, p. 114)
La rougeur est ce reste qui dans toute subjectivation trahit107 une désubjectivation, et dans
toute désubjectivation témoigne d’un sujet. (p. 121)
En tant qu’il peut l’infantia, le sujet est la possibilité que la langue ne soit pas. Ce
qui veut dire que la langue a lieu à travers sa possibilité de ne pas être. Ce qui la dé-
finit comme contingence c’est-à-dire comme effectuation d’une possibilité qui au-
rait pu ne pas être. Mais alors en tant que telle c’est-à-dire en tant qu’elle existe, elle
ne le fait qu’en relation à une impossibilité : la négation du pouvoir-ne-pas-être, le
ne-pas-pouvoir-ne-pas-être.
Autrement dit, parler advient « comme l’émergence d’une césure entre un pou-
voir-être et un pouvoir-ne-pas-être. » (p. 158 et 159) Or cette césure du sujet signi-
fie aussi la mort de l’enfant. Et que l’on ne s’y trompe pas : la nécessité de la parole
signe son arrêt de mort comme contingence. De la sorte, la subjectivité « atteste,
dans la possibilité même de parler, une impossibilité de la parole. » (p. 159)
Parler ne manque pas de manquer à soi et donc ne manque pas de ne pas man-
quer à l’autre.
Et c’est pourquoi la subjectivité se présente comme témoin, peut parler pour ceux qui ne
peuvent pas parler. Le témoignage est une puissance qui accède à la réalité à travers une im-
possibilité qui accède à l’existence à travers une possibilité de parler. (Ibid.)
Le témoin ne sait pas ce qu’il dit : bouche — qui n’a rien a dire — ouverte par
le sans-langue qui lui prête voix en prenant la parole mais dont l’exposition n’est
pas le recueil de la nuit : la nuit est sans contenu. La langue est ainsi errance, in-con-
sistance : elle a lieu dans le non-lieu entre présence et absence.
Ce qui ne veut pas dire que parler de la perte revient à parler en pure perte,
mais que parler est une fidélité à l’absence. Le témoignage « ne raconte rien qui se
montre ». (LEVINAS, DMT, p. 224). Avoir « reçu de je ne sais où ce dont je suis
l’auteur » (p. 229) : le témoignage de l’homme témoigne d’un temps (abrogé) où le
verbe n’était pas au commencement ; tout auteur est d’ores et déjà coauteur.
Dès lors, si le musulman détermine effectivement une incapacité de dire et non
quelque balbutiement, si Auschwitz est ce dont il est impossible de témoigner, alors
leur témoignage n’est rien d’autre qu’autorisé. Ce n’est qu’en ce sens, en vertu de la
107 On se souviendra que le substantif « gêne » vient de l’ancien français gehir « avouer ».
64
relation entre possibilité et impossibilité, du temps mort constitutif de la langue,
que l’on peut déclarer Auschwitz « indicible ».
Cependant, une équivoque plane sur la logique de Agamben (la régit ?).
D’un côté il présente le musulman comme « la catastrophe du sujet […], sa
suppression comme lieu de la contingence et son maintien comme existence de
l’impossible. » (AGAMBEN, p. 161) Le musulman est ici la figure de l’impossibilité
de la possibilité.
D’un autre côté, il est « la figure extrême de cette extrême puissance de souffrir
[…]. » (p. 85) L’homme ayant lieu dans le non-lieu, sa puissance est aussi la puis-
sance à ne pas être.
Quand Grete Salus [une rescapée d’Auschwitz] écrivait que « jamais l’homme ne devrait
être obligé de supporter tout ce qu’il peut supporter et jamais l’homme ne devrait être obligé
de voir que la puissance poussée à cette extrême puissance n’a plus rien d’humain », elle vou-
lait dire cela : il n’y a pas d’essence de l’humain, l’homme est un être de puissance, et au point
où, saisissant son infinie destructibilité […] ce que l’on voit alors « n’a plus rien d’humain ».
(p. 147)108
Tout se passe donc comme s’il fallait préserver cette structure de l’Inconnu-
dans-la-présence — mais hors l’intimité « d’un ‘‘se rendre passif’’, où les deux
termes à la fois se distinguent et se confondent. » (p. 120) Il conviendrait à nouveau
de laisser le dehors en dehors de la conscience de sorte qu’il la concerne comme
jamais.
108 Ce pouvoir-souffrir n’est rien de moins que fondamental puisqu’il constitue pour Agamben le critère de
discrimination entre bourreau et victime. « Tandis que les victimes témoignaient de leur inhumanisation,
du fait qu’elles avaient supporté tout ce qu’elles pouvaient supporter, les bourreaux, torturant et assassinant,
sont restés des ‘‘honnêtes hommes’’, ils n’ont pas supporté ce que pourtant ils pouvaient supporter. »
(AGAMBEN, Op. cit., p. 85)
65
Chapitre 6
LE VISAGE DE L’AUTRE
Pour découvrir la facticité injustifiée […] de la liberté, il faut non pas la considérer comme
objet […], il faut se mesurer à l’infini, c’est-à-dire le désirer. (LEVINAS, TI, p. 82)
Mais cette façon de se mesurer à la perfection de l’infini, n’est pas une considération théo-
rétique […] où la liberté reprendrait spontanément ses droits. C’est une honte qu’a d’elle-
même la liberté qui se découvre […] usurpatrice dans son exercice même. (LEVINAS, EDE,
p. 244)
un au-delà que porte un temps différent de celui où les débordements du présent refluent
vers ce présent à travers mémoire et espoir. (p. 285)
§ 1. L’instant de fatigue
Quant à lui donc, le temps de la honte chez Agamben est celui d’une auto-
affection pure constituant le Même en le divisant, où le soi s’éprend de sa propre
passivité : cette réceptivité radicale recèle encore un résidu d’activité sous la forme
d’une assomption.
En termes lévinassiens, ce type de constitution du Même se décline après la
guerre sous le double aspect « hypostasique-diastasique ». Il est le « temps » d’un
instant. L’instantanéité du soi est à la fois hypostase et diastase.
L’hypostase
L’hypostase est l’acte originaire d’assumer l’être c’est-à-dire le fond sans fond,
l’être-en-général, l’être indéterminé — l’il y a : « néant de sensations » (LEVINAS,
EE, p. 96).
66
Une négation qui se voudrait absolue, niant tout existant — jusqu’à l’existant qu’est la
pensée effectuant cette négation même — ne saurait mettre fin à la « scène » toujours ou-
verte de l’être, de l’être au sens verbal : être anonyme qu’aucun étant ne revendique, être sans
étants ou sans êtres, incessant « remue-ménage » pour reprendre une métaphore de Blanchot,
il y a impersonnel, comme « il pleut » ou un « il fait nuit ». Terme foncièrement distinct du
« es giebt » heideggérien. Il n’a jamais été ni la traduction, ni la démarque de l’expression al-
lemande et de ses connotations d’abondance et de générosité. (préf. à la 2e édit.)
C’est dire que la conscience est une rupture de la vigilance anonyme de l’il y a, qu’elle est
déjà hypostase, qu’elle se réfère à une situation où un existant se met en rapport avec son
exister. Nous ne pourrons évidemment pas expliquer pourquoi cela se produit : il n’existe pas
de physique en métaphysique. Nous pouvons seulement montrer quelle est la signification de
l’hypostase. (LEVINAS, TA, p. 31)
L’hypostase est l’événement même d’une identification qui mue le verbe imper-
sonnel en un substantif : l’être devient l’être de l’étant.
Cette apparition de l’étant est une naissance : elle est à saisir eu égard au com-
mencement et non eu égard à la fin. Avant d’être au monde, le relation à soi se pose
comme telle et par cette position la conscience peut avoir lieu.
La position ne s’ajoute pas à la conscience comme un acte qu’elle décide, c’est à partir de
la position, d’une immobilité, qu’elle vient à elle-même. […] Elle « a » une base, elle « a » un
lieu. […] Il ne s’agit pas du contact avec la terre : s’appuyer sur la terre est plus que la sensa-
tion du contact, plus qu’une connaissance de base. Ce qui est ici « objet » de connaissance ne
fait pas vis-à-vis au sujet, mais le supporte et le supporte au point que c’est par le fait de
s’appuyer sur la base que le sujet se pose comme sujet. (LEVINAS, EE, p. 120)
L’événement de l’hypostase, c’est le présent. Le présent part de se soi, mieux encore, il est
le départ de soi. […] il commence ; il est le commencement même. Il a un passé, mais sous
forme de souvenir. (LEVINAS, TA, p. 32)
Dés lors, le présent ou l’instant n’est pas simple : il y a une dialectique propre
de l’instant : l’acte de se poser n’est pas de tout repos.
[…] il reste toujours que l’instant par lui-même est une relation, une conquête, sans que
cette relation se réfère à un avenir où à un passé quelconque […]. En tant que commence-
ment et naissance, l’instant est une relation sui generis, une relation avec l’être, une initiation à
l’être. (LEVINAS, EE, p. 130)
67
vahissante qui déterminent une fatigue aiguë, montrent que celle-ci est moins cause
du relâchement de l’être que ce relâchement lui-même. La fatigue n’affecte pas une
main qui dès lors abandonne ce qu’elle soutenait péniblement, elle est dans l’instant
de l’effort ce relâchement d’une main agrippée à ce dont elle se lasse.
Abandon sui generis […] dans une luxation de moi par rapport à soi […]. / Se fatiguer, c’est
se fatiguer d’être. (p. 50)
la fatigue n’est pas accidentelle à l’acte, elle lui est essentielle. L’acte révèle alors
une condamnation : le fait d’être livré à soi. Le sérieux de l’existence est celui d’une
besogne de laquelle on ne peut se défaire.
Mais si le commencement se produit sans héritage, il est également toujours
évanescence.
Si le présent durait, il aurait reçu son existence de quelque chose qui précède. Il aurait bé-
néficié d’un héritage. (LEVINAS, TA, p. 33)
L’instant est une naissance perpétuelle. C’est dire que le présent n’a aucun ave-
nir : il n’échappe pas et retourne fatalement à soi.
Rien ne saurait annuler l’inscription dans l’existence qui engage le présent. La coupe de
l’existence doit être bue jusqu’à la lie, épuisée ; rien n’est laissé pour le lendemain. Toute
l’acuité du présent tient à son engagement sans réserve et en quelque manière sans consola-
tion dans l’être. (LEVINAS, EE, p. 132)
Ce recul au sein du présent par lequel il s’accomplit doit être compris également
comme le déphasage propre à la diastase de l’identique.
L’essence [ l’événement d’être, l’appropriement] ne désigne pas primordialement les arêtes
des solides ni la ligne mobile des actes où une lumière scintille ; elle désigne cette « modifica-
tion » sans altération ni transition, indépendante de toute détermination qualitative, plus
formelle que la sourde usure des choses trahissant leur devenir […]. Modification par la-
quelle le Même se décolle ou se dessaisit de lui-même, se défait en ceci ou cela, ne se re-
couvre plus et ainsi se découvre […], se fait phénomène — l’esse de tout être. L’essence de
l’être ne désigne rien qui soit contenu nommable […] elle nomme cette mobilité de
l’immobile, cette multiplication de l’identique, cette diastase du ponctuel, ce laps. » (LEVI-
NAS, AE, p. 53)
68
La diastase rend compte donc encore — sur cette limite entre l’être anonyme et
l’existant — du mode d’exister de l’instant, mais en relevant cette fois l’auto-
différenciation inhérente à l’identique. Elle décrit l’apparition même de l’étant — qui
n’est pas en elle-même un étant mais son clignotement.
Le présent se pose au point se s’exposer : être comme exhibition de soi. Mais
Conscience, position, présent, « je », ne sont pas initialement — bien qu’ils le soient fina-
lement — des existants. (LEVINAS, EE, p. 141 et 142)
La conscience ne tombe pas dans un corps — ne s’incarne pas ; elle est une désincarna-
tion — ou plus exactement un ajournement de la corporéité du corps. (LEVINAS, TI, p.
179)
Cet ajournement à son tour ne doit pas être saisi comme une dégradation, mais
comme une emphase de l’être. Emphase qui consiste à apparaître comme si
l’expérience procédait d’un sujet. L’épreuve — la substantivation — se fait expé-
rience d’un objet. Je suis une « chose pensante ». Ainsi l’être est mieux disposé. Car
69
l’objectivation loin de constituer une aliénation est l’avoir-lieu d’une distance à soi,
d’un oubli de soi où jouir d’une franche respiration.
Toute conscience est effacement devant la sphère objective qu’elle fixe.
Le sujet est […] le pouvoir de se trouver toujours derrière ce qui nous arrive.
L’affirmation de Kant que le sens interne ne nous fournit qu’un sujet transformé par les
conditions de toute objectivité, permet précisément de saisir l’essentiel du sujet, qui ne se
confond jamais avec l’idée qu’il peut avoir de lui-même, mais qui est déjà liberté à l’égard de
l’objet, un recul, un quant-à-soi. (LEVINAS, EE, p. 78)
C’est dire que la modification qu’est le moment de la conscience assure non ac-
cidentellement la pose de l’étant comme tel ou tel. Il y a au sein de l’apparaître
comme un redoublement du recul pour faire place à sa solidification.
Mais il faut que cette intentionnalité signifie d’une façon ou d’une autre un re-
tour à soi, à l’essence. L’identification doit demeurer une modalité de l’être.
Mais si l’intériorité était une exception absolue, l’être découvert dans la vérité serait tron-
qué de son intériorité, il serait, dans la vérité, dissimulé en partie, apparent et non vrai. (LE-
VINAS, AE, p. 50)
Le sens, c’est ce par quoi un extérieur est déjà ajusté et se réfère à l’intérieur Le sens n’est
pas initialement la réductibilité d’une notion ou d’une perception à un principe ou à un con-
cept. Car en quoi consisterait alors le sens du principe irréductible ? (LEVINAS, EE, p. 74)
La vérité ne tient pas dans une je ne sais quelle explication mais dans
l’adéquation. L’essentiel c’est le fait pour l’homme qui « s’est regardé dans la glace
et s’est vu » (p. 60) de s’être reconnu (fait irréductible à quelque apprentissage) —
l’essentiel pour l’être est ici d’attraper une figure. Dans l’intentionnalité, la pensée
est accordée à la chose et s’identifie la pleine possession de soi. « L’homme heureux est
111 Notre note116 précisera la forme de cette identification où rien n’est perdu.
70
celui qui se retrouve avec plaisir au réveil, se reconnaît celui qu’il aime être. » (Paul
Valéry)
Tout doit dès lors se passer comme si le réalisme qui guettait la disparition de la
conscience ne manquait pas de refluer vers cet idéalisme où tout revient à soi, au
Même.
La souffrance encaissée
Le déphasage de l’instant, le « tout » décollant du « tout » […] rend cependant possible une
récupération où rien n’est perdu. (LEVINAS, AE, p. 51)
Ce qui se passe peut être identifié — la fatigue peut se refaire comme on se re-
fait une santé.
Nous savons qu’à travers l’émergence de l’instant, l’« exister est à lui » et il l’est
« sans partage » : aussi par cette maîtrise « l’existant est seul » (LEVINAS, TA, p.
31). Autrement dit, la mienneté — le fait que l’être soit mon être — se réalise
comme solitude, c’est-à-dire comme le fait d’être à jamais avec soi : événement de
l’insubstituable, — telle la souffrance.
Dans la peine, dans la douleur, dans la souffrance, nous retrouvons, à l’état de pureté, le
définitif, qui constitue la tragédie de la solitude. […] Elle [la souffrance] est l’irrémissibilité
même de l’être. Le contenu de la souffrance se confond avec l’impossibilité de se détacher de
la souffrance. Et ce n’est pas définir la souffrance par la souffrance, mais insister sur
l’implication sui generis qui en constitue l’essence. (LEVINAS, TA, p. 55)
71
se donne des raisons ou se fait une raison. »113 La souffrance ou la solitude se donne
une raison : la conscience qui a pour base l’hypostase n’est qu’une « amplification
de cette résistance à l’être anonyme et fatal » (LEVINAS, EE, p. 80).
Certes cette amplification est le temps de la compensation : le poids du mal est
plié à la nécessité du devenir comme une étape inévitable sur le chemin de son ef-
fectuation. Il sert de garde-fou.
Agressivité recherchée. A la folie du jour qui assaille, répond le désir du jour, désirant la
folie ; puissance de la Raison, maître fort comme la mort, selon Hegel, maître plus fort que la
mort […]. Désir d’eau et d’air, mais qui désire la soif même et l’irrespirable. (LEVINAS,
SMB, p. 66 et 67)
Ennui de notre époque dissimulé sous l’activisme d’un système ou d’un paysage
communicationnel où s’accumulent et circulent des données formant un espace
113 Ibid.
114 Dans Totalité et infini, la maîtrise s’atteste à la pointe de la jouissance sensible. « La jouissance est un retrait
en soi, une involution. Ce que l’on appelle l’état affectif, n’a pas la morne monotonie d’un état, mais est
une exaltation vibrante où le soi se lève. » (LEVINAS, TI, p. 123) La possibilité de se retirer est celle de la
relation entre un être corporel et la terre lui servant de base. Plus précisément, le corps est cette relation
dont témoigne le besoin.
Le Même se pose comme tel par sa condition terrestre intraversable où il dépend de ce qui lui est autre :
c’est à travers sa dépendance qu’il maîtrise son existence. Le besoin décrit le mouvement originaire de
l’identification, car sa satisfaction détermine un point fixe, une base au sein de l’être anonyme, à partir de
laquelle l’ordonnancement du monde a lieu. En effet, la satisfaction est du deuxième degré. Le corps indi-
gent, par ses besoins, se suffit — nous nous satisfaisons de notre satisfaction. La relation est assouvissement.
Mais assouvissement jamais assez assouvissement. Mais, impatient, se nourrissant déjà de ce décalage.
Si nous ne vivons pas pour manger, ce dont on se nourrit ne vient pas simplement combler un manque
dans la nécessité que l’on est de survivre. On manquerait là le sérieux du plaisir tant convoité, au mépris
du danger ou de la honte que la recherche pourrait constituer. « La faim, est le besoin, la privation par
excellence et, dans ce sens précisément, vivre de… n’est pas une simple prise de conscience de ce qui rem-
plit la vie. Ces contenus sont vécus : ils alimentent la vie. On vit sa vie. » (Ibid., p. 113 et 114) Le « moyen »
avec lequel nous sommes en rapport vire déjà en fin dont le contentement est vécu : on vit pleinement sa
vie, sans se soucier d’une finalité ultérieure aux rouages obscurs, projetant son ombre sur notre existence.
Le besoin ne réside donc pas simplement en une béance à jamais dilatée, « il est la πενια comme source de
πορος » (Ibid., p. 118). Le vivre-de ou la jouissance jouit de son appétit. Que le vivant éprouve au sein de
sa dépendance une complaisance, y révèle une indépendance. Au lieu de l’asservir, l’« autre » est offert à
son goût.
