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Edmond PAUL

Homme politique et intellectuel haïtien [1837-1893]

1882
[2015]

Les causes
de nos malheurs.
Appel au peuple
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES
CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 2

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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
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Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole, étu-
diant en sociologie à la Faculté des sciences humaines à l’Université d’État
d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences
sociales en Haït, Page web. Courriel: rencyinson@gmail.com
à partir de :

Edmond PAUL

Les causes de nos malheurs. Appel au peuple.

Port-au-Prince, Haïti : Première édition, 1882. Les Éditions Fardin,


2015, 152 pp. Collection du bicentenaire, Haïti, 1804-2004.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 29 décembre 2018 à Chicoutimi, Québec.


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Merci aux universitaires bénévoles


regroupés en association sous le nom de:

Réseau des jeunes bénévoles


des Classiques des sciences sociales
en Haïti.

Un organisme communau-
taire œuvrant à la diffusion en
libre accès du patrimoine intel-
lectuel haïtien, animé par Rency
Inson Michel et Anderson
Layann Pierre.

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des-jeunes-bénévoles-des-Classiques-de-sc-soc-en-Haïti-
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Courriels :

Rency Inson Michel : rencyin-


son@gmail.com
Anderson Laymann Pierre : anderson-
pierre59@gmail.com

Ci-contre : la photo de Rency Inson MICHEL.


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Un grand merci à Ricarson DORCÉ, directeur de la collec-


tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir
prêté son exemplaire de ce livre afin que
nous puissions en produire une édition
numérique en libre accès à tous dans Les
Classiques des sciences sociales.

jean-marie tremblay, C.Q.,


sociologue, fondateur
Les Classiques des sciences sociales,
28 décembre 2018.
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Ce texte est diffusé en partenariat


avec l’Association science et bien
commun, présidée par Madame Flo-
rence Piron, professeure à l’Université
Laval, et l’Université d’État d’Haïti.

Merci à l’Association d’avoir permis la diffusion de ce livre


dans Les Classiques des sciences sociales, grâce à la création
de la collection : “Études haïtiennes”.

Jean-Marie Tremblay, C.Q.,


Sociologue, professeur associé, UQAC
fondateur et p.-d.g, Les Classiques des sciences sociales
28 décembre 2018.
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Edmond PAUL
Homme politique et intellectuel haïtien [1837-1893]

LES CAUSES DE NOS MALHEURS.


Appel au peuple.

Port-au-Prince, Haïti : Première édition, 1882. Les Éditions Fardin,


2015, 152 pp. Collection du bicentenaire, Haïti, 1804-2004.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 9

Les causes de nos malheurs.


Appel au peuple.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

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Il y a deux manières d’amener les gens à soi et de convertir des ad-


versaires. La première, la plus simple, consiste à prendre leur pro-
gramme et leur religion. C’est le procédé d’Henri IV. Le procédé est
excellent, quand on est une minorité victorieuse et qu’il s’agit
d’absorber une majorité hésitante et désorientée, dont les exigences
sont modestes et acceptables. La seconde manière est plus compliquée
et plus lente comme résultat. Elle se borne à dire la vérité aux gens,
aussi désagréable qu’elle puisse leur paraître, à leur démontrer leurs
erreurs passées, sans aucune récrimination et mauvaise humeur, mais
aussi sans mensonges et sans concessions inutiles. Elle ne réussit pas
toujours, mais les conversions qu’elle opère sont solides, et le parti
qui y a recours sait où il va. Cette méthode loyale est celle qui con-
vient à tout parti de Gouvernement conscient de sa responsabilité et de
la valeur de ses doctrines.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 10

Edmond PAUL

Lysius Salomon
Président d’Haïti (1879-1888)

Première Édition, 1882

Éditions Fardin
Haïti 2015
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 11

Edmond Paul

Les causes de nos


malheurs
Appel au peuple

*
« Moi aussi, j’aime le peuple ; mais
je l’aime assez pour le servir, je l’aime trop pour le
flatter et le corrompre ».
*
M. Salomon, fils bâtard de la Révolution
nous impute, comme à son père,
le crime de l’avoir fait naître. »

*
Première édition : 1882

*
Collection du Bicentenaire
Haïti 1804-2004
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 12

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine
numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 13

[5]

Je sais aussi que, pour donner le change à l’opinion et fausser le


jugement public... au lieu d’opposer des faits aux faits, des arguments
aux arguments, ils gêneront et interdiront même la circulation de ma
brochure dont ils ne parleront que pour en citer et incriminer certains
passages qui, en raison de l’isolement où la mauvaise foi les aura pla-
cés, pourront donner lieu, peut-être, à de fausses interprétations. Ce
sera regrettable, car il est temps que les Haïtiens comprennent qu’une
Société ne peut pas vivre d'expédients et de mensonges, et qu'elle doit
périr à la fin si ses membres n’ont pas le courage de dire la vérité et
celui de l’entendre.
…………………………………………………………
Dans cette ville des Cayes, où je suis né, se trouvent ma mère, mes
frères, mes sœurs, ma famille enfin. Que M le président Geffrard ne
les rende pas responsables de mes actes : ils y sont étrangers ; - qu’on
ne pousse pas la haine et je dirai la lâcheté, jusqu’à redoubler les per-
sécutions dont ces parents sont l’objet à cause de moi.

SALOMON

[6]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 14

[7]

Deux mots résument nos passions politiques : - Justice et Richesse.


Nous avons combattu hier, - nous combattrons demain, un rang
après l’autre, tous, jusqu’au dernier, - toujours et encore pour le droit,
- toujours et encore contre une existence misérable.
Notre lutte déjà vieille de quarante ans veut, en définitive, à l’ordre
social - pour base : la Conscience ; - pour sommet : l’Esprit.
La nature civilisable de l’homme eut-elle jamais, au reste, pour
s’affirmer, ni un motif plus puissant ni une voie plus instinctive ?
Vouloir être juste et savoir être heureux, - n’est-ce pas là tout
l’homme de son commencement à sa fin ?
Eh bien, contre des actions de la sorte engendrées par nos besoins
impérieux autant que naturels, Gouvernements, entendez-le enfin :
Vous ne pouvez rien.
Tous les citoyens ensemble, nous formons une association. - À
notre tête nous plaçons des gérants. - La conséquence qui nous do-
mine c’est ceci les Administrateurs du peuple ont le devoir d’être
justes ; - et les citoyens ont le droit de ne pas être tenus par eux dans
la misère.
En d’autres termes, - le but de notre Société politique est double. -
Il veut d’abord que la force publique, notre force collective, empêche
que nul citoyen ne souffre [8] aucunement de l’injustice du prochain. -
Il veut ensuite que de la réunion de nos efforts individuels, que par la
cohésion donnée à nos facultés primitives, se dégagent pour chacun
une puissance plus grande, une lumière plus vive, des moyens d'être
heureux.
Donc, sous peine de contre-sens, il ne faut à la tête de l’État ni
l’homme despote qui brise toutes les énergies, ni l’homme incapable
qui souffle sur tous les mérites.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 15

Si pareille chose est possible :


