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LA QUESTION

« Comment dire : Auschwitz a eu lieu ? »1 interroge cruellement et rigoureuse-


ment l’écrivain. C’est naturellement la prise du recul qui est mise en cause, mais aussi
et corrélativement on demande : comment ne pas faire d’AuSCHWiTZ un lieu-dit ?
— classé tel un dossier de l’Histoire, c’est-à-dire ne pouvant se léguer qu’en
s’exhumant dans l’Archive. L’Archive : le dépôt où repose le fait, toujours fait
mort.2 Comment donc parler de « L’holocauste, événement absolu de l’histoire » (BLAN-
CHOT, ED, p.80), mesurer avec Giorgio Agamben « qu’en vérité Auschwitz n’a jamais
cessé d’advenir, [qu’] Auschwitz se répète déjà sans cesse. » (AGAMBEN, p. 109) ? Et pour-
tant cet événement « éternellement inassumable » (p.11), « sans temps » (Ibid.), « sans
date » (BLANCHOT, ED, p. 64) est… « historiquement daté » (p. 80) ! Et sans doute
nul autre événement qu’Auschwitz n’a jamais autant focalisé l’attention et le recueil

1 M. BLANCHOT, ED, p. 216.


2 L’Archive que nous signalons ici constitue l’archive au sens large, le corps sédimenté de l’Histoire
comme inscription positive des événements dans les documents censés relater l’histoire elle-même (docu-
mentum comme leçon de l’Histoire). Les événements y sont intégrés en une configuration totalisante (nous
ne disons pas totalitaire) à titre de pièces d’un système composé par enchaînement causal : ils y perdent
fatalement leur singularité. « Dans la totalité de l’historiographe, la mort de l’Autre est une fin, le point par
où l’être séparé se jette dans la totalité et où, par conséquent, le mourir peut être dépassé et passé, le point à
partir duquel l’être séparé continue par l’héritage que son existence amassait. » (TI, p. 49) Nous parlons
donc de « fait mort » dans la mesure où, déterminant l’événement constaté et documenté, il ne peut dire,
l’ayant sur-déterminée, l’in-expérience ou la mort des autres.
Que le lecteur se rassure : ce propos abrupte et prématuré sera sujet tout à la fois à explicitation et aux
nuances, lesquelles seront apportées par Paul Ricœur et son magistral ouvrage La Mémoire, l’histoire, l’oubli
dont le thème central — la représentation du passé — ne manque naturellement pas d’interroger
l’historien quant au sens intentionnel de son travail.
Il restera cependant que, malgré l’exhortation de Ricœur au débat entre le philosophe et l’historien, ce-
lui-ci ne demeurant pas sans voix face à celui-là, nous nous verrons, pour notre part, dans l’obligation de
procéder à une réduction nous reconduisant dès lors de l’historiographie à une histoire plus originaire —
antéoriginaire.
Il est vrai que le philosophe pointé par Ricœur n’est autre que Martin Heidegger. (En schématisant (pour
une lecture détaillée impossible ici, cf. MHO, p. 459 et suiv.), disons que Heidegger — philosophe solitaire
— dans l’obsession angoissée de l’être-pour-la-mort, ne pourrait rendre compte par sa réduction à
l’histoire originaire, de cette évidence « qu’en histoire on n’a guère affaire qu’avec les morts d’autrefois. »
(Ibid., p. 475) Les Autres donc… — Puisque l’existence résolue, autrement dit, est corrélativement as-
somption du passé — l’anticipation du d’ores-et-déjà-engagé-vers-sa-mort est aussi bien une répétition par
quoi le Dasein poursuit son passé, un se-retourner-sur et un prise en charge de sa culpabilité —, elle assoit
une prépondérance ontologique de l’« avoir été » (le passé que le Dasein continue d’être, le passé antérieur
aux faits i.e. originaire) sur le « révolu » : le philosophe manquerait de la sorte l’Absence… (Nous revien-
drons plus bas sur Heidegger et la possibilité existentiale de la condition historique, en nuançant au possible
ce propos péremptoire, mais peut-être pas tout à fait injuste, qui connaîta quelques renversements.))
Si donc pour Ricœur le débat sur la pensée du passé a tout à gagner du couplage dialectique entre exis-
tentialité et intentionnalité de l’historien, notre saut se fera hors de cette dialectique.

3
de preuves historiennes3. Cela était nécessaire contre le refoulement criminel (« Les
massacres n’ont jamais eu lieu ! » mais « Il serait bon qu’ils recommencent ! ») —
mais à l’entendement philosophique de rester interdit : comment dater historique-
ment le sans-date ?
On nous répondra qu’il peut l’être par « abus de langage ». Mais cette réponse
saisit le langage comme un deus ex machina, laissant se maintenir la difficulté : com-
ment ce qui — événement absolu de l’histoire — ne fait que se passer et passer,
aurait-il marqué l’Histoire de son empreinte et se serait-il laissé marquer par elle ?
En d’autres termes encore, comment à la fois « affirmer la singularité de la Shoah et
en appeler à la Mémoire pour en éviter le retour »4 ? Ne faut-il pas distinguer
« entre la thèse de la singularité et la thèse de la récurrence menaçante »5 ?
Cet entrelacs de questions exhibe ainsi la tension apparemment oscillatoire et
désespérée entre la nécessité de dire les choses et l’impossibilité de les dire de
l’intérieur.

Mais voici de la part de Jacques Derrida une proposition aux échos infinis :

« Ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire. »6

Bien que cette thèse soit « cel[le] d’une carte postale errant à la dérive dans un
système anonyme de communications sans destinateurs ni destinataires »7, arrachée
à son contexte, elle dévoile toute l’adresse de l’écriture même, — étant entendu
qu’il ne s’agit pas d’abord de jouer l’écriture contre la parole, mais celle-là contre le
rêve logocentrique.

Cette première partie a donc pour finalité de rencontrer en la description de


l’inscription une structure phénoménologique susceptible de répondre de et à
l’exigence de l’événement. En bref : peut-on écrire au nom d’Auschwitz ? Si oui, alors
on le doit. (Mais comme nous le verrons : nous le pouvons en réalité parce que nous le
devons.)
Le caractère désespéré de l’écart évoqué plus haut, cet inextricable dilemme,
demeure en effet bien « apparent ». L’écart n’est désespéré-désespérant qu’en raison
d’une équivoque à la vie dure, un malentendu courant, qui constitue dès lors pour
nous, à l’aube de ce travail, l’attitude naturelle à suspendre.

On affirme qu’Auschwitz est l’événement à ce point unique qu’il apparaît irréduc-


tiblement indicible. Son unicité la coupe absolument de toute parole, elle coupe la
parole sans que personne n’ait pu véritablement la prendre. Les mots manqueraient
à l’appel :
3 Nous nous permettons parfois d’adjectiver le terme.
4 P.-A. TAGUIEFF, Les fins de l’antiracisme, p. 428.
5 Ibid.
6 J. DERRIDA cité par J. ROLLAND, in Parcours de l’autrement, p. 194.
7 R. KEARNEY, « Postmodernisme et imagination éthique », in EPP, p. 377. — Ceci préfigure un petit

entretien en marge avec Derrida.

4
« Le monde d’Auschwitz réside hors discours comme il réside hors raison […]. »8

Ce préjugé — qui en annonce d’autres — est résolument à déconstruire.


A cette fin, nous avons rassemblé, pour commencer, quelques thèses de La Mé-
moire, l’histoire, l’oubli relatives au caractère périlleux d’une représentation historienne
de la Shoah.
Nous serons alors conduits à surprendre l’historien par trop scrupuleux — le
tenant de l’indicibilité — et à mesurer l’étendue de l’impasse dans laquelle il est
possible de s’engager en toute bonne foi. Engagement fortement (bien
qu’involontairement) préjudiciable à ce qu’il devait servir.
Toujours motivés par Ricœur, nous ouvrirons ensuite quelques pistes de ré-
flexions qui reviendront sur les difficultés postulées, en tentant de les déboîter vers
un foyer critique.
Cependant, malgré l’éclaircissement de ses ressources — place sera faite au dé-
voilement de la condition existentiale de l’Histoire, mais force sera d’admettre que
l’existentialité ne résiste pas à l’emphase de l’événement — l’historiographie en son
fond épistémologique se déclarera encore insuffisante…

De saut en saut, de suspension en suspension, c’est une anthropologie éthico-phénoménologique


qui se dessinera…

8 G. STEINER cité par RICŒUR , in Op. cit., p. 332.

5
Chapitre 1

LE TRAVAIL HISTORIEN MIS A L’EPREUVE

Rappelons, à grands traits, une des thèses fondamentales de Ricœur qui tra-
verse, en la soutenant, la deuxième partie du livre — à savoir, la triple membrure de la
connaissance historique : c’est bien ensemble que les trois phases de l’historiographie
(preuve documentaire / explication compréhensive / scripturalité) accréditent,
autorisent l’intentionnalité du discours historique comme capacité à reconstruire le
passé, à travers son objectivation.
Les phases en tant que telles ne constituent pas des stades chronologiquement
différenciés, mais des moments méthodologiques impliqués les uns dans les autres,
que seul le regard distancié de l’épistémologue articule distinctement.
En effet, la phase documentaire — au seuil de laquelle se tient l’extériorisation
du témoignage qui, reçu par un autre, s’inscrira dans le champ de l’écriture en tant
qu’archivé — implique déjà la phase de l’explication-compréhension dans la mesure
où il n’y a pas de document sans question — qui porte avec elle une certaine idée des
sources documentaires et demeure corrélative d’un projet d’explication.
Mais donc, simultanément, cette deuxième phase apporte une dimension nou-
velle aux faits documentés : un ensemble de modes d’enchaînement.
Quant à la mise en forme scripturaire, c’est-à-dire l’accès de l’explication-
compréhension à la littérature, elle ne se réduit pas au simple habillage linguistique
qui couvrirait de manière transparente une explication d’ores et déjà complète. Au
contraire, loin de combler une lacune de l’explication-compréhension, ou d’entrer
en concurrence avec les usages du « parce que », loin donc de s’ajouter du dehors, la
phase scriptuaire apparaît comme la phase réflexive par laquelle l’historien se repré-
sente la représentation des acteurs sociaux (celle-ci constituant l’objet de
l’explication). L’image que les agents sociaux se font du lien social et de leur contri-
bution à ce lien, reprise ainsi, s’explicite, se dit grâce à la scripturalité du moment de
la représentation-opération — dont l’intelligibilité narrative assure l’intégration de la
conduite d’une action à une autre.
En bref :

L’histoire est de bout en bout écriture. A cet égard, les archives constituent la première
écriture à laquelle l’histoire est confrontée, avant de s’achever elle-même en écriture sur le
mode littéraire de la scripturalité. L’explication/compréhension se trouve ainsi encadrée par
deux écritures, une écriture d’amont et une écriture d’aval. Elle recueille l’énergie de la pre-
mière et anticipe l’énergie de la seconde. (RICŒUR, MHO, p. 171)

6
§ 1. L’Histoire ébranlée

I. LE MUTISME DU TÉMOIN

En quoi l’événement insurmontable de la Shoah « ce passé qui ne veut pas pas-


ser » excéderait-il le discours historique jusqu’à le paralyser ?
Il y aurait, dès l’abord, l’impossibilité du témoignage lui-même : parce que le
témoin a subi l’épreuve d’une pure passivité, il a été sans distance aux événements :
« Comment raconter ‘‘sa propre mort’’ demande Primo Levi ? » (RICŒUR, MHO,
p. 223) Cela est aussi difficile que de raconter une histoire d’une autre planète, nous
dit Hannah Arendt (ST, p. 181). L’imagination elle-même est prise en défaut
puisque l’imaginé n’est qu’une modalité de notre être-au-monde, « mon pouvoir
d’imaginer n’est rien que la puissance de mon monde autour de moi. » (MER-
LEAU-PONTY, p. 210)
Or, l’horreur est « ici » hors vie et hors mort. Les nazis ont réussi l’impossible :
faire de la sorte que des millions d’hommes n’aient jamais existé, en les faisant litté-
ralement disparaître. — L’atmosphère d’irréalité est telle qu’elle empêche le survivant
de croire pleinement à ses « expériences » passées.

« C’était comme si j’avais acquis la conviction que ces épreuves horribles et dégradantes
n’arrivaient d’une certaine manière pas à ‘‘moi’’ en tant que sujet, mais à ‘‘moi’’ en tant
qu’objet. […] ‘‘Ceci ne peut pas être vrai, de telles choses ne se sont jamais produites’’… »9

Certes, il existe des films que les Alliés ont tourné lorsqu’ils ont découvert les
camps de concentration.

Les films que les Alliés mirent en circulation, en Allemagne et ailleurs, après la guerre
montrent clairement que cette atmosphère d’irréalité et de rêve n’est pas dissipée par le pur
reportage. (ARENDT, ST, p. 183)

Mais :
Il n’est pas inutile de réaliser que toutes les images des camps de concentration induisent
en erreur dans la mesure où ils ne montrent les camps que dans leur dernière phase, au mo-
ment où les troupes alliées y pénétrèrent. Il n’y avait pas de camps de la mort en Allemagne
proprement dite, et à ce stade tout l’équipement d’extermination avait déjà été démantelé.
D’autre part, ce qui scandalisa les Alliés et donna à leur film leur caractère particulièrement
horrible — à savoir, la vue de squelettes humains — n’était pas du tout typique des camps de
concentration allemands ; l’extermination se pratiquait systématiquement par le gaz, et non
par la privation de nourriture. (p. 294, note 139)10

9 B. BETTELHEIM cité par H. ARENDT, in ST, p. 292, note 129. — Le génie du mal consiste à en être
pleinement conscient : « Imaginez seulement que ces événements viennent à la connaissance de l’autre
bord et soient exploités par lui. Il est tout à fait probable qu’une telle propagande n’aurait aucun impact
pour cette seule raison qu’en entendant ou en lisant cela, les gens ne seraient pas prêts à le croire. » (A.
ROSENBERG, Ibid., note 125)
10 Nous reviendrons, en fin de parcours, sur ces contenus de langage qui portent l’écho de l’événement en

le trahissant d’ores et déjà.

7
Ces témoignages douloureux ont pour corollaire un problème d’accueil fonda-
mental et de mise en réserve archivale. L’expérience proprement extraordinaire
prend en défaut la capacité de compréhension normale. Comme nous l’enseigne
David Rousset :

« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. »11

Dans la mesure où la compréhension se réalise sur fond d’un monde commun


de la perception, l’expérience à transmettre ne rencontrera peut-être jamais
l’audience capable de l’entendre. « Pour assimiler complètement une langue, il fau-
drait assumer le monde qu’elle exprime et l’on n’appartient jamais à deux mondes à
la fois. » (MERLEAU-PONTY, p. 218) Comprendre suppose la communauté du
sens.

Pour être reçu, un témoignage doit être approprié, c’est-à-dire dépouillé autant que pos-
sible de l’étrangeté absolue qu’engendre l’horreur. (RICŒUR, MHO, p. 218)

Autrement dit, pour être reçu nous devons y croire ! Mais comment croire à
l’incroyable ?

II. UN DÉFI À TOUTE COMPRÉHENSION12

Au regard de la phase explication-compréhension, l’antisémitisme est, selon


Arendt13, tout simplement une insulte au bon sens.

11 D. ROUSSET cité par ARENDT, in Ibid., p. 177.


12 Le sous-titre du Dossier du Nouvel Observateur, Hors-série n° 53, « La mémoire de la Shoah » est élo-
quent : « 60 ans de témoignages, de commentaires, de réflexions philosophiques et toujours la même in-
compréhension. » — Il est vrai toutefois que ce n’est pas avec des interprétations marxisantes qui ont
toujours bonne presse dans un certain milieu d’intellectuels dits autorisés, que l’on va pouvoir s’en sortir !
Nous pensons à cet auteur — un professeur de sciences politiques — qui, dans Manière de voir, n° 76, « Les
génocides dans l’histoire », réduit tranquillement le nazisme à un avatar de la modernité. Celle-ci apparaît
alors comme un concept fourre-tout, foyer du racisme, de l’impérialisme, du nationalisme, du monopole
étatique de la violence, de la rationalité productive et administrative — incorporés à Auschwitz. L’auteur de
conclure : « De ce point de vue, Auschwitz s’inscrit dans un contexte historique plus vaste que le nazisme,
la guerre ou les totalitarismes du XXe siècle. Beaucoup plus qu’un événement sans précédent, comme on a
souvent tendance à la présenter, Auschwitz apparaît comme une synthèse unique d’éléments que l’on trouve
à l’œuvre dans notre civilisation, une synthèse qui révèle l’ancrage profond du nazisme, quoique sous des
formes pathologiques, à l’histoire, à la culture, à la technique, aux formes d’organisation, de production et
de domination du monde moderne. » (E. TRAVERSO, « Une extermination moderne », in Ibid., p. 13) De
ce bouillon conceptuel nous ne relèverons que deux points caractéristiques d’une lecture marxisante de
l’événement. Une contradiction patente : le nazisme se présente simultanément comme unique et comme
héritier direct d’un horizon historique qui le déborde très largement ; on noie le poisson. D’autre part et
ainsi, on explique tout sauf ce qu’il faut précisément expliquer : en quoi consiste la spécificité de la syn-
thèse ? — spécificité dont l’unité ne peut, par définition, se rabattre sur la somme de ses éléments.
13 Cf. ARENDT, Sur l’antisémitisme, Chapitre premier.

8
C’est l’un des faits les plus irritants et déconcertants de l’histoire contemporaine que,
parmi tous les grands problèmes politiques restés sans solution à notre époque, ce soit le
problème juif, apparemment limité et de peu d’importance, qui ait eu l’honneur, si l’on ose
dire, de déclencher la machine infernale. Une telle disproportion entre la cause et les faits of-
fense le bons sens, sans parler du besoin d’équilibre et d’harmonie propre à l’historien.14

En Allemagne, lorsque Hitler accède au pouvoir, les juifs ont perdu presque
tous les postes clés et l’influence qu’ils avaient détenus en Allemagne pendant plus
d’un siècle. Et tant sur le plan politique, social que religieux, ils ne présentent aucun
mouvement cohérent. Bien plus, la communauté semble, d’après les statistiques,
tendre vers sa disparition. En bref, nous sommes en l’absence totale d’un facteur de
dissension sociale.
On pourrait répondre alors en invoquant la théorie du bouc émissaire. Mais
celle-ci pèche par la vacuité même de son explication. Supposant « une victime ob-
jectivement et absolument innocente, puisque rien de ce qu’elle a fait ou n’a pas fait
n’a d’importance »15, cette théorie « implique que le bouc émissaire aurait pu être
n’importe qui d’autre. »16 Or, le Juif se trouve être au centre de l’idéologie nazie. La
mobilisation que sous-tend celle-ci signifie donc que le choix de la victime ne peut
pas être en soi arbitraire. Et tenter d’expliquer pourquoi les juifs étaient particuliè-
rement désignés pour assumer ce rôle de bouc émissaire, ne manquera naturelle-
ment pas de les précipiter en tant que groupe parmi les autres groupes et donc, plongés
de la sorte dans les affaires du monde, de les rendre coresponsables de celles-ci.
La doctrine inverse est également répandue : il y aurait une haine naturelle du
Juif.

C’est le meilleur des alibis pour toutes les horreurs. S’il est vrai que pendant plus de deux
mille ans l’humanité on a tué des Juifs, alors le meurtre des Juifs est une occupation normale,
voire humaine, et la haine des Juifs se justifie sans avoir besoin d’aucune explication.17

Certes, c’est à cet effet que Arendt va élaborer son concept de totalitarisme —
cependant cette explication peut apparaître très insuffisante comme l’indique
l’historien Saul Friedlander, spécialiste de la question juive.

Ce n’est pas […] une motivation idéologique fondamentale, mais bien une volonté de
domination absolue sur les individus et les groupes qui pousse le système totalitaire à broyer
ceux-ci et à choisir, quand la voie de la domination semble l’exiger, la destruction absolue de
tel ou tel groupe — indifféremment. L’ennemi à anéantir devient un élément fonctionnel de
domination absolue […]. […] la théorie classique du totalitarisme […] postule un vide idéo-
logique croissant au fur et à mesure que l’on pénètre au centre du système […].18

Et de fait, nous pouvons lire dans Le système totalitaire :


14 Ibid., p. 23 et 24.
15 Ibid., p. 30.
16 Ibid., p. 28.
17 Ibid., p. 32.
18 S. FRIEDLANDER, « De l’antisémitisme à l’extermination. Esquisse historiographique et essai

d’interprétation », in L’Allemagne nazie et le génocide juif, p. 18 et 19.

9
Il est dans la nature même des politiques idéologiques que le contenu réel de l’idéologie
[…], qui fut à l’origine de « l’idée » […], soit dévoré par la logique avec laquelle « l’idée » est
mise à exécution. (ARENDT, ST, p. 222)

Si l’antisémitisme est au cœur du nazisme (thèse qu’il faut défendre), insister es-
sentiellement sur la puissance qu’offre l’énergie formelle de la logique idéologique,
conduit à ne plus pouvoir appréhender l’extermination de l’ennemi Juif comme le
but sacré.

Enfin, si l’antisémitisme nazi dans son originalité pure donne au mouvement


national-socialiste son caractère sui generis, il constitue une rupture radicale de
l’Histoire. Or, comment penser une fracture radicale sans supposer un cadre de
changement social et donc, tout à la fois, une continuité ? (Cette difficulté correspond
à la reformulation épistémologique d’un aspect du questionnement exhibé en tête
de cette première partie.)

Et pourtant (l’irréductible « Et pourtant… »), Primo Levi témoigne, Primo Levi


écrit et l’on écrit sur ses écritures.

Et nous écrivons ici sur l’énonciation de l’impossibilité de communiquer et sur l’impératif


impossible de témoigner dont pourtant il[ ] témoigne[ ]. (RICŒUR, MHO, p. 218)

Prodigieuse proposition qui n’est rien de moins que ce dont nous avons à
rendre compte phénoménologiquement, que ce qui se propose de frayer son propre
chemin au risque de blesser le sens commun et le commun du sens par son advenir
para-doxal.

Alors, est-ce à dire qu’en vertu de l’allergie à toute explication, s’opérerait, par-
dessus les étapes de l’archivation et de l’explication-compréhension, un court-circuit
entre le témoignage et le moment de la représentation-opération, — expression scripturale
où se révélerait sa propre incapacité à toute cohérence, une cacographie ?

III. LA DÉFAITE DE LA REPRÉSENTATION

Nous voici donc au seuil de la représentation-opération ; mais, afin d’entrer


dans le vif du sujet, il convient d’exposer, de manière succincte, quelques vues de
deux auteurs importants — Roland Barthes et Louis Marin — ayant trait à la repré-
sentation historiographique.
Pourquoi ces deux auteurs et pourquoi à ce moment-ci de notre étude ?
Parce que, pour Roland Barthes, il s’agit de soupçonner l’histoire-récit
d’installer l’illusion référentielle au cœur de l’historiographie. L’historien écrivain ne
ferait rien d’autre que de nous mettre sous les yeux un tableau, une composition

10
imaginaire qui va faire croire à la réalité « par ce que Roland Barthes appelle ‘‘effet
de réel’’ ; lequel, c’est bien connu, condamne au silence le critique. » (RICŒUR,
MHO, p. 177)
Dans un autre registre, Louis Marin, quant à lui, consacre une part de ses tra-
vaux aux prestiges de l’image que manipulent des écrivains du XVIIe siècle à la
gloire du roi. Il nous explique notamment comment le portrait du roi va réaliser la
transsubstantiation d’un individu en monarque, et ce, à travers l’arrachement au
lecteur d’un éloge absolu.
En bref, les deux auteurs, chacun à leur manière et en vue de fins différentes,
nous dévoilent la puissance de la représentation forçant autologiquement l’individu, par
delà l’invitation à comprendre et à agir, à adhérer à ce qui ne demande que son ad-
hésion.
Toutefois, quel rapport exact ces perspectives pourraient-elles avoir avec le su-
jet qui nous préoccupe ?
En réalité, nous pouvons nous demander avec Ricœur19 dans quelle mesure le
blâme absolu qui frappe d’infamie la politique des nazis — dans leur portait — ne
constitue pas le pôle symétrique de l’éloge adressé au roi par le lecteur. En d’autres
termes, le discours sur l’antisémitisme que certains historiens élaborent en recou-
rant à des stratégies rhétoriques (étant donné la friabilité du langage usuel), ne finit-il
pas par donner raison à la critique de Barthes visant l’effet de réel ?
Faisons donc (mais sans ruse) un petit détour.

Le discours de l’histoire selon Barthes

Se penchant sur le discours historique où se cultive une prétention à


l’objectivité par rapport à la fiction, l’analyse structurale va le dénoncer comme éla-
boration idéologique ou imaginaire. Tout partirait d’un préjugé en vertu duquel
l’historien refuse d’assumer le réel en tant que signifié, confirmant par là,
l’opposition mythique entre le vivant et l’intelligible.

[…] il suffit de se rappeler que, dans l’idéologie de notre temps, la référence obsession-
nelle au « concret » […] est toujours armée comme une machine de guerre contre le sens,
comme si, par une exclusion de droit, ce qui vit ne pouvait signifier — et réciproquement.20

Aussi, le discours historique s’institue comme signifiant privilégié du réel, où la


relation pure et simple des faits — sans l’additif de l’intelligible — apparaît comme
la meilleure preuve de ces faits. L’historien pense pouvoir faire l’économie du signi-
fié en faisant s’affronter apparemment le réel et son expression. Son discours se présente
selon toute vraisemblance comme un discours constatatif, objectif — et ce, en
s’embarrassant expressément de notations, de descriptions que la structure narra-
tive ne peut justifier : les détails paraissent scandaleux par rapport à la structure ; ils

19 Cf. RICŒUR, Op. cit., p. 358 et 361.


20 R. BARTHES, « L’effet de réel », in Le bruissement de la langue, p. 172.

11
sont comme en excès. Ce qui semble, en effet, aux yeux du spectateur, poser la dif-
férence entre un documentaire et une fiction, c’est, dans celui-là et malgré son
montage, la persistance de l’infonctionnalité de détails inutiles pour l’explication,
que ne cessent d’exprimer les acteurs (ou la situation) et la redondance de leurs
gestes. Ainsi, le discours historique apparaît comme un enregistrement qui s’est ef-
forcé de copier minutieusement le réel, comme si l’analogique était un facteur de ré-
sistance à l’investissement du sens — lequel ramènerait le réel à un fait linguistique
(c’est-à-dire une copie sans original). Le discours historique installe dès lors une
conscience purement spectatorielle : non pas une conscience de l’être-là de la
chose — le discours, naturellement, n’est pas vécu comme illusion ; il n’est pas la
présence de la chose — mais une conscience de l’avoir-été-là de la chose : il y a
l’évidence du « cela-s’est-passé-ainsi ».
Si l’on démonte le discours historique, se signifie alors une opération fort re-
torse. Dans un premier temps, le référent serait détaché du champ de
l’énonciation : il lui devient extérieur et est censé le régler. Il est donc substitué au
signifié ou, si l’on veut, le signifié est confondu avec lui mais au profit du seul réfé-
rent. Le discours acquerrait un statut purement dénotant. Cependant, en vertu du
caractère bifacial du signe, ce référent doit se présenter au discours. Or, il ne peut le
faire comme signifié explicite : il avouerait par là son existence purement linguis-
tique ; aussi, il y revient à titre de signifié de connotation, c’est-à-dire comme vraisem-
blable inavoué. Dans le moment même où l’historien pense seulement charger le dis-
cours d’exprimer le réel, la carence même du signifié au profit du seul référent de-
vient le signifiant même du réalisme.

L’élimination du signifié hors du discours « objectif », en laissant s’affronter apparemment


le « réel » et son expression, ne manque pas de produire un nouveau sens, tant il est vrai, une
fois de plus, que dans un système toute carence d’élément est elle-même signifiante.21

Ce nouveau sens, c’est le réel — c’est la catégorie du réel qui est signifiée sans le
dire. Lorsque l’historien feint de suivre le réel en le décrivant tel quel, dépouillé de
valeur, — il ne fait, en réalité, que le signifier. Le réel est un référent imaginaire
transformé subrepticement en signifié honteux, informulé, — abrité derrière la
forme de l’avoir-été des choses. Celle-ci se pose, pour le discours, en tant que justi-
fication suffisante de son énonciation ; elle apparaît comme démentant fortement
toute structure imaginaire — alors que son énonciation ne la fait pas sortir du vrai-
semblable. Il s’est produit simplement un effet de réel : l’histoire donne l’impression
de trouver le réel qu’elle représente.
On peut dire que le discours historique est un discours performatif truqué, dans lequel le
constatatif (le descriptif) apparent n’est en fait que le signifiant de l’acte de parole comme
acte d’autorité.22

Il s’est produit un décrochage connotatif mais de manière masquée.


21 BARTHES, « Le discours de l’histoire », in Op. cit., p. 165.
22 Ibid.

12
L’imagination au pouvoir

Dans Le portrait du roi, Marin examine un rapport — Projet de l’histoire de Louis


XIV — qu’un certain Pellison-Fontanier, cherchant à obtenir la charge
d’historiographe royal, adresse à Colbert. Ce qui retient notre attention est la mise à
nu du stratagème de l’écriture dont va user le futur historien du roi — en vue de
faire tomber son lecteur dans un piège —, ou l’exposition à peine voilée du bon
usage des prestiges de l’image au service de la louange.
A défaut d’absolu effectif, c’est dans son portrait même que l’individu se mé-
tamorphose en roi ; la représentation n’est rien d’autre que ce qui lui confère une pré-
sence absolue — apparemment réelle. C’est un effet de représentation qui fait le
monarque absolu et l’effet-pouvoir de la représentation est la représentation elle-
même. Ecoutons l’argument de la ruse :

« Il faut louer le Roy partout, mais pour ainsi dire sans louange, par un récit de tout ce qu’on lui a vu
faire, dire et penser, qui paraisse désintéressé, mais qui soit vif, piquant, et soutenu, évitant dans les expres-
sions tout ce qui tourne vers le panégyrique. Pour être mieux cru, il ne s’agit pas de lui donner là les épithètes
et les éloges magnifiques qu’il mérite ; il faut les arracher de la bouche du lecteur par les choses mêmes. »23

Aussi, d’après Marin :

Le calcul est le suivant : il s’agit bien d’écrire un récit, et seulement un récit, mais dont le
roi est l’unique objet, et il s’agit de l’écrire de telle façon que sa lecture soit celle d’un dis-
cours de la louange. Il s’agit de fabriquer une histoire dont l’effet sera et ne pourra pas être
autre chose qu’un panégyrique de celui qui en est l’acteur éclatant.24

Le portrait du roi doit donc frapper par l’éclat de son action. Le roi doit y appa-
raître comme le premier moteur de l’histoire — par lequel tous les acteurs sont mis
en mouvement en participant à sa gloire.
Toutefois, le récit historique, simultanément, doit paraître désintéressé : l’éloge
ne sera pas prononcé par l’historiographe : il visera ainsi à poser le lecteur en spec-
tateur de l’histoire du roi, — lecteur qui croira assister à l’avoir-été des choses. Au-
trement dit, parce que l’historien se retire de ce qu’il raconte, les événements du
récit semblent se raconter d’eux-mêmes en se constituant comme le produit d’un
seul agent : le roi. Mais par là même, en quelque sorte refoulé, l’éloge doit faire re-
tour par la bouche du lecteur. En raison de cette dénégation du sujet de
l’énonciation narrative, les épithètes et les éloges magnifiques que le roi mérite,
mais que le récit historique lui a déniés, ne pourront qu’être arrachés de la bouche
du lecteur — par la splendeur objective des choses mêmes. Ainsi, l’éloge va confé-
rer à l’archi-acteur du récit son être et sa réalité ; l’éloge réalise ce à quoi il
s’adresse : la grandeur.
Tout à la fois donc, le sujet de cette parole performatrice — en tant que lauda-
teur des actes d’un monarque absolu — ne peut se poser que comme assujetti. La
23 PELLISON cité par L. MARIN, in Le portrait du roi, p. 50.
24 MARIN, Ibid., p. 85.

13
boucle est bouclée. La mise en visibilité de la chose, dans son exhibition, occulte,
de cette manière, l’opération de substitution où l’évocation du passé se donne par le
truchement d’une chose qui lui tient lieu de porte-parole. En bref, la représentation
constitue son sujet.
Précisons, enfin, qu’un des opérateurs essentiels de la représentation reste la li-
tote. Celle-ci est d’abord un trope : un tour de force qui détourne en un tour de
main ; — spécifiquement, la litote est une diminution de l’objet émis, dont l’effet
dans le discours reçu est expansion, augmentation. Elle caractérise un dispositif de
transformation de la matière du discours en manière de l’entendre.

L’historien démasqué

Couplons, maintenant que nous disposons d’un outillage suffisant, ces deux
analyses en vue de faire, de manière provocatrice (mais jouons le jeu de Barthes) le
procès de Saul Friedlander, historien allergique au signifié lorsqu’il s’agit de la Shoah.

Le texte de Friedlander Probing the Limits of Representation25 expose le schème sui-


vant : de par sa singularité, son opacité, son inadmissibilité, l’événement révèle, met
à découvert en les dénonçant, les limites de l’écriture de l’histoire et ses formes. En
tant qu’événement à la limite de l’expérience et du discours, la Shoah met à nu
l’épuisement des formes de représentations disponibles, censées donner lisibilité et
visibilité. En somme, l’événement, à travers le discours, donne à voir le fait que l’on
ne peut plus voir. « On ne peut plus voir » : en vertu de l’inacceptable, il y a des li-
mites profondes à la représentation, — limites qui ne devraient pas être transgres-
sées. — Mais le sens de l’idée de transgression doit rester condamné à ne pouvoir
être formulé : le faire reviendrait à devoir mettre en lumière l’au-delà de la transgres-
sion.
Dès lors, cette idée ne constitue-t-elle pas, aux yeux d’un linguiste méticuleux,
un signifié de connotation ? Si le référent extra-linguistique règle le discours, c’est qu’au
cœur même de l’événement s’élève une exigence d’être dit qui fait peser sur le re-
présentation ses propres droits ; l’événement doit être dit parce que, considérable, il est
digne de mémoire. — Par conséquent, le noté procède du notable mais le notable
n’est que ce qui est digne d’être noté. Nous aboutissons ainsi à cette équivoque fa-
tale — schème du discours de Friedlander : le référent n’a pas d’existence autre que
linguistique et pourtant tout se passe comme si l’opacité du langage n’était que le re-
flet troublé d’un événement opaque qu’il ne comprend pas. L’événement est visé
comme extérieur à un discours dont l’intensité reste l’expression d’un référent signi-
fié honteusement.
A propos de la possibilité d’une explication de l’antisémitisme, l’historien in-
siste :

25 Cf. RICŒUR , Op. cit., p. 329-338.

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La paralysie de l’historien provient de la simultanéité et de l’interaction de phénomènes
entièrement hétérogènes : fanatisme messianique et structures bureaucratiques, impulsions
pathologiques et décrets administratifs, attitudes archaïques et société industrielle avancée.
[…] Nous savons dans le détail ce qui est advenu, nous connaissons la séquence des événe-
ments et leur enchaînement probable, mais la dynamique profonde du phénomène nous
échappe.26

Demeure donc une pluralité irréductible.

[…] [la] multiplicité des angles d’approche […] découle […] d’un […] choix : juxtaposer
des niveaux de réalité entièrement différents — décisions anti-juives prises au sommet de
l’Etat et scènes quotidiennes de persécution, par exemple — dans le but de créer un senti-
ment d’étrangeté qui romprait notre tendance à domestiquer ce passé et à en émousser
l’impact par des explications parfaitement agencées et des descriptions standardisées. Cette
démarche me semble capitale, et ce sentiment de rupture mieux à même d’exprimer la cons-
cience qu’eurent les impuissantes victimes du régime […].27

Nous pourrions donc à nouveau établir, ici, que cette carence du signifié au
profit du seul référent ne manque pas de produire un nouveau sens, — objet d’un
blâme absolu qui réalise la grandeur du crime ressortissant à l’injustification abso-
lue. L’articulation des deux mouvements discursifs ( discours émis et discours reçu)
n’est-elle pas opérée par une litote dont l’effet dynamique constituerait le blâme visant une
réalité diabolique — puissance dissolvante de l’être-en-commun ?
Un blâme qui risque de se prolonger en déploration infinie et en mélancolie dé-
sarmante, mettant en veilleuse le genre délibératif.
Certes, Friedlander expose sa stratégie, explicitant son but, mais ce métadis-
cours n’est-il pas moins la description des effets rhétoriques, que la mise en place
stratégique d’une lecture potentielle à l’adresse du lecteur réel qui viendra la remplir
par la suite ?

Enfin, et ceci ne s’adresse plus seulement à l’historien scrupuleux, écoutons


l’avertissement lucide de Agamben :

Dire qu’Auschwitz est « indicible » ou « incompréhensible », cela revient à euphēmein, à


l’adorer en silence comme on fait d’un dieu ; cela signifie donc, malgré les bonnes intentions,
contribuer à sa gloire. (AGAMBEN, p. 35)

Cela signifie répéter à notre insu le / la geste des nazis qui réalisaient leur rêve
d’un « monde » dépouillé de tout témoignage possible.

26 FRIEDLANDER, Op. cit., p. 38.


27 FRIEDLANDER, L’Allemagne nazie et les Juifs, p. 17.

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IV. FIN DE L’HISTOIRE

Confronté à cela, le postmoderniste peut-il fonder, malgré tout, une réplique


qui désarmerait la séduction du négationnisme?
La réponse est sans doute négative. Les faits demeurent pour lui des faits de
langage : le frontière entre histoire imaginaire et histoire factuelle est d’ores et déjà
minée. Et toute mise en intrigue étant a priori acceptable, il est impossible de don-
ner sens sur le plan narratif à l’idée de l’irreprésentable. Le récit a toujours déjà
commencé et il est toujours le récit d’un précédent récit. Le référent n’est jamais le
fait brut, mais déjà du narratif, tout un bruissement de paroles qui précède. Pas
d’original : le modèle de la copie est déjà une copie : la copie est donc elle-même
copie de copie. Pas de fait, rien que des interprétations et toute interprétation est
l’interprétation d’une interprétation plus ancienne. (Sous le masque, un autre
masque…)28

« Nous sommes toujours sous le coup de quelque récit, on nous a toujours dit quelque
chose, et nous avons toujours été déjà dits. »29

Fin de l’Histoire donc : l’humanité se prépare à sortir du temps historique pour


entrer à nouveau dans le temps du mythe — lieu de création de nouvelles légendes.
Il était plusieurs fois…

§ 2. Reprise du travail
La question nous a-t-elle acculés au sans-issue d’une atmosphère anonyme, défai-
sant ainsi, incessamment, la texture d’une représentation paralysée dans son hésita-
tion ? Certainement pas : elle nous conduit davantage à l’irréductibilité d’un noyau
résiduel — on écrit sur l’antisémitisme nazi, douloureusement certes, mais on le fait
soumis à l’exigence toujours plus impérieuse de devoir le faire — qu’il s’agit, à pré-
sent, de déployer.
Afin d’amorcer la description, revenons à Ricœur, car le philosophe établit des
distinctions essentielles et qui pourraient s’avérer résistantes.

Le témoignage et l’explication-compréhension dans les limites de l’épistémologie

Nous voulons bien concéder que « le fait » n’a jamais qu’une existence linguis-
tique, mais c’est précisément pour éviter de le confondre avec l’événement. Le fait
n’est pas l’événement, mais le contenu d’un énoncé visant à le représenter. (Dès

28 D’où la question de la place qu’occupe celui qui soutient une telle affirmation.
29 J.-F. LYOTARD cité par V. DESCOMBES, in Le même et l’autre, p. 216.

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lors, qu’est-ce qu’un événement qui ne serait d’ores et déjà connecté à une structure
narrative ? — Laissons, pour l’instant, cette question en suspens.)

[…] je distingue le fait en tant que « la chose dite », le quoi du discours historique, de
l’événement en tant que « la chose dont on parle », le « au sujet de quoi » est le discours his-
torique. (RICŒUR, MHO, p. 228)

[…] l’événement, en son sens le plus primitif, est cela au sujet de quoi quelqu’un té-
moigne. […] Mais le dit du dire du témoignage est un fait, le fait que… (p. 229)

Aussi, La frontière entre imaginaire et fait historique peut être rétablie car ce
que sous-tend le fait n’est autre que l’exposition du témoignage. Naturellement, on
peut douter d’un témoignage ; toutefois, d’une part, en tant qu’il s’expose, il con-
tient lui-même sa mise à l’épreuve critique ; d’autre part, une crise générale du té-
moignage est-elle réellement pensable ?

N’est-ce pas dans la mesure où nous faisons confiance à tel témoignage que nous pou-
vons douter de tel autre ? (p. 230)

Concernant l’explication-compréhension, Ricœur conseille à l’historien de la


Shoah de passer outre à cette timidité, lorsque celui-ci s’est encombré du postulat
selon lequel expliquer, c’est excuser. Arendt l’avait déjà soutenu vigoureusement :

Comprendre […] ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à
partir de précédents ce qui est sans précédent […]. Cela veut plutôt dire examiner et porter
en toute conscience la fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence
ni accepter passivement leur poids comme si ce qui est arrivé devait fatalement arriver.
Comprendre, en un mot, consiste à regarder la réalité en face avec attention, sans idée pré-
conçue, et à lui résister au besoin, quelque soit ou qu’ait pu être cette réalité.30

30 ARENDT, Sur l’antisémitisme, p.16 et 17. — La réflexion de Primo Levi n’échappe pas à la confu-
sion : « Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la
mesure où comprendre, c’est presque justifier. » (P. LEVI, « Appendice », in Si c’est un homme, p. 261) (Cela
dit, s’en suit une « explication » assez juste en ce qu’il n’y est plus question en réalité d’interdit moral, mais
d’impouvoir anthropologique : « En effet, ‘‘comprendre’’ la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut
dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est respon-
sable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à
Hitler, à Himmler, à Gœbbels, à Eichmann, à tant d’autres encore. » (Ibid.))
Plus près de nous, à titre d’exemple, le lieu commun est relayé par Eliette Abécassis : « Vouloir com-
prendre le mal, c’est vouloir l’expliquer, et donc le fonder, le justifier ; expliquer la Shoah, la comprendre,
c’est la relativiser, c’est-à-dire la justifier, c’est donc être comprise par elle. » (« Peut-on parler de la
Shoah ? », in Le Nouvel Observateur, Hors-série n° 53, p. 10) Du discours sur la Shoah se trouvent alors tout
simplement disqualifiés : l’historien pour lequel « chaque événement a une cause » (Ibid., p. 10) ; le théolo-
gien qui « donne un sens au mal en en faisant un événement fondateur de son système » (Ibid. p. 12) ; le
philosophe qui lucidement se disqualifie par lui-même : « le mal étant vu comme l’opposé de la pensée, la
non-intégrabilité, la philosophie a renoncé à chercher une réponse spéculative à la question du mal. »
(Ibid.) — Qui est alors autorisé à parler de la Shoah ? Pour notre auteur : l’artiste. Et après quelques banali-
tés sur l’antimoralisme de l’art, l’épigone de Nietzsche se livre à un final pour le moins déconcertant :
« Face au mal, l’art trouve toujours un moyen : il accomplit le chemin inverse de celui du mal ; la trans-
formation du mal en bien, ou le sublime. » (Ibid., p. 13)

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A ce sujet, si la critique de Friedlander à l’encontre du concept de totalitarisme
se trouve en un sens justifiée, l’historien va sans doute trop vite en besogne. La ca-
tégorie de totalitarisme est un concept fécond qui demande « seulement » à être ré-
visé31. Et comme il s’agit de poursuivre sa soutenance,
[…] rien n’interdit de construire sous ce vocable une classe définie par la notion d’atrocité
de masse ou comme je préfère dire avec Antoine Garapon, de crime de tiers, en entendant
par tiers l’Etat, défini par son obligation première d’assurer la sûreté de quiconque réside sur
le territoire délimité par les règles institutionnelles qui légitiment et obligent cet Etat. Il est
alors loisible de dresser dans ce cadre la table des ressemblances et des différences entre sys-
tèmes. (RICŒUR, MHO, p. 434)

En d’autres termes, la notion de crime d’Etat historicise des événements dont


on peut parler et dont on doit parler : cela ne laisse pas pour autant la porte ouverte
à une disculpation due à une relativisation des crimes. En effet, « l’erreur serait de
confondre l’exceptionnalité absolue au plan moral avec l’incomparabilité relative au
plan historiographique. » (p. 435) Une chose est la singularité moralement absolue de
l’horreur hors normes, et excédant les bornes de l’imaginaire — une chose donc est
l’exceptionnalité du mal —, une autre est l’idée de singularité historique (c’est-à-dire
relative) qui, à titre de degré zéro de la ressemblance, offre le cadre d’une procédure
de comparaison servant l’explication ; — tant il est vrai que l’évidence d’un phéno-
mène s’éclairant à travers l’autre (en l’occurrence, ici, hitlérisme et stalinisme) nour-
rit toute compréhension. On ne voit pas en quoi la participation de deux crimes au
même genre, au nom de leur similitude, compenserait l’un et l’autre. Si l’horreur ne
peut faire l’objet d’une représentation éclairante, rien n’empêche d’expliquer pour-
quoi et comment un groupe d’hommes ait pu réaliser l’impossible. Il convient de ne
pas se laisser piéger par la rhétorique des mots : le caractère inadmissible de
l’événement n’empêche pas l’admission d’une explication. « Comprendre, c’est faire
d’autres usages que moral des catégories d’unicité et de comparabilité. » (p. 428)
Enfin, en vue d’éviter le piège d’une histoire totalisante confondant
l’irréductibilité des différents témoignages (point de vue du bourreau / point de vue
des victimes) le philosophe propose de recourir au jeu d’échelles. « L’idée-force at-
tachée à celle de variation d’échelles est que ce ne sont pas les mêmes enchaîne-
ments qui sont visibles quand on change d’échelle […]. » (p. 268) Mais chaque vi-
sion a son bon droit. Dès lors, ce recours pourrait être utilisé également à
l’encontre de l’affrontement entre interprétation fonctionnaliste et interprétation inten-
tionnaliste.

Il eût été sans doute préférable que l’écrivain méditât l’attitude de Theodor Adorno rapportée par My-
riam Revault d’Allonnes dans la même revue : « l’horreur des camps de la mort nous oblige non pas à
renoncer à penser, mais à penser autrement […]. » (« On a déshumanisé l’homme », in Ibid., p. 26)
31 Cf. C. LEFORT, « Hannah Arendt et le totalitarisme », in L’Allemagne nazie et le génocide juif, p. 515-535.

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Les scories de la refonte

Conformément au triptyque de l’historiographie analysée par Ricœur, il nous


faudrait maintenant que se débrouille l’opération de représentation littéraire de sa
mauvaise rhétorique, pour que s’y apprécie la juste mesure de sa possibilité à sup-
porter l’événement.
Mais nous sommes tenus de nous arrêter, où plutôt de décevoir l’attente du lec-
teur. Car — malgré la pondération ricœurienne — force est de reconnaître que,
d’une part, nous avons encore drainé jusqu’ici quelques préjugés importants, d’autre
part, que doit encore éclater véritablement le procès du travail historien en sa phase
de compréhension.

Certes Ricœur rend justice à la possibilité irréductible du témoignage — mais


l’argument reste formel. Mais surtout, il relève de cette attitude qui consiste à saisir
la lacune du témoignage comme une simple privation ou comme le lieu d’une en-
fance balbutiante.
Or, et Agamben supportera la monstration, il convient au contraire
d’appréhender cette lacune comme réelle et constitutive du témoignage.

Aussi, grâce à ce renversement inouï mais non artificieux :

Auschwitz — ce dont il est impossible de témoigner — est prouvé de façon absolue et ir-
réfutable. (AGAMBEN, p. 179)

C’est à cette ambiguïté radicale — signalant le radical de toute ambiguïté — que


nous serons reconduits, depuis la suspension de ce que nous tenons ainsi pour le
principal préjugé de l’historiographe et son épistémologue — préjugé qui reste lié à
la problématique du phénomène déclaratoire (c’est-à-dire, en partant du témoi-
gnage, ce qui ouvre le procès historiant).

Mais pour l’heure — la question du témoin débordant le cadre historien — at-


tachons-nous à problématiser l’explication en histoire.
A supposer que les faits puissent s’enchaîner dans le détail, quel est le sens de
l’explication, du sens historien ? — et y a-t-il au fond un sens à vouloir s’expliquer
de manière historienne (avec) l’événement ?
A cette fin, nous brosserons à grands traits la position de Michel de Certeau
(recueillie par Ricœur) se penchant sur la vocation de l’historien.
L’intention du métier d’historien sera ensuite, pour les raisons que l’on verra,
reconduite vers sa fondation hermético-ontologique : éclateront alors toute
l’insuffisance et la pression d’un climat philosophique — nourrissant l’historien —
dont nous aurons à nous départir.
Ce retracement du sens de l’Histoire constituera l’apparition du langage et
(donc) de l’écriture improprement dits.

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Chapitre 2

LE SENS DE L’HISTOIRE

§ 1. Qu’est-ce que fabrique l’historien ?

