Vous êtes sur la page 1sur 31

Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS

gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

LE CARREFOUR
de
Kossi Efoui
du Togo

Grand prix du 16' Concours Théâtral Interafricain

Personnages :
— Le Souffleur
— La Femme
— Le Poète
— Le Flic

La scène représente un carrefour avec un réverbère


éteint. Dans un coin se trouve un banc. Au fond de la
scène, un podium sur lequel est posé un pupitre de
musicien.
Entre le Souffleur. C'est un personnage qui rappelle le
maître de cérémonie ou le montreur de marionnettes. Il fait
un premier geste qui allume le réverbère, un autre qui
allume les projecteurs et permet de découvrir sur scène la
Femme, couchée dans une position incommode, comme
un pantin désarticulé. Le Souffleur entreprend de la rani-
mer en faisant plusieurs gestes dans sa direction. Soudain,
elle pousse un grand cri.

La Femme : Qu'est-ce qui m'arrive ? C'est tout de même


bizarre. Il me semble... Non. Et pourtant... C'est
bizarre tout de même, ce qui m'arrive. J'ai l'impres-
sion de revivre cette scène. Une nuit exactement
69
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

comme celle-ci. Je suis montée sur cette même


scène. Avec cette même lumière. Avec ce même
décor. Je me suis déjà avancée comme je le fais
en ce moment vers l'avant-scène et puis, exacte-
ment comme l'autre fois... Oui. Comme l'autre
fois... J'oublie mon texte.
Le Souffleur : Et c'est pourtant...
La Femme : Et c'est pourtant la première fois que ça
m'arrive. Comme une foule de choses qui ne
m'arrivent qu'une fois mais qui me donnent
l'impression d'arriver sept fois... Quand mon amie
Rachel est morte, j'ai tout vécu, j'ai tout revécu
exactement comme aujourd'hui. Comme quelque
chose qui recommence. Cette douleur-là ça rend
dure la gorge comme une boule de nausée et les
yeux comme... comme... Non. Ça ne fait même
plus mal, une douleur comme celle-là. Ça ne blesse
même plus. Pas même une légère égratignure au
ventre. Pas même un serrement. Pas même un pin-
cement. Pas même... Pas même un léger froisse-
ment... Je pense que c'est bête : vous feuilletez
innocemment le journal et, tout à coup : « une
jeune fille a eu les jambes broyées par une auto-
mobile ce matin à dix heures... »
Et vous refusez de reconnaître la jeune fille sur la
photo, là, sous vos yeux. Ce qu'il ne sait pas,
l'automobiliste, c'est qu'une jeune fille, ça s'appelle
Rachel, que ça a une amie, que ce soir, quelqu'un
lui aurait fait l'amour en lui parlant de ses belles
jambes. Et qu'elle aime.
Ce qu'ils ne savent pas, ceux qui viennent lui dire :
« Remercie Dieu d'être en vie », c'est qu'elle est
morte. Morte. Parce que la vie pour elle, c'est la
danse. Rachel, c'est l'amie, le genre vrai, je crois,
le genre à qui tu dirais des choses désagréables

70
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

quand tu as envie d'être méchante et que c'est elle


qui passe par là.
[Un temps. L'actrice se bloque et ne bouge plus.]
Le Souffleur : Cette impression... Cette impression...
[La Femme reste bloquée. Il reprend les gestes qui
la font redémarrer.]
La Femme : Cette impression étrange. Encore..., qui recom-
mence. Comme il y a longtemps, quand l'autre est
parti. Et que je suis restée. Il est parti, l'autre, parce
qu'il n'en pouvait plus de vivre ici, dans ce désert,
à ce carrefour où toutes les routes sont des piè-
ges, où on ne peut aller plus loin que s'asseoir, se
lever, dormir, crier, pleurer, mourir. On ne peut
même aller aussi loin que s'enfuir.
Et voilà. Mais l'autre a réussi à s'en aller, à quitter
ce carrefour où il n'y a que ce réverbère pour brûler
et brûler le temps, le temps d'un seul acte de quel-
ques scènes. Ou peut-être deux, ou peut-être trois.
Il est parti il y a longtemps.
[Elle va vers le bocal rempli d'eau dans lequel elle
lit l'avenir.]
Mais ce soir il reviendra. Il restera le temps que
dure le théâtre. Un acte de quelques scènes. Où
peut-être deux ou peut-être trois. Il dira que c'est
pour ça qu'il est là.
Faire du théâtre. Alors, on fera semblant de ne pas
se reconnaître. On fera théâtre. On fera naturel.
(Un temps, signe du Souffleur. Le Poète apparaît
et se fige.]
C'est lui, c'est bien lui. Il arrive de si loin... Il a
toujours appartenu à une race qui n'est pas d'ici,
une espèce en perdition, celle des voyageurs, des
explorateurs, des curieux.

71
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

(Signe du Souffleur. Le Poète avance.]


Il viendra et me demandera...
Le Poète : Êtes-vous d'ici ?
(Elle a un visage stupéfait. Un temps. Elle tourne
très lentement la tête, pousse un cri en apercevant
le garçon et fait un vif mouvement de recul.]
La Femme : Vous m'avez fait peur.
Le Poète : Excusez-moi. Je cherchais mon chemin.
La Femme : Vous aussi ?
Le Poète : Comment cela, moi aussi ?
La Femme : Il me semble avoir croisé en venant un homme,
qui, lui aussi, cherchait son chemin...
Le Poète : Il y en a de moins en moins de nos jours, des
égarés qui cherchent. Par contre, il y a de plus en
plus de guides, de phares. J'en ai vu, moi, des
phares. Il y en avait un, tout petit, clignotant, qui
se prenait pour l'oeil de l'univers. J'en ai vu un tout
haut perché et qui ne donnait aucune lumière mais
il donnait le vertige. Il y en avait un, prestigieux,
éclatant, qui interpellait tout le monde : « Venez,
venez, je vous donne la lumière. » Mais ceux qui
y sont allés sont revenus aveuglés... par la lumière.
Il y en avait tellement à se prendre pour des spé-
cimens rares que ça ne fait même plus sérieux.
Tenez, on ne distingue même plus le roi de son
bouffon...
La Femme : Je disais donc avoir rencontré un homme
égaré. Il avait l'air méfiant. Il s'était transformé en
ombre pour mieux raser les murs. Il cherchait son
chemin sans poser de questions. Ici, on n'aime pas
les questionneurs. Alors tenez-vous le pour dit. Si
vous cherchez votre chemin, allez droit devant vous
et si, par malheur, vous rencontrez un policier, ne
72
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