Tout gérant ou Pouvoir despotique fera naître la révolte ;
Tout gérant ou Pouvoir ignorant assurera l’empire de la misère.
À votre tour, Peuple, persuadez-vous de ceci : Tout gouvernement
auquel vous laissez faire son bon plaisir agit contre votre sécurité ; -
Tout gouvernement incompétent auquel vous prêtez votre appui cons-
pire contre votre bien-être.
Est-il besoin de vous répéter pourquoi ?
Écouter : - Si vos institutions sont nulles, - si la force brutale se
prétend loi, - si tous les citoyens ne sont pas également protégés, - si
toutes les espérances s’envolent ; - alors la défaillance, alors la peur,
alors la débâcle menacent votre édifice lui-même.
Des preuves ?
D’abord reportez-vous à 1844. - Notre justice sociale, à cette
époque, avait paru totalement voilée. Il en est résulté que des citoyens,
fous d’égarement, ont couru au-devant d’une Nation Étrangère, de la
France, l’implorant avec tous les signes de leur détresse, la suppliant
de couvrir Haïti de son manteau tout-puissant.
Souvenez-vous aussi de cette scission des Dominicains, - et de ce
que, depuis lors, elle nous a coûté d’hommes, d’argent, de soucis ; -
de ce qu’elle nous vaut encore d’alarmes, de peines et de sacrifices !
Puis songez aux autres scènes plus honteuses de 1869. Il est cons-
tant qu’au Congrès de Washington ont été entérinés les actes solennels
par lesquels nos deux Gouvernements, alors rivaux, et soûls de leurs
luttes, ont [9] l’un et l’autre offert à l’Amérique une portion de notre
territoire pour prix de son assistance marchandée.
Il n’y a donc pas à en douter : - nos luttes fratricides sont mortelles
à notre Indépendance.
Quand et comment les culbuterons-nous ?
Irons-nous toujours culbutant nos gouvernements sans presque ja-
mais perdre haleine, appelant au contraire plus volontiers que les nou-
veaux Pouvoirs à se réédifier sur les détestables bases d’où il faut les
reculbuter ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 16

Est-ce d’une Volonté Nationale d’être toujours en gestation pour


toujours avorter ?
Nous tuer pour détruire nos besoins, - ce besoin de justice et ce be-
soin de bien-être, - sera-ce vraiment là l’éternelle sagesse d’Haïti.
Eh quoi ! à tous les temps, à tous les âges, à tous les hommes nous
jetterons nos imprécations, nos fureurs, toujours les mêmes, - toujours
impuissantes ? - d’un glaive toujours armés nous serons à nous mêmes
nos propres bourreaux ! - Contre le présent nous interjetterons en-
core ! - Aujourd’hui pourra devenir pleinement notre justiciable ! -
quand Hier ne valait mieux - quand Demain sera pire ! À voir Salnave
il faut donc que nous regrettions Geffrard. Et quand apparaît Salomon,
- ne voilà-t-il pas qu’il nous est consolant d’invoquer Soulouque !
Ce jeu, cette folie ne nous déshonorent-ils pas ?
Combien de temps encore marcherons-nous en dehors des sillons
de la Patrie ?
Enfin le péril est égal à la honte s’il s’allie pour nous arracher à
notre politique de bilboquet.
Le peuple haïtien, comme un profane avide de la lumière mysté-
rieuse, frappe à grands coups à la porte du Travail national, cette su-
blime source de tant de richesses qui lui sont restées cachées. En effet,
il en ignore, à cette heure encore, la science, l’art, tous les instru-
ments.
D’où sa profonde misère.
Ses regards, plein du feu de ses espérances se reportent tout grands
sur des Pouvoirs publics qu’il organise.
Mais qu’aperçoit-il ?
Ses Gouvernements qui passent, traînant à leur queue leurs satel-
lites, - des favoris dont les poches s’emplissent [10] avec tout l’argent
de nos caisses qu’ils vident aussi rapidement que leur passage est
court.
La production est stagnante. - Sur la portion congrue de chacun
s’épluche la part de toutes les bamboches. - Les ruines s’accumulent ;
- emprunts sur emprunts ; - faux bons sur fausses créances ; - crime
après crime. On se lève avec le présent engagé ; - on se couche appre-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 17

nant que l’avenir est escompté. Plus le gouvernement est ancré dans le
despotisme, plus les dilapidations s’épanouissent.
Hier, c’était aux vivants que le Papier-Monnaie disputait
l’existence. Maintenant, c’est le sol des Morts que saisit l’hypothèque
par nos emprunts étrangers.
La Nation ainsi dépouillée perd tout, - sans excepter l’honneur !
Toutes autres questions d’État sont fastidieuses, - Les citoyens ont
hérité de vieilles institutions qui entretiennent leurs ressentiments, qui
enveniment leurs querelles, - aucun Pouvoir n’en veut faire cas.
Nous sommes divisés en groupes : - le groupe de ceux qui
s’épuisent à travailler à la façon d’hommes primitifs, - et le groupe
des ceux qui vivent comme ils peuvent au détriment des autres. Toute
la dépense, toute la dette nationale, - dette de notre indépendance et
dette de nos débauches, - est, à moitié près, la charge que l’on fait por-
ter à la portion des plus pauvres citoyens.
Dans cette nuit d’injustice où l’on sent le mal et où l’on ne voit pas
ce qui le produit, - les passions sont à ce point aveuglées que les plus
misérables, ceux-là qui auraient davantage besoin, pour leur améliora-
tion de l’influence de l’esprit et de la richesse, - en ont horreur. Ils dé-
testent tout ce qui en est la manifestation plus ou moins évidente.
Cette maison, c’est un capital : il la brûle. Cet homme a peut être le
tort de ne pas être obscur : il l’assassine. Ainsi se meurt la cause de la
masse du Peuple faute de solidarité avec la force dont dépendent son
élévation et nos progrès. Cet effroi général redevient, alors, l’appui et
l’auxiliaire des gouvernements.
Il faut les laisser patauger de peur que pire n’arrive.
Que du sein de nos désordres affreux s’élèvent des échos de jus-
tice, - des gestes de tout droit légitime ; - que [11] l’idée de patrie soit
redressée toute grande, vivante et austère, pour interroger sur leurs
actions incroyables nos Chefs d’État voleurs au petit pied, - il n’est
plus qu’une voix qui réponde : - la fusillade !
Qui les comptera, nos victimes publiques, de la Rue Pavée au
Champ de Castel !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 18

Les lois, ces premières assises de notre justice comme de notre re-
pos, tordues et faussées dans cet effondrement de la conscience gou-
vernementale, laissent vaciller l’État au souffle des révolutions.
Dans le désespoir commun, chacun trouve le motif, autant que
l’occasion de dévaliser les trésors publics. En bas, - on a tué l’Esprit.
En haut, - on a tué la Conscience.
Et le peuple, toujours soumis à sa misère reste accroupi dans
l’esclavage intellectuel, comme il avait été tenu par ses maîtres dans la
servitude du corps. - En fait, les Haïtiens n’ont ni cette richesse qui se
peut rencontrer au seul flambeau de la science, - ni cette puissance
nationale que semblait devoir apporter leur liberté.
Cédant à la pression de nos besoins, nous donnons au Monde ce
spectacle d’une jeune Nation, née à des hauteurs étonnantes, - se cou-
pant les ailes pour tomber au niveau de toutes les abjections. - Nos
vertus publiques surtout sont nuisibles : - aux familles qui les aban-
donnent pour racheter leur tranquillité.
Si, - dans ces temps de désarroi, - l’honnête homme est rencontré
frayant, une lanterne à la main, les Sentiers du Pouvoir, et qu’au cri de
répondre, comme au mot de passe : - Pays perdu ! - Il répond de sa foi
robuste par cette autre consigne : - Civisme !
Ce Pouvoir tombe fracassé... Mais cet homme, a mérité : - devi-
nez ! La mort !
Peuple, ce livre en appelle à votre cœur - comme au dernier refuge
du patriotisme.

[12]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 19

[13]

Les causes de nos malheurs.


Appel au peuple.