L’être sensible caractérise ainsi cette manière d’être dont l’acte consiste à s’appuyer sur ce vers quoi il se
dirige. L’alimentation « est la façon dont le moi, commencement absolu, se trouve suspendu au non-moi ».
(Ibid., p. 135.) Mais, « les forces qui étaient dans l’autre deviennent mes forces, deviennent moi ». (Ibid.)
Saveur du savoir qui a le goût fin.
72
échoué en son état d’accomplissement, c’est-à-dire dépourvu d’un point-source qui
du dehors ferait la différence : personne ne répond des informations. Quel sens y
aurait-il à devoir justifier ce qui se présente comme qualifié ? On collectionne les
problèmes mais rien ne se détache vraiment : « l’arrachement est injustifiable [into-
lérable] dans un tissu à trame égale, d’équité absolue. » (LEVINAS, AE, p. 254).
Tout est conforme et va son train — rien ne s’abîme. Le réseau — un ensemble
d’états jouant le rôle d’une fonction globale en même temps qu’ils sont fonction les
uns des autres — se diversifie pareillement en d’autres réseaux dans un infatigable
apprentissage où ça se tient.115
Ce qui est en cause, c’est une réceptivité qui organise et ajuste sa propre irritabi-
lité : l’autre remplit sa fonction d’associé comme s’il était fait pour ça. Il fonctionne
comme un signe garantissant l’avenir de la cohésion. Le passé est à la mesure du
projet. Il n’est amené à l’existence qu’en tant que passé destiné à venir. L’intervalle
est déjà absorbé par un sujet absorbé par sa tâche de sujet. On tue le temps.
Ce qui n’est somme toute pas bien grave : un stimulant fera l’affaire — l’affaire
de la guerre menée frénétiquement contre l’ennui. « Le bonheur assiège le malheur
[…]. » (LEVINAS, SMB, p. 62)
Ce qui est en défaut, c’est la réceptivité, laquelle n’est pas de l’ordre du projet mais de
l’accueil, de l’ouverture, et qui n’admet aucun a priori, qui, attendant sans s’attendre à quoi
que ce soit, se tient ouverte par-delà toute anticipation possible. C’est ce que je nomme la
transpassabilité […]. (MALDINEY, PHF, p. 114)116
115 « L’important c’est que la communication s’établisse cinq sur cinq, sans perdition ni parasites, pour que
l’information envoyée par l’émetteur soit parfaitement reçue par le récepteur. / Mais on ne se pose jamais
la question de savoir si elle a un sens, si elle vaut la peine d’être diffusée… L’important c’est qu’il y ait
information et qu’elle passe bien. » (J. ELLUL, Le bluff technologique, p. 389) Notons que dans une perspec-
tive lévinassienne, cette situation correspond à une dégradation au deuxième degré. Non seulement la
circulation des données est dépourvue de destinateur et de destinataire (l’émetteur et le récepteur peuvent
être n’importe qui) mais le thème lui-même n’est objet de préoccupation que dans la mesure où il est ren-
du présentable. Notons encore que pour Ellul la prolifération des informations devrait conduire à une « per-
sonnalité éclatée » (Ibid., p. 390) car le règne du quantitatif ne peut de soi établir une organisation. Dans une
perpective lévinassienne, nous dirions plutôt que c’est le toujours-plus du besoin de cohérence qui mène à
sa contra-ception.
116 Schématiquement donc, le processus en cause : à partir de l’instantanéité hypostasique-diastasique
73
Aussi, l’homme de la complaisance, retranché dans son pavillon, est au bord de
ce que Blanchot appelle l’« expérience-limite ».
L’expérience limite est celle qui attend cet homme ultime, capable une dernière fois de ne pas
s’arrêter à cette suffisance qu’il atteint ; elle est le désir de l’homme sans désir, l’insatisfaction de
celui qui est satisfait « en tout », le pur défaut, là où il y a cependant accomplissement de l’être.
L’expérience-limite est l’expérience de ce qu’il y a hors de tout, lorsque le tout exclut tout dehors,
de ce qu’il reste à atteindre, lorsque tout est atteint, et à connaître lorsque tout est connu :
l’inaccessible même, l’inconnu même. (BLANCHOT, EI, p. 304 et 305)
brement du remember qui « encaisse ». Tour tactique que joue la mémoire. Etre un être de mémoire, c’est,
de l’expérience, en avoir l’expérience.
La rétention est une saisie où l’être se maintient comme son (s)avoir : comme quelque chose de durable,
on en dispose. C’est dire que retenir les choses, c’est les fixer comme telles en leur conférant une forme.
Par la forme, l’être est compris comme un phénomène, un pour-moi dont les contours délimités se dispo-
sent en perspectives. Le phénomène auquel le sujet tient se profile ainsi comme une fin, un terme dont la
clôture thématique signale à chaque fois l’ouverture à une nouvelle synthèse temporelle possible. L’espace
de la (com)préhension — un rapprochement perpétuel, de leur côté les choses se côtoient — a de la sorte
une structure temporelle à travers laquelle l’être palingénésique se confirme. « Terme d’une relation le moi
ne perd dans ce rapport rien de son ipséité. » (LEVINAS, DEE, p. 62)
Mais corrélativement le maintien, la « main-tenance » (LEVINAS, « Diachronie et représentation », in
EN, p. 178) de l’être-au-monde s’établissant dans les formes dessine un rassemblement de l’être où l’on ne
se brouille pas. Et nous occidentaux savons que lorsque cette décence du tout-qui-convient constitue
l’ensemble de nos rapports — l’afféterie —, nous y pressentons le poids d’une inconsistance, « l’incessant
bourdonnement qui remplit chaque silence [le sujet sait ce qu’il veut, il n’y a rien à rajouter] où le sujet se
détache de l’essence […] » (LEVINAS, AE, p. 254, déjà partiellement cité. — Nous interpréterons plus
précisément ce silence angoissant — l’être anonyme — lorsqu’il sera explicitement question du langage.)
En définitive : « La transcendance de l’espace ne saurait être assurée comme réelle que si elle est fondée
sur une transcendance sans retour au point de départ. » (LEVINAS, TA, p. 48 et 49)
74
§ 2. Le surgissement d’Autrui
La diachronie
[…] le mauvais et gratuit non-sens de la douleur perce […] sous les formes raisonnables
qu’emptuntent les « usages » sociaux de la souffrance, qui, en tout cas, ne rendent pas moins
scandaleuse la torture qui frappe et isole dans la douleur les handicapés psychiques.117
La présence de l’aliéné — celui qui est échu à son abandon au monde commun
— nous frappe et la pitié peut être de rigueur. Qu’est-il ici signifié ? En termes lévi-
nassiens : la diachronie « qui affole le sujet mais qui canalise la transcendance »
(LEVINAS, EDE, p. 285) : un décalage irrécupérable, plus ancien que toute fatigue
et une « hypostase » — un soi réduit à soi — qui ne ressortit pas au mode du no-
minatif.
[…] la distance de la diachronie [est] sans présent commun où la différence est passé non rat-
trapable […]. (p. 142)
Le terme en récurrence sera recherché ici par-delà — ou avant — la conscience et son jeu,
par-delà ou en deçà de l’être qu’elle thématise, hors l’être et, dès lors, en soi comme exil ;
sous l’effet d’une expulsion — dont il convient d’expliciter la positive signification ; sous
l’effet d’une telle expulsion hors l’être, en soi ; expulsion en ce qu’elle m’assigne avant que je
me montre, avant que je m’installe : je suis assigné sans recours, sans patrie, déjà renvoyé à
moi-même, mais sans pouvoir m’y tenir — astreint avant de commencer. (p. 163)
En regard du présent (c’est-à-dire sans égard pour lui) donc, la diachronie est
un « décalage », une « disparité » (p. 144) incessante. Elle détermine une sensibilité,
elle structure une subjectivité qui n’a pas de présent parce qu’elle est le rapport à
l’Autre absolument non thématisable. Une sensibilité comme l’écart perpétuel entre
l’approche et l’approché. Comme si la subjectivité n’était qu’une fuite (le sujet « fai-
sant eau » était-il dit) vers l’impossibilité d’un noème, vers l’inconnu plus inconnu
que tout non-dit — écoulement, temporalité, transcendance — mais Inconnu qui
l’obséderait sans relâche c’est-à-dire dans l’impossibilité que serait le sujet de se re-
prendre — honte ( ! ).
La diachronie est cet irréductible décalage entre le moi (armé de sa structure
d’intentionnalité) et l’autre qui ne partage pas son présent, et à la fois la subjectivité
elle-même comme rapport-à-l’autre.
Comment se produit alors la diachronie ?
75
Le face-à-face
[…] ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s[e] réduit pas [à la perception]. (LE-
VINAS, EI, p. 90)
Totalité et infini nous a magistralement enseigné la signification du visage au cœur
de l’ouvrage :
Le visage est présent dans son refus d’être contenu. (LEVINAS, TI, p. 211)
Se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement phé-
noménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du
face-à-face, sans intermédiaire. (LEVINAS, TI, p. 218)
Le visage n’est pas une métaphore, le visage n’est pas une figure. (DERRIDA, ED, p. 149)
76
adressée, la simple prescription qu’il y ait de la prescription (et pas seulement de la descrip-
tion, de la connaissance.118
Autrement qu’être dans son analyse consacrée au visage (cf. AE, p. 143-150) ap-
profondit cette facticité d’Autrui. Il est vrai — c’est bien connu — que le langage
de Totalité et infini peut prêter à l’équivoque.
Le visage ne signifie pas, ne se présente pas comme un signe, mais s’exprime, se donnant en
personne, en soi, καθ’αυτο : « La chose en soi s’exprime. » S’exprimer, c’est être derrière le signe.
Etre derrière le signe, n’est-ce pas d’abord être en mesure d’assister (à) sa parole, de lui porter
secours, selon le mot du Phèdre plaidant contre Thot (ou Hermès) et que Levinas fait sien à
plusieurs reprises ? (DERRIDA, ED, p. 150)
Il y aurait donc là comme une virilité du visage, de la parole vive apte à se dé-
fendre toute seule, de la plénitude d’une expression qui se maîtrise, qui ne serait pas
ici au regard de l’esprit lévinassien en odeur de sainteté.
Bien que Totalité et infini déborde, peut-être maladroitement, le sillon socratique
d’une culture de la Présence — « la présence, réduite à la simplicité de la présence »
(BLANCHOT, EI, p. 87) qui fait toute son étrangeté est entendue en tant qu’elle
n’est pas reconnue — apprendre est autre chose que se ressouvenir — et son en-
seignement n’est pas « riche de sens » (p. 88) (l’ironie bénéfique) mais demande de
77
l’indigent en deçà de l’habileté déniaisante, salutaire — « la feinte ignorance »
(BLANCHOT, ED, p. 77) — et la beauté de l’âme qui font la posture du citoyen
d’Athènes —, Levinas, attentif à la parole de l’autre, dénoncera lui-même cette pa-
role authentique, cette parole d’honneur dont la vivacité de l’imposition courrait le
risque d’afficher sa misère :
[…] forme ambiguë d’une suprême présence assistant à son apparoir, perçant de jeunesse
sa plasticité. (LEVINAS, AE, p. 145)
L’apparoir […] percé par la jeune épiphanie — par la beauté — encore essentielle — du vi-
sage […]. (p. 144 et 145)
par cette jeunesse déjà passée dans cette jeunesse : peau à rides, trace d’elle-même […]. (LE-
VINAS, AE, p. 145)
Etre derrière l’apparence, derrière le signe veut donc dire ne pas se manifester
au sens d’une « défection même de la phénoménalité » (p. 141). Mais précisément
une défection ambiguë : le visage n’est pas une anti-image — ce qui reviendrait
dans l’opposition à l’avoir encore posé. « Le retrait n’est pas une négation de la pré-
sence » (p. 143), mais le moins d’une présence « moins qu’un phénomène » (p. 145).
Sa misère est celle d’une existence qui déserte d’elle-même mais comme un être au
bord du vide en proie au vertige, une manière de se tenir en s’abîmant dans le nulle
part sans disparaître purement et simplement. Une disparition qui n’en finit pas de
disparaître, « qui n’est pas encore arrêtée dans l’immobilité absolue du masque mor-
tuaire […]. » (Ibid.)
Que l’on ne se méprenne toutefois pas : l’abandon du visage ne s’apparente pas
à l’évanescence inhérente au phénomène susceptible de forme, mais se tient sans s’y
retrouver entre l’absence et la présence. Cette nuance fait tout son scandale et rend
compte en somme de la non-constitution égologique d’Autrui.
78
nullement partagé et ne partage pas un moi anémié… sans partage. « Je suis accusé
d’avoir tardé » (p. 141) Le sujet synchrone n’a rien du moi responsable : sujet affecté
par un retard irrattrapable, inassumable : « le tarissement de l’apparence » (BLAN-
CHOT, ED, p. 38) crève les yeux au point d’obséder. Autrui ne m’est absolument
pas égal. La souffrance de l’autre vire déjà en souffrance par l’autre qui vire déjà en
souffrance pour l’autre. Le moi est découvert comme s’accusant — il tient à soi en
se rongeant les sangs — c’est-à-dire comme responsable mais d’une responsabilité
en deçà du choix et du non-choix.
79
Chapitre 7
DE LA SUBJECTIVITE OU DU TEMOIGNAGE
avant toute expression verbale, dans sa mortalité, du fond de cette faiblesse, une voix qui
commande : un ordre à moi signifié, de ne pas rester indifférent à cette mort […]. 121
en question ; être-en-question, mais aussi à la question, avoir à répondre […] » (LEVINAS, « De l’Un à
l’Autre. Transcendance et temps », in Ibid., p. 165)
124 Cf. MURAKAMI, Op. cit., p. 49-64. — Tout le sens de son travail consiste d’ailleurs à soutenir que la
philosophie lévinassienne en son fond est de part en part phénoménologique. Mais et la nuance est de
taille, la dimension phénoménologique telle que l’entend Murakami n’admet pas originairement ou préori-
ginairement la dimension éthique. Celle-ci s’institue selon lui sur base de celle-là. Le discours éthique serait
la traduction, la déformation cohérente d’une couche proprement phénoménologique à laquelle Levinas a
su par ailleurs se rendre attentif. Ce point capital est donc là où notre lecture entre en divergence. D’après
nous, le discours éthique est la manière lévinassienne de pratiquer la phénoménologie.
125 L’empirique, ce qui se distingue du transcendantal à titre d’expérience, tel que nous l’entendons ici, ne
relève pas de l’attitude naturaliste : il est la manière dont l’en-soi ou l’intelligibilité habite le fini ou la ma-
nière dont le particulier recèle l’universel.
80
Dans sa non-intentionnalité, en-deçà de tout vouloir, avant toute faute, dans son identifi-
cation non-intentionnelle, l’identité recule devant son affirmation, s’inquiète devant ce que le
retour à soi de l’identification peut comporter d’insistance. […] L’intériorité du mental, c’est
peut-être originellement cela, ce manque d’audace de s’affirmer dans l’être et dans sa peau.126
Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. (LEVINAS, TI, p. 216)
81
nemment le sujet ? La relation à Autrui ne peut-elle pas être ainsi considérée
comme le sens de la subjectivité concrète ?
Mais cela justifie-t-il seulement une sémantique éthique ? Oui — et cela ne
nous paraît pas être un préjugé — si l’on admet que la souffrance de l’autre est une
souffrance sans nom, inutile. — Penser qui s’accomplit en tant que panser ; la mé-
dication, avant l’échange, comme transcendantal sociétal. — Aussi, sur le plan
structurel, l’Autre a le visage d’un prolétaire (la nudité du prolétaire n’étant pas
l’attribut d’un personnage) et doit être, de par sa misère, ce qui, de façon insigne, a
animé (pré)originairement, en l’instituant, le sujet en tant que sujet vulnérable, sujet
à la douleur, — et la phénoménologie se dit non métaphoriquement en langage
éthique :
[…] [la] passivité qui n’est le corrélat d’aucune activité décrit moins la « mauvaise cons-
cience » du non-intentionnel qu’elle ne se laisse décrire par celle-ci.129
Que la responsabilité « soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non com-
ment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour Au-
trui » (LEVINAS, EI, p. 103), elle définit la structure du sujet.
En somme, c’est un souci de concrétude qui anime Levinas sans qu’il ne soit
jamais question d’édicter quelque morale édifiante, mais en veillant à ce que ce sou-
ci de l’approche de l’autre concerne les êtres en situation avant la situation elle-
même.
La passivité
82
avec soi. » (MALDINEY, PHF, p. 389) L’affection de la souffrance va sans com-
préhension. Elle est la manière même de l’Insupportable.
« Sans faute » : il est d’abord évident que la mauvaise conscience n’est pas réfé-
rée ici à quelque fait répréhensible ; mais « sans faute » peut-être aussi parce qu’on
pourrait se souvenir que se découvrir originairement fautif ne va pas sans assomp-
tion et que l’être-fautif comme synonyme de finitude ne dit pas « [l]’infini de notre
destruction […] mesure de la passivité » (p. 52) et son excès. La mauvaise cons-
cience n’est pas l’existence bordée par le néant, l’existence qui ne peut certes sur-
monter une culpabilité fondamentale sans remède, un passé infiniment antérieur à
la faute empirique — mais qui déjà se retourne vers lui, qui, affecté de cette négati-
vité, se pose comme fondement de sa finitude, s’en rendant responsable. Le cri du
souci a beau venir de loin, il ne vient jamais que de soi.
Par l’obsession du souci, nous ne sommes pas appelés hors de nous-mêmes, mais retenus
dans l’espace de la sécurité, même cheminant à l’abandon. (p. 84)
Aussi, une des grandes avancées de la description lévinassienne est d’avoir laissé
« être » la facticité ou l’ancienneté de la subjectivité. Heidegger a naturellement
compris que l’essentiel n’est pas le résultat d’un acte de position, que la subjectivité
n’est pas contemporaine d’elle-même, cependant cet écart — l’écart de la tempora-
lité — donne lieu d’emblée chez lui au retour soucieux à soi. Nous l’avons suffi-
samment souligné : à force de comprendre, la corporéité ne prend pas. Mais nous
voulons maintenant souligné que l’impossibilité de la facticité à se retourner en as-
somption rend compte chez Levinas d’un moment transcendantal de la condition
humaine : la créaturalité.
131 Ibid.
83
La résonnance du concept de créaturalité est évidemment à entendre dans sa
décontamination d’avec toute t-h-é(lé)ologie : le déjà-fait de la passivité plus passive
que toute passivité ou l’institution d’un passé qui n’a jamais été présent et ne le sera
jamais signifie pleinement et à juste titre le fait qu’
il n’y a jamais personne pour assister à l’acte par lequel (quelqu’un) est créé ; il n’y a au-
cune conscience où ce passé aurait pu commencer et dès lors s’instituer comme un présent
[…].132
ce serait la culpabilité innocente, le coup depuis toujours reçu qui me rend d’autant plus
sensible à tous les coups. (p. 41)
Mais le philosophe ne doit-il pas face à cette patience comme extrême urgence
y relever une contradiction ? Est-il sensé de tenir à la fois l’exigence de la diachro-
nie — comme détachement perpétuel du moi par rapport à soi dans l’ouverture à
l’Autre — et l’aspect de l’immédiateté barrant toute compréhension, que fonde la
non-coïncidence à soi ?