vous avisez surtout pas de le lui demander. Vous


avez un masque ?
Le Poète : Un masque ?
La Femme : Oui, un masque à gaz. Vous n'avez pas un
masque à gaz ?
Le Poète : Non.
La Femme : C'est mauvais ça.
Le Poète : Pourquoi ?
La Femme : Ils ont des grenades lacrymogènes. Dans les
rues, il y a eu des émeutes, des bagarres, des
morts. Des têtes mises à prix aussi. (Au public)
Comment lui dire que, lui aussi, est recherché
depuis qu'il est parti ? (Geste du Souffleur. Elle
revient.)
Vous avez un casque ?
Le Poète : Non. Pourquoi ?
La Femme : Ils ont des matraques. De nos jours, il faut pro-
téger sa tête. C'est la loi. Tous les policiers vous
le diront. Par contre, ce qu'ils ne vous diront pas,
c'est qu'il faut protéger aussi... (Elle regarde autour
d'elle avec suspicion et montre son derrière.) Un
coup de botte est si vite arrivé. Mais ça, ce n'est
pas la loi. C'est l'expérience. Au revoir. (Elle lui
tend la main puis la retire brusquement.)
Le Poète : Je vous fais toujours peur ?
La Femme : Un peu.
Le Poète : C'est mon sac qui vous effraie ?
La Femme : Un peu, oui... C'est curieux. Ça ressemble...
Attendez... Attendez... Ça ressemble à une gibe-
cière de chasseur de têtes. (Ils rient.)
Le Poète : Au niveau de la millième barricade, le flic m'a
dit : « Ça, c'est un sac à malices. » (Ils rient. Silence

73
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

embarrassé. Sourires faux. Hésitations.) Êtes-vous


d'ici ?
La Femme : Je suis de ce carrefour. (Un temps.) Est-ce vrai
qu'il fait soleil là d'où tu viens ? Soleil levant tout
le matin ? Soleil couchant tout le soir ? Est-ce vrai
qu'il fait fleur toutes les saisons ? Là-bas d'où tu
arrives...
Le Poète : Il y fait mort et peur aussi.
La Femme : Ici, il n'y a plus de fleurs parce qu'il n'y a plus
de saisons parce qu'il ne fait plus soleil. Seul le
réverbère marque le temps de la nuit. Rien. Pas
même les graines qu'on sème. Pas même les raci-
nes qu'on porte. Je cherche une terre plus tendre.
Le Poète : J'ai cherché une terre plus tendre.
La Femme : Là-bas...
Le Poète : Brouillard. Il y fait étrange.
La Femme : Ici aussi, il y fait mort. Et désastre. Les aven-
turiers se lancent tête baissée dans la mort. Les
voyageurs s'en vont et ne reviennent plus jamais.
(Un temps.) Pourquoi es-tu revenu ?
Le Poète : (Embarrassé, regardant autour de lui.) Je ne suis
pas d'ici. Je ne fais que passer. (Elle sourit comme
pour dire : « Je ne suis pas dupe. ») Au revoir. (Il
lui tend la main. Elle la garde un moment puis la
retourne et en scrute les lignes. Elle le regarde,
ouvre la bouche comme pour parler. Il sort préci-
pitamment. Elle court derrière lui.)
La Femme : (criant). Où allez-vous ? Mettez un masque de
clown, qu'on ne vous reconnaisse pas. Vous êtes
recher... (Elle se plaque la main contre la bouche.)
Je l'ai reconnu tout de suite aux lignes de sa main.
C'est lui, c'est bien lui. Je sais que lui aussi m'a
reconnue. (Elle se lance à sa poursuite. La scène

74
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

reste vide un moment. Elle réapparaît par l'entrée


opposée, l'air dépaysé.)
La Femme : Qu'est-ce qu'on peut faire à ce carrefour ? C'est
un labyrinthe. C'est truffé d'impasses. Il est perdu.
Perdu... Perdu... (elle va ressortir quand le Poète
entre derrière elle).
Le Poète : Je suis là. Pour un acte de quelques scènes. Ou
peut-être deux. Ou peut-être trois. Après, je m'en
irai.
La Femme : Oui, c'est bien toi. Viens, viens que je te
regarde. (Elle l'entraîne vers le réverbère.) Eh oui,
c'est bien toi. Les mêmes yeux qui insistent pour
voir, la même bouche qui demande à longueur de
journée : « Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? » J'étais
à peine plus âgée que toi. Un jour tu m'as
demandé... (Il lui met un doigt sur la bouche.)
D'accord, je ne le dirai pas. (Un temps.) Mais un
jour, tu as voulu savoir... (Il lui jette un regard
furieux. Elle éclate de rire. Lui aussi. Elle devient
triste soudain. Silence.)
Le Poète : Je sais à quoi tu penses.
La Femme : Je savais qu'un jour tu t'en irais. Que tu ne
t'habituerais jamais à vivre dans l'impasse. Tu n'es
pas né sous le signe du caméléon comme la plu-
part ici. Tu n'as jamais appris à te confondre avec
le décor. Ta peau encaisse mal cette grisaille. (Elle
lui prend la main et lit dans sa paume.) Tu es né
pour tisser ta toile et pour demeurer nu. Signe de
l'araignée. Tu es né à la nudité. La nudité de ta
vérité. Un jour, tu es venu me dire...
Le Poète : (lui tourne le dos et fait un pas) Je pars.
La Femme : (se parlant) Tu pars...
Le Poète : Je ne suis pas heureux ici.

75
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : (même jeu) Tu n'es pas heureux ici.


Le Poète : Je veux me tracer un chemin hors de ce
carrefour.
La Femme : Un chemin hors de ce carrefour.
Le Poète : (se retournant) Et tu ne m'as pas compris. Toi,
dans ta tête, ça parlait de fuites, de reniements.
Pourquoi te fuirais-je ? Tu sais, cette histoire... (Elle
lui met un doigt sur la bouche. Il se dégage lente-
ment.) Tu ne m'as pas compris.
La Femme : Si. J'avais bien compris qu'on ne pouvait long-
temps rester assis ou debout, couché ou mort sans
s'ankyloser. Ou alors on bouge tellement qu'on se
fait remarquer. Et ça, on n'aime pas ici. Dans cette
fosse commune, tout le monde doit rester tranquille.
Mort.
Le Poète : Pourquoi alors...
La Femme : (mécanique) Pourquoi es-tu revenu ?
Le Poète : Pourquoi veux-tu savoir la vérité ? Nous som-
mes ici pour nous dissimuler, pour faire semblant.
On ne doit pas savoir qui je suis, ni que je suis
parti, ni que je suis revenu. Alors, cesse de me
demander « Pourquoi es-tu revenu, pourquoi... ».
La Femme : (même jeu) Pourquoi es-tu revenu ?
Le Poète : Là-bas je suis l'étranger.
La Femme : Et ici ?
Le Poète : (mécanique) Je suis l'étranger.
La Femme : Ici, je me sens exactement comme toi là-bas.
Et pourtant, je suis d'ici.
Le Poète : (même jeu) Je suis l'étranger.
La Femme : Arrête.
Le Poète : Là-bas, mes sommeils étaient disparates. Et je
m'effritais. Je vois une femme s'avancer vers moi.