Table des matières

L’auteur de ce livre et le chef actuel : appel au peuple


L’exemple de M. Salomon n’est pas la preuve décisive de
l’inaptitude des Haïtiens au gouvernement. - Proscription du drapeau
libérateur. - M. Salomon inférieur à sa cause. - Conviction et apostasie
[1]

Signification des révolutions haïtiennes. - Motif de l’élévation de


M. Salomon. - Cause de l’instabilité de son pouvoir. - Deux vieux
livres. - Les révolutionnaires se proscrivent — Curieuse justice de M.
Salomon - Jésus ministre de Tibère. - La souveraineté du peuple
conspuée. - Ce qu’il était « sage de prévoir. - L’idée populaire. [23]

L’industrie de la haine. - L’ignorance du peuple exploitée. - La


bonne foi subordonnée à l’instruction du plus grand nombre. - Con-
duite politique de l’auteur de ce livre : appui du peuple. - Fausse imi-
tation de l’œuvre de 1804. - Accord de M. Salomon et de ses pour-
chasseurs d’autrefois. - Toute défense énergique des intérêts du peuple
excite la colère des gouvernants. - Canal s’escrime contre l’ombre
présidentielle de Boyer Bazelais. - Les échauffourées des généraux
Tanis et St. Fleur Paul : jeu astucieux et criminel du président. - Les
idées de grandeur sociale trahies par M. Salomon. Le simple Soldat
d’une cause. [61]

Le pouvoir au plus capable. - Dix ans de lutte parlementaire. - La


liberté individuelle et les finances publiques garanties par foutes les
constitutions haïtiennes. - Les chefs à doublure : B. Canal et une pro-
phétie. - La politique n’est pas la sympathie, moins encore la fantaisie.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 20

- La compétence du chef avant son drapeau politique. - Programme


antilibéral de 1879. - Périls publics résultant de l’aphorisme : Pour
gouverner l’État, il suffit de s’entourer de bons secrétaires. - Sens de
la candidature présidentielle de M. Bazelais. - Signes précurseurs de la
conduite de Canal : Premier schisme de Kingston. [90]
La question Salomon et ses défenseurs. - La candidature au Sénat
du futur chef est soutenue par le groupe libéral. - Inhabileté de M. Sa-
lomon et la terreur qu’il inspire. - Prétendu exclusivisme des libéraux :
double jeu de Canal. [101]

Le 30 juin. - Fatale conséquence de l’insuffisance du chef. - Inu-


tiles efforts pour conjurer les événements. - Les prétendus irréconci-
liables. [108]

Triste exercice de l’autorité par l’élu de 1876. Affaiblissement des


institutions. - Perfidie qui divise la famille haïtienne. - Sur qui re-
tombe la responsabilité des malheurs ? - Pour se retrouver fort contre
ce qui est mal, il faut être juste envers ce qui a été bien. - Traits des
prétentions ridicules et anarchiques de Canal. - En 1819 comme en
1873 ou une politique pernicieuse. - La presse ministérielle sous l’ex-
président. - Le civilisateur et M. Thoby. - Comment est qualifié
l’assassinat de M. Lamour ? - M. Salomon est un modèle de forfait.
[120]

Imperturbable assertion du chef actuel. - La rédemption de la race


par tous les sacrifices. - La cause libérale est la cause de tout le
monde. - Les libéraux applaudis par M. Salomon [149]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 21

[15]

Les causes de nos malheurs.


Appel au peuple.

Retour à la table des matières

Notre plus grand mal, c’eut été, après tout, que l’expérience si
triste que nous renouvelons avec l’administration de Mr Salomon ne
s’expliquât pas différemment, que par une humeur vraiment incurable,
toujours croissante du Peuple haïtien pour les révolutions.
À ce compte, nos âmes se fussent ensevelies pour toujours dans
leur désespoir, et le dernier écho de la Patrie eût expiré dans la honte.
Lamentable conséquence dont l’Étranger se fut emparé pour appuyer
sa thèse constante de notre inaptitude à nous régir et pour en venir,
victorieux et sans gêne désormais, à étendre de plus belle sur notre
territoire son âpre convoitise.
Dieu nous garde, donc, encore d’une si mortelle défaillance et
d’une conjoncture aussi terrible !
M. Salomon pourtant s’était toujours dit, et nous n’avons pas cessé
de croire comme lui, que tout le mal d’Haïti est causé par ses gouver-
nants.
D’où vient que sous M. Salomon, sous ce chef avisé, doublement
réputé habile, instruit et voulu par la majorité, le Pays ne se lasse pas
de paraître, aux yeux du monde comme aux nôtres, pour le moins aus-
si ingouvernable que sous ses plus détestables administrateurs ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 22

Le Chef actuel de la République, pour sa part, n’essaie pas de ré-


pondre, depuis les deux ans passés qu’il est au pouvoir, autrement
qu’en renvoyant à ses adversaires d’aujourd’hui, à ces citoyens qu’à
son [16] tour il jette dans les cachots, proscrits et fusillés, les épithètes
injurieuses, redondantes, innombrables que nous avons vu tous nos
gouvernements antérieurs avoir le courage non moins que la sottise
d’entasser sur sa tête et sur la tête de ses partisans acharnés.
Aussi bien, l'honneur, l’intérêt et l’avenir du Pays tout entier veu-
lent que la raison publique apporte, sans plus de délai, une réponse
autrement décisive, bien moins insignifiante à l’explication de tant
d’événements qui se succèdent, s’engendrent et s’imposent à toutes
les époques de notre histoire nationale, quel qu’ait été le régime poli-
tique ou la forme constitutionnelle dont notre sagesse se soit accom-
modée et qu’elle qu’ait été, du reste, la catégorie d’hommes divers à
laquelle nos défaites ou nos triomphes, dans la lutte intestine, ont
permis alternativement l’accès du pouvoir suprême.
J’ai eu pour ma part, apparemment, assez d’idées communes avec
M. Salomon pour avoir mérité, et je l’avoue sans jamais m’en réjouir
ni davantage m’en alarmer, tantôt l’honneur, tantôt la menace d’être
rangé parmi les adhérents de ses principes.
Aujourd’hui, je ne sais par suite de quelle contradiction ou par
quelle métamorphose, je suis transformé en adversaire inné de M. Sa-
lomon, puisqu’à l’aurore de son administration je me suis vu pros-
crire.
Il semblera qu’à un tel titre et dans une telle condition, j’aie parti-
culièrement le droit et le devoir d’en appeler d’un gouvernement, qui
dût être le mien, sinon m’être indifférent, au jugement du Peuple,
comme à celui des hommes honnêtes qui y avaient longtemps et plus
directement attaché leur cause, la grandeur de leurs sentiments et
toutes leurs légitimes espérances.
Eh bien, je viens dire à ce Peuple comme à ces hommes : - Oui,
j’ai eu des principes publics que durant dix ans j’ai tenté, en luttant, de
faire prévaloir dans notre pratique gouvernementale ; - Oui, ces prin-
cipes, je n’ai pas été seul à les professer ; il s'est trouvé que des ci-
toyens les avaient nourris comme moi ; que d’autres s’en sont fait leur
unique boussole après qu’ils [17] se fussent éclairés à la lampe de
toutes nos funestes précédents. - De ces principes, oui, nous avons tiré
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 23