On le sait, ce qui constitue toute la teneur de l’intentionnalité historienne, tient


à la volonté de se re-présenter ce qui manque à jamais au présent, l’absent de notre
histoire. Aussi, le mort, ce perpétuel fuyant, n’est-il pas par excellence le sujet de
l’Histoire ? Mais alors, l’historien se condamnerait-il « à n’offrir à la lecture qu’un
théâtre d’ombres, agitées par des survivants en sursis de mise à mort » (RICŒUR,
MHO, p. 476) ?
Non, si l’on définit avec Certeau le discours de l’histoire comme équivalent
scripturaire de la sépulture, de l’ensevelissement. La posture de l’historiographe ne
se résoudrait pas de la sorte en une attitude passive qui, depuis l’exhumation des
cendres de l’objet perdu, se contenterait d’en fournir le reflet. La rétroversion de
l’historien est celle d’un deuil et donc d’un travail.
Autrement dit, par et de par l’écriture, l’excès des mots, l’écrivain souligne
l’absence : nommer implique une dénomination où l’absence se marque.32 Ecrire,
32 Cf. Ricœur, Op. cit., p. 480. — Ceci ne signifie pas simplement que le mot n’est pas la chose. Mais plutôt

que l’impuissance du langage est la puissance d’investir toujours déjà de manière métonymique l’objet qui ne
manque pas de manquer, mais que l’on doit partout supposer, sans quoi l’existence du langage n’aurait
aucun sens. Prendre la parole n’attrape pas un sens eu égard à ce que qu’un usage aurait prévu, mais ça
marche depuis un non-lieu insensé qui fait sortir le langage de ses gonds. Le langage serait en ce sens dé-
placement, transposition où la Chose est d’ores et déjà prise pour un ceci-en-tant-que-cela. On parle
d’après une sorte d’erreur sur l’objet, mais, ne disant pas ce qui devrait être théoriquement dit, on libère un
sens inattendu.
Toutefois, il ne s’agit pas pour la poïétique historienne de verser purement et simplement dans la poésie
comme acquiescement à l’insensé. Un discours est historique « dans la mesure où un travail bouge et cor-
rode l’appareil conceptuel pourtant nécessaire à la formation de l’espace qui s’ouvre à ce mouvement./
[…] La structure d’une composition ne tient pas ce qu’elle représente, mais elle doit aussi ‘‘tenir’’ assez
pour qu’avec cette fuite soient véritablement mis en scène — ‘‘produits’’ — le passé, le réel ou la mort
dont le texte parle. » (M. de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, p.116) D’une part : « La coupure est ce que
partout suppose le texte, travail de couture. » (Ibid., p. 227) « […] un non-savoir […] est le postulat de
l’identification posée par un savoir. » (Ibid., p. 265) L’Autre est la vocation du discours : incompréhensible,
ne ressemblant à rien — « il faut écrire indéfiniment la science productrice de sens et d’objets. » (Ibid., p.
228) « L’ensemble du récit ‘‘travaille’’ la division partout posée, afin de montrer que l’autre revient au même. »
(Ibid.) L’historien travaille à accréditer l’Autre, à l’exorciser. Mais — et d’autre part —, se produit dans
l’opération scientifique un effet second : le travail ne se fait pas sans reste. Si la synchronisation n’est ja-
mais défaite, elle n’est jamais victorieuse. Sans le viser, la compréhension, l’œuvre de rassemblement, dé-
coupe un reste, un déchet. Retour de ce qui devait être éliminé. Non pas à titre de discours caché à déloger
de son repaire, mais en guise de transgression (qui n’est pas un discours) du discours. L’Autre n’a pas de
langage propre mais il se marque, s’inscrit par le travail qu’il opère à l’intérieur du discours. Ce travail dé-
fait la construction utilitaire du discours, rompt la linéarité du récit. Il « retire au langage son pouvoir d’être
pour le sujet la loi de son dire. » (Ibid., p. 264) Le langage de la synchronie est traversé par l’Autre : non pas

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c’est (s’)apaiser (de) la hantise des morts en leur offrant une mise en tombeau par
les mots, l’inscription dans l’élément solide où ils peuvent désormais reposer.33
Telle est la fonction du deuil « qui transforme en présence intérieure l’absence phy-
sique de l’objet perdu. » (Ibid.) Ainsi, de cette métamorphose de la mort transfor-
mée en parole, il apparaît que l’

absence n’est plus alors un état, mais le résultat d’un travail de l’histoire, vraie machine à
produire de l’écart, à susciter l’hétérologie […] (p. 477)34

détruit mais perverti. L’Autre « insinue un décalage, un saut, une confusion des genres. » (Ibid., p. 247) Ainsi,
le langage comme « classement est déjà la métaphore d’un autre ordre ; il renvoie à autre chose qu’à ce
qu’il énonce. » (Ibid., p. 270) Il demeure du côté de la signification, mais son « dire est sur sa limite, au plus
proche du montrer. » (Ibid., p. 118) « Le travail qui déplace le lieu et qui le mêle à ce dont il était distingué,
esquisse dans le texte une disparition (jamais totale) des concepts, comme s’il conduisait la représentation
(toujours maintenue tant qu’il y a texte) jusqu’au bord de l’absence qu’elle désigne. » (Ibid., p. 117) Sur sa
limite, le dire tend à se raturer. « D’où l’autorité dont ce discours a besoin pour se soutenir : ce qu’il perd
en rigueur doit être compensé par un surcroît de fiabilité. » (Ibid., p. 111) (Nous renvoyons ici le lecteur
aux analyses de Barthes exposées supra.)
Le style certalien pose alors selon nous une difficulté majeure quant au mode de l’altérité ou à l’altérité
comme mode. Sous le coup d’une investigation qui détermine à l’avance les réponses et reconstruite « par
le savoir qui seul l’exprime » (Ibid., p. 258), la parole de l’Autre à « la surface des textes » (Ibid.) est d’ores et
déjà perdue. Cependant, cette lacune se fait entendre dans le déplacement incessant de la limite entre la
vérité (d’adéquation) et son contraire. « Une ‘‘vérité’’ devient douteuse. » (Ibid., p. 273) Aussi : « Il n’y a
pas, à parler rigoureusement, un discours de l’autre, mais une altération du même. » (Ibid., p. 272) D’où
l’ambivalence du statut de l’altérité qui demeure relative à ce qu’elle altère. Au sujet du rapport entre la
possédée et l’exorciste au XVIIe siècle, Certeau écrit : « Sa « ‘‘perversion’’ [celle de la possédée] ne consiste
pas à donner elle-même l’interprétation de sa différence, mais à faire jouer autrement les rapports internes
qui définissaient [l]e système. Aussi laisse-t-elle à l’autre la responsabilité de l’interpréter. Ce qui se meut en
elle, elle le cache par le seul fait de n’avoir pour discours que l’interprétation de l’exorciste […]. Elle
échappe grâce à l’explication que l’autre donne d’elle. Elle se contente de répondre à une attente de l’autre.
Mais elle trompe par le fait de se laisser dire par lui. » (Ibid., p. 272) Laissant au savoir le soin de s’exprimer
pour elle, elle se dissimule : on la pense au lieu qu’elle fournisse, présente à soi, la clé de son langage, une
identité : se dissimulant, elle trompe… Mais une chose est de se produire grâce à la production de l’autre
(en l’occurrence le Même) malgré lui, une autre est d’être une antécédence qui provoque en tant que telle le
savoir !
33 Ce qui n’exclut pas complètement leur « revenance». Déjà, parce que l’opération « est habitée par

l’étrangeté qu’elle cherche » (Ibid., p. 48) : le modèle porte en lui des structurations oubliées. Et de manière
générale, parce que la dynamique historienne se développe comme une reconfiguration incessante de son
« objet », à cause du déplacement qu’opère l’Autre qui oblige ainsi à reprendre le travail d’établissement en
un lieu onomastique sûr.
34 Le passé en effet est bien produit. « Lorsque l’historien suppose qu’un passé déjà donné se dévoile dans

son texte, il s’aligne […] [en réalité] sur le comportement du consommateur. Il reçoit passivement les ob-
jets distribués par des producteurs. » (CERTEAU, Op. cit., p. 83) Déjà, au niveau de la phase documen-
taire, l’historien « loin d’accepter des ‘‘données’’, […] les constitue. » (Ibid., p. 84) Il les constitue à la ma-
nière d’un chef de laboratoire qui dé-nature les choses en les isolant pour les insérer dans sa collection et
en leur conférant le statut d’un emploi cohérent eu égard à une hypothèse de travail. Et cette opération
s’inscrit dans la finalité de la pratique de l’histoire contemporaine : éprouver la significabilité d’un modèle
présent. Le passé se retrouve sous la forme d’une limite relative à l’extension d’un modèle présent. Il se
manifeste à titre d’écart. La recherche historienne « part d’une formalisation (un système présent) pour
donner lieu à des ‘‘restes’’ (indices de limites et par là, d’un ‘‘passé’’ qui est le produit du travail). » (Ibid., p.
91) Mais « si la différence est manifestée grâce à l’extension rigoureuse de modèles construits, elle est signi-
fiante grâce à la relation qu’elle entretient avec eux à titre d’écart — et c’est par là qu’elle conduit à un re-
tour sur ces modèles pour les corriger. » (Ibid., p. 90)

21
Cet écart — la temporalisation même de l’écriture de l’histoire — où s’assume
la relation à l’autre-absent, ne comporte dès lors pas le seul aspect de
l’ensevelissement, ou plutôt : l’ensevelissement, offrant un passé dans le langage,
autorise corrélativement la société à se situer. Aménageant une place aux morts,
l’historien fait une place aux vivants.
Du côté du lecteur, le fait de l’histoire écrite lui assigne une place qui est une
place à occuper, un devoir-faire qui n’est pas fait eu égard à ce qui a été fait i.e. « ce
qui ne se fait plus »35.
[…] « marquer » un passé, c’est faire une place aux morts, mais aussi redistribuer l’espace
des possibles, déterminer négativement ce qui est à faire et par conséquent utiliser la narrativi-
té qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants.36

Du côté de l’historien, l’écart historiographique détermine l’espace existé où


s’épanouissent l’interprétation et la re-création de son dire.
« La distance est la dimension de la vérité »37, c’est le détour qui l’abrite et non
la possession qui la recueille. Ce qui ne peut pas ne pas avoir été demeure inou-
bliable mais sous la forme de l’absence, nous désappropriant de lui. La Chose ne
saurait être ramenée sous la main ou conservée ou ressassée — cependant et corré-
lativement, son épaisseur de passé enfoui dans le présent « est accessible à la lisibili-
té grâce aux métamorphoses successives dont il est l’objet dans une invention per-
pétuée au fil du temps d’événements anciens chaque fois reconfigurés. »38 Signaler
le passé, c’est à la fois ouvrir l’espace d’une pluralité de configurations qui rendent
grâce à son épaisseur.
Dès lors, la sépulture-acte demeure — et

Son travail est donc aussi un événement.39

Notre interrogation concerne alors la valeur épistémologique de la notion de production. « […] l’histoire se
définit tout entière par un rapport du langage au corps (social), et donc aussi par son rapport aux limites que
pose le corps, soit sur le mode de la place particulière d’où l’on parle, soit sur le mode de l’objet (passé,
mort) dont on parle. » (Ibid., p.79) Prenons le cas de l’« articulation » de l’histoire sur son lieu, du langage
sur son corps, du dit sur son non-dit. En bon marxien, Certeau ne cultive pas l’explication causaliste : le
discours s’articule sur un lieu « sans pour autant s’y réduire.» (Ibid., p. 72) Toutefois, s’il lui préfère l’idée de
« proportionnalité » (Cf. Ibid., p. 70), celle-ci demeure assurément vague.. Ce qui est produit « est à la fois un
résultat et un symptôme » (Ibid., p. 73) ; « est lié à un enseignement, donc aux fluctuations d’une clientèle ;
aux pressions qu’elle exerce en grandissant ; aux réflexes de défense ou de repli que l’évolution et les mou-
vements des étudiants provoquent chez les enseignants [etc.]. » (Ibid., p. 74 et 75) ; « est tout entier[ ] rela-
ti[f] à la structure de la société » (Ibid., p. 75 et 76) ; « Comme la voiture sortie par une usine, l’étude histo-
rique se rattache au complexe d’une fabrication spécifique et collective bien plus qu’elle n’est l’effet d’une
philosophie personnelle ou la résurgence d’une ‘‘réalité’’ passée. » (Ibid., p. 73) — Mais, outre que certaines
formules peuvent prêter à un matérialisme plus rudimentaire, rien n’est dit sur la nature du rapport :
comment ce qui dépend directement d’une infrastructure manifeste-t-il également un langage propre qui
ne soit pas simplement superposé ? Ce passage de la somatisation à la symbolisation, rien ne l’explique.
35 Ibid., p. 119.
36 Ibid., p. 118.
37 G. PETITDEMANGE, « Le deuil impossible de la mystique », in Michel de Certeau, p. 38.
38 F. DOSSE, « La rencontre tardive entre Paul Ricœur et Michel de Certeau », in Ibid., p.166.
39 CERTEAU, Op. cit., p. 292.

22
Mais la description de cette vocation au travail — qui dit l’absence et signifie sa
dette à l’égard des morts — reste incomplète, demande à être enrichie.
D’une part en effet, le devoir-faire assigné au lecteur ne peut être déterminé que
négativement. Nous venons de le voir : « […] le langage a pour fonction d’introduire
dans le dire ce qui ne se fait plus. »40
D’autre part, il est douteux que l’historiographe certalien échappe aux inconsé-
quences de l’historicisme.
L’histoire certalienne ne peut s’enseigner qu’en silence :

Peut-on encore entendre la voix des vivants ? Non : « une littérature se fabrique à partir
d’empreintes définitivement muettes, ce qui a passé ne reviendra plus et la voix est à jamais
perdue et c’est la mort qui impose le mutisme à la trace. »41

Ce qui affecte le réel-absence à la place de l’impossible. Ce que le discours offri-


ra (ne) sera toujours « pas ça ».
Dès lors, puisque les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, il n’y a au fond qu’une
spirale d’interprétations se déroulant dans le jeu infini du langage, sans qu’une sin-
cérité du don ait jamais lieu.
En définitive :
Tenu de dire quelque chose, par la dette et le désir, l’auteur ne peut parler que sous le
mode négatif, parce que toute autre façon serait usurper et la place de l’autre et celle d’un su-
jet absolu, maître de tout, mythique.42

Or, cette historiologie négative transie d’humilité et de pudeur qui se défend de


parvenir à un savoir transparent, présuppose encore, comme le dissimule à peine la
citation ci-dessus, la claustration mythique qu’elle prétend avoir écartée. En d’autres
termes :

L’historicisme lui-même reste la négation déterminée de et par la métaphysique classique,


et a pour fondement cette « idole métaphysique abstraite » de la vérité absolue, ce « fan-
tôme » […].43

Le relativisme demeure « relatif à » la métaphysique.

Pour palier à ces deux manques, nous devons avec Ricœur autoriser l’historien
à un pas supplémentaire.

40 Ibid., p. 119, déjà partiellement cité.


41 RICŒUR citant CERTEAU, in Op. cit., p. 476 et 477.
42 PETIDEMANGE, Op. cit., p. 38.
43 J .-C. GENS, « Préface» à H.-G. GADAMER, LV, p. 14.

23
§ 2. L’historicité

I. L’ETRE-EN-DETTE EXISTENTIAL

Des morts aux vivants d’autrefois

L’analyse certalienne est prise en défaut : c’est que derrière le masque mortuaire
se trouve le vivant d’autrefois — un vivant acteur de l’histoire échue.

Les morts d’aujourd’hui sont les vivants d’hier, agissants et souffrants. (RICŒUR, MHO,
p. 495)

Or, ce déplacement n’est pas rien : il constitue une part essentielle de la pierre
de touche44 du discours historien.

C’est par l’accent que l’histoire met sur le changement et sur les différences ou écarts affectant les change-
ments qu’elle se distingue des autres sciences sociales et principalement de la sociologie. (p. 232)

Mais elle doit se distinguer de la sociologie parce qu’elle se rapporte précisé-


ment à la réalité humaine en tant que fait social. Le fait social, c’est-à-dire le champ
des
interactions humaines, et en général les modalités de l’intervalle, de l’inter-esse comme aime à dire H.
Arendt, survenant entre les agents et les patients de l’agir humain […]. (Ibid.)

Si l’histoire certalienne vit de sa mémoire hantée par les morts, pour Ricœur en
revanche, l’historiographie met en scène des acteurs qui ont été avant de sombrer
comme absents de l’Histoire. L’avoir-été prime ici sur le passé en tant que révolu,
sur son « ne … plus ». Primauté qui devrait abriter ainsi une « donnée » — un pré-
sent ayant été vécu — à laquelle l’intentionnalité rétrospective pourrait s’adresser de
droit.
Quel en serait le fondement ? — L’être-en-dette heideggérien.

L’être-en-dette constitue […] la possibilité existentiale de la représentance [i.e.


l’intentionnalité historiante]. (p. 473)

Des apories de l’être-en-dette certalien donc, à l’être-en-dette heideggérien,


parce que celui-ci se trouverait offrir en les fondant les potentialités positives de
l’historien.

44 … évoquée plus haut (cf. notre introduction du Chapitre 1).

24
La délivrance du passé

Le Dasein, sous le mode de l’authenticité selon Etre et temps, se confond avec


une manière particulière mais fondamentale de se temporaliser. Cette forme origi-
naire et authentique consiste en ce que le temps se temporalise depuis la projection
d’un passé suscitant un présent. Savoir (d’un non-savoir) pour le Dasein, où il en est
— le sentiment de la situation — , implique de devoir faire face à son passé. Mais
cela implique tout autant en cette temporalisation un primat de l’avenir — l’à-venir
—, car le fait du pouvoir-se-rapporter-à — une appréhension compréhensive ou
interprétative — s’origine dans une transcendance qui s’apparaît avant tout comme
anticipation. Si la temporalité de l’interprétation doit donner le ton, alors ce primat
relève de l’à-venir.

Et ce primat de l’avenir signifie que, malgré la déréliction et la facticité de l’existence hu-


maine, qui laissent apparaître dans cette existence une limite au pouvoir et à la liberté ; mal-
gré la facticité et la déréliction qui décrivent une situation totalement ignorée de
l’idéalisme[…] [c]’est l’extase de l’avenir, elle-même inscription dans le néant mais source de
tout pouvoir humain, qui conditionne le passé de la facticité. (LEVINAS, EDE, p. 125 et
126)45

Qu’est-ce donc que cette facticité qui se retourne en projet ? Le concept d’être-
en-dette existentialement parlant nous le fait comprendre :

La résolution devançante ne peut qu’être assomption de la dette qui marque notre dépen-
dance du passé en termes d’héritage. (RICŒUR , MHO, p. 472)

L’existence authentique est héritière : il lui incombe de porter la charge de son


passé. — Mais en reconnaissant sa dette : le poids du passé — son autorité — ne
peut être dit, n’existe en tant que tel, que dans la mesure où il est re-connu. Ignorer
le passé — le laisser intact — revient à vivre sous sa tutelle, à lui aménager à notre
insu l’espace d’un envahissement toujours plus pressant — jusqu’à l’alan-
guissement, la monotonie d’un être qui se saisirait minéral. S’y livrer, au passé, c’est
déjà s’en délivrer.
L’être-en-dette de l’être résolu appelle le concept de répétition entendu en tant
que re-création (appréhendée existentialement).

La résolution qui, en faisant retour sur soi, embrasse ce pouvoir-être devient alors répétition
d’une possibilité d’existence qui lui a été transmise. […] La propre répétition d’une possibilité
d’existence issue de l’être-été — celle où le Dasein se choisit son héros — se fonde existen-
tialement sur la résolution en marche ; car le choix qui se fait en elle est avant tout celui qui
rend libre pour prendre la relève au combat et pour reprendre le flambeau. Se livrer à une
possibilité de l’être-été en la répétant selon la tradition ne découvre pourtant pas le Dasein en
la ramenant à son être-été pour qu’il le réalise à nouveau. La répétition du possible n’est ni
une réédition du « passé », ni un lien imposé au « présent » pour le rattacher à quelque chose

45Et Levinas de poursuivre : « […] par là, dans une certaine mesure, le thème de l’idéalisme en tant que
philosophie du pouvoir sur l’être, est maintenue. » (LEVINAS, EDE, p. 126)

25
de « révolu ». La répétition, qui naît d’une projection de soi résolue, ne se laisse pas con-
vaincre par le « passé » de seulement le ramener tel qu’il a été autrefois réel. La répétition est
au contraire une réplique à la possibilité de l’existence dans son avoir-été. (HEIDEGGER,
ET, p. 450)

Certes, cette page de Etre et Temps est couverte par l’égide de la conception
nietzschéenne relative à l’histoire, par quoi le concept de répétition décrira
l’existence résolue comme projetant un acte propre — mais dont elle aura reçu
l’exemple par héritage. La répétition serait ainsi la répétition d’une valeur exemplaire
assumée en tant que telle.46 — Mais il nous est tout autant loisible — le débat s’en
trouvera plus productif — de pouvoir réinscrire des idées attachées au concept de
répétition comme celles d’endurance et de réplique, au sein de la structure de l’être-en-
dialogue développée par l’heideggérien Hans-Georg Gadamer. Ceci devrait nous
éviter de frayer avec la rhétorique de l’héroïsme.

II. L’OUBLI FONDATEUR

Une remarque cependant, avant de déplier davantage la condition hermético-


ontologique de l’Histoire.

Nous l’évoquions plus haut (cf. notre note 1) avec Ricœur, pris dans les filets
de l’ontologie, le passé qui préoccupe l’herméneute constitue un passé-présent,
« quelque chose qui, étant advenu, est là, et dont on ne peut jamais faire qu’il ne
soit advenu. » (GADAMER, p. 75) Autrement dit, se porter vers le passé revient
originairement à le découvrir comme continuant d’être (et inversement toute com-
préhension porte un être-toujours-auparavant-là) : l’avoir-été rend compte ainsi de
ce statut du passé d’après lequel nul ne peut faire qu’il n’ait été — sa persistance —
et rend possible la préhension historique. — Mais que devient alors le compte-
rendu nécessaire de cet autre statut du passé : le « n’être plus » ?
La positivité de l’avoir-été doit impliquer la distance qui détermine le « n’être
plus » sous peine d’ignorer le phénomène mémoriel procédant de l’absence. (Mais ap-
préhender le révolu comme un maintenant qui n’est plus est intolérable puisque tout
maintenant énoncé correspondant d’une manière ou d’une autre à la mise en pré-
sence d’un objet ou d’un autre, est lié à la sphère de la préoccupation de la disponi-

46 Cf. A. DE WAELHENS, La philosophie de Martin Heidegger, p. 231-233. — On pourrait continuer en


montrant comment Heidegger récupère l’histoire « monumentale », « antiquaire » et « critique », en les
refondant ontologiquement.
Schématiquement : l’histoire monumentale, celle qui a valeur exemplaire, correspondrait à la signification
pro-jective du passé, l’histoire antiquaire à son avoir-été, et l’histoire critique à l’instant décisif qui fait
éclore le présent et dont il est immédiatement question après notre passage cité de Etre et Temps : « Mais la
réplique à la possibilité qu’apporte la décision fait en même temps face à l’instant, ce qui entraîne la révocation
de ce qui finit aujourd’hui d’avoir ses effets de ‘‘passé’’. » (HEIDEGGER, ET, p. 450)
Cf. pour une étude approfondie, H. BIRAULT, Heidegger et l’expérience de la pensée, p. - .

26
bilité, et donc de l’existence inauthentique.)47 Heureusement, Ricœur pointe remar-
quablement une occurrence du terme « oubli » qui, enfouie dans Etre et Temps, dit
l’authenticité dans la pratique du souci. Un oubli fondateur en ce qu’il constitue « la
ressource immémoriale offerte au travail du souvenir. » (RICŒUR, MHO, p. 574)
Citons ce passage sur lequel Ricœur n’a pas passé et où est faite « la seule allusion
dans Etre et Temps au rapport de l’oubli au souvenir » (p. 573, note 23) :

De même que l’attente n’est possible que sur la base de l’attendance, de même le remémora-
tion ne l’est que sur la base de l’oubli et non l’inverse ; car dans le mode de l’oubli l’être-été « dé-
couvre » en premier l’horizon à l’intérieur duquel le Dasein perdu dans l’« extériorité » de son
occupation peut se remémorer. (HEIDEGGER, ET, p. 401)

De la sorte, l’avoir-été conserve sa priorité ontologique tout en habitant la dis-


tance à travers laquelle peut s’assurer une visée dont l’ultime référent demeure la
survivance de l’antériorité. Ce paradoxe constructif fera effet sur Gadamer qui s’en
souviendra également :

Je compte, parmi les vues les plus pénétrantes auxquelles j’ai accédé grâce à d’autres, ce
qu’un jour — il y a des décennies — Heidegger nous fit comprendre : que le passé n’est pas
présent d’abord dans le souvenir, mais dans l’oubli. (GADAMER, p. 83)

Le passé suscite donc la répétition au sens de la reprise que provoque l’oubli —


l’oubli de l’être — et une répétition endurante : un travail qui loin de plonger dans
la nostalgie ressassante, donne lieu au dépassement de soi.

III. L’HISTORICITE COMME ETRE-EN-DIALOGUE

Reprenons à grands traits la forme que dessine le mouvement de la condition-


nalité historique chez Gadamer
La conditionnalité historique : l’historien travaille à représenter l’agir de
l’homme — l’être qui fait l’Histoire — parce que l’homme est un être historique.
Cette condition, l’historicité, signifie originairement l’inscription à un fond sans
fond dont il est exclu de pouvoir s’extraire en vue d’une ultime objectivation. Elle
déborde toujours déjà tout savoir que l’on saurait avoir d’elle. Toute réduction pro-
cède de ce fond de l’histoire ni disponible ni indisponible mais y déterminant notre
appartenance foncière à une tradition. Ce fond obscur de notre histoire —
l’impossibilité d’un savoir transparent — nous affecte, mais non pas d’un manque
regretté. Bien plutôt, une efficience de l’histoire se donne à un être-affecté-d’une-
affectation-à-un-service.
Que toute tradition puisse apparaître dans l’étrangeté couvée par l’oubli, qu’elle
puisse ne plus absorber de façon évidente, est bien ce qui implique sa reprise au
47« ‘‘Autrefois’’ équivaut à ‘‘plus maintenant’’. » (HEIDEGGER, Op. cit., p. 479) « Passé est […] le nom
que nous donnons à l’étant qui n’est plus là devant. » (Ibid., p. 388)

27
sens d’une re-création. L’immédiateté défaillant, un détour s’impose et le fond de
notre historicité se découvre comme notre rapport au fonds d’un héritage et à la
responsabilité qui en découle, à la tâche à accomplir.
En d’autres termes, notre inscription historique condense la structure d’un être-
habité-par-la-Tradition qui est au même titre être-habité-par-l’invitation-à-y-habiter
i.e. la répéter. Mais une répétition ou une reprise qui ne se saisit pas originairement
comme une activité de la conscience se représentant un objet mais « comme une
guise de l’advenir même de l’être (Seinsgeschehen). » (GADAMER, p. 137)
L’impossibilité d’un savoir transparent dit négativement le primat de
l’interprétation équivalente à une auto-compréhension de soi i.e. advenue à soi
propre. Eclaircissons.

Le surgissement de la Chose comme question

Ce que l’on appelle l’autorité, et en l’occurrence l’autorité de la tradition (mais


toute autorité n’a-t-elle pas l’antériorité) n’existe et ne s’exerce en tant que telle qu’à
être re-connue comme telle. La véritable liberté, celle qui peut se dire être touchée par
le destin, ne peut s’éprouver dans l’élémentaire ça-va-de-soi-et-sans-dire de
l’habitude : trop bien connue pour se faire reconnaître, elle passe inaperçue. La li-
berté s’enracine dans l’expérience d’une confrontation à travers laquelle un nouveau
s’oppose à un ancien qui, dans le retrait, apparaît de la sorte dans son être.
Mais cette opposition ne fait pas originairement du passé l’objet d’une mise en
question par un sujet. En tant qu’expérience, la question ne saurait être posée par
une pensée méthodique, elle s’impose bien plutôt à la pensée et fonde son ouver-
ture intentionnelle.
L’expérience originaire est l’événement d’un surgissement de la Chose (qui n’est
pas objet de spéculation) sous la forme d’une question et non d’une évidence. La
Chose paraît dans son obscurité : elle se donne en un retrait qui, abritant le secret de
la question, ouvre par là même l’espace d’une réflexion, d’un éclaircissement.
L’être-affecté est ainsi un se-laisser-saisir par l’advenue réservée de la Chose
dont l’infini du non-dit (toute ouverture renvoie vertigineusement à une nouvelle
ouverture : il n’y a au fond rien que la dimension de l’apérité fondant en l’ouvrant
l’existence de l’existant ; et en ce sens, l’oubli relève de ce dérobement perpétuel de
l’origine que nul ne saurait dater, toute datation supposant d’ores et déjà cet émi-
nent antérieur) provoque incessamment le dit.
L’interrogation impliquant donc la distance — la distance historique — ,

celle-ci ne doit pas être comprise comme un espace vide, une séparation, mais comme un
espace productif de compréhension […]. (RICŒUR, MHO, p. 498)

Et, comme l’on ne peut phénoménologiquement extraire l’être-affecté de ce qui


l’affecte, la passion du penseur opérant une réception du passé ne déploie rien
d’autre qu’une réappropriation de ce qu’il est.

28
Une compréhension critique

Mais une réappropriation qui s’institue héritière dans un dépassement de soi :


l’altérité rencontrée constitue la distanciation de nos préjugés, de ces croyances, ber-
ceau et creuset d’une culture où l’on se trouve d’ores et déjà jeté et auquel on est
voué.

Dans le comprendre est toujours en jeu un précompréhension elle-même marquée par


l’empreinte de la tradition déterminante dans laquelle se tient l’interprète et par les préjugés
qui s’y sont formés. Toute rencontre avec l’autre signifie de ce fait l’« exposition » [à la cri-
tique] de ses propres préjugés […]. (GADAMER, p. 110)

En vérité, la confrontation avec notre Tradition historique est toujours en même temps
une provocation critique de celle-ci. (Ibid.)

La tâche interprétative consiste donc à effectuer une auto-interprétation de


notre pré-compréhension. Et cela implique qu’à même le processus de compréhen-
sion seront existées de nouvelles possibilités : la rencontre avec l’autre reconfigure
les lignes du présent en y ouvrant « la brèche d’un insu »48.

Que la Tradition puisse s’offrir comme un champ de possibles, que la liberté


d’un usage nouveau puisse être pensée à partir d’un usage imposé, on ne le com-
prendra véritablement qu’en pensant ce processus comme celui d’un dialogue.

La forme du dialogue

L’infini du procès de l’habitation où l’être-affecté libère à travers son apparte-


nance une possibilité enfouie et inédite, s’inscrit essentiellement dans l’élément dia-
logal. La question de la Chose ne se déploie qu’en l’espace d’un dialogue.
Il est vrai que notre héritage historique s’est sédimenté et couché dans une
langue, que l’interrogation de notre historicité porte d’une manière ou d’une autre
sur des textes. Il est vrai, nous en avons parlé, que l’événement de vérité est
l’advenue à la parole de l’informulé, que l’obscurité énigmatique de la Chose déter-
mine simultanément une détresse qui en appelle à la parole afin que soit dit ce qui
veut se dire. Mais il convient dès lors de re-marquer, pour en prendre la mesure,
que tout langage serait dialogue.

Notre appartenance à l’histoire est celle d’une correspondance : l’ouverture à ce à


quoi l’on est voué est l’exister d’une entente qui forme déjà une réponse. Le non-dit
ne trouve expression que par notre réponse. Et inversement, l’énoncé ne trouve
sens qu’à répondre à une question, le sens ne peut être découvert qu’à travers une
question qui le motive.

48 DOSSE, Op. cit., p. 169.

29
La compréhension serait donc une épreuve dialogale.
Une épreuve : nous visons là « l’antériorité de la ‘‘relation’’ vis-à-vis de ses
termes […]. » (p.137) Ne se donne pas originairement la position respective de l’un
et l’autre terme qui détermineraient à leur guise la possibilité d’une communication,
mais une communauté préalable dont nul participant n’est le créateur. Pouvoir ne
fût-ce qu’évoquer la discrétion de l’autre voire son inaccessibilité ou notre enfer-
mement solitaire, présuppose d’ores et déjà une entente, un accès sans lequel ce type
de problèmes ne se poseraient même pas. Dans l’expérience du dialogue, autrement
dit, les propos échangés ne reçoivent leur sens que par leur intégration à une opéra-
tion commune fondant leur réaction.
Or, cet espace constitue l’espace relationnel du jeu langagier. Car au sein de
l’entente, le jeu est de la partie.
Ce qui constitue le jeu, ce n’est pas tant le comportement subjectif des deux hommes qui
se tiennent en face l’un de l’autre, mais au contraire la formation du mouvement même qui,
comme dans une téléologie inconsciente, soumet les individus. […] Ce qui est ici […] vérita-
blement déterminant n’est pas plus l’un que l’autre, mais la forme homogène du mouvement
dans son ensemble qui donne sa forme à la mobilité du comportement des individus. (p. 140
et 141)

Il suffira d’observer un échange entre deux tennismen pour que s’illustre une
telle simultanéité. Mais le concept de jeu n’intervient pas ici à titre d’illustration : il
souligne une dimension essentielle de l’entente ontologique.

Car l’absorption par le jeu, cet oubli extatique de soi, n’est pas tellement éprouvé comme
une perte de la possession de soi, mais positivement comme la légèreté d’une élévation au
dessus de soi-même. (p. 141)

C’est donc dire que l’espace du dialogue aménage de soi l’espace d’une éléva-
tion — d’une transcendance — qui n’est « pas éprouvée comme la perte de posses-
sion de soi, mais, sans que nous nous en apercevions, comme un enrichissement. »
(p. 143 et 144) Le sens de l’épreuve compréhensive ne se réduit pas à une répétition
pure et simple de ce qui est à comprendre (mais peut-on jamais refaire la même
chose sans qu’inévitablement la reproduction apparaisse également autre ?) mais
tient à ce que l’écoute de l’autre présente un énoncé exposé autrement qu’en
l’absence de question. Le retour compréhensif à soi dans l’appel de la Chose, est un
pouvoir de réouverture du passé sur l’avenir, une re-création.

Il ne s’agit pas seulement de « comprendre » l’autre — il y a toujours aussi une prétention


qui va plus loin. (p. 110)

Prétention nommée transcendance, se réalisant comme l’élaboration de nou-


velles configurations puisées dans la source infinie du possible langagier, source qui
déborde ainsi perpétuellement, — et par laquelle l’être ne se perd pas soi-même,
mais précisément avance à travers ce retour critique sur le chemin emprunté.

30
C’est toujours déjà un passé qui nous permet de dire : j’ai compris. (p. 145)

Une parole ininterrompue

Etre, c’est être mobilement donné à soi : se trouver d’ores et déjà engagé dans
un monde, une situation qui n’est jamais à soi dissimulée.

Ce qui est donné et vrai initialement, c’est une réflexion ouverte sur l’irréfléchi, la reprise
réflexive de l’irréfléchi, — et de même c’est la tension de mon expérience vers un autre dont
l’existence est incontestée à l’horizon de ma vie, même quand la connaissance que j’ai de lui
est imparfaite. (MERLEAU-PONTY, p. 413)

Aussi, parler (ou penser) revient à un continuer-à-parler (penser). (Il n’y a pas
de commencement absolu dont la pensée saurait se saisir. La passion de l’origine
s’avère bien souvent pathologique.)
Certes, la compréhension d’un contexte semble être à même de pouvoir fixer la
signification d’un mot en un sens univoque. Mais déjà et par là même, persiste la
structure du renvoi à laquelle la signification s’attache, et le système où le mot appa-
raît ne le coupe pas des autres usages à lui réservés.
Ontologiquement donc, ce qui

seul constitue la langue, c’est qu’un mot en amène un autre, chaque mot étant pour ainsi
dire appelé par l’autre mot, en laissant lui-même ouverte la poursuite du dire. (GADAMER,
p. 163)

Mais, et nous l’avons compris, l’impossibilité de l’origine absolue ne se résout


pas en une valorisation idéologique du préjugé. Conformément à l’optique heideg-
gérienne — on peut être et avoir été —, les préjugés dont on est victime consti-
tuent simultanément, dans la tâche infinie et critique de l’auto-compréhension,
notre ouverture au monde.
Par ailleurs, et cela n’est pas moins grave, le continuer-à-parler signifie tout au-
tant quant au langage son indestructibilité essentielle.
Nous l’avions déjà évoqué : l’accord est présupposé là où se manifeste la mé-
sentente. Si bien que l’événement sur-prenant, qui laisse bouche bée, émoussant
notre esprit d’analyse et ses acquis confortables, se donne simultanément comme ce
qui pousse à penser plus loin. (Ce qui touche éloigne de soi.) Il n’y a de surprise que
relativement à une volonté de savoir.
Certes la communication devient extrêmement pénible là où manquerait un
langage commun.

Toutefois, lorsqu’on perd la parole, cela signifie que l’on aimerait en dire tant, que l’on ne
sait pas par où commencer. La défaillance du langage témoigne de sa capacité à chercher une
expression pour tout — et ainsi c’est bien là une façon de parler que de perdre la parole —
et une façon de parler telle que par elle on ne termine pas son discours, mais on le com-
mence (p. 147)

31
Chapitre 3

L’HISTOIRE AUTORISEE FACE A AUSCHWITZ

Eu égard à notre problématique, voyons à quoi nous conduit cette esquisse du


tour herméneutique.

L’exposition gadamérienne de l’expérience historique pourrait être rassemblée


sous l’angle d’une dialectique entre continuité et discontinuité. Dans un mouve-
ment de va-et-vient sans clôture, la discontinuité contient, en la préfigurant la con-
tinuité qui n’apparaît pas comme un écoulement pur et simple, mais comporte sa
mise en question. Chaque moment de répétition de l’être-affecté par le ça-ne-va-
pas-de-soi-et-sans-dire est en soi une rupture instauratrice. Mais la réactualisation,
et nous l’avons souligné à différentes reprises (notre insistance prendra sens), n’est
rendue possible qu’en vertu du très heideggérien privilège de l’avenir sur les autres
extases temporelles.
Citons encore une fois Gadamer. Au sujet de l’épreuve historique, l’herméneute
écrit :

En elle […], le savoir et la prise de conscience n’est pas une représentation de quelque
chose de terminé en tant que tel, mais un rendre-présent n’accédant à sa possibilité et à son
accomplissement qu’à partir du nouveau et en vue du nouveau. Mais cela veut dire : tout
rendre-présent de cet ordre et tout savoir de cet ordre est lui-même un événement, est lui-
même Histoire. (GADAMER, p. 78)

Autrement dit, on ne con-naît le sens de l’événement que par la relation essen-


tielle de la Chose au possible.
Or, si tel est le sens de la démarche historienne, la conditionnalité ne peut que
fonder nos soupçons très lévinassiens quant à l’historiographie, principalement
lorsqu’elle se trouverait intéressée par Auschwitz.

§ 1. Le sujet de l’Histoire : l’homme d’action. Et le nazi ?

Revenons donc à notre historien et mesurons le bénéfice à tirer du détour her-


mético-ontologique.
Confrontés à l’aporie de l’historicisme, il nous fallait appréhender la démarche
historienne en tant que tournée vers les agents de l’Histoire, ceux l’ayant faite : la
représentance ne s’autorisant alors « de rien d’autre que de la positivité de l’ ‘‘avoir
été’’ visé à travers la négativité du ‘‘n’être plus’’. » (RICŒUR, MHO, p. 367)

32
L’intentionnalité de l’historien, grâce à Heidegger et Gadamer, s’est trouvée fondée
(ontologiquement). Mais cette autorisation par quoi le point de vue rétrospectif
consiste en un rapport à un passé qui n’est d’ores et déjà pas jeté aux oubliettes et
demeure ouvert sur un horizon d’attente, entraîne à concevoir l’histoire autrement
que « comme ce qui devait fatalement arriver ».

Il est donné à l’historien de pouvoir se reporter en imagination à un moment quelconque


du passé comme ayant été présent, et donc comme ayant été vécu par les gens d’autrefois à
titre de présent de leur passé et de présent de leur futur […]. Les hommes du passé ont été
comme nous des sujets d’initiative, de rétrospection et de prospection. Les conséquences
épistémologiques de cette considération sont considérables. Savoir que les hommes du passé
ont formulé des expectations, des prévisions, des désirs, des craintes et des projets, c’est frac-
turer le déterminisme historique en réintroduisant rétrospectivement de la contingence dans
l’histoire. (p. 497)

Impossibilité donc de faire de l’Histoire un continuum de déductions et possibili-


té du même coup de soumettre tout événement à la réinterprétation : le sens n’est
pas fixé définitivement.
Voilà comment la logique de l’action maintient ouvert la possibilité de raconter
l’Histoire et en elle, le champ du possible. Mais cette distension du fil de l’Histoire
est-elle suffisante ?

I. OBJECTIONS REJETEES

Afin d’éviter quelques possibles malentendus, commençons par exposer ce que


nous ne voulons pas dire.
L’objection, en un sens, ne tient pas à ce que le sujet de l’Histoire est un sujet
agissant alors que notre pensée d’Auschwitz revient aux morts vivants fabriqués. Au
sujet de l’essence du passé, Ricœur parle en effet aussi bien des agissants que des
souffrants (cf. p. 495, déjà cité). Au surplus, cette objection omettrait naturellement
(comme si tout ça, au fond, ne pouvait être que l’œuvre d’une puissance anonyme)
la description d’un acteur essentiel : le bourreau. Approcher le bourreau, c’est appro-
cher « une frénésie dans l’action […]. » (p. 601)
Notre objection ne tient pas non plus à ce qu’il serait inconvenant de tirer
quelque enseignement de l’événement, alors qu’il révèle l’inhabitabilité absolue. Car
le fait pour l’événement d’ouvrir à de nouvelles responsabilités ne le fait pas se réduire
à un moment d’une théodicée : au contraire, une complainte mélancolique affir-
mant l’impossibilité de l’avenir — l’inédit — (d’)après Auschwitz, reviendrait à son
insu à parachever l’entreprise criminelle et à établir désormais la vision d’une His-
toire machinale (non inattendue).

En réalité, ces pseudo-objections sont superficielles parce qu’elles dissimulent le


véritable problème : que des occurrences comme celles d’ « événement », « respon-

33
sabilité », « avenir », « parole », « question-réponse » doivent être entendues autre-
ment. Elles doivent être déplacées hors du cadre dans lequel elles se sont à nous dé-
voilées ; cette dis-position ne manquera dès lors pas de compromettre les assises
historiennes.

II. L’IMPRONONÇABLE JUGEMENT49

« Responsable mais pas coupable »

Approcher le bourreau, c’est, disions-nous plus haut avec Ricœur, approcher


« une frénésie dans l’action ». La suite du propos ne doit cependant pas être ici
omise : une frénésie …

dont la haine donne à peine la mesure et qui fait exploser l’idée même d’affection du sujet
par ses propres action. (Ibid.)

On connaît l’obstination avec laquelle, lors de son procès, le nazi, sans du tout
contester les faits, clame son innocence des crimes qui lui sont imputés. Une ana-
lyse pressée pensera y reconnaître la structure de la mauvaise foi : s’abritant derrière
le fait d’avoir été contraint d’exécuter un ordre, le nazi se décharge froidement sur
son supérieur. Cela n’est pas faux, mais nous ne touchons pas là à l’abîme dans le-
quel en le creusant le nazi s’est précipité.
Il convient de prêter particulièrement attention aux termes en lesquels il refor-
mula sa position.50

Pendant le procès de Jerusalem, la ligne de défense d’Eichmann fut clairement définie par
son avocat, Robert Servatius : « Eichmann se sent coupable devant Dieu, non devant la loi. »
Et en effet, Eichmann (dont l’implication dans l’extermination des juifs était suffisamment
prouvée, quoique son rôle ne fût sans doute pas tout à fait celui qu’on lui imputait) alla
jusqu’à déclarer qu’il voulait « se pendre publiquement » afin de « libérer les jeunes allemands
du poids de la faute ». Néanmoins, il soutint jusqu’au bout que sa culpabilité devant Dieu
(qui pour lui n’était que le Höherer Sinnesträger, le plus haut des porteurs de sens) ne pouvait
donner lieu à des poursuites pénales. (AGAMBEN, p. 23 et 24)51

49 On ne s’étonnera pas ici, en ce moment de l’analyse, de l’interpolation d’une étude portant sur la situa-
tion du procès : « ‘‘Le métier des uns et des autres [historiens et juges] se fonde sur la possibilité de prouver,
en fonction de règles déterminées, que X a fait Y ; X pouvant désigner indifféremment le protagoniste,
éventuellement anonyme, d’un événement historique ou le sujet impliqué dans une procédure pénale ; et Y
une action quelconque’’. » (C. GINZBURG cité par RICŒUR, in Op. cit., p. 417.)
50 Nous nous inspirons ici largement (i.e. à des fins un peu différentes) de la petite mais brillante analyse

qu’en a faite Agamben. Cf. Ce qui reste d’Auschwitz, p. 21-25 et 105-107.


51 Pour Arendt, cette ligne de défense — « ‘‘Eichmann se sent coupable devant Dieu et non devant la

loi’’ » (ARENDT, EJ, p. 31) — rapportée par le Dr Servatius à la presse « ne fut jamais confirmée par
l’accusé lui-même. » (Ibid.) Cependant, le fait que l’accusé, lors de l’interrogatoire qui suivit son « arresta-
tion », déclare effectivement : « ‘‘[…] j’ai proposé, par écrit, au début de cet interrogatoire… de me pendre

34
Quel est le sens plein de ce distinguo martelé avec entêtement ? L’épuisement
soudain des ressources des références éthico-juridiques.

La ligne de défense d’Eichmann consiste à se réclamer d’une faute morale, qu’il


oppose à une faute pénale. Le sens de cette opposition tiendrait à l’honorabilité
qu’il y aurait à prétendre à la faute morale plutôt qu’à l’assomption d’une faute pé-
nale. Traditionnellement en effet, on considère que l’extrémité de la faute morale
est rendue par l’inexpiation, tandis que l’auteur reconnu d’une faute pénale se verra
absout au terme d’un châtiment approprié. Aussi, faire valoir une faute absolument
morale revient pour un sujet à revendiquer un crime qui surpasse ce qui est en son
pouvoir : la coupe de la méchanceté est pleine et cette coupe est le sujet dont les
ressources de régénération de soi se trouvent être ainsi épuisées, dépassées. Le sujet
ne peut plus être délié de son acte.
Or le cas Eichmann révèle par lui-même le déficit intrinsèque à cette logique
dans son absoluité.
Premièrement parce qu’il semble que le mal, rendu impardonnable non seule-
ment de fait mais de droit, ne peut être arraché à l’existence — de par sa radicalité
— qu’en se confondant avec la disparition de l’existence elle-même de l’existant qui
prend sur soi. « Assumer » la faute moralement signifie ainsi pour Eichmann ne
pouvoir s’en remettre qu’au jugement du Principe des principes, c’est-à-dire via un
adieu exprès(s). Or cela n’est jamais qu’offusquer outrageusement la partie civile :
un suicide même public ne la regarde pas, elle n’y est pas mêlée à bon droit.52
Deuxièmement parce que le distinguo se lève d’ores et déjà dans la confusion,
et là où devrait apparaître une fidélité à l’inassumable, celle-ci (se) prête au jeu de
l’irresponsabilité. Eichmann proclame une faute morale au moment même où il refuse
d’assumer un faute pénale. Or celle-ci, dans l’optique de l’éthique traditionnelle,
devrait lui paraître moins grave. (Mais quoi de plus grave que d’être accusé d’avoir
causé la mort de millions d’hommes ?) Et s’il ne peut se sentir coupable devant la loi
positive, comment pourrait-il se sentir coupable devant Dieu (fût-il l’Etre su-
prême) ? Comment l’inexpiable pourrait-il être revendiqué sous la forme d’un acte
censé transcender une responsabilité pénale qui ne peut d’ores et déjà être ?
En d’autres termes, « se sentir coupable devant Dieu et non devant la loi »
constitue le mode sous lequel une culpabilité est mimée.

en public. Je voulais faire ce que je pouvais pour alléger le poids de la culpabilité qui pèse sur la jeunesse
allemande […].’’ » (Ibid., p. 267) — implique explicitement ou non la conception d’une « faute morale ».
52 Par ailleurs, le suicide supprime la question au lieu que le sujet ne l’affronte. Mauvais, Eichmann se sui-

ciderait mauvais. Et commettre une purification thanatologique « [n]’est-ce pas mentir au sérieux métem-
pirique de la mort ? » (V. JANKELEVICH, Le pur et l’impur, p. 83) N’est-ce pas ôter à la mort son essence
d’être « l’absence de solution » (Ibid.) ? Enfin : « Si la mort chassait incompréhensiblement, absurdement,
contradictoirement l’être de son être total, elle serait (comme elle l’est en effet) un mystère de nihilisation
métaphysique, et il n’y aurait aucune mesure entre l’en-deçà et l’au-delà de l’instant létal. » (Ibid., p. 82)
Autrement dit, de manière essentielle, l’au-delà d’Eichmann — sa mort — sans commune mesure avec
l’en-deçà — la jeune génération allemande à venir et son rapport à la faute — ne peut faire apparaître cet
en-deçà comme une reconfiguration de soi.

35
Par-delà le crime et le châtiment 53

En somme, il n’y a rien d’autre ici qu’une mise en question fondamentale de


l’assomption d’une responsabilité en tant que ce geste est étroitement lié au concept
d’imputabilité.
L’élucidation du concept classique de responsabilité, la recherche du concept
fondateur, renvoie en effet « au champ sémantique du verbe imputer. » (RICŒUR,
LJ, p. 43)

« Imputer, disent nos meilleurs dictionnaires, c’est mettre sur le compte de quelqu’un une action
blâmable, une faute, donc une action confrontée au préalable à une obligation ou à une interdiction que cette
action enfreint. (p. 44)54

Or attribuer une action à quelqu’un, c’est le reconnaître comme son auteur. Et


il n’y a d’auteur hors la capacité d’auto-désignation. Que la culpabilité remonte de
l’acte à son auteur suppose l’aptitude à se reconnaître comptable de son action —
par là, l’agent peut être convocable devant quelque tribunal pour avoir à répondre
de l’obligation à supporter un châtiment. C’est dans cette mesure qu’il est donné de
pouvoir accuser un sujet auquel sera attribué une action blâmable et de pouvoir
déclarer irresponsable l’aliéné. 55

Mais le geste d’assumer une responsabilité implique également son hori-


zon : « Là où il y a règle sociale, il y a possibilité d’infraction […]. » (RICŒUR,
MHO, p. 608) Pouvoir être accusé afin que soit garanti l’acquittement d’une obliga-
tion, n’a de sens que dans un monde où l’accusé vécut encore, mais sous forme dé-
faillante, la relation juridique au tiers. « Le criminel ne peut être jugé avec justice
que parce qu’il est partie prenante dans le consensus juris. » (ARENDT, ST, p. 206)

C’est ici que s’éclaire la différence fondamentale entre le concept totalitaire du droit et
tous les autres. La politique totalitaire ne remplace pas un corpus de lois par un autre ; elle
n’institue pas son propre consensus juris, ne crée pas, à la faveur d’une révolution, une nouvelle
forme de légalité. Son défi à toutes les lois positives, y compris les siennes propres, implique
qu’elle pense pouvoir se passer de tout consensus juris […]. (p. 206 et 207)

Pour sombrer dans l’anarchie ? Non : à un espace tenu ouvert par la limite lé-
gale qui garantit simultanément la séparation et la communication entre les
53 Titre emprunté, comme on le sait, au très bel ouvrage de Jean Améry.
54 Et Ricœur de souligner que la métaphore du compte « n’est pas du tout extérieure au jugement
d’imputation, dans la mesure où le verbe latin putare implique calcul, comput, suggérant l’idée d’une étrange
comptabilité morale des mérites et des défaillances […] en vue d’une sorte de bilan positif ou négatif
[…]. » (RICŒUR, LJ, p. 45)
55 Etant donné l’ébranlement du jugement classique, c’est donc hors du champ sémantique du verbe impu-

ter qu’il faudra chercher le sens de la responsabilité, à savoir dans le champ sémantique du verbe répondre
— en tant que « répondre à » signifie « répondre de ». Ce déplacement opérera un véritable renversement.
Car dès lors que l’ « objet » du souci n’est plus originairement pour l’auteur l’effet de son action mais au-
trui dont il a la charge, « on devient responsable du dommage parce que d’abord, on est responsable
d’autrui. » (Ibid., p. 63)

36
hommes, le régime totalitaire substitue un cercle de fer qui enserre si étroitement la
pluralité des individus qu’elle s’« évanoui[t] en un Homme unique aux dimensions
gigantesques. » (p. 211) En agglutinant les uns aux autres, le totalitarisme détruit
l’espace entre les hommes, détruisant l’espace entre les hommes — le consente-
ment à des règles — il détruit la condition préalable à l’exercice de la liberté.
Aussi :
Jusqu’à présent [i.e. jusqu’ici dans le texte], la croyance totalitaire que tout est possible
semble n’avoir prouvé qu’une seule chose, à savoir : que tout peut être détruit. Néanmoins,
en s’efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires ont découvert sans le
savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant
possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu’impardonnable […]. De
même que les victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont plus « hu-
maines » aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce entièrement nouvelle de crimi-
nels est au-delà des limites où la solidarité humaine peut s’exercer. (p. 200 et 201)

Autrement dit, l’explosion des crimes n’est imputable qu’à cette rupture volon-
taire d’avec tout consensus juris, rupture dont la volonté s’est désormais affranchie de
toute imputabilité. C’est-à-dire faute d’une extériorité légale assurant l’esprit
d’initiative dont l’efficience n’est réelle qu’en tant que dévouement à une tâche
commune, de laquelle l’agent trouve reconnaissance i.e. est confirmé dans sa réali-
té.56 Le nazi a engendré un anti-monde (« un im-monde » pourrions-nous dire) où
le lien juridique fut radicalement extirpé du corps des participants.
Le criminel ne peut donc être jugé avec justice, dans l’incapacité qu’il est à se
tenir pour l’auteur véritable de ses crimes : il y était sans jamais y avoir été (partie
prenante). (Cette impossibilité d’être affecté, de ruminer, constitue le thèse que ce
travail entend déplier phénoménologiquement.)
Nous voilà de la sorte face à des crimes ni expiables, — ni inexpiables : leur na-
ture ne tient pas à un manque de proportion. La logique du châtiment inappropriée,
nous voilà de la sorte face à des coupables non punissables : le jugement en perd
son latin !57

56 Certes donc pour Arendt, l’identité du moi dépend en quelque sorte de la présence des autres. Mais la
liberté du sujet que révèlent chez elle la parole et l’action ne se laisse pas pour autant rabattre sur le lien
sociétal. « Elle [l’insertion dans le monde humain par le verbe et l’acte] peut être stimulée par la présence
des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie, mais elle n’est jamais conditionnée par Autrui ;
son impulsion vient du commencement venu au monde à l’heure de notre naissance et auquel nous ré-
pondons en commençant du neuf de notre propre initiative. » (ARENDT, CHM, p. 233) Aussi, le réseau
des relations humaines est présent à titre de « médium » (cf. Ibid., p. 241)dans lequel peut retentir l’acte de
la parole ou de l’action.
57 Le différend de Jean-François Lyotard, à sa manière, éclaire cette absence radicale d’horizon communau-

taire et ses conséquences, que porte le nom vide d’Auschwitz.