76
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Je lui tends la main. Elle me traverse et s'en va.


J'étais un fantôme. Je faisais même peur. Là-bas,
je suis autrui.
La Femme : Et ici ?
Le Poète : Un matin, là-bas, j'ai senti la moisissure pousser
dans mes mains que personne ne serrait plus depuis
longtemps. Et dans mon coeur, l'herbe poussait
drue, opaque. Ça commençait à m'aveugler...
La Femme : Et peu à peu, ça a commencé à te faire des
pensées, méchamment.
Le Poète : Alors je suis revenu. Parce que là-bas, je serais
demeuré l'étranger.
La Femme : Et ici ? Ici, tu es hors-la-loi. Paria.
Le Poète : Hors-la-loi. Paria. Hors-la-loi. Paria. Hors-la-loi.
Paria. Hors-la-loi...
La Femme : Qu'est-ce que tu fabriques ?
Le Poète : Rien. Je répète pour ne pas oublier. Comme
cela quand un flic me demandera : « Qui es-tu ? »
Je pourrai répondre au garde-à-vous : « Hors-la-loi.
Paria, mon sergent. » Comme tout à l'heure ce flic
qui... (Pendant qu'il parle, signe du Souffleur. Le
Flic entre. La Femme regarde par-dessus l'épaule
du Poète et aperçoit le Flic.)
La Femme : Oh non !
Le Poète : Si !
La Femme : Tu as rencontré un policier en venant ?
Le Poète : Bien sûr.
La Femme : Mon Dieu, comment était-il ?
Le Poète : Classique.
La Femme : Bottes de cuir ?
Le Poète : Bottes de cuir.

77
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : Couleur de fer ?


Le Poète : Couleur de rouille.
La Femme : Matraque ?
Le Poète : Matraque.
La Femme : Et la tête ? carrée ?
Le Poète : Carrée. Avec...
La Femme : Avec ?
Le Poète : Un bandeau...
La Femme : Un bandeau, mon Dieu ! Un bandeau...
Le Poète : Un bandeau...
La Femme et le Poète : Rouge. (Silence)
La Femme : Il t'a reconnu ?
Le Poète : Pourquoi veux-tu qu'il me reconnaisse ?
La Femme : Ta tête est mise à prix, ne le sais-tu pas ?
Le Poète : (Ouvre la bouche. Aucun son.)
La Femme : Il faut faire vite. Va te mettre là, dans l'ombre.
Moi je vais le recevoir.
Le Flic : (humant l'air) Ça sent suspect par ici.
(La Femme s'approche, fait son numéro de séduc-
tion. Mimes. Elle réussit à sortir avec lui.)
Le Poète : Suspect. Suspect. Encore ce mot. Aussi loin que
je me souvienne, c'est toujours le même scénario,
le même. Narines pincées comme un bouledogue
qui flaire de la mauvaise viande. Suspect. Au temps
de mon ami, le peintre. Car il était classé suspect,
lui aussi. Parce qu'il dessinait des images qu'on ne
comprenait pas toujours. Alors de temps en temps
les flics faisaient une descente chez lui et perquisi-
tionnaient. Ils déchiraient ses livres et ses cahiers
et ils brisaient ses tableaux. Et comme ils ne trou-
vaient toujours rien, ils l'emmenaient et le brisaient

78
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

en petits morceaux pour perquisitionner en lui.


Après cela, on le revoyait. Et lui passait toutes les
heures de ses journées à se recoller, à se replâ-
trer, à se remodeler. J'étais enfant. Je le regardais.
Il disait que c'est pour l'intimider. Moi, je lui deman-
dais : « Qu'est-ce que ça veut dire, intimider ? »
Un jour, il est revenu. Et dans les restes de lui-
même qu'il a rapportés et qu'il recollait, il n'a plus
retrouvé sa langue. Et c'est fini. Il ne pourra plus
jamais dire un mot. Un seul mot. Il ne peut que
sourire.
C'est lui qui m'a appris à sourire et même à rire,
à rire de tout : de moi-même, de mes fautes, de
mes mésaventures. Il m'a appris à sourire. Il disait
que le sourire seul fait vrai. Qu'on ne peut pas sou-
rire faux. Qu'on ne peut pas sourire méchant ou
sourire cynique. On fait un rictus. C'est tout. On
retrousse ses muscles comme on retrousse les man-
ches pour cogner. Et nul n'est dupe. Il m'a appris
à voir aussi. Il avait des yeux faits pour voir. De
grands yeux de poète, grands comme les mers. Et
pleins. Et voilés. Et quand ils te regardent, tu te
sens transparent. Il m'a appris à voir à travers les
choses opaques et closes, à prendre les choses de
revers pour n'en deviner que l'endroit. Ici, on
n'aimait pas ses yeux. On les trouvait suspects. On
disait que c'étaient des gadgets d'espionnage, des
caméras truquées, des yeux de sorcier, des yeux
de voyant, des yeux de voyeur. Et voilà.
Lui, souriait parce qu'il ne savait pas qu'on allait
les lui crever... (Il s'écroule. Son cri attire la Femme
et le Flic.)
Le Flic : Qu'est-ce-que c'est, ça ?
Le Poète : (au garde-à-vous) Hors-la-loi. Paria, mon sergent.

79
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : (prenant le Flic à part) Donne-lui une chance.