des règles sages, des règles de conduite politique qui, toutes les fois
qu’elles avaient pu s’opposer à nos administrations, sans se cabrant,
les ont réfrénées, les ont préservées du désarroi, et, dans ces trop rares
occasions ont empêché que le Pays ne versa plus de fois encore dans
l’ornière des révolutions. - Et c’est ainsi que marchant dans la carrière
d’un pas droit et assuré, toujours guidé par un commun sentiment de
bien public, nous nous sommes recrutés dans toutes les couches, sous
toutes les nuances d’opinion qui s’étaient jusqu’alors ou… ou déchi-
rés ; que nous avons grossi nos rangs et avons vu enfin grandir notre
espérance à mesure que nous brûlions nos étapes de succès et même
de revers. - De là aussi est né pour nous l’impérieux dévouement de
ne pas laisser ternir entre nos mains le drapeau par les uns regardé
pour l’emblème de nos vertus sociales plus simplement considéré par
les autres comme le signe de ce temps que nos générations expirées
sous le despotisme, n’avaient cessé d’appeler de leurs vœux derniers.
Je viens encore dire à ce même Peuple et à ces mêmes hommes : le
drapeau que nous avons porté dix ans, c’est lui qui rencontra M. Sa-
lomon errant et solitaire dans la proscription ; qui l’a couvert de son
ombre, qui l’a relevé de sa défaillance personnelle, l’a intégré dans
une société où l’on s’escrimait à l’en bannir ; qui a abrité et rendu de
nouveau possible l’exercice plein et intégral de sa puissance civique ;
qui l’a, d’un mot ramené de l’exil à la porte de notre Sénat.
Alors les interrogeant tous, et ces hommes et ce peuple devant la
grande conscience humaine, - abstraction faite de nous et de nos mal-
heurs si atroces qu’ils soient, - nous leurs demandons : - Sentez-vous
tout ce qu’il y a d’impie, d’odieux, de criminel à apporter un jour bru-
talement sous les pieds de M. Salomon qui les a maculés et ce drapeau
et ces règles et ces principes tutélaires et sociaux, tous ces remparts de
l’honneur, du droit, de la liberté et de la vie du citoyen ; tant de [18]
gages certains du repos et de raffermissement de notre État ? - Eus-
siez-vous cru que le chef actuel de notre République, comme frappé
de cécité, le spectre tout grand de son martyrologe étant là, debout, se
fût consumé à terrasser de sa colère vraie ou feinte le drapeau qui fut
son libérateur ? - Eussiez-vous cru que cet homme un moment regardé
seul pour la lumière d’une race entière, maintenant au timon des af-
faires publiques, vieillard ayant un pied entré dans la tombe, vous eût
vraisemblablement appelés, vous, à poursuivre de votre exécration
folle et éternelle, les pensées généreuses, à peine écloses, les pensées
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 24

qui ont appelé et qui appellent encore à se mettre en faisceau tout ce


qu’Haïti peut donner d’hommes de talents, de lumières, d’hommes
honnêtes et sensés, d’hommes ayant seulement un cœur qui bat pour
la Patrie ?
Ces questions, je les fais naître de ces pages, dans la sérénité d’une
conscience qui n’est point troublée et avec ce calme dont mon esprit
ne s’est jamais départi.
Qu’on assiste, à côté de ce douloureux cortège de faits énormes,
calamiteux, au spectacle encore attendrissant de tant de maux indivi-
duels dignement soufferts pour la Patrie ; qu’on les voit ces pionniers,
entr’autres des droits renaissants de M. Salomon être ses victimes ché-
ries, en être les premiers martyrs, ... ce ne sera rien ! Ce qui importe,
c’est qu’il ne soit jamais vrai de dire que toute notre énergie mentale,
que toute l’intelligence, tout l’esprit de l’homme de notre race
s’abaisse dès que naît pour lui l’obligation d’agir comme il peut arri-
ver qu’il parle ; - dès qu’il importe, pour l'intérêt, je devoir et
l’honneur, qu’il ne s’aveugle pas, au point d’atterrir à l’antipode de
son but, - ou qu’il ne se fasse pas, à l’exemple du scorpion, le naïf ins-
trument de sa destruction, faute de savoir sortir d’un cercle
d’obstacles quasi-imaginaires. Non, il ne faut pas que le siècle, tout ce
siècle qui s’écoulera bientôt et qu’il va falloir compter à l’actif de
notre indépendance, arrive pour déposer contre nous, qu’il s’interprète
comme la preuve irrécusable de notre impuissance au gouvernement,
par le témoignage solennel de l’exemple [19] retentissant, décisif dé-
sormais, de M, Salomon, chef de la République. Non, que ce ne soit
pas cet homme qui marque, par son administration, la borne de notre
intelligence ! S’il n'a pas relevé le défi du monde et des siècles, s’il
nous laisse acculés à la limite qu'on a dit qu’il est au-dessus de notre
force de franchir : s’il nous tient encore accroupis devant l’horizon
borné de ses prédécesseurs, que du moins il nous soit permis de conti-
nuer à invoquer les ruines gigantesques de notre esclavage pour attes-
ter des efforts qu’il fallut à la Nation déployer avant d'en percer seu-
lement la croûte.
Résignons-nous donc à l’avouer tout haut : M. Salomon n’est pas
l’homme public, l’homme de lumières que le peuple avait toujours
cru, qu’il pensait dans son espoir qu’un destin miséricordieux avait
sauvé de tous les naufrages pour qu’il devint le sauver de ses conci-
toyens rongés par leur plaie.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 25

Comme tant d’autres sociétés, la société haïtienne, et plus particu-


lièrement elle, à cause de ses origines exceptionnelles, comporta à sa
fondation bien des vices, bien de semences qui devaient dans le cours
de son existence l’ébranler profondément. Nous étions destinés
d’autant plus à éprouver les effets de telles secousses que la raison
publique, jusque là peu virile, était à peine capable, de régler la
marche du pouvoir placé à notre tête et d’en discipliner les allures.
M. Salomon, jeune encore, eut le sentiment froissé des choses de
Tune de nos premières époques, en souffrit et prophétisa de ce mo-
ment pour notre pays une ère nouvelle de grandeur et de félicité com-
mune à tous. Mais son dévouement n’alla jamais jusqu’à l’élever aux
sacrifices que n’a pas cessé de réclamer, pour son triomphe, une pen-
sée qui, en s’épurant, sembla à l’opinion presque générale devoir
s’identifier, sinon se confondre, avec le but précis de notre nationalité.
S’il fut toujours le plaideur à la voix stridente qu’on a connu, et qui
communiqua tant de passions, ce ne fut, qu’on veuille le remarquer,
que dans la limite rigoureusement étroite de nos propres affaires. Hors
des occasions, en effet, où ces souffrances [20] personnelles le mê-
laient à sa prophétie, il n’a constamment révélé qu’un cœur froid, sec,
qui ne songea plus à se faire le porte-voix complaisant de nos douleurs
publiques. Ni sous l’administration de Soulouque, ni durant les excur-
sions gouvernementales et par trop brutales de Salnave, son âme ne
s’oppressa. À ces amères époques où il faut se résigner à le voir en
fonctions, l’horizon de son esprit s’était, on, dirait, tout à coup obs-
curci, tant sa complainte patriotique s’était tue au milieu de nos dé-
sastres.
Personnellement j’eus tout le pressentiment de l’effet négatif de M.
Salomon au pouvoir. Il m’a toujours paru que ses pensées, en ce
qu’elles avaient de généreux et de capital, ressortiraient plus à
l’avantage du pays, si elles étaient servies par des mains plus nettes,
plus fermes, et par des têtes surtout qui relevassent d'un esprit mieux
nourri et d’une conviction plus austère. En ce sens, il n’a pas dépendu
de ma clairvoyance politique que le Pays, et peut-être aussi que M.
Salomon, pour sa mémoire, ne s’épargnât une expérience aussi déses-
pérante.
Il faut bien, après tout, qu’il y ait autre chose à faire, si ce n’est
pour la grandeur, tout au moins pour le repos de l’État, que cet épui-
sement en efforts athlétiques, vains et insensés dont l’unique but, à
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 26

