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Béhar Henri. Du mufle et de l'algolisme chez Jarry. In: Romantisme, 1977, n°17-18. Le bourgeois. pp. 185-201;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1977.5135
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1977_num_7_17_5135
faut leur accorder "le plaisir actif de créer aussi un peu à mesure et
de prévoir" (PL, p. 406) tandis qu'à la foule conviennent les arguments
d'autorité, la claque lui servant en quelque sorte de magister. Au
lendemain du scandale d'Ubu Roi, il attaquera de front un tel public qui
se contente des bassesses d'Augier, Dumas fils et Labiche, et de toute
façon ignore tout de l'histoire du théâtre alors qu'il se pique de
ramener le nouveau au connu, incapable qu'il est de participer à
l'élaboration de mythes contemporains. Entendons bien : ce principe élitaire
de Jarry (qu'il partage avec nombre d'écrivains de sa génération) ne
recoupe nullement les oppositions sociales, il est le fait d'intellectuels
qui ayant acquis par l'effort individuel un certain savoir, ayant réussi
à s'élever au-dessus des lieux communs de la pensée, ne veulent pas
laisser entraver par la foule leur marche vers l'Idée. Qu'une telle
attitude caractérise justement des fils de la petite bourgeoisie méprisant
les valeurs de leur milieu d'origine pour s'affranchir de l'autorité — tuer
le père — , incapables de se situer dans la lutte des classes, pourtant
en cours d'organisation, ne voyant pas qu'ils feront les frais de
l'hégémonie capitaliste, est un aspect qui leur échappe nécessairement. Pour
lors, ils s'en tiennent au culte artistique des idées : Le jugement que
porte Jarry sur l'anarchisme est à cet égard significatif. "L'Anarchie
Est ; mais l'idée déchoit qui se résout en acte...", affirme-t-il (PL, p. 343)
à propos du pauvre Vaillant qui, voulant vivre ses principes, a cessé
d'être (par décision de justice, il est vrai). Par une sorte de pirouette
syllogistique Jarry considère pour sa part qu'il vaut mieux consentir
à vivre afin d'Etre et par conséquent de maintenir l'Idée, asymptote à
l'éternité. Peu après, il tient comme également absurdes les
raisonnements des anarchistes de la société qui les condamne, qualifiant les
déclarations d'Emile Henry "d'apparente logique éblouisseuse de
potaches" (PL, p. 337), et puisque spectacle il y a, procuré par les deux
parties en conflit, il préfère pour sa part la Machine à décerveler dont
il annonce, dès 1894, la présentation publique.
On voit qu'il n'y a là aucun engagement politique, l'appréciation
étant portée d'un point de vue esthétique. Toutefois cette esthétique
implique que par la philosophie anarchiste propose une vision du monde
acceptable — et surtout une alternative globale aux médiocrités
bourgeoises. Jarry serait disposé à égaler l'anarchiste à Dieu, puisqu'il a
l'ambition d'agir à distance, de changer le monde, de commander à la
nature et au surnaturel, réalisant ce principe de synthèse qui est,
selon lui, faculté divine25. Malheureusement, il lui faut transposer sa
philosophie en actes, et c'est là que commence le drame. Voilà pourquoi
Ubu pourra lui être comparé : "Finalement, tel qu'un anarchiste, il
exécute ses arrêts lui-même..."26 ce qui ne laisse pas d'être
contradictoire avec l'identification d'Ubu au Mufle. L'ambiguïté volontaire était
encore plus évidente dans l'article de présentation de la Revue
Blanche, "Les paralipomènes d'Ubu" (1er décembre 1896) qui répondait par
avance à toutes les identifications qu'on allait proposer : "Ce n'est pas
exactement M. Thiers, ni le bourgeois, ni le mufle : ce serait plutôt
l'anarchiste parfait, avec ceci qui empêche que nous devenions jamais
l'anarchiste parfait, que c'est un homme, d'où couardise, saleté, laideur,
etc."
(PL, p. 467).
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En somme, tous les thèmes que Jarry aborde dans ses Spéculations
sont ceux que les "en-dehors", comme on disait, ne faisaient que
ressasser dans leurs journaux respectifs, avec le sérieux d'un Jean Grave,
la vigueur d'un Charles Malato, l'argumentation d'un Emile Pouget ;
allant plus outre quand même en raison de la charge d'humour dont
ils étaient lestés.