Une seule.
Le Flic : Pourquoi ? C'est un ennemi, un espion...
La Femme : Non, un voyageur.
Le Flic : Un traître.
La Femme : Un voyageur, un musicien ambulant.
Le Flic : Un parasite. Une nuisance.
La Femme : Un rêveur.
Le Flic : Un paresseux.
La Femme : Donne-lui une chance...
Le Flic : (s'avançant). Non.
La Femme : (le retenant) Il est complètement abîmé à l'inté-
rieur. Donne-lui une chance de se raccommoder.
Le Flic : Non.
La Femme : Il est né ici comme toi, mais tu ne peux savoir
ce que lui, il a su, et par quoi on l'a fait passer
pour qu'il devienne aussi abîmé jusque dans ses os.
Tu ne peux savoir ce que c'est que de se réveiller
un matin de soleil et de heurter un jour long, étiré
et étroit comme un tunnel en cul-de-sac... Tu refer-
mes ta porte. Et tu retournes à ta nuit. Et tu vas
et tu viens avec, en toi, cette impression de portes
closes. Hermétiquement. Et derrière ces portes clo-
ses, des choses qui ont perdu leur nom, des cho-
ses qui te picorent, qui te grignotent et te rongent
comme du mauvais sang. Tu ressens tout comme
une érosion. Érosion.
Le Flic : Et c'est pourquoi il est parti ?
La Femme : Tu ne peux pas savoir par quoi on l'a fait pas-
ser... Il sentait des frissons dans ses pores. Alors,
il sauvait quelques-uns de ses rêves, les plus vieux ;
il les sauvait de l'érosion en les dissimulant sous des

80
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

poèmes, en les transformant en mélodie. Il les


sculptait dans l'ébène, dans la roche, tout ce qui
possède une mémoire dure. Il sentait des frissons,
des désirs, des appels de quelque chose autre.
Alors, il s'est enfui en emportant ses rêves les plus
légers.
Le Flic : Qu'il parle lui-même. Pourquoi es-tu parti ?
Le Poète : Je sentais des frissons dans mes pores, des désirs,
des appels...
Le Flic : Minute. Il me semble avoir déjà entendu ça quel-
que part... Et puis, qu'est-ce que c'est ces façons
de parler... Des frissons... Des désirs... Des
appels... Mais d'abord qui t'appelle, hein ? pour qui
tu travailles ?
La Femme : C'est un poète, accorde-lui une chance.
Le Flic : Non. Il sent suspect.
La Femme : Écoute-moi bien. Il est revenu ce soir pour
jouer sa dernière scène.
Le Souffleur : Sa dernière chance.
La Femme : Toi, laisse-lui ce soir quelques instants pour être
lui-même en faisant semblant. Quand le réverbère
s'éteindra, le jour sera levé. Alors, tu pourras
l'emmener. Quelques minutes seulement pour...
pour... Je ne sais plus quoi dire.
Le Souffleur : Exister.
La Femme : Donne-lui une chance d'exister pour lui-même.
Le Flic : Non. Je ne comprends rien à votre texte. Le seul
texte qu'on m'a donné, c'est la loi. Parce que là
tout est résumé en deux mots : « Tu arrêteras et
tu conditionneras. »
La Femme : Qu'est-ce que cela veut dire, conditionner ?
Le Flic : Cela veut dire : mettre en condition.

81
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : C'est-à-dire ?
Le Flic : Préparer un suspect à collaborer pendant l'inter-
rogatoire. Développer chez un suspect le sens de
la culpabilité, la bonne volonté de...
Le Souffleur : Dialoguer.
Le Flic : Dialoguer, quoi, de répondre aux questions comme
on lui demande d'y répondre. Par oui si c'est par
oui ou par non si c'est par non. Bref, sans mentir.
Un exemple, tu arrêtes un suspect. Tu lui présen-
tes un dossier établissant sa culpabilité avec des
preuves qu'on a mis un temps fou à confection-
ner. Et qu'est-ce que tu crois qu'il se prépare à
répondre, le salaud ? « Je ne signerai pas. Je suis
innocent. » Comme si le flair de la police pouvait
se trouver en défaut. Alors qu'est-ce qu'on fait ?
On le démolit un peu à la limite de l'irréparable,
on l'affame, on le prive de sommeil. C'est cela, le
conditionner. Et que crois-tu qu'il fait ? Il avoue et
signe.
La Femme : Autrefois, on appelait ça : donner la question.
On avait la roue.
Le Flic : Nous disons, nous, conditionner. Nous avons
même le courant électrique aujourd'hui. On n'arrête
pas le progrès n'est-ce pas ? Quelques fils bien
appliqués, quelques chocs bien sentis et le tour est
joué.
[Le Poète s'avance comme un somnambule et le
prend par le collet.]
Le Poète : Il avait des yeux grands comme les mers... Il
pouvait voir tous les angles des choses... Condi-
tionner... C'était donc vous... Conditionner... Cou-
per la langue, crever les yeux... C'était vous espèce
de... (Le Flic, riant, lui donne une tape. Il s'écroule.
Le Flic le retourne avec un coup de pied).

82
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Flic : Tu m'es sympathique, toi. On va pouvoir rigoler.


Allez. Hop ! Assez perdu de temps. Je t'embarque.
La Femme : (s'accrochant à lui) Donne-lui une chance, une
seule.
Le Flic : Non.
La Femme : Donne-lui une chance... (lascive) Et je t'en
donne... Trois.
Le Flic : Non. Tentative de corruption.
La Femme : (même jeu) Je t'en donne quatre.
Le Flic : (moins convaincant) Non.
La Femme : (même jeu) Je t'en donne cinq.
Le Flic : (s'arrêtant) Tu as dit cinq ? Laisse-moi réfléchir...
Six.
La Femme : Va pour six.
Le Flic : Tu sais que je ne peux rien te refuser. Bon. Je
te le laisse mais attention, quand le réverbère
s'éteindra, que le jour se lèvera, le spectacle sera
terminé. Alors je l'embarque. Mais quand nous
revoyons-nous pour...
Le Souffleur : Pour... (toux significative)
Le Flic : Pour... (toux significative)
La Femme : Quand tu voudras.
(Le Flic se dirige vers un coin de la scène pour s'installer
sur le banc et dormir.]
Le Flic : Six chances contre une, le compte est bon.
D'autant plus que j'emporte le gibier à la fin.
La Femme : (au Poète) Et maintenant tu vas cesser de te
donner en spectacle sur une scène où personne ne
comprend rien à ce que tu racontes. Mais ce soir
tu peux dire ta vérité parce que tu te sais con-
damné. Celui-là ne te lâchera pas. Je ne peux pas

83
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

l'arrêter. C'est lui qui a ce rôle. Mais je peux le retenir.