Le nous d’une communauté moderne tient à la réunion et à la commutabilité du destinateur de la norme
et du destinataire de l’obligation. Le législateur se sent obligé par la loi qu’il norme et l’obligé en respectant
la loi, la promulgue. (Passons sur l’hétérogénéité qui en réalité travaille déjà cette logique aux allures toute
kantiennes.) Aussi, l’absurdité de la « loi » nazie n’est pas en ce qu’elle oblige le destinataire à mourir. Une
communauté politique peut en effet légitimement exiger du citoyen qu’il se sacrifie au nom d’elle-même.
La norme ici n’édicte pas sa propre disparition, dans la mesure où, obéissant à l’ordre, le citoyen le pro-
mulgue et par là, fait entrer son nom dans le nom collectif qui le perpétue. Or, sous le régime nazi, nul

37
Du procès de Jérusalem, Arendt rapporte :

L’opinion des juges reposait sur la supposition que l’accusé, comme tous les gens « nor-
maux », avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; Eichmann était en effet
« normal » dans la mesure où « il n’était pas une exception » dans le régime nazi. Mais étant
donné ce qu’était le Troisième Reich, seules des exceptions auraient réagi « normalement ».
Cette simple vérité créait un dilemme que les juges ne pouvaient résoudre ni passer sous si-
lence. (ARENDT, EJ, p. 37)

Et de fait comme de droit, la sentence n’impliqua pas réellement le criminel


dans toute la vérité de son forfait. Face à Eichmann répétant avec acharnement
qu’il n’avait pas commis de crime manifeste, la Cour

reconnut que le procureur n’avait pas réussi à prouver le contraire. […] Implicitement, le
jugement reconnaissait […] qu’en réalité, dans les camps les détenus et les victimes tenaient
« l’instrument fatal dans leurs propres mains ». (p. 270 et 271)

Certes, d’après le jugement, au vu de l’énormité du crime qui avait dû mobiliser


nombre de personnes, chaque participant nazi, qu’il fût de près ou de loin lié à
l’assassinat matériel des juifs, devait occuper un rôle d’égale importance aux autres.

« […] L’on peut même penser que le degré de responsabilité augmente en général à mesure que l’on
s’éloigne de l’homme qui manie l’instrument fatal de ses propres mains. »58

sacrifice possible pour le juif : « il ne peut pas donner une vie qu’il n’a pas le droit d’avoir. » (J.-F. LYO-
TARD, Le différend, p. 150) Autrement dit, l’arrêt de mort signifié par le nazi n’apparaît pas à titre d’o-
bligation pour le juif. D’ores et déjà condamné, sa mort prouve seulement que sa vie est illégitime ; le juif
ne consacre pas la loi qui le fait mourir. Plus exactement, celle-ci « ne tue même pas les autres, elle donne
au problème de la force vitale sa solution finale en les aidant à disparaître. » (Ibid., p. 154) Et comme le juif
ne relève pas de la loi qu’il subit, disparaissant ainsi de la possibilité d’une mémoire collective, le « destina-
taire » de la loi — le nazi, en tant que la solution finale effectue la pureté de la Race — ne peut (se) recon-
naître (comme) le destinateur, puisqu’il est excepté de l’arrêt. — Cette conclusion est bonne.
L’est aussi, du fait de l’anéantissement d’un nous social, la conception soutenant que « le nom
d’ ‘‘Auschwitz’’ […] désigne l’impossibilité d’une […] totalisation. » (Ibid., p. 152) Le point de vue du bour-
reau et le point de vue de la victime ne peuvent glisser l’un dans l’autre pour ne faire qu’un seul tissu, un
« être à deux » (MERLEAU-PONTY).
Mais l’impossibilité d’une dialectique recouvre chez Lyotard l’absence de témoin. Le nazi et le déporté se
présentent pour lui, chacun de leur côté, comme des monades condamnées ensemble au silence. Tout se
passe comme si la Chose de par sa constitution ne pouvait être gardée qu’en secret, en silence « auprès de
soi ». « […] Auschwitz est le nom d’une phrase ou plutôt de deux phrases qui n’ont pas de destinataire
marqué dans l’univers qu’elles présentent. C’est ce que signifient les nazis déclarant qu’ils font la loi sans
avoir à en référer à personne qu’à eux-mêmes, et les juifs soupçonnant que Dieu n’a pas pu vouloir que
leur vie lui soit ainsi sacrifiée. L’absence de destinateur est aussi l’absence de témoin. […] / ‘‘Auschwitz’’
serait la coexistence de deux secrets, celui du nazi, celui du déporté. Chacun sait ‘‘auprès de soi’’ quelque
chose de l’autre, l’un : Qu’il meure et l’autre : C’est sa loi, mais il ne peut le déclarer à personne. » (Ibid.) —
Mais Lyotard omet ici, à l’endroit de la césure entre le nazi et le déporté, une asymétrie sur laquelle il est
impardonnable de passer. C’est que la qualité du silence de l’un n’a absolument pas la même valeur que la
qualité du silence de l’autre. Une chose est de ne pas savoir témoigner, une autre de ne pas savoir, faute
d’appui idiomatique connu, comment (ou d’avoir honte, ou de ne pas savoir trouver de destinataire digne de
ce nom).
58 Extrait du jugement cité par ARENDT, in EJ, p. 271.

38
Arendt a raison de souligner cette thèse, car elle touche à l’essence même du
crime nazi — mais penser que la responsabilité s’étend proportionnellement au de-
gré d’éloignement du pouvoir efficient, constitue une monstruosité juridique. Que
le droit poursuive la cause indirecte exactement à la place de la cause directe dé-
passe l’entendement.

La confusion des rôles

Il ne paraît donc pas inutile de préciser qu’Auschwitz, ce sinistre creuset où


« tous les métaux de l’éthique traditionnelle atteignent leur point de fusion »
(AGAMBEN, p. 22), franchit tous les degrés de la terreur lorsque le bourreau fut
tenu à l’écart de sa tâche par la victime elle-même contribuant largement à
l’administration meurtrière.
Nous pensons aux Sonderkommando juifs que les « nazis avaient employé, un peu
partout […] pour tuer leurs congénères ; ces [juifs] avaient commis des actes crimi-
nels ‘‘afin de parer au danger de leur mort immédiate’’ […]. » (ARENDT, EJ, p.
106) Et contrainte de se conduire en meurtrier, la victime ne parvient pas à se
rendre comptable des actes qu’elle a objectivement commis, alors que la honte la
ronge une fois qu’elle doit témoigner.
La banalité du mal ne laisse pas de surprendre : « ‘‘Personnellement, je n’ai ja-
mais tué, ni battu personne, pouvait affirmer Hœss. » (POLIAKOV, BH, p. 240),
tandis que la victime (le membre du Sonderkommando, mais aussi L’Union des Juifs du
Reich qui participa activement à l’organisation des déportations, réduisant de ce fait la
résistance juive à quelques rares épisodes) s’est habituée à faire son « métier ». Il y a
là comme « la fraternité de l’abjection »59. Levi écrit froidement :

Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-
mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les
Kapos, les politiques, les criminels, les prominents [ces prisonniers affublés d’une fonction
dans le camp] grands et petits, jusqu’aux Häftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les
échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les allemands sont paradoxalement unis par
une même désolation intérieure. (LEVI, p. 160)60

Cette sinistre camaraderie culmine, pour Agamben, lors d’un match de football
entre SS et membres du Sonderkommando à Auschwitz. Loin de constituer une simple
parenthèse dans l’horreur, cette partie est « la véritable horreur des camps. »
(AGAMBEN, p.27), l’épochalisation dévastatrice du monde civilisé. Le philosophe
cite Levi :

59 ROUSSET cité par ARENDT, in ST, p. 296, note 157.


60 Au sujet des prominents juifs, Levi demeure sans concession : « Les prominents juifs constituent un phé-
nomène aussi triste que révélateur. […] / Ils sont le produit par excellence de la structure du Lager alle-
mand ; qu’on offre à quelques individus réduits en esclavage une position privilégiée, certains avantages et
de bonnes chances de survie, en exigeant d’eux en contrepartie qu’ils trahissent la solidarité naturelle qui
les lie à leurs camarades : il se trouvera toujours quelqu’un pour accepter. » (Op. cit., p. 118)

39
« D’autres SS et le reste de l’équipe assistent à la rencontre, prennent parti, font des paris,
applaudissent, encouragent les joueurs comme si, au lieu de se dérouler devant les portes de
l’enfer, le match se disputait sur un terrain de village. » (Ibid.)

Un « aveu » par-delà aveu et culpabilité

Inapte à rendre compte de ses actes, le nazi est inapte au jugement. Mais si l’on
ne table pas uniquement sur la mauvaise foi, quelle est la nature de cette « cons-
cience » qui n’a rien à avouer et manifeste sous la forme d’un terne distinguo ?
Prêtons à nouveau attention aux dires du bourreau, par le dernier entretien re-
transcrit que l’auteur Gisa Sereny eut avec Fritz Strangl, commandant du camp de
Treblinka (cf. AGAMBEN, p. 106 et 107).

« ‘‘Pour ce que j’ai fait, j’ai la conscience tranquille’’, dit-il — la même phrase, prononcée
de façon rigide, qu’il avait répétée tout au long du procès, et ces dernières semaines chaque
fois que nous avions reposé le problème. […] Il fit une pause, attendit, mais la pièce resta si-
lencieuse. ‘‘Je n’ai jamais fait de mal à personne… délibérément’’, dit-il sur un autre ton,
moins offensif, et de nouveau il attendit — très longtemps. […] Le temps pressait. Il empoi-
gna la table des deux mains comme pour s’y tenir. ‘‘Mais j’étais là’’, dit-il sur un ton résigné,
étrangement sec et las. Il lui avait fallu presque une demi-heure pour prononcer ces quelques
phrases. […] Après plus d’une minute de silence, il reprit, comme à contrecœur, d’une voix
atone : ‘‘Ma faute’’, dit-il, ‘‘est d’être encore là. La voilà, ma faute’’. »61

Que comprenons-nous ? En termes arendtiens, que le nazi est « désolé » en tant


qu’il est l’homme de la désolation.
Il a consacré, en dissolvant le cadre de toute référence où les actions humaines
peuvent prendre place, l’« im-monde » d’un espace privé de l’inter-esse et donc, con-
sacré le règne de la neutralisation axiologique, de l’inhibition de la possibilité d’être
affecté ou de s’affecter, de la destruction du sens des responsabilités et du sens
commun62. Coupé du monde, impassible il ne fut jamais ainsi en mesure de se
rendre compte de ce qu’il faisait. Dès lors, en l’absence de situation routinière, de
machinerie se substituant au monde de l’inter-esse, il est, désemparé, reconduit pu-
rement et inlassablement dans l’abîme désespéré d’un antimonde privé d’appui, de
contact (avec soi et l’autre). Dans un monde qui est humain parce que l’on y té-
moigne de son ob-ligation, jamais, impuissant, le nazi ne trouvera place. De cet
abîme transi par mutité, il ne peut en revenir, parce qu’à la catastrophe dont il fut
l’exécuteur, il ne peut se rapporter faute de l’avoir soufferte. Il est désormais
l’homme en trop qui ne peut plus compter sur ce qui soutint sa superfluité et dont
la splendide indifférence, épuisée de revenir incessamment à soi, s’effondre sur elle-
même dans un sans-issue.

61G. SERENY citée par AGAMBEN, in Op. cit., p. 106 et 107.


62« Dans les conditions d’un monde commun, ce n’est pas d’abord la ‘‘nature commune’’ de tous les
hommes qui garantit le réel ; c’est plutôt le fait que, malgré les différences de localisation et la variété des
perpectives qui en résulte, tous s’intéressent toujours au même objet. » (ARENDT, CHM, p. 98)

40
On a donc « raison » d’affirmer que la victime comme le bourreau sont « inhu-
mains » — mais parce que s’y voit signifiée l’incapacité de nos catégories tradition-
nelles à départager véritablement ce qui ne devrait prêter à nulle équivoque. Il in-
combe donc encore de comprendre, de mettre un terme à ce rassemblement. Il
convient de différencier de l’intérieur l’indifférence des deux parties.
Car l’anthropologie classique, face à l’hypothèse terroriste du « tout est permis »
que le système totalitaire cherche à vérifier, ne peut que la trouver proprement in-
qualifiable.63
Bourreau et victimes sont tenus par l’indifférence — mais à la différence de la
victime (cette différence qui marque la véritable césure), nous venons de l’entrevoir,
le mal ne pourra jamais être éprouvé comme un scandale par le bourreau.

Autrement dit — et là, tel que nous le comprenons, prend tout son sens le tra-
vail de Agamben que nous entendons prolonger (en le trahissant) — une éthique du
témoignage devrait en finir avec cette incessante confusion des rôles. L’incapacité à témoigner
pour le nazi établirait une intransigeante ligne de démarcation, et ce critère interne
au phénomène devrait nous conduire à une intrigue transculturelle, intempestive
qui ne serait pas encore dialogue : le sujet ne parle pas parce que la parole lui serait
donnée.

63 « Mais comment la science politique produirait-elle un concept adéquat à cette expérimentation mons-
trueuse d’un système qui rend les hommes eux-mêmes absolument superflus, c’est-à-dire de trop ? S’il est
vrai que derrière la politique des régimes totalitaires ‘‘se cache un concept entièrement nouveau, sans pré-
cédent, du pouvoir’’, ce concept doit être proprement impensable. » (RICŒUR, « Préface » à ARENDT,
CHM, p. 12) La contradiction consiste à vouloir juger le nazi à la lumière d’un monde auquel il n’a jamais,
en tant que nazi, appartenu. Le concept de désolation est sans doute juste, mais son absoluité ne peut
demeurer relative au monde qu’elle dévaste, sous peine de produire un paradigme irréel au vu des catégo-
ries utilisées. Dans une perspective arendtienne, que reste-t-il en effet d’anthropologique chez un conglo-
mérat d’individus qui expérimentent quotidiennement une non-appartenance radicale au monde ? « Le
raisonnement froid comme la glace » (ARENDT, ST, p. 230) ? Mais celui-ci n’est-il pas machinal ? Et ne
doit-il pas logiquement l’être afin que soit préservée l’absoluité de la désolation ? Aussi, bien étrange que
cette « faculté de l’esprit humain qui n’a[ ] besoin ni du moi, ni d’autrui, ni du monde pour fonctionner
sûrement, et qui [est] aussi indépendante de la pensée que de l’expérience […]. » (Ibid., p. 229)
Ajoutons que, pour les mêmes raisons, parler de crimes « d’Etat » revient donc selon nous à un contre-
sens. Prétendre condamner — au nom de la protection que doit l’Etat à quiconque se trouve sous sa juri-
diction — la destruction même de l’Etat par une puissance autre qu’étatique, s’avère de soi contradictoire.

41
§ 2. L’existensial mis à mal

Que répondrait l’ontologue ? Peut-être64, schématiquement, que l’acte du bour-


reau représente la figure même, l’acmé de l’inauthenticité, de l’impropre appropria-
teur.
Sourd à l’appel de son être, il est gonflé d’orgueil, d’une volonté de puissance
manquant ainsi et de manière criminelle au devoir de laisser être, au respect de l’être
qu’implique la compréhension de l’être.65 Coupé frénétiquement d’avec soi, éloigné
plus que jamais de la détresse de notre condition originelle, l’existence nazie, dans
l’ivresse de l’infinitude, ravage en les instrumentalisant jusqu’à l’absurde les autres
(l’existence étant foncièrement existence-en-commun). Mais l’assurance lui dissi-
mule le vide de cette existence comblée par d’incessantes conquêtes, d’incessants
rapprochements par sauts et sans présence.
Ayant perdu le véritable contact avec l’être, persiste dès lors, dans un tourbillon
infernal, la dissimulation à soi-même. Pris dans l’équivoque, il ignore ce qu’il sait.

Mais, outre que la « conscience morale » chez Heidegger soit appréhendée hors
morale, l’éthique heideggérienne s’avère ici intenable pour trois raisons, relatives à
la dialectique de l’inauthenticité et de l’authenticité.
Premièrement, puisque l’inauthenticité et l’authenticité ne sont pas les exis-
tences de deux existants différents, mais celle d’un même être existant selon des
modes divers, cet être, le Dasein, demeure toujours déjà exposé à la possibilité de se
reprendre. Or, le nazi en est incapable.
Deuxièmement — et en admettant par hypothèse qu’il le puisse —, l’existence
résolue n’imposant pas de nouveaux contenus d’existence mais tenant essentiellement
à la manière, quel rachat sensé y aurait-il dans le fait de reconsidérer la tâche quoti-
dienne du meurtre selon la perspective du néant ou de la finitude ?
Enfin et surtout, si l’on se penche maintenant sur le sort des victimes, une des-
cription selon les catégories d’authenticité et d’inauthenticité ne cesse de faire appa-
raître leur inanité. Car empruntant en toute rigueur à la sémantique heideggérienne,
nous nous verrons dans l’obligation de reconnaître que, dans les camps, les victimes
— livrées à la déréliction et « à la déréliction de l’abandon » (RICŒUR, MHO,
p.601) — « existent quotidiennement et anonymement pour la mort. » (AGAMBEN, p.
82)

64 Comme l’a fait à sa manière l’heideggérien Ernst Nolte. Cf. M. ABENSOUR, « Le mal élémental », in
LEVINAS, QRPH, p. 89 et 90.
65 « A partir de l’à-dessein-de-quelque-chose du pouvoir-être qu’il s’est lui-même choisi, le Dasein résolu

s’offre à son monde. La résolution à soi-même met justement le Dasein dans la possibilité de laisser
« être » les autres qui sont-avec dans leur pouvoir-être le plus propre et de contribuer à découvrir celui-ci
avec eux dans le souci mutuel qui anticipe pour libérer. Le Dasein résolu peut devenir ‘‘conscience mo-
rale’’ des autres. C’est de l’être proprement soi-même de la résolution et de lui seul que naît le propre être-
en-compagnie et non d’arrangements équivoques et jaloux et de fraternisations bavardes dans le on, ni
non plus de ses velléités d’entreprise. » (HEIDEGGER, Op. cit., p. 356 et 357)

42
Une communication clairement et simplement rompue

Voilà que s’est soulevée inévitablement la question sans égale : l’énigme de la


souffrance et de la mort.
Là encore la dialectique herméneutique perd le fil.

Si l’on veut soutenir que le massacre des juifs est une « [d]ouleur dans sa mali-
gnité sans mélange, [une] souffrance pour rien »66, une élimination pure et simple67,
alors cette épreuve du non-sens absolu n’est pas mémorable — et partant, intrans-
missible. Intransmissible car indescriptible. L’événement débordera toujours et in-
finiment l’information véhiculée par les documents.
En son fond, nous le savons, l’intentionnalité historienne est le fait d’être ou-
vert à des possibilités existées. Or, Auschwitz est en deçà de l’être-au-monde : la
mort y gît comme l’impossibilité de toute possibilité. L’événement demeure ainsi
intransmissible parce qu’il ne peut faire l’objet d’une reconfiguration instituante.
Par là, nous ne disons pas — ce qui serait une bien triste et euphémique plati-
tude — que devenir bénéficiaire d’un meurtre ne se fait absolument pas. (Cette in-
terdiction ne paraît cependant pas aller effectivement de soi : elle n’a jamais empê-
ché d’odieuses récupérations de la Shoah tant politiques, « la menace d’extermi-
nation » évoquée par les autorités israéliennes lors de la guerre des six jours (alors
que, compte tenu du rapport de force, la menace n’était pas réelle), que théolo-
giques ; « L’absence de Dieu est le signe de sa transcendance. » « L’unicité
d’Auschwitz est le signe d’une élection. » « Auschwitz est la Passion d’Israël. ») Nous
disons plutôt qu’au meurtre l’herméneute ne peut s’y opposer : l’événement ne donne
pas a contrario de réaliser la nécessité d’un changement ouvert sous la pression du
« Plus jamais ça » le vouant à infirmer le retour éternel d’Auschwitz.

Nombreux sont les récits des survivants. Plus ils sont authentiques, moins ils cherchent à
communiquer de choses qui échappent à l’entendement et à l’expérience des hommes, c’est-
à-dire des souffrances, qui transforment les hommes en « animaux résignés ». Aucun de ces
récits n’inspire cette colère devant le crime et cette sympathie qui ont toujours mobilisé les
hommes au service de la justice. (ARENDT, ST, p. 174)

La logique qui veut que la compréhension « devenue incertaine a pour effet que
chacun en parle » (GADAMER, p. 224) est mise hors combat. Le survivant ne
souffre pas de présuppositions et d’implications obscures telles que sa séparation
d’avec la communauté dialogale le conduirait, en vue de les rendre conscientes,
chez un praticien du dénouement. La « situation » n’est pas en situation de se dé-
passer : il n’y a rien à dépasser ou à (s’)avouer.

66 LEVINAS, « La souffrance inutile », in EN, p. 116.


67 « Parler d’ ‘‘Holocauste’’ est un contresens intéressé, de même qu’invoquer on ne sait quel mécanisme
‘‘victimaire’’ archaïque. Il n’y a pas le moindre aspect ‘‘sacrificiel’’ dans cette opération où ce qui était calculé,
froidement et avec un maximum d’efficacité et d’économie (et pas un instant dans l’hystérie ou le délire),
c’était une élimination pure et simple. » (P. LACOUE-LABARTHE, FP, p. 62)

43
[…] j’aimerais rappeler les paroles que prononça un jour Karl Kraus dans les premières
années du Troisième Reich : « la parole s’est éteinte dès le moment où ce monde a vu le
jour. ». Il dit cela en tant que défenseur de la « parole » métaphysique, tandis que nous, ex-
détenus du camp, lui empruntons cette sentence pour la redire avec scepticisme. La parole
s’éteint partout où une réalité pose une revendication totale. Pour nous elle s’est éteinte de-
puis longtemps. Et il ne nous restait même pas la consolation d’avoir à déplorer son trépas.68

La désimpossibilisation

Certes, pour l’heideggérien, « l’être-pensant semble être la raison de


l’imcompréhensibilité de la mort […]. » (GADAMER, p. 126)
Autrement dit, l’angoisse de la mort est un se-tenir-dans-le-rien qui accule à la
responsabilité, détourne du divertissement. Ce qui implique par là même que la
mort est saisie dans sa négativité : la pensée de la mort n’est pas supportée par le
vivant, elle est la distanciation même délivrée du penchant quotidien à la conserva-
tion. Elle s’offre comme une question hors satisfaction-insatisfaction et détermine
ainsi la problématicité même de toute question.
Mais si « l’être pensant semble être la raison de l’imcompréhensibilité de la
mort » — il semble

en même temps contenir le savoir de cette imcompréhensibilité. (Ibid.)

L’incompréhensibilité de la mort n’est pas dissimulée à l’homme : ce qui revient


à dire qu’elle lui est donnée.
La mort n’est naturellement pas donnée intuitivement, mais il n’en reste pas
moins « que la mort est quelque chose pour nous. » (Ibid.)
Le vacillement serait simultanément pour nous un moment de clarté — « la
nuit claire du Néant de l’angoisse »69 —, infiniment plus intense qu’aucun moment
d’activité paisible. Dès lors, au nom de la négativité même, nous devons refuser
l’équation « penser l’angoisse = la penser comme penser ». L’impuissance ne peut
pas être source d’hyperpuissance.

Même dans l’angoisse, même par l’angoisse, la mort reste impensée. Avoir vécu l’angoisse
ne permet pas de la penser. (LEVINAS, DMT, p. 83)

Car penser conséquemment la question-sans-réponse nécessite de la penser


comme « question sans donnée » (p. 23), le donné fût-il impossible à résoudre.

La question que soulève le néant de la mort est un pur point d’interrogation. ( p. 130)

(« Point d’interrogation tout seul, mais marquant aussi une demande (toute
question est demande, prière). » (Ibid.)) Une véritable ouverture à l’Inconnu doit
68 J. AMERY, Par-delà le crime et le châtiment, p. 49.
69 HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 34.

44
accomplir nécessairement un départ sans retour. C’est l’éternel embarras du Dasein :
son angoisse conditionne un revenir-à-son-propre-fond et un se-poser-sur-son-
propre-fond-comme-être. L’énigme du Dehors est d’ores et déjà effacée.

Pour le dire encore autrement, la question du fait même qu’elle soit possible
suppose, selon l’herméneute, que l’on est pas sans posséder quelques lueurs à son
sujet ; la question, la transcendance, ne va pas sans pré-compréhension.

Certes, le phénomène de l’angoisse n’appartient pas au réseau de la Bedeutsam-


keit, le monde y sombre dans la non-significativité. Mais celle-ci se révèle (elle se ré-
vèle en tant que condition préalable à l’aperception d’une négation particulière) et
elle ne le peut que si

le néantir du Néant en général et par là le Néant lui-même, a été dégagé[ ] de l’obscurité.70

Le Néant se donne, il est la question qui demeure réellement posée et

entretient une secrète alliance avec la sérénité et la douceur du désir créant et agissant.71

Le recul assoit l’accessibilité. L’ouverture à la mort — l’ouverture par excellence


— possibilisée par la mort elle-même ne laisse pas démuni : « il y a en elle la possi-
bilité pour le Dasein entier de prendre une avance existentielle […]. » (HEIDEG-
GER, ET, p. 319) L’épreuve de la non-significativité comporte (seule) la décou-
verte du surmontage : le savoir de la mort se dépasse en une foi en l’avenir.
[…] l’imcompréhensibilité de la mort est le plus grand triomphe de la vie. (GADAMER,
p. 127)

En somme, que le Néant soit là, qu’il se donne — position négative, ombre
projetée et confiée à la lumière — , signifie que la fin est comprise (comme possibi-
lité pure) et non pas laissée à elle-même, réservée à la disparition. La mort garde la
trace de la vie, plus vive que jamais, qu’elle éteint. La nuit n’est jamais pures té-
nèbres. Rien n’est entièrement impossible. Son secret abrite la clef de l’être. La
mort est le pas-encore du devenir compréhensif, sa raison. Rien, finalement, de
scandaleux ; la pensée s’y retrouve, le non-sens ne la heurte pas. « La question se
pose — se pose vers la réponse. » (LEVINAS, DMT, p. 146)

[…] possibilité « à saisir » et que précisément il faut saisir pour que le néant ne soit pas
« moins que rien », mais permette précisément la saisie du possible comme possible.72
70 Ibid., p. 36.
71 Ibid.
72 ROLLAND, Op. cit., p. 370. — Il s’agirait sans doute, pour être précis, d’opérer un départ entre Etre et

Temps et Qu’est-ce que la métaphysique qui , comme le dit si bien Michel Haar, constitue « le ‘‘tournant’’ avant
la lettre ! » (Heidegger et l’essence de l’homme, p. 87)
Dans le maître-ouvrage de 1927, à travers l’angoisse, loin d’être l’adversité pure, la mort « se retrouve
rapatriée au sein de l’existence, comme une possibilité transparente. » (Ibid., p. 29) Assumée, la mort de-

45
Mais à nouveau, n’est-ce pas l’excès d’une déroute que l’on ne peut encourir qui
fait toute l’acuité de l’étonnement, sa sur-prise ? Ne faut-il pas risquer le « moins
que rien » où dans le « moins » se produirait un « plus » (rien) ?

L’insoutenable réfutation

L’argument selon lequel toute recherche, aussi incertaine soit-elle, implique une
entente préalable avec la Chose, s’avère en réalité désastreux. Penser n’est pas un
continuer-à-penser, parler n’est pas l’effectivité d’une entente ouverte sur le non-dit
indéterminé (mais non pas indicible) du langage qu’il faut ainsi tâcher de porter à
l’expression. Car dès lors que quelqu’un se tairait sans vouloir ne pas communiquer
(ne pas vouloir serait encore communiquer), sans se dissimuler une inaptitude au
dialogue, il se verrait exclu — faute de tâche et de mauvaise foi — de la commu-
nauté où l’homme advient authentiquement à soi. Or :

L’homme tout à fait malheureux, l’homme réduit par l’abjection, la faim, la maladie, la
peur, devient ce qui n’a plus de rapport avec soi, ni avec qui que ce soit, une neutralité vide,
un fantôme errant dans un espace où il n’arrive rien, un vivant tombé au-dessous des be-
soins. […] Il y a, dit-on, une communauté du malheur, mais il y a un point où ce qui est souf-
fert ensemble, ne rapproche pas, n’isole pas, ne fait que répéter le mouvement d’un malheur
anonyme, qui ne vous appartient pas, et ne vous fait pas appartenir à un espoir, à un déses-
poir communs. (BLANCHOT, EI, p. 258)

Ce point, ce trou, ce gouffre c’est Auschwitz.


Les tentatives de formation d’une élite européenne, avec un programme de compréhen-
sion intra-européenne fondé sur la commune expérience des camps de concentration, ont
échoué […]. (ARENDT, ST, p. 178)

vient « la source même du temps propre, c’est-à-dire de la liberté. La mort est ainsi illuminée, métamor-
phosée en principe. » (Ibid.) Il y aurait donc là comme une possibilité de possibiliser la possibilité même de
la mort.
Avec la Conférence de 1929, l’angoisse n’apparaît plus comme le renforcement réflexif du pouvoir-être radi-
cal : « l’homme devient la sentinelle du Néant. » (HEIDEGGER, Op. cit., p.38) « C’est le Néant lui-même qui
néantit (das Nichts selbst nichtet). » (Ibid., p. 34) L’angoisse apparaît donc comme l’auto-révélation du
Néant que l’homme porte en lui comme pouvoir de négation, transcendance, mais sans qu’il puisse le
fonder. Désormais, l’angoisse le possède : il ne serait plus en mesure de s’approprier le pouvoir-être radi-
cal. « Le finitif de cette finitude creuse et ouvre un tel abîme dans la réalité-humaine que la finitude la plus
profonde, celle qui nous est absolument propre, se refuse à notre liberté. » (Ibid., p. 38) Il n’empêche : si le
rien ne peut plus être possibilisé, il possibilise éminemment, — il élucide. « C’est uniquement en raison de
l’étonnement — c’est-à-dire de la manifestation du Néant — que surgit le ‘‘pourquoi?’’ . […] C’est uni-
quement parce que nous pouvons questionner et fonder, qu’est confié à notre existance le destin du cher-
cheur. » (Ibid., p. 42) Autrement dit, l’humain en sa réalité, c’est-à-dire le métaphysicien, quoi qu’il arrive
est « épris de sens » (LEVINAS, DVI, p. 173). Et qu’au questionnement la pensée ou l’entendement de
l’être y veille essentiellement, c’est déjà là une réponse à la question où se joue « cette parenté du sens et du
savoir ». (Ibid.)

46
Ça ne circule pas, ça n’enseigne rien, pas même en silence. Les ruines, un pay-
sage mort que l’on ne parvient pas à réveiller, ne laissent se détacher un profil
même incertain. Auschwitz — l’événement sans réponse, dirait Blanchot — est une
réfutation de cette éthique de la communication qui prétend de soi réfuter sa réfu-
tation. Ne pas admettre cet échec ne peut que revenir une fois de plus à exclure de
l’humanité le déporté éteint.
Et pourtant… le survivant parle dans l’exigence même qu’il est de devoir parler.
« — C’était une exigence, en effet, la plus immédiate qui fût. »73 Ainsi l’obligation
de parler ne témoignerait pas de l’impossibilité à sortir du dialogue.

Bien au contraire, c’est seulement si le langage n’est pas déjà communication, seulement
s’il témoigne pour quelque chose dont on ne peut témoigner, que le parlant peut éprouver
comme une nécessité de parler. (AGAMBEN, p. 69)

Nous tenons là sans doute un argument de taille (qu’il nous faudra cependant
recadrer ou décadrer, car la position de Agamben où l’argument a lieu paraîtra en
son temps insuffisante) — et c’est là garder véritablement le-laisser-être-l’énigme.
L’inquiétude de la question, sa profondeur, est plus in-quiétante que tout enracine-
ment dans le dépaysement langagier, et la pensée ne progresse pas parce qu’elle se
souvient.

L’événement — l’immémorial — s’il ne peut devenir un souvenir ne peut donc


pas non plus être oublié. Indépassable, il ne cesserait de faire retour. Contenir
l’inacceptable en le refusant est inopérant : la science du droit aura beau s’efforcer,
ses instruments ne sauront clouer le criminel à son acte. Leur réponse est d’ores et
déjà inappropriée. Auschwitz — inassumable — est au delà du refus. Mais dès lors
que « les événements de la Shoah n’appartiennent pas à la chaîne historique par la-
quelle nous nous identifions » (RICŒUR, MHO, p. 433), ne sommes-nous pas de
la sorte amenés involontairement à soutenir les tenants de la disculpation ?
A l’évidence, non ! : c’est bien Auschwitz qui nous tourmente et fait le désespoir
de l’homme attaché à l’avenir. En réalité, toute la difficulté consiste à devoir sortir
du circuit à travers quoi le nouveau n’est rien de nouveau s’il n’avait pas à s’imposer
contre quelque chose, — afin de penser la parole — c’est-à-dire la non-indifférence
— comme l’ultime étape de l’intransmissible. Toute la difficulté, autrement dit,
consiste à devoir penser l’affection du non-sens à la fois comme source d’éthique et
comme affection au delà de l’essence.
Devrait ainsi éclater définitivement toute l’insuffisance de la suffisance du style
heideggérien :

L’« inaptitude au dialogue » me semble plus être le reproche élevé contre celui qui ne veut
pas suivre nos conceptions qu’une carence effective en l’autre. (GADAMER, p. 175)

73 BLANCHOT prêtant l’écriture à un survivant, in EI, p. 199.

47
Chapitre 4

« AUSCHWITZ EST UN HUMANISME »74

§ 1. La fin de l’humanisme

L’heideggérien ne se laissera pas pour autant décourager, car après tout restent
les ressources d’une Kehre. L’ontologue se fait déconstucteur et s’autorise à penser
Auschwitz. Cette charge est revenue explicitement à Philippe Lacoue-Labarthe.
[…] Auschwitz ouvre, ou ferme, une tout autre histoire que celle que nous avons jusqu’ici
connue [ ]. (LACOUE-LABARTHE, FP, p. 71)

[…] et Heidegger seul, peut nous permettre de comprendre […]. (p. 72)

Mais précisément, il s’agirait de penser l’événement avec Heidegger malgré Hei-


degger (ce qui ne veut pas dire contre Heidegger). Non pas à cause de la compromis-
sion de 1933 du Recteur Heidegger, ni même à cause du peu d’explications que ce-
lui-ci en a donné : l’erreur consiste essentiellement dans la misérable insuffisance de
son explication.

« L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la
même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps
d’extermination, la même chose que les blocus et la réduction de pays à la famine, la même
chose que la fabrication des bombes à hydrogène. »75

Et Lacoue-labarthe de réagir (ce qui n’est pas bien surprenant) :

Cette phrase est scandaleusement insuffisante […] parce qu’elle omet de signaler que pour
l’essentiel […] l’extermination de masse fut celle des Juifs, et que cela fait une différence in-
commensurable avec la pratique économico-militaire du blocus ou même l’usage de
l’armement nucléaire. Sans parler de l’industrie agro-alimentaire. (p. 58)

Certes, mais de cette différence, quelle en est la raison ?

La raison en est extrêmement simple : c’est que l’extermination des Juifs […] est un phé-
nomène qui pour l’essentiel ne relève d’aucune logique (politique, économique, sociale, mili-
taire, etc.) autre que spirituelle […] et par conséquent historiale. Dans l’apocalypse
d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé — et

74 Ce titre s’inspire directement de la provocation que l’on doit à Lacoue-Labarthe : « le nazisme est un

humanisme ». (LACOUE-LABARTHE, Op. cit., p. 138)


75 HEIDEGGER cité par LACOUE-LABARTHE, in Ibid., p. 58.

48
qui ne cesse, depuis, de se révéler. Et c’est à la pensée de cet événement que Heidegger a
manqué. (p. 59)

Comprenons. L’auteur ne reproche pas à Heidegger d’avoir invoqué la volonté


techno-scientifique (l’essence de la technique n’est rien de technique). La faute pour
Heidegger est d’avoir maintenu ici la technique dans le registre de la production et
de l’exploitation. Or, Auschwitz fut le fait de fonctionnaires qui avaient à fonction-
ner : rien n’y est exploité, nulle trace de logique utilitaire (« les esclaves » étaient, ce
qui est un contresens du point de vue « pratique » et alla à l’encontre de l’effort de
guerre, supprimés prématurément ; si l’homme avait été au sein de la machine nazi
réduit à un matériau, les allemands auraient pu prolonger la guerre), et « les fours
crématoires ne sont pas des armes. » (p. 79)
Aussi, Heidegger n’a pas compris ou a refusé de comprendre l’événement en
tant qu’aboutissement du sens de la métaphysique occidentale. N’entendre l’être que
comme fondation de l’étant — « fondement qui assure la raison et dont la raison
s’assure »76 et dont le déploiement conduit jusqu’à la techno-science, laquelle
n’ayant d’égards que pour la puissance exercée sur les étants qu’elle enchaîne dans
la prévisibilité — devait s’épuiser en éclatant dans le nihilisme — à savoir en une
machine de mort fonctionnant à vide, « une élimination pure et simple », jusqu’à
l’autodestruction, — à savoir Auschwitz.
Pourquoi les Juifs ? Parce qu’ils témoignent d’une spiritualité autre que la pensée
issue de la Grèce socratique.
Auschwitz ne fut qu’une entreprise sans profit de traitement des déchets.

§ 2. L’insoutenable évaporation de l’homme

Disons-le à notre tour, ladite explication-compréhension n’en est pas moins


scandaleuse.
Non pas parce qu’elle signifie que toute l’histoire de la métaphysique depuis les
Grecs serait associée en quelque manière à la montée du nihilisme et partant, du
nazisme (ce qui est quand même délirant), mais parce qu’elle signifie ni plus ni
moins qu’Auschwitz constitue l’aboutissement d’un égarement historico-destinal —
c’est-à-dire essentiel.

A l’instar de Levinas, Michel Henry l’a bien compris :

L’homme n’est pas le gardien de l’être. L’homme ne garde l’être que pour autant que l’être
se garde d’abord lui-même.77

76 G. VATTIMO, « La crise de l’humanisme », in Exercices de la patience, n° 5, p. 25.


77 M. HENRY, Généalogie de la psychanalyse, p. 116.

49
Retraçons schématiquement la logique conduisant à cette affirmation pour en
tirer les conséquences désastreuses à l’égard à notre sujet.

L’homme se rapporte quotidiennement à l’étant. Mais il ne le peut qu’en tant


qu’il se rapporte d’abord à l’être. Ce rapport est accompli par la pensée, ce rapport
est la pensée. Aussi, en tant que pensée, l’homme — son essence — n’est rien
qu’existence. Exister, c’est en effet comprendre l’être. Mais cette compréhension
n’est rien de volontaire (ni d’involontaire). La pensée ne se joint à l’être qu’en tant
qu’elle répond à l’appel de l’être. C’est l’être qui enjoint la pensée à le rejoindre. Ce
qui suppose préalablement que l’être se tienne dans une ouverture afin que l’on
s’ouvre à lui. « Qu’advienne l’éclaircie de l’être, c’est là l’affaire de l’être et non de
l’homme. »78 Qu’advienne l’éclaircie originaire est le décret de l’être.
Autrement dit, l’être est l’accomplissement même de l’ouverture qui l’ouvre
jusqu’à lui. (« […] la voie d’accès au phénomène est le phénomène lui-même. »79)
Mais cette ouverture en laquelle s’ouvre l’ouverture ne peut pas seulement ne pas
cesser de s’en aller au-dehors, sous peine de se perdre et partant, de ne plus pouvoir
être comprise comme la condition ultime de toute vue. Le se-donner implique un
retenir. C’est là que l’homme jouerait un rôle.

La réception de l’horizon extatique comme condition de sa formation phénoménologique,


la réceptivité comme condition transcendantale de l’être en tant que vérité s’éclairant dans
l’éclaircie de l’extériorité, tel est le procès primitif auquel l’homme prête son nom […].80

L’existence de l’homme est jetée par l’être afin qu’il veille, garde sa vérité. Mais
comment l’homme peut-il accomplir cette garde ? En tant que telle, une garde véri-
table doit parvenir à la vérité de l’être. Or, parvenir véritablement à la vérité, c’est
bien là le métier préalable de l’être. Qu’il se garde (ou se refuse), ce n’est pas là
l’affaire de l’homme : celui-ci n’est qu’un « prête-nom »81.
L’homme n’est donc pas le gardien de l’être : l’homme, le rapport de l’homme
à l’être, la garde humaine, étant possibilisé par l’être lui-même qui se garde bien de
ne pas se retenir, il n’est en vérité qu’un épiphénomène.

Par conséquent, cette lente dérive rationaliste, cette errance approfondissant


son oubli pour aboutir au nihilisme doit s’originer purement et simplement dans la
geste décrétale de l’être.

La méprise de l’homme se prenant pour l’être procède […] non de l’homme lui-même
mais de l’être, elle n’est que la manière dont celui-ci se destine dans les Temps modernes.82

L’oubli fondé dans l’être, Auschwitz est un décret de l’être.

78 Ibid., p. 112.
79 Ibid., p. 114.
80 Ibid., p. 116.
81 Ibid., p. 123.
82 Ibid., p. 122.

50
[…] le « fonctionnaire de la Technique » ne fait que répondre à l’appel de l’être qui le re-
quiert à travers la volonté de la volonté.83

Il ne fait que répondre comme une réponse correspondrait à la situation.

Placer le Neutre de l’être au-dessus de l’étant que cet être déterminerait en quelque façon à
son insu, placer les événements essentiels à l’insu des étants — c’est professer le matéria-
lisme. La dernière philosophie de Heidegger devient ce matérialisme honteux. (LEVINAS,
TI, p. 333)

On nous répondra que l’errance, en tant que processus fonctionnant par et sur
lui-même (le dispositif techno-scientifique dans lequel l’homme est emporté) et
donc en tant qu’absence de détresse ressentie (la détresse comme modalité de
l’appel de l’être), est le fait de l’homme. Dans son extrême retrait, l’être lui-même
ne s’égare pas, il « ‘‘se pourvoit du danger’’ »84 que la détresse (de l’absence de dé-
tresse) ne devienne l’absence de détresse.
Mais alors, quel sens pour cette erreur, cette fermeture à l’être à ce point obsti-
née que, ne répondant plus à aucune forme d’appel, elle s’avère absolument ines-
sentielle ?
Dire maintenant que la responsabilité qui incombe à l’homme est davantage
celle de ne pas « ‘‘insister’’ »85 « au sein de l’inévitable errance épochale »86, c’est-à-
dire de ne pas s’abandonner à l’errance mais de « ‘‘faire l’expérience de l’errance
comme telle’’ »87 — ce qui opérerait par prise de conscience dégagée de la fascination
technicienne le passage de l’absence de détresse à la détresse de cette absence —,
n’est pas plus convaincant. « Savoir que l’on erre ne supprime pas l’errance. »88
Par ailleurs, cet arrachement, en vertu de l’économie de l’être-au-monde ne
pourrait signifier mystérieusement qu’un saut par-dessus son ombre. Et d’ailleurs,
d’où viendrait que l’homme fasciné par le principe de raison en vienne à éprouver
le désir de s’y arracher ?
Enfin, contre cette vieille idée romantique affirmant que la possibilité du salut
naît du plus grand danger — en l’occurrence, que le saut hors de l’errance, le retour
au mystère, est suscité par l’errance elle-même — nous sommes tenus à répéter
qu’Auschwitz est la monstrueuse monstration que la nuit ne recèle aucune possibili-
té. Nulle, donc, possibilité d’une « solidarité des ébranlés » — il faut le dire sans
ambages :

Se transposer en paroles au-delà de l’existence réelle était devenu un luxe inadmissible et


un jeu non seulement futile, mais ridicule et méprisable. Le monde des apparences prouvait
largement à chaque minute que seuls des moyens qui lui étaient immanents pouvaient aider à

83 HAAR, Op. cit., p. 133.


84 HEIDEGGER cité par HAAR, in Op. cit., p. 188.
85 Ibid., p. 192.
86 HAAR, Ibid.
87
HEIDEGGER cité par HAAR, in Op. cit., p. 193.
88 HAAR, Ibid.

51
le supporter. Autrement dit : nulle part ailleurs dans le monde la réalité n’exerçait une action
aussi efficace qu’au camp, nulle part ailleurs elle n’était à ce point réalité. En aucun autre en-
droit la tentative de la dépasser ne s’avérait aussi ridicule et désespérée.89

§ 3. Le sujet qu’il reste à énoncer

C’est de ce manque d’esprit — l’esprit d’initiative hors matérialisme — de la


pensée de l’être dont il faudrait se départir, afin de rendre à l’homme toute la gravi-
té de la responsabilité et donc possiblement de le responsabilité de
l’irresponsabilité.
Mais comment envisager une sortie au delà de l’être alors qu’on ne peut fuir
l’être que dans l’être ? Pour le formuler autrement, comment ne pas admettre avec
la pensée héideggérienne que le sujet est bel et bien dépassé ?

On a certes raison de détrôner la vision d’un sujet souverain et possesseur du


monde. On a raison de décentrer l’affirmation d’un sujet solitaire et néantisant,
source de tout sens. On a raison de désapproprier le sujet établi toujours plus soli-
dement auprès-de-soi, de cette prétendue autonomie. On a raison de dénoncer,
d’inquiéter par l’insistance d’une étrange absence originelle qui le possède, un sujet
(r)assuré d’être chez-soi.
Mais au nom du propre — hors propriété —, on a tort de retenir l’ouvrier dans
sa réserve. Le propre n’advient pas sans subjectivité. L’exposition de la vérité ayant,
dans la pensée de l’être, « aussi pour trait son retrait » (BLANCHOT, ED, p. 154)
et donc son oubli et donc l’oubli de son oubli, etc., on ne voit pas comment ce qui
se fait essentiellement passer pour un autre que soi pourrait advenir en propre — à
moins de se perdre. Le sujet, l’« ipséité » doit sortir de l’ombre, il doit être débusqué
et y mettre du sien.
Prendre phénoménologiquement au sérieux le sens de la subjectivité dans le
procès de la vérité, incombe de reconnaître que le sujet institue la vérité. Il ne parti-
cipe pas à la manifestation qui le recèlerait, le vouant à l’accueil de ce qui se confie
jusqu’à l’absorber tout entier. Le sens de la subjectivité n’est pas réservé à la garde
de ce qui se montre : il n’y a rien à laisser se dévoiler.
Il faudrait ainsi parvenir à penser la mise en œuvre de la vérité comme le propre
du sujet. Une affection de l’extériorité qui ne se résoudrait, ne tournerait pas en dia-
logue, mais concernerait le sujet au point que sa provocation coïnciderait avec la
réponse. Sujet non pas en tant que s’adonnant à la vérité, mais en tant qu’exposition
de l’exposition — sujet comme le fait de se livrer sans qu’aucun recul, pas en arrière
ne soit possible.
Une ouverture de soi donc à ce point sincère qu’elle déclare son ouverture :
« un ‘‘penser sans réfléchir’’ »90. En somme, l’exposition doit avoir la « transparence

89 AMERY, Op. cit., p. 46.

52
de l’aveu » (LEVINAS, DMT, p. 221), être l’accusation elle-même du sujet. Une
exposition qui ne se thématise pas mais s’emploie sans dérobade à son itération.

Penser un sujet qui s’épuiserait, dans l’impossibité du repos (du retour à soi), à
s’exposer, répondrait ainsi à l’exigence d’une « cure d’amaigrissement du sujet »91.
Mais non pas pour être rendu capable d’écouter l’appel de l’être : l’appel
s’instituerait dans la réponse à l’appel — « exposition sans abri » (p. 225) qui serait
le se-passer-ne-faisant-que-passer même de l’extériorité « par la voix du témoin »
(Ibid.) témoignant de l’impossibilité de se taire. C’est donc le témoin qui parlerait
non le langage.
Telle serait la paradoxie à risquer :
L’extériorité se fait intériorité en éclatant dans la sincérité du témoignage. (Ibid.)

Nous voici dès lors tout à la fois au seuil de la nécessité de faire valoir l’inouïe
phénoménologie lévinassienne et devant la question qui hante notre travail depuis
le début : le témoignage tenu à l’impensable. La question se fait pressante : il faut
entamer le sujet vers une réponse à la hauteur de la Chose.

90 LEVINAS cité par ROLLAND, in DMT, p. 221, note 1.


91 VATTIMO, Op. cit., p. 30.

53
Chapitre 5

LE TEMOIGNAGE : PREMIERE APPROCHE

§ 1. Témoigner de qui ?

Décrire le sujet du témoignage — sujet d’un éthique répondant aux exigences


de l’événement — suppose préalablement de préciser l’énigme de ce qui le met à
l’épreuve.

Ce n’est pas avant tout une contradiction logique qu’il s’agit d’affronter.
L’extrême difficulté ne tient naturellement pas dans le fait qu’il serait impossible de
témoigner de l’existence des chambres à gaz puisque l’assertion selon laquelle elles
tuent coïncide avec la mort du sujet. Ne nous attardons pas sur ce sophisme qui
exclut du « y être » testimonial la position du tiers. (La difficulté serait plutôt ici de
prêter une voix à l’extinction des voix.) Par ailleurs, le démantèlement minutieux n’a
pas empêché le travail des historiens à même de faire face aux négationnistes. Tout
effacement laisse une trace ne fût-ce que de lui-même.
Quant aux « objections » révisionnistes, comme l’établit Lyotard, « le silence
imposé à la connaissance n’impose pas le silence de l’oubli, il impose un senti-
ment. »92 Il n’impose pas le silence de l’oubli, au contraire : l’ébranlement de
l’exactitude scientifique prise en défaut dans l’impossibilité de quantifier le crime
ouvre la voie/x de cette dimension qui ne trouve pas les mots pour le dire : lui est
soufflée l’idée de l’innommable. En réalité, les « historiens » révisionnistes n’ont
l’intention d’appliquer à Auschwitz que les règles cognitives d’établissement d’une
réalité positiviste, application qui n’a déjà plus cours en sciences humaines. On peut
faire (mais dans une certaine mesure) de l’histoire avec des sentiments.

Par contre, le sens de l’existence des chambres à gaz semble insondable — et


le négationniste trouve en cette incrédulité spontanée un terrain à lui favorable.
Comment croire à une telle inutilité sur le plan économico-politique ? Comment
croire, nous qui comprenons les choses depuis le schème responsabilité-
imputabilité à la réalisation d’un tel anti-monde ?

92 LYOTARD, Op. cit., p. 91.

54
I. EN DEÇA DE LA DAMNATION DE LA MEMOIRE

Or, ce processus de fabrication massive de l’inassignable est lancé dès 1933 et


« les Juifs de l’Europe occupée ont connu, partout où prenaient pied les légions hi-
tlériennes, une période préalable [à l’abattoir] d’oppression et d’abaissement pro-
gressifs. » (POLIAKOV, BH, p. 257) Nous voulons dire par là que la « machine »
hitlérienne constitue l’engrenage d’une dégradation de plus en plus acharnée. Aussi,
contrairement à ce qu’en pense Claude Lanzmann93, Nuit et Brouillard d’Alain Res-
nais ne manque peut-être pas la spécificité juive. Certes Resnais ne thématise pas la
radicalité antisémite du Camp, mais la spécificité du traitement ne se réduit pas au
fait de l’extermination immédiate.
Il est caractéristique qu’Auschwitz — le camp destiné à la « solution de la ques-
tion juive en Europe » (p. 226) — resta d’abord un univers concentrationnaire. Et
dans cet univers, les juifs n’en étaient pas moins livrés à un sort spécifique.
Nous n’omettons pas bien entendu que la gazage fût (quasi) exclusivement ré-
servé aux juifs et qu’il soit porteur d’une signification sur laquelle on ne peut pas
passer ; mais, dans la mesure où, comme le pense Arendt, les camps « servent de
laboratoire où la croyance fondamentale du totalitarisme — tout est possible — se
trouve vérifiée. » (ARENDT, ST, p. 173), — Auschwitz est aussi le (non-)lieu d’une
(in-)expérience encore plus atroce que l’éradication.
La haine aboutirait lorsqu’elle parvient à supprimer jusqu’au souvenir de sa
mort toute trace de l’autre94 (faute de tout lien social, de mémoire, disparaît le fait
même que la personne ait réellement vécu), — cependant, sa cruauté n’éclate-t-elle
pas davantage encore lorsque l’individu est maintenu comme effectivité de
l’impossible, c’est-à-dire comme pure négation de soi ? Réaliser l’impossible ne
tient-il pas d’abord, par-delà le secret d’un crime imposant l’amnésie totale, au fait
que l’impossibilité elle-même s’introduise dans le réel — transformant le sujet en sa
destruction — plutôt qu’à la suppression pure et simple ?
Revault d’Allonnes le confirme :

Des crimes deviennent crimes contre l’humanité à partie du moment où ils font précéder
la mort physique des victimes d’un arrachement à leur humaine condition, où ils les déshu-
manisent avant même de leur ôter la vie. Il en a été ainsi de l’extermination des juifs
d’Europe : mis hors la loi par la perte de leurs droits juridiques, puis dépossédés — par un
total anonymat — de leur personne morale et enfin réduits à n’être plus que des spécimens
de l’animal humain au moment d’être conduits à la chambre à gaz.95

93 Cf. A. RESNAIS, Nuit et Brouillard, DVD 2003 Argos Films, Arte France Développement, complément
de programme, chap. XX.
94 « Dans les pays totalitaires tous les lieux de détention régis par la police sont faits pour être de véritables

oubliettes où les gens glissent par accident, sans laisser derrière eux ces signes d’une existence révolue que
sont ordinairement un corps et une tombe. » (ARENDT, Op. cit., p. 169)
95 REVAULT d’ALLONES, Op. cit., p. 26. — On le sait, c’est Arendt elle-même qui distingue dans la

route qui mène à la domination totale, le meurtre de la personne juridique, ensuite morale et enfin la des-
truction du caractère unique de la personne. Cependant, si le projet de domination totale a pour finalité
« de rendre les hommes superflus » (Ibid., p. 198), cette superfluité qui semble déjà se réaliser selon Arendt
dans la production en masse d’êtres absolument réduits à un ensemble de réflexes (cf. Ibid., p. 194-198),

55
II. LE NERF DU CAMP

On mentionne certes à propos d’Auschwitz cette production de « cadavres vi-


vants », de « marionnettes à face humaine », d’« hommes-momies »… Mais a-t-on
soutenu jusqu’au bout l’effroyable paradoxie ?