En réalité, la question ne se pose pas si l’on a compris qu’à l’ouverture au De-
hors correspond une mise hors circuit de la conscience active, persévérante. La re-
lation entre le Même et l’Autre n’est pensable que comme non-sens : exclusion de
la genèse du pour-soi où personne ne s’y retrouve — dehors sans issue. En bref, la
conscience passive est détachée, dé-tâchement de la jouissance mais le détachement
lui-même constitue l’inaptitude à décoller de soi, une obsession.
84
§ 2. Le Dire pur
I. L’UNIQUE ORIENTATION
Le passage à la Parole
En est-on réduit pour autant au pur non-sens ? Non : l’impouvoir seul signerait
l’engloutissement du sujet dans un traumatisme où rien n’arriverait. Dans
l’atmosphère d’impouvoir, dans cette patience sans fin tranche un événement : le
passage134 à la parole. La passivité se dénoue en Dire. La descente vertigineuse dans
le fond sans fond s’infléchit en signifiance.
Sous le poids dépassant ma capacité, une passivité plus passive que toute passivité corréla-
tive d’actes, ma passivité éclate en Dire. (LEVINAS, AE, p. 229)
Mais il fallait que soient abandonnées derrière soi toutes les possibilités envisa-
geables pour que se produise l’événementialité de l’événement. Un événement n’est
jamais contenu dans mes possibilités. A travers le Dire, la souffrance par l’autre si-
gnifie : elle signifie en tant que souffrance-pour-l’autre. Le mal me touche au point
qu’il (me) signifie (comme) l’horreur du mal.
Autrement dit, dans l’« aliénation », dans l’exclusion de tout rapport, se fait une
relation — la seule solution transpossible —, une orientation qui ne peut être com-
prise que comme service à l’autre. La perte de soi, l’évidement de soi prend un sens
en tant que donner-malgré-soi-à-l’autre. Mais un donner qui avant de donner
quelque chose signifie comme « signe donné de l’un à l’autre » (LEVINAS, EDE, p.
323), comme dire « condition de toute circulation de messages. » (Ibid.) Une parole
d’avant la langue que la réduction admet.
Le Dire ici n’est pas un acte d’expression mais l’exposition faite à l’autre, le pré-
alable à toute communication extérieure et à toute transmission de signes.
85
lieux’’»135 dans une sorte donc de clarté sans fond, de dialogue dans le vide comme
si la langue maîtrisait ses préjugés. Car l’être-en-situation n’est-il pas la condition
même de toute communication ? Les heideggériens nous l’ont enseigné : seuls des
êtres dépassés par leur monde peuvent être dépassés l’un par l’autre c’est-à-dire
coexister. Ce n’est que sur fond de monde que la perpective de l’un glisse sponta-
nément dans la perpective de l’autre.
Nous nous sommes déjà confrontés aux thèses de l’être-en-dialogue et en
avons tiré les conséquences que l’on sait. A la lumière de la conceptualité lévinas-
sienne, nous pouvons approfondir notre critique.
Parler d’une signification d’avant la parole parlée ne paraît absurde qu’eu égard
au champ de l’être-en-dialogue. Or précisément l’être-en-dialogue ne va pas de soi.
Pour Merleau-Ponty, le langage constitue un véritable geste, un certain style
dont la signification est un monde. Ce qui suppose en toute orthodoxie contre-
idéaliste le d’ores-et-déjà du monde. Le sens de la parole consiste ainsi précisément
à moduler à l’aventure — le locuteur ne sait par avance ce qu’il dit — un système
de signes dont la modulation sera reprise au compte de l’auditeur.
Le geste est devant moi comme une question, il m’indique certains points sensibles du
monde, il m’invite à l’y rejoindre. La communication s’accomplit lorsque ma conduite trouve
dans ce chemin son propre chemin. Il y a confirmation d’autrui par moi et de moi par autrui.
(MERLEAU-PONTY, p. 216)
Mais alors au lévinassien de se demander : qu’est-ce qui fait que le geste d’autrui
est perçu comme une invitation et non pas appréhendé comme une menace ?
Qu’est-ce qui fait que ce style singulier est à connaître et non pas à ignorer (le meil-
leur des cas) comme barbare ?
Dans le monde merleau-pontien, la question demeure abstraite ou plutôt se ré-
sout d’elle-même : l’un est de soi dans une reprise ouvert sur l’autre — sans quoi la
question ne se poserait même pas.
Autrui ou moi, il faut choisir, dit-on : mais on choisit l’un contre l’autre, et ainsi on affirme
les deux. […] Le refus de communiquer est encore un mode de communication. (p. 414)
86
distinguer, d’une part, les significations, dans leur pluralisme culturel et, d’autre part, le
sens, orientation et unité de l’être, événement primordial où viennent se placer toutes les
autres démarches de la pensée et toute la vie historique de l’être [.] (LEVINAS, HAH, p. 39)
Le langage ne réside pas en un acte par lequel l’être préalablement reçu et pensé
intérieurement revêtirait désormais une expression qui se mesurerait à la donnée
qu’elle signifie. Le langage ne renverrait pas à une impression originaire, à un con-
tenu qu’il désignerait. Parler n’est pas (un résider) secondaire : il est le milieu où
l’être se recueille, où l’être voit le jour, séjournant. En d’autres termes, le langage
n’est pas pensé, constitué avant d’être parlé : toute pensée est originairement ex-
pression et cette opération s’ouvre et œuvre toujours déjà à partir d’un monde déjà-
dit. Dans cette perpective, est barré dans sa lancée même le retour aux choses elles-
mêmes.
Le plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une réduction complète. (MERLEAU-
PONTY, p. VIII)
Ce qui en définitive veut dire l’absence de sens littéral : les mots renvoient à
d’autres mots. Pré-réflexivement
87
[…] je commence à comprendre le sens des mots par leur place dans un contexte d’action
[…]. (p. 209)
L’expression « contexte d’action » est riche de sens. Elle peut désigner l’aspect
« créateur » du geste langagier : la représentation doit être comprise comme un re-
présentation artistique dont l’issue ne se dessine qu’au fur et à mesure que l’on y
met ses pas. En ce sens, on n’en a jamais fini de parler parce que toute parole véri-
table serait arrangement inattendu et hasardé, manifestant la profusion de l’être.
Mais ne pas savoir où l’on va est comme le fait d’une répétition théâtrale : l’être-situé,
la position de l’« auteur » débordé par l’horizon mondain importe tout autant. Le
langage exprime l’être auquel il appartient déjà : le langage se parle. En ce sens, pré-
cisément, la signification verbale n’existe qu’au creux de l’écart avec soi. Le mot
n’est signifiant que dans une référence à d’autres mots. Pour être entendu tout mot
requiert un contexte. De même qu’
[u]ne couleur n’est jamais simplement couleur, mais couleur d’un certain objet, et le bleu
d’un tapis ne serait pas le même bleu s’il n’était un bleu laineux. (p. 361)136
136 Le phénomène ne serait donc pas le même s’il n’était également la vue d’une certaine texture ou
l’écoute d’une couleur. Ainsi « les aspects sensoriels de mon corps […] sont immédiatement symboliques
l’un de l’autre parce que mon corps est justement un système tout fait d’équivalences et de transpositions
intersensorielles. Les sens se traduisent l’un dans l’autre sans avoir besoin d’un interprète, se comprennent
l’un l’autre sans avoir à passer par l’idée. » (MERLEAU-PONTY, Op. cit., p. 271)
137 MERLEAU-PONTY citant R. DEJEAN, in Ibid., p. 268. — « Elle [la perception] ne se donne pas
d’abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de
causalité, mais comme une re-création ou une re-constitution du monde à chaque moment. » (MER-
LEAU-PONTY, Op. cit., p. 240)
88
« il y a dans la racine une puissance au travail et qui fait travailler. » (BLANCHOT,
ED, p. 166))
[…] alors à travers la circulation et les renvois infinis, de signe en signe et de représentant
en représentant, le propre de la présence n’a pas lieu : personne n’est là pour personne, pas
même pour soi ; on ne peut plus disposer du sens, on ne peut plus l’arrêter, il est emporté
dans un mouvement sans fin de signification. Le système de signe n’a pas de dehors. (DER-
RIDA, DG, p. 332)
Rien d’extra-ordinaire ne se produit. Le langage est tenu à continuer dans les conditions
où il s’est engagé. Son mouvement au dehors est à jamais paralysé par les engagements
qu’impliqueraient [l]es premiers mots et que chaque mot reconduit tacitement. (LEVINAS,
SMB, p. 31)
[…] la parole a ouvert cet abîme de la signification, qui risque toujours de la perdre elle-
même […]. (DERRIDA, DG, p. 33)138
138 Inutile de préciser que la pensée derridienne assume le risque de la perte insensée. La force de la des-
cription lévinassienne est alors de pouvoir rester fidèle à l’esprit de recherche de la phénoménologie qui
poursuit l’aube d’une intelligibilité — en comprenant l’ouverture à l’ultime ouverture comme transpassa-
blité (transpossible).
89
b) Le déjà-dit est ici
Le mot n’est pas séparable du sens. Mais il y a d’abord la matérialité du son qu’il remplit et
qui permet de le ramener à la sensation et à la musicalité […] : il est susceptible de rythme, de
rimes, de mètres, d’allitérations, etc. Mais le mot se détache de son sens objectif et retourne
au sensible encore d’une autre manière : en tant qu’il s’attache à une multiplicité de sens, en
tant qu’ambiguïté qu’il peut tenir de son voisinage avec d’autres mots. Il fonctionne alors
comme le fait de signifier. (LEVINAS, EE, p. 86 et 87)
Nous allons voir ce qu’il faut entendre par « le fait même de signifier ». Rele-
vons pour l’instant que le mot semble donc réductible à la sonorité ou à la musicali-
té. Un autre texte quasi contemporain n’hésite d’ailleurs pas à identifier son et mot.
Alors que, dans la vision, une forme épouse le contenu et l’apaise, le son est comme le dé-
bordement de la qualité sensible par elle-même, l’incapacité où se trouve la forme de tenir
son contenu — une véritable déchirure dans le monde — ce par quoi le monde qui est ici
prolonge une dimension inconvertible en vision. C’est par là que le son est symbole par ex-
cellence — dépassement du donné. Si cependant il peut apparaître comme phénomène,
comme ici — c’est que sa fonction de transcendance ne s’impose que dans le son verbal. Les
sons et les bruits de la nature sont des mots qui déçoivent. Entendre véritablement un son,
c’est entendre un mot. Le son pur est verbe.139
Ce qui veut dire également que le mot en tant que mot n’est pas un nom — il
est verbe — et que eu égard à ce qui est dit plus haut, le langage originaire, élémen-
taire est celui de la musique, de la poésie — et disons-le simplement — de l’art.
ment mis en lumière cette différence entre l’objet de la vision qui est comme tenu à distance par celle-ci,
maintenu par elle, et l’« objet » sonore qui saisit plutôt qu’il n’est saisi et remplit l’espace, bouleversant ainsi
le schéma sujet-objet. « Une mélodie, une symphonie, voire même un seul son, surtout quand il est grave et
profond, se prolongent en nous, pénètrent jusqu’au fond de notre être, résonnent, retentissent réellement
en nous, comme le fait également un mouvement de sympathie. Il ne saurait évidemment être question
d’une deuxième mélodie qui, sous une forme ou sous une autre, serait un ‘‘reflet’’ de la première en moi ou
s’y jouerait d’une façon quelconque ; en réalité, il n’y a qu’une seule mélodie qui, en remplissant de ses
sons toute l’ambiance, qu’elle délimite et forme d’ailleurs elle même en la faisant retentir à son contact, et
en pénétrant en même temps en nous, nous porte tous les deux, en nous fondant en un tout mélodieux et
résonnant. » (E. MINKOWSKI, Vers une cosmologie, p. 106) « C’est ainsi que la plénitude a ici un caractère
purement qualitatif. Il ne saurait être question ni de remplir plus ou moins, ni de traverser des stades inter-
médiaires, ni de déborder [quantativement]. » (Ibid., p. 104) Le phénomène de retentissement caractérise
ainsi pour Minkowski le contact immédiat avec l'être, le sentir pur.
90
Cependant, s’il est vrai que la reconduction nous transporte dans le milieu de la
sensation, ne désavouons-nous pas, ne dédisons-nous pas, la description qui a trait
à l’événement d’être, c’est-à-dire à l’effort corporel compris toutefois comme sub-
stantivation ? Comment la manifestation de l’être, la « dispersion de l’opacité »
(LEVINAS, AE, p. 53), la totalité s’écartant immédiatement d’elle-même (p. 52)
dans la polarisation instantanée de l’être-en-général, comment donc le sentir en tant
qu’arrêt ou possession de soi, pourrait-il signifier également mais non contradictoi-
rement cette é-meute, cette participation où « un terme est l’autre » (LEVINAS,
EE, p. 99) ?
Pour le comprendre, il faut revenir sur l’ambivalence, déjà entrevue, de
l’événement — qui n’est autre que l’ambivalence du participe présent de l’étantité —
et y déceler en les accentuant les traits propres à articuler la description.
Le participe présent s’apparente à la fois au nom et au verbe. On y a insisté :
l’étant comme étant n’est pas une substance mais le fait pour l’être de surgir comme
l’être de l’étant, c’est-à-dire comme l’attribut d’un sujet — une relation, un sens a
lieu dans le plein. Il n’empêche : l’être se faisant substantif, se phénoménalisant, il
s’offre en définitive au voir objectivant, se voit nommé. A la différence de l’être qui
en tant qu’être pur demeure innommable : nuit où rien n’arrive, silence éternel — il
y a. Cependant, bien que l’advenue à soi de l’événement semble trancher sur l’être,
l’hypostase-diastase participe à l’il y a.
Le fait de se tenir, cette manière d’être consiste en effet dans sa maîtrise à as-
sumer l’existence. Or
[l]e souci n’est pas comme le pense Heidegger, l’acte d’être au bord du néant ; il est impo-
sé, au contraire, par la solidité de l’acte qui commence et qui est déjà embarrassé par le trop
plein de lui-même. (LEVINAS, EE, p. 36)
Mais cet accompagnement est un doublement : le moi apparaît doublé par soi :
l’être n’est pas simplement tel qu’il apparaît, il est sans l’épouser son image.
140 Pensons à la physionomie de l’être-paresseux courbé malgré soi sous son poids. « La paresse est une
91
Aussi :
Sans méconnaître l’événement du sommeil [le fait pour l’être de se dégager de soi], il faut
noter que dans cet événement est déjà inscrit son échec. […] / Dans l’hypostase de l’instant
— où sa maîtrise, sa puissance, sa virilité de sujet se manifestent comme être dans le monde
[…] — il est possible de distinguer le retour de l’il y a. (p. 142)
Un drame « se joue dans notre naissance perpétuelle. » (p. 143) Mais nous ne
sommes pas simplement dans l’impasse :
[…] pour que cette charge [à être] et ce poids soient possibles en tant que charge, il faut
que le présent soit aussi la conception d’une liberté. (p. 152)
Certes conception n’est pas liberté même : l’être-au-monde nous a montré à son
niveau le caractère illusoire de cette échappée. Mais cela ne veut pas dire que
l’échappée — l’art de la fugue, serait-on tenté d’affirmer — n’ait pas réellement
lieu. Au contraire : elle a nécessairement lieu ; la paresse est un impossible refus.
En somme, la maîtrise « est à partir de soi et déjà avec ou contre soi » (le « dé-
jà » sonne ici comme un nécessairement). (p. 151) Le contre-soi de l’intimité. Le retour
de l’il y a (et non à l’il y a) — retour infatigable au sein du mouvement qui l’oublie
—, le drame, tient au fait que le repos ne se fait pas tranquillement : il se réalise
comme exil de soi sans l’espace pour accueillir l’exilé qu’il est. Il ne le peut débordé
qu’il est par soi. « Tout en étant liberté et commencement, il est porteur d’un destin
qui domine déjà cette liberté même. » (Ibid.)
Le sommeil fragile, sommeil aux ailes légères, est un état second. (p. 142)
« Etat second » : l’expression est admirable parce qu’« état » est bien le nom
d’une manière d’être signifiant originairement le fait de se tenir debout, mais en
l’occurrence comme un somnambule dont l’être s’explique ici par l’indéfectible te-
nue-en-éveil d’un devoir-être astreignant et exclusif. Mais « état second » peut-être
aussi parce que de manière essentielle, primordialement, il y a là comme une ombre
à la manifestation ( ne relevant pas d’un retrait généreux de l’être).
L’atmosphère naturelle du sensible serait ainsi l’enchaînement à soi, la lassitude,
l’incapacité à se renouveler, le stagnation — le ressassement, la redite.
92
Le langage peut apparaître, à première vue, comme nomination où se fait
l’identification. Identification à travers laquelle ce qui se présente — ceci — est pris
pour, posé comme ceci ou cela. « A est A » ou « A est B ». Cette opération procède
de la pensée, de l’entendement qui est la faculté de maintenir l’identité de l’étant
comme identique. Cependant, la proposition prédicative peut s’entendre tout au-
trement.
A est A s’entend aussi comme « le son résonne » ou comme « le rouge rougeoie ». A est A se
laisse entendre comme A a-oie. Dans le « rouge rougeoie », le verbe ne signifie pas un événe-
ment, un dynamisme quelconque du rouge opposé à son repos de qualité, ni une activité
quelconque du rouge, le passage par exemple du non-rouge au rouge — le rougir — ou le
passage du moins rouge au plus rouge, une altération. […] / C’est la verbialité du verbe qui
résonne dans la proposition prédicative et c’est, à titre secondaire, en raison de son étalement
privilégié dans le temps, que le dynamisme des étants se désigne et s’exprime par des verbes.
(LEVINAS, AE, p. 68)
Ce qui s’écoute dans la proposition est le verbe, le verbe être, dans sa verbialité,
autrement dit l’essence de l’être. Le langage se conçoit primairement comme expo-
sition où retentit l’essence. C’est dire que l’essence se fait langage parce que le lan-
gage sous cette modalité ne vient pas doubler l’être mais est la vibration même à
l’œuvre qui ébranle les étants posés dans leur endurcissement, — poésie141. C’est
dire que l’essence est déjà dite : la désignation suppose que celui qui prend la parole
soit déjà dans l’élément de la parole, que la parole lui soit déjà donnée —
« ‘‘j’entends dire ceci ou cela’’ » (p. 63). L’être se montre dans le langage parce que
l’être est pour la pensée parlant, parole déjà à elle adressée.