Et c'est ce que j'ai fait.
Le Poète : A quel prix.
La Femme : Je n'avais pas le choix. Je n'ai d'ailleurs jamais
eu le choix. Je suis née à ce manque, à ce...
Le Poète : Je suis né à ce carrefour. Toutes les routes sont
tracées d'avance. Il n'y a aucune rencontre. Sortir.
Sortir. De ce carrefour des illusions. C'est pour cela
que j'ai voyagé. Mais depuis, je ne vis plus qu'avec
des images froides.
La Femme : Je n'ai jamais eu le choix. Je suis femme. Je
suis née à l'écartèlement.
Le Poète : (au Souffleur) Elle. C'est la femme, pourtant.
La femme-fleur.
La Femme : Je suis la femme-exutoire, la femme-opium.
Le Poète : (même jeu) La femme-amante, la femme-muse.
La Femme : (même jeu) La femme-vache. Je suis née à
cet engrossement, à...
Le Souffleur : L'enfantement.
La Femme : Non ! (Silence)
Le Poète : Je suis né juste à l'endroit du sacrifice, là où
l'on pose la victime expiatoire, là où l'on chasse le
bouc émissaire vers le désert.
[La Femme cherche ses mots avec le Poète. Le Souffleur
est distrait.]
La Femme : Je suis née ici, à cette... jointure.
Le Poète : (cherchant) A ce... craquement.
La Femme : (même jeu) A... l'étirement.
Le Poète : (même jeu) A...
Le Souffleur : (se réveillant) A l'éclatement.
La Femme et le Poète : Je suis né à cette jointure, à ce
craquement, à l'étirement, à l'éclatement.

84
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Flic : (se réveillant) Je suis né à l'ordre. Et pour l'ordre,


je suis prêt à étirer, à ajuster, à aplatir.
Le Poète : Je suis né à l'ordre, moi aussi.
La Femme : Moi aussi.
Le Poète : Je suis né à l'ordre. Mais quand il m'a fallu me
plier en deux pour y entrer, j'ai compris. Quelque
chose manque à cet ordre. Ce qui manque : c'est
le contre-ordre.
Le Flic : (se jetant sur lui) Espèce de...
La Femme : (s'interposant) Six chances. (Le Flic relâche
sa prise et va se recoucher.)
Le Souffleur : C'est un enfant mort-né. Mais lorsqu'il a paru,
le cercle de famille a naturellement applaudi. C'est
un réflexe. Mais le cri qu'il a poussé en naissant
n'annonçait pas la vie mais la survie.
Le Poète : Un peu plus loin que ma naissance, j'ai ren-
contré le peintre. Quelque part, j'ai caché ses ima-
ges interdites où il m'aidait à camoufler les rêves
censurés. (Il sort)
La Femme : Au détour d'un sentier, moi, j'ai rencontré le
philosophe. Il était debout et haranguait une foule
absente : « Où étiez-vous lorsque les livres atten-
daient d'être lus ? Lorsque les discours truffés de
mensonges attendaient d'être démolis ? L'édifice
croulant réclamait la poutre et la pierre. On lui a
offert des mots, des mots, et de bonnes intentions,
encore de bonnes intentions. Et de la sciure et de
la poussière. La perversion s'est installée. L'homme,
un jour, a senti son idéal s'évanouir. L'homme
n'était plus homme. Se cherchant. Se poursuivant.
S'essayant. Se rejetant. S'essayant à nouveau.
L'homme a pris rang parmi les chiffres de ses pro-
pres calculs. La connaissance elle-même s'est per-

85
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

vertie. Elle s'est faite embrigadement. Blasphème


contre l'esprit. Où étiez-vous lorsque nos héros vain-
queurs des dieux s'installaient sur leur trône encore
chaud ? Voici venir nos héros : que disent-ils ? Que
prédisent-ils ? »
Voici venir le colporteur avec son sac à miracles.
Que vend-t-il ? Des masques d'ancêtres, des ver-
res colorés où il n'y a que grisaille, des verres de
soleil où nul soleil ne se lève. « Voici venir le col-
porteur, demandez les masques d'ancêtres, les mas-
ques de clown, demandez la dernière nouveauté,
la grande surprise de l'année : j'ai nommé l'élixir
de vieillesse avec en prime aux cent premiers
clients un miroir aux alouettes. Demandez l'élixir de
vieillesse prématurée, en vente libre au marché noir
autorisé, dans les bibliothèques et kiosques de jour-
naux pour enfants, dans les distributeurs automati-
ques, l'élixir de vieillesse, demandez l'élixir de som-
meil hivernal, le collyre qui alourdit les paupières
et colore les yeux au bleu pacifique paradis. »
Envie de crier. Vous avez envie de crier. (Elle fait
mine de crier. Aucun son ne sort.) Mais il ne faut
pas crier. Quelqu'un entendra votre voix dans la
nuit et vous musellera. Que faut-il faire pour ne pas
crier. Vous allumez votre poste téléviseur et c'est
un frisson qui vous parcourt l'échine. La minute de
réclame pour l'élixir de sclérose. Dans les pages de
tous les journaux, des slogans publicitaires pour
l'élixir qui garde éternel votre corps momifié. Sur
tous les murs, des affiches géantes pour le miroir
aux alouettes, revu et corrigé, nouveau et
performant.
Envie de pleurer. Vous avez envie de pleurer. (Elle
pleure. S'arrête tout à coup.) Mais... Il ne faut pas
pleurer. Que faut-il faire pour ne pas pleurer ?
86
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Rire. Sans envie de rire. Aucune. (Mine triste. Rire


soudain hystérique. Puis elle s'arrête brusquement.)
Mais il ne faut pas rire non plus. Quelqu'un enten-
dra et saura que quelque part on ne simule même
pas le sommeil. (Silence. Le Poète entre.)
Le Poète : Après la mort de mon ami, je suis parti. Je ne
savais que partir, trouver place ailleurs, quelque
chose autre que ce blocage.
La Femme : Après la mort de mon amie Rachel...
Le Poète : Rachel était faite pour mourir parce que ses jam-
bes dansaient en liberté. Ses jambes refusaient de
marquer le pas.
La Femme : Après la mort de mon amie, je ne pouvais
que rester, à regarder de vastes pans de murs
s'écrouler sur moi, à regarder les hommes qu'on
aime se transformer peu à peu en mouchoir, en
bois mort, en oiseau sorcier, en chien méchant.
Le Poète : Que pouvais-je faire d'autre ? Rester là ? Crier
ou pleurer ? Me coucher et m'endormir ?
Le Flic : (dans son sommeil) Le sommeil, c'est la paix.
Le Poète : Comment me contenter de sommeil ? Je ne
peux pas me contenter de cette hypnose et de ces
rêves suggestionnés.
La Femme : Tu es parti.
Le Poète : Que pouvais-je faire d'autre ? Comme toi, en
ces soirs où tout ton corps se fait mille pans de
murs étroits, où tout ton corps se fait boursouflure.
En ces soirs où tu vas de coin de rue anonyme
en coin de rue anonyme vendre tes restes de chair,
échangeant ta moitié de corps contre une moitié
de billets gris. Qu'aurais-je fait ? Je me cloisonnais.
(Il se bouche les oreilles. La Femme s'approche et
lui parle. Simple mouvement des lèvres. Aucun