entendre le superbe fracas du spectacle qu’on nous donne aujourd’hui,


serait de remettre la société haïtienne debout sur les vielles bases que
quarante ans de secousses ont fait plus qu’ébranler. Et Dieu sait de
combien M. Salomon a de ses mains impitoyables criblées, ruinées
ces mêmes bases ! Pour combien il est entré, avant et avec nous, dans
l’œuvre patriotique de débasement dont seul pourtant le Parti Libéral
porte à cette heure et si bizarrement, devant sa justice rémunératrice,
la peine sans fin !
Quoiqu’il en soit de tant de malheurs et de déceptions continuelles,
nous garderons, nous autres, nos espérances, nous les garderons de-
vant l’image de la Patrie, cette Patrie qui pleure, regarde ses enfants et
leur demande secours les bras ouverts. Car si, pour [21] étouffer une
doctrine de régénération et de salut, il suffisait d’en exterminer les
apôtres, jamais, recueillant dans sa main le sang qui s’échappait de ses
veines et le lançant au ciel d’un geste furieux, Julien n’eût poussé ce
cri : Galiléen, tu as vaincu !
Il est heureusement un champ encore ouvert pour ceux qui comme
nous ont leur foi dans l’avenir. À ceux-là aussi qui y pénétreront, bra-
vant nos épines, nos cruautés, nos apostasies, est réservé le plus impé-
rissable d’entre tous, les honneurs, celui de planter solide dans le sol
d’une Patrie unique dans le Monde la bannière si étrangement tombée
des mains de M. Salomon : l'aptitude des Noirs à se civiliser.
Je n’ai que trop moi-même exhorté à la patience l’homme que la
fortune a couronné, quoique sans profil, pour que dans ce moment du
revirement de nos destins, je ne m’adjuge pas le plus mince bénéfice
d’une vertu dont, par son exemple, j’ai appris à connaître doublement
le prix.

[22]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 27

[23]

Les causes de nos malheurs.


Appel au peuple.

II

Retour à la table des matières

Quatre-vingts ans d’existence d’un gouvernement indépendant suf-


fisent à rendre le peuple qui y est soumis apte, sinon à satisfaire ses
besoins essentiels, du moins à les connaître, quand son intelligence
n’est pas nouée, quand de tous les foyers de l’Univers part la lumière
qui projette sur son jugement et sur sa conscience l’immense clarté du
siècle.
Au fait, le Peuple haïtien est-il privé de ses connaissances vitales ?
- Le torrent de ses révolutions en est-il la négation ? - Où faut-il que
nous admettions au contraire qu’il en porte l’affirmation la plus haute,
la consécration la plus indéniable.
Quatorze ans d’efforts déployés en tous sens avaient suffi à ce
peuple pour poser les fondements de son état miraculeux, en rassem-
bler les éléments divers, les courber, les adapter, les harmoniser.
Après quoi, il sût se reposer vingt-cinq ans tranquille, insouciant
presque, à l’ombre, d’un gouvernement régulier de qui il attendait
tout. Quand il se réveilla, ce fut sous l’aiguillon de ses besoins. Et de-
puis lors nous n’avons cessé de nous révolutionner, tant ces besoins se
sont révélés impétueux à nos sens, tellement ils se montrent encore
indispensables aux conditions de notre vie publique.
Et quels furent, en tout temps, les organes naturels, autorisés, légi-
times de nos souffrances ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 28

Ce sont, et l’exemple se retrouve dans toute agglomération


d’hommes, dans toute association politique, ce sont ceux-là auxquels
leurs pensées, leur sentiment leur forte conviction, leur sérieux [24]
dévouement donnent la mission, entourée à la fois de grandeurs et de
périls, de jouer un tel rôle dans l’État ; ce sont à tous les degrés dans
tous les ordres, nos gens d’épée, de robe, nos tribuns, orateurs, écri-
vains politiques, tous ceux qui de leurs offices font un sacerdoce pu-
blic ; tous ceux qui représentent ce faisceau d’idées et le patriotisme
suivant lequel se mesurent aux différentes époques de la vie d’une na-
tion, son degré d’avancement, ses qualités inhérentes, et toute sa force
d’expansion vers l’avenir.
Or, si tant de nos gouvernements sont tombés coup sur coup dans
l’espace de nos quarante dernières années, c’est bien parce que tous
ont successivement répondu par le mépris à ces échos de nos souf-
frances ; - c’est parce que ni les paroles, ni les cris, ni les sommations
de l’opinion ne sont venues à bout de l’imperturbable ignorance qui
toujours trôna au pouvoir.
Un moment, cependant, nous nous étions flattés qu’un accord, né
de nos tourmentes, s’était établi dans l’opinion pour renoncer à porter
au gouvernement un pur soldat, si appréciable du reste que nous eus-
sent paru ses qualités et ses titres au champ de parade de nos ferres
civiles. Cette politique, par malheur, échoua dans deux mémorables
circonstances où le peuple s’était admirablement prêté à la consacrer.
Ni Soulouque, ni Canal, présidents issus des votes libres de nos as-
semblées de 1847 et 1876, ne parvinrent à remplacer toute la force
intellectuelle, tout l’art consommé qu’il faut à la direction de l’État,
par la simplicité de leurs bons instincts, vertus dont quelques citoyens
par erreur, d’autres par coquinerie, avaient vanté la docilité et étaient
même allés chercher la manifestation dans le courant bénin de leur vie
usuelle. Ces deux fois, surtout, la logique, implacable laissa tomber sa
faux sur le Pays ; on eut dit un destin outragé qui voulut à grands
coups de marteau nous enfoncer la raison et la sagesse dans la tête.
Après cette seconde épreuve, le peuple désabusé se reprit à délibé-
rer sur ses affaires en pleins carrefours ; mais, cette fois, imposa au
gouvernement [25] Louis Félicité Salomon Jeune, le plus compromis
de ses hommes publics qui se trouvait encore être le plus véhément
revendicateur de ses besoins légitimes. C’était, d’une façon ou d’une
autre, en finir avec les antiques ténèbres de nos administrations tradi-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 29

tionnelles et signifier la déroute de tous les calculs compendieux qui


s’échafaudaient sur la volonté nationale supposée éternellement bête.
Pour quiconque s’est familiarisé avec notre échiquier politique,
c’était là un résultat auquel il fallait s’attendre, résultat d’autant plus
infaillible que le sens de nos institutions avait été piteusement faussé,
tellement le but de notre nationalité avait été méprisé, tellement la dé-
sinvolture gouvernementale avait ouvert les voies de la Présidence à la
concupiscence des plus pauvres d’esprits.
Maintenant que tous les éléments de la révolte sociale sont revenus
se condenser avec plus d’affinité dans le gouvernement de M. Salo-
mon ; maintenant que ces éléments assombrissent davantage l’horizon
de notre avenir, il faut bien juger et par suite en rapporter la preuve,
qu’il n’a pas lui-même entraîné, le Pays dans le sillon de lumière
qu’on s’imagina toujours voir attaché à ses pas, malgré les grandes
taches que lui laissa l’Empire dont il avait parcouru l’orbite obscure.
Sans doute, et peuple et législateurs se signeront, feront leur mea
culpa et paieront la dîme expiatoire. Du moins, dans cette occasion,
l’intelligence nationale qui a erré, méritera que son action soit exoné-
rée de toute imputation de couardise ou d’imbécillité.
Nous ne nous arrêterons pas à considérer cette commune insanité
des tyrannies haïtiennes : le sort si détestable que nous subissons de-
puis l’an divin 43 tient aux actions de quelques fauteurs de troubles.
il n’est pas, en effet, un seul de nos gouvernants, depuis ce temps,
qui, pour tenter d’échapper aux justes conséquences de son adminis-
tration exécrable, ne se soit cru obligé d’évoquer toutes les ombres
fulgurantes dont la nomenclature [26] s’est récitée dans la kyrielle de
nos proclamations, adresses, bulletins, ordre du jour au Peuple et à
l’Année et dans nos audiences du dimanche qui n’ont pas cessé de
faire retentir le palais de la Nation de leur bruit creux. Par contre, fut-
il jamais un enseignement plus sévère, ni un plus insolent défi jeté à
toute tyrannie que le refrain qui a fait défiler, pompeuse procession,
tous nos dieux malfaisants ainsi dénommés : perturbateurs, factieux,
ambitieux, incorrigibles et pervers, fanatiques et insensés, l’homme
funeste et l’imposteur ! - qui les a fait marcher devant le peuple, en les
couvrant d’une telle auréole, que leurs noms sont irrésistiblement im-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 30