Dans la musique, les sons résonnent, dans les poèmes, les vocables […] ne s’effacent plus
devant ce qu’ils évoquent, mais chantent de leurs pouvoirs évocateurs et de leurs façons
d’évoquer, de leurs étymologies ; dans Eupalinos de Paul Valéry, l’architecture fait chanter les
édifices. La poésie est productrice de chant — de résonance et de sonorité qui sont la verbia-
lité du verbe ou de l’essence. (p. 70)
Le langage artistique est donc privilégié car il est la parole d’avant le langage
mondain.
La réduction découvre de la sorte l’a priori de l’expérience ou l’expérience de l’a
priori, la clarté originaire, le déjà-dit
sans lesquels le langage identifiant, nommant n’aurait pu atteindre le sensible. (p. 63)
Le signifier est lié à l’apparaître. Mais découvrir l’écart premier, c’est découvrir
la multiplication instantanée de l’identique, l’état du sensible comme essentiellement
symbolique. La torsion du sensible sur soi est chargée de sens comme étant celle
d’un sens surchargé. Le sens est ambigu. L’anonymat de la (dé-)nomination signifie
141 « C’est que l’inspiration n’est plus responsable de la poésie [dans le monde contemporain], non plus
d’ailleurs que le travail comme s’il s’agissait d’un ouvrage. Le moment poétique est celui de faire œuvre. Le
poète s’origine à l’œuvre à laquelle il donne ouverture. Il est l’œuvreur d’une œuvre dans l’être de laquelle il
y va de son être même. » (MALDINEY, L’art, l’éclair de l’être. p. 56)
93
d’autre part le manque de franchise, l’équivocité de l’être qui « ne se rejoint pas
dans l’instant où il est cependant engagé à jamais. » (LEVINAS, EE, p. 50) Et c’est
sur base de cette « association silencieuse avec soi-même » (p. 150) que peut se
former un réseau d’incessantes associations, rapprochements propres à
l’appellation.
Avant toute réceptivité, un déjà dit d’avant les langues expose l’expérience ou, dans tous les
sens du terme, la signifie (propose et ordonne), offrant aux langues historiques parlées par
des peuples un lieu […]. (LEVINAS, AE, p. 63)
La couche que nous avons atteinte se situe donc avant l’être-au-monde ; elle
rend compte du sensible d’avant la perception en tant que travail, œuvre mondaine
— laquelle précède le moment de la représentation en tant que contemplation — :
le sensible est d’abord position d’être — ici (avant d’être-à). Et cette phénoménali-
sation porte sa croix.
c) Un mauvais langage
La musique dans Nomos alpha pour violoncelle seul de Xenakis, par exemple, infléchit la qualité
des notes émises en adverbes, toute quiddité se faisant modalité, les cordes et le bois s’en allant
en sonorité. Que se passe-t-il ? Une âme se plaint-elle ou exulte-t-elle du fond des sons qui se
brisent ou d’entre les notes qui ne se fondent plus en ligne mélodique, elles qui jusqu’alors se
succédaient dans leur identité contribuant à l’harmonie de l’ensemble, faisant taire leur crisse-
ment ! Anthropomorphisme ou animisme trompeurs ! Le violoncelle est violoncelle dans la sono-
rité qui vibre dans ses cordes et son bois, même si déjà elle retombe en notes — en identités qui
se rangent en gammes à leur place naturelle, de l’aigu au grave, selon des hauteurs différentes.
(LEVINAS, AE, p. 71)
L’exégèse ne se plaque pas sur la résonance de l’essence dans l’œuvre d’art — la résonance
de l’essence vibre à l’intérieur du dit de l’exégèse. (p. 72)142
(Mais cette proposition peut vouloir signifier simplement que l’exégèse travaille
l’essence ou le Dit de l’intérieur comme un remuement de fond en comble.) Ce-
pendant le mouvement « retombe » d’ores et déjà et ce même avant la mainmise
142 Cela n’est possible que si l’exhibition de la chose ne tenait pas également à la façade par laquelle elle
s’expose mais ne se libère pas (cf. TI, p. 210). La tentation du commentaire n’existe qu’à devoir faire face à
la nudité de la chose. Mais nous y reviendrons.
94
d’une formalisation analytique : il se fixe en forme de beauté. L’art contente, l’art
ravit parce que l’art fait voir.
[…] l’infini du signifié auquel renvoie le signe — n’en est pas moins ici-bas.143
s’expose enfermée dans son essence monumentale et dans son mythe où elle luit comme
un splendeur, mais ne se livre pas. (LEVINAS, TI, p. 210)
95
l’esthète accompli — au regard soutenu par l’œuvre qu’il vise et devenant par en-
thousiasme soi-même œuvre d’art — qui à l’aune de la situation à deux dimensions
se gardera sans réserve de juger la dissémination synchronique des points de vue.
Mais ne confondons-nous pas finalement ici l’esthétique sensible et l’esthétique
artistique ? N’y a-t-il pas rupture et saut d’un domaine à l’autre ? Est-il fondé
d’avancer que le Dit réduit à l’ostension est « Dit réduit au Beau, porteur de
l’ontologie occidentale » (LEVINAS, AE, p. 70) ? Et l’art est-il nécessairement l’art
du Beau ?
Mais nous ne pouvons pour l’instant en dire davantage à propos de l’art dont le
volume que l’analyse du phénomène mérite n’est pas recevable ici. Nous prions le
lecteur de rester patient.
l’objet un avenir durable, contrastant avec la mainmise d’une rétention qui soustrait la chose à son chan-
gement.
Par ailleurs, le non-lieu de la conscience non-intentionnelle ne se ramène pas au sujet absolu ou idéaliste
dont Kant a jeté les fondations, car, nous le verrons également, la subjectivité du sujet demeure singulière,
une facticité qui, sans être factuelle, ne se réduit pas à des structures aprioriques.
96
En tant que l’un-pour-l’autre — elle [la subjectivité] se résorbe en signification, en dire ou
verbe de l’infini. (LEVINAS, AE, p. 29)
C’est par ce témoignage que la gloire se glorifie. Il est la façon dont l’Infini passe le fini, et
la façon dont l’Infini se passe. (LEVINAS, DMT, p. 227)
Le Dire est Désir que l’approche du Désirable exaspère, creuse et où l’approche du Dési-
rable ainsi éloigne. Telle est la scintillante modalité de la transcendance, de ce qui arrive vrai-
ment. (LEVINAS, SMB, p. 38)
145 L’émotion dont le vertige est caractéristique et qui constitue pour Jan Patočka le contact originaire.
Certes c’est de la transcendance du monde qu’il s’agit chez le philosophe tchèque, mais il n’est pas ininté-
ressant de lire que le phénoménologue relève un « domaine » qui ne « présuppose pas la compréhension de
soi, l’ouverture à l’être propre dans ses possibilités […]. » (J. PATOČKA, Papiers phénoménologiques, p.
101) « Ce contact […] demeure en deçà du seuil de nos possibilités propres et partant, en deçà du seuil
propre de l’être […]. C’est un domaine dans lequel, plutôt que de nous mouvoir nous-mêmes en tant que
libres, nous sommes mus. » (Ibid., p. 102) Nous reviendrons dans la deuxième partie à une phénoménologie
de l’émotion.
97
même sa production. C’est dire encore que le témoin ne sait rien de qui le com-
mande et ne sait pas qu’il répond à un commandement. La parole émerge, dépour-
vue de toute réflexion, apérité sans provision — sincérité, où l’ouverture se déclare
comme telle hors théâtralité.
La gloire qui ne vient pas m’affecter comme représentation ni comme interlocuteur devant
quoi ou devant qui je me place, se glorifie dans mon dire, me commandant par ma bouche.
(p. 229 et 230)
Même la tenue de l’écoute — par son attention —, parce que comme réponse
prévenante elle s’entend parler, passe outre à la structure du l’un-pour-l’autre. L’ordre
n’est pas non plus présupposé comme un non-dit suscitant le désir de le recueillir.
L’ordre se glisse en résonnant dans le Dire qui le transmet avant de l’avoir reçu.
La souffrance par l’Autre ne s’arrête pas en haut mal. La manière dont l’infini
affecte la subjectivité détermine « la pneumatique même du psychisme » (LEVI-
NAS, EI, p. 115), « son psychisme même, [la] possibilité de l’inspiration : être au-
teur de ce qui m’avait été à mon insu insufflé — avoir reçu, on ne sait d’où, ce dont
je suis l’auteur. » (LEVINAS, AE, p. 232) « Tout d’un coup, l’inspiration me
vient ! »
Avant de prendre la pose, d’être une figure, tout auteur est, nous sommes auto-
risés maintenant à l’avancer, coauteur. Le fait de toujours déjà penser plus que ce
que l'on pense actuellement, que ce que l’on est capable de se représenter ou de
décrire, le fait que le discours soit incessamment emporté au delà de ce que la cons-
98
cience veut lui confier comme sens, définit la disproportion de ce que l’on peut ap-
peler inspiration, mais, on l’aura compris, ne reçoit son sens propre qu’à travers la
relation éthique.
99
Chapitre 8
L’ECRITURE
Mais ce passage en dit plus long qu’il n’y paraît. En effet, le Donner dont il est
question n’y pas seulement intransitif : il y est don du pain et donc de quelque chose.
Par ailleurs, ce don se passe entre des êtres de chair et de sang et donc comme dans
une pluralité. C’est donc de toute évidence une nouvelle couche de l’architectonie
corporelle humaine qui s’offre à la description.
Pour le dire sans détour, elle correspondrait à la nécessité de la thématisation eu
égard au Dire. Il y a un moment où le Dire pour se signifier aurait « besoin » du Dit
(en tant que thème où le Dire s’énonce, se traduit) et ce mouvement aurait lieu né-
cessairement en société.
Mais entendons-nous bien dès l’abord : cette couche est bien une nouvelle
couche.
100
Il ne s’agit pas, comme le voudrait Etienne Féron146, de considérer le mouve-
ment du Dire au Dit « comme un prolongement nécessaire de la réduction du Dit
au Dire, et même comme un enrichissement et un surcroît de sens par rapport à
celle-ci […]. »147 Ce serait frayer avec la logique du supplément — celui-ci étant
quelque chose et non pas plutôt rien, il trahirait de son fait même, en prenant en
défaut le Dire pur, un manquement de ce dernier. Nous verrons au contraire qu’à
travers cette nouvelle couche, le Dire, sans tour de force aucun, conserve son auto-
nomie.
Par ailleurs, le mouvement du Dire au Dit n’est pas simplement un retour à
l’être, retour à la case départ : il s’agira d’une réévaluation de l’aventure de la manifestation
ontologique en tant que Dit d’un Dire éthiquement et non pas étho-logiquement res-
ponsable.
Autrement dit, la responsabilité infinie pour l’autre, par l’infinité même de son
exigence, ne serait « possible » qu’en tant que responsabilité d’un seul pour
quelqu’un à qui toute sa vie serait consacrée, au détriment de quelqu’un d’autre ou
des autres. Elle aurait l’air d’une intimité à deux.
Par ailleurs, cette réalisation ne serait pas seulement injuste pour les autres : la
production de l’impossibilité de se dérober, de l’extrême passivité, serait la produc-
tion d’une « condition d’otage » (p. 185) à la culpabilité sans bornes répondant à la
« haine persécutrice » (p. 175) du prochain qui « peut, de par cette méchanceté
101
même, obséder pitoyable […]. » (Ibid.) Ce serait le règne d’une violence originaire
qui dévasterait infatigablement et démesurément un sujet réduit à sa perte en
l’Autre, — incapable de toute capacité.
Mais l’éthique n’est peut-être pas réalisable encore parce que foncièrement, « le
visage est abstrait ou nu. » (LEVINAS, HAH, p. 51) L’ouverture originelle est
« une allée dans le plein » — obsession (relation « avec » le dehors précédant tout
acte qui ouvrirait ce Dehors) : tout rapport « a d’un seul coup brûlé dans la nuit
sans ténèbres […]. » (BLANCHOT, ED, p. 44) C’est dire que l’autre d’où vient
l’exigence n’est rien d’autre que le fait de se refuser à toute hypostase, l’étrangeté
même du prochain. Visage sans identité, visage anonyme. Le visage originellement
ne serait donc le visage de personne.148
Enfin, la responsabilité pré-originaire ou an-archique en tant que condition in-
conditionnelle de l’existence, moment constitutif de notre vécu, n’est en soi rien de
réel, rien comme tel ou tel. Si l’anarchique régnait, il se poserait et perdrait, de ce
fait, son an-archie même. — Cependant, nous ne nous trouvons pas, Dieu nous en
garde, en métaphysique : la structure ne constitue pas une armature apriorique qu’il
faudrait — fût-ce selon une logique du paradoxe résolument assumée — logique-
ment supposer en vue de fonder l’expérience. L’ouverture originelle — la transpas-
sabilité — bien qu’elle ne ressorte pas au domaine de la possibilité n’en demeure
pas moins transpossible. C’est dire qu’elle peut énigmatiquement s’actualiser, se donner
sous forme d’une épreuve mais d’une épreuve qui aura la forme de l’échec149,
« forme à l’impossible. » (MALDINEY, PHF, p. 5) La confusion entre le monde de
la vie et l’éthique lévinassien(ne) ne peut donner lieu qu’à une expérience propre-
ment délirante — l’expérience d’un sujet ravagé, plongé — noyé — dans une at-
mosphère de fin du monde, dans la stupeur catatonique. — Tel le cas Schreber, où
apparaît la persécution de l’infini — Dieu-x —, où « le monde réel se remplit des
‘‘signes’’ de l’intention de Dieu. », où « [l]e malade vit réellement Dieu, vit réelle-
ment la persécution comme élection religieuse. » 150
148 Cf. J.-L. MARION, « D’autrui à l’individu », in PT, p. 287-308.
149 Nous devons cette réflexion à Murakami dont la finalité du travail consiste également à montrer com-
ment l’œuvre lévinassienne contribue théoriquement à la compréhension en psychopathologie.
150 MURAKAMI, Op. cit., p. 243. — « Multiples étaient les miracles [i.e. transformations par rayonnements
divins] qui accablaient les organes internes de la cage thoracique et de la cavité abdominale. Je ne saurais
en dire aussi long en ce qui concerne le cœur ; en l’occurrence, je ne me souviens que d’un certain jour, —
c’était au temps de mon séjour à la maison de santé de l’université de Leipzig — ce jour-là j’étais en pos-
session d’un autre cœur. Par contre, mes poumons ont été pendant longtemps l’objet d’assauts violents et
très menaçants. » (Daniel Paul SCHREBER, Mémoires d’un névropathe, p. 131.) « Dès le début […] s’est im-
posée l’emprise du système du couper-la-parole qui consiste en ce que les vibrations que l’on imprime sur les
nerfs, et avec elles les mots qu’elles induisent, viennent à véhiculer non pas des pensées accomplies mais
seulement des débris de pensées, dont c’est la tâche qui échoit en quelque sorte à mes nerfs que de faire,
en quelque façon, aboutir au sens. » (Ibid., p. 180) « Il est incontestable pour moi […] que toute la situation
où Dieu se trouve aujourd’hui engagé, à la face de la terre entière et de l’humanité vivant sur terre, repose
entièrement sur les rapports singuliers qui sont nés entre Dieu et ma personne. » (Ibid., p. 236)
D’une manière générale, nous soutiendrons que le psychotique comme psychotique « vit » la chose en soi.
Ainsi, l’avoir-lieu purement phénoménologique — le Réel —, là où a priori et a posteriori, droit et fait se
sont d’un seul coup rejoints, quand meure la ligne de fuite, le Logos, l’ego absolu, — n’est autre que la
souffrance. Souffrance, Ambiguïté, Présence vivante — Dieu : « Le tourbillon : souffrance de l’autre, ma
pitié de sa souffrance, sa douleur à cause de ma pitié, ma douleur à cause de cette douleur, etc., s’arrête à
102
§ 2. La visagéité du visage
Mais afin d’apprécier à sa juste valeur la redescente du Dire au Dire d’un Dit, il
convient de revenir sur la description du visage. Y revenir parce qu’avec lui com-
mence tout discours, pourrait-on dire, mais y revenir d’abord pour y remarquer,
avant toute réflexion, l’autrement-qu’être d’une ambiguïté autre que celle que l’on
pensait et, rendant compte peut-être précisément de la source de toute parole, d’où
la dimension que l’on cherche maintenant à atteindre pourrait en quelque sorte tirer
son origine.
Revenir sur le visage, c’est avant toute chose, prêter attention à une différence :
l’Autre diffère de l’autre homme.
Rappelons-nous : en tant que « défection même de la phénoménalité » (LEVI-
NAS, AE, p. 141, déjà cité), le visage est ambigu : il n’est pas purement et simple-
ment — ce qui reviendrait à l’hypostasier — un non-phénomène, il est une « cer-
taine non-phénoménalité »151 dont le « certain » résonne comme être « au bord de
tomber hors de la phénoménalité »152. « Ce que veut dire ‘‘autre’’, c’est la phénoménalité
comme disparition. » (DERRIDA, ED, p. 190)
Cependant si l’Autre est signifié dans l’altérité du visage, on ne confondra pas
celle-ci avec la toute-altérité.
moi. Moi — c’est ce qui comporte dans toute une itération un mouvement de plus. Ma souffrance est le
point de mire de toutes les souffrances — et de toutes les fautes. […] L’incarnation du Soi et ses possibili-
tés de douleur gratuite doivent être comprises en fonction de l’accusatif absolu du Soi, passivité en deçà de
toute passivité au fond de la matière se faisant chair. Mais il faut apercevoir dans le caractère anarchique de
la souffrance — et avant toute réflexion — une souffrance de la souffrance, une souffrance ‘‘à cause’’ de
ce que ma souffrance a de pitoyable, qui est souffrance ‘‘pour Dieu’’ qui souffre de ma souffrance. […] »
(LEVINAS, AE, p. 186, note 1) L’ego absolu est absolue inquiétude qui dans son itération ne peut repo-
ser que sur soi, c’est-à-dire n’est soutenu par personne d’autre que soi. Tout lui incombe. Mais dans
l’inquiétude pour la souffrance qui persécute cette inquiétude, passe une souffrance absolument absurde.
Dieu comme ego absolu se tient dans la Trace comme absolu non-sens qui assure l’absoluité de
l’inquiétude, la relance infiniment afin qu’elle ne s’arrête pas en inquiétude « pour soi » (orgueil de celui qui
s’attacherait à montrer son martyre).