87
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

son. Le Souffleur bat la mesure. Le Poète n'entend


pas la Femme. Elle sort.)
Qu'aurais-je fait ?
(chantant)
Je rêvais d'un corps
Un corps élastique
Un corps ouvert
Qui délire
Je rêvais d'un corps.
(Il s'endort. Musique rythmée. Une danseuse entre et
s'exécute.]
NOIR.
LUMIÈRE.
Le Poète : (se réveillant) Jouer sa vie à qui perd gagne,
voilà ce qu'il aurait fallu faire ; brandir son poing
dans la rue à chaque soir de déprime. Empoigner
le Flic par la peau du cou et lui crier à la gueule :
« Zombie, zombie, zombie... » (11 l'empoigne et le
secoue. Le Flic continue de dormir).
Le Flic : (dans son sommeil) Le sommeil, c'est la paix.
Le Poète : (comme un arbitre de boxe comptant un K.O.)
1) hypnotisé, 2) vacciné, 3) cadenassé, 4) ... (Le
Flic commence à se réveiller.) 10) K.O. (Le Flic se
réveille.) K.O. (Il marche sur lui.) Couché, Cerbère !
Couché !
Le Flic : C'est bientôt fini, ce théâtre ? (regardant autour
de lui). Où est-elle ?
Le Poète : Bonjour.
Le Flic : Où est-elle ?
Le Poète : C'est vrai qu'il ne fait jamais jour par ici.
Le Flic : Où est-elle ?
(Le Poète fait un signe vers l'arrière-scène. Un temps.]

88
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Flic : Comme cela, tu reviens de loin ?


Le Poète : De très loin.
Le Flic : D'où exactement ?
Le Poète : De là-bas. Au-delà de la millième barricade.
Le Flic : Et que rapportes-tu ? (Le Poète sort sa flûte et
en joue. Le Flic tente de l'imiter mais il joue affreu-
sement. Le Poète se bouche les oreilles. Ils rient.)
Le Poète : Et toi, que faisais-tu pendant ce temps ?
Le Flic : J'assurais l'ordre.
Le Poète : Ah !
Le Flic : C'est-à-dire : j'arrêtais. Je conditionnais. Je réglais
la circulation...
Le Poète : Du sang ? (rictus du Flic). Ton bandeau en est
tout taché. (silence) Pourquoi as-tu une matraque ?
Le Flic : C'est pour mieux matraquer, mon petit.
Le Poète : Et des bottes de cuir ?
Le Flic : C'est pour mieux botter le cul, mon petit.
Le Poète : Pourquoi as-tu un uniforme ?
Le Flic : C'est pour mieux m'identifier, mon petit.
Le Poète : Et pourquoi cette couleur de rouille ?
Le Flic : C'est pour être dur comme du fer, mon petit.
Le Poète : Et pourquoi as-tu cette tête carrée ?
Le Flic : Ça c'est pour le look, mon petit. (désignant sa
tresse de cheveux) Et toi, pourquoi as-tu ce... truc
là ?
Le Poète : Ça, c'est pour le look, mon vieux.
Le Flic : Que faisais-tu là-bas ?
Le Poète : Je voyageais.
Le Flic : (à part.) Suspect. (Durcissant le ton) Mais encore ?
Le Poète : Je... Enfin... Je...

89
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Flic : (l'empoignant) Alors ?


Le Poète : Artistiquement...
Le Flic : Politiquement.
Le Poète : Le... (Coup de matraque du Flic. Il s'écroule
pendant que le Flic continue de le matraquer en
criant.)
Le Flic : Politiquement !... (Comme l'arbitre comptant un
K.0)
1) Hors-la-loi
2) Paria
3) K.O.
(Le Poète est étendu, comme mort. A son chevet,
la Femme. A l'autre bout, le Flic, l'air penaud.)
La Femme : (au Flic) Tu m'avais pourtant promis.
Le Flic : Désolé. Simple réflexe... Euh... Réflexe...
Le Souffleur : Conditionné.
Le Flic : C'est cela. Réflexe conditionné. Dû à ma
formation.
Le Souffleur : Déformation.
Le Flic : Déformation. Déformation... professionnelle. (Il
sort.)
Le Poète : Si je m'en sors, je descends plus bas que le
sommeil et je ne remonte plus jamais.
La Femme : Pourquoi es-tu revenu ?
Le Poète : Je t'ai portée coincée dans la peau comme une
écharde. Je suis revenu pour guérir enfin de toi.
La Femme : Et tu es à présent guéri ?
Le Poète : Je t'aime. Je ne sais pas pourquoi je te porte
dans le corps. Et mon corps me devient plus fami-
lier depuis que je te respire. Je ne sais pas qui tu
es. Je te connais si peu, mais je t'aime.

90
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : Si mal.
Le Poète : Si fort.
La Femme : Si faux.
Le Poète : Comment fais-tu pour être à la fois si mysté-
rieuse et si lumineuse derrière ton regard ?
Je ne sais pas ce qui se regarde à travers tes yeux
ni à quoi sourit ton corps. Mais je sais que c'est
plus loin que le monde et sa peur. Le monde des
déserts, le monde des ruines, le monde des flics.
Plus loin. Si je m'en sors, je m'en irai aussi loin
que ton regard et je n'aurai plus jamais peur. Plus
jamais. Tu as beaucoup souffert, toi aussi ?
La Femme : Sur le temps d'une douleur, j'ai emprunté le
temps d'apprendre, plus le temps d'attendre, plus
le temps de donner. Et il ne m'est pas resté le
temps de souffrir. (silence)
Le Poète : (détourné) Moi, j'avais tout le temps, tout le
temps d'être seul.
La Femme : Certaines nuits où c'est trop blanc ou trop froid
ou trop bas, certains soirs, je descendais jusqu'au
chemin par où il était, parti et je parlais toute seule...
Le Poète : Je parlais tout seul sur mon chemin.
La Femme : Je me rappelais une époque où j'étais enfant...
Le Poète : Je me disais que peut-être j'ai eu tort trop tôt...
(Il continue à faire des mimiques, à bouger ses
lèvres, pendant que la Femme parle.)
La Femme : J'aurais pu partir moi aussi. Avec lui peut-
être. Mais il n'aurait pas voulu de moi. Et puis à
quoi servent ces chemins qu'on monte et descend
sans en tracer miette. J'aurais pu partir, tourner en
rond de déviation en déviation et revenir comme
lui. (Elle fait le même jeu de mimiques et de
lèvres.)