Ce stade ultime de la déchéance était « connu » à Auschwitz sous le qualificatif


de « musulmanisation ».
Le musulman est à Auschwitz le nom dont est affublé le juif qui a touché le fond
— l’englouti.

Ce sont eux, les Muselmäner, les damnés, le nerf du camp ; eux, la masse anonyme, conti-
nuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est
éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hé-
site à les appeler vivants : on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce
qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre. / Ils peuplent ma mémoire de leur présence
sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisi-
rais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voû-
tées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée.96

Quand la métaphysique place son mot

La musulmanisation, cette transformation inédite qui constitue au bout du


compte l’énigme d’Auschwitz, Poliakov en reprend la description qu’en donne un
détenu :
Quand ils marchaient encore, ils le faisaient comme des automates ; une fois arrêtés, ils
n’étaient plus capables d’aucun autre mouvement. Ils tombaient par terre, exténués ; tout leur
était égal. Leurs corps bouchaient le passage, on pouvait marcher sur eux, ils ne retiraient pas
d’un centimètre leurs bras ou leurs jambes ; aucune protestation, aucun cri de douleur ne sor-
taient de leurs bouches entr’ouvertes. Et pourtant, ils étaient encore vivants. Les kapos, les
SS même pouvaient les battre, les pousser, ils ne bougeaient pas, ils étaient devenus insen-
sibles à tout. C’étaient des êtres sans pensée, sans réaction, on aurait dit sans âme. Quelques
fois, sous les coups, ils se mettaient brusquement en mouvement, comme un troupeau de bé-
tail, en se bousculant eux-mêmes. Impossible de sortir de leur bouche leur nom, encore
moins leur date de naissance. La douceur même n’était pas assez puissante pour les faire par-
ler. Ils vous regardaient seulement d’un long regard sans expression. Et quand ils essayaient
de répondre, leur langue n’atteignait pas leur palais desséché pour former des sons. Vous ne

s’achève toutefois dans « le monde de l’oubli » vers lequel sont portés inéluctablement ces êtres absolu-
ment dociles. L’oubli systématique détermine en effet une coupure d’avec le monde commun bien plus
radicale qu’un décès recensé dans ce monde. Autrement dit, la véritable horreur des camps serait que s’y
fabriquait quotidiennement une mort anonyme vidant de sons sens la vie et la mort personnelles. (Cf.,
Ibid., p. 180) Or l’existence des chambres à gaz demeure la figure-type de la production en chaîne de ca-
davres.
96 LEVI, Op. cit., p. 117 et118.

56
sentiez qu’une haleine empoisonnée, comme si elle sortait d’entrailles déjà en décomposition.
(POLIAKOV, BH, p. 255)

A l’instar de celle de Levi, la description est hésitante : elle est en ce sens (et ce
non-sens) juste et impure. Elle est juste parce que son hésitation trahit un point
fondamental : l’impossibilité à distinguer entre l’humain et le non-humain. Mais elle
est impure parce que ses termes puisent à une tradition conceptuelle qui n’a plus
lieu d’être. Nous pensons principalement à la distinction hypostasiante entre le
corps et l’âme. Or l’analyse court par là un risque insensé : l’âme évoquant le
propre, le principe central de l’humain où s’abritent dignité, pensée, respect…, sa
perte, exhibant l’ignominie, se réduirait à ne laisser là qu’une machine physiologique
en état de décomposition faute d’intellect agent. Subsisteraient quelques réflexes.
Comment s’en émouvoir ?
Mais l’analyse s’expose doublement à sa perte : considérer que la victime est
telle en tant qu’elle a perdu son âme, c’est risquer également de confondre ce qui en
aucun cas ne peut être confondu : victime et bourreau (celui-ci ne se définirait-il pas
en effet comme une machine sans conscience ?).
Arendt elle aussi est prise dans l’équivocité drainée par la métaphysique.

En réalité, l’expérience des camps de concentration montre bien que des êtres humains
peuvent être transformés en des spécimens de l’animal humain et que la « nature » de
l’homme n’est « humaine » que dans la mesure où elle ouvre à l’homme la possibilité de de-
venir quelque chose de non-naturel par excellence, à savoir un homme. (ARENDT, ST, p.
194)

La réflexion est juste dans sa première partie quand elle veut signifier pour
l’homme la possibilité d’être réduit au non-homme. Notons toutefois que l’animal
humain en question est un être qui se comporte comme le chien de Pavlov (p. 195),
c’est-à-dire un animal de laboratoire, dé-naturé. Dès lors, on est en droit de se de-
mander si ce « faisceau de réactions » (Ibid.) trahit à son tour quelque chose
d’humain ?
A en croire la seconde partie de la réflexion, il paraît difficile de l’affirmer. Sans
doute en parlant d’animal humain tient-elle naturellement à inscrire la victime au re-
gistre de l’humanité, mais ses catégories rigoureusement employées ne permettent
pas de le penser : malgré les apparences, il n’y a pas de chiasme entre le chien non-
naturel et l’humain dégradé. Car la non-naturalité de l’animal ne consiste que dans
le fait d’avoir été dressé et par conséquent constitue la stricte antithèse de la non-
naturalité qui spécifie selon Arendt l’essence humaine : la spontanéité.

La liquidation de la mort n’est pas le fin mot

L’enfer du camp n’est donc pas le lieu de tourments entre d’une part une vie
dépouillée de ses soucis terrestres, une vie coupée du monde commun, imperson-
nelle, insignifiante, et d’autre part, une mort fatale mais confisquée.

57
Nous le savons, à Auschwitz, il est impossible de distinguer entre le mourir
(propre) et l’être-liquidé.
Par ailleurs, d’une manière générale et au delà de la conceptualité heideggé-
rienne, nous pouvons mettre en doute la validité d’une telle distinction entre mort
impropre et mort authentique. Car prendre au sérieux la gravité de la mort n’oblige-
t-il pas à la reconnaître comme l’Inconnu, l’absolument autre dont l’effroi qui nous
saisit à son approche signifie précisément qu’elle ne vient pas de nous, qu’elle ne
nous est pas destinée ? Notre époque psychothérapique qui aime tant apprivoiser
devrait méditer cette pensée :

Dans la mort, je suis exposé à la violence absolue, au meurtre dans la nuit. (LEVINAS, TI,
p. 259)

En réalité, prétendre à une mort « propre » n’est rien d’autre que l’exigence de
mourir chez-soi entouré de ses proches. Mourir dignement s’oppose à mourir dans
l’anonymat. (Il est inutile de rappeler ici l’autorité épigraphique de Rilke sur la cons-
truction de l’ars moriendi contemporain.)
La conception arendtienne s’y apparente : la mort met un terme à la vie dont le
sens désormais plein ne parvient à son expression qu’à être recueillie par un témoin,
un narrateur.97 Aussi :

les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme (en faisant qu’il soit
impossible de savoir si un prisonnier était mort ou vivant) dépouillaient la mort de sa signifi-
cation : le terme d’une vie accomplie. (ARENDT, ST, p. 191)

Mais il faut bien admettre que la philosophe semble avoir oublié un moment
très juste de la leçon phénoménologique sur la mort dispensée par son maître de
Fribourg : la mort est indifférente à l’accomplissement.

La plupart du temps il [le Dasein mourant] finit ou en état d’inachèvement ou, au con-
traire, dans un état d’usure confinant à la décrépitude. (HEIDEGGER, ET, p. 298)

97 « Par opposition à la fabrication dans laquelle la lumière permettant de juger le produit fini vient de
l’image, du modèle perçu d’avance par l’artisan, la lumière qui éclaire les processus de l’action, et par con-
séquent tous les processus historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent lorsque tous les participants
sont morts. L’action ne se révèle pleinement qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière et sans au-
cun doute connaît le fond du problème bien mieux que les participants. » (ARENDT, CHM, p. 250 et
251) — Arendt tombe alors sous le coup de la critique lévinassienne de l’historiographie en tant que gou-
vernée par le concept de totalité. « L’unicité de chaque présent se sacrifie incessamment à un avenir appelé
à en dégager le sens objectif. Car seul le sens ultime compte, seul le dernier acte change les êtres en eux-
mêmes. Ils sont ce qu’ils apparaîtront dans les formes, déjà plastiques, de l’épopée. » (LEVINAS, TI, p. 6)
L’action est faite œuvre…

58
Par-delà dignité et déshonneur

Quant à l’idée selon laquelle la vie du musulman serait comme une vie post mor-
tem, — qu’est-ce qu’une vie absolument privée de son élément relationnel et de sa
spontanéité, sinon une vie privée de dignité ? Nous voulons à nouveau dire par là
que le musulman n’est pas le résultat sous la forme d’un résidu végétatif ou instinc-
tif d’une soustraction qui signalerait une distinction entre l’humain et le non-
humain. La vie nue à quoi le musulman se trouve réduit n’est pas une absence rela-
tive ou la privation de la normativité typiquement humaine.
Le musulman […] garde le seuil d’une éthique, d’une forme de vie qui commencent là où
finit la dignité. (AGAMBEN, p. 74)

En réalité, l’humaniste recule devant la nécessité de souffrir une zone de


l’humain où tous les concepts éthiques que lui a fournis la tradition ne lui sont plus
d’aucune utilité. Non par mauvaise foi, mais parce que — si le musulman est un
homme qui s’exhibe comme le non-homme — cela oblige maintenant à reconnaître
que

l’homme porte en lui le sceau de l’inhumain, que son esprit contient au centre la blessure
du non-esprit, du chaos non-humain. (p. 83 et 84)

Le musulman, celui qui a touché le fond, est ainsi le cauchemar d’une désubjectiva-
tion qui survit à l’homme mais ne lui demeure pas étrangère — elle en témoigne :
chez le sujet libre, elle détermine un aspect de sa structure transcendantale : il y a du
non-vécu constitutif de notre vécu.
L’expérimentation délirante du national-socialiste consista précisément à pro-
duire ce qui ne se laisse ni choisir ou refuser, ni ne se donne pour tâche.
En d’autres termes, le musulman est une attestation infiniment malheureuse et
concrète d’une catastrophe qui chez le sujet libre est toujours « possible » et immi-
nente c’est-à-dire non effective.98 Voilà ce qu’au bout du compte il nous faut soute-
nir.

98 Il peut paraître curieux de prime abord qu’une étude qui entend s’inspirer de Levinas, s’autorise l’usage

du terme « transcendantal » là où pour le philosophe « Husserl ne séparera pas le vivre de la vie et la pré-
sence, condition du discours philosophique. Toujours chez lui, la spiritualité de l’esprit reste savoir. Et
cette nécessité pour la philosophie de demeurer, en tant que savoir, savoir de la présence et de l’être, ne
pourra chez Husserl, pas plus que dans l’ensemble de la philosophie occidentale, ne pas signifier l’ultime
figure du sensé ou, ce qui revient au même, cette nécessité ne pourra pas ne pas signifier que le sensé a son
sens dans l’ultime, dans le fondamental, dans le Même. » (LEVINAS, DVI, p. 56) N’est-il donc pas insen-
sé d’un point de vue lévinassien d’intégrer le sens du non-sens à la transcendantalité ? — A moins que l’on
ne veuille par là signifier notre écart par rapport à l’absorption de l’ipséité dans l’existentialité — et son
« manque de corps », si l’on ose dire — et que la phénoménologie du non-sens ou du désastre ne soit pas
la saisie d’un invariant eidétique, mais la découverte d’un « transpossible »…
En fait, nous disons ici notre dette envers le jeune philosophe Yasuhiko Murakami dont le remarquable
texte Lévinas phénoménologue est comme un pavé jeté dans l’archipel du commentaire lévinassien.
« On pourrait qualifier la méthode Lévinas d’anthropologie phénoménologique. Celle-ci est le recherche de la
structure universelle du vécu à partir de l’analyse du cas concret et singulier (à savoir facticiel) irréductible

59
§ 2. Le témoignage comme entre-deux

Mais pour l’heure, nous voilà déjà avec Agamben introduits au devoir de re-
formuler la (trop) fameuse indicibilité d’Auschwitz, en la sauvant du lieu commun.

I. ON TEMOIGNE DU MONSTRE QU’ON NE SAURAIT VOIR

Nous avons admis que l’unicité d’Auschwitz a trait principalement au musul-


man dont la mort n’est qu’un épiphénomène.
Pour comprendre ce qu’est le musulman, Agamben rend compte philosophi-
quement d’une expression dont use Levi pour le qualifier. Le musulman est

« celui qui a vu la Gorgone ». (AGAMBEN, p. 55)

Rappelant sa place à la fois en marge et incessante dans l’iconographie grecque,


le philosophe souligne le mode insolite de présentation de la Gorgone. Cette tête se
présente comme ce qui interdit de la voir, de la saisir : on ne saurait la regarder
parce qu’elle provoque la mort et parce qu’elle « n’a pas de profil, elle est toujours
présentée comme un disque plat, privé de troisième dimension […]. » (p. 56) Aussi,
cette antiface en tant que présentation absolue s’offre fatalement au regard et le
laisse interdit : elle est en définitive l’impossibilité de voir qu’on ne pourrait ne pas
voir. L’image absolue est « le milieu indéterminé de la fascination » (BLANCHOT,
EL, p. 358), la neutralisation à laquelle on se fait prendre, sans s’y re-connaître.

Alors, appliqué au musulman, « celui qui a vu la Gorgone » […] désigne […]


l’impossibilité de voir propre à qui […] « a touché le fond », est devenu non-homme. Le mu-
sulman n’a rien vu ni connu — sinon l’impossibilité de voir et de connaître. (AGAMBEN, p.
57)

Mais alors, comment faire connaître l’impossibilité de connaître ? D’un côté le


survivant « peut parler mais n’a rien d’intéressant à dire, [de] l’autre, qui ‘‘a vu la
Gorgone’’, ‘‘a touché le fond’’ a beaucoup à dire mais ne peut en parler. » (p. 131)
En réalité, cette impasse logique est la conséquence d’une vision métaphysique
transie d’hypostases. Levi et son antiphrase nous enseignent autre chose. Si au fond
de l’homme il n’y a rien qu’une impossibilité de voir alors, conformément à l’image

à un genre. L’originalité méthodique de Lévinas consiste à chercher l’attestation phénoménologique d’une


configuration architectonique de la facticité humaine sans recourir à la réduction eidétique. » (MURA-
KAMI, Lévinas phénoménologue, p. 323) « La méthode lévinasienne permet de saisir la transpossibilité transcen-
dantale qui déborde l’horizon de l’a priori des possibles envisagé de la réduction eidétique classique corréla-
tive de la réduction transcendantale husserlienne. » (Ibid., p. 325)
La seconde partie du présent travail sera l’occasion d’expliciter, à travers ce qui pour nous fait question,
les termes employés dans la perspective du chercheur japonais et la justification de celle-ci : comment
définir le transcendantal sans l’eidétique ainsi que le lien entre celui-ci et sa production réelle ou empi-
rique ?

60
de la Gorgone, cette impossibilité est aussi ce à quoi l’homme ne peut se dérober
(le musulman), ce qui l’apostrophe par excellence : le musulman est ce qui est évité
par tous dans le camp et que l’écrivain lui-même peut toujours redouter (au point
de paraître complice du crime) :

Celui qu’on appelait le « musulman » dans le jargon du camp, pour désigner le détenu qui
cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n’avait plus d’espace dans sa cons-
cience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent encore pu
s’opposer l’un à l’autre. Cela n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions
physiques dans leurs derniers soubresauts. Aussi pénible que cela nous soit, il faut l’exclure
de nos considérations. (AMERY, p. 32)

(Le musulman est encore laissé tombé.) Le sujet du témoignage ne se tient ni


d’un côté (le musulman) ni de l’autre (le survivant) : il est l’entre-deux d’une intimité
indémaillable.

La Gorgone et celui qui l’a vue, le musulman et celui qui témoigne pour lui, c’est un seul
regard […] (AGAMBEN, p. 57)

Le musulman, l’homme désubjectivé, celui qui n’a connu que le fond est « le
témoin intégral »99 tandis que le survivant qui témoigne témoigne d’une désubjecti-
vation. Un seul regard… disant l’impossibilité de témoigner. La honte du survivant
ne signifie rien d’autre. Une phénoménologie de la honte nous l’enseigne.

A cet effet, Agamben reprend notamment en la prolongeant l’étude du phéno-


mène que Levinas a esquissée en 1935100. Touchant directement à notre sujet, il
nous faut en dire quelques mots.
Mais commençons par le phénomène de la nausée que Levinas associe à la
honte dans son diagnostic : la description n’en sera que plus parlante.

II. LA HONTE DU TEMOIN

La nausée

Tel le mal de mer, la nausée se lève lorsque nous perdons pied, tandis que
l’horizon terrestre disparaît emportant avec lui les choses qui s’engloutissent dans le
bourdonnement du vide. Attelés à notre embarcation qui est à la mer, celle-ci se
perdant également comme chose, nous faisons désormais corps avec elle sans au-
cune intégration rythmique — la régularité de laquelle se présenterait comme un
soulagement. Une incorporation qui ne tangue pas sur surface ondulée : on suf-
foque submergé dans une atmosphère de pure dérive.
99 L’expression est de Levi. Cf. AGAMBEN, Op . cit., p. 36.
100 Cf. LEVINAS, DE.

61
Pris en lui-même le phénomène ne peut être reconduit à une cause. Dans l’ins-
tant de la nausée — en tant que soulèvement de l’intérieur, « mal au cœur » — c’est
notre être en totalité qui est atteint.

Qu’importe le viscère en cause dans le processus physiologique de la nausée pour qui a


seulement « envie de vomir ».101

L’angoisse heideggérienne — l’é-loignement — n’est pas loin :

Nous ne pouvons pas dire devant quoi on se sent oppressé. Toutes les choses et nous-
mêmes, nous nous abîmons dans une sorte d’indifférence. […] Ce recul de l’existence en son
ensemble, qui nous obsède […], est ce qui nous oppresse. Il ne reste rien comme appui. Dans
le glissement de l'existant, il ne reste et il ne survient que ce « rien ».102

La nausée dénonce cette possession corporelle qui a déjà viré en obsession,


comme une manière d’enfermer de toutes parts, sans répit et sans que l’on ne
puisse plus souffrir l’intraversable. Le resserrement est caractéristique : on se gêne
jusqu’au dégoût où il ne reste qu’à vomir. Ce qu’il y a de révoltant n’a rien d’une
pierre d’achoppement que l’on aurait à surmonter, ni d’un obstacle insurmontable :
au sein de l’état nauséabond la totalité de l’étant a reculé. Toute l’acuité de la nausée
tient en cette « adhérence sans l’adhésion de celui à qui elle adhère »103 ; et dont
l’acte d’imposition persiste tandis qu’il n’y a plus rien à faire, qu’on ne peut plus
pouvoir là où on ne peut rien saisir. L’état nauséabond nous enserre « dans un
cercle étroit qui étouffe » (LEVINAS, DE, p. 116).
La cause de la nausée n’est donc déterminable que pour un regard extérieur :
l’indétermination spécifie le nœud du malaise. La nausée s’impose d’elle-même, elle
ne provient de rien et « en souffre le retour »104 : retour de l’être au sein de toute né-
gation.

La présence qui se fait jour à travers la nausée trouve sa modalité sui generis en adhérant à
nous.105

Plongé dans son lit, le malade ignore comment s’en sortir.


Il ressemble à un homme qui, faute de pouvoir défaire les nœuds des cordes qui
l’attachent, se tord en tout sens dans ses liens.106

101 ROLLAND, « Sortir de l’être par une nouvelle voie », in LEVINAS, DE, p. 31.
102 HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 31.
103 ROLLAND, Op . cit., p. 39.
104 Ibid., p. 38.
105 Ibid., p. 39.
106 SARTRE, Esquisse d’une théorie des émotions , p. 31.

62
La honte

L’« état » nauséabond rapporté à l’existence n’est donc pas un « quelque chose »
avec lequel nous entretenons un rapport, mais ce rapport même, l’affirmation d’un
enchaînement brutal.
Cette affirmation dont la manière misérable est une impuissance contre Soi —
constituant pourtant l’épaisseur de la présence — se révèle également à travers
l’expérience de la honte.
La honte est l’épreuve gênante, oppressante de la présence à nous-mêmes à la-
quelle il nous est pénible d’adhérer. Elle apparaît dans l’incapacité de se dégager de
soi. La nature aiguë de la honte ne tient pas, en effet, au sentiment d’une volonté
qui ne se sentirait pas à la hauteur de ses exigences pratiques. Qu’une volonté finie
connaisse par elle-même sa limitation, implique précisément une réserve depuis la-
quelle elle prendrait déjà distance par rapport à son manquement. En réalité, la
honte

apparaît chaque fois que nous n’arrivons pas à faire oublier notre nudité. Elle a rapport à
tout ce que l’on voudrait cacher et que l’on ne peut pas enfouir. (LEVINAS, DE, p. 112)

Il ne faut pas comprendre la nudité honteuse comme un emprunt métapho-


rique aux catégories du corps ou comme l’expression d’une intériorité. On peut,
cependant, se sentir honteux tout habillé. — C’est que la honte gagne en pureté
lorsque nous souhaitons, de toutes nos forces, ne pas être simplement là, c’est-à-
dire dans l’exhibition d’une présence à soi impossible à couvrir. Et cette impossibilité
caractérise essentiellement le fait d’être corps, la plénitude brutale duquel interdisant
de ne pas en prendre acte. Aussi, a contrario, une strip-teaseuse n’est pas nécessaire-
ment obscène : la danseuse n’a pas honte de son exhibition, car son corps a revêtu
le sens d’un outil de travail dont elle vit. La disponibilité de celui-ci dénote une exté-
riorité, une forme dissimulant son intimité.

La nudité est honteuse quand elle est la patence de notre être, de son intimité dernière. (p.
113)

La femme obscène, celle qui devrait avoir honte, est cet être dévoilant « les
masses de chair les moins différenciées, les plus grossièrement innervées, les moins
capables de mouvement spontané » (SARTRE, EN, p. 466) « dont le balancement
est une pure obéissance aux lois de la pesanteur. » (p. 471) En bref, « une facticité
surabondante », « de trop » (p. 472), injustifiable.

Le langage comme témoin

Il n’en faut pas plus à Agamben pour asseoir son éthique du témoignage.
La honte nous enseigne qu’avoir conscience, être présent à soi, veut aussi dire
être abandonné à l’inassumable.

63
Comme si notre conscience faisait eau, fuyait de toute part, et en même temps se trouvait
convoquée par un décret irrécusable pour assister à sa propre ruine sans pouvoir s’y détourner,
à la désappropriation de ce qui m’est absolument propre. (AGAMBEN, p. 114)

La rougeur est ce reste qui dans toute subjectivation trahit107 une désubjectivation, et dans
toute désubjectivation témoigne d’un sujet. (p. 121)

Aussi, parler de la honte du témoin s’avère pléonastique : le témoignage est


cette rougeur qui rougeoie, ce reste.
Une rougeur ou une rumeur. L’unicité-différence du sujet, l’écart indémaillable
entre l’humain et le non-humain sur lequel il se trouve suspendu est aussi le trait de
la non-coincidence du langage à soi. La thèse est bien connue. C’est cela même qui
pour Agamben autorise le témoignage.

En tant qu’il peut l’infantia, le sujet est la possibilité que la langue ne soit pas. Ce
qui veut dire que la langue a lieu à travers sa possibilité de ne pas être. Ce qui la dé-
finit comme contingence c’est-à-dire comme effectuation d’une possibilité qui au-
rait pu ne pas être. Mais alors en tant que telle c’est-à-dire en tant qu’elle existe, elle
ne le fait qu’en relation à une impossibilité : la négation du pouvoir-ne-pas-être, le
ne-pas-pouvoir-ne-pas-être.
Autrement dit, parler advient « comme l’émergence d’une césure entre un pou-
voir-être et un pouvoir-ne-pas-être. » (p. 158 et 159) Or cette césure du sujet signi-
fie aussi la mort de l’enfant. Et que l’on ne s’y trompe pas : la nécessité de la parole
signe son arrêt de mort comme contingence. De la sorte, la subjectivité « atteste,
dans la possibilité même de parler, une impossibilité de la parole. » (p. 159)
Parler ne manque pas de manquer à soi et donc ne manque pas de ne pas man-
quer à l’autre.
Et c’est pourquoi la subjectivité se présente comme témoin, peut parler pour ceux qui ne
peuvent pas parler. Le témoignage est une puissance qui accède à la réalité à travers une im-
possibilité qui accède à l’existence à travers une possibilité de parler. (Ibid.)

Le témoin ne sait pas ce qu’il dit : bouche — qui n’a rien a dire — ouverte par
le sans-langue qui lui prête voix en prenant la parole mais dont l’exposition n’est
pas le recueil de la nuit : la nuit est sans contenu. La langue est ainsi errance, in-con-
sistance : elle a lieu dans le non-lieu entre présence et absence.
Ce qui ne veut pas dire que parler de la perte revient à parler en pure perte,
mais que parler est une fidélité à l’absence. Le témoignage « ne raconte rien qui se
montre ». (LEVINAS, DMT, p. 224). Avoir « reçu de je ne sais où ce dont je suis
l’auteur » (p. 229) : le témoignage de l’homme témoigne d’un temps (abrogé) où le
verbe n’était pas au commencement ; tout auteur est d’ores et déjà coauteur.
Dès lors, si le musulman détermine effectivement une incapacité de dire et non
quelque balbutiement, si Auschwitz est ce dont il est impossible de témoigner, alors
leur témoignage n’est rien d’autre qu’autorisé. Ce n’est qu’en ce sens, en vertu de la
107 On se souviendra que le substantif « gêne » vient de l’ancien français gehir « avouer ».

64
relation entre possibilité et impossibilité, du temps mort constitutif de la langue,
que l’on peut déclarer Auschwitz « indicible ».

III. L’EQUIVOQUE DE L’ENTRE-DEUX

Cependant, une équivoque plane sur la logique de Agamben (la régit ?).
D’un côté il présente le musulman comme « la catastrophe du sujet […], sa
suppression comme lieu de la contingence et son maintien comme existence de
l’impossible. » (AGAMBEN, p. 161) Le musulman est ici la figure de l’impossibilité
de la possibilité.
D’un autre côté, il est « la figure extrême de cette extrême puissance de souffrir
[…]. » (p. 85) L’homme ayant lieu dans le non-lieu, sa puissance est aussi la puis-
sance à ne pas être.

Quand Grete Salus [une rescapée d’Auschwitz] écrivait que « jamais l’homme ne devrait
être obligé de supporter tout ce qu’il peut supporter et jamais l’homme ne devrait être obligé
de voir que la puissance poussée à cette extrême puissance n’a plus rien d’humain », elle vou-
lait dire cela : il n’y a pas d’essence de l’humain, l’homme est un être de puissance, et au point
où, saisissant son infinie destructibilité […] ce que l’on voit alors « n’a plus rien d’humain ».
(p. 147)108

Cette équivoque entre l’isolation de l’homme du musulman — l’impuissance


radicale — et la destructibilité, est en somme confuse et intenable. Si l’humain peut
survivre à l’inhumain et l’inhumain survivre à l’humain, c’est que l’homme est un
être de puissance, une unité-différence, une (ap)propriation à jamais différée,
l’intime désaccord… Le pouvoir-ne-pas-être atteste certes une impossibilité (la
mort infinie du pouvoir-être), mais la coïncidence n’a jamais lieu. Or prendre au
sérieux la réalité de la production nazie intime d’y reconnaître une existence hors
puissance, hors différance — le nœud entre possibilité et impossibilité comme dé-
fait. Sans quoi l’on risque de se taire, pris dans la possibilité de la parole.

Tout se passe donc comme s’il fallait préserver cette structure de l’Inconnu-
dans-la-présence — mais hors l’intimité « d’un ‘‘se rendre passif’’, où les deux
termes à la fois se distinguent et se confondent. » (p. 120) Il conviendrait à nouveau
de laisser le dehors en dehors de la conscience de sorte qu’il la concerne comme
jamais.

108 Ce pouvoir-souffrir n’est rien de moins que fondamental puisqu’il constitue pour Agamben le critère de

discrimination entre bourreau et victime. « Tandis que les victimes témoignaient de leur inhumanisation,
du fait qu’elles avaient supporté tout ce qu’elles pouvaient supporter, les bourreaux, torturant et assassinant,
sont restés des ‘‘honnêtes hommes’’, ils n’ont pas supporté ce que pourtant ils pouvaient supporter. »
(AGAMBEN, Op. cit., p. 85)

65
Chapitre 6

LE VISAGE DE L’AUTRE

Du fait de s’en tenir à l’analyse lévinassienne de 1935, Agamben manque —


sans doute délibérément — ce pas décisif chez Levinas où l’identité du soi surgit
malgré soi d’une relation avec le Dehors : ce qui reconfigure nécessairement
l’analyse de la honte.

Pour découvrir la facticité injustifiée […] de la liberté, il faut non pas la considérer comme
objet […], il faut se mesurer à l’infini, c’est-à-dire le désirer. (LEVINAS, TI, p. 82)

Mais cette façon de se mesurer à la perfection de l’infini, n’est pas une considération théo-
rétique […] où la liberté reprendrait spontanément ses droits. C’est une honte qu’a d’elle-
même la liberté qui se découvre […] usurpatrice dans son exercice même. (LEVINAS, EDE,
p. 244)

Ce désir de l’infini, ce rapport-à-l’autre constitue la diachronie : une relation à

un au-delà que porte un temps différent de celui où les débordements du présent refluent
vers ce présent à travers mémoire et espoir. (p. 285)

§ 1. L’instant de fatigue
Quant à lui donc, le temps de la honte chez Agamben est celui d’une auto-
affection pure constituant le Même en le divisant, où le soi s’éprend de sa propre
passivité : cette réceptivité radicale recèle encore un résidu d’activité sous la forme
d’une assomption.
En termes lévinassiens, ce type de constitution du Même se décline après la
guerre sous le double aspect « hypostasique-diastasique ». Il est le « temps » d’un
instant. L’instantanéité du soi est à la fois hypostase et diastase.

L’hypostase

L’hypostase est l’acte originaire d’assumer l’être c’est-à-dire le fond sans fond,
l’être-en-général, l’être indéterminé — l’il y a : « néant de sensations » (LEVINAS,
EE, p. 96).

66
Une négation qui se voudrait absolue, niant tout existant — jusqu’à l’existant qu’est la
pensée effectuant cette négation même — ne saurait mettre fin à la « scène » toujours ou-
verte de l’être, de l’être au sens verbal : être anonyme qu’aucun étant ne revendique, être sans
étants ou sans êtres, incessant « remue-ménage » pour reprendre une métaphore de Blanchot,
il y a impersonnel, comme « il pleut » ou un « il fait nuit ». Terme foncièrement distinct du
« es giebt » heideggérien. Il n’a jamais été ni la traduction, ni la démarque de l’expression al-
lemande et de ses connotations d’abondance et de générosité. (préf. à la 2e édit.)

C’est dire que la conscience est une rupture de la vigilance anonyme de l’il y a, qu’elle est
déjà hypostase, qu’elle se réfère à une situation où un existant se met en rapport avec son
exister. Nous ne pourrons évidemment pas expliquer pourquoi cela se produit : il n’existe pas
de physique en métaphysique. Nous pouvons seulement montrer quelle est la signification de
l’hypostase. (LEVINAS, TA, p. 31)

L’hypostase est l’événement même d’une identification qui mue le verbe imper-
sonnel en un substantif : l’être devient l’être de l’étant.
Cette apparition de l’étant est une naissance : elle est à saisir eu égard au com-
mencement et non eu égard à la fin. Avant d’être au monde, le relation à soi se pose
comme telle et par cette position la conscience peut avoir lieu.
La position ne s’ajoute pas à la conscience comme un acte qu’elle décide, c’est à partir de
la position, d’une immobilité, qu’elle vient à elle-même. […] Elle « a » une base, elle « a » un
lieu. […] Il ne s’agit pas du contact avec la terre : s’appuyer sur la terre est plus que la sensa-
tion du contact, plus qu’une connaissance de base. Ce qui est ici « objet » de connaissance ne
fait pas vis-à-vis au sujet, mais le supporte et le supporte au point que c’est par le fait de
s’appuyer sur la base que le sujet se pose comme sujet. (LEVINAS, EE, p. 120)

L’identification hypostasique — la possibilité même de l’étant et de son corré-


lat, la pensée — n’est rien d’autre que le fait de la localisation, le fait de se tenir à
partir de soi sans se perdre c’est-à-dire dans un retour à soi. Ce repos sur soi condi-
tionne le quant-à-soi de la conscience. Aussi :

L’événement de l’hypostase, c’est le présent. Le présent part de se soi, mieux encore, il est
le départ de soi. […] il commence ; il est le commencement même. Il a un passé, mais sous
forme de souvenir. (LEVINAS, TA, p. 32)

Dés lors, le présent ou l’instant n’est pas simple : il y a une dialectique propre
de l’instant : l’acte de se poser n’est pas de tout repos.

[…] il reste toujours que l’instant par lui-même est une relation, une conquête, sans que
cette relation se réfère à un avenir où à un passé quelconque […]. En tant que commence-
ment et naissance, l’instant est une relation sui generis, une relation avec l’être, une initiation à
l’être. (LEVINAS, EE, p. 130)

Une phénoménologie de la fatigue nous le fait comprendre. Par elle,


« l’assomption de l’existence dans l’instant devient directement sensible. » (p. 51)
Dans tout effort pointe la fatigue. Or, dans le fourmillement d’une paralysie
inéluctable, l’engourdissement et sa lâcheté impuissante à se défaire de la masse en-

67
vahissante qui déterminent une fatigue aiguë, montrent que celle-ci est moins cause
du relâchement de l’être que ce relâchement lui-même. La fatigue n’affecte pas une
main qui dès lors abandonne ce qu’elle soutenait péniblement, elle est dans l’instant
de l’effort ce relâchement d’une main agrippée à ce dont elle se lasse.

Abandon sui generis […] dans une luxation de moi par rapport à soi […]. / Se fatiguer, c’est
se fatiguer d’être. (p. 50)

L’effort effectif du commencement accuse ainsi un décalage qui « crée la dis-


tance où va s’insérer l’événement du présent […]. » (p. 51) Plus précisément :
L’effort est un effort de présent dans un retard sur le présent. (p. 45)

la fatigue n’est pas accidentelle à l’acte, elle lui est essentielle. L’acte révèle alors
une condamnation : le fait d’être livré à soi. Le sérieux de l’existence est celui d’une
besogne de laquelle on ne peut se défaire.
Mais si le commencement se produit sans héritage, il est également toujours
évanescence.

Si le présent durait, il aurait reçu son existence de quelque chose qui précède. Il aurait bé-
néficié d’un héritage. (LEVINAS, TA, p. 33)

L’instant est une naissance perpétuelle. C’est dire que le présent n’a aucun ave-
nir : il n’échappe pas et retourne fatalement à soi.

Rien ne saurait annuler l’inscription dans l’existence qui engage le présent. La coupe de
l’existence doit être bue jusqu’à la lie, épuisée ; rien n’est laissé pour le lendemain. Toute
l’acuité du présent tient à son engagement sans réserve et en quelque manière sans consola-
tion dans l’être. (LEVINAS, EE, p. 132)

La diastase et la conscience en tant qu’aventure de l’essence

Ce recul au sein du présent par lequel il s’accomplit doit être compris également
comme le déphasage propre à la diastase de l’identique.
L’essence [ l’événement d’être, l’appropriement] ne désigne pas primordialement les arêtes
des solides ni la ligne mobile des actes où une lumière scintille ; elle désigne cette « modifica-
tion » sans altération ni transition, indépendante de toute détermination qualitative, plus
formelle que la sourde usure des choses trahissant leur devenir […]. Modification par la-
quelle le Même se décolle ou se dessaisit de lui-même, se défait en ceci ou cela, ne se re-
couvre plus et ainsi se découvre […], se fait phénomène — l’esse de tout être. L’essence de
l’être ne désigne rien qui soit contenu nommable […] elle nomme cette mobilité de
l’immobile, cette multiplication de l’identique, cette diastase du ponctuel, ce laps. » (LEVI-
NAS, AE, p. 53)

68
La diastase rend compte donc encore — sur cette limite entre l’être anonyme et
l’existant — du mode d’exister de l’instant, mais en relevant cette fois l’auto-
différenciation inhérente à l’identique. Elle décrit l’apparition même de l’étant — qui
n’est pas en elle-même un étant mais son clignotement.
Le présent se pose au point se s’exposer : être comme exhibition de soi. Mais

le présent et le « je » virent en existants et on peut composer un temps […]. (LEVINAS,


TA, p. 33)

Autrement dit, l’apparition de l’étant suscite la conscience dont l’acte de re-


présentation constitue le deuxième aspect de la temporalisation mondaine. Le pre-
mier aspect — qui est inframondain — étant précisément ce laps, l’espace de
l’instant toujours évanescent, la modalité même du présent qui « passe en émer-
geant ou émerge en passant. »109 Par ce laps, le présent se présente dans une cons-
cience rétentionnelle qui le récupère : se constitue ainsi la perception identifiante
d’un objet.110

Conscience, position, présent, « je », ne sont pas initialement — bien qu’ils le soient fina-
lement — des existants. (LEVINAS, EE, p. 141 et 142)

Naturellement, la conscience telle qu’elle est ici comprise ne vient pas de


l’extérieur comme Dieu sait d’où.

La conscience ne tombe pas dans un corps — ne s’incarne pas ; elle est une désincarna-
tion — ou plus exactement un ajournement de la corporéité du corps. (LEVINAS, TI, p.
179)

Cet ajournement à son tour ne doit pas être saisi comme une dégradation, mais
comme une emphase de l’être. Emphase qui consiste à apparaître comme si
l’expérience procédait d’un sujet. L’épreuve — la substantivation — se fait expé-
rience d’un objet. Je suis une « chose pensante ». Ainsi l’être est mieux disposé. Car

109MURAKAMI, Op. cit., p. 43.


110Comme le souligne Murakami (cf. Ibid., p. 42-46), il faut remarquer que contrairement à Husserl, Levi-
nas distingue dans l’unité temporelle entre la diastase ou la modification et la rétention. « Le temps [pour
Husserl] […] est le sentir de la sensation, lequel n’est pas simple coïncidence du sentir et du senti, mais
une intentionnalité et, par conséquent, une minimale distance entre le sentir et le senti, distance temporelle
précisément. Un instant accentué, vivant, absolument neuf — la proto-impression — déjà s’écarte de cette
pointe d’aiguille où elle mûrit absolument présente, et, par cet écart, se présente, retenue, à un nouveau pré-
sent ponctuel, pressenti dans une protention partant de la première proto-impression et englobant dans ce
pressentiment, l’imminence de sa propre retraite dans le passé immédiat. » (LEVINAS, EDE, p. 212)
« Cela veut dire […] que l’exibition qu’implique l’être ne se produit pas seulement selon la sensibilité, mais
qu’elle procède de l’entendement, de la faculté d’entendre a priori ceci comme ceci ou comme cela. » (Ibid., p.
308) Chez Levinas donc, la diastase sert de base à la thématisation, alors que la conscience intentionnelle
chez Husserl opère d’ores et déjà dans le sensible. Cette différence doit s’inscrire dans cet écart perpétuel-
lement marqué par une phénoménologie de la condition ou de la facticité surprenant une pensée qui pensait
que la chose était entendue et accuse ainsi un retard.

69
l’objectivation loin de constituer une aliénation est l’avoir-lieu d’une distance à soi,
d’un oubli de soi où jouir d’une franche respiration.
Toute conscience est effacement devant la sphère objective qu’elle fixe.

Le sujet est […] le pouvoir de se trouver toujours derrière ce qui nous arrive.
L’affirmation de Kant que le sens interne ne nous fournit qu’un sujet transformé par les
conditions de toute objectivité, permet précisément de saisir l’essentiel du sujet, qui ne se
confond jamais avec l’idée qu’il peut avoir de lui-même, mais qui est déjà liberté à l’égard de
l’objet, un recul, un quant-à-soi. (LEVINAS, EE, p. 78)

C’est dire que la modification qu’est le moment de la conscience assure non ac-
cidentellement la pose de l’étant comme tel ou tel. Il y a au sein de l’apparaître
comme un redoublement du recul pour faire place à sa solidification.

Mais il faut que cette intentionnalité signifie d’une façon ou d’une autre un re-
tour à soi, à l’essence. L’identification doit demeurer une modalité de l’être.

Mais si l’intériorité était une exception absolue, l’être découvert dans la vérité serait tron-
qué de son intériorité, il serait, dans la vérité, dissimulé en partie, apparent et non vrai. (LE-
VINAS, AE, p. 50)

En d’autres termes, la récupération n’est en rien altération, sinon nous ne pour-


rions même pas la reconnaître comme altération.111 C’est qu’il n’est pas nécessaire
au Moi de sortir de sa réserve : celle-ci est dans le même temps l’accessibilité à la
chose. La lumière est l’élément de le circonspection.
La pensée est toujours clarté ou l’aube d’une clarté. Le miracle de la lumière en est
l’essence : par la lumière, l’objet, tout en venant du dehors, est déjà à nous dans l’horizon qui
le précède ; vient d’un dehors déjà appréhendé et devient comme venu de nous, comme
commandé par notre liberté. (LEVINAS, EE, p. 76)

Pour le dire encore autrement et pour faire écho à la référence kantienne, là où


Kant n’est pas phénoménologue est là où il imagine l’existence de l’en-soi abstraite
du jeu intentionnel (ce qui ne peut donner lieu qu’à une idée qui « se mesure encore
à l’être qui lui manque. » (LEVINAS, DVI, p. 120)).

Le sens, c’est ce par quoi un extérieur est déjà ajusté et se réfère à l’intérieur Le sens n’est
pas initialement la réductibilité d’une notion ou d’une perception à un principe ou à un con-
cept. Car en quoi consisterait alors le sens du principe irréductible ? (LEVINAS, EE, p. 74)

La vérité ne tient pas dans une je ne sais quelle explication mais dans
l’adéquation. L’essentiel c’est le fait pour l’homme qui « s’est regardé dans la glace
et s’est vu » (p. 60) de s’être reconnu (fait irréductible à quelque apprentissage) —
l’essentiel pour l’être est ici d’attraper une figure. Dans l’intentionnalité, la pensée
est accordée à la chose et s’identifie la pleine possession de soi. « L’homme heureux est
111 Notre note116 précisera la forme de cette identification où rien n’est perdu.

70
celui qui se retrouve avec plaisir au réveil, se reconnaît celui qu’il aime être. » (Paul
Valéry)
Tout doit dès lors se passer comme si le réalisme qui guettait la disparition de la
conscience ne manquait pas de refluer vers cet idéalisme où tout revient à soi, au
Même.

La souffrance encaissée

Ainsi, la description de la subjectivité à laquelle s’en tient Agamben demeure in-


satisfaisante car elle ne fait pas droit à l’Altérité : la différence jusqu’ici rencontrée,
endurée peut en effet être « surmontée ». Nous le disions à l’instant :

Le déphasage de l’instant, le « tout » décollant du « tout » […] rend cependant possible une
récupération où rien n’est perdu. (LEVINAS, AE, p. 51)

Ce qui se passe peut être identifié — la fatigue peut se refaire comme on se re-
fait une santé.

Nous savons qu’à travers l’émergence de l’instant, l’« exister est à lui » et il l’est
« sans partage » : aussi par cette maîtrise « l’existant est seul » (LEVINAS, TA, p.
31). Autrement dit, la mienneté — le fait que l’être soit mon être — se réalise
comme solitude, c’est-à-dire comme le fait d’être à jamais avec soi : événement de
l’insubstituable, — telle la souffrance.

Dans la peine, dans la douleur, dans la souffrance, nous retrouvons, à l’état de pureté, le
définitif, qui constitue la tragédie de la solitude. […] Elle [la souffrance] est l’irrémissibilité
même de l’être. Le contenu de la souffrance se confond avec l’impossibilité de se détacher de
la souffrance. Et ce n’est pas définir la souffrance par la souffrance, mais insister sur
l’implication sui generis qui en constitue l’essence. (LEVINAS, TA, p. 55)

Cependant, conformément à l’économie de l’action, la souffrance du maître qui


a du mal à se supporter peut faire l’objet d’une explication par quoi tout rendre
dans l’ordre.
Déjà à l’intérieur d’une conscience isolée, la peine de souffrir peut prendre le sens d’une
peine qui mérite et espère salaire […]. N’est-elle pas sensée comme moyen en vue d’une fin,
quand elle pointe dans l’effort qui mène à une œuvre ou dans la fatigue qui en résulte ? On
peut lui découvrir une finalité biologique, le rôle d’un signal d’alarme se manifestant pour la
préservation de la vie contre les dangers sournois qui la menacent dans la maladie.112

Le présent de la fatigue est nommé, thématisé ou retenu comme présent ayant


été présent, intégré ainsi au rassemblement de la temporalisation mondaine. Il
« entre en conjonction avec d’autres ‘‘contenus’’ qu’[il] dérange certes, mais où [il]

112 LEVINAS, « La souffrance inutile », p. 112.

71
se donne des raisons ou se fait une raison. »113 La souffrance ou la solitude se donne
une raison : la conscience qui a pour base l’hypostase n’est qu’une « amplification
de cette résistance à l’être anonyme et fatal » (LEVINAS, EE, p. 80).
Certes cette amplification est le temps de la compensation : le poids du mal est
plié à la nécessité du devenir comme une étape inévitable sur le chemin de son ef-
fectuation. Il sert de garde-fou.

Agressivité recherchée. A la folie du jour qui assaille, répond le désir du jour, désirant la
folie ; puissance de la Raison, maître fort comme la mort, selon Hegel, maître plus fort que la
mort […]. Désir d’eau et d’air, mais qui désire la soif même et l’irrespirable. (LEVINAS,
SMB, p. 66 et 67)

Désir tel la jouissance qui se nourrit de son manque « promis au contente-


ment ». (LEVINAS, AE, p.118) Complaisance.114
Cependant, le triomphe du Même demeure le triomphe de ma solitude : com-
penser c’est rendre égal. Le savoir universel est là où gagne l’ennui. Profond ennui
de soi replié sur soi, captivé par soi dans la suspension de la volonté.

Ne plus rien attendre du tout

Ennui de notre époque dissimulé sous l’activisme d’un système ou d’un paysage
communicationnel où s’accumulent et circulent des données formant un espace
113 Ibid.
114 Dans Totalité et infini, la maîtrise s’atteste à la pointe de la jouissance sensible. « La jouissance est un retrait
en soi, une involution. Ce que l’on appelle l’état affectif, n’a pas la morne monotonie d’un état, mais est
une exaltation vibrante où le soi se lève. » (LEVINAS, TI, p. 123) La possibilité de se retirer est celle de la
relation entre un être corporel et la terre lui servant de base. Plus précisément, le corps est cette relation
dont témoigne le besoin.
Le Même se pose comme tel par sa condition terrestre intraversable où il dépend de ce qui lui est autre :
c’est à travers sa dépendance qu’il maîtrise son existence. Le besoin décrit le mouvement originaire de
l’identification, car sa satisfaction détermine un point fixe, une base au sein de l’être anonyme, à partir de
laquelle l’ordonnancement du monde a lieu. En effet, la satisfaction est du deuxième degré. Le corps indi-
gent, par ses besoins, se suffit — nous nous satisfaisons de notre satisfaction. La relation est assouvissement.
Mais assouvissement jamais assez assouvissement. Mais, impatient, se nourrissant déjà de ce décalage.
Si nous ne vivons pas pour manger, ce dont on se nourrit ne vient pas simplement combler un manque
dans la nécessité que l’on est de survivre. On manquerait là le sérieux du plaisir tant convoité, au mépris
du danger ou de la honte que la recherche pourrait constituer. « La faim, est le besoin, la privation par
excellence et, dans ce sens précisément, vivre de… n’est pas une simple prise de conscience de ce qui rem-
plit la vie. Ces contenus sont vécus : ils alimentent la vie. On vit sa vie. » (Ibid., p. 113 et 114) Le « moyen »
avec lequel nous sommes en rapport vire déjà en fin dont le contentement est vécu : on vit pleinement sa
vie, sans se soucier d’une finalité ultérieure aux rouages obscurs, projetant son ombre sur notre existence.
Le besoin ne réside donc pas simplement en une béance à jamais dilatée, « il est la πενια comme source de
πορος » (Ibid., p. 118). Le vivre-de ou la jouissance jouit de son appétit. Que le vivant éprouve au sein de
sa dépendance une complaisance, y révèle une indépendance. Au lieu de l’asservir, l’« autre » est offert à
son goût.
L’être sensible caractérise ainsi cette manière d’être dont l’acte consiste à s’appuyer sur ce vers quoi il se
dirige. L’alimentation « est la façon dont le moi, commencement absolu, se trouve suspendu au non-moi ».
(Ibid., p. 135.) Mais, « les forces qui étaient dans l’autre deviennent mes forces, deviennent moi ». (Ibid.)
Saveur du savoir qui a le goût fin.

72
échoué en son état d’accomplissement, c’est-à-dire dépourvu d’un point-source qui
du dehors ferait la différence : personne ne répond des informations. Quel sens y
aurait-il à devoir justifier ce qui se présente comme qualifié ? On collectionne les
problèmes mais rien ne se détache vraiment : « l’arrachement est injustifiable [into-
lérable] dans un tissu à trame égale, d’équité absolue. » (LEVINAS, AE, p. 254).
Tout est conforme et va son train — rien ne s’abîme. Le réseau — un ensemble
d’états jouant le rôle d’une fonction globale en même temps qu’ils sont fonction les
uns des autres — se diversifie pareillement en d’autres réseaux dans un infatigable
apprentissage où ça se tient.115
Ce qui est en cause, c’est une réceptivité qui organise et ajuste sa propre irritabi-
lité : l’autre remplit sa fonction d’associé comme s’il était fait pour ça. Il fonctionne
comme un signe garantissant l’avenir de la cohésion. Le passé est à la mesure du
projet. Il n’est amené à l’existence qu’en tant que passé destiné à venir. L’intervalle
est déjà absorbé par un sujet absorbé par sa tâche de sujet. On tue le temps.

Par là s’explique […] l’impression de pesanteur, une impression de poids et de fatalité.


(MALDINEY, PHF, p. 114)

Ce qui n’est somme toute pas bien grave : un stimulant fera l’affaire — l’affaire
de la guerre menée frénétiquement contre l’ennui. « Le bonheur assiège le malheur
[…]. » (LEVINAS, SMB, p. 62)

Ce qui est en défaut, c’est la réceptivité, laquelle n’est pas de l’ordre du projet mais de
l’accueil, de l’ouverture, et qui n’admet aucun a priori, qui, attendant sans s’attendre à quoi
que ce soit, se tient ouverte par-delà toute anticipation possible. C’est ce que je nomme la
transpassabilité […]. (MALDINEY, PHF, p. 114)116

115 « L’important c’est que la communication s’établisse cinq sur cinq, sans perdition ni parasites, pour que
l’information envoyée par l’émetteur soit parfaitement reçue par le récepteur. / Mais on ne se pose jamais
la question de savoir si elle a un sens, si elle vaut la peine d’être diffusée… L’important c’est qu’il y ait
information et qu’elle passe bien. » (J. ELLUL, Le bluff technologique, p. 389) Notons que dans une perspec-
tive lévinassienne, cette situation correspond à une dégradation au deuxième degré. Non seulement la
circulation des données est dépourvue de destinateur et de destinataire (l’émetteur et le récepteur peuvent
être n’importe qui) mais le thème lui-même n’est objet de préoccupation que dans la mesure où il est ren-
du présentable. Notons encore que pour Ellul la prolifération des informations devrait conduire à une « per-
sonnalité éclatée » (Ibid., p. 390) car le règne du quantitatif ne peut de soi établir une organisation. Dans une
perpective lévinassienne, nous dirions plutôt que c’est le toujours-plus du besoin de cohérence qui mène à
sa contra-ception.
116 Schématiquement donc, le processus en cause : à partir de l’instantanéité hypostasique-diastasique

s’active la conscience rétentionnelle — la mémoire — dont l’œuvre consiste à re-présenter. En effet, « le


sujet se détache de l’essence pour se poser comme sujet en face de son objectivité. » (LEVINAS, AE, p.
254) en vertu de la mémoire par laquelle « l’être qui est dans un lieu, reste libre à l’égard de ce lieu ; posé
dans un lieu où il se tient, il est celui qui y vient d’ailleurs […]. » (LEVINAS, TI, p. 47) Autrement dit, par
la mémoire, l’être « n’est pas d’un seul coup » (Ibid., p. 46) : en posant la monstration qui polarise sa visée,
la conscience rétentionnelle dessine non seulement une antériorité mais une antériorité qui est connue
comme si elle était postérieure à ce dont elle est la base. Tel est si l’on y prête attention « l’ ‘‘invraisem-
blable’’ phénomène de la mémoire ou de la pensée » (Ibid., p. 47) où la naissance apparaît comme si elle
était encore à venir. « La mémoire reprend et retourne et suspend le déjà accompli de la naissance […]. »
(Ibid., p. 49) Et ce travail — qui est celui de la perception — ne peut être qu’une identification. Remem-

73
Aussi, l’homme de la complaisance, retranché dans son pavillon, est au bord de
ce que Blanchot appelle l’« expérience-limite ».