Trace, Origine absolue, mais Dieu personnel que la pensée occidentale, excepté quelques percées de
l’autrement-qu’être dans l’histoire de la philosophie, n’a pas su — comme savoir — entendre. Mais autre-
ment-qu’être accueilli dans la parole hébraïque. Dieu — le Verbe — absolument personnel car absolument
anonyme. Dieu comme Dieu conteste sa propre présence : mais ce Non, l’Interdit de Le comprendre est
Commandement. Non du Nom absolument propre qui n’est pas nominalisation du verbe, fixation de la
verbialité : Au-delà de l’équivoque. Pro-nom condition de tout nom, Premier mot, parce qu’Il n’est pas
nommé, appelé, assigné — mais commande absolument. Dieu personnel car, Première écriture, Première
trace, le Seul à résonner comme Il, pour qui dans la langue retentit son illéité. Imprononçable dont la pas-
sée ne pouvait se loger que dans l’Ecrire des écritures. Ecrin de l’Autre contre lequel la phénoménologie
comme ontologie est mise en question — réforme de l’entendement — mais dans ce questionnement
ouvert, en marche, s’ouvre le Dehors qui conditionne la foi, la confiance en l’Avenir — l’avenir-toujours-
à-venir — et sur laquelle est rivé le sens du phénomène.
151 ROLLAND, Op. cit., p. 95.
152 Ibid.
103
[l]e visage entre dans notre monde à partir d’une sphère absolument étrangère — c’est-à-
dire précisément à partir d’un absolu qui est d’ailleurs le nom même de l’étrangeté foncière.
(LEVINAS, EDE, p. 272)
La grâce du visage
tient à l’ailleurs dont elle vient et où elle se retire. (p. 276)
Cette troisième personne qui, dans le visage, s’est déjà retirée de toute révélation et de
toute dissimulation — qui a passé — cette illéité n’est pas un « moins que l’être » par rapport
au monde où pénètre le visage, — c’est toute l’énormité, toute la démesure, tout l’Infini de
l’absolument Autre, échappant à l’ontologie. » (LEVINAS, HAH, p. 65)
trace de l’infini […] passe sans pouvoir entrer — où se creuse le visage comme trace d’une
absence, comme peau à rides […]. » (LEVINAS, AE, p. 148)
Mais au fond, pourquoi courir le risque de parler d’un passé absolu, d’une ex-
ception absolument étrangère à l’ordre dont elle s’excepte ? N’est-ce pas s’attendre
au tournant à une sévère déconstruction ?
104
I. LA PROXIMITE AVEC SARTRE
tout à coup elle redevien[drait] la tranquille parole humaniste et socratique qui nous rend
proche de celui qui parle, puisque nous faisant connaître, en toute familiarité, qui il est et de
quel pays il est […]. (BLANCHOT, EI, p. 81)
Non que cette présence à soi se délivrerait par signes susceptibles de se dis-
soudre en corrélats intentionnels de la vie du Même — au contraire, son égoïté pré-
serverait une « intériorité », c’est-à-dire une impossibilité de réaliser pour l’un ce qui
est vécu du côté de l’autre — mais en tant qu’ego « c’est-à-dire d’une certaine façon
le même que moi » (DERRIDA, ED, p. 187), on ne verrait pas ce qui de par cette
symétrie ferait qu’Autrui en soit réduit au moi.
Certes ! — mais en tant qu’être-toujours-au-bord-de-sa-disparition, n’avons-
nous pas soutenu que le visage en soi ne s’y retrouve pas ?
En quoi donc l’ambivalence du visage ne suffit-elle pas à troubler de soi
l’ontologie ? En quoi la pauvreté de l’autre, son absolution, ne pourrait-elle d’elle-
même m’obliger ? L’ambiguïté serait-elle possiblement équivoque ?
Benny Lévy154 nous met sur la bonne voie. Pour comprendre que « l’ordre vient
de lui »155 c’est-à-dire « ne procède pas de la disparition comme phénoménalité »156,
il convient, comme le réalise précisément le début de l’ouvrage exégétique, de partir
de la proximité entre Sartre et Levinas.
Je me sens proche de Sartre, par l’appartenance à la même génération. […] Vous savez
que mon livre sur la phénoménologie de Husserl a paru en 1930 et que Sartre était un de ses
lecteurs ainsi que je l’ai appris par les Mémoires de Simone de Beauvoir. Sartre a écrit : je suis
arrivé à Husserl par Levinas. Il était lecteur de Heidegger ; je l’étais aussi. Sartre a tiré de ses
lectures toutes les perspectives exceptionnelles de ses grands livres. Ma voie est un peu diffé-
rente mais je me suis toujours senti appartenir à la génération de Sartre.157
154 Cf. Le visage continu dont il faut saluer l’exigeante interprétation par laquelle l’exégète ravive l’esprit de la
lettre hébraïque du texte lévinassien. Mais cette accentuation exégétique juge continuellement le langage
phénoménologique comme essentiellement équivoque, double, langage de l’assimilation, de la naturalisa-
tion, mauvaise langue, — et donc à réduire, à infonder, comme on détruirait l’idole ; Lévy n’admet pas en
définitive qu’une réévaluation du phénoménologique soit possible. Il y a chez lui un antioccidentalisme
foncier que, pour notre part, nous ne pouvons admettre.
155 B. LEVY, Le visage continu, p. 53.
156 Ibid.
157 LEVINAS accordant en 1980 un entretien au Journal des communautés, repris in IH, p. 155.
105
[…] Sartre dira d’une façon remarquable, mais en arrêtant l’analyse trop tôt, qu’Autrui est
un pur trou dans le monde. (LEVINAS, HAH, p. 63)
La trouée et le Corps-pour-Autrui
[…] loin de percevoir le regard sur les objets qui le manifestent, mon appréhension d’un
regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction des yeux qui « me regardent » : si
j’appréhende le regard, je cesse de percevoir les yeux […]. […] Ce n’est jamais quand des
yeux vous regardent qu’on peut les trouver beaux ou laids, qu’on peut remarquer leur cou-
leur. Le regard d’autrui masque ses yeux, il semble aller devant eux. […] le regard, à la fois, est
sur moi sans distance et me tient à distance […]. » (SARTRE, EN, p. 316)
Il semble qu’Autrui
est percé d’un trou de vidange, au milieu de son être, et qu’il s’écoule perpétuellement par
ce trou. (p. 313)
Aussi (et toute la question consiste à apprécier cet acte de liaison et ce qui en
découle) faute de percevoir, d’identifier quelqu’un, je suis renvoyé immédiatement à
moi-même :
saisir un regard n’est pas appréhender un objet-regard dans le monde […] c’est prendre
conscience d’être regardé. (p. 316)
est le sujet qui se découvre à moi dans cette fuite de moi-même vers l’objectivation. (p.
315)
Car cette « expérience » n’est autre que l’épreuve de la honte : ce que je « saisis »
lorsque le regard de l’autre se jette sur moi
c’est que je suis vulnérable, que j’ai un corps qui peut être blessé […]. (p. 316)
106
Il est encore remarquable que l’être qui se découvre dans la honte — mon-
corps-pour-Autrui — par le biais d’Autrui, en tant qu’il n’est pas sur le mode du
projet,
m’est donné comme un fardeau que je porte sans jamais pouvoir me retourner vers lui
pour le connaître, sans même pouvoir en sentir le poids […]. (p. 320)
Cet être détermine la limite de ma conscience, limite qui, en tant que telle, ne
saurait provenir de moi mais que réalise Autrui :
la limite est saisie [par lui] comme le contenu qui me contient et me cerne […]. (p. 346)
le regard d’Autrui me fait être par delà mon être dans ce monde […]. (p. 319)
Aussi :
Rien n’empêcherait […] que je demeure fasciné par ce Non-révélé avec son au-delà […].
(p. 348)
La reconquête de soi
Mais c’est ici précisément que Sartre au lieu d’y entrevoir l’accusatif du soi, le
recouvre tout aussitôt, succombant au reflet du réflexif dans la langue écrite au
masculin. Le sujet doit relever la tête ; la honte comporterait de soi la relève. Rien
n’empêcherait que je me consume
En effet,
la honte […] est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui
regarde et juge. (p. 319)
Explicitons. La honte
implique que je m’apparais comme menacé à titre de présence au milieu du monde, non à
titre de Pour-soi qui fait qu’il y a un monde. C’est l’objet que je suis qui est en danger dans le
monde […]. (p. 348)
107
En d’autres termes, dans l’épreuve le Moi vulnérable en tant qu’il est le Moi-
objet est assumé. Assomption qui consiste dans le fait pour moi de refuser ce Moi-
objet par quoi Autrui se fait être ne pas être moi. Refus qui donne à la honte sa to-
nalité mais qui n’est pas de la sorte une disparition du Moi-objet : la négation du
Moi-objet le pose comme « Moi-aliéné » (p. 345) que « je reconnais pour mien »
(Ibid.).
Ce Moi-objet est moi que je suis dans la mesure même où il m’échappe et je le refuserais au
contraire comme mien s’il pouvait coïncider avec moi-même en pure ipséité. (p. 346)
Dès lors dans la saisie (négative) même de cette négation peut s’expliciter la
conscience (de) moi comme ipséité. En effet, par refus du Moi-refusé (par Autrui),
« je me détermine comme Moi-même » (p. 345).
Ainsi, en assumant son être-objet, la conscience n’est pas seulement prisonnière
dans un renvoi infini d’elle-même à elle-même : en acceptant comme mienne ma
limite, je tiens à mon tour Autrui à distance. L’ipséité est un ressaisissement, une
reconquête de soi qui fait qu’il y a Autrui pour elle : Autrui se trouve être ici ce que
je me fais ne pas être. Ce qui signifie que j’affecte toutes les possibilités d’Autrui
« du caractère de non-vécu-par-moi » (p. 349) : elle ne sont plus que possibilités
contemplées, « donc mortes-possibilités. » (Ibid.) Autrui ne m’apparaît donc qu’en
tant que subjectivité dégradée.
En tant que je fais qu’il y ait un Autrui, je me saisis comme source libre de connaissance
qu’Autrui a de moi et Autrui me paraît affecté en son être par cette connaissance qu’il a de
mon être, en tant que je l’ai affecté du caractère d’Autrui. […] Elle [cette connaissance
qu’Autrui a de moi] ne me touche plus ; elle est une image en lui de moi. Ainsi la subjectivité
s’est dégradée en intériorité […]. » (p. 350)158
En somme donc, deux choses à tirer du propos sartrien eu égard au nôtre, deux
choses corrélatives l’une de l’autre.
158 Autrement dit, contrairement à l’opinion trop répandue (mais il est vrai que les formules de Sartre sont
parfois hésitantes) le regard sartrien (dans le cas du rapport humain) à l’heure de la maturité ne consiste
pas en une objectivation pure et simple : l’objet du regard est un ensemble de propriétés comportemen-
tales qui a une boîte noire renvoyant à un Pour-soi masqué. Nous pensons naturellement à Merleau-Ponty
qui s’est fait le relais autorisé de cette opinion. « Autrui me transforme en objet et me nie, je transforme
autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d’autrui ne me transforme en objet, et mon regard ne le
transforme en objet, que si l’un et l’autre nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous
nous faisons l’un et l’autre regard inhumain, si chacun sent ses actions, non pas reprises et comprises, mais
observées comme celle d’un insecte. » (MERLEAU-PONTY, Op. cit., p. 414) Et plus largement encore, le
dernier chapitre de la troisième partie de l’ouvrage — La liberté — illustre bien ce traitement caricatural
que la Phénoménologie de la perception réserve à L’Etre et le Néant.
108
D’une part, le regard d’Autrui peut chez le phénoménologue prêter à
l’équivoque159 : le trou dans le monde peut s’ouvrir comme un espace vide à bou-
cher : oblitération d’Autrui par laquelle le Moi se renforce comme tel. La pupille
devient
un appel d’être, comme d’ailleurs tous les trous […]. (SARTRE, EN, p. 706)
C’est qu’en effet nous ne saurions prendre une attitude consistante envers Autrui que s’il
nous était à la fois révélé comme sujet et comme objet, comme transcendance-transcendante
et comme transcendance-transcendée, ce qui est principiellement impossible. (SARTRE,
EN, p. 479)
C’est avancer, très curieusement, que la haine ne se constitue pas sans mauvaise
foi. Elle ignore ce qu’elle sait ou ne sait pas ce qu’elle veut : le regard haineux ne
peut comprendre une référence à l’Autre-sujet qu’obscurément, implicitement, et
cette référence en est sa mort. En bref, nous ne pouvons pas franchement haïr,
sans cesse ballotés de l’être-regard à l’être-regardé, tombant de l’un à l’autre par des révo-
lutions alternées […]. (p. 475)
Nous voici dès lors en mesure d’apprécier à sa juste valeur le pas-au-delà ac-
compli par la phénoménologie lévinassienne. L’envie, ou plutôt le désir de meurtre
implique une nouvelle dimension, inouïe, en laquelle le visage gagne sa visagéité.
L’altérité qui s’exprime dans le visage fournit l’unique « matière » possible à la négation to-
tale. Je ne peux vouloir tuer qu’un étant absolument indépendant, celui qui dépasse infini-
159 Cf. LEVY, Op. cit., p. 27, 42 et 48. — L’exégète associe l’équivoque à la féminité du visage en tant que
pâmoison de la tendresse. Ce qui n’est pas du tout évident, car pour Levinas : « Le voluptueux de la volup-
té n’est pas la liberté domptée, objectivée réifiée de l’Autre, mais sa liberté indomptée, que je ne désire
nullement objectivée. […] Rien ne s’éloigne davantage de l’Eros que la possession. Dans la possession
d’Autrui, je possède Autrui en tant qu’il me possède, à la fois maître et esclave. La volupté s’éteindrait dans
la possession. » (LEVINAS, TI, p. 297 et 298)
109
ment mes pouvoirs et qui par là ne s’y oppose pas, mais paralyse le pouvoir même de pou-
voir. (LEVINAS, TI, p. 216)
C’est donc parce qu’Autrui n’est absolument pas par rapport au Moi son alter
ego que celui-ci peut vouloir l’anéantir.160 Ce qui sollicite la haine n’est pas le fait
d’avoir été mis en état de subir la liberté d’Autrui. Il n’est pas d’abord le détenteur
d’un pouvoir ou d’une force dont le Moi voudrait s’emparer ou réduire et qui pos-
séderait celui-ci au moment même de la saisie. Autrui résiste à la possession certes
en tant qu’il se retire devant le visible mais dans cette retraite s’ouvre la dimension
de la Hauteur par laquelle il échappe absolument et dont il descend.
Il y a une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec quelque chose
d’absolument Autre : la résistance de ce qui n’a pas de résistance — la résistance éthique. (p.
217)
Interdiction qui n’équivaut certes pas à l’impossibilité pure et simple et qui suppose même
la possibilité qu’elle interdit précisément ; mais en réalité, l’interdiction se loge déjà dans cette
possibilité même, au lieu de la supposer ; elle ne s’y ajoute pas après coup, mais me regarde
160 Certes pour Sartre, la haine vise la suppression de l’autre et à travers lui « le principe général de
l’existence d’autrui » (SARTRE, EN, p. 483) : elle porte en elle ainsi la reconnaissance d’une entière liberté.
« Seulement, nous dit également Sartre, cette reconnaissance est abstraite et négative : la haine ne connaît
que l’autre-objet et s’attache à cet objet. » (Ibid., p. 482)
161 LEVINAS, « De l’Un à l’Autre », p. 166 et 167.
162 « Tu-ne-tueras-point qu’on peut expliciter aussi beaucoup plus ; c’est le fait que je ne peux laisser autrui
mourir seul, il y a comme un appel à moi […]. » (LEVINAS, « Philosophie, Justice et Amour », in EN, p.
122)
110
du fond même de mes yeux que je veux éteindre et me regarde comme l’œil qui dans la
tombe regardera Caïn. (LEVINAS, TI, p. 258)163
L’« âme » donc ne se rend pas. Le meurtre est, comme le souligne Jacques Rol-
land dans un très beau texte164, « en excès sur lui-même », c’est-à-dire une visée qui
vise au delà de ce qu’elle peut viser — l’étrangeté au monde —, mais déjà se brise en
retombant dans le monde ici-bas — le désir est relancé.
Le pouvoir du meurtre
Autrui qui peut souverainement me dire non, s’offre à la pointe de l’épée ou à la balle du
revolver et toute la dureté inébranlable de son « pour soi » avec ce non intransigeant qu’il op-
pose, s’efface du fait que l’épée ou la balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son
cœur. Dans la contexture du monde il n’est quasi rien. (LEVINAS, TI, p. 217)
« Quasi » : la nuance n’est pas rien. C’est que le visage en tant qu’abandon de
victime ne constitue pas une tracéïté pure et simple. « Le visage à la limite de la
sainteté et de la caricature » avoue Totalité et infini (p. 216).
Sans entrer dans les détails de la caricaturalité qui retiendra suffisamment notre
attention dans la suite, cette hésitation du visage signifie qu’il n’échappe pas abso-
lument à la phénoménalité et qu’il s’offre dès lors en un sens au pouvoir qui veut
pouvoir sur lui. Car, on l’a vu, comme dé-composition, le visage n’est visage qu’à se
défaire incessamment de ce qui le retient. Encore une fois, il est remarquable que
sous le langage apparemment viril de Totalité et infini, puisse percer l’expression
d’une oscillation quasi désespérée.
L’ouverture permanente des contours de sa forme [la forme du visage] dans l’expression
emprisonne dans une caricature cette ouverture qui fait éclater la forme. (Ibid.)
163 Précisons dès à présent que doivent se dessiner dans ce texte trois styles de violence — la violence
contre l’ontologie mise à part. 1) La violence qui consiste à se poser inconsciemment comme n’étant pas le
gardien de son frère. Indifférence qui abandonne donc l’autre à son abandon : elle est responsable
d’ignorer qu’elle laisse mourir. 2) Le meurtre proprement dit qui sait qu’il tue. 3) la violence « fille d’Hitler
ou sa fille adoptive » (LEVINAS, HAH, p. 11) où le meurtrier aménage délibérément l’oubli au sein de
son acte.
164 ROLLAND, « L’Ambiguïté comme façon de l’autrement », in EPP, p. 427-445.
111
L’incarnation du visage se manifeste ainsi comme sa précarité même, comme la faiblesse
de sa faiblesse ou comme faiblesse effective, absolument non métaphorique, comme ce par
quoi il s’offre à un pouvoir que, dans sa dés-incarnation, il attire mais dont il s’absout.165
La Trace de la trace
Voici donc la leçon que nous enseigne durement le meurtre (cette proposition
n’étant pas moins terrible) : il nous « révèle » — en un point éclaté où se brise l’expérience
dans l’irrécupérable — la mortalité d’Autrui.
La description comme déchiffrage ne peut pas par conséquent s’en tenir à
l’ambiguïté comme visage, car le moins-que-l’être, comme on le voit chez Sartre,
peut sembler être un manque-d’être.