91
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Poète : Elle aurait voulu me voir planté là, brûler mes


livres interdits, apprendre leur langage et enterrer
mes questions. Je suis parti. Elle n'a pas compris.
La Femme : Je l'ai compris. Je l'ai compris parce que je
suis femme. Je l'ai compris mais longtemps après.
Je suis femme, cette chose qui porte les racines.
Cette chose qui couve la terre. Cette chose qui se
transforme en des fils et des filles. Si demain je ne
me fraie pas un chemin, mes enfants naîtront aussi
à ce carrefour.
Le Poète : Je ne voulais pas cela. Je voulais chercher pour
ces enfants un autre temps, un autre chemin qui
s'appelle l'avenir.
La Femme : (va au bocal rempli d'eau, le scrute.) Je veux
,

voir plus loin que l'avenir, cet avenir si proche que


ça crève les yeux. Je veux voir plus loin que cet
avenir. Le seul qu'on m'impose, à moi et aux
enfants que je porte. Un avenir qui découle d'un
passé de pertes, d'oublis, d'absences, de chutes, de
rechutes, de déclins, d'éclipses. Un avenir, c'est un
vide de temps qu'on remplit de soi-même. Je veux
remplir cet avenir de moi-même. Je veux poser mes
empreintes sur le temps. Encore. Encore. Jusqu'à
ce que le temps prenne une forme de moi. C'est
cela l'avenir à ma mesure de femme présente. Pré-
sence. L'avenir est Présence.
Le Poète : Le présent s'épuise. Le temps se consume à
ce carrefour.
La Femme : Il me faut me frayer un nouveau chemin avant
l'aube. Un nouveau matin. Un nouveau soleil. Je
veux porter mes racines plus loin qu'ici.
Le Poète : Le temps s'épuise.
La Femme : Il me faut me frayer une voie dans ce temps.
Ou lorsque s'éteindra le réverbère et que le temps

92
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

s'arrêtera, je me retrouverai à nouveau seule. A


chercher quoi ? A cacher quoi ? A sauver quoi ?
Le Poète : (riant) Dans une ville morte j'ai rencontré un
prêtre fou.
Le Flic : (entrant) Alors, c'est fini ?
Le Poète : Dans une ville morte j'ai rencontré un prêtre
fou qui criait seul dans le soleil : « Sauvez votre
âme ! »
Le Flic : Personne ne m'a jamais dit une chose pareille.
Sauver mon âme. J'entends matin et soir : « Sauve
ta peau ». Je dois sauver ma peau et ses os, mon
estomac et son pain et ses excréments. On me
demande de sauver mes yeux en les fermant, de
sauver mes oreilles avec du coton, de sauver ma
langue en la retournant sept fois dans ma bouche,
le temps d'oublier ce qu'on avait à dire.
La Femme : Le bonheur des yeux, c'est de voir. Le bon-
heur des oreilles, c'est d'entendre. Le bonheur de
la langue, c'est de demander : Pourquoi ? Pour-
quoi ? Pourquoi ? C'est un mot douloureux. Le ,

bonheur du corps c'est de... C'est de...


Le Souffleur : Souviens-toi de Rachel ! (Un temps)
Le Flic : On m'a seulement dit l'urgence de sauver mon
corps en le cadenassant dans cette armure rigide.
Sauver mon corps avec son sang coagulé.
J'ai peur. J'ai la peur, la peur à la place de l'âme.
Je n'ai pas le luxe de sentir du vide à l'âme.
Comme vous autres désespérés, romantiques, souf-
freteux, camés poétisants. Je ne sens pas de vide.
Je sens parfaitement quelque chose quelque part
à la place de l'âme que je n'ai plus. Je sens cette
chose qui équilibre parfaitement mon corps, lui
donne cette assurance que vous prenez pour de la
bravade, cette allure martiale que vous prenez pour

93
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

de la rigidité. Je suis plein, satisfait. De peur. De


cette chose qui te bouffe jusqu'à ce que tu ne te
sentes plus. Le temps que tu la sentes au coeur,
tu n'as plus de tête. Tu la sens dans l'estomac et
tout se noue là-dedans. Il n'y a que les excréments
qui y échappent, qui s'en échappent et s'évacuent
d'eux-mêmes. Tu la sens aux jointures et les liga-
ments lâchent par légion. Le temps que tu la sen-
tes dans les couilles, il n'y a plus rien à la place.
La Femme : J'ai peur.
Le Flic : Comment sauver son âme ? Personne ne m'a
jamais dit comment.
La Femme : J'ai peur.
Le Poète : Elle avait des jambes heureuses. Et puis un
jour...
La Femme : J'ai peur.
Le Flic : On m'a dit que le bonheur des yeux, c'est la
cécité... On m'a appris à me boucher les oreilles
pour les sauver des cris des suppliciés.
La Femme : J'ai peur.
Le Flic : On m'a appris à n'aimer que mon coeur. Et je
l'ai endurci pour qu'il n'ait pas à apprendre la
souffrance.
Le Poète : Sur le temps de souffrance...
La Femme : J'ai pris le temps d'apprendre. Plus le temps
d'espérer.
Le Poète : Plus le temps de croire.
La Femme : Plus le temps d'attendre.
Le Poète : Plus le temps d'oublier.
Le Flic : Il est certains soirs comme celui-ci où je voudrais
aimer autre chose. Dépuceler ce coeur. Certains
soirs où j'aurais souhaité me sentir... Me sentir...

94
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Souffleur : Libre (Le réverbère s'éteint.)