Il faut ici, encourant le risque de cuistrerie, préciser en quoi
consiste l'humour jarryque. Décapage des idées reçues, exhibition du
comportement bourgeois, il procède par télescopage de deux types de
discours (ainsi la célèbre "Passion considérée comme course de côte"
Ch. V., p. 356) ou par inversion du point de vue commun (ainsi tout
ce qui a trait à la lutte antialcoolique, l'eau étant selon lui un
dissolvant dangereux). Ce faisant, il exprime un refus des dualités esprit-
matière, noble-vulgaire, de toutes les oppositions qui finalement
profitent à la seule mentalité bourgeoise. Participant d'un irrespect absolu,
cet humour n'a aucun rapport avec le comique, et souvent il anesthésie
le sentiment, au point qu'il peut en paraître inhumain et finit par
rebuter. Il faut être particulièrement blindé pour pouvoir étudier "les
mœurs des noyés" ou plaisanter sur le naufrage d'un paquebot. Mais
c'est justement cette résistance au tragique qui permet de dénoncer,
là où chacun s'apitoie, l'utilisation des catastrophes ou des faits divers
par les gouvernants qui ainsi détournent le public des vrais problèmes :
"Avec deux affaires ingénieusement alternées, un gouvernement sagace
sait ni jamais laisser manquer le bon public de distractions aussi
saines que variées" (С/г. V., p. 329). Cet humour n'a pas uniquement valeur
polémique, il est la seule hygiène possible, le seul moyen de résister
au conditionnement psychologique et, pour finir, une voie d'accès
obligée vers le poétique. C'est de la sorte qu'il faut comprendre le jugement
que Tzara portait sur Jarry en 1931 : "Après avoir, avec une singulière
conscience, extrait l'humour d'une certaine bassesse crapuleuse où se
complaisait le comique en lui donnant sa signification poétique, Jarry
s'est servi d'éléments alors inattendus comme la surprise et l'insolite
pour interrompre le courant contemplatif que depuis le romantisme
la poésie ne cessait de suivre..."29.
Ainsi s'explique la force de dégagement de l'œuvre de Jarry qui,
partant d'une emprise certaine sur le quotidien, le gestus, le prêt-à-
penser, n'est pas une invitation à l'impassibilité où à quelque
détachement confucéen mais, au contraire, incite à se déprendre des évidences,
à mépriser l'ordre bourgeois des choses, à franchir l'interdit pour
atteindre l'Absolu. A cet égard, l'attitude existentielle de Jarry lui-
même est significative ; elle rend compte de cette ambition jusque
dans ses aspects excessifs. En multipliant les anecdotes à son sujet30,
on a laissé échapper l'essentiel, le sens profond de cette existence
conduite comme un poème. Gide, qui ne l'aimait guère, note, dans Les
Faux Monnayeurs, que tout chez lui "sentait l'apprêt", tandis que
Marguerite Moreno, experte en la matière, remarque la "couche
épaisse de crème et de poudre" dont il enduisait son visage. Qu'avait-
il à dissimuler, ce dandy désargenté, sinon une enveloppe charnelle
trop banale à ses yeux, une condition sociale si courante qu'elle le
réduisait à l'anonymat ? Par réaction, il se veut fils de personne, pro-
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clamant que son père était "un pauvre bougre dénué d'importance",
puis, ce thème ne suscitant pas d'échos, il se voudra héritier d'une
noble famille. Folie des grandeurs ? Symptômes du mal qui déjà le
mine (une méningite tuberculeuse) ? La devise qu'il communique à
Rachilde pour l'occasion vaut précepte : "N'essaye rien ou va jusqu'au
bout". Aux extrêmes, Jarry se porte avec système, n'acceptant pas la
pire loi des hommes, la mort, ou plutôt, puisqu'il faut la subir,
cherchant à en connaître le texte. C'est pourquoi il est aussi l'homme des
records, dans le domaine de la pêche, du cyclisme, de la boisson
surtout, faisant en sorte de ne pas ressembler à un homme de lettres,
non plus qu'à un sportif, insistant pour qu'on ne le croie pas mort
d'alcoolisme (ce qui, à s'en tenir au rapport d'autopsie, est exact). Si
pour ses contemporains il a fini par être le Père Ubu en personne, ne
disons pas qu'il a sacrifié sa vie à son personnage : le masque adhère
au visage dans la mesure où il est adéquat. Cette identification est la
solution que Jarry a adoptée pour résoudre, au plan individuel, le
conflit l'opposant à son époque.