Trace perdue dans une trace, moins que rien dans la trace d’un excessif, mais toujours
avec ambiguïté (trace d’elle-même — possiblement masque […]) […]. (p. 148)
L’amour comme relation à Autrui peut se réduire à cette foncière immanence, se dépouil-
ler de toute transcendance, ne chercher qu’un être connaturel, une âme sœur […]. (LEVI-
NAS, TI, p. 285)166
112
Mais il y a le meurtre où Autrui s’expose à celui qui le met en joue et le vise à bout portant
— tout en signifiant une altérité autre. Il y a une modalité (la visagéité : l’Autre-dans-le-
visage) qui demeure en lui spécifiquement trace, au delà de toute trahison empi-
rique. Aussi :
Ce qui dans chaque trace […], par delà le signe qu’il peut devenir, conserve la signifiance
spécifique de la trace — n’est possible que par sa situation dans la trace de [la] transcen-
dance. (LEVINAS, EDE, p. 281)
En somme donc, parce que l’on peut vouloir démystifier l’équivoque, parce
que, de par son aspect possiblement ostensible, on peut être tenté de le faire,
l’analyse recquiert de distinguer entre la toute-altérité par quoi le visage se rend à la
hauteur, c’est-à-dire la Transcendance, l’Autre ou en définitive, la mort (la NON-
expérience) — et le visage qui apparaît « la mort dans l’âme » (LEVINAS, TI, p. II),
« retraite dans le creux de la mort » (LEVINAS, HAH, p. 12).
La mort — absolument invisible — est autre que l’autre qui s’y expose ; elle est
ignorée de lui : elle n’est ni un se-donner-la-mort, ni un donner au Moi cette mort
du dévisager. Faire « face » à la mort, c’est pour l’autre être abandonné dans une
ignorance qui n’a plus l’ombre d’une réponse possible. Mais, Autrui ignorant ce
qu’il lui arrive s’en remet à moi, sa mort est mon affaire, elle me met en cause,
m’inquiète.
Ce qui ne signifie pas que le visage fasse signe vers la mort mais que le com-
mandement, le NON-sens est pré-originaire au visage entre transcendance et visibi-
lité. Et c’est parce qu’elle ne prend jamais corps, n’est jamais visible que cette pré-
originarité — la trace de l’Infini, la Trace, l’Infini — « s’expose aux reniements de
l’athéisme »168. Athéisme de l’athée, de l’humaniste athée — « Circulez (parce qu’) il
n’y a (plus) rien à voir et à entendre ! » —, ou du théologien dotant l’Invisible de la
force d’une affirmation qui, surplombant le monde, répond d’avance à sa question.
La Trace est à la merci d’un oui ou d’un non. Athéisme encore de l’analyste :
166 Soulignons qu’à la base, le moins-que-rien appréhendé à travers l’attitude naturaliste comme manque-
d’être, devient phénomène mais phénomène qui n’est pas comme les autres, car c’est en tant que sensibili-
té ne jouissant pas de son manque, qu’il peut faire signe vers sa réparation.
167 LEVINAS, « Diachronie et représentation », p. 186.
168 LEVINAS, « De l’Un à l’Autre », p. 174.
113
Mais ce qui veut dire aussi que l’on pourra vouloir chercher à combler l’absence
sans que cette recherche ne réponde pas au témoignage de la trace de l’infini.
Athéisme ou théologie n’épuisent pas la pensée.
L’ambiguïté du visage dans Totalité et infini se décrivait sous la forme d’une hési-
tation entre « sainteté et caricature », entre transcendance et visibilité. Autrement
qu’être rend cependant les choses beaucoup plus sinueuses. Eu égard à la présente
problématique, soyons plus attentif à ce passage, déjà partiellement cité :
L’apparoir est percé par la jeune épiphanie — par la beauté — encore essentielle — du vi-
sage, mais aussi par cette jeunesse comme déjà passée dans cette jeunesse : peau à rides, trace
d’elle-même : forme ambiguë d’une suprême présence assistant à son apparoir, perçant de
jeunesse sa plasticité, mais déjà défaillance de toute présence […]. (LEVINAS, AE, p. 145)
114
Le visage obsède et se montre : entre la transcendance et la visibilité / invisibilité. (p. 246)
Dire maintenant que les choses paraissent plus sinueuses n’arrange naturelle-
ment rien. L’analyse qui va suivre ne prétend pas débrouiller complètement le
fourmillement des aspects que recèle maintenant une tension unique à trois degrés
(tension entre désincarnation et incarnation, cette incarnation dessinant aussi une
tension, elle-même terme d’une tension plus riche que la tension primitive mais ne
s’instituant que par rapport à elle).
Le nom propre
Il est remarquable pour nous, dans cette structure feuilletée, que soit prise en
compte cette dimension qui consiste à pouvoir se porter secours à soi-même — et
que Levinas appelle « jeunesse ». Jeunesse dont la sincérité, en deçà de ses effets de
démonstration, détermine la monstration de l’humanité de l’(autre) homme.
La jeunesse est authenticité. (LEVINAS, HAH, p112)
Authenticité : la jeunesse est cette capacité de crever l’écran, elle n’avance pas
masquée. Comment ? Elle crie ! Mais alors que la vieillesse « cache sa misère »
(LEVINAS, AE, p. 145, déjà cité), le cri dans la jeunesse se recueille en ayant lieu.
Le visage est présent dans son refus d’être contenu. (LEVINAS, TI, p. 211, déjà cité)
Il s’articule dans une parole, une expression. Le cri s’affirme étant — le visage
est nom, « contenance donnée à soi »170. Le visage s’exprime, c’est-à-dire « se pré-
sente[ ] en personne. » (p. 293) Mais le nom est ici nom propre :
115
Sa monstration est exceptionnelle. Comme personne, il ne s’éclaire pas de par
sa situation : il ne signale pas autre chose que soi. « Il ne se manifeste pas par ces
qualités, mais καθ’αυτο. » (p. 43) — « exceptionnelle présentation de soi par soi » (p.
221). C’est qu’après tout, le genre est lui-même un terme : l’idée de participation ne
résout pas la problématique de l’individualité ; celle-ci est nécessaire à celle-là. Le
faire-exception est assuré par l’étantité du visage où paraître et apparaître coïnci-
dent. Le visage n’est pas le fruit déjà mûr d’une participation. La jeunesse ne se
cueille pas, elle est recueillie, recueillement du cri.
Bien avant cette participation et à titre d’élément nécessaire à cette participation […], se
signale l’éventualité purement formelle de la forme nominale de l’individu. La forme nomi-
nale, la forme du terme comme terme, de l’un en ce terme […]. » (LEVINAS, AE, p. 89)
Mais le visage […] peut à la fois être en lui-même parce qu’il est dans la trace de l’illéité.
(LEVINAS, EDE, p. 282)
De la nomination à la désignation
Mais cette nomination peut faire l’objet d’une désignation. Le visage est le vi-
sage de quelqu’un
auquel peut-être le « quelque chose » thématisé en direction du doigt qui montre […] doit
déjà sa structure formelle […]. (LEVINAS, AE, p. 90)
« Peut-être » : car sous la désignation un rapport plus franc qui la fonde — celui
de l’œil qui écoute et parle. Nous abordons à nouveau la structure dialogique dont il
convient phénoménologiquement de restituer la vie mais en la situant cette fois-ci
originairement hors de la réversibilité des termes.
116
a) Le dialogue : nouvelle approche
L’universalité est instaurée par ce fait, après tout extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi vu
de face […]. / […] Le retour sur soi de la conscience n’équivaut pas ainsi à une contempla-
tion de soi, mais au fait de ne pas exister violemment et naturellement, au fait de parler à Au-
trui. (LEVINAS, DL, p. 23)
Parler ne consiste pas pour le locuteur à tendre vers une identification avec son
interlocuteur, à aller trouver son contemporain. La conscience ne voit le jour qu’à se di-
riger vers ce qui n’est pas elle, hors correspondance, communauté de vues et
d’esprits. Le véritable dialogue ne s’institue pas sur base d’une coexistence, d’une
relation de familiarité au sein d’un même monde, qui ferait se rejoindre les interlo-
cuteurs et dont le dialogue serait l’expression. L’interlocuteur interloque : la ré-
flexion se fait contre soi : le sujet ne se retrouve pas dans l’exposé — il a affaire
avec un autre qui constitue pour sa part le monde.
La dialectique du temps est la dialectique même de la relation avec autrui, c’est-à-dire dia-
logue […]. (LEVINAS, EE, p. 160)
Mais que peut bien vouloir signifier concrètement cette relation entre termes sé-
parés qu’accomplirait le dialogue ?
Il n’y aurait pas prise de parole, dira-t-on, si nous n’avions pas quelque chose de
nouveau à nous dire. Or toute nouveauté résonne comme une objection, une inter-
pellation. La nouveauté surgit comme une contestation de mon monde : la chose a
glissé dans la perspective de l’autre comme exceptionnel étant.
Aussi par rapport à cette exception, à cette extériorité,
le monde s’oriente, c’est-à-dire prend une signification. (LEVINAS, TI, p. 100)
Avoir un sens, c’est se situer par rapport à un absolu, c’est-à-dire venir de cette altérité qui
ne se résorbe pas dans sa perception. (p. 99)
A partir d’Autrui, le phénomène est dégagé de sa toujours possible confusion pour être po-
sé comme thème.
Un monde sensé est un monde où il y a Autrui par lequel le monde de la jouissance de-
vient thème ayant une signification. (p. 229)
117
C’est en tant que possédées par le prochain — et non pas en tant que revêtues d’attributs
culturels — c’est en tant que relique que, au premier chef les choses obsèdent [ i.e. rayonnent
d’altérité, dehors, en l’absence de mes lumières]. Au-delà de la surface « minérale » de la
chose, le contact est obsession par la trace d’une peau, par la trace d’un visage invisible que
portent les choses et que seule la reproduction fixe en idole. Le contact minéral est purement
privatif. L’obsession tranche sur la rectitude de la consommation et de la connaissance. (LE-
VINAS, AE, p. 122, note 1)
La jeunesse est celle d’un Dire (elle n’est pas thème) qui est Dire d’un Dit
(l’avant-propos d’un thème) — elle ne se tient pas purement et simplement en une
abstraction. La vivacité de sa présence consiste à diriger toute manifestation (et
donc à se situer en deçà de la manifestation qui la manifeste). Un monde sensé est
un monde où tout signe renvoie en définitive à un signifiant ou un thématisant. Ce
renvoi ne signifie pas que le signe signifie le signifiant comme un symbole médiatise
ce qu’il symbolise. La locution est ici avant le déchiffrage d’un sens caché, le fait de
se présenter en propre, la capacité de se garantir soi-même ou le révélation d’un qui
s’annonçant dans l’acte. Etre derrière le signe, soutenir un propos, c’est être en me-
sure d’attester son expression par la reprise incessante des signes dont les contours
exposent l’auteur à être pris au mot. En bref, c’est parler, avoir déjà et encore son
mot à dire, faire face avant d’être compris — la compréhension se distinguât-elle de
la préhension.
Autrui, le signifiant — se manifeste dans la parole en parlant du monde et non pas de soi,
il se manifeste en proposant le monde, en le thématisant. (p. 98)
118
interrogation individuante. C’est que la résistance de la proposition ne renvoie pas à
un non-dit — dont toute la force consiste à reproduire l’équivoque (et donc ab-
sorbe le sujet) — mais à une franchise qui offre dans la proposition la possibilité de
questionner. Je peux questionner une parole dont l’auteur est en mesure d’en ré-
pondre. La proposition
promet une réponse à celui qui reçoit cette proposition […]. (p. 98)
L’attention est attention à quelque chose, parce qu’elle est attention à quelqu’un. (p. 102)
L’écoute constitue donc déjà une réponse — une réponse que le moi assume,
fût-ce pour contester la contestation de l’autre. En écoutant, en tant qu’il souscrit à
sa dépossession, le moi est déjà rendu capable de générosité. Il se sent engagé, il se
sent appelé à désirer quelqu’un — il répond en fait.
Si le Dire pur libérait le moi de soi en l’arrachant à sa possession, cet arrache-
ment à la consommation n’y était que consumation passive. Le langage comme acte
signifie par contre une dépossession qui est aussi mon idée : une idée dont l’objet
est partagé avec l’autre (mais dont le partage n’a de sens qu’entre êtres séparés). Ré-
pondre c’est ici solliciter Autrui par delà la consumation pure en se faisant signe
donné de la signifiance.
b) L’institution de la justice
La proposition se tient dans le champ tendu des questions et des réponses. (LEVINAS,
TI, p. 98)
Champ tendu entre deux points, dialogue d’individu à individu : une tension où
les termes en relation sont privilégiés sur la relation elle-même.
Mais si « [la] proposition se tient entre deux points qui ne constituent pas de
système, de cosmos, de totalité » (p. 97), elle constitue un monde commun :
Parler c’est rendre le monde commun, créer des lieux communs. (p. 74)
Par le langage, le monde n’est plus le prolongement d’un seul point de vue :
119
Le mot qui désigne les choses atteste leur partage entre moi et les autres. (p. 230)
comme si l’existence qu’il existe ne lui était pas encore complètement arrivée. (Ibid.)
120
Lui et moi, nous nous reconnaissons en tant qu’ayant part à un même présent,
appartenant à un même monde. Cette reconnaissance ne signifie pas que chacun vit
ce que l’autre vit, mais que
[l]’autre est pour moi un ego dont je sais qu’il a rapport à moi comme à un autre. (DER-
RIDA, ED, p. 185)
Cette reconnaissance signifie que nous avons la même forme. On se voit ainsi
entre êtres humains dans l’appartenance à un genre — le genre humain.
S’est opéré là un passage
Tout est ensemble, on peut aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, mettre en relation, ju-
ger, savoir et demander ce qu’il en est de… , transformer la matière. (LEVINAS, AE, p. 247)
Une mesure se superpose à l’« extravagante » générosité du « pour l’autre », à son infini.173
Mais il n’y a pas lieu maintenant de considérer davantage l’intrigue entre éthique
et justice. Il nous importait au premier chef d’envisager un Dit qui, en quelque ma-
nière, constitue à travers une dimension adressative (son Dire) une expression né-
cessairement limitée de la responsabilité pré-originaire. Il nous importait en d’autres
termes de concevoir une parole ouverte aux autres et individuante.
Or la réévaluation du dialogue nous a semblé décrire un cheminement vers la
société où « je suis abordé comme les autres, c’est-à-dire ‘‘pour moi’’. » (LEVINAS,
AE, p. 247) Par le dialogue en effet, le visage n’est plus abstrait : le moi a affaire à
tel ou tel visage qu’il peut désigner. Le visage se dé-visage en une multiplicité de
visages et à ce style de phénoménalisation correspond l’individuation du moi ou des
moi’s comme membres d’une société.
Mais si l’individuation tendra spontanément à peser pour son compte — de la plura-
lité communicationnelle à la défense des intérêts — « la justice elle-même ne saurait
121
faire oublier l’origine du droit et de l’unicité d’Autrui que recouvrent désormais la
particularité et la généralité de l’humain. »175 La justice est une traduction de l’éthique.
D’où la complexe ambiguïté du visage.
175 Ibid.
176 Que le lecteur n’y voie pas un mauvais jeu de mots visant le musulman dans la mesure où celui-ci était
perçu comme une marionnette.
177 Bien que la phénoménologie de l’écriture que nous entreprenons maintenant empruntera quelques
arguments aux méditations derridiennes, elle ne se laissera pas pour autant reconduire à la leçon de l’archi-
écriture.
Nous prenons acte de la mythification que constituerait la compacticité d’une présence-à-soi, mais le
« concept » de « différance » n’épuise pas pour nous le champ de l’investigation philosophique. La diffé-
rence d’ordre entre le Dire et le Dit s’avère non équivoque, parlante.
C’est que d’une manière générale, l’économie de la différance que l’on décèle partout à l’œuvre pose un
problème assez difficile : la place de la jouissance ou de la présence.
L’habileté consommée de l’ambiguïté ne doit pas nous empêcher de penser l’articulation de ce qui sym-
bolise une des principales thèses des vues derridiennes : « La privation de la présence est la condition de
l’expérience, c’est-à-dire de la présence. » (DERRIDA, DG, p. 237) Si l’on veut dire par là qu’il n’y a pas de
désir sans espacement, la thèse nous convient. Mais les choses sont naturellement plus retorses : « Sans la
possibilité de la différance, le désir de la présence comme telle ne trouverait pas sa respiration. Cela veut
dire du même coup que ce désir porte en lui le destin de son inassouvissement. La différance produit ce
122
L’absence de l’auteur
a) l’écran de l’écrit
123
écran est tendu entre l’auteur et le lecteur par le livre même […]. (LEVINAS, TI, p. 16)
178 Rappel de l’acte fameux d’accusation visant les discours écrits : « On pourrait croire qu’ils parlent pour
exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent,
c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand, une fois
pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite à gauche et passe indifféremment auprès de
ceux qui s’y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas quels
sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il
soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre
ni de se tirer d’affaire tout seul. » (PLATON, Phèdre, 275 d-c)
179 Critique à l’égard de l’écrit que Levinas fait sienne depuis ses débuts jusque Totalité et infini (du moins
dans ses écrits qui n’interrogent pas directement les sources de la pensée juive). Ainsi dans La transcendance
des mots (1949) on peut lire : « La parole vivante lutte contre ce virement de la pensée en vestige, elle lutte
avec la lettre qui apparaît quand il n’y a personne pour écouter. » (p. 202) Dans Totalité et Infini : « Le visage
parle. La manifestation du visage est déjà discours. Celui qui se manifeste porte, selon le mot de Platon,
secours à lui-même. Il défait à tout instant la forme qu’il offre. » (p. 61)
Que l’on ne s’y méprenne cependant pas : la référence à Platon se produit dans un déplacement et
comme un dépassement : il ne s’agit pas de promouvoir la culture de l’intériorité capable d’attestation
menacée par un semblant de savoir figé en des signes extérieurs. Lisons la suite du texte de 49 :
« L’expression comporte une impossibilité d’être en soi, de garder sa pensée « pour soi » et, par consé-
quent une insuffisance de la position du sujet où le moi dispose d’un monde donné. Parler, c’est inter-
rompre mon existence de sujet et de maître […]. » (LEVINAS, « La transcendance des mots », p. 202 et
203) L’opposition lévinassienne n’est pas entre la vivacité autarcique et personnelle d’une part et la froi-
deur lapidaire et sa mécanisation appauvrissante d’autre part ; mais entre l’exposition ou la déposition du
124
que l’écriture peut se porter secours, car elle a le temps et la liberté, échappant mieux que
la parole à l’urgence empirique ? Que neutralisant les requêtes de l’« économie empirique, elle
est d’essence plus « métaphysique » […] que la parole ? Que l’écrivain s’absente mieux, c’est-
à-dire s’exprime mieux comme autre, et s’adresse mieux à l’autre que l’homme de parole ? Et
que, se privant des jouissances et des effets de ses signes, il renonce mieux à la vio-
lence ? (DERRIDA, ED, p. 150 et 151)
b) L’Œuvre
Ce n’est pas par hasard que nous n’avons pas parlé d’« œuvre » d’écriture. La
description nous livrera en effet l’écriture comme symbole de l’œuvrer.
Mais d’abord qu’est-ce qu’une œuvre d’après la perspective éthique ?
Selon Totalité et Infini : un acte manqué.