Le Flic : (se tournant vers le Souffleur) Non ! (Les autres
suivent son regard et remarquent que le réverbère
s'est éteint.) C'est fini. Le jour s'est levé. Rideau.
(Le rideau ne tombe pas. Ordonnant.) Rideau ! (Le
Flic empoigne le poète.)
La Femme : (au public) Nous pouvons sauver encore quel-
ques instants. (Elle se rapproche du Flic.) Ce n'est
que l'entr'acte.
Le Flic : Bon, ça va. (Il se remet sur son banc.)
La Femme : Il faut faire quelque chose. Le feu s'est éteint.
Cet entr'acte ne durera pas éternellement. Il faut
faire quelque chose. Il faut que ça continue.
Le Souffleur : Il n'y a plus rien à dire.
La Femme : Mais fais quelque chose !
Le Souffleur : Quoi ?
La Femme : Souffle sur le feu. (Moment d'hésitation. Geste
d'insistance. Le Souffleur s'exécute.)
Le Souffleur : Feu... Feu... Flamme... Flamme... (Il souf-
fle des mots sur le réverbère éteint. Gestes céré-
moniaux. Le réverbère reste éteint. Le Poète joue
de la flûte.)
La Femme : Il me faut une issue hors de tout ceci. Si je
ne me fraie pas un chemin, mes enfants ne naî-
tront jamais. Ou ils naîtront à ce carrefour. D'autres
fils et d'autres filles naîtront à cette putréfaction et
le cycle recommencera.
Le Souffleur : Feu... Flamme... Braise... (Clignotements)
La Femme : Il me faut pousser ces racines plus loin que
l'aube où les enfants naîtront.
Le Souffleur : (s'excite) Flamme... Braise... Éclair...
(Clignotements)

95
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : Il me faut un chemin avant l'aube où mes


enfants se réincarneront dans des corps tuméfiés,
obligés de panser des plaies originelles, obligés de
sacrifier à ce carrefour pour un péché que nul n'a
commis.
Le Poète : Apprends-moi à lire l'avenir.
La Femme : Il me faut une voie dans ce temps figé.
Le Poète : Apprends-moi à lire l'avenir.
La Femme : Il me faut une voie dans ce temps mort.
Le Poète : Apprends-moi à lire l'avenir.
(La Femme le prend par la main et l'entraîne vers le bocal.]
La Femme : Dans cet entr'acte ininterrompu des siècles se
consument. Regarde. Un avenir passe, s'engloutit
dans le silence. Un autre passe, s'en va. Voici. Il
repasse, insiste, s'engloutit dans l'indifférence. Un
autre encore... Il y a plusieurs avenirs.
Le Poète : Il y a plusieurs avenirs.
Le Souffleur : Éclair. Éclair. Éclair. Lumière. (Le réverbère
s'allume)
Le Poète : Et maintenant ?
La Femme : Il faut faire quelque chose.
Le Souffleur : Quoi ? (silence)
La Femme : Le Flic. Le Flic revient. (Au Souffleur.) Fais
quelque chose !
Le Poète : Je ne veux plus te quitter.
La Femme : Tu vas me quitter. Parce qu'on se quitte tou-
jours. Même quand on s'aime. Même quand on
s'apprivoise comme le fauve et son dompteur.
Même si je porte ta marque et que tu portes la
mienne. Tu es seul. Et moi aussi.
Le Poète : Ça fait mal.

96
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

La Femme : Je reconnais cette douleur.


Le Poète : Cette impression de quelque chose qui
recommence.
La Femme : Tu interroges la mémoire, elle te répond par
une déchirure.
Le Poète : Tu penses à des choses égarées, oubliées ou
mortes, laissées loin derrière.
La Femme : C'est cela qui fait mal. Ce que tu laisses loin
derrière. Ne me laisse pas dans ton passé quand
je ne serai plus là. Je ne saurais comment en sor-
tir pour t'attendre plus loin devant. Attends-moi tou-
jours loin devant toi et tu n'auras plus mal.
Le Poète : J'attendrai... mais j'aurai mal.
La Femme : Il y a plusieurs avenirs. Nous aurons d'autres
rendez-vous. Dis-moi que nous aurons d'autres
rendez-vous.
Le Poète : (souriant) Nous aurons d'autres rendez-vous.
La Femme : Garde ce sourire quand tu sortiras d'ici. Il
t'aidera à m'oublier.
Le Poète : Je ne veux pas t'oublier.
La Femme : Je ne veux pas être ton souvenir. Je ne veux
pas être ce que tu as perdu. Mais ton espoir. Ton
projet. (Le Flic saisit le Poète et commence à
l'entraîner.)
Le Poète : Pourquoi ? Pourquoi ?
La Femme : Pour tout ce que tu seras étonné d'être...
Pourquoi es-tu revenu ?
Le Poète : Dans ma tête, j'ai beau te tuer mais je te porte
comme une ombre.
La Femme : Ne parle plus d'amour. Ne dis pas aux cho-
ses leur nom sacré. Ça porte malheur. (Un temps.)
Il y a plusieurs avenirs.

97
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

Le Poète : Nous aurons d'autres rendez-vous ?


Le Souffleur : Assez ! Assez ! (Tous les acteurs restent figés
pendant toute la tirade.) Depuis 20 ans que ça
dure, 20 ans que ça recommence. Chaque soir
dans ma tête, le même spectacle, les mêmes ima-
ges d'acteurs qui empruntent un masque, un cos-
tume, les sentiments d'un personnage. Un person-
nage. Mais il ne s'agit pas d'un personnage : il s'agit
de moi. Le Poète, c'était moi. Cette histoire qui se
joue dans ma tête, c'est mon histoire.
20 ans à l'ombre. Dans cette prison où tout dispa-
raît. Où il ne reste que la mémoire. Répétitive. La
mémoire détraquée, oublieuse, à qui je souffle,
souffle des mots, des images qu'il faut sauver de
l'amnésie.
Je suis la mémoire désormais. C'est la seule façon
qui m'est restée de vivre depuis qu'ils ont mis entre
mes doigts une boîte d'allumettes et posé devant
moi mes propres manuscrits. Deux tours de clef
dans la serrure, et tout s'ordonne, pour l'éternité.
Mes mots... mes mots... Mes gestes étaient des
convulsions, mais mes mots... Il y a longtemps, j'ai
cru en leur qualité de réduire la douleur à l'essen-
tiel, au strict nécessaire, de compenser l'absence par
le mirage.
La mémoire. Oui, il faut une mémoire pour toutes
ces races d'homme qui disparaissent. Le poète...
disparu ! Le voyageur... disparu ! Le peintre... dis-
paru ! Le philosophe... disparu ! Le prêtre... dis-
paru ! La femme... disparue ! L'enfant... disparu !
Au suivant ! Mais il n'y a plus personne. A qui le
tour ?
Ce soir, je voudrais tout arrêter là. Chasser de
ma tête ces images qui m'obsèdent. Arrêtez tout !
Fuyez ! Partez avant qu'il soit trop tard, avant que

98
Licence accordée à MARIA DA GLORIA MAGALHAES DOS REIS
gloriamagalhaes@gmail.com - ip:189.61.119.119

votre espèce aussi soit décrétée... en disparition.


Fuyez ! Je connais la fin, c'est toujours la même
histoire. Je connais la fin, la fin, la fin...

FIN

99

Vous aimerez peut-être aussi