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Actes de la recherche en

sciences sociales

De la doxa à l'orthodoxie politologique


Monsieur Patrick Champagne

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Champagne Patrick. De la doxa à l'orthodoxie politologique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 101-102,
mars 1994. L’emprise du journalisme. pp. 23-24;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1994.3358

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1994_num_101_1_3358

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DE LA DOXA À L'ORTHODOXIE

POLITOLOGIQUE

La « théorisation » de l'inconscient politique

Dans le procès fait aux sondages au nom de la démocratie, je me situe résolument du côté de la défense.
Cela tient sans doute pour beaucoup à ma conception de la démocratie, qui est incurablement libérale.
Quand j'étais étudiant de sciences politiques, au milieu des années 50, mes maîtres m'expliquaient qu'il y
avait deux grandes conceptions de la démocratie, l'une fondée sur l'idée libérale telle qu'elle s'exprime
dans la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, l'autre sur la pensée sociale d'inspiration
marxiste. La première reposait sur le principe que les hommes naissent libres et égaux, la seconde sur celui
qu'ils doivent être libérés. [. J Près de trente ans ont passé. Les constructions intellectuelles les plus savantes,
.

diffusées par les auteurs les plus prestigieux, n'ont finalement pas résisté à l'épreuve des faits. [. J Mais la

.
victoire politique de la démocratie libérale dans les nations d'Occident est loin d'avoir porté toutes ses
conséquences au niveau du débat intellectuel. Beaucoup d'auteurs continuent de développer les mêmes
thèses qu'au milieu des années 50, contribuant à instituer une norme culturelle, pour ne pas dire une
idéologie dominante, dans les sciences sociales. Ll n'est pas besoin d'être très grand clerc pour découvrir cette
norme dans le débat sur les sondages d'opinion. [. .] f'ai rappelé en commençant ma conception de la
.

démocratie. C'est une conception qui repose sur la foi dans le suffrage universel. [. .]. Les principales .
critiques formidées à V encontre des sondages d'opinion pouvaient être également utilisées contre le suffrage
universel. De fait, les mêmes arguments opposés de nos jours à la multiplication des sondages ont servi
autrefois dans la critique de l'extension du suffrage. Dans les deux cas, on se méfie des "majorités
silencieuses" au nom des minorités qui savent seules "ce que parler veut dire" : notables désespérés d'être privés
du monopole de l'influence ou militants qui s'instituent porte-parole mais n'entendent pas rendre compte.
[. .] L'imposition de problématique que l'on reproche aux sondages vaut également pour les élections. [. .]
.

.
Et qu'on ne s'y trompe pas, les sondages ici ne sont qu'un prétexte. Derrière eux, les "élections-piège à
cons" et les "élections-trahison" figurent une cible tentante : fondées sur la même logique individualiste qui
inspire la démocratie des citoyens, elles répugnent profondément aux tenants de la logique collective,
catégorielle, qui ne met rien au-dessus de la lutte des classes et se console de voir reculer la démocratie pourvu
qu 'on puisse la qualifier de populaire. "* t ANrFÎ nT
(Extrait d'une communication au colloque «Sondages et droits du public», université du Québec, 1982.)

e texte dont on a reproduit ci-dessus quelques torialistes renommés. La présence de journalistes, aussi
extraits significatifs est paru en postface du premier réputés soient-ils, manifestait cependant une confusion
recueil Opinion publique (Paris, Gallimard, 1984, des genres et des « compétences » du fait notamment que
p. 257-267) que, depuis 1984, la Sofres publie chaque ceux qui avaient posé les questions étaient invités à don-
année sous la double responsabilité d'un professeur de ner leur interprétation des réponses. Cette confusion ne
sciences politiques de l'université de Paris-I et du direc- fera que s'aggraver au fil des éditions, les journalistes et
teur des études politiques de la Sofres les sondages jugés les hommes politiques, de plus en plus nombreux, com-
:

les plus significatifs et les plus « sérieux » sont ainsi repu- mentant ainsi eux-mêmes des sondages qui, souvent, les
bliés, mais accompagnés cette fois-ci de commentaires concernent directement. Par exemple, pour L'État de l'opi-
confiés à l'origine à des spécialistes des sondages (de la nion 1991, à côté de responsables de la Sofres et de cher-
Sofres surtout), des politologues de la Fondation natio- cheurs en sciences politiques, ont été sollicités un ancien
nale des sciences politiques, des sociologues et des édi- Premier ministre gaulliste pour commenter un sondage
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sur « De Gaulle et les Français » (c'est-à-dire en fait sur lui- simple constat était l'opinion du sociologue. Il est vrai que
même) tandis que, sans doute pour équilibrer ce présupposé ne pouvait pas être reconnu par ces
politiquement, le secrétaire national adjoint du Parti socialiste était spécialistes sans remettre en cause la pratique du sondage elle-
invité à expliquer les résultats d'un sondage sur « L'effet même. Le contresens des politologues qui confondaient la
immigration » par ailleurs, un chroniqueur du Point valeur sociale d'une opinion, variable selon les individus
;

analysait les sondages sur « La crise du Golfe » et, sans doute ou les groupes qui la profèrent, avec la valeur
toujours pour l'équilibre politique, le directeur des études politiquement reconnue au vote des citoyens était ainsi presque
politiques du Figaro un sondage sur « Les cadres du RPR » inévitable. C'est essentiellement sur ce point que porte