L’expérience limite est celle qui attend cet homme ultime, capable une dernière fois de ne pas
s’arrêter à cette suffisance qu’il atteint ; elle est le désir de l’homme sans désir, l’insatisfaction de
celui qui est satisfait « en tout », le pur défaut, là où il y a cependant accomplissement de l’être.
L’expérience-limite est l’expérience de ce qu’il y a hors de tout, lorsque le tout exclut tout dehors,
de ce qu’il reste à atteindre, lorsque tout est atteint, et à connaître lorsque tout est connu :
l’inaccessible même, l’inconnu même. (BLANCHOT, EI, p. 304 et 305)

Cette « capacité » de l’expérience-limite — à laquelle, Blanchot ne nous contre-


dirait pas, nous préférons l’inexpérience de la transpassabilité — est donc une « pos-
sibilité » — une transpossibilité (hors assomption, absolument surprenante) — qui
excède le sujet jusqu’ici rencontré, non seulement en ce qu’elle est en deçà ou au
delà de tout projet ou intentionnalité, mais aussi et surtout en ce qu’elle est
l’événement d’une sensibilité plus passive que toute passivité, l’ouverture transpos-
sible à la dimension dont on ne peut mesurer l’étendue et à laquelle on ne se livre
pas mais on a, comme subjectivité, d’ores et déjà été voué sans l’ombre d’une al-
véole ou d’un replis possible « où, affecté, le Moi, en fin de compte, n’est affecté
que par lui-même, librement. » (LEVINAS, AE, p. 177) Une folie du jour qui n’est
plus de bonne guerre, terrorisant les règles du jeu.

En bref, une structure qui autorise la pensée de l’excès du mal, imposant de le


considérer pour lui-même c’est-à-dire comme un scandale à part entière et non
possiblement comme un problème.

brement du remember qui « encaisse ». Tour tactique que joue la mémoire. Etre un être de mémoire, c’est,
de l’expérience, en avoir l’expérience.
La rétention est une saisie où l’être se maintient comme son (s)avoir : comme quelque chose de durable,
on en dispose. C’est dire que retenir les choses, c’est les fixer comme telles en leur conférant une forme.
Par la forme, l’être est compris comme un phénomène, un pour-moi dont les contours délimités se dispo-
sent en perspectives. Le phénomène auquel le sujet tient se profile ainsi comme une fin, un terme dont la
clôture thématique signale à chaque fois l’ouverture à une nouvelle synthèse temporelle possible. L’espace
de la (com)préhension — un rapprochement perpétuel, de leur côté les choses se côtoient — a de la sorte
une structure temporelle à travers laquelle l’être palingénésique se confirme. « Terme d’une relation le moi
ne perd dans ce rapport rien de son ipséité. » (LEVINAS, DEE, p. 62)
Mais corrélativement le maintien, la « main-tenance » (LEVINAS, « Diachronie et représentation », in
EN, p. 178) de l’être-au-monde s’établissant dans les formes dessine un rassemblement de l’être où l’on ne
se brouille pas. Et nous occidentaux savons que lorsque cette décence du tout-qui-convient constitue
l’ensemble de nos rapports — l’afféterie —, nous y pressentons le poids d’une inconsistance, « l’incessant
bourdonnement qui remplit chaque silence [le sujet sait ce qu’il veut, il n’y a rien à rajouter] où le sujet se
détache de l’essence […] » (LEVINAS, AE, p. 254, déjà partiellement cité. — Nous interpréterons plus
précisément ce silence angoissant — l’être anonyme — lorsqu’il sera explicitement question du langage.)
En définitive : « La transcendance de l’espace ne saurait être assurée comme réelle que si elle est fondée
sur une transcendance sans retour au point de départ. » (LEVINAS, TA, p. 48 et 49)

74
§ 2. Le surgissement d’Autrui

La diachronie

Déjà, sur le plan empirique,

[…] le mauvais et gratuit non-sens de la douleur perce […] sous les formes raisonnables
qu’emptuntent les « usages » sociaux de la souffrance, qui, en tout cas, ne rendent pas moins
scandaleuse la torture qui frappe et isole dans la douleur les handicapés psychiques.117

La présence de l’aliéné — celui qui est échu à son abandon au monde commun
— nous frappe et la pitié peut être de rigueur. Qu’est-il ici signifié ? En termes lévi-
nassiens : la diachronie « qui affole le sujet mais qui canalise la transcendance »
(LEVINAS, EDE, p. 285) : un décalage irrécupérable, plus ancien que toute fatigue
et une « hypostase » — un soi réduit à soi — qui ne ressortit pas au mode du no-
minatif.

[…] [une] temporalité diachronique, en dehors — au-delà ou au-dessus — du temps récu-


pérable par la réminiscence où se tient et s’entretient la conscience et où se montrent, dans
l’expérience, êtres et étants. (LEVINAS, AE, p. 135)

[…] la distance de la diachronie [est] sans présent commun où la différence est passé non rat-
trapable […]. (p. 142)

Le terme en récurrence sera recherché ici par-delà — ou avant — la conscience et son jeu,
par-delà ou en deçà de l’être qu’elle thématise, hors l’être et, dès lors, en soi comme exil ;
sous l’effet d’une expulsion — dont il convient d’expliciter la positive signification ; sous
l’effet d’une telle expulsion hors l’être, en soi ; expulsion en ce qu’elle m’assigne avant que je
me montre, avant que je m’installe : je suis assigné sans recours, sans patrie, déjà renvoyé à
moi-même, mais sans pouvoir m’y tenir — astreint avant de commencer. (p. 163)

En regard du présent (c’est-à-dire sans égard pour lui) donc, la diachronie est
un « décalage », une « disparité » (p. 144) incessante. Elle détermine une sensibilité,
elle structure une subjectivité qui n’a pas de présent parce qu’elle est le rapport à
l’Autre absolument non thématisable. Une sensibilité comme l’écart perpétuel entre
l’approche et l’approché. Comme si la subjectivité n’était qu’une fuite (le sujet « fai-
sant eau » était-il dit) vers l’impossibilité d’un noème, vers l’inconnu plus inconnu
que tout non-dit — écoulement, temporalité, transcendance — mais Inconnu qui
l’obséderait sans relâche c’est-à-dire dans l’impossibilité que serait le sujet de se re-
prendre — honte ( ! ).
La diachronie est cet irréductible décalage entre le moi (armé de sa structure
d’intentionnalité) et l’autre qui ne partage pas son présent, et à la fois la subjectivité
elle-même comme rapport-à-l’autre.
Comment se produit alors la diachronie ?

117 LEVINAS, « La souffrance inutile », p. 112.

75
Le face-à-face

Le non-lieu de cette sensibilité a lieu comme rencontre bouleversante de l’autre


homme entendu comme visage. La diachronie est ici rapport au visage dont la ma-
nière est l’infigurabilité.
Il convient en effet de ne pas l’envisager comme une surface sensible que le
moi fixerait du regard. Autrui ou le prochain n’est pas mon contemporain. Il me
regarde depuis la pupille — un trou noir qui aspire mon monde, se dessinant ainsi
une courbure de l’espace.

[…] ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s[e] réduit pas [à la perception]. (LE-
VINAS, EI, p. 90)
Totalité et infini nous a magistralement enseigné la signification du visage au cœur
de l’ouvrage :

Le visage est présent dans son refus d’être contenu. (LEVINAS, TI, p. 211)

La révélation de l’altérité d’Autrui ne s’épuise pas dans la manifestation d’une


forme plastique ou d’une apparence. Tout autre est la relation : elle consiste à entrer
en rapport avec la nudité par excellence. Une nudité non lascive : elle n’est pas su-
jette à la convoitise d’une jouissance ; son dénuement est la pauvreté essentielle du
sans-abri. L’étrangeté d’Autrui tient à sa non-immanence à l’horizon lumineux du
monde économique et des formes, où le Même « faux-fuyant » s’assoupit les mains
pleines. Autrui se présente lui-même, il ne se réfère qu’à soi, naissant sans inten-
tionnalité : le visage est d’abord sa droiture, son exposition droite, sans détour.

Se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement phé-
noménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du
face-à-face, sans intermédiaire. (LEVINAS, TI, p. 218)

Le visage n’est pas une métaphore, le visage n’est pas une figure. (DERRIDA, ED, p. 149)

Ouverture donc, éclatement permanent de la forme, d’une présence inconte-


nable mais sans fourberie. Car percer continûment la forme de sa manifestation,
quitter l’équivoque en assistant à sa propre manifestation équivaut à l’œuvre du lan-
gage. Le visage parle — mais l’expression, avant de signifier cette capacité à remé-
dier aux lapsus en se reprenant, constitue prioritairement le sens de l’invocation. As-
sister (à) sa propre manifestation, en interrompant à tout instant la plasticité de sa
présentation, signifie l’expression du sans-abri qui crie famine. Sa présence comme
refus d’être contenu n’est autre que l’expression d’une faim pressante, se creusant
sans fin, que l’on n’est pas en mesure d’apaiser, de résoudre.

L’apparition de l’autre n’est pas un événement de la connaissance. Mais il est un événe-


ment de sentiment. Le je, placé en position de tu, est quelqu’un à qui une prescription est

76
adressée, la simple prescription qu’il y ait de la prescription (et pas seulement de la descrip-
tion, de la connaissance.118

La correction de la Parole est l’aiguisement d’un appel irrécusable — souffrance


de l’autre comme non-possibilité du doute. C’est dire que la relation n’a pas
l’onctuosité d’un charmant vis-à-vis : l’événement du visage constitue un dérange-
ment de la synchronie, un éclatement de la sphère du Même qui ne s’y retrouve
plus, et sa mise en question constitue tout autant un exigence adressée au moi
sommé de répondre, interpellé qu’il est. Non que la réponse soit subséquente à
l’appel : parler pour le sujet correspond à l’effectuation même du décentrement, du
déverrouillage de l’existence solitaire. Entendre l’appel, c’est déjà y répondre.
La difficulté de se taire en présence d’Autrui, le désir de parler même si l’on a
rien à dire, ainsi que « [l]es récits de guerre [qui] nous disent […] qu’il est difficile de
tuer quelqu’un qui vous regarde de face »119 sont des attestations de cette relation
ouverte depuis la résistance absolue du visage qui échappe au pouvoir, pouvoir
dans l’impossibilité de rester sourd à la détresse de l’autre. Par ailleurs :

Cette antériorité de signifiance où résonne l’expression de l’autre et qui détermine la pa-


role du sujet comme une réponse se traduit sur le plan empirique par le fait que nous ne par-
lerions pas si nous n’avions appris à parler en écoutant les autres.120

Le visage comme trace

Autrement qu’être dans son analyse consacrée au visage (cf. AE, p. 143-150) ap-
profondit cette facticité d’Autrui. Il est vrai — c’est bien connu — que le langage
de Totalité et infini peut prêter à l’équivoque.

Le visage ne signifie pas, ne se présente pas comme un signe, mais s’exprime, se donnant en
personne, en soi, καθ’αυτο : « La chose en soi s’exprime. » S’exprimer, c’est être derrière le signe.
Etre derrière le signe, n’est-ce pas d’abord être en mesure d’assister (à) sa parole, de lui porter
secours, selon le mot du Phèdre plaidant contre Thot (ou Hermès) et que Levinas fait sien à
plusieurs reprises ? (DERRIDA, ED, p. 150)

Il y aurait donc là comme une virilité du visage, de la parole vive apte à se dé-
fendre toute seule, de la plénitude d’une expression qui se maîtrise, qui ne serait pas
ici au regard de l’esprit lévinassien en odeur de sainteté.
Bien que Totalité et infini déborde, peut-être maladroitement, le sillon socratique
d’une culture de la Présence — « la présence, réduite à la simplicité de la présence »
(BLANCHOT, EI, p. 87) qui fait toute son étrangeté est entendue en tant qu’elle
n’est pas reconnue — apprendre est autre chose que se ressouvenir — et son en-
seignement n’est pas « riche de sens » (p. 88) (l’ironie bénéfique) mais demande de

118 LYOTARD, Op. cit., p. 164.


119 P. NEMO in EI, p. 90.
120 E. FERON, De l’idée de transcendance à la question du langage, p. 87.

77
l’indigent en deçà de l’habileté déniaisante, salutaire — « la feinte ignorance »
(BLANCHOT, ED, p. 77) — et la beauté de l’âme qui font la posture du citoyen
d’Athènes —, Levinas, attentif à la parole de l’autre, dénoncera lui-même cette pa-
role authentique, cette parole d’honneur dont la vivacité de l’imposition courrait le
risque d’afficher sa misère :
[…] forme ambiguë d’une suprême présence assistant à son apparoir, perçant de jeunesse
sa plasticité. (LEVINAS, AE, p. 145)

L’apparoir […] percé par la jeune épiphanie — par la beauté — encore essentielle — du vi-
sage […]. (p. 144 et 145)

La dénonciation du visage lumineux de Totalité et infini a pour but d’accuser ce


qui a trait à la retraite, la défaite ou la misère du visage : dénuement, nudité dégagée
de toute forme

par cette jeunesse déjà passée dans cette jeunesse : peau à rides, trace d’elle-même […]. (LE-
VINAS, AE, p. 145)

Etre derrière l’apparence, derrière le signe veut donc dire ne pas se manifester
au sens d’une « défection même de la phénoménalité » (p. 141). Mais précisément
une défection ambiguë : le visage n’est pas une anti-image — ce qui reviendrait
dans l’opposition à l’avoir encore posé. « Le retrait n’est pas une négation de la pré-
sence » (p. 143), mais le moins d’une présence « moins qu’un phénomène » (p. 145).
Sa misère est celle d’une existence qui déserte d’elle-même mais comme un être au
bord du vide en proie au vertige, une manière de se tenir en s’abîmant dans le nulle
part sans disparaître purement et simplement. Une disparition qui n’en finit pas de
disparaître, « qui n’est pas encore arrêtée dans l’immobilité absolue du masque mor-
tuaire […]. » (Ibid.)
Que l’on ne se méprenne toutefois pas : l’abandon du visage ne s’apparente pas
à l’évanescence inhérente au phénomène susceptible de forme, mais se tient sans s’y
retrouver entre l’absence et la présence. Cette nuance fait tout son scandale et rend
compte en somme de la non-constitution égologique d’Autrui.

Ainsi, le visage qui se détache du monde de la vie, déraciné, frappé de non-lieu,


ne pouvant se reposer sur soi en est « réduit à recourir à moi » (Ibid.). Autrui en ce
sens m’incombe ou plutôt il m’aura d’ores et déjà rendu responsable.
Autrui incombe au moi et non à la société parce que sa supplication arrache le
Même de sa neutralisation mondaine : dés-inter-essement. Relation anterelation-
nelle (SARTRE) nous plongeant au cœur d’une socialité comme dis-sociation. Au-
trui aura d’ores et déjà incombé au moi parce que trace de soi, il est le fait même
d’une présence qui est déjà le passé de soi, un vieillissement de la vieillesse que je
n’ai pas vu vieillir, qui ne se représentera jamais. « Il me réclamait avant que je
vienne. » (p. 141) Le sujet n’a pas le temps de réagir, de rassembler ses esprits, « de
faire face » (p. 140). Le temps de la différence n’est pas le temps du partage : il n’est

78
nullement partagé et ne partage pas un moi anémié… sans partage. « Je suis accusé
d’avoir tardé » (p. 141) Le sujet synchrone n’a rien du moi responsable : sujet affecté
par un retard irrattrapable, inassumable : « le tarissement de l’apparence » (BLAN-
CHOT, ED, p. 38) crève les yeux au point d’obséder. Autrui ne m’est absolument
pas égal. La souffrance de l’autre vire déjà en souffrance par l’autre qui vire déjà en
souffrance pour l’autre. Le moi est découvert comme s’accusant — il tient à soi en
se rongeant les sangs — c’est-à-dire comme responsable mais d’une responsabilité
en deçà du choix et du non-choix.

79
Chapitre 7

DE LA SUBJECTIVITE OU DU TEMOIGNAGE

Dans la droiture du visage

avant toute expression verbale, dans sa mortalité, du fond de cette faiblesse, une voix qui
commande : un ordre à moi signifié, de ne pas rester indifférent à cette mort […]. 121

Le visage signifie par son dérangement un commandement irréfragable. Nous y


avons insisté : le visage d’Autrui surgit en tant que bousculant la conscience, mise
en question de son apaisante actualité. La situation éthique implique une mise en
question dont la conscience ne peut prendre conscience mais qui ne la définit pas
comme inconscient : l’inconscient n’existe qu’à vivre aux dépens de la conscience,
laquelle ne se prive pas d’éclairer les troubles qui lui arrivent. La mise en question se
produit bien plutôt comme un « éveil »122 dont le sens est éminemment phénoménologique.
Réveil que Levinas nomme aussi « conscience non-intentionnelle »123, à laquelle
renverrait l’aperception immédiate interne dont le regard sur le vécu nécessite une
recul, condition de toute épochalisation.124 L’être de la jouissance nous étant apparu
comme courant perpétuellement le risque de son enlisement, la description est ainsi
reconduite vers une couche irréductible à toute possibilité du repos.
Mais, d’une part, l’a-perception en question n’est pas, nous le verrons plus tard,
ne peut pas être un a priori, un supposé logique qui défierait toute réalisation empi-
rique125 ; d’autre part, ce moment transcendantal constitue nécessairement, eu égard
à l’arrachement au monde de l’effort, une pure passivité, qui va maintenant nous oc-
cuper.

121 LEVINAS, « Diachronie et représentation », p. 187.


122 « […] mise en question du Même par l’Autre […] que nous avons appelé éveil […]. » (LEVINAS, « La
Philosophie et l’Eveil », in EN, p. 105)
123 « Voilà l’être comme mauvaise conscience [mauvaise conscience du non-intentionnel], dans cette mise

en question ; être-en-question, mais aussi à la question, avoir à répondre […] » (LEVINAS, « De l’Un à
l’Autre. Transcendance et temps », in Ibid., p. 165)
124 Cf. MURAKAMI, Op. cit., p. 49-64. — Tout le sens de son travail consiste d’ailleurs à soutenir que la

philosophie lévinassienne en son fond est de part en part phénoménologique. Mais et la nuance est de
taille, la dimension phénoménologique telle que l’entend Murakami n’admet pas originairement ou préori-
ginairement la dimension éthique. Celle-ci s’institue selon lui sur base de celle-là. Le discours éthique serait
la traduction, la déformation cohérente d’une couche proprement phénoménologique à laquelle Levinas a
su par ailleurs se rendre attentif. Ce point capital est donc là où notre lecture entre en divergence. D’après
nous, le discours éthique est la manière lévinassienne de pratiquer la phénoménologie.
125 L’empirique, ce qui se distingue du transcendantal à titre d’expérience, tel que nous l’entendons ici, ne

relève pas de l’attitude naturaliste : il est la manière dont l’en-soi ou l’intelligibilité habite le fini ou la ma-
nière dont le particulier recèle l’universel.

80
Dans sa non-intentionnalité, en-deçà de tout vouloir, avant toute faute, dans son identifi-
cation non-intentionnelle, l’identité recule devant son affirmation, s’inquiète devant ce que le
retour à soi de l’identification peut comporter d’insistance. […] L’intériorité du mental, c’est
peut-être originellement cela, ce manque d’audace de s’affirmer dans l’être et dans sa peau.126

§ 1. La conscience mise hors circuit

Note sur Levinas et la phénoménologie

Soufflons d’abord un peu et soulignons l’aspect non-circulaire de la démarche


« enthousiasmée » de Levinas. On pourrait en effet, à l’instar de ses détracteurs, lui
reprocher l’arrière-goût éthique, voire théologique, de la description.
Mauvaise conscience [conscience purement passive] qui me met en question. Question qui
n’attend pas de réponse théorique en guise d’informations. Question qui en appelle à la res-
ponsabilité […].127

La responsabilité ne tombe-t-elle pas du ciel ? Qu’est-ce qui autorise cette ma-


nière pathétique de parler sinon des préjugés d’ordre culturels ? Levinas n’usurpe-t-
il pas une infrastructure toute phénoménologique pour asseoir une t-h-é(lé)ologie
juive ?
A cela quelques remarques.128 En bon phénoménologue, Levinas opère dans le
champ « pratique ». Et pour lui, c’est, par excellence, l’éthique qui est pratique. Mais
on l’aura compris, Levinas ne réfléchit pas (sur) les conditions de possibilité de
l’action morale. L’éthique (das Ethische) ne dessine pas un retour de la réflexion. Le
combat de Levinas est celui de l’homme — en tant qu’être-décontaminé-de-toute
cosmologie — et de l’homme de chair et de sang. Il sait mieux que d’autres que la
subjectivité se découvre originairement comme une affectivité i.e. l’autre-dans-l’un où
bée la différence. Or Autrui n’incarne-t-il pas l’autre par excellence ? Non pas parce
que notre expérience à travers ses difficultés communicationnelles, voire
l’incommunicabilité des sexes, l’attesterait régulièrement. Outre que le factuel psy-
chologique ne valide rien, la raison en est infiniment plus dramatique :

Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. (LEVINAS, TI, p. 216)

(Nous développerons ce point progressivement puisqu’il représente le noyau


dur de cette étude.) En d’autres termes, si l’affection est le sens de sa résistance à la
compréhension, Autrui n’est-il pas ce qui, avant toute compassion, affecte émi-

126 LEVINAS, Op. cit., p. 164.


127 Ibid., p. 169 et 170.
128 … qui prétendent seulement poursuivre le débat. Le point 4 de notre « Bilan » prolonge la réflexion.

81
nemment le sujet ? La relation à Autrui ne peut-elle pas être ainsi considérée
comme le sens de la subjectivité concrète ?
Mais cela justifie-t-il seulement une sémantique éthique ? Oui — et cela ne
nous paraît pas être un préjugé — si l’on admet que la souffrance de l’autre est une
souffrance sans nom, inutile. — Penser qui s’accomplit en tant que panser ; la mé-
dication, avant l’échange, comme transcendantal sociétal. — Aussi, sur le plan
structurel, l’Autre a le visage d’un prolétaire (la nudité du prolétaire n’étant pas
l’attribut d’un personnage) et doit être, de par sa misère, ce qui, de façon insigne, a
animé (pré)originairement, en l’instituant, le sujet en tant que sujet vulnérable, sujet
à la douleur, — et la phénoménologie se dit non métaphoriquement en langage
éthique :

[…] [la] passivité qui n’est le corrélat d’aucune activité décrit moins la « mauvaise cons-
cience » du non-intentionnel qu’elle ne se laisse décrire par celle-ci.129

Que la responsabilité « soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non com-
ment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour Au-
trui » (LEVINAS, EI, p. 103), elle définit la structure du sujet.
En somme, c’est un souci de concrétude qui anime Levinas sans qu’il ne soit
jamais question d’édicter quelque morale édifiante, mais en veillant à ce que ce sou-
ci de l’approche de l’autre concerne les êtres en situation avant la situation elle-
même.

La passivité

Le visage signifie un commandement : avant toute expression verbale, avant de


m’adresser la parole, une réponse est exigée. Mais il faut architectoniquement dis-
tinguer la responsabilité comme passée du commandement de la situation éthique
où je m’adresse nécessairement à Autrui : celle-ci est prescrite par celle-là. L’Infini

ordonne Autrui à ma responsabilité […]. (LEVINAS, AE, p. 184, note 1)

L’ordre signifié, l’institution de l’ouverture comme ouverture conditionne la


fuite du moi vers le visage ou l’espace asymétrique de la diachronie. Autrement dit,
la relation à Autrui répond au fait d’être assigné par le commandement.
Tant il est vrai que la sensibilité — « lieu » du contact — détermine le climat
propice à la pensée ou à la transcendance, son ouverture — « le pâtir premier »
(LEVINAS, HAH, p. 108) — doit être compris par le mal ou la souffrance auquel
se mesure toute passivité130, car l’« épreuve » de la souffrance est la suspension d’un
παθει παθος qui « est une façon d’apprendre et de comprendre où [l’existant] en est
129LEVINAS, Op. cit., p. 165.
130« Ce n’est pas […] par la passivité que se décrit le mal, c’est par le mal que se comprend le pâtir. » (LE-
VINAS, « La souffrance inutile », p. 108) En d’autres termes, eu égard à son expression réelle, la souf-
france se qualifie phénoménologiquement, sa qualité est d’être la non-intégrabilité de l’autre.

82
avec soi. » (MALDINEY, PHF, p. 389) L’affection de la souffrance va sans com-
préhension. Elle est la manière même de l’Insupportable.

Ce qui compte dans la non-liberté ou le pâtir de la souffrance, c’est la concrétude du non


surgissant comme mal, plus négatif que tout non apophantique.131

L’insupportable refus — refus éminent de l’Autre dont témoigne Autrui —


trans-forme, défait l’assurance de la présence et ce retrait en deçà du présent consti-
tue la perpétuelle mise en route d’un non-repos. « Malheur d’autrui et autrui comme
malheur. » (BLANCHOT, ED, p. 45) Une intranquillité qui est le fait même d’être
livré sans réserve à l’Inconnu, d’être ouvert à une autre dimension.
Sans réserve : la marque de la passivité consiste précisément dans l’itération du
retrait hors du domaine des possibilités. La mise en question met à mort toutes so-
lutions possibles. La passivité est en ce sens insensée. Souffrance pour rien. C’est
dire l’immédiation de l’affection : la mauvaise conscience n’a pas le temps de savoir
ce qui se passe, elle n’est pas le temps du retour à soi, du pour-soi ou de la compré-
hension.

Défaillir sans faute : marque de la passivité. (p. 24)

« Sans faute » : il est d’abord évident que la mauvaise conscience n’est pas réfé-
rée ici à quelque fait répréhensible ; mais « sans faute » peut-être aussi parce qu’on
pourrait se souvenir que se découvrir originairement fautif ne va pas sans assomp-
tion et que l’être-fautif comme synonyme de finitude ne dit pas « [l]’infini de notre
destruction […] mesure de la passivité » (p. 52) et son excès. La mauvaise cons-
cience n’est pas l’existence bordée par le néant, l’existence qui ne peut certes sur-
monter une culpabilité fondamentale sans remède, un passé infiniment antérieur à
la faute empirique — mais qui déjà se retourne vers lui, qui, affecté de cette négati-
vité, se pose comme fondement de sa finitude, s’en rendant responsable. Le cri du
souci a beau venir de loin, il ne vient jamais que de soi.
Par l’obsession du souci, nous ne sommes pas appelés hors de nous-mêmes, mais retenus
dans l’espace de la sécurité, même cheminant à l’abandon. (p. 84)

Aussi, une des grandes avancées de la description lévinassienne est d’avoir laissé
« être » la facticité ou l’ancienneté de la subjectivité. Heidegger a naturellement
compris que l’essentiel n’est pas le résultat d’un acte de position, que la subjectivité
n’est pas contemporaine d’elle-même, cependant cet écart — l’écart de la tempora-
lité — donne lieu d’emblée chez lui au retour soucieux à soi. Nous l’avons suffi-
samment souligné : à force de comprendre, la corporéité ne prend pas. Mais nous
voulons maintenant souligné que l’impossibilité de la facticité à se retourner en as-
somption rend compte chez Levinas d’un moment transcendantal de la condition
humaine : la créaturalité.

131 Ibid.

83
La résonnance du concept de créaturalité est évidemment à entendre dans sa
décontamination d’avec toute t-h-é(lé)ologie : le déjà-fait de la passivité plus passive
que toute passivité ou l’institution d’un passé qui n’a jamais été présent et ne le sera
jamais signifie pleinement et à juste titre le fait qu’
il n’y a jamais personne pour assister à l’acte par lequel (quelqu’un) est créé ; il n’y a au-
cune conscience où ce passé aurait pu commencer et dès lors s’instituer comme un présent
[…].132

Blanchot l’écrit à sa manière :

« Je » meurs avant d’être né. (p. 157)


La patience est l’urgence extrême : je n’ai plus le temps, dit la patience (ou le temps qui lui
est laissé est absence de temps, temps d’avant le commencement — temps de la non-
apparition où l’on meurt non phénoménalement, à l’insu de tous et de soi-même[…].) (p. 55)

Ainsi, la condition inconditionnelle de créature constitue une véritable transpas-


sabilité. La patience

ce serait la culpabilité innocente, le coup depuis toujours reçu qui me rend d’autant plus
sensible à tous les coups. (p. 41)

Reconnaissons enfin que par son attention à la souffrance humaine, la phéno-


ménologie de Levinas rend grâce au questionnement même de la question dans son
étrangeté — au fait même qu’il y a question. C’est dans cet excès « que viennent se
loger les questions métaphysiques […]. »133

Mais le philosophe ne doit-il pas face à cette patience comme extrême urgence
y relever une contradiction ? Est-il sensé de tenir à la fois l’exigence de la diachro-
nie — comme détachement perpétuel du moi par rapport à soi dans l’ouverture à
l’Autre — et l’aspect de l’immédiateté barrant toute compréhension, que fonde la
non-coïncidence à soi ?
En réalité, la question ne se pose pas si l’on a compris qu’à l’ouverture au De-
hors correspond une mise hors circuit de la conscience active, persévérante. La re-
lation entre le Même et l’Autre n’est pensable que comme non-sens : exclusion de
la genèse du pour-soi où personne ne s’y retrouve — dehors sans issue. En bref, la
conscience passive est détachée, dé-tâchement de la jouissance mais le détachement
lui-même constitue l’inaptitude à décoller de soi, une obsession.

La passivité de l’un — […] sa douleur — ne commence[ ] pas dans la conscience, c’est-à-


dire ne commence pas […]. (LEVINAS, AE, p. 95)

132 ROLLAND, Parcours de l’autrement, p. 311.


133 M. RICHIR, Le corps, p. 7.

84
§ 2. Le Dire pur

I. L’UNIQUE ORIENTATION

Le passage à la Parole

En est-on réduit pour autant au pur non-sens ? Non : l’impouvoir seul signerait
l’engloutissement du sujet dans un traumatisme où rien n’arriverait. Dans
l’atmosphère d’impouvoir, dans cette patience sans fin tranche un événement : le
passage134 à la parole. La passivité se dénoue en Dire. La descente vertigineuse dans
le fond sans fond s’infléchit en signifiance.

Sous le poids dépassant ma capacité, une passivité plus passive que toute passivité corréla-
tive d’actes, ma passivité éclate en Dire. (LEVINAS, AE, p. 229)

Mais il fallait que soient abandonnées derrière soi toutes les possibilités envisa-
geables pour que se produise l’événementialité de l’événement. Un événement n’est
jamais contenu dans mes possibilités. A travers le Dire, la souffrance par l’autre si-
gnifie : elle signifie en tant que souffrance-pour-l’autre. Le mal me touche au point
qu’il (me) signifie (comme) l’horreur du mal.
Autrement dit, dans l’« aliénation », dans l’exclusion de tout rapport, se fait une
relation — la seule solution transpossible —, une orientation qui ne peut être com-
prise que comme service à l’autre. La perte de soi, l’évidement de soi prend un sens
en tant que donner-malgré-soi-à-l’autre. Mais un donner qui avant de donner
quelque chose signifie comme « signe donné de l’un à l’autre » (LEVINAS, EDE, p.
323), comme dire « condition de toute circulation de messages. » (Ibid.) Une parole
d’avant la langue que la réduction admet.

Le langage est la possibilité d’entrer en relation indépendamment de tout système de


signes commun aux interlocuteurs. Perce-muraille, il est le pouvoir de traverser les limites de
la culture, du corps et de l’espèce. (p. 324)

Le Dire ici n’est pas un acte d’expression mais l’exposition faite à l’autre, le pré-
alable à toute communication extérieure et à toute transmission de signes.

Un langage dénué d’expression ou au-delà de toute culture, de toute constitu-


tion de système de signes, peut sembler naturellement insensé. Ne serait-il pas ainsi
une tension au-delà de l’être (une visée signitive) qui privée de l’appui d’un monde
linguistique sombrerait dans son propre non-être au lieu de retomber à l’être ? Ou
ne serait-il pas ainsi la folie d’une raison qui, voulant jeter un regard critique sur
elle-même, se convertirait à la condition adverse et pourrait « ‘‘voir simultanément
l’univers à travers les voiles de deux coutumes, de deux éducations, de deux mi-

134 Cf. H. VALAVANIDIS-WYBRANDS, « Enigme et parole », in EPP, p. 381-393.

85
lieux’’»135 dans une sorte donc de clarté sans fond, de dialogue dans le vide comme
si la langue maîtrisait ses préjugés. Car l’être-en-situation n’est-il pas la condition
même de toute communication ? Les heideggériens nous l’ont enseigné : seuls des
êtres dépassés par leur monde peuvent être dépassés l’un par l’autre c’est-à-dire
coexister. Ce n’est que sur fond de monde que la perpective de l’un glisse sponta-
nément dans la perpective de l’autre.
Nous nous sommes déjà confrontés aux thèses de l’être-en-dialogue et en
avons tiré les conséquences que l’on sait. A la lumière de la conceptualité lévinas-
sienne, nous pouvons approfondir notre critique.

Réduire le langage parlé

Parler d’une signification d’avant la parole parlée ne paraît absurde qu’eu égard
au champ de l’être-en-dialogue. Or précisément l’être-en-dialogue ne va pas de soi.
Pour Merleau-Ponty, le langage constitue un véritable geste, un certain style
dont la signification est un monde. Ce qui suppose en toute orthodoxie contre-
idéaliste le d’ores-et-déjà du monde. Le sens de la parole consiste ainsi précisément
à moduler à l’aventure — le locuteur ne sait par avance ce qu’il dit — un système
de signes dont la modulation sera reprise au compte de l’auditeur.

Le geste est devant moi comme une question, il m’indique certains points sensibles du
monde, il m’invite à l’y rejoindre. La communication s’accomplit lorsque ma conduite trouve
dans ce chemin son propre chemin. Il y a confirmation d’autrui par moi et de moi par autrui.
(MERLEAU-PONTY, p. 216)

Mais alors au lévinassien de se demander : qu’est-ce qui fait que le geste d’autrui
est perçu comme une invitation et non pas appréhendé comme une menace ?
Qu’est-ce qui fait que ce style singulier est à connaître et non pas à ignorer (le meil-
leur des cas) comme barbare ?
Dans le monde merleau-pontien, la question demeure abstraite ou plutôt se ré-
sout d’elle-même : l’un est de soi dans une reprise ouvert sur l’autre — sans quoi la
question ne se poserait même pas.

Autrui ou moi, il faut choisir, dit-on : mais on choisit l’un contre l’autre, et ainsi on affirme
les deux. […] Le refus de communiquer est encore un mode de communication. (p. 414)

Mais nous reconnaissons ce style de dialectique dont la fâcheuse caractéristique


consiste à ne pas rendre à la violence toute sa densité, à ne pas expliquer la guerre
en l’impliquant à titre de modalité dans l’être-avec originaire. Il faut retrouver ce
que suppose la coexistence naturellement pacifique, ce qui motive le mouvement de
pénétrabilité des points de vue. Il faut donc

135 T.-E. LAURENCE cité par MERLEAU-PONTY, in Phénoménologie de la perception, p. 219.

86
distinguer, d’une part, les significations, dans leur pluralisme culturel et, d’autre part, le
sens, orientation et unité de l’être, événement primordial où viennent se placer toutes les
autres démarches de la pensée et toute la vie historique de l’être [.] (LEVINAS, HAH, p. 39)

Ce qui ne revient pas à fuir l’être-au-monde vers la liberté théorétique d’une


conscience constituante, ni à plonger dans les ténèbres qui ouvrent l’ombre, mais à
mettre l’existence en question dans la relation éthique.

Mais plus précisément encore, il convient de distinguer la signification de l’être-


au-monde. C’est bien le sens des sens que nous cherchons, toutefois, le(s) sens
comme ouverture à un monde doi(ven)t être préalablement réduit(s). Le fait qu’à
toute saisie de quoi que ce soit rien ne lui soit donné qui ne soit déjà inscrit au sein
d’un monde qui l’enfante n’a rien d’évident. Une situation qui d’ores et déjà parle à
notre entendement, un espace d’intelligibilité culturellement donné prédisposant la
pensée qui voudrait le penser — l’impossibilité d’une intelligibilité plénière — est
l’œuvre d’un effort qui précède tout horizon et tout temps et dont il faut rendre
compte.

a) De la synthèse corporelle à sa dissémination

L’événement du langage interprété comme réarrangement, rassemblement de


l’être n’épuise pas le sens de la parole : le culte du culturel éclate en dissémination
dont on ne voit pas ce qui la distinguerait de l’absurdité.
On nous l’a fait savoir, nous faisant sortir de la naïveté idéaliste :
Le dit n’est pas simplement signe ou expression d’un sens : il proclame et consacre ceci en
tant que cela. (LEVINAS, AE, p. 62)

Le langage ne réside pas en un acte par lequel l’être préalablement reçu et pensé
intérieurement revêtirait désormais une expression qui se mesurerait à la donnée
qu’elle signifie. Le langage ne renverrait pas à une impression originaire, à un con-
tenu qu’il désignerait. Parler n’est pas (un résider) secondaire : il est le milieu où
l’être se recueille, où l’être voit le jour, séjournant. En d’autres termes, le langage
n’est pas pensé, constitué avant d’être parlé : toute pensée est originairement ex-
pression et cette opération s’ouvre et œuvre toujours déjà à partir d’un monde déjà-
dit. Dans cette perpective, est barré dans sa lancée même le retour aux choses elles-
mêmes.

Le plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une réduction complète. (MERLEAU-
PONTY, p. VIII)

Ce qui en définitive veut dire l’absence de sens littéral : les mots renvoient à
d’autres mots. Pré-réflexivement

87
[…] je commence à comprendre le sens des mots par leur place dans un contexte d’action
[…]. (p. 209)

L’expression « contexte d’action » est riche de sens. Elle peut désigner l’aspect
« créateur » du geste langagier : la représentation doit être comprise comme un re-
présentation artistique dont l’issue ne se dessine qu’au fur et à mesure que l’on y
met ses pas. En ce sens, on n’en a jamais fini de parler parce que toute parole véri-
table serait arrangement inattendu et hasardé, manifestant la profusion de l’être.
Mais ne pas savoir où l’on va est comme le fait d’une répétition théâtrale : l’être-situé,
la position de l’« auteur » débordé par l’horizon mondain importe tout autant. Le
langage exprime l’être auquel il appartient déjà : le langage se parle. En ce sens, pré-
cisément, la signification verbale n’existe qu’au creux de l’écart avec soi. Le mot
n’est signifiant que dans une référence à d’autres mots. Pour être entendu tout mot
requiert un contexte. De même qu’

[u]ne couleur n’est jamais simplement couleur, mais couleur d’un certain objet, et le bleu
d’un tapis ne serait pas le même bleu s’il n’était un bleu laineux. (p. 361)136

La perception impliquée dans le procès du monde implique un processus de


rassemblement qui constitue en soi un éclairage. La levée du geste dissipe la disper-
sion fantomatique du monde, « ‘‘il faut ‘regarder’ pour voir.’’ »137 De même le lan-
gage ne se forme qu’à former un réseau d’associations. Le langage ne se forme qu’à
être symbolique.
Ce qui ne veut pas d’abord dire qu’un mot fait penser, passer à un autre mot,
mais qu’un mot n’est compris qu’eu égard à la présence-absence dans ce mot d’un
autre mot. Il n’y aurait de la sorte pas véritablement de sens propre : l’identité du
mot consiste à être soi et un autre, à se produire comme distraction de soi, dépla-
cement, transposition — bref comme métaphore. Le sens prétendument propre ne
serait qu’un sens plat et appauvri fixé par une attitude quotidienne ou par abus de
rationalité (ce qui sonne comme un pléonasme) pour lequel l’expérience apparaît
toute faite d’éléments isolés, dans un espace géométrique où chacun des éléments
est rendu visible à partir de soi — bref un monde transi d’hypostases. La fidélité au
geste phénoménologique soucieux de réanimer l’éclat de la Chose, serait ainsi de
réveiller, de faire résonner, le non-dit dissimulé dans le mot, l’autre par lequel il
s’inscrit dans un contexte éclairant — sa racine ; laquelle pareillement se découvre
comme le même d’un autre, etc. (Ce geste est naturellement celui d’une re-création :

136 Le phénomène ne serait donc pas le même s’il n’était également la vue d’une certaine texture ou
l’écoute d’une couleur. Ainsi « les aspects sensoriels de mon corps […] sont immédiatement symboliques
l’un de l’autre parce que mon corps est justement un système tout fait d’équivalences et de transpositions
intersensorielles. Les sens se traduisent l’un dans l’autre sans avoir besoin d’un interprète, se comprennent
l’un l’autre sans avoir à passer par l’idée. » (MERLEAU-PONTY, Op. cit., p. 271)
137 MERLEAU-PONTY citant R. DEJEAN, in Ibid., p. 268. — « Elle [la perception] ne se donne pas

d’abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de
causalité, mais comme une re-création ou une re-constitution du monde à chaque moment. » (MER-
LEAU-PONTY, Op. cit., p. 240)

88
« il y a dans la racine une puissance au travail et qui fait travailler. » (BLANCHOT,
ED, p. 166))

Ainsi, la métaphore constitue un dépassement non parce qu’elle suppléerait à la


finitude d’une pensé incapable de saisir tous les aspects de la chose, mais parce
qu’elle relève d’un autre ordre que celui du donné. La métaphore pointant tel un
index qui montre au-delà de soi fait signe : elle est soustraite par avance au régime
de la simplicité intuitive.
En somme, il n’y a pas de signifié en dehors du signifiant et le signifié d’un si-
gnifiant est le fait d’un renvoi à un autre signifiant. Mais

[…] alors à travers la circulation et les renvois infinis, de signe en signe et de représentant
en représentant, le propre de la présence n’a pas lieu : personne n’est là pour personne, pas
même pour soi ; on ne peut plus disposer du sens, on ne peut plus l’arrêter, il est emporté
dans un mouvement sans fin de signification. Le système de signe n’a pas de dehors. (DER-
RIDA, DG, p. 332)

Comprendre la métaphore en tant que « le renvoi à l’absence » (LEVINAS,


HAH, p. 19), c’est dire que le langage ne vise aucun objet, qu’il constitue une neu-
tralisation du sens objectif. Mais une neutralisation qui n’est pas à son tour d’ordre
subjectif : elle reconduit à l’impersonnel, l’anonymat. Le fait que nulle présence ne
se manifeste détermine l’espace illimité du jeu, l’espace sans termes. Tout peut y
être échangé. L’un prend la place de l’autre et réciproquement. Régime de circula-
tion interminable et indéfini. Ressassement insignifiant où tous les mots deviennent
synonymes. Jeu de mots — un mot pris pour un autre — dont l’appartenance mu-
tuelle fait leur être. Jeu du mot dont la souplesse assure que l’un reflète l’autre et se
recueille à même ce reflet (de l’autre — qui reflète l’un), instituant indéfiniment par
cette réflexion l’espace de la « manifestation ». Ou : dans l’aire tracée, ce qui éclaire
s’éclairant lui-même d’éclairer l’autre s’éclaire comme l’autre de ce qu’il éclaire. Jeu de
miroirs qui s’enroule indéfiniment sur soi. Tournoiement rythmé en dialogue.
Aussi :

Rien d’extra-ordinaire ne se produit. Le langage est tenu à continuer dans les conditions
où il s’est engagé. Son mouvement au dehors est à jamais paralysé par les engagements
qu’impliqueraient [l]es premiers mots et que chaque mot reconduit tacitement. (LEVINAS,
SMB, p. 31)

Dans ses conditions, le mouvement métaphorique se pique, est pris à son


propre jeu et pique du nez.

[…] la parole a ouvert cet abîme de la signification, qui risque toujours de la perdre elle-
même […]. (DERRIDA, DG, p. 33)138

138 Inutile de préciser que la pensée derridienne assume le risque de la perte insensée. La force de la des-

cription lévinassienne est alors de pouvoir rester fidèle à l’esprit de recherche de la phénoménologie qui
poursuit l’aube d’une intelligibilité — en comprenant l’ouverture à l’ultime ouverture comme transpassa-
blité (transpossible).

89
b) Le déjà-dit est ici

Mais attardons-nous sur le nerf de la description. Ce à quoi la neutralisation


nous reconduit n’est rien d’autre en réalité que l’élément sensible du mot.

Le mot n’est pas séparable du sens. Mais il y a d’abord la matérialité du son qu’il remplit et
qui permet de le ramener à la sensation et à la musicalité […] : il est susceptible de rythme, de
rimes, de mètres, d’allitérations, etc. Mais le mot se détache de son sens objectif et retourne
au sensible encore d’une autre manière : en tant qu’il s’attache à une multiplicité de sens, en
tant qu’ambiguïté qu’il peut tenir de son voisinage avec d’autres mots. Il fonctionne alors
comme le fait de signifier. (LEVINAS, EE, p. 86 et 87)

Nous allons voir ce qu’il faut entendre par « le fait même de signifier ». Rele-
vons pour l’instant que le mot semble donc réductible à la sonorité ou à la musicali-
té. Un autre texte quasi contemporain n’hésite d’ailleurs pas à identifier son et mot.

Alors que, dans la vision, une forme épouse le contenu et l’apaise, le son est comme le dé-
bordement de la qualité sensible par elle-même, l’incapacité où se trouve la forme de tenir
son contenu — une véritable déchirure dans le monde — ce par quoi le monde qui est ici
prolonge une dimension inconvertible en vision. C’est par là que le son est symbole par ex-
cellence — dépassement du donné. Si cependant il peut apparaître comme phénomène,
comme ici — c’est que sa fonction de transcendance ne s’impose que dans le son verbal. Les
sons et les bruits de la nature sont des mots qui déçoivent. Entendre véritablement un son,
c’est entendre un mot. Le son pur est verbe.139

Ce qui veut dire également que le mot en tant que mot n’est pas un nom — il
est verbe — et que eu égard à ce qui est dit plus haut, le langage originaire, élémen-
taire est celui de la musique, de la poésie — et disons-le simplement — de l’art.

La fonction du verbe ne consiste pas à nommer, mais à produire le langage, c’est-à-dire à


apporter les germes de la poésie qui bouleverse les « existants » dans leur position et dans
leur positivité même. (p. 140)

Alors que l’acte de la nomination, sa fixation, constitue un apaisement, la parole


bien parlée a l’art de bouleverser.
139 LEVINAS, « La transcendance des mots », in HS, p. 201. — Eugène Minkowski avait déjà judicieuse-

ment mis en lumière cette différence entre l’objet de la vision qui est comme tenu à distance par celle-ci,
maintenu par elle, et l’« objet » sonore qui saisit plutôt qu’il n’est saisi et remplit l’espace, bouleversant ainsi
le schéma sujet-objet. « Une mélodie, une symphonie, voire même un seul son, surtout quand il est grave et
profond, se prolongent en nous, pénètrent jusqu’au fond de notre être, résonnent, retentissent réellement
en nous, comme le fait également un mouvement de sympathie. Il ne saurait évidemment être question
d’une deuxième mélodie qui, sous une forme ou sous une autre, serait un ‘‘reflet’’ de la première en moi ou
s’y jouerait d’une façon quelconque ; en réalité, il n’y a qu’une seule mélodie qui, en remplissant de ses
sons toute l’ambiance, qu’elle délimite et forme d’ailleurs elle même en la faisant retentir à son contact, et
en pénétrant en même temps en nous, nous porte tous les deux, en nous fondant en un tout mélodieux et
résonnant. » (E. MINKOWSKI, Vers une cosmologie, p. 106) « C’est ainsi que la plénitude a ici un caractère
purement qualitatif. Il ne saurait être question ni de remplir plus ou moins, ni de traverser des stades inter-
médiaires, ni de déborder [quantativement]. » (Ibid., p. 104) Le phénomène de retentissement caractérise
ainsi pour Minkowski le contact immédiat avec l'être, le sentir pur.

90
Cependant, s’il est vrai que la reconduction nous transporte dans le milieu de la
sensation, ne désavouons-nous pas, ne dédisons-nous pas, la description qui a trait
à l’événement d’être, c’est-à-dire à l’effort corporel compris toutefois comme sub-
stantivation ? Comment la manifestation de l’être, la « dispersion de l’opacité »
(LEVINAS, AE, p. 53), la totalité s’écartant immédiatement d’elle-même (p. 52)
dans la polarisation instantanée de l’être-en-général, comment donc le sentir en tant
qu’arrêt ou possession de soi, pourrait-il signifier également mais non contradictoi-
rement cette é-meute, cette participation où « un terme est l’autre » (LEVINAS,
EE, p. 99) ?
Pour le comprendre, il faut revenir sur l’ambivalence, déjà entrevue, de
l’événement — qui n’est autre que l’ambivalence du participe présent de l’étantité —
et y déceler en les accentuant les traits propres à articuler la description.
Le participe présent s’apparente à la fois au nom et au verbe. On y a insisté :
l’étant comme étant n’est pas une substance mais le fait pour l’être de surgir comme
l’être de l’étant, c’est-à-dire comme l’attribut d’un sujet — une relation, un sens a
lieu dans le plein. Il n’empêche : l’être se faisant substantif, se phénoménalisant, il
s’offre en définitive au voir objectivant, se voit nommé. A la différence de l’être qui
en tant qu’être pur demeure innommable : nuit où rien n’arrive, silence éternel — il
y a. Cependant, bien que l’advenue à soi de l’événement semble trancher sur l’être,
l’hypostase-diastase participe à l’il y a.

Toute relation ou possession se situe au sein du non-possédable […]. (LEVINAS, TI, p.


138)

Le fait de se tenir, cette manière d’être consiste en effet dans sa maîtrise à as-
sumer l’existence. Or
[l]e souci n’est pas comme le pense Heidegger, l’acte d’être au bord du néant ; il est impo-
sé, au contraire, par la solidité de l’acte qui commence et qui est déjà embarrassé par le trop
plein de lui-même. (LEVINAS, EE, p. 36)

Autrement dit, si l’effort se comprend originairement comme effort de libéra-


tion — effort dont la défaillance sur le plan clinique correspondrait par exemple à
l’engluement en soi du moi mélancolique — la tâche à laquelle on ne peut se sous-
traire, la charge donc, fait que la relation se présente comme une torsion.140

Le moi possède un soi […] auquel il a affaire comme à un compagnon ou à un partenaire,


relation qu’on appelle intimité. (p. 38)

Mais cet accompagnement est un doublement : le moi apparaît doublé par soi :
l’être n’est pas simplement tel qu’il apparaît, il est sans l’épouser son image.

140 Pensons à la physionomie de l’être-paresseux courbé malgré soi sous son poids. « La paresse est une

impossibilité de commencer ou si l’on préfère, elle est l’accomplissement du commencement. » (LEVI-


NAS, EE, p. 34)

91
Aussi :
Sans méconnaître l’événement du sommeil [le fait pour l’être de se dégager de soi], il faut
noter que dans cet événement est déjà inscrit son échec. […] / Dans l’hypostase de l’instant
— où sa maîtrise, sa puissance, sa virilité de sujet se manifestent comme être dans le monde
[…] — il est possible de distinguer le retour de l’il y a. (p. 142)

Un drame « se joue dans notre naissance perpétuelle. » (p. 143) Mais nous ne
sommes pas simplement dans l’impasse :

[…] pour que cette charge [à être] et ce poids soient possibles en tant que charge, il faut
que le présent soit aussi la conception d’une liberté. (p. 152)

Certes conception n’est pas liberté même : l’être-au-monde nous a montré à son
niveau le caractère illusoire de cette échappée. Mais cela ne veut pas dire que
l’échappée — l’art de la fugue, serait-on tenté d’affirmer — n’ait pas réellement
lieu. Au contraire : elle a nécessairement lieu ; la paresse est un impossible refus.
En somme, la maîtrise « est à partir de soi et déjà avec ou contre soi » (le « dé-
jà » sonne ici comme un nécessairement). (p. 151) Le contre-soi de l’intimité. Le retour
de l’il y a (et non à l’il y a) — retour infatigable au sein du mouvement qui l’oublie
—, le drame, tient au fait que le repos ne se fait pas tranquillement : il se réalise
comme exil de soi sans l’espace pour accueillir l’exilé qu’il est. Il ne le peut débordé
qu’il est par soi. « Tout en étant liberté et commencement, il est porteur d’un destin
qui domine déjà cette liberté même. » (Ibid.)