primés sur la liste inaugurale où se sont puisés tous nos chefs de la


Présidence. 1
Malheureuse la postérité qui n’aurait pas su retrouver la clef de
notre histoire, car croirait vraiment, en s’indignant, que toute l’époque
contemporaine n’a fourni au gouvernement de ses ancêtres qu’une
suite magistrale de nos criminels !
Pour s’expliquer sans trouble et sans aveugle passion la cause qui
tient encore de l’État vacillant sous M. Salomon, il faut seulement se
rappeler les actes de ses prédécesseurs auxquels il avait su attribuer la
puissance d’attirer nos calamités ; il faut se redire la vertu qui l’avait
si complètement possédé lui-même, lorsque, dans sa personne plus
digne sans doute d’attention, le droit du citoyen était violé.
[27]
Qu’avait donc dit Lysius Salomon, au lendemain du déclin de
l’Empire, à Fabre Geffrard, détenteur alors du pouvoir suprême ?
« L’Empereur Soulouque ? Je vous l’abandonne. - Ses crimes ? Ils
sont ceux de nous tous. - Qui pouvait avoir droit et intérêt à me ban-
nir ? - Le peuple ? Non. - La Révolution ? Non. - La chambre ? Non. -
Le Sénat ? Non ? Vos ministres, vos tribunaux ? Non. non. - Et qui
donc ? C’est vous, et vous seul, Président Geffrard. - Faut-il vous dire
pourquoi ? Parce que votre politique n’est pas l’entente, elle est la ré-
crimination ; parce qu’elle n’est pas la justice, elle est la persécution ;
parce que votre pouvoir est placé au-dessus des lois ; parce qu’au
noble rôle de chef d’État, vous avez préféré celui de chef de parti. -
Des lois liberticides ont été rendues, et, en particulier, contre moi ? Et
bien, j’ai la conviction qu’elles n’auraient jamais été votées, si les Lé-
gislateurs avaient pu, sans danger pour leur vie ou leur [28] liberté,

1 Cette politique qui consiste, depuis 1859, à me persécuter, est la plus lourde
de toutes les maladresses et va à l’encontre de toutes les visées de mes persé-
cuteurs car plus on persévérera dans cette voie plus les hommes de cœur,
voyant en moi une victime, s’intéresseront à ma personne.
Eh quoi ! l'expérience que nous faisons depuis cette année à jamais néfaste
de 1843 : l'expérience de 12 années de souffrance endurcies par le Général
Nissage Saget n'aurait donc rien prouvé ni à lui, ni à ses conseillers, et ceux
qui gouvernent le pays en seraient encore aux petits moyens et aux expédients.
Salomon
Kingston, Jamaïque, 10 décembre 1872
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 31

exprimer librement leur opinion. Des ennemis ? J’en ai et que trop ;


apparemment aussi c’est bien à vous qu’il appartenait de leur imposer
silence. Mon passé, mes actes devant l’Empire, ces actes, ces écrits
qualifiés de manifestes révolutionnaires, brandon de discorde, appels à
l’assassinat ? De qui, s’il vous plait, pourriez-vous tenir aujourd’hui
de m’en demander compte ? Mes passions ? Certes, j’en ai, et elles ne
sont ni honteuses, ni criminelles. Votre droit de la force ? Je lui op-
pose toute la force de mon droit. On a osé dire que vous avez sauvé la
Société. Hélas ! ne sait-on pas lorsque Néron eût fait assassiner sa
mère, on proclama qu’il avait sauvé Rome ? Le besoin qu’a le Pays de
la paix ? Sera-ce donc faute à moi si elle est troublée, cette paix ; c’est
à qui sème le vent à ne pas moissonner, s’il le peut, la tempête ? Votre
repos personnel ? En quoi peut-il m’importer ? Ne m’avez-vous pas
réduit aux dures conditions de l’exil avec la perspective d’être sans
pain, sans secours, sans une main parente, aime à qui la tendre pour
demander assistance ? Oh ! ma femme ! N’avez-vous pas brisé ses
joies ? Ne l’avez-vous pas stigmatisée ? Sur le front de cette femme,
pure de toute souillure, n’avez-vous pas, Président Geffrard, inscrit en
lettres brûlantes : proscrite ! Non, je m’attache et me cramponne à
vous, comme le fantôme sanglant de la victime s’attache et se cram-
ponne à son assassin. Mesure de salut public ? Bah ! elle était de mise
quand Catilina se présenta aux portes de Rome, quand les Gaulois en-
vahirent le Capitole ; elle se concevait quand Christophe se fût abattu
sur le Port-au-Prince qu’il tint durant trois mois dans les étreintes de
12 mille baïonnettes. D’un mot. Voulez-vous que je vous dise quel est
votre système, Président Geffrard ? C’est la TERREUR !... Irez-vous
jusqu’à compter sur l’éternité de votre pouvoir ? Mortel, détrompez-
vous ! Dieu vous voit et la mort est là, la mort qui viendra vous briser,
vous anéantir, vous réduire à rien, moins que rien ! Mais enfin, Lysius
Salomon, n’avez-vous pas tout récemment écrit, protesté, agité en
termes incendiaires ? Je réponds : Les motifs pour lesquels on m’a
banni étaient tirés de [29] ma protestation, il suit de là que si je
n’avais pas protesté, on n’aurait pas eu de motifs pour prononcer mon
bannissement. Or, je n’aurais pas eu de protestation à faire, si je
n’avais pas été frappé arbitrairement par le Président Geffrard. Donc,
celui qui m’a provoqué c’est le coupable. Que devient alors le patrio-
tisme qui devrait, dans tous les cas, vous soumettre à la patience ? La
patience ! Je dis malheur à notre Pays s’il pouvait en montrer, car les
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 32

transactions avec le despotisme, ont toujours abouti aux plus funestes


conséquences »
Et le Ministre de l’Empire arrivait à préciser comme suit les causes
de la nouvelle instabilité de la République :

a) Président Geffrard, vous avez fait réviser la Constitution dans le


but presque unique de porter de 20 à 25 mille piastres votre in-
demnité ; celle des Députés et des Sénateurs, que vous m’avez
données pour juges, a été également augmentée.
b) Vous êtes réduit, pour servir la dette étrangère à contracter des
emprunts à des intérêts usuraires.
c) Faisant du Pays votre patrimoine, vous cherchez à hypothéquer
l’avenir, déjà si compromis, par la garantie d’un emprunt en
Angleterre.
d) Vous avez créé une peine que les lois n’ont pas édictée et vous
en frappez des citoyens. Donc, vous êtes un despote, ou bien un
marchand d’orviétan n’est pas un charlatan.
e) Les citoyens Ménélas Clément, Richelieu St-Martin, et d’autres
co-accusés, jugés puis acquittés, ont été au mépris du jugement,
retenus par vous dans les cachots, finalement quatre d’entre eux
ont été expulsés du Pays.
f) L’acte qui me proscrit est illégal, inconstitutionnel, par consé-
quent arbitraire et despotique.