[…] la volonté où l’être s’exerce en tenant en quelque façon en main tous les fils qui ac-
tionnent son être, s’expose par son œuvre à Autrui. Son exercice se voit comme une chose
[…]. (LEVINAS, TI, p. 250)
Toute volonté se sépare de son œuvre. Le mouvement propre de l’acte consiste à aboutir
dans l’inconnu — à ne pas pouvoir mesurer toutes ses conséquences. (Ibid.)
sujet et la forme où elle se donne en représentation. La référence à Platon n’est donc justifiée qu’à travers
sa reprise de la différence entre expression originelle et phénoménalité de l’expression. Il reste toutefois
vrai que, pour l’auteur de Totalité et infini, l’écrit incline esthétiquement à faire écran. La différence entre Le
Dire et le Dit passant outre à la distinction oral / écrit, s’avérera dès lors plus adéquate.
125
où donc elle consiste en un sens. Sens qui tient à ce qu’il n’est pas pleinement possédé
(c’est-à-dire, en définitive, privé de spéculation d’origine iconique), à un temps qui
ne se range pas à mon temps, à un futur qui ne sera jamais mon passé. L’ouvrier
authentique est l’être qui oublie de se comprendre à l’horizon de soi.
L’œuvre n’est pas pour moi mais pour l’autre ; ainsi, penser l’œuvre jusqu’au
bout « exige une générosité radicale » (p. 44). Or finalement que signifie cette radi-
calité si ce n’est la postérité en tant qu’inconnu toujours à venir ? C’est par-delà la mort
de l’ouvrier que le rapport à l’œuvre devient en quelque sorte « complet » : la signi-
fication de l’acte se passe dans l’horizon d’un futur absolu, c’est-à-dire « dans un
temps sans moi ».181
Traduction, tradition
D’un point de vue formel, nous savons que le langage comporte de manière
fondamentale la dimension adressative. « La proposition est proposée à l’autre
homme. »182 Le langage, quoi qu’il dise, en effet, s’effectue toujours directement ou
indirectement comme adresse à quelqu’un. (« Valéry disait déjà que l’une des er-
reurs de la philosophie est de s’en tenir aux mots en négligeant les phrases : ‘‘ô philo-
sophes, ce qu’il faut élucider, ce ne sont pas les mots… ce sont les phrases.’’ »
(BLANCHOT, ED, p. 150) Ainsi sur le plan empirique s’éluciderait qu’une phrase
puisse être reçue alors même qu’elle serait grammaticalement incomplète, que des
mots y feraient défaut.)
126
Or, et venons-en à l’écriture elle-même, celle-ci incarne la condition de l’œuvre
exigeant jusqu’à la mort de l’auteur.
Pour le dire moins dramatiquement, la réception d’un texte par le lecteur se fai-
sant en l’absence de l’auteur, cette réception ne connaît pas de limites. Tandis que le
rayonnement du discours oral demeure confiné tant il se déploie encore spatialement,
le discours écrit s’adresse à tous : il aboutit au delà de l’horizon de son auteur — il
rayonne temporellement et peut traverser toutes les époques. (Il est donc bon de
notre point de vue qu’il s’expose à quiconque.)
Mais la question de l’œuvre fut également soulevée parce que le Dire pur n’est
pas réalisable à moins de s’abîmer comme folie. Il semblait alors que l’on doive
considérer la co-présence dialogique de tel ou tel visage comme traduction de la si-
gnifiance éthique.
La convocation du texte ne perd pas de vue la problématique mais la reconfi-
gure, donnant lieu à une dynamique infiniment plus vaste.
S’adresser à la postérité — au toujours-à-venir — peut sembler faire resurgir en
quelque sorte le problème de l’abstraction, de l’à-Dieu (et c’est peut-être pour cette
raison que Levinas conserve l’idée d’« entrevue » : « Renoncer à être le contempo-
rain du triomphe de son œuvre, c’est entrevoir ce triomphe dans un temps sans
moi ».) Mais s’adresser à la postérité — ce qui est plus juste que de s’en tenir à son
époque — n’exclut pas ici l’idée de « confrontation ». L’œuvre sous la forme du texte
(s’)ouvre en effet (dans) une tradition parce que le Texte s’offre lui-même à
l’interrogation — au point que faire pour lui l’objet de questions se confond avec
son être.
Que l’expression ne vienne pas s’ajouter à la pensée ; que — métaphore — elle porte cette
pensée au-delà du thème pensé ; que par-delà ce thème — encore transmissibles, comme un
marteau ou un document —, les lettres — dans leur déploiement, dans leur littérature —
gardent les raisons séminales du Dit et promettent à l’interprète, c’est-à-dire au lecteur, un
sens plus lointain et plus ancien ou plus profond, un sens inspiré — c’est cela sans doute,
l’Intelligibilité même. De soi — et non seulement pour un esprit fini — elle demande écri-
vains et lecteurs, de soi elle exige le Livre. » (LEVINAS, SMB, p. 55)
127
La proposition couchée par écrit se détermine comme sujette à l’interprétation.
« Renoncer à être le contemporain du triomphe de son œuvre », c’est produire ce
qui sera interprété. L’« aboutissement » de l’œuvre réside dans l’interprétation par
un autre — un lecteur précisément, qui a le temps de la lecture.
Mais tout lecteur est-il originairement un interprète ? Oui, car le fait de lire est
inspiré.184
Lorsqu’un auteur écrit, il veut dire quelque chose ; mais, nous le savons, malgré
cette spontanéité, le Dit est traversé d’équivoques. Le Dit se situe dans le non-dit,
l’impensé. Mais est-ce le fait pour le langage d’être prédisposé culturellement ? En-
core une fois, nous l’avons vu : un fond(s) culturel seul est davantage exposé à
l’enlisement.
En réalité, la dimension culturelle ou historique est l’assurance de la réussite
d’un échange : dans cette perspective, on s’adresse à l’autre parce que l’on a quelque
chose à se dire, parce que nous sommes à un monde. La fission du sens immédiat,
du sens obvie par un autre — comme métaphore signifiante — ne peut que relever
du Dire.
C’est par l’approche, par l’un-pour-l’autre du Dire, relatés par le Dit, que le Dit reste équi-
voque insurmontable, sens se refusant à la simultanéité, n’entrant pas dans l’être, ne compo-
sant pas un tout. (LEVINAS, AE, p. 263)
Inspiration : sens autre qui perce sous le sens immédiat du vouloir-dire, sens autre faisant
signe à un entendement qui écoute au-delà de ce qui est entendu, à la conscience extrême, à
la conscience réveillée. (LEVINAS, ADV, p. 137)
128
énigmatique. Positivement : face à un texte, le lecteur est inspiré en ce sens qu’il est
ouvert non thématiquement, sans l’avoir voulu, à un au-delà du texte détenu par
celui-ci — et que cette ouverture conditionne, déclenche, le travail de l’interpré-
tation, de l’autrement-dit passant outre à la suffisance du sens obvie.
Par ailleurs, c’est bien l’absence de l’auteur à son œuvre qui donne, en lui lais-
sant, le temps à l’attention de se pencher sur son travail, d’approfondir la matière.
L’occultation, l’écran de l’écrit, alors que les paroles s’envolent mais tendent à
l’identification de leur auteur, est mieux disposé au questionnement, à l’attention
patiente — toujours attention indirecte à quelqu’un et dont l’étonnement fait droit à
l’altérité.
b) Intersubjectivité et herméneutique
[…] le verbe est comme « le marteau qui frappe le rocher en faisant jaillir d’innombrables
étincelles » […] (p. 204)
Le discours interrompu rattrapant ses propres ruptures, c’est le livre. Mais les livres ont
leur destin, ils appartiennent à un monde qu’ils n’englobent pas, mais qu’ils reconnaissent en
s’écrivant et en s’imprimant et en se faisant pré-facer et en se faisant précéder d’avant-
propos. Ils s’interrompent et en appellent à d’autres livres et s’interprètent en fin de compte
dans un dire distinct d’un dit. (LEVINAS, AE, p. 264 et 265)
La textualité mobilise donc bien le Dire comme Dire d’un Dit. Mais à la diffé-
rence de la communication orale, le Dit de l’écrit ne se reprend — ne se justifie vé-
ritablement — que là où l’auteur n’est plus. Se découvre ainsi le Dire d’un Dit de-
meurant cependant distinct de son Dit. Car la réalisation du Dit se passera dans un
temps qui ne sera pas celui de son auteur et parce que le Dire du lecteur viendra
déranger un Dit qu’il n’a pas proféré. Mais le Dire de l’auteur demeure en tant qu’il
provoquera une lecture.
Aussi, l’épanouissement de la signification est en quelque manière intrinsèque-
ment intersubjectif. Il suppose des sujets à part entière qui produisent, constituent le
sens — et non de simples gardiens destinés à s’évaporer dans leur réception de
l’être, dans la nature —, en se rencontrant. Si « […] le droit à la parole se confond
avec le devoir d’interroger » (DERRIDA, ED, p. 103), la textualité est le langage
par excellence. Le lecteur a certes son attention critique dirigée vers le Dit, mais que
129
cette attention ne se relâche pas en un paraphraser positiviste est le fait de la tenue
en éveil par la signifiance qui excède tout propos et noue le lecteur à l’auteur
comme son obligé « qui ne dit mot » : une autre voix résonne. L’assignation tex-
tuelle
éveille l’écoute à l’intelligible irrécusable, au sens des sens, au visage de l’autre homme.
(LEVINAS, ADV, p. 137)
c) Herméneutique et Histoire
Mais le lecteur en tant qu’interprète de l’œuvre est aussi l’auteur d’un nouveau
livre :
Les significations dégagées [par le lecteur] sont-elles sans énigmes ? A leur tour, selon
d’autres modes, elles doivent être interprétées. (p. 7)
La distance qui sépare le texte du lecteur est l’intervalle où se loge le devenir même de
l’esprit. (p. 203)
qui ne ressemble pas au dialogue des coéquipiers en science, ni même au dialogue platoni-
cien, lequel est réminiscence d’un drame plutôt que ce drame même. (p. 39)
[…] le lecteur […] peut aller plus loin que l’auditeur. (p. 156, note 1)
130
Histoire dont le sens n’est jamais prédonné, toujours quelque chose à découvrir
et d’imprévisible — Dit d’un Dire. Ecrire c’est dire que ce n’était pas écrit.
Originairement donc, le discours écrit ne rayonne pas temporellement à titre
d’archive garantissant la co-mémoration ou la re-mémoration comme répétition
monumentale ! (De la même manière qu’il ne roule pas comme on se roule dans la
boue, il ne roule pas comme ça s’enroule sur soi.)
Traduction, trahison
épargne le fini en lui épargnant l’in-fini auquel il l’a astreint en le commandant énigmati-
quement.188
131
La Trace qui advient comme Dire se retire en imprimant une trace dans le fini
en guise d’énigme : énigme où passe l’événement de la transcendance dans ce à
quoi il fait place et qui le trahit : le discours.
L’an-archie ne règne pas et se tient ainsi dans l’ambiguïté, dans l’énigme, laisse une trace
que le discours, dans la douleur de l’expression, essaie de dire. (LEVINAS, AE, p. 160, note
2)
Le Dire pur se contracte et ouvre par là à un Dire qui va faire dire au Dit ce qui
l’excède — s’ouvre ainsi le Dire d’un Dit où perce l’infinition qui se lit comme
énigme.
Le Dit par conséquent ne se réduit pas à l’ostension
à cause de la trace de sincérité que les mots eux-mêmes portent et qu’ils tiennent du Dire
en tant que témoignage […]. (p. 237)
Quant aux rapprochements dont est susceptible le Dit et que l’on a cru bon de
lui reprocher dans la mesure où ils conduiraient à l’éparpillement des mots, une
description éthique en change la donne. (Nous substituons le mot « texte » à celui
de « verset ».)
Les rapprochements sont donc dus à une levée de sens nouveaux que la signifi-
cation immédiate implique et qui composent ainsi une tradition. Tradition qui
s’appuie sur une résonance fondamentale : la voix de l’autre éveillant à l’écoute.
Aussi :
L’exégèse ne lui est pas extérieure, telle un regard inquisiteur qui tenterait
d’animer une nature morte.
a) L’errance de la lettre
132
comme une torsion que fait subir au langage l’intrusion d’un autre inassimilable.191
lassitude devant les mots, [qui] est aussi le désir des mots espacés, rompus dans leur pou-
voir qui est sens, et dans leur composition qui est syntaxe ou continuité du système […].
(BLANCHOT, ED, p. 18 et 19)
Ecrire, serait revenir au langage essentiel qui consiste à écarter les choses dans les mots
[…]. (LEVINAS, SMB, p. 15, partiellement cité)
« Ecarter les choses dans les mots » non pas à titre de structuralisme : le langage
essentiel résonne comme celui qui ne nomme pas un être pensé, ne comprend pas
la chose en tant qu’intégrée — l’écriture est ébranlement du régime de
l’identification et de la satisfaction. S’attacher à la lettre, c’est lui reconnaître tout
133
l’esprit auquel elle éveille et lui arracher, du même coup, le sens qu’elle porte, sens
destiné à se mettre dans d’autres mains. L’écrivain authentique — « l’insomniaque
du jour » (BLANCHOT, ED, p. 185) — ne réclame originairement pas de droits
sur l’écriture.
Ecrire, c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même […] (LEVINAS, SMB, p. 16)
Ecrire, c’est emprunter un détour infini, hors des sentiers battus. Ecrire, c’est
sillonner le désert. Le Dire ou l’Ecrire, qui seul « tient à distance la maîtrise »
(BLANCHOT, ED, p. 20), détourne sans cesse le Dit du tour qu’il prendrait. Il
pousse perpétuellement le Dit à la dérive, défaisant sa ligne de mire, la présomption
d’enclore le sens dans l’invariance, la clôture du sens où l’être se mire.
Voici l’écrivain condamné à l’errance d’une parole qui, refusant l’oasis de sens, parcourt
l’interminable désert que ne cesse d’engendrer la soif de l’Absolu.192
Errance fatiguée d’une parole ou d’un sujet, c’est-à-dire oubli de soi — mais
non pour soi-même, ce qui serait frayer avec l’héroïsme. L’être de l’œuvre, nous le
savons, est l’être-pour-au-delà-de-ma-mort et non l’exaltation du sacrifice pour le
sacrifice (cf. LEVINAS, DL, p. 197).
L’Ecrit est la forme d’une parole exilée, le travail hors du jardin des délices re-
cueillis. L’effort du Dit, dans une torsion sur soi, est le fait d’une astreinte à dire
l’au-delà de soi. Effort toujours à approfondir : l’Ecrit ne se pose pas, ne repose pas
en paix tel une lettre morte et, tenu à l’écart de la présomption-ostension, il ne (se)
plante pas (dans) un décor, son regard dans l’autre, ne campe pas, ne reste pas plan-
té là, etc. A travers l’Ecrit s’origine ainsi la métaphore — langage essentiel qui ne
s’épuise pas en savoir, toujours savoir de soi — qui n’est pas originairement le lan-
gage fleuri de l’être se réservant toute la sève de la Terre (cf. Ibid., p. 183) — tou-
jours promise jamais donnée —, mais le langage du sujet
se saisissant dans sa marche et non pas dans son lieu […]. (LEVINAS, SMB, p. 22)
L’esprit est libre dans la lettre et il est enchaîné dans la racine. C’est sur le sol aride du dé-
sert où rien ne se fixe, que le vrai esprit descendit dans un texte pour s’accomplir universel-
lement. (LEVINAS, DL, p. 183)
« […] la lettre qui apparaît quand il n’y a personne pour écouter »193 signifie po-
sitivement que parler dans le désert fonctionne à l’horizon d’un passé inassumable
et d’un futur dont le moi ne sera jamais le contemporain. Nul n’est prophète en son
pays, parce que l’inspiration est l’impossibilité d’élire demeure dans la parole.
134
[…] le livre ne s’enracine qu’à l’écart du livre : dans l’« avant-livre » ou l’« après-livre »
[…]. 194
b) Le sceau de la lettre
Qu’en est-il alors de la fixité scripturale ? — Considérons les mots, les phrases
comme des « pierres d’abîme pétrifiées par l’infini de leur chute » (BLANCHOT,
ED, p. 95). Passons outre un instant au fait que l’« œuvre » à laquelle contribuerait
l’Ecrit répondrait à la nécessité d’un désœuvrement — un abîme — pour nous
pencher sur le désœuvrement de l’Ecrit lui-même (mais par où passerait le Désœu-
vrement).
Ce qui pétrifie la lettre est l’infini de sa chute : autrement dit, l’insistance de la
lettre se scelle en ce sens que le sens obvie est à tout instant — instant d’écriture ou
de lecture — détourné de la direction qu’il semblait avoir prise et chemine par des
sentiers inconnus. Il est à tout instant corrigé, surchargé — dans la lettre intran-
quille : le poids de l’Ecrit réside dans cette activité interminable qui consiste à
s’imposer comme démarquage ou oblitération en guise d’apposition de sa signature.
Ecrire, c’est s’effacer en tirant un trait sur la spontanéité. Voilà comment toute
lettre se signe, fait une croix sur l’évidence. Toute lettre est de soi rature d’identité
mais raturage toujours plus nourri de sa propre insatisfaction.
La littérature tout entière s’évertuerait à raturer sa signification en raturant les ratures et les
ratures des ratures. (LEVINAS, SMB, p. 50)
Mais la ligne brisée de l’écriture ne vole pas en éclats : le discours ne dé-crit qu’à
se tenir dans la proximité.
Dire d’un Dit employé à contre cœur, dont l’emploi est appuyé par le Dire où
résonne le Sous-entendu ou l’Inter-Dit qui commande… l’œuvre.
Ce qu’ouvre ainsi le Dire dans le Dit qu’il va dire, ou l’Ecrire aussi bien dans l’Ecrit, ce
n’est rien moins que la voie de l’Autre […] en son altérité et qui ne se laisse approcher que
sous l’interdit de toute résidence.195
135
L’absence de l’auteur — le Dire — c’est aussi l’« amitié pour l’inconnu mal ve-
nu » (BLANCHOT, ED, p. 66).196
Naturellement, notre réévaluation de l’équivocité du Dit ne l’empêche pas de
pouvoir demeurer suspect : de passer de la bonne trahison à la mauvaise expres-
sion : en se fixant comme algèbre ou en se dissipant dans l’éloquence.
Rien n’empêche le Dit d’être dit carrément et de combler une pensée, de se
donner bonne figure et de persuader. L’Ecrit peut se résoudre en une manœuvre et
rechercher le succès de son œuvre par le biais d’énoncés « bien » tournés — logi-
quement ou joliment. Présomption d’une pensée se voulant purement conceptuelle,
se justifiant d’elle-même, et artifices de langage détournés de « tout le surplus de la
société » ou du « penser-à-l’autre ».