Le sommeil fragile, sommeil aux ailes légères, est un état second. (p. 142)

« Etat second » : l’expression est admirable parce qu’« état » est bien le nom
d’une manière d’être signifiant originairement le fait de se tenir debout, mais en
l’occurrence comme un somnambule dont l’être s’explique ici par l’indéfectible te-
nue-en-éveil d’un devoir-être astreignant et exclusif. Mais « état second » peut-être
aussi parce que de manière essentielle, primordialement, il y a là comme une ombre
à la manifestation ( ne relevant pas d’un retrait généreux de l’être).
L’atmosphère naturelle du sensible serait ainsi l’enchaînement à soi, la lassitude,
l’incapacité à se renouveler, le stagnation — le ressassement, la redite.

L’œuvre du langage ne consiste pas ainsi à relater le vacarme, en un rapport du


bruissement chaotique, inarticulé de l’être pur — l’essentialité du langage relève de
la musicalité — : elle est le lieu où se conçoit l’anonymat de la nominalisation (« on
n’est pas, on s’est » (p. 38)).

L’anonymat signifie ici la défaite de la chose, de la substance en modalité —


l’action qu’exprime le verbe (« […] revenir au langage essentiel […] consiste à écar-
ter les choses dans les mots et à faire écho à l’être. » (LEVINAS, SMB, p. 15))

92
Le langage peut apparaître, à première vue, comme nomination où se fait
l’identification. Identification à travers laquelle ce qui se présente — ceci — est pris
pour, posé comme ceci ou cela. « A est A » ou « A est B ». Cette opération procède
de la pensée, de l’entendement qui est la faculté de maintenir l’identité de l’étant
comme identique. Cependant, la proposition prédicative peut s’entendre tout au-
trement.

A est A s’entend aussi comme « le son résonne » ou comme « le rouge rougeoie ». A est A se
laisse entendre comme A a-oie. Dans le « rouge rougeoie », le verbe ne signifie pas un événe-
ment, un dynamisme quelconque du rouge opposé à son repos de qualité, ni une activité
quelconque du rouge, le passage par exemple du non-rouge au rouge — le rougir — ou le
passage du moins rouge au plus rouge, une altération. […] / C’est la verbialité du verbe qui
résonne dans la proposition prédicative et c’est, à titre secondaire, en raison de son étalement
privilégié dans le temps, que le dynamisme des étants se désigne et s’exprime par des verbes.
(LEVINAS, AE, p. 68)

Ce qui s’écoute dans la proposition est le verbe, le verbe être, dans sa verbialité,
autrement dit l’essence de l’être. Le langage se conçoit primairement comme expo-
sition où retentit l’essence. C’est dire que l’essence se fait langage parce que le lan-
gage sous cette modalité ne vient pas doubler l’être mais est la vibration même à
l’œuvre qui ébranle les étants posés dans leur endurcissement, — poésie141. C’est
dire que l’essence est déjà dite : la désignation suppose que celui qui prend la parole
soit déjà dans l’élément de la parole, que la parole lui soit déjà donnée —
« ‘‘j’entends dire ceci ou cela’’ » (p. 63). L’être se montre dans le langage parce que
l’être est pour la pensée parlant, parole déjà à elle adressée.

Dans la musique, les sons résonnent, dans les poèmes, les vocables […] ne s’effacent plus
devant ce qu’ils évoquent, mais chantent de leurs pouvoirs évocateurs et de leurs façons
d’évoquer, de leurs étymologies ; dans Eupalinos de Paul Valéry, l’architecture fait chanter les
édifices. La poésie est productrice de chant — de résonance et de sonorité qui sont la verbia-
lité du verbe ou de l’essence. (p. 70)

Le langage artistique est donc privilégié car il est la parole d’avant le langage
mondain.
La réduction découvre de la sorte l’a priori de l’expérience ou l’expérience de l’a
priori, la clarté originaire, le déjà-dit

sans lesquels le langage identifiant, nommant n’aurait pu atteindre le sensible. (p. 63)
Le signifier est lié à l’apparaître. Mais découvrir l’écart premier, c’est découvrir
la multiplication instantanée de l’identique, l’état du sensible comme essentiellement
symbolique. La torsion du sensible sur soi est chargée de sens comme étant celle
d’un sens surchargé. Le sens est ambigu. L’anonymat de la (dé-)nomination signifie

141 « C’est que l’inspiration n’est plus responsable de la poésie [dans le monde contemporain], non plus
d’ailleurs que le travail comme s’il s’agissait d’un ouvrage. Le moment poétique est celui de faire œuvre. Le
poète s’origine à l’œuvre à laquelle il donne ouverture. Il est l’œuvreur d’une œuvre dans l’être de laquelle il
y va de son être même. » (MALDINEY, L’art, l’éclair de l’être. p. 56)

93
d’autre part le manque de franchise, l’équivocité de l’être qui « ne se rejoint pas
dans l’instant où il est cependant engagé à jamais. » (LEVINAS, EE, p. 50) Et c’est
sur base de cette « association silencieuse avec soi-même » (p. 150) que peut se
former un réseau d’incessantes associations, rapprochements propres à
l’appellation.

Avant toute réceptivité, un déjà dit d’avant les langues expose l’expérience ou, dans tous les
sens du terme, la signifie (propose et ordonne), offrant aux langues historiques parlées par
des peuples un lieu […]. (LEVINAS, AE, p. 63)

La couche que nous avons atteinte se situe donc avant l’être-au-monde ; elle
rend compte du sensible d’avant la perception en tant que travail, œuvre mondaine
— laquelle précède le moment de la représentation en tant que contemplation — :
le sensible est d’abord position d’être — ici (avant d’être-à). Et cette phénoménali-
sation porte sa croix.

c) Un mauvais langage

Or ce moment mouvementé de l’αισθηςις ne dessine pas vraiment une ouver-


ture.

La musique dans Nomos alpha pour violoncelle seul de Xenakis, par exemple, infléchit la qualité
des notes émises en adverbes, toute quiddité se faisant modalité, les cordes et le bois s’en allant
en sonorité. Que se passe-t-il ? Une âme se plaint-elle ou exulte-t-elle du fond des sons qui se
brisent ou d’entre les notes qui ne se fondent plus en ligne mélodique, elles qui jusqu’alors se
succédaient dans leur identité contribuant à l’harmonie de l’ensemble, faisant taire leur crisse-
ment ! Anthropomorphisme ou animisme trompeurs ! Le violoncelle est violoncelle dans la sono-
rité qui vibre dans ses cordes et son bois, même si déjà elle retombe en notes — en identités qui
se rangent en gammes à leur place naturelle, de l’aigu au grave, selon des hauteurs différentes.
(LEVINAS, AE, p. 71)

On pourrait naturellement considérer que le foisonnement symbolique est de


soi appel à l’interprétation, qu’il suscite en soi le geste exégétique dont on verra qu’il
se constitue originairement au service de la transcendance.

L’exégèse ne se plaque pas sur la résonance de l’essence dans l’œuvre d’art — la résonance
de l’essence vibre à l’intérieur du dit de l’exégèse. (p. 72)142

(Mais cette proposition peut vouloir signifier simplement que l’exégèse travaille
l’essence ou le Dit de l’intérieur comme un remuement de fond en comble.) Ce-
pendant le mouvement « retombe » d’ores et déjà et ce même avant la mainmise

142 Cela n’est possible que si l’exhibition de la chose ne tenait pas également à la façade par laquelle elle

s’expose mais ne se libère pas (cf. TI, p. 210). La tentation du commentaire n’existe qu’à devoir faire face à
la nudité de la chose. Mais nous y reviendrons.

94
d’une formalisation analytique : il se fixe en forme de beauté. L’art contente, l’art
ravit parce que l’art fait voir.
[…] l’infini du signifié auquel renvoie le signe — n’en est pas moins ici-bas.143

C’est ainsi que le langage élémentaire — parce qu’il se donne en représentation


— est laissé à l’aberrance de son errance. Le mouvement qui semblait de transcen-
dance se retourne en fermeture de monde. Monde plastique où dans sa perfection
l’envers du décor vaut tout aussi bien l’endroit. Le regard ne peut que glisser sur
des formes, il n’est pas ouverture à l’ouverture même : la chose

s’expose enfermée dans son essence monumentale et dans son mythe où elle luit comme
un splendeur, mais ne se livre pas. (LEVINAS, TI, p. 210)

Monde plastique qui s’offre dans l’admiration, en silence — religieusement. Le


destin de la métaphore est de s’inscrire à travers l’opacité de l’image en laquelle le
perpétuel « inachèvement » — en tant que la phénoménalité s’accomplit dans
l’hésitation — du foisonnement apparaît comme suffisant.144 D’où l’(im)posture de

143 LEVINAS, « La transcendance des mots », p. 200.


144 Ce qui n’exclut pas la recherche — au contraire : la compréhension de ce qui se donne ne peut se faire
qu’à travers l’intervalle visuel, qui se comble à mesure que les aspects, les reflets encore fluants se signalent
de moins en moins nombreux jusqu’à maturité.
Mais cette maturité n’expose-t-elle pas encore à une certaine profondeur, à une certaine inquiétude ?
L’information de l’informe ne demeure-t-elle pas instable ? Assurément : le débordement qui échappe à
l’instant de maîtrise est la structure temporelle de l’espace du mouvement.
Qu’en est-il alors de la satisfaction proprement dite ? N’a-t-elle jamais vraiment lieu ? Mais la partition du
tout de l’être qui se reflète dans l’image ne signifie pas que la partie tende vers le tout sans pouvoir
l’atteindre. Le Tout se saisit progressivement, selon divers degrés, mais chaque image en est le raccourci :
chaque manière de se donner est absolue par rapport à la série de degrés. Autrement dit, l’appréhension de
l’image s’achève en fascination. « Le monde des choses appelle l’art où l’accession intellectuelle à l’être se
mue en jouissance, où l’Infini de l’idée est idolâtré dans l’image finie, mais suffisante. » (LEVINAS, TI, p.
149) « A un certain moment tout est consommé » (LEVINAS, EE, p. 65) pour « une extase s’évanouissant
dans la transcendance atteinte ou retrouvée » (LEVINAS, « De l’Un à l’Autre », p. 156). Revient alors à
une instance anesthétique d’arracher le Moi au rêve, à la situation hallucinatoire et de permettre que se
poursuive la recherche.
Mais le processus est en réalité plus fin. Car, que l’on ne s’y méprenne pas : le terme d’hallucination doit
être vidé de tout contenu psychologique et arraché au contexte pathologique où elle prendrait originaire-
ment figure : l’hallucination ne se réduit pas au phantasme dont on sait qu’il ne peut pas se réaliser. Dé-
contaminée en effet de l’attitude naturelle, l’hallucination prête « à la teneur conceptuelle de l’évidence ses
propres caractères » (F. GIL, Traité de l’évidence, p. 217) : « elle renvoie intrinsèquement au sensible », elle
« se signifie elle-même », « elle s’impose et dispense de la preuve », et rassemble tous ces traits « en un vécu
unique, à savoir le sentiment d’intelligibilité dont la satisfaction de l’esprit est la pierre de touche. » (Ibid.)
En d’autres termes, l’épreuve de réalité a partie liée avec l’hallucination comme sécrétion de la croyance en
l’existence de l’objet qui procure satisfaction. L’intentionnalité a ainsi pour vocation « de le [l’objet] re-
voir ‘‘encore’’, de le restituer dans sa présence. » (Ibid., p. 226) Mais reste que la foi en l’objet court perpé-
tuellement en elle-même le risque du dogmatisme : que la définition de la chose devienne une idée fixe,
que l’horizon lui-même de la compréhension convienne à celle-ci, se mue en objet de convoitise (disséquer
l’ouverture, la lumière désacralisée). La conscience non-intentionnelle consisterait de la sorte en un en-
rayement du processus dogmatique, une réelle mise à distance de l’expérience du monde. Contre le dog-
matisme, la conscience non-intentionnelle soutient la raison dont le procès, nous le verrons, garantit à

95
l’esthète accompli — au regard soutenu par l’œuvre qu’il vise et devenant par en-
thousiasme soi-même œuvre d’art — qui à l’aune de la situation à deux dimensions
se gardera sans réserve de juger la dissémination synchronique des points de vue.
Mais ne confondons-nous pas finalement ici l’esthétique sensible et l’esthétique
artistique ? N’y a-t-il pas rupture et saut d’un domaine à l’autre ? Est-il fondé
d’avancer que le Dit réduit à l’ostension est « Dit réduit au Beau, porteur de
l’ontologie occidentale » (LEVINAS, AE, p. 70) ? Et l’art est-il nécessairement l’art
du Beau ?
Mais nous ne pouvons pour l’instant en dire davantage à propos de l’art dont le
volume que l’analyse du phénomène mérite n’est pas recevable ici. Nous prions le
lecteur de rester patient.

II. L’ESPRIT DU TEMOIGNAGE

Devoir décrire la signifiance en elle-même — le signe donné de l’un à l’autre —


dans la nécessité de suspendre la synthèse corporelle et le procès de la manifesta-
tion ontologique, conduit à devoir comprendre la première signification en tant
qu’obligation mais une obligation qui ne laisse nulle place à l’hésitation, qui s’impose
sans l’ombre d’une hésitation. « La signification — c’est l’infini » (LEVINAS, TI, p.
227), son commandement.
Le signe se fait de loin, d’au-delà et au-delà. (LEVINAS, SMB, p. 39)

« Au-delà » : le Dire est en deçà ou au delà de l’essence et de ses systèmes lin-


guistiques. « D’au-delà » : le Dire vient de l’opacité de la passivité, de la profondeur
du passé immémorial, immémorable. « D’au-delà et au-delà » : le signe ne se signe
pas soi-même : le Dire est l’adresse même faite au delà, à l’autre, « langage allant
d’une singularité à l’autre sans qu’elles aient rien de commun […]. » (p. 41) Le Dire,
l’exposition à l’autre, n’est pas l’ouverture de la perspective — l’être-en-situation où
se joue la dialectique sans synthèse de l’ouverture et de la fermeture —, l’expression
d’une intériorité s’offrant au déchiffrage : se faire signe pour l’autre n’est pas don-
ner signe. Se faire signe ne revient pas à être dit : le Dire en tant qu’arrachement à
soi ne consiste pas à dire son arrachement. C’est la signifiance même du signe qu’il
convient de penser — l’infinitif du verbe.
Aussi, sans égard pour le point de vue, sans perpective de récupération, le Dire
se donne comme témoignage de l’infini.

l’objet un avenir durable, contrastant avec la mainmise d’une rétention qui soustrait la chose à son chan-
gement.
Par ailleurs, le non-lieu de la conscience non-intentionnelle ne se ramène pas au sujet absolu ou idéaliste
dont Kant a jeté les fondations, car, nous le verrons également, la subjectivité du sujet demeure singulière,
une facticité qui, sans être factuelle, ne se réduit pas à des structures aprioriques.

96
En tant que l’un-pour-l’autre — elle [la subjectivité] se résorbe en signification, en dire ou
verbe de l’infini. (LEVINAS, AE, p. 29)

De soi le Dire est témoignage. (p. 231)

C’est par ce témoignage que la gloire se glorifie. Il est la façon dont l’Infini passe le fini, et
la façon dont l’Infini se passe. (LEVINAS, DMT, p. 227)

La subjectivité se « résorbe » : Levinas signale un soi qui dans un mouvement de


récurrence ne se récupère nullement, le toujours-encore-plus de l’exposition à
l’Autre comme pur effet de son irréductible altérité.

Le Dire est Désir que l’approche du Désirable exaspère, creuse et où l’approche du Dési-
rable ainsi éloigne. Telle est la scintillante modalité de la transcendance, de ce qui arrive vrai-
ment. (LEVINAS, SMB, p. 38)

Transcendance qui arrive telle l’impossibilité de la satisfaction que nous avons


rencontrée — la souffrance par l’Autre — , qui interdit le temps d’un arrêt comme
si le moi ne pouvait reprendre son souffle, jeter un coup d’œil et mesurer l’étendue
de sa charge en fonction de ses possibilités, l’anticiper. En ce sens, l’infini,
l’Inconnu où se retire l’autre exaspère ma sensibilité dans une attente sans fin, ren-
versant l’être en « émotion »145. Mais cette contrainte sans raison prend sens préci-
sément comme témoignage — i.e. dans le fait de parler au nom de l’autre (et non
pas, en miroir, en « mon nom »).
Le Dire étant le sens d’une réponse sans délai et sans le savoir, « il se trouve
avoir manifesté ce que le visage d’autrui a signifié pour lui. » (LEVINAS, EI, p. 115
et 116).
Autrement dit, à travers l’itération du Dire, l’infini s’y révèle, c’est-à-dire « se
produit comme événement » (LEVINAS, DMT, p. 223). Mais cette « manifes-
tation » n’est pas, c’est entendu, un dévoilement : elle ne se donne pas à voir. Origi-
nellement le témoignage n’est donc pas le récit d’une expérience dont il tirerait sa
vérité. La description se tient résolument dans l’ordre de la signifiance et non du
savoir : l’expérience appartenant à l’ordre de la satisfaction n’oblige pas de soi au
témoignage. Se présenter comme témoin implique une demande « comme on de-
mande quelqu’un qu’on commande, comme quand on dit : ‘‘On vous demande.’’ »
(LEVINAS, EI, p. 104) Tout autre témoignage est second et dérivé.
L’attestabilité du témoignage — le fait qu’il ne soit pas la thématisation de ce
dont il témoigne — signifie ainsi l’infinité de l’infini, le fait qu’il ne se présente pas à

145 L’émotion dont le vertige est caractéristique et qui constitue pour Jan Patočka le contact originaire.
Certes c’est de la transcendance du monde qu’il s’agit chez le philosophe tchèque, mais il n’est pas ininté-
ressant de lire que le phénoménologue relève un « domaine » qui ne « présuppose pas la compréhension de
soi, l’ouverture à l’être propre dans ses possibilités […]. » (J. PATOČKA, Papiers phénoménologiques, p.
101) « Ce contact […] demeure en deçà du seuil de nos possibilités propres et partant, en deçà du seuil
propre de l’être […]. C’est un domaine dans lequel, plutôt que de nous mouvoir nous-mêmes en tant que
libres, nous sommes mus. » (Ibid., p. 102) Nous reviendrons dans la deuxième partie à une phénoménologie
de l’émotion.

97
même sa production. C’est dire encore que le témoin ne sait rien de qui le com-
mande et ne sait pas qu’il répond à un commandement. La parole émerge, dépour-
vue de toute réflexion, apérité sans provision — sincérité, où l’ouverture se déclare
comme telle hors théâtralité.

Dédicace de soi-même, ce témoignage est ouverture de soi qui exprime le surplus


d’exigence au fur et à mesure que l’exigence de la responsabilité est remplie. (LEVINAS,
DMT, p. 227)

De la sorte, l’impossibilité pour l’événement du commandement d’être contenu,


manifeste que celui-ci

s’énonc[e] par la bouche de celui qu’il commande. (LEVINAS, AE, p. 230)

La gloire qui ne vient pas m’affecter comme représentation ni comme interlocuteur devant
quoi ou devant qui je me place, se glorifie dans mon dire, me commandant par ma bouche.
(p. 229 et 230)

Même la tenue de l’écoute — par son attention —, parce que comme réponse
prévenante elle s’entend parler, passe outre à la structure du l’un-pour-l’autre. L’ordre
n’est pas non plus présupposé comme un non-dit suscitant le désir de le recueillir.
L’ordre se glisse en résonnant dans le Dire qui le transmet avant de l’avoir reçu.

Quitter le domaine de la conscience cognitive, c’est donc abandonner l’esprit


d’initiative en tant que mode du commencement. Le commandement éthique inter-
dit toute obéissance qui aurait égard à la formulation d’un ordre que le sujet saisi-
rait. L’ordre se formule au moment même où le moi obéit. L’Autre-dans-le-Même
est de soi institution du commandement.
Cette structure éminemment paradoxale nous parlera peut-être davantage si on
la nomme « inspiration ». On peut dire en somme que l’excès du non-sens sur le
sens signifie comme inspiration.
Par l’autre et pour l’autre, mais sans aliénation : inspiré. (p. 181)

La souffrance par l’Autre ne s’arrête pas en haut mal. La manière dont l’infini
affecte la subjectivité détermine « la pneumatique même du psychisme » (LEVI-
NAS, EI, p. 115), « son psychisme même, [la] possibilité de l’inspiration : être au-
teur de ce qui m’avait été à mon insu insufflé — avoir reçu, on ne sait d’où, ce dont
je suis l’auteur. » (LEVINAS, AE, p. 232) « Tout d’un coup, l’inspiration me
vient ! »
Avant de prendre la pose, d’être une figure, tout auteur est, nous sommes auto-
risés maintenant à l’avancer, coauteur. Le fait de toujours déjà penser plus que ce
que l'on pense actuellement, que ce que l’on est capable de se représenter ou de
décrire, le fait que le discours soit incessamment emporté au delà de ce que la cons-

98
cience veut lui confier comme sens, définit la disproportion de ce que l’on peut ap-
peler inspiration, mais, on l’aura compris, ne reçoit son sens propre qu’à travers la
relation éthique.

99
Chapitre 8

L’ECRITURE

§ 1. De la nécessité du Dire d’un Dit

Le Dire de la responsabilité s’impose donc. La fonction de la parole, avant de


revêtir l’aube du soulèvement de l’être, consiste à témoigner. Le Dire comme con-
tact, proximité, est une réponse immédiate à l’exigence de l’Autre, à l’exigence
qu’est l’Autre. Pour le moi frappé d’interdit, nulle remise sur pied d’un au-temps-
pour-moi qui de plus bel battrait mesure. Mais en tant que témoignage, ce « lan-
gage » n’est pas le dire de personne. Sans être une opération de transmission de
signes, il est don fait à l’Autre — don de soi. Don de soi et donc pas sans moi.
Donner a le sens d’un arrachement à la présence, d’un empêchement de la présence
en tant que « pôle d’une spirale dont la jouissance dessine l’enroulement et
l’involution […]. » (LEVINAS, TI, p. 123) La description nous a plongés au cœur
d’une corporéité — l’Autre-dans-le-Même — dont l’architectonie est celle d’une
tension entre l’enroulement essentiel de la jouissance et son dénouement par le
Dire — béance é-norme de la bouche — qui s’origine dans le bouleversement
même du sujet.

La jouissance dans sa possibilité de se complaire en elle-même, exempte de tensions dia-


lectiques, est la condition du pour-l’autre de la sensibilité et de sa vulnérabilité en tant
qu’exposition à Autrui. / Celle-ci n’a de sens que comme ‘‘prendre soin du besoin de
l’autre’’, de ses malheurs et de ses fautes, c’est-à-dire comme un donner. Mais le donner n’a
de sens que comme arracher à soi malgré soi et non seulement sans moi ; mais s’arracher à soi
malgré soi n’a de sens que comme s’arracher à la complaisance en soi de la jouissance ; arra-
cher le pain à sa bouche. Seul un sujet qui mange peut être pour-l’autre ou signifier. La signi-
fication — l’un-pour-l’autre — n’a de sens qu’entre êtres de chair et de sang. (LEVINAS,
AE, p. 119)

Mais ce passage en dit plus long qu’il n’y paraît. En effet, le Donner dont il est
question n’y pas seulement intransitif : il y est don du pain et donc de quelque chose.
Par ailleurs, ce don se passe entre des êtres de chair et de sang et donc comme dans
une pluralité. C’est donc de toute évidence une nouvelle couche de l’architectonie
corporelle humaine qui s’offre à la description.
Pour le dire sans détour, elle correspondrait à la nécessité de la thématisation eu
égard au Dire. Il y a un moment où le Dire pour se signifier aurait « besoin » du Dit
(en tant que thème où le Dire s’énonce, se traduit) et ce mouvement aurait lieu né-
cessairement en société.
Mais entendons-nous bien dès l’abord : cette couche est bien une nouvelle
couche.

100
Il ne s’agit pas, comme le voudrait Etienne Féron146, de considérer le mouve-
ment du Dire au Dit « comme un prolongement nécessaire de la réduction du Dit
au Dire, et même comme un enrichissement et un surcroît de sens par rapport à
celle-ci […]. »147 Ce serait frayer avec la logique du supplément — celui-ci étant
quelque chose et non pas plutôt rien, il trahirait de son fait même, en prenant en
défaut le Dire pur, un manquement de ce dernier. Nous verrons au contraire qu’à
travers cette nouvelle couche, le Dire, sans tour de force aucun, conserve son auto-
nomie.
Par ailleurs, le mouvement du Dire au Dit n’est pas simplement un retour à
l’être, retour à la case départ : il s’agira d’une réévaluation de l’aventure de la manifestation
ontologique en tant que Dit d’un Dire éthiquement et non pas étho-logiquement res-
ponsable.

Le Dire originaire de l’irréductible diachronie, précédence de tout dit, passerait


dans le Dit. Quelle en serait la nécessité ? Pourquoi cette transition au langage vi-
sible et audible à tous ? Plusieurs raisons ici s’enchevêtrent.
Stricto sensu la responsabilité reconduite à sa pureté est une responsabilité sans
limites, proprement excessive. Elle ressortit au registre de la passivité, du trauma-
tisme, de l’exposition pure sans défense, de la vulnérabilité persécutée. Le sens — le
pour-l’autre — se préserve du pour-soi dans « une écharde qui brûle la chair » (p.
85) où l’incandescence qui couvre les cendres empêche l’acte de renaître. L’éthique
pur(e) n’est donc pas de l’ordre du réalisable. Explicitons davantage.
Tout d’abord, nous y avons insisté, parce que le feu dévorant de la gloire de
l’infini se glorifiant est « à contre-cœur » « un contre-vivre », « une non-pratique »
(BLANCHOT, ED, p. 47). « Il s’agit d’une exigence venant de l’autre, par delà l’actif
de mes pouvoirs, pour ouvrir un ‘‘déficit’’ sans limites. » (LEVINAS, AE, p. 199)
Mais si l’éthique ne mobilise pas un « Je peux », elle ne peut également se réali-
ser en ce sens qu’elle ne serait pas juste dans son effectuation.

Ce retournement du contact en conscience et en discours énonciateur et logique où le


thème communiqué importe plus que le contact de la communication, n’est pas dû au hasard
ou à la maladresse d’un comportement : il tient à la relation du prochain avec le tiers à l’égard
de qui il peut être coupable […]. (p. 144 ( suite de la note 3, p. 143))

Autrement dit, la responsabilité infinie pour l’autre, par l’infinité même de son
exigence, ne serait « possible » qu’en tant que responsabilité d’un seul pour
quelqu’un à qui toute sa vie serait consacrée, au détriment de quelqu’un d’autre ou
des autres. Elle aurait l’air d’une intimité à deux.
Par ailleurs, cette réalisation ne serait pas seulement injuste pour les autres : la
production de l’impossibilité de se dérober, de l’extrême passivité, serait la produc-
tion d’une « condition d’otage » (p. 185) à la culpabilité sans bornes répondant à la
« haine persécutrice » (p. 175) du prochain qui « peut, de par cette méchanceté

146 Cf. FERON, « L’événement », p. 113-127, in Emmanuel Lévinas et l’histoire.


147 Ibid., p. 126.

101
même, obséder pitoyable […]. » (Ibid.) Ce serait le règne d’une violence originaire
qui dévasterait infatigablement et démesurément un sujet réduit à sa perte en
l’Autre, — incapable de toute capacité.
Mais l’éthique n’est peut-être pas réalisable encore parce que foncièrement, « le
visage est abstrait ou nu. » (LEVINAS, HAH, p. 51) L’ouverture originelle est
« une allée dans le plein » — obsession (relation « avec » le dehors précédant tout
acte qui ouvrirait ce Dehors) : tout rapport « a d’un seul coup brûlé dans la nuit
sans ténèbres […]. » (BLANCHOT, ED, p. 44) C’est dire que l’autre d’où vient
l’exigence n’est rien d’autre que le fait de se refuser à toute hypostase, l’étrangeté
même du prochain. Visage sans identité, visage anonyme. Le visage originellement
ne serait donc le visage de personne.148
Enfin, la responsabilité pré-originaire ou an-archique en tant que condition in-
conditionnelle de l’existence, moment constitutif de notre vécu, n’est en soi rien de
réel, rien comme tel ou tel. Si l’anarchique régnait, il se poserait et perdrait, de ce
fait, son an-archie même. — Cependant, nous ne nous trouvons pas, Dieu nous en
garde, en métaphysique : la structure ne constitue pas une armature apriorique qu’il
faudrait — fût-ce selon une logique du paradoxe résolument assumée — logique-
ment supposer en vue de fonder l’expérience. L’ouverture originelle — la transpas-
sabilité — bien qu’elle ne ressorte pas au domaine de la possibilité n’en demeure
pas moins transpossible. C’est dire qu’elle peut énigmatiquement s’actualiser, se donner
sous forme d’une épreuve mais d’une épreuve qui aura la forme de l’échec149,
« forme à l’impossible. » (MALDINEY, PHF, p. 5) La confusion entre le monde de
la vie et l’éthique lévinassien(ne) ne peut donner lieu qu’à une expérience propre-
ment délirante — l’expérience d’un sujet ravagé, plongé — noyé — dans une at-
mosphère de fin du monde, dans la stupeur catatonique. — Tel le cas Schreber, où
apparaît la persécution de l’infini — Dieu-x —, où « le monde réel se remplit des
‘‘signes’’ de l’intention de Dieu. », où « [l]e malade vit réellement Dieu, vit réelle-
ment la persécution comme élection religieuse. » 150
148 Cf. J.-L. MARION, « D’autrui à l’individu », in PT, p. 287-308.
149 Nous devons cette réflexion à Murakami dont la finalité du travail consiste également à montrer com-
ment l’œuvre lévinassienne contribue théoriquement à la compréhension en psychopathologie.
150 MURAKAMI, Op. cit., p. 243. — « Multiples étaient les miracles [i.e. transformations par rayonnements

divins] qui accablaient les organes internes de la cage thoracique et de la cavité abdominale. Je ne saurais
en dire aussi long en ce qui concerne le cœur ; en l’occurrence, je ne me souviens que d’un certain jour, —
c’était au temps de mon séjour à la maison de santé de l’université de Leipzig — ce jour-là j’étais en pos-
session d’un autre cœur. Par contre, mes poumons ont été pendant longtemps l’objet d’assauts violents et
très menaçants. » (Daniel Paul SCHREBER, Mémoires d’un névropathe, p. 131.) « Dès le début […] s’est im-
posée l’emprise du système du couper-la-parole qui consiste en ce que les vibrations que l’on imprime sur les
nerfs, et avec elles les mots qu’elles induisent, viennent à véhiculer non pas des pensées accomplies mais
seulement des débris de pensées, dont c’est la tâche qui échoit en quelque sorte à mes nerfs que de faire,
en quelque façon, aboutir au sens. » (Ibid., p. 180) « Il est incontestable pour moi […] que toute la situation
où Dieu se trouve aujourd’hui engagé, à la face de la terre entière et de l’humanité vivant sur terre, repose
entièrement sur les rapports singuliers qui sont nés entre Dieu et ma personne. » (Ibid., p. 236)
D’une manière générale, nous soutiendrons que le psychotique comme psychotique « vit » la chose en soi.
Ainsi, l’avoir-lieu purement phénoménologique — le Réel —, là où a priori et a posteriori, droit et fait se
sont d’un seul coup rejoints, quand meure la ligne de fuite, le Logos, l’ego absolu, — n’est autre que la
souffrance. Souffrance, Ambiguïté, Présence vivante — Dieu : « Le tourbillon : souffrance de l’autre, ma
pitié de sa souffrance, sa douleur à cause de ma pitié, ma douleur à cause de cette douleur, etc., s’arrête à

102
§ 2. La visagéité du visage

Mais afin d’apprécier à sa juste valeur la redescente du Dire au Dire d’un Dit, il
convient de revenir sur la description du visage. Y revenir parce qu’avec lui com-
mence tout discours, pourrait-on dire, mais y revenir d’abord pour y remarquer,
avant toute réflexion, l’autrement-qu’être d’une ambiguïté autre que celle que l’on
pensait et, rendant compte peut-être précisément de la source de toute parole, d’où
la dimension que l’on cherche maintenant à atteindre pourrait en quelque sorte tirer
son origine.

Revenir sur le visage, c’est avant toute chose, prêter attention à une différence :
l’Autre diffère de l’autre homme.
Rappelons-nous : en tant que « défection même de la phénoménalité » (LEVI-
NAS, AE, p. 141, déjà cité), le visage est ambigu : il n’est pas purement et simple-
ment — ce qui reviendrait à l’hypostasier — un non-phénomène, il est une « cer-
taine non-phénoménalité »151 dont le « certain » résonne comme être « au bord de
tomber hors de la phénoménalité »152. « Ce que veut dire ‘‘autre’’, c’est la phénoménalité
comme disparition. » (DERRIDA, ED, p. 190)
Cependant si l’Autre est signifié dans l’altérité du visage, on ne confondra pas
celle-ci avec la toute-altérité.

moi. Moi — c’est ce qui comporte dans toute une itération un mouvement de plus. Ma souffrance est le
point de mire de toutes les souffrances — et de toutes les fautes. […] L’incarnation du Soi et ses possibili-
tés de douleur gratuite doivent être comprises en fonction de l’accusatif absolu du Soi, passivité en deçà de
toute passivité au fond de la matière se faisant chair. Mais il faut apercevoir dans le caractère anarchique de
la souffrance — et avant toute réflexion — une souffrance de la souffrance, une souffrance ‘‘à cause’’ de
ce que ma souffrance a de pitoyable, qui est souffrance ‘‘pour Dieu’’ qui souffre de ma souffrance. […] »
(LEVINAS, AE, p. 186, note 1) L’ego absolu est absolue inquiétude qui dans son itération ne peut repo-
ser que sur soi, c’est-à-dire n’est soutenu par personne d’autre que soi. Tout lui incombe. Mais dans
l’inquiétude pour la souffrance qui persécute cette inquiétude, passe une souffrance absolument absurde.
Dieu comme ego absolu se tient dans la Trace comme absolu non-sens qui assure l’absoluité de
l’inquiétude, la relance infiniment afin qu’elle ne s’arrête pas en inquiétude « pour soi » (orgueil de celui qui
s’attacherait à montrer son martyre).
Trace, Origine absolue, mais Dieu personnel que la pensée occidentale, excepté quelques percées de
l’autrement-qu’être dans l’histoire de la philosophie, n’a pas su — comme savoir — entendre. Mais autre-
ment-qu’être accueilli dans la parole hébraïque. Dieu — le Verbe — absolument personnel car absolument
anonyme. Dieu comme Dieu conteste sa propre présence : mais ce Non, l’Interdit de Le comprendre est
Commandement. Non du Nom absolument propre qui n’est pas nominalisation du verbe, fixation de la
verbialité : Au-delà de l’équivoque. Pro-nom condition de tout nom, Premier mot, parce qu’Il n’est pas
nommé, appelé, assigné — mais commande absolument. Dieu personnel car, Première écriture, Première
trace, le Seul à résonner comme Il, pour qui dans la langue retentit son illéité. Imprononçable dont la pas-
sée ne pouvait se loger que dans l’Ecrire des écritures. Ecrin de l’Autre contre lequel la phénoménologie
comme ontologie est mise en question — réforme de l’entendement — mais dans ce questionnement
ouvert, en marche, s’ouvre le Dehors qui conditionne la foi, la confiance en l’Avenir — l’avenir-toujours-
à-venir — et sur laquelle est rivé le sens du phénomène.
151 ROLLAND, Op. cit., p. 95.
152 Ibid.

103
[l]e visage entre dans notre monde à partir d’une sphère absolument étrangère — c’est-à-
dire précisément à partir d’un absolu qui est d’ailleurs le nom même de l’étrangeté foncière.
(LEVINAS, EDE, p. 272)

La grâce du visage
tient à l’ailleurs dont elle vient et où elle se retire. (p. 276)

Mais précisément, il faut s’en tenir à la finesse du texte : l’insaisissablilité,


l’infigurabilité même du visage provient de l’absolu, de l’ailleurs au lieu que le visage
constitue simplement le Dehors. Habiter la distance153 n’induit pas que l’on soit la
distance. La toute-altérité est la modalité d’une troisième personne.

Cette troisième personne qui, dans le visage, s’est déjà retirée de toute révélation et de
toute dissimulation — qui a passé — cette illéité n’est pas un « moins que l’être » par rapport
au monde où pénètre le visage, — c’est toute l’énormité, toute la démesure, tout l’Infini de
l’absolument Autre, échappant à l’ontologie. » (LEVINAS, HAH, p. 65)

Il n’y a donc pas de continuité entre l’Obligation et la défection de la phéno-


ménalité : celle-ci procède de celle-là mais la

trace de l’infini […] passe sans pouvoir entrer — où se creuse le visage comme trace d’une
absence, comme peau à rides […]. » (LEVINAS, AE, p. 148)

L’absolu ou l’altérité pure se passe, en l’assurant, dans l’écart de la dé-


composition du visage : l’absolu ou l’infini n’est pas le fait de se retirer du signe
mais le d’ores-et-déjà du retrait avant toute entrée. Alors que l’altérité du visage con-
siste en une décomposition — impliquant encore dans son ambiguïté, de par son
ambiguïté, le pôle de la phénoménalité —, l’altérité pure est l’origine de tout excès
du dérangement, elle constitue le dérangement en tant que dérangement, la passe
même du passé, ce qui fait la non-re-présentabilité de ce qui dépasse la disponibilité
de la conscience.
C’est dire que le visage est trace de soi dans la Trace — « trace authentique »
« de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là, de ce qui est toujours passé. »
(LEVINAS, HAH, p. 68)

Mais au fond, pourquoi courir le risque de parler d’un passé absolu, d’une ex-
ception absolument étrangère à l’ordre dont elle s’excepte ? N’est-ce pas s’attendre
au tournant à une sévère déconstruction ?

153 Cf. MARION, Op. cit., p. 295.

104
I. LA PROXIMITE AVEC SARTRE

On serait tenté de tenter une première réponse.


Si Autrui était à l’origine de l’ordre hétérogène qu’il signifie, il serait pris d’une
façon ou d’une autre pour un alter ego, une subjectivité égologique : la relation s’en
trouverait réduite à l’intersubjectivité dont l’horizontalité manque la hauteur. La
Parole (le visage) présente à soi,

tout à coup elle redevien[drait] la tranquille parole humaniste et socratique qui nous rend
proche de celui qui parle, puisque nous faisant connaître, en toute familiarité, qui il est et de
quel pays il est […]. (BLANCHOT, EI, p. 81)

Non que cette présence à soi se délivrerait par signes susceptibles de se dis-
soudre en corrélats intentionnels de la vie du Même — au contraire, son égoïté pré-
serverait une « intériorité », c’est-à-dire une impossibilité de réaliser pour l’un ce qui
est vécu du côté de l’autre — mais en tant qu’ego « c’est-à-dire d’une certaine façon
le même que moi » (DERRIDA, ED, p. 187), on ne verrait pas ce qui de par cette
symétrie ferait qu’Autrui en soit réduit au moi.
Certes ! — mais en tant qu’être-toujours-au-bord-de-sa-disparition, n’avons-
nous pas soutenu que le visage en soi ne s’y retrouve pas ?
En quoi donc l’ambivalence du visage ne suffit-elle pas à troubler de soi
l’ontologie ? En quoi la pauvreté de l’autre, son absolution, ne pourrait-elle d’elle-
même m’obliger ? L’ambiguïté serait-elle possiblement équivoque ?

Benny Lévy154 nous met sur la bonne voie. Pour comprendre que « l’ordre vient
de lui »155 c’est-à-dire « ne procède pas de la disparition comme phénoménalité »156,
il convient, comme le réalise précisément le début de l’ouvrage exégétique, de partir
de la proximité entre Sartre et Levinas.

Je me sens proche de Sartre, par l’appartenance à la même génération. […] Vous savez
que mon livre sur la phénoménologie de Husserl a paru en 1930 et que Sartre était un de ses
lecteurs ainsi que je l’ai appris par les Mémoires de Simone de Beauvoir. Sartre a écrit : je suis
arrivé à Husserl par Levinas. Il était lecteur de Heidegger ; je l’étais aussi. Sartre a tiré de ses
lectures toutes les perspectives exceptionnelles de ses grands livres. Ma voie est un peu diffé-
rente mais je me suis toujours senti appartenir à la génération de Sartre.157

La proximité tient donc dans une nuance. En quelle manière ?

154 Cf. Le visage continu dont il faut saluer l’exigeante interprétation par laquelle l’exégète ravive l’esprit de la
lettre hébraïque du texte lévinassien. Mais cette accentuation exégétique juge continuellement le langage
phénoménologique comme essentiellement équivoque, double, langage de l’assimilation, de la naturalisa-
tion, mauvaise langue, — et donc à réduire, à infonder, comme on détruirait l’idole ; Lévy n’admet pas en
définitive qu’une réévaluation du phénoménologique soit possible. Il y a chez lui un antioccidentalisme
foncier que, pour notre part, nous ne pouvons admettre.
155 B. LEVY, Le visage continu, p. 53.
156 Ibid.
157 LEVINAS accordant en 1980 un entretien au Journal des communautés, repris in IH, p. 155.

105
[…] Sartre dira d’une façon remarquable, mais en arrêtant l’analyse trop tôt, qu’Autrui est
un pur trou dans le monde. (LEVINAS, HAH, p. 63)

« Sartre s’arrête trop tôt » : tout se passe comme si le phénoménologue ne me-


nait pas à bien sa description. Mais qu’est-ce donc qui dans cette retenue n’est pas
correct ? Attardons-nous quelques instants sur l’événement d’Autrui dans l’Etre et le
Néant.

La trouée et le Corps-pour-Autrui

Il est remarquable que pour Sartre au fait qu’Autrui me regarde corresponde


une neutralisation de ma perception :

[…] loin de percevoir le regard sur les objets qui le manifestent, mon appréhension d’un
regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction des yeux qui « me regardent » : si
j’appréhende le regard, je cesse de percevoir les yeux […]. […] Ce n’est jamais quand des
yeux vous regardent qu’on peut les trouver beaux ou laids, qu’on peut remarquer leur cou-
leur. Le regard d’autrui masque ses yeux, il semble aller devant eux. […] le regard, à la fois, est
sur moi sans distance et me tient à distance […]. » (SARTRE, EN, p. 316)

Il semble qu’Autrui

est percé d’un trou de vidange, au milieu de son être, et qu’il s’écoule perpétuellement par
ce trou. (p. 313)

Aussi (et toute la question consiste à apprécier cet acte de liaison et ce qui en
découle) faute de percevoir, d’identifier quelqu’un, je suis renvoyé immédiatement à
moi-même :

saisir un regard n’est pas appréhender un objet-regard dans le monde […] c’est prendre
conscience d’être regardé. (p. 316)

Epreuve de la passivité : je suis l’objet d’un jugement sévère. Autrement dit,


Autrui

est le sujet qui se découvre à moi dans cette fuite de moi-même vers l’objectivation. (p.
315)

Car cette « expérience » n’est autre que l’épreuve de la honte : ce que je « saisis »
lorsque le regard de l’autre se jette sur moi

c’est que je suis vulnérable, que j’ai un corps qui peut être blessé […]. (p. 316)

106
Il est encore remarquable que l’être qui se découvre dans la honte — mon-
corps-pour-Autrui — par le biais d’Autrui, en tant qu’il n’est pas sur le mode du
projet,

m’est donné comme un fardeau que je porte sans jamais pouvoir me retourner vers lui
pour le connaître, sans même pouvoir en sentir le poids […]. (p. 320)

Cet être détermine la limite de ma conscience, limite qui, en tant que telle, ne
saurait provenir de moi mais que réalise Autrui :

la limite est saisie [par lui] comme le contenu qui me contient et me cerne […]. (p. 346)

La limite qui mine ma transcendance m’apparaît comme hors d’atteinte, non


révélée et par delà ma limite : l’« Autre », « le Non-moi-non-objet » (p. 345) qui me
délimite. En bref :

le regard d’Autrui me fait être par delà mon être dans ce monde […]. (p. 319)

Aussi :

Rien n’empêcherait […] que je demeure fasciné par ce Non-révélé avec son au-delà […].
(p. 348)

La reconquête de soi

Mais c’est ici précisément que Sartre au lieu d’y entrevoir l’accusatif du soi, le
recouvre tout aussitôt, succombant au reflet du réflexif dans la langue écrite au
masculin. Le sujet doit relever la tête ; la honte comporterait de soi la relève. Rien
n’empêcherait que je me consume

si je ne réalisais précisément ce Non-révélé dans la crainte, dans la honte ou dans la fierté.


(SARTRE, EN, p. 348)

En effet,

la honte […] est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui
regarde et juge. (p. 319)

Explicitons. La honte

implique que je m’apparais comme menacé à titre de présence au milieu du monde, non à
titre de Pour-soi qui fait qu’il y a un monde. C’est l’objet que je suis qui est en danger dans le
monde […]. (p. 348)

107
En d’autres termes, dans l’épreuve le Moi vulnérable en tant qu’il est le Moi-
objet est assumé. Assomption qui consiste dans le fait pour moi de refuser ce Moi-
objet par quoi Autrui se fait être ne pas être moi. Refus qui donne à la honte sa to-
nalité mais qui n’est pas de la sorte une disparition du Moi-objet : la négation du
Moi-objet le pose comme « Moi-aliéné » (p. 345) que « je reconnais pour mien »
(Ibid.).
Ce Moi-objet est moi que je suis dans la mesure même où il m’échappe et je le refuserais au
contraire comme mien s’il pouvait coïncider avec moi-même en pure ipséité. (p. 346)

Dès lors dans la saisie (négative) même de cette négation peut s’expliciter la
conscience (de) moi comme ipséité. En effet, par refus du Moi-refusé (par Autrui),
« je me détermine comme Moi-même » (p. 345).
Ainsi, en assumant son être-objet, la conscience n’est pas seulement prisonnière
dans un renvoi infini d’elle-même à elle-même : en acceptant comme mienne ma
limite, je tiens à mon tour Autrui à distance. L’ipséité est un ressaisissement, une
reconquête de soi qui fait qu’il y a Autrui pour elle : Autrui se trouve être ici ce que
je me fais ne pas être. Ce qui signifie que j’affecte toutes les possibilités d’Autrui
« du caractère de non-vécu-par-moi » (p. 349) : elle ne sont plus que possibilités
contemplées, « donc mortes-possibilités. » (Ibid.) Autrui ne m’apparaît donc qu’en
tant que subjectivité dégradée.

En tant que je fais qu’il y ait un Autrui, je me saisis comme source libre de connaissance
qu’Autrui a de moi et Autrui me paraît affecté en son être par cette connaissance qu’il a de
mon être, en tant que je l’ai affecté du caractère d’Autrui. […] Elle [cette connaissance
qu’Autrui a de moi] ne me touche plus ; elle est une image en lui de moi. Ainsi la subjectivité
s’est dégradée en intériorité […]. » (p. 350)158

L’au-delà me pousse à une guerre partielle

En somme donc, deux choses à tirer du propos sartrien eu égard au nôtre, deux
choses corrélatives l’une de l’autre.

158 Autrement dit, contrairement à l’opinion trop répandue (mais il est vrai que les formules de Sartre sont
parfois hésitantes) le regard sartrien (dans le cas du rapport humain) à l’heure de la maturité ne consiste
pas en une objectivation pure et simple : l’objet du regard est un ensemble de propriétés comportemen-
tales qui a une boîte noire renvoyant à un Pour-soi masqué. Nous pensons naturellement à Merleau-Ponty
qui s’est fait le relais autorisé de cette opinion. « Autrui me transforme en objet et me nie, je transforme
autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d’autrui ne me transforme en objet, et mon regard ne le
transforme en objet, que si l’un et l’autre nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous
nous faisons l’un et l’autre regard inhumain, si chacun sent ses actions, non pas reprises et comprises, mais
observées comme celle d’un insecte. » (MERLEAU-PONTY, Op. cit., p. 414) Et plus largement encore, le
dernier chapitre de la troisième partie de l’ouvrage — La liberté — illustre bien ce traitement caricatural
que la Phénoménologie de la perception réserve à L’Etre et le Néant.

108
D’une part, le regard d’Autrui peut chez le phénoménologue prêter à
l’équivoque159 : le trou dans le monde peut s’ouvrir comme un espace vide à bou-
cher : oblitération d’Autrui par laquelle le Moi se renforce comme tel. La pupille
devient

un appel d’être, comme d’ailleurs tous les trous […]. (SARTRE, EN, p. 706)

Ou encore : l’expression revient


à l’état d’un pli de sable sur la terre […]. (LEVINAS, EDE, p. 295)

D’autre part, la négation d’Autrui — fût-elle la haine, une de ses modalités —


ne peut être que partielle ou ne peut se suffire à elle-même.

C’est qu’en effet nous ne saurions prendre une attitude consistante envers Autrui que s’il
nous était à la fois révélé comme sujet et comme objet, comme transcendance-transcendante
et comme transcendance-transcendée, ce qui est principiellement impossible. (SARTRE,
EN, p. 479)

C’est avancer, très curieusement, que la haine ne se constitue pas sans mauvaise
foi. Elle ignore ce qu’elle sait ou ne sait pas ce qu’elle veut : le regard haineux ne
peut comprendre une référence à l’Autre-sujet qu’obscurément, implicitement, et
cette référence en est sa mort. En bref, nous ne pouvons pas franchement haïr,

sans cesse ballotés de l’être-regard à l’être-regardé, tombant de l’un à l’autre par des révo-
lutions alternées […]. (p. 475)

II. LA MORTALITE D’AUTRUI

Le meurtre comme visée de l’au-delà

Nous voici dès lors en mesure d’apprécier à sa juste valeur le pas-au-delà ac-
compli par la phénoménologie lévinassienne. L’envie, ou plutôt le désir de meurtre
implique une nouvelle dimension, inouïe, en laquelle le visage gagne sa visagéité.

L’altérité qui s’exprime dans le visage fournit l’unique « matière » possible à la négation to-
tale. Je ne peux vouloir tuer qu’un étant absolument indépendant, celui qui dépasse infini-

159 Cf. LEVY, Op. cit., p. 27, 42 et 48. — L’exégète associe l’équivoque à la féminité du visage en tant que
pâmoison de la tendresse. Ce qui n’est pas du tout évident, car pour Levinas : « Le voluptueux de la volup-
té n’est pas la liberté domptée, objectivée réifiée de l’Autre, mais sa liberté indomptée, que je ne désire
nullement objectivée. […] Rien ne s’éloigne davantage de l’Eros que la possession. Dans la possession
d’Autrui, je possède Autrui en tant qu’il me possède, à la fois maître et esclave. La volupté s’éteindrait dans
la possession. » (LEVINAS, TI, p. 297 et 298)

109
ment mes pouvoirs et qui par là ne s’y oppose pas, mais paralyse le pouvoir même de pou-
voir. (LEVINAS, TI, p. 216)

C’est donc parce qu’Autrui n’est absolument pas par rapport au Moi son alter
ego que celui-ci peut vouloir l’anéantir.160 Ce qui sollicite la haine n’est pas le fait
d’avoir été mis en état de subir la liberté d’Autrui. Il n’est pas d’abord le détenteur
d’un pouvoir ou d’une force dont le Moi voudrait s’emparer ou réduire et qui pos-
séderait celui-ci au moment même de la saisie. Autrui résiste à la possession certes
en tant qu’il se retire devant le visible mais dans cette retraite s’ouvre la dimension
de la Hauteur par laquelle il échappe absolument et dont il descend.

Il y a une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec quelque chose
d’absolument Autre : la résistance de ce qui n’a pas de résistance — la résistance éthique. (p.
217)

D’où la « tentation de la négation totale » de « la dure résistance » dans les


« yeux sans protection » (p. 293). Seul le dérangement infini — l’ordre d’un autre
ordre que le Même, le touchant mais non pas réalistement — permet de mesurer la
banalité et la facilité infinies de la prétention à rompre (définitivement) avec le Bien
« dépassant les forces d’être. » (LEVINAS, HAH, p. 12) C’est la responsabilité or-
donnant le moi à Autrui qui possibilise la spontanéité du désir meurtrier comme
recherche d’un mouvement sans terme :

sa rectitude meurtrière est déjà singulièrement ajustée dans sa visée à l’exposition ou à


l’expression du visage.161

Parce qu’il n’y a pas de matière à la préhension, il y a là matière à déchaînement.