.
On retrouve la même confusion en 1993, puisque l'on l'article d'Alain Lancelot. Il s'agit d'un texte «réactionnaire»,
compte, parmi les commentateurs sollicités, trois au sens propre du mot, dans la mesure où l'auteur, qui
ministres, un directeur de revue et un ancien bâtonnier de réagit à une remise en cause de ses convictions profondes,
l'ordre des avocats du barreau de Paris. n'a en substance rien d'autre à dire et à proposer que la
Le texte aurait mérité d'être cité dans sa totalité tant il simple réaffirmation de la doxa politologique, mais sur un
est exemplaire de ce que l'on peut appeler la « théorisa- mode désormais conscient ou, comme il le pense sans
tion politologique ». Très souvent invoqué, cet article, qui doute, « théorisé ». La doxa cède la place à l'orthodoxie et le
prend la défense des sondages au nom des grands cela-va-de-soi politique à la condamnation ferme de ce qui
principes politiques, constitue une mise au point qui se veut le met en question. Ce que ces politologues avaient fait
définitive et propre à faire taire désormais les « initialement sans vraiment le savoir, ils le posent désormais
détracteurs » de ces enquêtes. L'auteur croit faire une grande comme étant ce qu'il faut absolument faire.
découverte scientifique la pratique des sondages doit être Le débat proprement méthodologique concernant la
:

décrétée hors de toute critique parce qu'elle repose sur valeur scientifique des sondages d'opinion est ainsi
des principes identiques à ceux du suffrage universel. Or, déplacé sur un autre terrain, celui de la valeur politique
s'il en est effectivement ainsi, c'est précisément parce que de la démocratie et du suffrage universel, c'est-à-dire
les politologues ont dès l'origine utilisé la technique du dans un ordre qui, par définition, non seulement n'est
sondage par questionnaire, non pas comme une pas susceptible d'obéir aux règles de la discussion
technique de récollection de données mise au service d'une scientifique, mais même y fait obstacle. Sans cloute par
interrogation scientifique, mais comme simple machine à déformation professionnelle, le problème est posé dans la
faire « voter le peuple ». D'où leur obsession du problème logique d'une question de sondage d'opinion, le
de la représentativité des échantillons qu'ils posaient dans sociologue étant sommé de dire s'il est « pour » ou « contre » la
la logique formelle de la liste électorale (« la population démocratie. Réaffirmant sa foi dans le credo
en âge de voter ») et aussi leur traitement des « démocratique - comme si celui-ci n'était pas partagé par ses
non-réponses » qu'ils excluaient des calculs comme s'il s'agissait contradicteurs et surtout comme s'il constituait par soi la
d'abstentions à une consultation électorale. garantie d'une plus grande rigueur scientifique -, le
La critique qui a été faite par Pierre Bourdieu dans son politologue reproche essentiellement à ses critiques de
article des Temps modernes de 1973 a été comprise de menacer les fondements inconscients de sa croyance
façon très superficielle par ces nouveaux spécialistes de naïve dans un dogme démocratique, n'acceptant la
l'opinion qui, croyant mener des enquêtes scientifiques, science sociale que dans la mesure seulement où elle est,
ne faisaient que mettre en œuvre leur propre doxa à ses yeux du moins, «politiquement correcte». Il est
politique. Le rappel de la nécessité de « prendre en compte les heureux que, à la différence d'autres systèmes politiques,
non-réponses », parce que tout le monde n'a pas les régimes démocratiques n'exigent pas pareille
socialement la capacité de produire une opinion, a été entendu soumission de la science, fût-elle sociale, aux dogmes
:

« II faut faire en sorte qu'il y en ait le moins possible. » politiques, fussent- ils démocratiques. Ces démocrates,
Éviter « l'imposition de problématique » que produit le simple orthodoxes ou conservateurs, comme on voudra, qui,
fait de poser une question qui ne se pose pas à un enquêté autrefois, dénonçaient la sociologie de l'éducation parce
est devenu « II faut éliminer la manipulation politique qu'elle remettait en cause le mythe de l'égalité devant
:

grossière» dans la formulation des questions. L'explicita- l'école républicaine ont trouvé, en politique cette fois-ci,
tion du troisième présupposé de ces enquêtes, à savoir le un nouveau mythe, tout aussi conservateur, à défendre,
fait que les sondeurs, en additionnant les réponses celui de «l'égale l'expression de tous» (Roland Cayrol).
individuelles, postulaient que toutes les opinions se valaient A la différence près, toutefois, que ce mythe n'est pas
socialement, non seulement ne fut pas compris, mais fut sans retombées économiques pour ceux qui s'en font les
même dénoncé comme non démocratique, comme si ce ardents défenseurs.

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