Mais sommes-nous réellement dupes ? Les mathématiques elles-mêmes ne
sont-elles pas découvertes hantées par des énoncés indécidables, laissés en souf-
france ? La représentation des notes a beau être précise, la partition ne s’interprète-
t-elle pas de diverses manières ? Ne sommes-nous pas amenés empiriquement déjà
à soupçonner qu’une chose est trop belle pour être vraie ? L’éloquence ne finit-elle
pas par se rendre ridicule ? Aux yeux du quotidien certes — quotidien qui sponta-
nément fait du langage un simple usage. Mais le « à quoi ça sert ? » est-il nécessai-
rement une parole dont la noblesse du langage aurait à rougir ? On l’a vu : le sens
de l’usage apparaît originairement dans la justice. N’est-ce pas la signifiance d’une
« transcendance allant d’un homme à l’autre »197 qui perce là dans la revendication
du propos quotidien ?198
Proximité plus forte que la
196 Au terme de cette phénoménologie de l’écriture, on appréciera ce passage déroutant : « Un texte n’est
un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu.
Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un
secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une
perception. » (DERRIDA, La dissémination, p. 71)
197 LEVINAS, « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », p. 193.
198 Nous pensons naturellement à la fin de cette conférence de Heidegger, Bâtir Habiter Penser, qui ne
manque naturellement pas de laisser incrédule l’attitude naturelle, mais également, pour des raisons trans-
cendantales, l’anthrpologue-phénoménologue : « Si dur et si pénible que soit le manque d’habitations, si
sérieux qu’il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le
manque de logements. […] La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours
à chercher l’être de l’habitation et qu’il faut leur apprendre à habiter. […] Dès lors que l’homme, toutefois,
considère le déracinement, celui-ci déjà n’est plus une misère (Elend) Justement considéré et bien retenu, il
est le seul appel qui invite les mortels à habiter. » (HEIDEGGER, Essais et conférences, p. 193) La réponse se
fera sans appel : « L’homme comme étant, comme cet homme-ci, livré à la faim, à la soif, au froid — ac-
complit-il vraiment dans ses besoins le dévoilement de l’être ? A-t-il déjà été pour cela le gardien vigilant
de la lumière ? Le monde heideggérien est un monde de seigneurs qui ont transcendé la condition des
humains besogneux et misérables ou un monde de serviteurs qui n’ont d’yeux que pour ces seigneurs.
L’action y est héroïsme, l’habitation, palais de prince et temple de dieux qui dessinent des paysages avant
d’abriter. » (LEVINAS, SMB, p. 24) La parole (ironique) en définitive est à Jean Améry : « De temps à
autre on pensait […] à ce maléfique mage du pays des Alamans, qui affirma un jour que l’Etant ne se ma-
nifestait à l’homme que dans la lumière de l’Etre, mais que l’homme aurait oublié que celle-ci brillait par
dessus celui-là. L’Etre, tiens, tiens ! Mais au camp il apparaissait plus clairement qu’à l’extérieur que l’on
n’avait que faire de l’Etant et de la lumière de l’Etre. On pouvait être affamé, être fatigué, être malade. Mais
dire que l’on était, sans plus, n’avait aucun sens. » (AMERY, Op. cit., p. 46)
136
rhétorique et par rapport à laquelle se contrôlent et se mesurent ses effets. Mais c’est aussi
dans la proximité du prochain […] que, par delà les écarts de la rhétorique, naît la signifiance
[…] à laquelle se réfèrent les métaphores capables de signifier l’infini.
137
LE BILAN
« Quelque chose devient un Autre, mais l’Autre [étant] lui-même un Quelque chose, […] il
devient pareillement un Autre et ainsi de suite, à l’infini. […]. »199
Mais insister sur la nécessité de la Trace n’est pas encore, outre son événemen-
tialité dans le Dire pur, définir l’articulation entre le fini et l’infini.
Aussi allait-on découvrir au cœur du Dit une énigme, c’est-à-dire la manière
pour l’infini d’avoir d’ores et déjà imprimé sa trace dans le Dit en se signifiant à
titre d’inspiration inépuisable de la parole de celui qui témoigne de l’événement.
Autrement dit, le langage est le mi-lieu où l’inassimilable laisse sa trace.
Or le langage en tant qu’il est Dit s’accomplit également comme système de
signes et de reconnaissance. Ainsi l’imprévu qui s’infiltre par le Dire d’un Dit infil-
138
tré s’expose au « mouvement par lequel l’être recherche ce à quoi il se lia avant
même d’avoir pris l’initiative de la recherche » (LEVINAS, TI, p. 285) — et
s’expose par là au malentendu et au décret de la datation, de la mesure dont est sus-
ceptible chaque énoncé.
Mais ce passage indiscret à l’énonciation est traduction en justice : il s’opère en
vertu d’une certaine nécessité de l’éthique : l’ouverture aux autres. Par ailleurs, le
déjà-dit qui contient plus qu’il ne contient s’expose à son tour au Dédire —
« l’énoncé abusif aussitôt s’interdit » (LEVINAS, AE, p. 237).200 Enfin, le Dire d’un
Dit procède, au fond, d’un Dire pur appartenant à l’ordre d’une passivité plus pas-
sive que toute passivité, qui est la manière dont l’Autre m’affecte à tel point que ma
passivité s’en trouve réduite à la souffrance par la souffrance de et pour l’Autre.
Dès lors, au bout du compte, l’analyse a pointé un sujet ouvert — mieux : livré
sans réserve, transpassible, c’est-à-dire encore dés-intéressé transpossiblement à
l’Autre — à un passé absolu dont l’intervention ne s’interdit pas de se répercuter ou
de s’inscrire, en quelque sorte, avant même d’être thématisée, dans le présent.
Or :
Sa signifiance originelle [de la Trace] se dessine dans l’empreinte que laisse celui qui a vou-
lu effacer ses traces dans le souci d’accomplir un crime parfait, par exemple. (LEVINAS,
HAH, p. 66)
Ce passage nous assurerait donc qu’un événement tel Auschwitz se tient dans la
Trace qui incline à la transcendance, sans être séparé absolument du langage mais
sans que s’y efface la trace de la transcendance. Autrement dit, Auschwitz est
l’événement historique par excellence dans le sens où s’y passe une interruption
absolue. Plus précisément, l’événementialité du musulman comme aliénation abso-
lue est l’Autre-dans-le-Même qui se tient, s’effectue à travers l’énigme.201
L’historique en question ici ne connaît donc pas encore la datation : l’événement est
historique parce que nous sommes confrontés à une réalité bouleversante qui ré-
vulse le regard, mais où, dans cette révulsion, dans cette ouverture non-thématique,
les signes se dis-posent à travers le trembler d’un recueillement, destiné à se réper-
cuter au sein des générations à venir. Réalité qui, secondairement, dans le malen-
tendu naturaliste, sera susceptible d’être appréhendée en tant que corps physique
dépouillé de son âme.
Mais encore faudrait-il s’assurer de l’affinité (trans)possible entre l’Autre et le
musulman que nous entrevoyons comme une effectuation de l’il y a…
200 Mais la réduction du Dire (en l’occurrence l’appel de l’autre qui résonne dans mon Dire) au Dit et la
réduction du Dit au Dire ne sont pas symétriques, ne dessinent pas une alternance qui confinerait à
l’ennui, l’indifférence du sens, car toute reconnaissance ou thématisation de l’inassimilable implique
d’abord en soi le bouleversement de la synchronie.
201 Deux styles d’énigmes, donc, en guise d’effectuation de l’Autre-dans-le-Même : le Dire d’un Dit ou le
visage expressif et, plus grave, la subjectivité agonisante devant les autres. Deux styles d’effectuations
donc : d’une part, la phénoménalisation à laquelle l’infini fait place comme à son abritation ; d’autre part,
une réalisation de l’infinition comme ravage de toute habitation. Mais, à chaque fois, un saut architecto-
nique entre l’institution transcendantale et sa réalité énigmatique. Du réel à la réalité.
139
2 / Eu égard à l’interrogation du témoin, nous avons montré que parler est originai-
rement témoignage et que témoigner revient originairement à accueillir « sans le
reconnaître l’absent » (BLANCHOT, ED, p. 186). Parler, c’est toujours parler au
nom de l’autre avant de pouvoir prendre la parole en son propre nom.
Mais le recueillement de la parole ou la veille « ne se passe pas sous un ciel sidé-
ral. » (p. 85) L’autre n’éveille pas à sa considération. Il n’est pas l’Intouchable vers le-
quel on lèverait les bras en signe d’impuissance.
L’intouchable est le nom d’une impossibilité avant d’être celui d’un interdit. (LEVINAS,
DMT, p. 188)
au point que c’est moi qui dis seulement — et après coup — cet[ ] inouï[ ] […]. (p. 232)
140
3 / « Mais le désastre est inconnu, le nom inconnu pour ce qui dans la pensée
même nous dissuade d’être pensé, nous éloignant par la proximité. » (BLAN-
CHOT, ED, p. 14) Autrement dit, comment faire face à l’inconnu ?
Nous le savons : la confrontation, le dénouement a lieu par le biais de l’écriture
qui émerge originairement d’une transpassablité à l’inconnu et s’ouvre sur l’au-delà.
Sa vulnérabilité se dégage comme une capacité de faire appel. Appel susceptible de
procurer une multiplicité de pères qui non seulement défendent mais encore enri-
chissent le texte. S’offrant aux interprètes, elle dessine un nouveau schème de
l’Histoire. Enfin, l’Ecrit de l’Ecrire ne se réduit pas à la fixation d’une expression
formelle de l’auteur.
quelque chose est là devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quel-
conque […]. […] Il [pour nous le musulman] n’est pas ici et pourtant il n’est pas ailleurs ;
nulle part ? mais c’est qu’alors nulle part est ici. (BLANCHOT, EL, p. 348)
141
Il faudra montrer que le « visage biffé » (AGAMBEN, p. 55) de la Figur révèle
en réalité une radicalisation du sans-défense. La disparition du visage serait alors la
défection de « la défection de la phénoménalité en visage », l’absence de l’absence
— qui ne peut pas donner la positivité d’une expérience.
La mort [l’agonie]de l’Autre [Autrui] : une double mort, car l’Autre est déjà la mort et pèse
sur moi comme l’obsession de la mort. (BLANCHOT, ED, p. 36)
4 / Ce que nous pouvons dire pour l’instant quant à la relation entre l’il y a et
l’éthique.
Souffrance et il y a. Sur le plan anthropologique nous avons distingué en définitive
trois modes de souffrance : a) ma souffrance vécue, ma peine qui a lieu dans l’effort,
la torsion sur soi, la différence de la différence ontologique — qui me donne
quelque leçon. C’est au creux de l’effort — activité / passivité — que se profile la
menace de l’il y a ; b) ma souffrance comme pure passivité — pur non-sens ou il y a
— mais où le pour-rien se dénoue en pour-l’autre ; c) la souffrance de l’autre qui,
pour moi, demeure pour rien — souffrance pure de l’autre comme neutralisation
du visage. — Mais on comprendra cela à la lumière d’un autre rapport.
Altérité et il y a. Se signale chez Levinas une affinité possible entre l’Autre et l’il y a.
L’il y a — c’est tout le poids que pèse l’altérité supportée par une subjectivité qui ne la
fonde pas. Qu’on ne dise pas que l’il y a résulte d’une ‘‘impression subjective’’. Dans ce dé-
bordement du sens par le non-sens, la sensibilité — le Soi — s’accuse seulement, dans sa
passivité sans fond, comme pur point sensible, comme dés-intéressement, ou subversion
d’essence. » (LEVINAS, AE, p. 255)
[…] Dieu n’est pas simplement le ‘‘premier autrui’’, ou ‘‘autrui par excellence’’ ou l’ ‘‘abso-
lument autrui’’, mais autre qu’autrui, autre autrement, autre d’altérité préalable à l’altérité
d’autrui, à l’astreinte éthique au prochain, et différent de tout prochain, transcendant jusqu’à
203 On ne confondra pas cette neutralisation du visage avec le visage donné comme manque d’être et finis-
sant dans la consistance. Celui-ci est trahi par son aspect phénoménal, alors que celle-là est exposition à
l’Abscence, l’Invisible. La disparition de l’expression laisse ici le biologique à sa décomposition.
Schématiquement donc la structure du visage. Nous le savons : le visage signifie un commandement qui
passe entre, d’une part, une transcendance et, d’autre part, une transcendance / visibilité. Mais ce visage
recouvre deux couches architectoniques : un visage vivant et sa visagéité. Comme présence vivante : le
commandement y passe entre, d’une part, une expressivité et, d’autre part, une intériorité / signes. Pauvre-
té ou nudité d’Autrui. — Dans la Mort : l’Autre abîme une défection dont le vertigineux vertige défait
l’intériorité lâchant les signes qui du coup se dispersent.
142
l’absence, jusqu’à sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y a. (LEVINAS, DVI, p.
115)
[d]es puissances hostiles et malveillantes, plus rusées, plus sages que moi, absolument
autres et par là seulement hostiles, en gardent le secret. Comme dans la mentalité primitive
où la mort n’est jamais naturelle, d’après Levy-Bruhl, mais requiert une explication magique
[…]. (LEVINAS, TI, p. 260)
Mais
L’inconnu qui fait peur, le silence des espaces infinis qui effraie, vient de l’Autre […].
(Ibid.)
[…] la mort conserve, dans son absurdité, un ordre interpersonnel […]. (Ibid.)
143
D’ouvrage en ouvrage, d’article en article, une scène originelle. Celle-ci se montre à
l’analyse, elle n’est pas construite. Elle éclaire et inspire, mais tout aussi bien on peut l’éviter.
Elle vient comme un fait avec sa force, mais cela même fait sa fragilité, car elle met une riva-
lité insurmontable entre fait et discours.205
La question que soulève le néant de la mort est un pur point d’interrogation. (LEVINAS,
DMT, p. 130, déjà cité)
[…] la philosophie est nécessairement réflexive et critique, non qu’elle ait à se fixer en une ou
des méthodes, ce qui reviendrait à acquiescer sans critique aux pas déjà posés, et à se donner
144
par là l’illusion d’une maîtrise qui n’est en fait que autologique dans l’adéquation de soi à soi,
mais qu’elle ait à être habitée par la hantise que la chemin de la pensée est nécessairement
chemin qui revient sur ses pas, qui rétrograde dans sa progression, à moins de s’évanouir
dans la positivité insensée de tels ou tels résultats […].206
[…] philosophie : langage de la transcendance et non pas récit d’une expérience : langage
où le diseur appartient au récit […].207
Philosophie comme réponse qui ne soit pas inconvenante : ses textes ne datent
pas. En elle, dans la gravure de l’Ecrit, la question ne se résoud pas, elle s’aggrave.
Il serait ici question — justement— de s’en tenir à la question qui, de son travail écartant
toute échéance, creuse inlassablement le sillage de l’écrit. Interroger cette question, ne serait-
il pas en redoubler l’effet de trouble et de violence, au fil de l’errance ?208
7 / Mais être attaché à un passé au delà de l’essence n’est-ce pas s’abîmer dans les tréfonds de
la mélancolie où « futur, passé sont voués à l’indifférence, puisque l’un et l’autre sans
présent » (BLANCHOT, ED, p. 40) ?
Mais le travail d’écriture qui se tient en un point blessé par le passé et ouvert sur
l’avenir n’est pas juste ressassement incessant de l’impossible. Que la question ne se
résolve pas implique un Dire qui est « le retour de la valeur elle-même »209 — être
comme être responsable de l’autre homme. Un Dire créatif qui ouvre une tradition
exposant le « principe » d’une responsabilité inouïe, inattendue et capable de faire
face à l’effondrement radical des formes sociétales. Un Dire qui veillant à l’unicité
de l’événement engage la singularité de chac’un et de chaque temps.
8 / Mais n’est-ce pas là finalement tirer une leçon de la Shoah ? — qui serait donc
l’occasion d’un plus grand bien ou deviendrait l’événement fondateur d’une pensée.
Tout d’abord :
[…] il serait absurde et abusif de présenter l’œuvre de Levinas comme une réplique à
l’hitlérisme […].210
206 RICHIR, « Lieu et non-lieux de la philosophie », in Autrement, Série « Mutations », n° 102, p. 106.
207 LEVINAS, « La Philosophie et l’Eveil », p. 106.
208 BOYER, La question interrogée, in Change, n° 22, p. 5.
209 MURAKAMI, Op. cit., p. 287.
210 M. ABENSOUR, op. cit., p. 98.
145
L’il y a, par nous décrit en captivité et présenté dans cet ouvrage paru au lendemain de la
Libération, remonte à l’une de ces étranges obsessions qu’on garde de l’enfance et qui repa-
raissent dans l’insomnie quand le silence résonne et le vide reste plein. (LEVINAS, EE, préf.
à la 2e édit.)
Attitude naturaliste
- - - - - - - - - -
↑ Intentionnalité. Représentation
----------------------
↑ Enigme. Phénoménalisation. Evénement
Dire-d’un-Dit
---------------------------------------------------
↑ Pure passivité. Autre-dans-le-Même.
Intelligibilité première (foi originaire)
Evénementialité
mouvement de ____________________________
l’autre-dans-le-même
Trace (unique pôle « métaphysique » :
interruption de la phénoménologie en deçà
de l’existence et la non-existence)
La situation est paradoxale, puisque d’un côté, le visage de l’autre qui m’assigne porte le
commandement de l’infini parce qu’il « apparaît » dans la trace de l’infini, mais d’un autre cô-
té, cette trace n’est jamais visible. Seule la croyance, c’est-à-dire l’illusion transcendantale ou
la doxa, nous permet de soutenir cette logique.211
146
Mais comme nous soutenons l’originarité de la situation éthique, une illusion
transcendantale n’a pas lieu d’être ici. Selon nous212, Levinas enseigne que pour
rendre compte du « peu d’humanité qui orne la terre » (LEVINAS, AE, p. 283), il
faut rendre compte d’une confiance qui s’appuie sans se reposer sur le NON-lieu
ouvrant l’ouverture d’une responsabilité impossible.
Il faut reconsidérer le sens d’une certaine faiblesse humaine et ne plus voir dans la pa-
tience uniquement l’envers de la finitude ontologique de l’humain. Mais pour cela être pa-
tient soi-même, sans demander la patience aux autres ; et pour cela, admettre une différence
entre soi et les autres. Il faut trouver à l’homme une autre parenté que celle qui le rattache à
l’être — ce qui permettra, peut-être, de penser cette différence entre moi et l’autre, cette iné-
galité, dans un sens absolument opposé à l’oppression. (p. 272)
Et :
Aller vers lui, ce n’est pas suivre cette trace qui n’est pas un signe. C’est aller vers les
Autres qui se tiennent dans la trace de l’illéité. (LEVINAS, HAH, p. 69 et 70)
Nous voici donc engagés à écrire sur Auschwitz dans une dédicace à la mémoire des
autres…
212 Et il ne s’agit pas pour nous ici de jouer l’ambiance d’une université religieuse contre celle de
l’université libre : ce ne serait qu’enfantillage.
147
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