Mais cela signifie aussi que la possibilité implique son impossibilité : le meurtrier ne
peut rechercher que ce qu’il ne pourra jamais atteindre ou toucher : la transcen-
dance qui scintille comme visage ( ce qui s’appelle classiquement : la liberté ou
l’âme de la personne). Le meurtre se porte nécessairement vers son interdiction, il
court droit à son échec. Interdiction qui n’est autre que celle du rude commande-
ment : « Tu ne commettras pas de meurtre ».162 Tu ne commettras pas de meurtre
parce que tu ne peux pas effectivement anéantir l’autre en tant qu’autre.

Interdiction qui n’équivaut certes pas à l’impossibilité pure et simple et qui suppose même
la possibilité qu’elle interdit précisément ; mais en réalité, l’interdiction se loge déjà dans cette
possibilité même, au lieu de la supposer ; elle ne s’y ajoute pas après coup, mais me regarde

160 Certes pour Sartre, la haine vise la suppression de l’autre et à travers lui « le principe général de
l’existence d’autrui » (SARTRE, EN, p. 483) : elle porte en elle ainsi la reconnaissance d’une entière liberté.
« Seulement, nous dit également Sartre, cette reconnaissance est abstraite et négative : la haine ne connaît
que l’autre-objet et s’attache à cet objet. » (Ibid., p. 482)
161 LEVINAS, « De l’Un à l’Autre », p. 166 et 167.
162 « Tu-ne-tueras-point qu’on peut expliciter aussi beaucoup plus ; c’est le fait que je ne peux laisser autrui

mourir seul, il y a comme un appel à moi […]. » (LEVINAS, « Philosophie, Justice et Amour », in EN, p.
122)

110
du fond même de mes yeux que je veux éteindre et me regarde comme l’œil qui dans la
tombe regardera Caïn. (LEVINAS, TI, p. 258)163

L’« âme » donc ne se rend pas. Le meurtre est, comme le souligne Jacques Rol-
land dans un très beau texte164, « en excès sur lui-même », c’est-à-dire une visée qui
vise au delà de ce qu’elle peut viser — l’étrangeté au monde —, mais déjà se brise en
retombant dans le monde ici-bas — le désir est relancé.

Le pouvoir du meurtre

Mais qu’en est-il précisément de l’effectuation meurtrière — rencontrât-elle


l’échec —, car le meurtre, quoi que nous disions, exerce un pouvoir.

Autrui qui peut souverainement me dire non, s’offre à la pointe de l’épée ou à la balle du
revolver et toute la dureté inébranlable de son « pour soi » avec ce non intransigeant qu’il op-
pose, s’efface du fait que l’épée ou la balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son
cœur. Dans la contexture du monde il n’est quasi rien. (LEVINAS, TI, p. 217)

« Quasi » : la nuance n’est pas rien. C’est que le visage en tant qu’abandon de
victime ne constitue pas une tracéïté pure et simple. « Le visage à la limite de la
sainteté et de la caricature » avoue Totalité et infini (p. 216).
Sans entrer dans les détails de la caricaturalité qui retiendra suffisamment notre
attention dans la suite, cette hésitation du visage signifie qu’il n’échappe pas abso-
lument à la phénoménalité et qu’il s’offre dès lors en un sens au pouvoir qui veut
pouvoir sur lui. Car, on l’a vu, comme dé-composition, le visage n’est visage qu’à se
défaire incessamment de ce qui le retient. Encore une fois, il est remarquable que
sous le langage apparemment viril de Totalité et infini, puisse percer l’expression
d’une oscillation quasi désespérée.

L’ouverture permanente des contours de sa forme [la forme du visage] dans l’expression
emprisonne dans une caricature cette ouverture qui fait éclater la forme. (Ibid.)

En d’autres termes, ceux de la décomposition, la résistance du visage laisse per-


pétuellement derrière elle ce qu’elle abandonne sans relâche sous peine de gel dans
une forme. Or, ce qu’elle abandonne — le caractère visible du visage, son incarna-
tion —, elle le livre au geste meurtrier.

163 Précisons dès à présent que doivent se dessiner dans ce texte trois styles de violence — la violence
contre l’ontologie mise à part. 1) La violence qui consiste à se poser inconsciemment comme n’étant pas le
gardien de son frère. Indifférence qui abandonne donc l’autre à son abandon : elle est responsable
d’ignorer qu’elle laisse mourir. 2) Le meurtre proprement dit qui sait qu’il tue. 3) la violence « fille d’Hitler
ou sa fille adoptive » (LEVINAS, HAH, p. 11) où le meurtrier aménage délibérément l’oubli au sein de
son acte.
164 ROLLAND, « L’Ambiguïté comme façon de l’autrement », in EPP, p. 427-445.

111
L’incarnation du visage se manifeste ainsi comme sa précarité même, comme la faiblesse
de sa faiblesse ou comme faiblesse effective, absolument non métaphorique, comme ce par
quoi il s’offre à un pouvoir que, dans sa dés-incarnation, il attire mais dont il s’absout.165

Ainsi, la véhémence intrinsèque au meurtre qui cherchant ce qu’il ne peut tou-


cher, laboure la chair de sa victime. (Une froide exécution ne vise pas Autrui
comme tel mais exécute un contrat.)

La Trace de la trace

Voici donc la leçon que nous enseigne durement le meurtre (cette proposition
n’étant pas moins terrible) : il nous « révèle » — en un point éclaté où se brise l’expérience
dans l’irrécupérable — la mortalité d’Autrui.
La description comme déchiffrage ne peut pas par conséquent s’en tenir à
l’ambiguïté comme visage, car le moins-que-l’être, comme on le voit chez Sartre,
peut sembler être un manque-d’être.

Vide du délaissement ou — oh ! équivoque à démystifier ! […]. (LEVINAS, AE, p. 146)

Trace perdue dans une trace, moins que rien dans la trace d’un excessif, mais toujours
avec ambiguïté (trace d’elle-même — possiblement masque […]) […]. (p. 148)

Dans la tension entre transcendance et immanence, « l’immanence gagne à tout


coup contre le transcendance. » (LEVINAS, EDE, p. 277) La trace comme visage
peut devenir signe ; la faiblesse a une faiblesse : elle peut être prise à la lettre. On
pourrait penser qu’après tout la pupille est bordée par du sensible et l’on pourrait
vouloir alors en chercher le fond(ement) — chercher le terme qui lui correspon-
drait. Autrui peut passer pour une privation ou une image dégradée de la Conven-
tion. Alors présence et absence coexistent comme entre chien et loup. « Tout se
range en un ordre, en un monde, où chaque chose révèle l’autre ou se révèle en
fonction d’elle. » (p. 278) La retraite ne serait que « le signe d’un éloignement » (p.
290), son dérangement se donne comme « précurseur d’une totalité plus concrète
[…]. » (p. 287) L’absence « en creux dans la présence du visage » (p. 276) fait signe
à un projet de dévoilement, de pénétration. L’au-delà n’était qu’un autre monde à
découvrir — un propos ramassé. Ainsi à cause de la présence d’Autrui se pose au
creux de sa défection une question à laquelle on répondra par l’érection d’une fin
sous la forme d’une maxime (universelle). Il y avait là matière à réflexion. Autrui est
théoriquement apaisé — l’altruisme retient la leçon par correction.

L’amour comme relation à Autrui peut se réduire à cette foncière immanence, se dépouil-
ler de toute transcendance, ne chercher qu’un être connaturel, une âme sœur […]. (LEVI-
NAS, TI, p. 285)166

165 Ibid., p. 440.

112
Mais il y a le meurtre où Autrui s’expose à celui qui le met en joue et le vise à bout portant
— tout en signifiant une altérité autre. Il y a une modalité (la visagéité : l’Autre-dans-le-
visage) qui demeure en lui spécifiquement trace, au delà de toute trahison empi-
rique. Aussi :

Ce qui dans chaque trace […], par delà le signe qu’il peut devenir, conserve la signifiance
spécifique de la trace — n’est possible que par sa situation dans la trace de [la] transcen-
dance. (LEVINAS, EDE, p. 281)

En somme donc, parce que l’on peut vouloir démystifier l’équivoque, parce
que, de par son aspect possiblement ostensible, on peut être tenté de le faire,
l’analyse recquiert de distinguer entre la toute-altérité par quoi le visage se rend à la
hauteur, c’est-à-dire la Transcendance, l’Autre ou en définitive, la mort (la NON-
expérience) — et le visage qui apparaît « la mort dans l’âme » (LEVINAS, TI, p. II),
« retraite dans le creux de la mort » (LEVINAS, HAH, p. 12).
La mort — absolument invisible — est autre que l’autre qui s’y expose ; elle est
ignorée de lui : elle n’est ni un se-donner-la-mort, ni un donner au Moi cette mort
du dévisager. Faire « face » à la mort, c’est pour l’autre être abandonné dans une
ignorance qui n’a plus l’ombre d’une réponse possible. Mais, Autrui ignorant ce
qu’il lui arrive s’en remet à moi, sa mort est mon affaire, elle me met en cause,
m’inquiète.

[…] tout ce qui, en autrui, ne me regarde pas « me regarde ».167

Ce qui ne signifie pas que le visage fasse signe vers la mort mais que le com-
mandement, le NON-sens est pré-originaire au visage entre transcendance et visibi-
lité. Et c’est parce qu’elle ne prend jamais corps, n’est jamais visible que cette pré-
originarité — la trace de l’Infini, la Trace, l’Infini — « s’expose aux reniements de
l’athéisme »168. Athéisme de l’athée, de l’humaniste athée — « Circulez (parce qu’) il
n’y a (plus) rien à voir et à entendre ! » —, ou du théologien dotant l’Invisible de la
force d’une affirmation qui, surplombant le monde, répond d’avance à sa question.
La Trace est à la merci d’un oui ou d’un non. Athéisme encore de l’analyste :

La transcendance se doit d’interrompre sa propre démonstration. Sa voix doit se taire dès


qu’on en écoute le message. Il faut que sa prétention puisse s’exposer à la dérision et à la ré-
futation jusqu’à laisser soupçonner dans le « me voici » qui l’atteste, un cri ou un lapsus d’une
subjectivité malade. (LEVINAS, AE, p. 238)

166 Soulignons qu’à la base, le moins-que-rien appréhendé à travers l’attitude naturaliste comme manque-

d’être, devient phénomène mais phénomène qui n’est pas comme les autres, car c’est en tant que sensibili-
té ne jouissant pas de son manque, qu’il peut faire signe vers sa réparation.
167 LEVINAS, « Diachronie et représentation », p. 186.
168 LEVINAS, « De l’Un à l’Autre », p. 174.

113
Mais ce qui veut dire aussi que l’on pourra vouloir chercher à combler l’absence
sans que cette recherche ne réponde pas au témoignage de la trace de l’infini.
Athéisme ou théologie n’épuisent pas la pensée.

§ 3. Proximité, trace et langages

La réduction au Dire pur nous a plongés dans une « relation déséquilibrée à


l’Infini, à ce qui ne saurait se comprendre : ni s’englober, ni se toucher […] »169
Cependant, une phénoménologie du meurtre — meurtre qui dans sa négation
« reconnaît » le commandement — s’est située à un nouveau niveau de description,
car tout en visant la mort de l’autre, il mobilise un pouvoir — donc l’être — qui
trouve sa source dans le fait que le visage se fait aussi « sentir » — se dé-visage.
Toutefois, si la faiblesse se trahit, il n’en reste pas moins que le meurtre est né-
cessairement voué à l’échec. C’est que le meurtre cherche le satisfaction de son
geste, il prétend par essence au triomphe. (Le fait de vouloir être reconnu est donc
peut être à l’origine de cette tendance à revenir sur les lieux.) Dieu merci ! — le
meurtre ne fait pas sens, avorte à son terme.
Qu’en est-il alors de l’entreprise sensée, celle qui n’est pas en pure perte, où le
visage serait visé, « atteint sans se montrer touché » (LEVINAS, HAH, p. 44) ? Au-
trement dit, comment penser l’activité sans qu’il n’y ait là matière à re-
connaissance ? Ou encore : comment penser le fait que la Parole passe par une
bouche ?
Nous savons que cette nouvelle couche mettrait en question la visibilité ou le
caractère sensible du visage. Quel peut en être le sens positif par delà l’aveu de fai-
blesse révélé par la phénoménologie du meurtre ? La visibilité où le visage se dé-
visage serait-elle plus complexe que ne le laisserait supposer sa réduction à la gros-
sièreté empirique ?

L’ambiguïté du visage dans Totalité et infini se décrivait sous la forme d’une hési-
tation entre « sainteté et caricature », entre transcendance et visibilité. Autrement
qu’être rend cependant les choses beaucoup plus sinueuses. Eu égard à la présente
problématique, soyons plus attentif à ce passage, déjà partiellement cité :

L’apparoir est percé par la jeune épiphanie — par la beauté — encore essentielle — du vi-
sage, mais aussi par cette jeunesse comme déjà passée dans cette jeunesse : peau à rides, trace
d’elle-même : forme ambiguë d’une suprême présence assistant à son apparoir, perçant de
jeunesse sa plasticité, mais déjà défaillance de toute présence […]. (LEVINAS, AE, p. 145)

On le voit, l’ambiguïté est en vérité redoublée. Plus loin la structure apparaît


distinctement :

169 LEVINAS, « Herméneutique et au-delà », in EN, p. 89.

114
Le visage obsède et se montre : entre la transcendance et la visibilité / invisibilité. (p. 246)

Dire maintenant que les choses paraissent plus sinueuses n’arrange naturelle-
ment rien. L’analyse qui va suivre ne prétend pas débrouiller complètement le
fourmillement des aspects que recèle maintenant une tension unique à trois degrés
(tension entre désincarnation et incarnation, cette incarnation dessinant aussi une
tension, elle-même terme d’une tension plus riche que la tension primitive mais ne
s’instituant que par rapport à elle).

I. LA PAROLE DE LA PAROLE : LA JEUNESSE

Le nom propre

Il est remarquable pour nous, dans cette structure feuilletée, que soit prise en
compte cette dimension qui consiste à pouvoir se porter secours à soi-même — et
que Levinas appelle « jeunesse ». Jeunesse dont la sincérité, en deçà de ses effets de
démonstration, détermine la monstration de l’humanité de l’(autre) homme.
La jeunesse est authenticité. (LEVINAS, HAH, p112)

Authenticité : la jeunesse est cette capacité de crever l’écran, elle n’avance pas
masquée. Comment ? Elle crie ! Mais alors que la vieillesse « cache sa misère »
(LEVINAS, AE, p. 145, déjà cité), le cri dans la jeunesse se recueille en ayant lieu.

Le visage est présent dans son refus d’être contenu. (LEVINAS, TI, p. 211, déjà cité)

Il s’articule dans une parole, une expression. Le cri s’affirme étant — le visage
est nom, « contenance donnée à soi »170. Le visage s’exprime, c’est-à-dire « se pré-
sente[ ] en personne. » (p. 293) Mais le nom est ici nom propre :

son ici et maintenant, il les transporte avec lui ; là où il se tient, il y a un centre, et là où il


ouvre la bouche, il y a un commencement.171

La phénoménalisation du visage ne se réduit en aucune manière à la position


concrète et indivise au sein de la communauté d’un genre. Le visage comme phé-
nomène n’est pas un phénomène comme les autres.

La présence du visage ou l’expression, ne se range pas parmi d’autres manifestations sen-


sées. (p. 331)

170 LEVINAS, « De l’Un à l’Autre », p. 166.


171 F. ROSENZWEIG, L’étoile de la rédemption, p. 265.

115
Sa monstration est exceptionnelle. Comme personne, il ne s’éclaire pas de par
sa situation : il ne signale pas autre chose que soi. « Il ne se manifeste pas par ces
qualités, mais καθ’αυτο. » (p. 43) — « exceptionnelle présentation de soi par soi » (p.
221). C’est qu’après tout, le genre est lui-même un terme : l’idée de participation ne
résout pas la problématique de l’individualité ; celle-ci est nécessaire à celle-là. Le
faire-exception est assuré par l’étantité du visage où paraître et apparaître coïnci-
dent. Le visage n’est pas le fruit déjà mûr d’une participation. La jeunesse ne se
cueille pas, elle est recueillie, recueillement du cri.

Bien avant cette participation et à titre d’élément nécessaire à cette participation […], se
signale l’éventualité purement formelle de la forme nominale de l’individu. La forme nomi-
nale, la forme du terme comme terme, de l’un en ce terme […]. » (LEVINAS, AE, p. 89)

La phénoménalisation constitue donc ici la position d’un appel (ou la puissance


active de l’arrachement hors contexte). La contenance ne consiste pas à (se) préser-
ver (de) l’appel : le nom veille à l’étrangeté, il tient (à) l’appel, non la pose.

Mais le visage […] peut à la fois être en lui-même parce qu’il est dans la trace de l’illéité.
(LEVINAS, EDE, p. 282)

L’étant se montre en soi parce qu’il se manifeste dans ce qui ne se manifeste


pas.

De la nomination à la désignation

Mais cette nomination peut faire l’objet d’une désignation. Le visage est le vi-
sage de quelqu’un

auquel peut-être le « quelque chose » thématisé en direction du doigt qui montre […] doit
déjà sa structure formelle […]. (LEVINAS, AE, p. 90)

« Peut-être » : car sous la désignation un rapport plus franc qui la fonde — celui
de l’œil qui écoute et parle. Nous abordons à nouveau la structure dialogique dont il
convient phénoménologiquement de restituer la vie mais en la situant cette fois-ci
originairement hors de la réversibilité des termes.

Le langage est un rapport entre termes séparés. (LEVINAS, TI, p. 212)

Dans son avoir-lieu, comme événement, le visage détermine une « objectivité »


qui me regarde. Une « objectivité » par laquelle le côté subjectif de l’acte est dépas-
sé : elle ne doit rien à mes lumières. Cependant, l’événement qui me dépasse ne
m’écrase pas pour autant. A l’individuation de l’autre correspond l’individuation du
moi. Cette relation d’individu à individu constitue la structure du dialogue.

116
a) Le dialogue : nouvelle approche
L’universalité est instaurée par ce fait, après tout extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi vu
de face […]. / […] Le retour sur soi de la conscience n’équivaut pas ainsi à une contempla-
tion de soi, mais au fait de ne pas exister violemment et naturellement, au fait de parler à Au-
trui. (LEVINAS, DL, p. 23)

Parler ne consiste pas pour le locuteur à tendre vers une identification avec son
interlocuteur, à aller trouver son contemporain. La conscience ne voit le jour qu’à se di-
riger vers ce qui n’est pas elle, hors correspondance, communauté de vues et
d’esprits. Le véritable dialogue ne s’institue pas sur base d’une coexistence, d’une
relation de familiarité au sein d’un même monde, qui ferait se rejoindre les interlo-
cuteurs et dont le dialogue serait l’expression. L’interlocuteur interloque : la ré-
flexion se fait contre soi : le sujet ne se retrouve pas dans l’exposé — il a affaire
avec un autre qui constitue pour sa part le monde.

Le langage se définit peut-être comme le pouvoir même de rompre la continuité de l’être


[…]. (LEVINAS, TI, p. 212)

La dialectique du temps est la dialectique même de la relation avec autrui, c’est-à-dire dia-
logue […]. (LEVINAS, EE, p. 160)

Mais que peut bien vouloir signifier concrètement cette relation entre termes sé-
parés qu’accomplirait le dialogue ?
Il n’y aurait pas prise de parole, dira-t-on, si nous n’avions pas quelque chose de
nouveau à nous dire. Or toute nouveauté résonne comme une objection, une inter-
pellation. La nouveauté surgit comme une contestation de mon monde : la chose a
glissé dans la perspective de l’autre comme exceptionnel étant.
Aussi par rapport à cette exception, à cette extériorité,
le monde s’oriente, c’est-à-dire prend une signification. (LEVINAS, TI, p. 100)

Avoir un sens, c’est se situer par rapport à un absolu, c’est-à-dire venir de cette altérité qui
ne se résorbe pas dans sa perception. (p. 99)

A partir d’Autrui, le phénomène est dégagé de sa toujours possible confusion pour être po-
sé comme thème.

Un monde sensé est un monde où il y a Autrui par lequel le monde de la jouissance de-
vient thème ayant une signification. (p. 229)

Arraché à la perspective où comme possesseur je piétine, la chose s’offre à tra-


vers une distance qui n’est plus franchissable, consommable. Elle s’offre objective-
ment.

117
C’est en tant que possédées par le prochain — et non pas en tant que revêtues d’attributs
culturels — c’est en tant que relique que, au premier chef les choses obsèdent [ i.e. rayonnent
d’altérité, dehors, en l’absence de mes lumières]. Au-delà de la surface « minérale » de la
chose, le contact est obsession par la trace d’une peau, par la trace d’un visage invisible que
portent les choses et que seule la reproduction fixe en idole. Le contact minéral est purement
privatif. L’obsession tranche sur la rectitude de la consommation et de la connaissance. (LE-
VINAS, AE, p. 122, note 1)

Autrement dit, la jeunesse, le fait de se présenter soi-même,


se signale ; non pas comme thème, mais comme thématisant, comme cel[le] à partir de qui
toute chose peut se fixer identiquement […]. (LEVINAS, TI, p. 101)

La jeunesse est celle d’un Dire (elle n’est pas thème) qui est Dire d’un Dit
(l’avant-propos d’un thème) — elle ne se tient pas purement et simplement en une
abstraction. La vivacité de sa présence consiste à diriger toute manifestation (et
donc à se situer en deçà de la manifestation qui la manifeste). Un monde sensé est
un monde où tout signe renvoie en définitive à un signifiant ou un thématisant. Ce
renvoi ne signifie pas que le signe signifie le signifiant comme un symbole médiatise
ce qu’il symbolise. La locution est ici avant le déchiffrage d’un sens caché, le fait de
se présenter en propre, la capacité de se garantir soi-même ou le révélation d’un qui
s’annonçant dans l’acte. Etre derrière le signe, soutenir un propos, c’est être en me-
sure d’attester son expression par la reprise incessante des signes dont les contours
exposent l’auteur à être pris au mot. En bref, c’est parler, avoir déjà et encore son
mot à dire, faire face avant d’être compris — la compréhension se distinguât-elle de
la préhension.
Autrui, le signifiant — se manifeste dans la parole en parlant du monde et non pas de soi,
il se manifeste en proposant le monde, en le thématisant. (p. 98)

Autrui n’entre pas dans la parole, il la tient. Cependant cette capacité


d’attestation se reconnaît dans sa puissance relationnelle et non comme entité au-
tarcique : le dialogue est ouvert. En parlant, l’autre ouvre le dialogue en sollicitant
une écoute.

L’autre me fait une objection. L’objection me surprend — « je n’y avais pas


pensé ! » — et je réclame des explications. — Que s’est-il passé ? Comment se pré-
sente l’objection source d’objectivité ?
Elle est dirigée vers moi mais je ne peux proprement la saisir — en jouir. Elle
n’est pas évidente. Le monde en tant qu’il est proposé, en tant qu’il résonne dans
une phrase, ne se donne pas en chair et en os. Il est une relique : ce qu’il reste, in-
touchable, à venir du corps. La distance objective qu’habite le thème est celle d’un
« pas encore », d’un inachèvement indéfini, d’un surplus de la puissance sur l’acte
que conditionne le thématisant.
Mais la jouissance empêchée, l’inadéquation, par la parole, prend un sens posi-
tif. L’objection n’écrase pas le sujet : la surprise, l’étonnement se recueille en une

118
interrogation individuante. C’est que la résistance de la proposition ne renvoie pas à
un non-dit — dont toute la force consiste à reproduire l’équivoque (et donc ab-
sorbe le sujet) — mais à une franchise qui offre dans la proposition la possibilité de
questionner. Je peux questionner une parole dont l’auteur est en mesure d’en ré-
pondre. La proposition

promet une réponse à celui qui reçoit cette proposition […]. (p. 98)

Mais précisément : le questionner suppose déjà que l’objection est reçue. Or se


découvre une certaine activité à même la réception (« une activité » : des signes
donc qui se réfléchissent mais qui le peuvent parce qu’ils se réfléchissent sur
« quelque chose » qui précisément ne se réfléchit pas — parce qu’il est une pure ouver-
ture à l’Autre en la personne d’Autrui). Car admettre une objection comme telle
(avant qu’elle ne soit retenue ou non) signifie que le moi se reconnaît dépossédé.
Positivement, cela veut dire que l’autre est salué. Le moi qui reconnaît la chose est un
moi reconnaissant. L’objection a un sens parce qu’Autrui la soulève et oriente
l’espace. L’objection est reçue, c’est-à-dire : je crois en lui.

L’attention est attention à quelque chose, parce qu’elle est attention à quelqu’un. (p. 102)

L’écoute constitue donc déjà une réponse — une réponse que le moi assume,
fût-ce pour contester la contestation de l’autre. En écoutant, en tant qu’il souscrit à
sa dépossession, le moi est déjà rendu capable de générosité. Il se sent engagé, il se
sent appelé à désirer quelqu’un — il répond en fait.
Si le Dire pur libérait le moi de soi en l’arrachant à sa possession, cet arrache-
ment à la consommation n’y était que consumation passive. Le langage comme acte
signifie par contre une dépossession qui est aussi mon idée : une idée dont l’objet
est partagé avec l’autre (mais dont le partage n’a de sens qu’entre êtres séparés). Ré-
pondre c’est ici solliciter Autrui par delà la consumation pure en se faisant signe
donné de la signifiance.

b) L’institution de la justice
La proposition se tient dans le champ tendu des questions et des réponses. (LEVINAS,
TI, p. 98)

Champ tendu entre deux points, dialogue d’individu à individu : une tension où
les termes en relation sont privilégiés sur la relation elle-même.
Mais si « [la] proposition se tient entre deux points qui ne constituent pas de
système, de cosmos, de totalité » (p. 97), elle constitue un monde commun :

Parler c’est rendre le monde commun, créer des lieux communs. (p. 74)

Par le langage, le monde n’est plus le prolongement d’un seul point de vue :

119
Le mot qui désigne les choses atteste leur partage entre moi et les autres. (p. 230)

Le langage est l’abolition de la propriété privée, passage à l’objectivité — le fait


d’être valable pour un nous —, et la nomination est la manière dont les individus
communiquent entre eux.

Voir le visage, c’est parler du monde. (p. 190)


Aussi, l’attention détermine la conscience mais non comme une de ses modali-
tés : elle (en) est la conscience même. Grâce au langage en effet, « le sujet se trouve
‘‘à distance’’ de son propre être […]. » (p. 230) Il est dans l’être tout en n’y étant pas
encore

comme si l’existence qu’il existe ne lui était pas encore complètement arrivée. (Ibid.)

Telle l’objectivité ou l’en-soi indéfiniment différée vers laquelle l’attention se


porte. La « maîtrise » qui définit classiquement la conscience — cette distance à
l’égard de soi, ce survol de son existence — n’a de sens qu’à assurer la réflexion des
signes comme position dans une proposition faite à l’autre. Le non-lieu du survol
est celui d’un Dire animant son Dit (les signes).

Toutefois, l’aspect phénoménal du langage ne saurait être négligé. Le fait que le


geste se joigne à la Parole n’est pas sans conséquences. Malgré la lame de fond qui
traverse le langage-parlé le déportant vers Autrui par l’entremise de l’éveil au
monde commun, il y a des effets de langage qui trahissent leur propre signification.
C’est qu’il appartient aussi à l’économie du langage-parlé de pointer du doigt ce
qui demeure originairement visé, non-atteint ; il appartient à la parole de rejoindre
le geste de montrer. Au cours de la conversation, la visée signitive (l’attention sou-
tenue par l’attention à l’autre) se double d’un désir de connaissance et gagne le
monde commun comme un contenu. La conscience, d’un pouvoir encore essentiel,
redouble d’attention. De l’objectivité à l’objet.

Un discours vivant ne se limite pas à l’écoute et aux réponses sous forme de


questions, il se destine également par ses mimiques à mettre en relief et à rendre
ostensible ce dont il parle. Le monde objectif ou la possession en commun compa-
raissent donc.
Mais cette comparution est déjà l’occasion d’une dynamique nouvelle : celle de
la comparaison.
Dans un monde où résonne l’humain, l’objet maintenant atteint se présente
comme un indice renvoyant à une intériorité. L’extériorité spatiale (et non plus
simplement temporelle) de la chose devient ce qui figure un déploiement psychique
auquel j’ai accès comme n’étant pas visible, donné en original. Par l’intermédiaire
du corps-objet, je fais « l’expérience » de l’« autre ». Mais comme ce corps-objet qui
emmure une vie singulière, je le partage avec l’autre, c’est, en réalité, l’expérience
d’une co-présence qui s’institue.

120
Lui et moi, nous nous reconnaissons en tant qu’ayant part à un même présent,
appartenant à un même monde. Cette reconnaissance ne signifie pas que chacun vit
ce que l’autre vit, mais que

[l]’autre est pour moi un ego dont je sais qu’il a rapport à moi comme à un autre. (DER-
RIDA, ED, p. 185)

Cette reconnaissance signifie que nous avons la même forme. On se voit ainsi
entre êtres humains dans l’appartenance à un genre — le genre humain.
S’est opéré là un passage

de l’unicité humaine à la particularité d’un individu du genre humain […].172

De l’unicité à l’individualité, de l’individualité à l’individu d’un genre. Et de par


cette symétrie ou égalité dérivée, chaque individu est en mesure de se prêter à
l’objectivité, au jugement, à la pensée comme pesée.

Tout est ensemble, on peut aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, mettre en relation, ju-
ger, savoir et demander ce qu’il en est de… , transformer la matière. (LEVINAS, AE, p. 247)

Une mesure se superpose à l’« extravagante » générosité du « pour l’autre », à son infini.173

La coprésence instaure la comparaison entre des incomparables : elle instaure la


justice. « C’est l’heure de la justice »174

Mais il n’y a pas lieu maintenant de considérer davantage l’intrigue entre éthique
et justice. Il nous importait au premier chef d’envisager un Dit qui, en quelque ma-
nière, constitue à travers une dimension adressative (son Dire) une expression né-
cessairement limitée de la responsabilité pré-originaire. Il nous importait en d’autres
termes de concevoir une parole ouverte aux autres et individuante.
Or la réévaluation du dialogue nous a semblé décrire un cheminement vers la
société où « je suis abordé comme les autres, c’est-à-dire ‘‘pour moi’’. » (LEVINAS,
AE, p. 247) Par le dialogue en effet, le visage n’est plus abstrait : le moi a affaire à
tel ou tel visage qu’il peut désigner. Le visage se dé-visage en une multiplicité de
visages et à ce style de phénoménalisation correspond l’individuation du moi ou des
moi’s comme membres d’une société.
Mais si l’individuation tendra spontanément à peser pour son compte — de la plura-
lité communicationnelle à la défense des intérêts — « la justice elle-même ne saurait

172 LEVINAS, « De l’Unicité », in EN, p. 216


173 Ibid. — L’idée d’une « superposition » de la justice sur l’éthique signifie un schéma qui est bien architecto-
nique : la justice n’est pas dérivée logiquement de l’éthique — il y a un saut entre eux —, mais la justice en un
autre sens ne peut s’instituer que sur base de l’éthique.
174 Ibid.

121
faire oublier l’origine du droit et de l’unicité d’Autrui que recouvrent désormais la
particularité et la généralité de l’humain. »175 La justice est une traduction de l’éthique.
D’où la complexe ambiguïté du visage.

II. TRACER PAR ECRITURE

Nous avons donc cru bon afin de dé-river le sujet de la diachronie où il


s’absente à l’infini, d’exploiter l’autre côté du visage : l’expressivité engageant une
certaine visibilité. Toutefois ce salut du sujet qui a égard à la société ignore encore
la question inaugurale de notre étude. Le « face-à-face » avec le musulman n’est pas
de l’ordre du face-à-face. Parce que comme citoyen, je ne peux nullement partager
avec lui ce corps infiniment dévasté, désolé. Parce que ce corps — empiriquement
mort ou pas — ne me parle pas, est le sans-réponse, une « question qui ne se pose pas »
(BLANCHOT, EI, p. 20) : comme citoyen, je ne peux croire en lui.
Alors le « rapport » à ce corps — bien que réel mais inexpérimenté-inexpéri-
mentable — n’est-il qu’un « rapport » purement émotionnel, laissant le sujet au ver-
tige dans l’Inconnu, faisant passer tout propos relatif à la catastrophe pour un arti-
ficieux bavardage (et du même coup ces lignes que nous écrivons à l’instant), pour
de la prosopopée semblable à de la ventriloquie176 ?
Mais tout discours tire-t-il sa forme de l’espace-temps dialogique ? Ne peut-on
pas faire appel à une autre forme de discours qui témoigne avec tact de la catas-
trophe tout en concernant chacun ?
Mais tandis que le sens du langage risque de s’effacer devant la recourbure que
tend à dessiner la coprésence dialogique, une autre modalité langagière peut être
convoquée : l’œuvre d’écriture. L’écriture en effet s’offre davantage comme un écho
donné au Dire pur de la responsabilité.
Ce qui va maintenant s’interpoler entre l’Un et l’Autre est l’écriture.177

175 Ibid.
176 Que le lecteur n’y voie pas un mauvais jeu de mots visant le musulman dans la mesure où celui-ci était
perçu comme une marionnette.
177 Bien que la phénoménologie de l’écriture que nous entreprenons maintenant empruntera quelques

arguments aux méditations derridiennes, elle ne se laissera pas pour autant reconduire à la leçon de l’archi-
écriture.
Nous prenons acte de la mythification que constituerait la compacticité d’une présence-à-soi, mais le
« concept » de « différance » n’épuise pas pour nous le champ de l’investigation philosophique. La diffé-
rence d’ordre entre le Dire et le Dit s’avère non équivoque, parlante.
C’est que d’une manière générale, l’économie de la différance que l’on décèle partout à l’œuvre pose un
problème assez difficile : la place de la jouissance ou de la présence.
L’habileté consommée de l’ambiguïté ne doit pas nous empêcher de penser l’articulation de ce qui sym-
bolise une des principales thèses des vues derridiennes : « La privation de la présence est la condition de
l’expérience, c’est-à-dire de la présence. » (DERRIDA, DG, p. 237) Si l’on veut dire par là qu’il n’y a pas de
désir sans espacement, la thèse nous convient. Mais les choses sont naturellement plus retorses : « Sans la
possibilité de la différance, le désir de la présence comme telle ne trouverait pas sa respiration. Cela veut
dire du même coup que ce désir porte en lui le destin de son inassouvissement. La différance produit ce

122
L’absence de l’auteur

a) l’écran de l’écrit

Si à travers l’espace dialogique l’exigence tend à être remplie, donnant lieu à


l’absent, la modalité d’écriture s’affranchirait de la tentation de la satisfaction orale
dont la réalisation offusque le Désir. — Comment ?
L’écriture ne fait-elle pas prendre stature à ce qu’elle poursuit ? Le discours ne
perd-il pas sa dis-cursivité par fixation scripturale ? Toute inscription n’est-elle pas
de soi lapidaire ?
Ce type de remarques sous forme de questions, moins fausses qu’un peu
courtes, ignorent en réalité l’esprit du texte : elles (se) fixent (sur) l’aspect
d’immutabilité de l’écrit et recouvrent par là l’animation d’un autrement-dit
qu’effectue le bouleversement scriptural.
Ce bouleversement apparemment négatif tient à ce que le sens du discours tex-
tuel ne ressortit pas à la logique de l’échange « vivant » de questions et de réponses
telle l’interview : un
qu’elle interdit, rend possible cela même qu’elle rend impossible. (Ibid., p. 206) Le problème est précisé-
ment le sens de cette production.
« Par le mouvement de sa dérive, l’émancipation du signe [l’espacement] constitue en retour le désir de la
présence. » (Ibid. p. 100) Qu’il y ait désir au creux de la différance est une chose, que la dé-ception origi-
naire suscite un désir nostalgique ou le rêve d’appropriation-réappropriation (vs. apropriation) en est une
autre. (On nous répondra que l’un ne va pas sans l’autre ; or, c’est précisément ce que nous discutons.)
Ensuite, que le régime de la présence apparaisse comme répressif, refoulant, occultant l’entaille ou
l’insécurité de l’exil sans fin, n’explique pas sa provenance, car il n’a pas lieu d’être. « Penser l’unique dans
le système, l’y inscrire, tel est le geste de l’archi-écriture : archi-violence, perte du propre, de la proximité
absolue, de la présence à soi, perte en vérité de ce qui n’a jamais eu lieu, d’une présence à soi qui n’a jamais
été donnée mais rêvée et toujours dédoublée, répétée, incapable de s’apparaître autrement que dans sa
propre disparition. » (Ibid., p. 165) Le chiasme entre apparition répétée et propre disparition — élude le
problème : si la perte du propre a toujours déjà eu lieu, si le phantasme a toujours déjà été la constitution
du désir, la violence originaire ne peut être ressentie comme telle. La perte de ce qui n’a jamais eu lieu ne
peut être une absence remarquée. Autrement dit : qu’est-ce qui motive le désir de la présence, et partant de
la déconstruction, étant donné que le manque ne se présente pas ? — « tel un x dont la résolution serait
recherchée en l’absence de toute équation donnée […]. » (C. ROSSET, La philosophie et les sortilèges, p. 84)
Enfin — et ceci en est le corollaire — qu’il faille d’ores et déjà envisager le refoulement qu’opère la re-
présentation comme un effet d’optique, c’est-à-dire une opération subvertie par avance par le travail de la
différance différée sous le mode de la ruse idéologique, incline ainsi à se demander en quoi consiste exac-
tement la dénonciation du déconstructeur, et à prendre à la lettre ses propos lorsqu’il affirme : « Rendre
énigmatique ce que l’on croit entendre sous les noms de proximité, d’immédiateté, de présence (le proche,
le propre et le pré- de la présence), telle serait donc la dernière intention du présent essai. » (DERRIDA,
Op. cit., p. 103) Il est en effet énigmatique pour nous de retrouver à l’œuvre dans l’objet dénoncé les outils
qui le font éclater.
On nous répondra que le glissement du discours idéologique — manifeste — engoncé dans sa respecta-
bilité, vers le jeu de l’écriture de la différance n’équivaut pas à du patinage, car le texte déchiffré en est le
double — c’est-à-dire lui-même en tant qu’autre. Il n’empêche : c’est la duplicité du discours en général qui
autorise le glissement — celui-ci n’en est dès lors plus réellement un. (C’est peut-être cela l’obsession tex-
tuelle : l’impossibilité de passer à (l’)autre « chose », une totalité dont on n’a jamais fini de faire le tour.)
En somme, le travail de débuscade n’est possible que depuis une extériorité impliquant un saut comme
on change d’ordre de grandeur — se rendre à l’autre et non pas seulement se faire doubler par lui — :
l’absence n’est pas d’ores et déjà synonyme de leurre, n’avance pas nécessairement masquée, et toute mas-
carade suppose en fin de compte la droiture du visage.

123
écran est tendu entre l’auteur et le lecteur par le livre même […]. (LEVINAS, TI, p. 16)

A l’inverse de l’espace dialogique, les subjectivités qu’engage le rapport scriptu-


ral ne communiquent pas. Si l’on parle en présence du destinataire, l’on écrit à une
personne absente.
D’où une double occultation : le lecteur n’assiste pas au projet d’écriture, tandis
que la disparition de l’auteur n’entrave nullement le travail de lecture mais, peut-être
plus qu’autre chose, le libère, mais au risque peut-être aussi d’un déchaînement.
Ainsi l’antique opprobre jetée sur l’écriture178 : le discours écrit se présentant en
l’absence de son auteur, mis en question il ne peut se défendre. Une fois écrit, il
l’est une fois pour toutes et exposé à quiconque, jeté à tous vents, il ne sait à qui
parler et devant qui se taire.
Toute lettre serait dans son surgissement même, d’ores et déjà lettre morte : il
lui manquerait l’autorité de ce qui intervient à point nommé et peut répondre de
soi. Le langage n’y aurait plus le sens d’un advenir à soi mais on le retrouverait gi-
sant dans la perdurance d’une institution anonyme. Il y aurait là une crispation, un
scellement de la langue sur elle-même.
D’où également, par empâtement scriptural, la détresse face à une langue qui ne
s’efface plus devant les choses, détresse face à des mots dont le sens ne s’épuise
plus à désigner mais dont la texture devient la chose même. Folie d’une langue qui
n’articule plus la distance avec les choses, folie d’une langue hors monde, démarée.

Cependant, avant de considérer le bouleversement scriptural comme préjudi-


ciable à la langue, il convient de procéder à une refonte phénoménologique de
l’analyse en creusant cet aspect décrié de la monumentalité.179 Ne convient-il pas en
effet de montrer

178 Rappel de l’acte fameux d’accusation visant les discours écrits : « On pourrait croire qu’ils parlent pour
exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent,
c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand, une fois
pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite à gauche et passe indifféremment auprès de
ceux qui s’y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas quels
sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il
soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre
ni de se tirer d’affaire tout seul. » (PLATON, Phèdre, 275 d-c)
179 Critique à l’égard de l’écrit que Levinas fait sienne depuis ses débuts jusque Totalité et infini (du moins

dans ses écrits qui n’interrogent pas directement les sources de la pensée juive). Ainsi dans La transcendance
des mots (1949) on peut lire : « La parole vivante lutte contre ce virement de la pensée en vestige, elle lutte
avec la lettre qui apparaît quand il n’y a personne pour écouter. » (p. 202) Dans Totalité et Infini : « Le visage
parle. La manifestation du visage est déjà discours. Celui qui se manifeste porte, selon le mot de Platon,
secours à lui-même. Il défait à tout instant la forme qu’il offre. » (p. 61)
Que l’on ne s’y méprenne cependant pas : la référence à Platon se produit dans un déplacement et
comme un dépassement : il ne s’agit pas de promouvoir la culture de l’intériorité capable d’attestation
menacée par un semblant de savoir figé en des signes extérieurs. Lisons la suite du texte de 49 :
« L’expression comporte une impossibilité d’être en soi, de garder sa pensée « pour soi » et, par consé-
quent une insuffisance de la position du sujet où le moi dispose d’un monde donné. Parler, c’est inter-
rompre mon existence de sujet et de maître […]. » (LEVINAS, « La transcendance des mots », p. 202 et
203) L’opposition lévinassienne n’est pas entre la vivacité autarcique et personnelle d’une part et la froi-
deur lapidaire et sa mécanisation appauvrissante d’autre part ; mais entre l’exposition ou la déposition du

124
que l’écriture peut se porter secours, car elle a le temps et la liberté, échappant mieux que
la parole à l’urgence empirique ? Que neutralisant les requêtes de l’« économie empirique, elle
est d’essence plus « métaphysique » […] que la parole ? Que l’écrivain s’absente mieux, c’est-
à-dire s’exprime mieux comme autre, et s’adresse mieux à l’autre que l’homme de parole ? Et
que, se privant des jouissances et des effets de ses signes, il renonce mieux à la vio-
lence ? (DERRIDA, ED, p. 150 et 151)

Mais phénoménologie qui se doit — le lecteur ne devrait désormais plus s’en


trouver offusqué — d’effectuer le recadrage au sein de l’élément éthique.

b) L’Œuvre

Ce n’est pas par hasard que nous n’avons pas parlé d’« œuvre » d’écriture. La
description nous livrera en effet l’écriture comme symbole de l’œuvrer.
Mais d’abord qu’est-ce qu’une œuvre d’après la perspective éthique ?
Selon Totalité et Infini : un acte manqué.

[…] la volonté où l’être s’exerce en tenant en quelque façon en main tous les fils qui ac-
tionnent son être, s’expose par son œuvre à Autrui. Son exercice se voit comme une chose
[…]. (LEVINAS, TI, p. 250)

Il y aurait là comme une aliénation de soi : par sa manifestation, le fait d’œuvrer


se livre à une volonté étrangère.
En fait, l’inscription dans une volonté étrangère, se produit par l’entremise de l’œuvre qui
se sépare de son auteur, de ses intentions et de sa possession et dont s’empare une autre vo-
lonté. (p. 251)

Toute volonté se sépare de son œuvre. Le mouvement propre de l’acte consiste à aboutir
dans l’inconnu — à ne pas pouvoir mesurer toutes ses conséquences. (Ibid.)

Toutefois une correction s’impose sans plus attendre — selon La signification et


le sens (texte rassemblant des conférences prononcées en 1961, 1962 et 1963 et édité
dans Humanisme de l’autre homme) le fait d’aboutir dans l’inconnu est à entendre de
façon éminemment positive en tant qu’il constitue originairement et précisément
un rapport à l’autre.
L’œuvre ne serait ainsi affectée de négativité qu’à se comprendre à l’horizon
d’un monde composé de volontés objectivantes — un monde oikonomique où la dé-
ception est de mise. Or la sphère économique nécessite une réduction.
Nous l’avons appris, la distance à l’égard de soi est originairement distance par
égard pour soi dans la mesure où elle n’est pas distance franchissable au monde —

sujet et la forme où elle se donne en représentation. La référence à Platon n’est donc justifiée qu’à travers
sa reprise de la différence entre expression originelle et phénoménalité de l’expression. Il reste toutefois
vrai que, pour l’auteur de Totalité et infini, l’écrit incline esthétiquement à faire écran. La différence entre Le
Dire et le Dit passant outre à la distinction oral / écrit, s’avérera dès lors plus adéquate.

125
où donc elle consiste en un sens. Sens qui tient à ce qu’il n’est pas pleinement possédé
(c’est-à-dire, en définitive, privé de spéculation d’origine iconique), à un temps qui
ne se range pas à mon temps, à un futur qui ne sera jamais mon passé. L’ouvrier
authentique est l’être qui oublie de se comprendre à l’horizon de soi.

Confrontant son départ et sa fin, l’Agent résorberait l’œuvre en calculs de déficits et de


compensations, en opérations comptables. Elle se subordonnerait à la pensée. En tant
qu’orientation absolue vers l’Autre — en tant que sens — l’œuvre n’est possible que dans la
patience, laquelle poussée à bout, signifie pour l’Agent : renoncer à être le contemporain de
l’aboutissement, agir sans entrer dans la Terre Promise. / […] L’Œuvre, distincte à la fois de
jeux et de supputations, c’est l’être-pour-au-delà-de-ma-mort. La patience ne consiste pas
pour l’Agent, à tromper sa générosité en se donnant le temps d’une immortalité personnelle.
Renoncer à être le contemporain du triomphe de son œuvre, c’est entrevoir ce triomphe
dans un temps sans moi, viser ce monde-ci sans moi, viser un temps par-delà l’horizon de
mon temps […]. (LEVINAS, HAH, p. 44 et 45)

L’œuvre est « l’être-pour-au-delà-de-ma-mort » : elle constitue une production


concrète de l’activité humaine qui s’adresse à l’autre. Mais il faut le souligner (la
proposition est remarquable) :

« Nous travaillons dans le présent, non pour le présent. […] »180

L’œuvre n’est pas pour moi mais pour l’autre ; ainsi, penser l’œuvre jusqu’au
bout « exige une générosité radicale » (p. 44). Or finalement que signifie cette radi-
calité si ce n’est la postérité en tant qu’inconnu toujours à venir ? C’est par-delà la mort
de l’ouvrier que le rapport à l’œuvre devient en quelque sorte « complet » : la signi-
fication de l’acte se passe dans l’horizon d’un futur absolu, c’est-à-dire « dans un
temps sans moi ».181

Traduction, tradition

D’un point de vue formel, nous savons que le langage comporte de manière
fondamentale la dimension adressative. « La proposition est proposée à l’autre
homme. »182 Le langage, quoi qu’il dise, en effet, s’effectue toujours directement ou
indirectement comme adresse à quelqu’un. (« Valéry disait déjà que l’une des er-
reurs de la philosophie est de s’en tenir aux mots en négligeant les phrases : ‘‘ô philo-
sophes, ce qu’il faut élucider, ce ne sont pas les mots… ce sont les phrases.’’ »
(BLANCHOT, ED, p. 150) Ainsi sur le plan empirique s’éluciderait qu’une phrase
puisse être reçue alors même qu’elle serait grammaticalement incomplète, que des
mots y feraient défaut.)

180 LEVINAS citant L. BLUM, in HAH, p. 46.


181 On ne confondra naturellement pas cette perspective avec le point de vue arendtien : l’au-delà où éclate
le sens n’est pas ma mort, mais l’au-delà de ma fin. La nuance est de taille.
182 LEVINAS, « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », in HS, p. 192.

126
Or, et venons-en à l’écriture elle-même, celle-ci incarne la condition de l’œuvre
exigeant jusqu’à la mort de l’auteur.
Pour le dire moins dramatiquement, la réception d’un texte par le lecteur se fai-
sant en l’absence de l’auteur, cette réception ne connaît pas de limites. Tandis que le
rayonnement du discours oral demeure confiné tant il se déploie encore spatialement,
le discours écrit s’adresse à tous : il aboutit au delà de l’horizon de son auteur — il
rayonne temporellement et peut traverser toutes les époques. (Il est donc bon de
notre point de vue qu’il s’expose à quiconque.)
Mais la question de l’œuvre fut également soulevée parce que le Dire pur n’est
pas réalisable à moins de s’abîmer comme folie. Il semblait alors que l’on doive
considérer la co-présence dialogique de tel ou tel visage comme traduction de la si-
gnifiance éthique.
La convocation du texte ne perd pas de vue la problématique mais la reconfi-
gure, donnant lieu à une dynamique infiniment plus vaste.
S’adresser à la postérité — au toujours-à-venir — peut sembler faire resurgir en
quelque sorte le problème de l’abstraction, de l’à-Dieu (et c’est peut-être pour cette
raison que Levinas conserve l’idée d’« entrevue » : « Renoncer à être le contempo-
rain du triomphe de son œuvre, c’est entrevoir ce triomphe dans un temps sans
moi ».) Mais s’adresser à la postérité — ce qui est plus juste que de s’en tenir à son
époque — n’exclut pas ici l’idée de « confrontation ». L’œuvre sous la forme du texte
(s’)ouvre en effet (dans) une tradition parce que le Texte s’offre lui-même à
l’interrogation — au point que faire pour lui l’objet de questions se confond avec
son être.

a) Le travail herméneutique : nouvelle approche

Que l’expression ne vienne pas s’ajouter à la pensée ; que — métaphore — elle porte cette
pensée au-delà du thème pensé ; que par-delà ce thème — encore transmissibles, comme un
marteau ou un document —, les lettres — dans leur déploiement, dans leur littérature —
gardent les raisons séminales du Dit et promettent à l’interprète, c’est-à-dire au lecteur, un
sens plus lointain et plus ancien ou plus profond, un sens inspiré — c’est cela sans doute,
l’Intelligibilité même. De soi — et non seulement pour un esprit fini — elle demande écri-
vains et lecteurs, de soi elle exige le Livre. » (LEVINAS, SMB, p. 55)

La littérature, bien que poursuite d’un thème et en ce sens « système synchrone


de signes qui circulent au sein de l’immanence »183 — « garde[ ] les raisons sémi-
nales du Dit ». Le Dit reste marqué par le Dire, certes en tant que proposition faite
aux autres hommes, autres hommes à venir en mon absence, — mais concrète-
ment, comment le reste-t-il en tant que proposition fixée par écriture qui ne se ré-
duit pas à une transmission de données enregistrées destinées aux prochaines géné-
rations ?

183 LEVINAS, « Les cordes et le bois », in Op. cit., p. 174.

127
La proposition couchée par écrit se détermine comme sujette à l’interprétation.
« Renoncer à être le contemporain du triomphe de son œuvre », c’est produire ce
qui sera interprété. L’« aboutissement » de l’œuvre réside dans l’interprétation par
un autre — un lecteur précisément, qui a le temps de la lecture.
Mais tout lecteur est-il originairement un interprète ? Oui, car le fait de lire est
inspiré.184

Lorsqu’un auteur écrit, il veut dire quelque chose ; mais, nous le savons, malgré
cette spontanéité, le Dit est traversé d’équivoques. Le Dit se situe dans le non-dit,
l’impensé. Mais est-ce le fait pour le langage d’être prédisposé culturellement ? En-
core une fois, nous l’avons vu : un fond(s) culturel seul est davantage exposé à
l’enlisement.
En réalité, la dimension culturelle ou historique est l’assurance de la réussite
d’un échange : dans cette perspective, on s’adresse à l’autre parce que l’on a quelque
chose à se dire, parce que nous sommes à un monde. La fission du sens immédiat,
du sens obvie par un autre — comme métaphore signifiante — ne peut que relever
du Dire.