A une société fondée sur la seule puissance de l'argent, qui érige
en dogme la croyance au progrès-matériel et technique, qui prône
l'uniformité, le conditionnement, le nivellement des esprits par le bas,
qui méprise l'artiste et le marginalise ou l'asservit, Jarry répond par
la dérision. Il surmonte la dichotomie introduite par la civilisation
occidentale entre l'art et la vie en faisant de sa vie une œuvre d'art, un
poème dramatique. Après avoir tiré (à blanc) sur Manolo, il s'enquiert
auprès des témoins : "N'est-ce pas que c'était beau comme littérature ?".
sont issus, est, par les trois principes qui la sous-tendent, une négation
du rationalisme positiviste, autrement dit de l'idéologie dominante à
la fin du XIXme siècle. En résumé, l'affirmation de l'identité des
contraires, la revendication de la liberté d'indifférence, le postulat
d'universelle analogie 32, sur quoi se fonde Jarry, tout cela réuni
explique pourquoi son œuvre était proprement irrecevable en son temps.
Л
Actuellement encore, Jarry reste provocant, irritant le lecteur par
l'ambiguïté de sa métaphysique, qui n'entre dans aucun schéma
habituel. S'il donne tort au bourgeois ou lui fait honte en démontant les
mécanismes de sa pensée toujours guidée par l'intérêt, et il ne donne
pas davantage raison à l'anarchiste, nécessairement compromis à ses
yeux par l'action et il n'annonce aucun thème politiquement situable.
Il est encore plus irritant lorsqu'on découvre, à scruter les
manuscrits de son dernier roman, La Dragonne, qu'il était, comme la plupart
de ses compagnons du Mercure, sur le chemin de la réaction, celle qui
finirait par adopter le point de vue de l'Etat-Major en 1914, et s'en
faire valeureusement l'écho : l'évolution d'un Laurent Tailhade, à cet
égard exemplaire, tendrait à prouver qu'à force de vitupérer le Mufle,
il arrive toujours un moment où on parvient à lui ressembler. Après
une phase latente (dans La Chandelle verte) l'antisémitisme de Jarry
éclate dans les brouillons de La Dragonne où figurent un certain abbé
De Rayphusce et son frère "bon juif officier de réserve Zweifuss", ce
dernier s'enlisant, avec femme et enfants, au chapitre du "Porc-grome 33.
On sait bien que ce texte ne répond qu'au souci de développer un
calembour ; il n'empêche qu'on y sent trop les relents d'une certaine
cuisine à la Drumont pour rester indifférent. Mais l'état du texte, les
changements patronymiques opérés lors de la mise au net, ne laissent
aucune certitude, ce qui nous maintient, une fois de plus, dans cette
position de balancement que Jarry affectionnait et qui, à tout prendre,
est la caractéristique essentielle de son œuvre.
Car l'ambivalence est bien dans le dispositif du texte, et non dans
la saisie, relative, du lecteur. En cela l'œuvre demeure un attentat
perpétuellement renouvelé, contre la raison, affirmant qu'au point
de vue de l'éternité, l'action est vaine, et que "Les hommes sont le
Milieu, entre l'Infini et Rien tiraillés par les anses d'un zéro" (PI., p. 280).
D'où les séries d'équivalences qui ne cessent de s'afficher. D'une œuvre
à l'autre : Ubu Roi et sa contrepartie Ubu Enchaîné, Le Surmâle
"roman ; moderne"
Rome" à l'intérieuret,d'un
à l'inverse,
même texte,
Messaline
comme "roman
les signifiés
de de
l'ancienne
"Jour"
et de "Nuit" dans Les Jours et les Nuits, ou bien les rapports de
l'Antéchrist avec Ubu dans César- Antéchrist ; au niveau du signe lui-même :
le signe plus et le signe moins dans cette même pièce ; Maria-Varia, la
Vierge et la Mère, très pure Jocaste dans L'Amour Absolu etc. Chez
Jarry, tout fragment renvoie à un autre fragment qui le complète et,
le plus souvent, en contredit le sens. De sorte que l'œuvre, prise dans
sa totalité et non plus terme à terme, est un objet ambigu et
polysémique, perturbé par une série de surcharges sémantiques. Ce qui ne
veut pas dire qu'il est dépourvu de sens quoique celui-ci soit fuyant
et vibrionnaire comme, on Га vu, pour la Machine à décerveler.
200 Henri Béřiar
NOTES