Tous ces faits, disait M. Salomon, constituent le cercle fatal où


nous a renfermés le général Geffrard, sans prendre garde que de leur
nature ils feraient explosion. Nous en étions déjà à trois ans de cette
[30] administration. Et ces deux livres émouvants : La protestation du
Général Salomon Jeune et Une Défense, personne ne les a oubliés.
Qu’on les feuillette donc à présent, avec un peu de curiosité, - qu’on
dise s’il est un seul de ces faits qu’ils relevaient qui ne s’installe dans
notre nouvelle gestion ; qu’on dise si notre mal ne s’est pas accru, si,
en deux ans, le Général Salomon n’a pas suivi la trajectoire complète
qui a conduit/après huit ans, la République restaurée dans l’abîme ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 33

Observons que Geffrard pouvait être de plus accusé d’un préjugé que
le chef actuel n’a assurément pas.
On ne peut reprocher à mon esprit, à mon jugement de simplifier
par trop les difficultés du Gouvernement, de supprimer les embarras
inattendus et sans ombres qui fatalement se révèlent à tout citoyen qui
vient tenir, l’administration des affaires de l’État. Tel est, à cet égard,
au contraire, mon particulier sentiment que je m’efforce à persuader
mes concitoyens qu’ils sont dupes soit de leur jugement propre, soit
de leur sympathie, quand ils s’entêtent à penser que notre pays puisse
marcher, dirigé par des administrateurs incompétents, par nos sem-
blables qui, en face d’accidents ou au milieu des brouillards de la poli-
tique, ne sauraient s’orienter à la façon d’un capitaine de navire, qui
supplée à la perte de la boussole. À Haïti, plus qu’en tous autres pays
du monde civilisé, cette condition de la compétence, pour être rela-
tive, n’en est pas moins absolue pour nous. En ces pays-là, en effet,
des mœurs policées, une morale publique sévère et le savoir de tous
appliquent à l’État leur forte empreinte et le font tourner de leur mou-
vement rationnel.
Il sera toujours chimérique de s’attendre aux bienfaits d’un gou-
vernement, quel qu’il en soit, si on n’a pas compté la somme de con-
naissances spéciales que l’esprit dirigeant peut dépenser dans
l’exercice de sa besogne publique.
Combien n’en est-il pas, de ces actes de Geffrard, que nous criti-
quions avec un degré plus ou moins accentué de virulence, que nous
critiquions parce [31] qu’ils étaient mauvais en eux-mêmes, parce que
leurs effets ne pouvaient être suspendus nonobstant toutes considéra-
tions parce qu’en politique il n’est d’autre pardon pour le tort offensé
que la réparation parce qu’enfin, pour prévenir le retour d’un mal ou
d’une erreur, il est juste que nous protestions, que nous fassions briller
la vérité ; combien, disons-nous, n’est-il pas de ces actes qu’à bon es-
cient, nous ne pouvons imputer qu’à l'inhabileté ou la présomption
bien connue de l’auteur !
De vos actes, au contraire, Président Salomon, en est-il plusieurs
que l’ignorance entache ? Quelles passions vous ont environné, quels
problèmes se sont posé devant vous, quel sont les cas difficiles que le
souffle de votre justice, que le seul souvenir de vos cris de réproba-
tion, que la force attribuée à vos lumières, que vos études, vos médita-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 34

tions, votre expérience, enfin, n'ont pu vous aider, la main sur la cons-
cience, à dissiper pacifiquement, à résoudre adroitement ?
Mais loin de nous avoir fait charité des effets bienfaisants de votre
puissance intellectuelle, vous avez préféré vous en servir pour rester,
décidément, en Haïti le chef trompeur par excellence. Tous les actes
de Geffrard dont vous aviez fait sous nos yeux l’incinération reverdis-
sent dans votre administration. Suivons :

A) Président Salomon vous avez fait réviser la Constitution et


votre indemnité est montée juste de 20 à 25 mille piastres. Les Dépu-
tés et Sénateurs, auxquels vous avez donné à juger des citoyens, ont
eu également leur indemnité accrue.

B) Les opérations financières, sous vous, qui peut seulement nous


les apprendre ! Nos budgets ? Le temps de leur floraison est passé.
Les comptes généraux de votre administration ? Qui les a jamais vus ?
Votre Chambre des Comptes ? Elle est réduite, de son aurore à son
crépuscule, à nous renvoyer les reflets du travail de M. Camille Brune,
en station dans l’exil. Force nous est donc de recourir aux renseigne-
ments que nous [32] fournit la conscience publique. Or, voici une
nouvelle textuelle que j’ai sous les yeux :

« Que vous dire de la situation financière en ce plein mois de récolte


(mars) ? Nous sommes loin, hélas ! des intérêts auxquels consentaient nos
gouvernements d’avant 1874 et qui ne dépassaient pas à l’époque de 18 à
24% l’an ! C’est à 60% que, maintenant, comme sous Domingue, l’on
contracte des emprunts, et de telle façon que nos fonctionnaires sont livrés
aux étreintes de l’agiotage, que les énormes bénéfices de nos prêteurs sont
encore accrus de 40% de l’escompte qu’ils enlèvent aux services de
l’État ! Et, si c’était pour payer la dette étrangère, cette excuse donnée par
nos gouvernements d’autrefois, que l’on en était réduit à emprunter ! Mais
c’est pour payer, aujourd’hui, toutes les bamboches de l’Administration
actuelle ! Par exemple, entre tant de cas à retenir, ces trois cent mille
piastres (P 300.000) du Palais de la risible Exposition, ces sept cent
piastres (P 700) par drapeau pour ces saints emblèmes fournis à l’armée de
la République, ces cent et quelques mille piastres (P 100.000) de cadeaux
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 35

que Mr. Salomon s’est fait adjuger par MM, les représentants du peuple,
en regard des cinq cents piastres (P 500) par tête qu’ils^ se sont adjugés à
eux-mêmes ; ces ordonnances en blanc, de dix, vingt, trente mille piastres
et au-delà que M. Salomon distribue à tort et à travers à ceux qui lui font
peur et dont il pense par là s’assurer la fidélité ! Tout cela, au détriment de
ce pauvre peuple qu’il croit tromper encore en attribuant ses profondes
souffrances à cette révolution de 15 jours, de 1879, qui lui a pourtant ou-
vert les portes de la Patrie et aussi l’accès au fauteuil présidentiel. Et dire
que ce chef ne trouve pour tout remède à la grande misère de ce même
peuple que de lui conseiller, dans son amère raillerie, de planter des vivres
et d’élever de beaux dindons 2 ! Si, encore, il se contentait d’emprunts tels
que ceux qu’il contracte sur place ! Il veut en contracter aussi en dehors en
exploitant, [33] comme le prodigue le fait du juif, qui a une première fois
été en affaire avec lui, ce besoin, que, dans son opinion, ont du maintien
de son gouvernement les financiers qui ont fait avec lui le règlement de
l’Emprunt de Domingue. Ainsi, nous venons d’apprendre que M. de Mon-
ferrand a échoué auprès du Crédit Industriel de Paris dans sa demande
d’un Emprunt de six millions de francs. (Fcs. 6000000) Et dire encore que
M. Salomon n’est tenu en échec dans cette voie que par la crainte
qu’inspire sa manifeste mauvaise foi dans l’exécution des engagements
qu’il a pourtant pris lui-même et vis-à-vis de ces intéressés et vis-à-vis de
la Banque ! Et, est-ce là, tout encore ? En dépit de ses astucieuses dénéga-
tions qui ne se reposent que sur une équivoque de situation, quasi sur un
pur jeu de mots, n’a-t-il pas songé, réduit aux abois par lui-même, comme
il l’est à ce moment, à l’émission du papier-monnaie ; non plus d’un pa-
pier fabriqué à son imprimerie, il est vrai, puisqu’il s'est fermé ce droit par
son contrat avec la Banque, mais d’un papier à émettre par cette banque,