C’est par l’approche, par l’un-pour-l’autre du Dire, relatés par le Dit, que le Dit reste équi-
voque insurmontable, sens se refusant à la simultanéité, n’entrant pas dans l’être, ne compo-
sant pas un tout. (LEVINAS, AE, p. 263)

Le l’un-pour-l’autre, la signifiance, « tout le surplus de la socialité »185 est ce par


quoi le Dit ne se boucle pas, demeure une signification à venir. Le surplus du Dire
constitue ici l’inépuisabilité du langage. Ce qui, au passage, signifie que le Dire ne
constitue pas un ajout, un surcroît d’énigme ou d’obscurité — comme familière-
ment « on en rajouterait une couche » — à des significations visibles : l’énigme est
« le retard non-rattrappable du Dit sur le Dire » (LEVINAS, EDE, p. 296) donnant
lieu au renouvellement continué de la matière linguistique. Mais alors, le Dire de-
meure structurellement en deçà186 de quelque représentation : il ne se réduit pas
au(x) caractère(s).
Ainsi, en tant que contenant plus qu’il ne contient — en tant qu’inspiré — le
texte, ou plutôt la textualité, s’avère inspirant.

Inspiration : sens autre qui perce sous le sens immédiat du vouloir-dire, sens autre faisant
signe à un entendement qui écoute au-delà de ce qui est entendu, à la conscience extrême, à
la conscience réveillée. (LEVINAS, ADV, p. 137)

En d’autres termes, l’inépuisabilité du texte a le sens de l’assignation : elle en


appelle à un nouveau Dire (« la conscience extrême », « la conscience réveillée ») qui
en tant que tel est ordination à l’autre (l’auteur) et son exigence : l’examen attentif
du lecteur consiste à raviver, à dédire le sens déjà dit qui semble retenir le surplus
184 Inspiration dérivée de l’inspiration première : le Dire pur.
185 LEVINAS, « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », p. 193.
186 La métaphore aux allures spatiales ne doit pas nous tromper puisque le Dire la conditionne.

128
énigmatique. Positivement : face à un texte, le lecteur est inspiré en ce sens qu’il est
ouvert non thématiquement, sans l’avoir voulu, à un au-delà du texte détenu par
celui-ci — et que cette ouverture conditionne, déclenche, le travail de l’interpré-
tation, de l’autrement-dit passant outre à la suffisance du sens obvie.
Par ailleurs, c’est bien l’absence de l’auteur à son œuvre qui donne, en lui lais-
sant, le temps à l’attention de se pencher sur son travail, d’approfondir la matière.
L’occultation, l’écran de l’écrit, alors que les paroles s’envolent mais tendent à
l’identification de leur auteur, est mieux disposé au questionnement, à l’attention
patiente — toujours attention indirecte à quelqu’un et dont l’étonnement fait droit à
l’altérité.

b) Intersubjectivité et herméneutique

[…] le verbe est comme « le marteau qui frappe le rocher en faisant jaillir d’innombrables
étincelles » […] (p. 204)

Entendons : le Dire interrompt la prétention à la totalisation de la lettre recou-


vrant d’innombrables significations actualisées en guise d’interprétations de la pro-
fondeur du texte. Chaque interprétation implique la part de chac’un : le fait à
chaque fois singulier pour la pensée d’être portée au delà du thème pensé et donc à
pouvoir « tenter de redire sans cérémonies ce qui a déjà été mal entendu dans
l’inévitable cérémonial où se complaît le dit. » (LEVINAS, TI, p. 16) Or ce mode
d’être du langage est particulièrement effectif dans l’écrit car il est phénoménologi-
quement essentiel à l’écrivain de savoir faire une place aux autres.

Le discours interrompu rattrapant ses propres ruptures, c’est le livre. Mais les livres ont
leur destin, ils appartiennent à un monde qu’ils n’englobent pas, mais qu’ils reconnaissent en
s’écrivant et en s’imprimant et en se faisant pré-facer et en se faisant précéder d’avant-
propos. Ils s’interrompent et en appellent à d’autres livres et s’interprètent en fin de compte
dans un dire distinct d’un dit. (LEVINAS, AE, p. 264 et 265)

La textualité mobilise donc bien le Dire comme Dire d’un Dit. Mais à la diffé-
rence de la communication orale, le Dit de l’écrit ne se reprend — ne se justifie vé-
ritablement — que là où l’auteur n’est plus. Se découvre ainsi le Dire d’un Dit de-
meurant cependant distinct de son Dit. Car la réalisation du Dit se passera dans un
temps qui ne sera pas celui de son auteur et parce que le Dire du lecteur viendra
déranger un Dit qu’il n’a pas proféré. Mais le Dire de l’auteur demeure en tant qu’il
provoquera une lecture.
Aussi, l’épanouissement de la signification est en quelque manière intrinsèque-
ment intersubjectif. Il suppose des sujets à part entière qui produisent, constituent le
sens — et non de simples gardiens destinés à s’évaporer dans leur réception de
l’être, dans la nature —, en se rencontrant. Si « […] le droit à la parole se confond
avec le devoir d’interroger » (DERRIDA, ED, p. 103), la textualité est le langage
par excellence. Le lecteur a certes son attention critique dirigée vers le Dit, mais que

129
cette attention ne se relâche pas en un paraphraser positiviste est le fait de la tenue
en éveil par la signifiance qui excède tout propos et noue le lecteur à l’auteur
comme son obligé « qui ne dit mot » : une autre voix résonne. L’assignation tex-
tuelle

éveille l’écoute à l’intelligible irrécusable, au sens des sens, au visage de l’autre homme.
(LEVINAS, ADV, p. 137)

Le dire fait vibrer ce qui, en lui, précède le pensé. (p. 204)

c) Herméneutique et Histoire

Mais le lecteur en tant qu’interprète de l’œuvre est aussi l’auteur d’un nouveau
livre :

Les significations dégagées [par le lecteur] sont-elles sans énigmes ? A leur tour, selon
d’autres modes, elles doivent être interprétées. (p. 7)

La signification découverte suscite une nouvelle interprétation. Ainsi la textuali-


té demeure ouverte à son renouvellement au cours de l’interminable histoire de son
interprétation. Ainsi se dessine une tradition où « l’inspiration se mesure à ce qu’elle
aura inspiré »187, où « l’apport de chacun et de chaque temps se confronte aux le-
çons de tous les autres et de tout le passé. » (p. 10) Il est essentiel à la textualité de
se développer sous la forme d’une histoire.

La distance qui sépare le texte du lecteur est l’intervalle où se loge le devenir même de
l’esprit. (p. 203)

L’esprit ou « l’Intelligibilité même ». De texte en texte, le mouvement de


l’interprétation ne va pas de l’énigme à sa résolution, mais « va de l’un à l’autre —
est tradition. » (LEVINAS, AE, p. 263) De l’un à l’autre qui a toujours à redire : la
discontinuité du Dire assure la continuité du Dit, non plus ainsi perpétué mais re-
nouvelé. Discontinuité ou drame

qui ne ressemble pas au dialogue des coéquipiers en science, ni même au dialogue platoni-
cien, lequel est réminiscence d’un drame plutôt que ce drame même. (p. 39)

[…] le lecteur […] peut aller plus loin que l’auditeur. (p. 156, note 1)

Le drame se passe comme l’exigence perpétuelle de renouvellement dont


l’effectuation

est le déploiement ou l’Histoire d’avant toute historiographie. (p. 263)

187 LEVINAS, « les cordes et le bois », p. 174.

130
Histoire dont le sens n’est jamais prédonné, toujours quelque chose à découvrir
et d’imprévisible — Dit d’un Dire. Ecrire c’est dire que ce n’était pas écrit.
Originairement donc, le discours écrit ne rayonne pas temporellement à titre
d’archive garantissant la co-mémoration ou la re-mémoration comme répétition
monumentale ! (De la même manière qu’il ne roule pas comme on se roule dans la
boue, il ne roule pas comme ça s’enroule sur soi.)

Mais à nouveau, il convient de distinguer entre signifiance et signification, entre


le fait que « les anciens reprennent la parole […] dans les interprétations qu’ils sus-
citent » (p. 39) et l’interprétation elle-même. La signifiance est ici qu’il y ait entretien
virtuellement infini se poursuivant entre toutes les personnes en tant que telles.
Plus précisément, elle se noue comme l’unicité que chacun apporte à l’assignation
qui l’éveille et « dont la richesse […] se manifeste ainsi […] dans le pluralisme des
personnes et des générations. » (LEVINAS, ADV, p. 10) La signification quant à
elle correspond à la compréhension que la personne a du texte donné, compréhen-
sion déterminant un sens qui n’aurait pas lieu sans cette personne unique comme
personne — sans le Dire. — Mais l’interprétation de l’interprétation (cette dernière
elle-même interprétation d’une interprétation plus ancienne) ne flotte pas en l’air
comme l’élément épars d’un monde disloqué : l’ensemble s’arrime en fin de compte
à l’Intelligibilité première : il en constitue une compréhension.
Equivoque ! ? Que la signifiance déclenche l’attention et détermine la créativité
de la créature, on le conçoit, mais qu’elle puisse être dite devrait tout de même nous
paraître énigmatique.
Examinons cela en nous penchant sur la réévaluation du Dit lorsqu’il s’offre
particulièrement comme écrit.

Traduction, trahison

Le Dit, l’Ecrit demeure trahison. Il s’interpose entre l’Un et l’Autre, interrompt


le Dire pur, constitue le lieu où s’efforce la compréhension de l’inassimilable,
énonce en ses termes ce qui le dépasse.
Mais cette trahison s’avère éminemment positive : en se produisant comme
multiplicité de sens, elle se détermine comme le mouvement même de la traduction.
Et en livrant ce qui ne se livre pas, elle s’institue comme transmission, tradition.
La trahison-traduction-tradition n’annule pas la transcendance qui se produit
dans le Dire, mais signifie la manière pour l’anarchique de ne pas régner, d’être reti-
ré dans son retrait. L’infini qui « se donne en personne » dans l’infinition du Dire

épargne le fini en lui épargnant l’in-fini auquel il l’a astreint en le commandant énigmati-
quement.188

188 ROLLAND, Op. cit., p. 222.

131
La Trace qui advient comme Dire se retire en imprimant une trace dans le fini
en guise d’énigme : énigme où passe l’événement de la transcendance dans ce à
quoi il fait place et qui le trahit : le discours.

L’an-archie ne règne pas et se tient ainsi dans l’ambiguïté, dans l’énigme, laisse une trace
que le discours, dans la douleur de l’expression, essaie de dire. (LEVINAS, AE, p. 160, note
2)

Le Dire pur se contracte et ouvre par là à un Dire qui va faire dire au Dit ce qui
l’excède — s’ouvre ainsi le Dire d’un Dit où perce l’infinition qui se lit comme
énigme.
Le Dit par conséquent ne se réduit pas à l’ostension

à cause de la trace de sincérité que les mots eux-mêmes portent et qu’ils tiennent du Dire
en tant que témoignage […]. (p. 237)

Quant aux rapprochements dont est susceptible le Dit et que l’on a cru bon de
lui reprocher dans la mesure où ils conduiraient à l’éparpillement des mots, une
description éthique en change la donne. (Nous substituons le mot « texte » à celui
de « verset ».)

Les rapprochements qui peuvent paraître verbaux ou attachés à la lettre représentent en


fait un effort en vue de faire résonner, à propos d’un [texte], ses « harmoniques » dans
d’autres [textes]. (LEVINAS, ADV, p. 166)

Les rapprochements sont donc dus à une levée de sens nouveaux que la signifi-
cation immédiate implique et qui composent ainsi une tradition. Tradition qui
s’appuie sur une résonance fondamentale : la voix de l’autre éveillant à l’écoute.
Aussi :

L’humilité du signe prête moins à la dissémination du sens qu’à la susception de son


éveil.189

L’exégèse ne lui est pas extérieure, telle un regard inquisiteur qui tenterait
d’animer une nature morte.

a) L’errance de la lettre

« L’humilité du signe » : il fait y insister. La grandeur d’un texte en ce qu’« il


fraie un chemin à plus que lui-même »190, le passage ou la passée de l’infini dans le
fini ne peut se nouer que

189 M. FAESSLER, « Humilité du signe et kénose de Dieu », in EPP, p. 240.


190 Ibid.

132
comme une torsion que fait subir au langage l’intrusion d’un autre inassimilable.191

Le fait que le Dit soit détourné de l’immédiateté le dis-pose comme indisposi-


tion. La lettre est marquée par la fatigue parce qu’elle porte en elle une énigme, à
savoir la manière pour l’infini de se révéler au présent avant même de faire l’objet
d’une représentation, de finir en idole(s). L’avant-même constitue le retard toujours
déjà irratrapable qui exténue le Dit et le voue ainsi à différer de soi dans la luxation.
Dans son assiduité même la lettre n’est pas ponctuelle, elle accuse un retard.
Mais luxation positive : en elle le Dire s’assure que le Dit ne se repose pas sur
ses acquis, que le regard ne soit absorbé idolâtre par les belles lettres, que le thème
soit dérangé dans son identité de résultat.
Fatigue et repos ne sont plus ici associés — ou plutôt, la fatigue de l’essence
tient à la fatigue des fatigues. Se distingue de l’essence la fatigabilité même dont la
résonance travaille à faire entendre le Dit non plus dans son destin de nomination,
de monstration et de nomenclature, mais dans sa vocation à la prose et à la propo-
sition dont le sens « courant » est déracinement des mots, arrachement à leur suffi-
sance esthétique et emportement dans un exposé qui ne s’épuise pas en enthou-
siasme. Fatigabilité donc par laquelle la lettre ne demeure pas fermée. — Insistons
toujours.

La lettre n’est pas originairement la forme, la mise en forme ou la représenta-


tion d’un signifié. Cette visibilité que conférerait la forme au formulé n’expliquerait
pas cette

lassitude devant les mots, [qui] est aussi le désir des mots espacés, rompus dans leur pou-
voir qui est sens, et dans leur composition qui est syntaxe ou continuité du système […].
(BLANCHOT, ED, p. 18 et 19)

« Lassitude » : dégrisement ou inquiétude du lecteur qui déjà interprète. Le re-


gard du lecteur n’est pas un regard centré sur quelque chose, il y a toujours en lui
comme une avance qui le rattrape. Cette « impossibilité de rejoindre le milieu du
texte » se détermine par « cette nécessité […] de l’exégèse » (DERRIDA, ED, p.
102)
La lettre n’est pas une forme, parce que la présence des mots dit l’absence des
choses, s’efforce d’exprimer l’insaisissable.

Ecrire, serait revenir au langage essentiel qui consiste à écarter les choses dans les mots
[…]. (LEVINAS, SMB, p. 15, partiellement cité)

« Ecarter les choses dans les mots » non pas à titre de structuralisme : le langage
essentiel résonne comme celui qui ne nomme pas un être pensé, ne comprend pas
la chose en tant qu’intégrée — l’écriture est ébranlement du régime de
l’identification et de la satisfaction. S’attacher à la lettre, c’est lui reconnaître tout

191 VALAVANIDIS-WYBRANDS, Op. cit., p. 382.

133
l’esprit auquel elle éveille et lui arracher, du même coup, le sens qu’elle porte, sens
destiné à se mettre dans d’autres mains. L’écrivain authentique — « l’insomniaque
du jour » (BLANCHOT, ED, p. 185) — ne réclame originairement pas de droits
sur l’écriture.

Ecrire, c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même […] (LEVINAS, SMB, p. 16)

Ecrire, c’est emprunter un détour infini, hors des sentiers battus. Ecrire, c’est
sillonner le désert. Le Dire ou l’Ecrire, qui seul « tient à distance la maîtrise »
(BLANCHOT, ED, p. 20), détourne sans cesse le Dit du tour qu’il prendrait. Il
pousse perpétuellement le Dit à la dérive, défaisant sa ligne de mire, la présomption
d’enclore le sens dans l’invariance, la clôture du sens où l’être se mire.

Voici l’écrivain condamné à l’errance d’une parole qui, refusant l’oasis de sens, parcourt
l’interminable désert que ne cesse d’engendrer la soif de l’Absolu.192

Errance fatiguée d’une parole ou d’un sujet, c’est-à-dire oubli de soi — mais
non pour soi-même, ce qui serait frayer avec l’héroïsme. L’être de l’œuvre, nous le
savons, est l’être-pour-au-delà-de-ma-mort et non l’exaltation du sacrifice pour le
sacrifice (cf. LEVINAS, DL, p. 197).
L’Ecrit est la forme d’une parole exilée, le travail hors du jardin des délices re-
cueillis. L’effort du Dit, dans une torsion sur soi, est le fait d’une astreinte à dire
l’au-delà de soi. Effort toujours à approfondir : l’Ecrit ne se pose pas, ne repose pas
en paix tel une lettre morte et, tenu à l’écart de la présomption-ostension, il ne (se)
plante pas (dans) un décor, son regard dans l’autre, ne campe pas, ne reste pas plan-
té là, etc. A travers l’Ecrit s’origine ainsi la métaphore — langage essentiel qui ne
s’épuise pas en savoir, toujours savoir de soi — qui n’est pas originairement le lan-
gage fleuri de l’être se réservant toute la sève de la Terre (cf. Ibid., p. 183) — tou-
jours promise jamais donnée —, mais le langage du sujet

se saisissant dans sa marche et non pas dans son lieu […]. (LEVINAS, SMB, p. 22)

L’esprit est libre dans la lettre et il est enchaîné dans la racine. C’est sur le sol aride du dé-
sert où rien ne se fixe, que le vrai esprit descendit dans un texte pour s’accomplir universel-
lement. (LEVINAS, DL, p. 183)

« […] la lettre qui apparaît quand il n’y a personne pour écouter »193 signifie po-
sitivement que parler dans le désert fonctionne à l’horizon d’un passé inassumable
et d’un futur dont le moi ne sera jamais le contemporain. Nul n’est prophète en son
pays, parce que l’inspiration est l’impossibilité d’élire demeure dans la parole.

192 G. AUCLAIR, « Déchanger », in Change, n° 22, p. 210.


193 LEVINAS, « La transcendance des mots », p. 202, déjà cité.

134
[…] le livre ne s’enracine qu’à l’écart du livre : dans l’« avant-livre » ou l’« après-livre »
[…]. 194

b) Le sceau de la lettre

Qu’en est-il alors de la fixité scripturale ? — Considérons les mots, les phrases
comme des « pierres d’abîme pétrifiées par l’infini de leur chute » (BLANCHOT,
ED, p. 95). Passons outre un instant au fait que l’« œuvre » à laquelle contribuerait
l’Ecrit répondrait à la nécessité d’un désœuvrement — un abîme — pour nous
pencher sur le désœuvrement de l’Ecrit lui-même (mais par où passerait le Désœu-
vrement).
Ce qui pétrifie la lettre est l’infini de sa chute : autrement dit, l’insistance de la
lettre se scelle en ce sens que le sens obvie est à tout instant — instant d’écriture ou
de lecture — détourné de la direction qu’il semblait avoir prise et chemine par des
sentiers inconnus. Il est à tout instant corrigé, surchargé — dans la lettre intran-
quille : le poids de l’Ecrit réside dans cette activité interminable qui consiste à
s’imposer comme démarquage ou oblitération en guise d’apposition de sa signature.
Ecrire, c’est s’effacer en tirant un trait sur la spontanéité. Voilà comment toute
lettre se signe, fait une croix sur l’évidence. Toute lettre est de soi rature d’identité
mais raturage toujours plus nourri de sa propre insatisfaction.

La littérature tout entière s’évertuerait à raturer sa signification en raturant les ratures et les
ratures des ratures. (LEVINAS, SMB, p. 50)

c) Discours et proximité effective

Mais la ligne brisée de l’écriture ne vole pas en éclats : le discours ne dé-crit qu’à
se tenir dans la proximité.

Responsabilité d’une écriture qui se marque en se démarquant […]. (BLANCHOT, ED, p.


58)

Dire d’un Dit employé à contre cœur, dont l’emploi est appuyé par le Dire où
résonne le Sous-entendu ou l’Inter-Dit qui commande… l’œuvre.

Ce qu’ouvre ainsi le Dire dans le Dit qu’il va dire, ou l’Ecrire aussi bien dans l’Ecrit, ce
n’est rien moins que la voie de l’Autre […] en son altérité et qui ne se laisse approcher que
sous l’interdit de toute résidence.195

194 P. BOYER, « Le point de la question », in Change, n° 22, p. 49.


195
Ibid., p. 50.

135
L’absence de l’auteur — le Dire — c’est aussi l’« amitié pour l’inconnu mal ve-
nu » (BLANCHOT, ED, p. 66).196
Naturellement, notre réévaluation de l’équivocité du Dit ne l’empêche pas de
pouvoir demeurer suspect : de passer de la bonne trahison à la mauvaise expres-
sion : en se fixant comme algèbre ou en se dissipant dans l’éloquence.
Rien n’empêche le Dit d’être dit carrément et de combler une pensée, de se
donner bonne figure et de persuader. L’Ecrit peut se résoudre en une manœuvre et
rechercher le succès de son œuvre par le biais d’énoncés « bien » tournés — logi-
quement ou joliment. Présomption d’une pensée se voulant purement conceptuelle,
se justifiant d’elle-même, et artifices de langage détournés de « tout le surplus de la
société » ou du « penser-à-l’autre ».
Mais sommes-nous réellement dupes ? Les mathématiques elles-mêmes ne
sont-elles pas découvertes hantées par des énoncés indécidables, laissés en souf-
france ? La représentation des notes a beau être précise, la partition ne s’interprète-
t-elle pas de diverses manières ? Ne sommes-nous pas amenés empiriquement déjà
à soupçonner qu’une chose est trop belle pour être vraie ? L’éloquence ne finit-elle
pas par se rendre ridicule ? Aux yeux du quotidien certes — quotidien qui sponta-
nément fait du langage un simple usage. Mais le « à quoi ça sert ? » est-il nécessai-
rement une parole dont la noblesse du langage aurait à rougir ? On l’a vu : le sens
de l’usage apparaît originairement dans la justice. N’est-ce pas la signifiance d’une
« transcendance allant d’un homme à l’autre »197 qui perce là dans la revendication
du propos quotidien ?198
Proximité plus forte que la

196 Au terme de cette phénoménologie de l’écriture, on appréciera ce passage déroutant : « Un texte n’est

un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu.
Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un
secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une
perception. » (DERRIDA, La dissémination, p. 71)
197 LEVINAS, « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », p. 193.
198 Nous pensons naturellement à la fin de cette conférence de Heidegger, Bâtir Habiter Penser, qui ne

manque naturellement pas de laisser incrédule l’attitude naturelle, mais également, pour des raisons trans-
cendantales, l’anthrpologue-phénoménologue : « Si dur et si pénible que soit le manque d’habitations, si
sérieux qu’il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le
manque de logements. […] La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours
à chercher l’être de l’habitation et qu’il faut leur apprendre à habiter. […] Dès lors que l’homme, toutefois,
considère le déracinement, celui-ci déjà n’est plus une misère (Elend) Justement considéré et bien retenu, il
est le seul appel qui invite les mortels à habiter. » (HEIDEGGER, Essais et conférences, p. 193) La réponse se
fera sans appel : « L’homme comme étant, comme cet homme-ci, livré à la faim, à la soif, au froid — ac-
complit-il vraiment dans ses besoins le dévoilement de l’être ? A-t-il déjà été pour cela le gardien vigilant
de la lumière ? Le monde heideggérien est un monde de seigneurs qui ont transcendé la condition des
humains besogneux et misérables ou un monde de serviteurs qui n’ont d’yeux que pour ces seigneurs.
L’action y est héroïsme, l’habitation, palais de prince et temple de dieux qui dessinent des paysages avant
d’abriter. » (LEVINAS, SMB, p. 24) La parole (ironique) en définitive est à Jean Améry : « De temps à
autre on pensait […] à ce maléfique mage du pays des Alamans, qui affirma un jour que l’Etant ne se ma-
nifestait à l’homme que dans la lumière de l’Etre, mais que l’homme aurait oublié que celle-ci brillait par
dessus celui-là. L’Etre, tiens, tiens ! Mais au camp il apparaissait plus clairement qu’à l’extérieur que l’on
n’avait que faire de l’Etant et de la lumière de l’Etre. On pouvait être affamé, être fatigué, être malade. Mais
dire que l’on était, sans plus, n’avait aucun sens. » (AMERY, Op. cit., p. 46)

136
rhétorique et par rapport à laquelle se contrôlent et se mesurent ses effets. Mais c’est aussi
dans la proximité du prochain […] que, par delà les écarts de la rhétorique, naît la signifiance
[…] à laquelle se réfèrent les métaphores capables de signifier l’infini.

137
LE BILAN

Arrêtons-nous donc (ou du moins efforçons-nous de le faire), soufflons un ins-


tant et retournons-nous sur le chemin parcouru et tremblé, afin que saillisse davan-
tage, à travers ce dépôt, l’essentiel de notre texte au regard de ses principales ques-
tions — celles qui l’ont ouvert.

1 / Sous le mystère d’Auschwitz, une inquiétude a fait son chemin : comment


penser une interruption absolue ? Question aggravée par elle-même, la question fait
question : est-il seulement sensé de la formuler ? Et quand bien même on y répon-
drait, comment envisager le rapport — si rapport il y a — entre cette absoluité et le
fini et l’historique ? Question aggravée par elle-même, etc.
La philosophie lévinassienne est une manière de penser un dérangement abso-
lu : elle est une pensée du sens de l’altérité éveillée par la trace comme trace. Sans
cette trace — la passéité du passé — de ce qui ne fut jamais présent, — sans un
passé immémorial donc, le souvenir ne pourrait être signifiant. Il n’y a de passé re-
mémoré, d’événement historique que parce qu’il se tient dans la Trace (de l’infini).
L’événement historique qui à la fois tranche sur la continuité et fait l’objet d’une
reconnaissance, tire sa force de rupture et d’appel de l’insaisissabilité. Sans elle ga-
gnerait la logique de la continuité, retrouvant à tout instant l’autre comme un reflet
de soi. La Trace ouvre à l’imprévu en tant qu’imprévu, nous empêchant de nous
croire embarqués une fois pour toutes dans le sens de l’Histoire — mauvais infini,
fini qui n’en finit pas de finir :

« Quelque chose devient un Autre, mais l’Autre [étant] lui-même un Quelque chose, […] il
devient pareillement un Autre et ainsi de suite, à l’infini. […]. »199

Mais insister sur la nécessité de la Trace n’est pas encore, outre son événemen-
tialité dans le Dire pur, définir l’articulation entre le fini et l’infini.
Aussi allait-on découvrir au cœur du Dit une énigme, c’est-à-dire la manière
pour l’infini d’avoir d’ores et déjà imprimé sa trace dans le Dit en se signifiant à
titre d’inspiration inépuisable de la parole de celui qui témoigne de l’événement.
Autrement dit, le langage est le mi-lieu où l’inassimilable laisse sa trace.
Or le langage en tant qu’il est Dit s’accomplit également comme système de
signes et de reconnaissance. Ainsi l’imprévu qui s’infiltre par le Dire d’un Dit infil-

199 LEVINAS citant G. W. F. HEGEL, in DVI, p. 25.

138
tré s’expose au « mouvement par lequel l’être recherche ce à quoi il se lia avant
même d’avoir pris l’initiative de la recherche » (LEVINAS, TI, p. 285) — et
s’expose par là au malentendu et au décret de la datation, de la mesure dont est sus-
ceptible chaque énoncé.
Mais ce passage indiscret à l’énonciation est traduction en justice : il s’opère en
vertu d’une certaine nécessité de l’éthique : l’ouverture aux autres. Par ailleurs, le
déjà-dit qui contient plus qu’il ne contient s’expose à son tour au Dédire —
« l’énoncé abusif aussitôt s’interdit » (LEVINAS, AE, p. 237).200 Enfin, le Dire d’un
Dit procède, au fond, d’un Dire pur appartenant à l’ordre d’une passivité plus pas-
sive que toute passivité, qui est la manière dont l’Autre m’affecte à tel point que ma
passivité s’en trouve réduite à la souffrance par la souffrance de et pour l’Autre.
Dès lors, au bout du compte, l’analyse a pointé un sujet ouvert — mieux : livré
sans réserve, transpassible, c’est-à-dire encore dés-intéressé transpossiblement à
l’Autre — à un passé absolu dont l’intervention ne s’interdit pas de se répercuter ou
de s’inscrire, en quelque sorte, avant même d’être thématisée, dans le présent.
Or :

Sa signifiance originelle [de la Trace] se dessine dans l’empreinte que laisse celui qui a vou-
lu effacer ses traces dans le souci d’accomplir un crime parfait, par exemple. (LEVINAS,
HAH, p. 66)

Ce passage nous assurerait donc qu’un événement tel Auschwitz se tient dans la
Trace qui incline à la transcendance, sans être séparé absolument du langage mais
sans que s’y efface la trace de la transcendance. Autrement dit, Auschwitz est
l’événement historique par excellence dans le sens où s’y passe une interruption
absolue. Plus précisément, l’événementialité du musulman comme aliénation abso-
lue est l’Autre-dans-le-Même qui se tient, s’effectue à travers l’énigme.201
L’historique en question ici ne connaît donc pas encore la datation : l’événement est
historique parce que nous sommes confrontés à une réalité bouleversante qui ré-
vulse le regard, mais où, dans cette révulsion, dans cette ouverture non-thématique,
les signes se dis-posent à travers le trembler d’un recueillement, destiné à se réper-
cuter au sein des générations à venir. Réalité qui, secondairement, dans le malen-
tendu naturaliste, sera susceptible d’être appréhendée en tant que corps physique
dépouillé de son âme.
Mais encore faudrait-il s’assurer de l’affinité (trans)possible entre l’Autre et le
musulman que nous entrevoyons comme une effectuation de l’il y a…

200 Mais la réduction du Dire (en l’occurrence l’appel de l’autre qui résonne dans mon Dire) au Dit et la
réduction du Dit au Dire ne sont pas symétriques, ne dessinent pas une alternance qui confinerait à
l’ennui, l’indifférence du sens, car toute reconnaissance ou thématisation de l’inassimilable implique
d’abord en soi le bouleversement de la synchronie.
201 Deux styles d’énigmes, donc, en guise d’effectuation de l’Autre-dans-le-Même : le Dire d’un Dit ou le

visage expressif et, plus grave, la subjectivité agonisante devant les autres. Deux styles d’effectuations
donc : d’une part, la phénoménalisation à laquelle l’infini fait place comme à son abritation ; d’autre part,
une réalisation de l’infinition comme ravage de toute habitation. Mais, à chaque fois, un saut architecto-
nique entre l’institution transcendantale et sa réalité énigmatique. Du réel à la réalité.

139
2 / Eu égard à l’interrogation du témoin, nous avons montré que parler est originai-
rement témoignage et que témoigner revient originairement à accueillir « sans le
reconnaître l’absent » (BLANCHOT, ED, p. 186). Parler, c’est toujours parler au
nom de l’autre avant de pouvoir prendre la parole en son propre nom.
Mais le recueillement de la parole ou la veille « ne se passe pas sous un ciel sidé-
ral. » (p. 85) L’autre n’éveille pas à sa considération. Il n’est pas l’Intouchable vers le-
quel on lèverait les bras en signe d’impuissance.

L’intouchable est le nom d’une impossibilité avant d’être celui d’un interdit. (LEVINAS,
DMT, p. 188)

Cette impuissance ne serait que la déférence d’une ouverture, d’une transcen-


dance spatiale — franchie par un regard dépouillé de sa mainmise sur les choses. La
stupéfaction se produit en effet « comme la reconnaissance d’une ignorance par
elle-même » (Ibid.), « ignorance qui veut se savoir attente du savoir » (p. 189). Le
culte rendu à l’« événement » est allégeance à ce qui (se) demande à être su.
« L’étonnement est l’aveu d’un savoir dont l’ignorance se doute […]. » (Ibid.) Ainsi :
« La contemplation passe de son sens hiératique à son sens obvie […]. » (Ibid.)
De l’effroi au manuel d’histoire où l’« événement » s’étale, advenant dans son
identification. Présent, passé, l’un s’arrange avec l’autre. Au terme du processus, le
passé se range dans le souvenir, retiré du présent par oubli en tant que césure insti-
tuant une nouvelle ère.
Mais le musulman comme production du non-sens échappe à l’information des
documents que l’on peut transmettre. Son témoignage a lieu sur fond d’un « Dire
tenant ouverte son ouverture » (LEVINAS, AE, p. 223), et, venant « à partir d’un
passé irreprésentable, il a été sensible à la provocation qui ne s’est jamais présentée,
mais a frappé de traumatisme. » (p. 226) Il n’y a de témoignage que de
l’inassimilable. « Témoignage qui ne se réduit pas au rapport qui mène de l’indice à
indiqué. » (p. 236) L’autre échappe à la représentation parce que son assignation
résonne dans la parole du témoin. Aussi : l’événement dont je serais le témoin ne
peut être dit historique qu’à condition d’être en soi d’ores et déjà passé, de n’avoir
fait que passer

au point que c’est moi qui dis seulement — et après coup — cet[ ] inouï[ ] […]. (p. 232)

Le surgissement de l’événement met tout propos à son sujet d’ores et déjà en


retard, au point qu’une relation à cet événement ne peut s’établir qu’à travers la
honte — convocation irrévocable dans un nauséabond-laisser-toujours-insatisfait
— du survivant, frappé d’avoir survécu. S’il peut témoigner de ce qu’il n’a pas vu
ou vécu, il le peut parce qu’il le doit. L’impossibilité n’est qu’une certaine impossibilité,
celle du savoir qui arrive à terme, et le sens de toute impossibilité ne se comprend
qu’eu égard au Commandement.

140
3 / « Mais le désastre est inconnu, le nom inconnu pour ce qui dans la pensée
même nous dissuade d’être pensé, nous éloignant par la proximité. » (BLAN-
CHOT, ED, p. 14) Autrement dit, comment faire face à l’inconnu ?
Nous le savons : la confrontation, le dénouement a lieu par le biais de l’écriture
qui émerge originairement d’une transpassablité à l’inconnu et s’ouvre sur l’au-delà.
Sa vulnérabilité se dégage comme une capacité de faire appel. Appel susceptible de
procurer une multiplicité de pères qui non seulement défendent mais encore enri-
chissent le texte. S’offrant aux interprètes, elle dessine un nouveau schème de
l’Histoire. Enfin, l’Ecrit de l’Ecrire ne se réduit pas à la fixation d’une expression
formelle de l’auteur.

L’Ecriture commencerait avec la ligne qui, en quelque manière, se dessine, et s’épaissit ou


se dégage comme un verset dans la fluence de la langue […] pour s’y faire texte […] avant
que le stylet ou la plume ne l’imprime comme lettres sur des tablettes, le parchemin ou le pa-
pier. Littérature d’avant la lettre ! (LEVINAS, ADV, p. 7 et 8)

Résonance de la corde avant sa transcription en partition.


Mais si je suis amené à rencontrer (non thématiquement) l’absence sous la
forme de l’absence de l’auteur, — que signifie rencontrer le musulman, lorsque celui-ci, en
tant que tel, dans l’impossibilité de toute possibilité, n’écrit rien ?
Certes le présent travail s’écrit depuis des textes ayant trait aux témoignages ré-
digés par des auteurs déportés. Reste que pour ces derniers, au lieu de l’absence de
l’auteur : le musulman — l’homme effacé. Comment dès lors, d’après notre schème
phénoménologique, se produit la confrontation sans l’interface scriptural ?
Encore une fois, nous l’avons entr’aperçu : le musulman réalise une situation ex-
trême où le sujet fait totalement défaut. Epreuve du non-sens, catastrophe totale
comme effectuation d’une transpossibilité. A l’instar de la ressemblance cadavérique :

quelque chose est là devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quel-
conque […]. […] Il [pour nous le musulman] n’est pas ici et pourtant il n’est pas ailleurs ;
nulle part ? mais c’est qu’alors nulle part est ici. (BLANCHOT, EL, p. 348)

Le musulman, « subsistance indéfinie, indéterminée » (p. 349), échappe aux ca-


tégories communes » (p. 348) — il ne répond pas à la question du « qu’est-ce que
c’est ? ». A sa manière, question « qui ne se pose pas » (BLANCHOT, EI, p. 20, déjà
cité), « question sans donnée » (LEVINAS, DMT, p. 23, déjà cité).
En ce sens, Auschwitz comme réalité incessamment grouillante, suscite, pro-
voque et bouleverse une écriture herméneutique s’appuyant sur ses signes mais de
son travail n’en voyant pas la fin.
Mais encore (à nouveau) faut-il que sous l’il y a (en l’occurrence sa production)
— « cette tête de gorgone »202, ce milieu « sans visages » (LEVINAS, TI, p. 214) —
se fasse entendre une assignation éthique. Comment le sans-visage ordonnerait-il
une réponse ?

202 RICŒUR, Autrement, p. 38.

141
Il faudra montrer que le « visage biffé » (AGAMBEN, p. 55) de la Figur révèle
en réalité une radicalisation du sans-défense. La disparition du visage serait alors la
défection de « la défection de la phénoménalité en visage », l’absence de l’absence
— qui ne peut pas donner la positivité d’une expérience.

La mort [l’agonie]de l’Autre [Autrui] : une double mort, car l’Autre est déjà la mort et pèse
sur moi comme l’obsession de la mort. (BLANCHOT, ED, p. 36)

Double mort ou le visage doublé par la faiblesse de sa faiblesse.203


Mais d’où la question : comment le nazi est-il demeuré impassible à cet ordre, à
la déchéance de l’autre échu à l’abandon de son expression ? Comment aurait-il été
en pleine « possession de son langage » (DERRIDA, ED, p. 110) ? Et comment,
d’une autre manière, le musulman est-il dans le camp évité par les autres détenus ?

4 / Ce que nous pouvons dire pour l’instant quant à la relation entre l’il y a et
l’éthique.
Souffrance et il y a. Sur le plan anthropologique nous avons distingué en définitive
trois modes de souffrance : a) ma souffrance vécue, ma peine qui a lieu dans l’effort,
la torsion sur soi, la différence de la différence ontologique — qui me donne
quelque leçon. C’est au creux de l’effort — activité / passivité — que se profile la
menace de l’il y a ; b) ma souffrance comme pure passivité — pur non-sens ou il y a
— mais où le pour-rien se dénoue en pour-l’autre ; c) la souffrance de l’autre qui,
pour moi, demeure pour rien — souffrance pure de l’autre comme neutralisation
du visage. — Mais on comprendra cela à la lumière d’un autre rapport.
Altérité et il y a. Se signale chez Levinas une affinité possible entre l’Autre et l’il y a.
L’il y a — c’est tout le poids que pèse l’altérité supportée par une subjectivité qui ne la
fonde pas. Qu’on ne dise pas que l’il y a résulte d’une ‘‘impression subjective’’. Dans ce dé-
bordement du sens par le non-sens, la sensibilité — le Soi — s’accuse seulement, dans sa
passivité sans fond, comme pur point sensible, comme dés-intéressement, ou subversion
d’essence. » (LEVINAS, AE, p. 255)

[…] Dieu n’est pas simplement le ‘‘premier autrui’’, ou ‘‘autrui par excellence’’ ou l’ ‘‘abso-
lument autrui’’, mais autre qu’autrui, autre autrement, autre d’altérité préalable à l’altérité
d’autrui, à l’astreinte éthique au prochain, et différent de tout prochain, transcendant jusqu’à

203 On ne confondra pas cette neutralisation du visage avec le visage donné comme manque d’être et finis-
sant dans la consistance. Celui-ci est trahi par son aspect phénoménal, alors que celle-là est exposition à
l’Abscence, l’Invisible. La disparition de l’expression laisse ici le biologique à sa décomposition.
Schématiquement donc la structure du visage. Nous le savons : le visage signifie un commandement qui
passe entre, d’une part, une transcendance et, d’autre part, une transcendance / visibilité. Mais ce visage
recouvre deux couches architectoniques : un visage vivant et sa visagéité. Comme présence vivante : le
commandement y passe entre, d’une part, une expressivité et, d’autre part, une intériorité / signes. Pauvre-
té ou nudité d’Autrui. — Dans la Mort : l’Autre abîme une défection dont le vertigineux vertige défait
l’intériorité lâchant les signes qui du coup se dispersent.

142
l’absence, jusqu’à sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y a. (LEVINAS, DVI, p.
115)

Toutefois ces deux passages ne sont pas équivalents. On y a reconnu, dans le


premier, le non-sens de ma passivité. Mais l’Autre-dans-le-Même, la subjectivité
comme ambiguïté, diachronie, n’est pas l’Autre. L’il y a précède son institution dont
la production correspond à la désubjectivation psychotique.
Mais « confusion possible », donc : n’étant pas d’ores et déjà. L’anonymat per-
sonnel n’est pas originellement l’anonymat impersonnel. De l’heure insolite de la
mort

[d]es puissances hostiles et malveillantes, plus rusées, plus sages que moi, absolument
autres et par là seulement hostiles, en gardent le secret. Comme dans la mentalité primitive
où la mort n’est jamais naturelle, d’après Levy-Bruhl, mais requiert une explication magique
[…]. (LEVINAS, TI, p. 260)

Mais

L’inconnu qui fait peur, le silence des espaces infinis qui effraie, vient de l’Autre […].
(Ibid.)

[…] la mort conserve, dans son absurdité, un ordre interpersonnel […]. (Ibid.)

L’il y a tient sa radicalité du Il.


Quant à elle, leur confusion doit signer l’altération de l’individualisation de
l’autre. L’Autre se confond en matière, c’est-à-dire se disperse en dieux, en élément
mythique, confusion dont la signifiance est « estrangement » du visage ou de
l’expression et dont l’effectuation est la noyade même, le délire sacré du sujet psy-
chotique. Mais souffrance de l’aliéné comme impasse tragique où luit la passée du
commandement. Souffrance comme ambiguïté suprême.204

5 / Notons qu’il appartient naturellement à l’écrivain de pouvoir écrire dans le re-


niement des conditions non scripturales de l’écriture, comme il appartient aussi au
philosophe de savoir s’en tenir à la vérité de l’être, ou — ce qui serait plus grave —
donner des réponses pour ne pas entendre les questions.
Au sujet de la « situation » originelle rendue par Levinas, le fait d’être affecté
par Autrui (à son service) dans la Trace, Guy Petitdemange écrit :
204On restera libre de n’y entrevoir qu’un lapsus… mais rien de kabbalistique ici. Simplement, exigem-
ment, une pensée comme attention à la souffrance de l’autre homme, examinée dans toute sa concrétude.
Mais attention n’idolâtrant pas précisément cette souffrance. En toute rigueur, la pensée lévinassienne ne
soutiendra jamais que le fou serait un sain d’esprit que la société empêcherait d’être normal. Une des
grandes forces, encore, de Levinas, est de nous aider à demeurer attentifs à l’exception — mais sans verser
dans la caricature, toujours à la mode, de l’antipsychiatrie — ou dans le très actuel multiculturalisme (un
déguisement de la fascination bourgeoise pour la figure de l’exotisme) ; le point remarquable où s’affole la
pensée n’est pas là où la critique de l’idéologie n’arriverait pas à se dire, ne se disant qu’hésitante. A bon
entendeur…

143
D’ouvrage en ouvrage, d’article en article, une scène originelle. Celle-ci se montre à
l’analyse, elle n’est pas construite. Elle éclaire et inspire, mais tout aussi bien on peut l’éviter.
Elle vient comme un fait avec sa force, mais cela même fait sa fragilité, car elle met une riva-
lité insurmontable entre fait et discours.205

6 / Perpétuer Auschwitz est-il le perpétrer à nouveau ? Non ! : comprendre le mal ne


revient ni à le fonder, ni à le relativiser. Au contraire, se réfugier dans le silence —
qui peut être celui de la mystique ou de l’art — au nom de la sacralité de
l’événement, de l’impossibilité d’une description complète, c’est se faire malgré soi,
d’une façon ou d’une autre, complice du silence SS.
Par ailleurs, l’attitude d’une description négative, à la manière d’une théologie
négative, suppose, sans vouloir en rendre compte, l’origine de sa privation. Elle est
l’intrigue d’une connaissance qui ne s’avoue pas — une mauvaise foi.
Témoigner d’Auschwitz, c’est avant tout témoigner de l’impossibilité de ne pas
témoigner de l’événement.

La question que soulève le néant de la mort est un pur point d’interrogation. (LEVINAS,
DMT, p. 130, déjà cité)

Dans la béance du non-sens bée une signifiance : l’appel ignoré de l’absolument


délaissé à ne pas le laisser seul face à l’indifférence de l’anéantissement. Appel im-
possible à apaiser et à passer sous silence.
Ecrire sous le coup de la question n’est donc pas originairement dire : « Voici
Auschwitz ! », — c’est (faire) un geste (en)vers l’extériorité. L’écriture n’a de cesse
d’arracher le passé à l’indifférence. L’essoufflement du chercheur, la fatigue de
l’écriture est un céder-sa-place-à-l’autre.

La mort se promène entre les lettres. (DERRIDA, ED, p. 108)

En d’autres termes, l’écriture ne représente pas la souffrance — l’inconnu ne s’y


affiche pas —, elle est ce qui témoigne (douloureusement) de la souffrance.
Comme dépense s’épuisant à épuiser ses réserves et exigeant sans relâche son au-
trement-dit — dessinant ainsi une discontinuité — par lequel elle continue à porter
l’appel de l’autre, — elle se signifie comme une recherche cherchant à dire
l’indépassable, mais offusquée en ce qu’elle offusque.
Notre texte s’efforce certes de parler explicitement d’Auschwitz (et c’est ce qui le
différencie d’un écrit de botanique) — l’événement devient thème.
Mais, outre la justification du Dit sur laquelle nous avons insisté, le fait de se
prononcer en philosophie n’est jamais à titre définitif.

[…] la philosophie est nécessairement réflexive et critique, non qu’elle ait à se fixer en une ou
des méthodes, ce qui reviendrait à acquiescer sans critique aux pas déjà posés, et à se donner

205 PETITDEMANGE, « Emmanuel Lévinas et la politique », in EPP, p. 336 et 337.

144
par là l’illusion d’une maîtrise qui n’est en fait que autologique dans l’adéquation de soi à soi,
mais qu’elle ait à être habitée par la hantise que la chemin de la pensée est nécessairement
chemin qui revient sur ses pas, qui rétrograde dans sa progression, à moins de s’évanouir
dans la positivité insensée de tels ou tels résultats […].206

[…] philosophie : langage de la transcendance et non pas récit d’une expérience : langage
où le diseur appartient au récit […].207

Philosophie comme réponse qui ne soit pas inconvenante : ses textes ne datent
pas. En elle, dans la gravure de l’Ecrit, la question ne se résoud pas, elle s’aggrave.

Il serait ici question — justement— de s’en tenir à la question qui, de son travail écartant
toute échéance, creuse inlassablement le sillage de l’écrit. Interroger cette question, ne serait-
il pas en redoubler l’effet de trouble et de violence, au fil de l’errance ?208

Mais trouble, inquiétude, comme réponse…

7 / Mais être attaché à un passé au delà de l’essence n’est-ce pas s’abîmer dans les tréfonds de
la mélancolie où « futur, passé sont voués à l’indifférence, puisque l’un et l’autre sans
présent » (BLANCHOT, ED, p. 40) ?
Mais le travail d’écriture qui se tient en un point blessé par le passé et ouvert sur
l’avenir n’est pas juste ressassement incessant de l’impossible. Que la question ne se
résolve pas implique un Dire qui est « le retour de la valeur elle-même »209 — être
comme être responsable de l’autre homme. Un Dire créatif qui ouvre une tradition
exposant le « principe » d’une responsabilité inouïe, inattendue et capable de faire
face à l’effondrement radical des formes sociétales. Un Dire qui veillant à l’unicité
de l’événement engage la singularité de chac’un et de chaque temps.

8 / Mais n’est-ce pas là finalement tirer une leçon de la Shoah ? — qui serait donc
l’occasion d’un plus grand bien ou deviendrait l’événement fondateur d’une pensée.
Tout d’abord :

[…] il serait absurde et abusif de présenter l’œuvre de Levinas comme une réplique à
l’hitlérisme […].210

Ensuite et dans le même ordre d’idée, la notion d’il y a (comme transcendantal


de la souffrance) est déjà, chez Levinas, en préparation dans les années qui précè-
dent l’événement proprement dit (cf. La préface de Rolland à De l’évasion : « Sortir
de l’être par une nouvelle voie ».)

206 RICHIR, « Lieu et non-lieux de la philosophie », in Autrement, Série « Mutations », n° 102, p. 106.
207 LEVINAS, « La Philosophie et l’Eveil », p. 106.
208 BOYER, La question interrogée, in Change, n° 22, p. 5.
209 MURAKAMI, Op. cit., p. 287.
210 M. ABENSOUR, op. cit., p. 98.

145
L’il y a, par nous décrit en captivité et présenté dans cet ouvrage paru au lendemain de la
Libération, remonte à l’une de ces étranges obsessions qu’on garde de l’enfance et qui repa-
raissent dans l’insomnie quand le silence résonne et le vide reste plein. (LEVINAS, EE, préf.
à la 2e édit.)

Enfin et c’est là le plus important (encore à venir), le Bien est phénoménologi-


quement préalable au Mal. Celui-ci ne se comprend que par rapport à celui-là — et
non pas l’inverse (le Mal n’est absolument pas nécessaire et la jouissance que le
Bien consume n’est pas la volonté méchante). Et le retour de la valeur résonne
comme une interruption du mal et non comme une modalité de l’assertion théolo-
gique : si malum est deus est.

9 / En guise de schéma de notre architectonie relative à la subjectivité :

Attitude naturaliste
- - - - - - - - - -
↑ Intentionnalité. Représentation
----------------------
↑ Enigme. Phénoménalisation. Evénement
Dire-d’un-Dit
---------------------------------------------------
↑ Pure passivité. Autre-dans-le-Même.
Intelligibilité première (foi originaire)
Evénementialité
mouvement de ____________________________
l’autre-dans-le-même
Trace (unique pôle « métaphysique » :
interruption de la phénoménologie en deçà
de l’existence et la non-existence)

10 / Evidemment, la notion « métaphysique » de Trace peut être comprise


phénoménologiquement en guise de superposition culturelle au schéma transcen-
dantal de la subjectivité, dans la mesure où elle ne s’atteste pas phénoménologi-
quement (le délire sacré n’est pas révélation de Dieu, mais court-circuit entre la foi
originaire et l’actualité).

La situation est paradoxale, puisque d’un côté, le visage de l’autre qui m’assigne porte le
commandement de l’infini parce qu’il « apparaît » dans la trace de l’infini, mais d’un autre cô-
té, cette trace n’est jamais visible. Seule la croyance, c’est-à-dire l’illusion transcendantale ou
la doxa, nous permet de soutenir cette logique.211

211 MURAKAMI, Op. cit., p. 175.

146
Mais comme nous soutenons l’originarité de la situation éthique, une illusion
transcendantale n’a pas lieu d’être ici. Selon nous212, Levinas enseigne que pour
rendre compte du « peu d’humanité qui orne la terre » (LEVINAS, AE, p. 283), il
faut rendre compte d’une confiance qui s’appuie sans se reposer sur le NON-lieu
ouvrant l’ouverture d’une responsabilité impossible.

Il faut reconsidérer le sens d’une certaine faiblesse humaine et ne plus voir dans la pa-
tience uniquement l’envers de la finitude ontologique de l’humain. Mais pour cela être pa-
tient soi-même, sans demander la patience aux autres ; et pour cela, admettre une différence
entre soi et les autres. Il faut trouver à l’homme une autre parenté que celle qui le rattache à
l’être — ce qui permettra, peut-être, de penser cette différence entre moi et l’autre, cette iné-
galité, dans un sens absolument opposé à l’oppression. (p. 272)

Par ailleurs, l’idée de Dieu en moi ne ressortit ni du pari, ni de l’expérience mo-


rale. La passivité en tant que transpassibilité ne s’attend à rien, ne présuppose pas
l’avènement d’un règne moral, ne vit pas ce qui théoriquement lui échapperait. La
« religion » demeure purement formelle au point que sa forme scintille dans
l’interruption :

« Me voici, au nom de Dieu », sans me référer directement à sa présence. « Me voici » tout


court ! De la phrase où Dieu vient pour la première fois se mêler aux mots, le mot de Dieu
est encore absent. Elle ne s’énonce en aucune façon : « je crois en Dieu ». (p. 233)

Et :

Aller vers lui, ce n’est pas suivre cette trace qui n’est pas un signe. C’est aller vers les
Autres qui se tiennent dans la trace de l’illéité. (LEVINAS, HAH, p. 69 et 70)

La réponse à la responsabilité n’est pas non plus découverte de Dieu.

Nous voici donc engagés à écrire sur Auschwitz dans une dédicace à la mémoire des
autres…

212 Et il ne s’agit pas pour nous ici de jouer l’ambiance d’une université religieuse contre celle de
l’université libre : ce ne serait qu’enfantillage.

147
Bibliographie
et sigles utilisés

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