2 La question n'est pas là, M. Salomon. Jetez les yeux sur certains marchés du
pays et vous y verrez des vivres laissés en pâture aux bêtes épaves, soit à
cause de leur trop grande abondance, soit par la rareté des acheteurs.
Portez à Kingston nos mêmes dindons, coûtés si bas ; ils n'obtiendront pas
moins vos 4 piastres, tant ils y sont rares !
Lors donc que vous prêchez de mettre aux mains de chaque Haïtien,
comme l'instrument de son bien-être la CIRCULAIRE, où vous révélez les
sources d'une fortune publique semblable, doit-on vous taxer de charlatanisme
que quand, à l'approche de la Petite vérole, vous prescrivez des purges... et
que vous rendez responsable des ravages de l‘épidémie des autorités tant ci-
viles que militaires ! Vous les rendez responsables vis-à-vis de qui ? Des fa-
milles !...
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 36

pour compte et risque du gouvernement, papier à remboursement indéter-


miné, [34] à cours forcé, dit cours légal dans le jargon trompe-l’œil du
jour 3. Et, si le Peuple haïtien n’a pas eu encore à voir rouvrir par la main
de M. Salomon, cette plaie qui l'a si cruellement et longtemps rongé et
dont il a eu tant de peine à se guérir, n'est-ce pas aux scrupules et à la pru-
dence avisée des administrateurs de cette Banque, qu’il le doit ?

C. - Emprunt étranger ? Vous avez fait mieux que d'en chercher


un. Vous avez trouvé celui de Domingue. II était à payer ; et tous les
comptes faits, vous les avez défaits et refaits pour en faire sortir
quoi... ? L’enquête, un jour, le dira. En attendant le sort fait à votre
Ministre des Finances, lequel vous avez jeté en pâture à l'opinion
courroucée, dit assez ce que vous pensez vous-même de cet héroïque
tripotage. L'étranger ne reste pas moins avec sa main posée sur le
cœur de notre Pays.
[35]

D. - Vous n’avez pas qu’une loi mais des lois dont vous faites l'ap-
plication à voie, sans qu'elles existent dans nul de nos codes, dans nul
texte de votre Constitution même. Ainsi, vous avez la détention perpé-

3 On dit que le billet de Banque a cours forcé, quand, exceptionnellement, dans


un moment de crise, on lui donne cours légal Preuves
Décret relatif à la Banque de France.

Art. I - À partir du jour même de la publication du présent décret, les billets de


la Banque de France seront reçus comme monnaie légale par les caisses pu-
bliques et par les particuliers
Art. 2 - Jusqu’à nouvel ordre, la Banque est dispensée de l’obligation de rem-
bourser ses billets avec des espèces (Mars 1848 : époque de révolution en
France).
La relative au cours légal des billets de la Banque de France.

Art 1- À partir du jour de la promulgation de la présente loi, les billets de la


Banque de France seront reçus comme monnaie légale par les caisses pu-
bliques et par les particuliers.
Art. 2- Jusqu’à nouvel ordre, la Banque est dispensée de l’obligation de rem-
bourser ses billets avec des espèces (Août 1870 époque de la guerre en
France).
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 37

tuelle, sans jugement et qui peut aller jusqu’à défier l’intervention du


Sénat : voyez le cas de M. Alexis, sénateur. Vous avez l'exil en masse
qui se dédouble en une infinité de procédures vexatoires, de procédés
mesquins, montant et descendant toute la gamme de l'imagination fan-
taisiste : 1) - Si on revient dans sa patrie, n'ayant jamais été condamné
ni accusé, on peut être sur-le-champ appréhendé, emprisonné, ferré
jusqu'aux dents, puis, toute réflexion faite, reporté sur le pont d'un na-
vire quelconque et jeté à la dérive ultra mare, c'est bien le cas de Mme
Duvemeau, Trouillot, Loiseau, Caze ; - 2) Si on s'est trouvé à l'étran-
ger, sans que, pourtant, on relève d'aucune accusation, pas même des
tables dressées à l'aventure par Hérissé égaré, fou, frappant à la porte
de la présidence, on ne peut cependant revoir sa patrie sans un passe-
port que vous défendez qu'on délivre, témoin le cas de plusieurs exilés
actuellement à Kingston, 4 3) Si, dans les mêmes circonstances, on fait
arriver une complainte au pied de celui qui règne et du caprice duquel
tout dépend, on s'entend condamner, en supposant que la grâce est
octroyée, à solliciter son pardon par une lettre dont la formule humi-
liante vous est dictée ; inversement, si la formule dont vous vous êtes
servi ab initio n'est pas au goût du maître, il vous est loisible de soupi-
rer dans l'exil : tel est le cas qui se retrouve encore dans notre fourmi-
lière de Kingston.
[36]
- Puis, vous avez la sus dite liste des accusés d’Hérissé à laquelle
est venue se joindre la plus récente signée de votre commissionnaire
du Gouvernement, Louis Vérité. Tel est le phénomène unique produit
par la collision de ces deux pièces, tel est le comique qui se joue dans
le cynisme, cette farce qui n’avait pas encore souillé notre scène judi-
ciaire pourtant si célèbre en horreurs de tous genres, qu’on a dissimulé
de dire si le premier acte s’était englouti dans le second, ou bien si

4 Le passer réclamé par l’Haïtienne ne saurait lui être refusé s il lui est fait un
devoir de se munir d’un passeport ce n'est que dans un intérêt purement statis-
tique, et pour que l'autorité soit en mesure d'exercer une police qui assure la
sécurité publique En me refusant le passeport, MM les Secrétaires d'État, vous
avez substitué votre volonté à celle de la Constitution En conséquence de
quoi, je déclare protester, comme de fait je proteste contre la décision sus citée
du Conseil des Secrétaires d'État le rendant responsable... de toutes les consé-
quences que cette décision pourra entraîner. (Signé Salomon. Kingston, Ja-
maïque, 10 décembre 1872.)
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 38

l’un n’était que l’accent circonflexe de l’autre. Il ne ressort pas moins


de cette jurisprudence duplex que MM. Denis, St-Léger, Pierre Jean-
Louis et L. Audain, sénateurs, et d’ailleurs acquittés par la Chambre
d’instruction des poursuites exercées contre eux par L. Vérité, sont
traîtreusement ressaisis au nom éternel d’Hérissé et replongés dans
l’exil pour les mêmes motifs. 5
[37]

Note. - À propos de l'article 20 que la Commission a réalisé en se


taisant sur l'abolition de la peine de mort prononcée par la Constitu-
tion de 1887, la Commission croit devoir proposer la rédaction sui-
vante, si le Président d'Haïti croit devoir maintenir cette abolition de la
peine de mort en matière politique :
Art. 20.- La peine sera restreinte à certains cas que la loi détermi-
nera. En matière politique elle est abolie et remplacée dans tous les
cas par la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée. (Signé :
Salomon).
Rapport à l‘assemblée Nationale : Il a paru plus convenable
d’admettre la détention perpétuelle dans une prison que dans une en-
ceinte fortifiée, châtiment dont la bonne organisation est presque im-
possible chez nous.

Constitution : 1807

Article 20- La peine de mort sera restreinte à certains cas que la loi
déterminera. En matière politique elle est abolie.
Art. 213.- La peine de mort, abolie en matière politique, est rem-
placée par la détention perpétuelle, jusqu'à ce qu'une loi vienne déter-
miner les peines à appliquer aux crimes et délits politiques

5 La peine de l’exil, admise dans notre législation précédente pour remplacer la


peine de mort en matière politique, a été rayée par M. Salomon de sa Constitu-
tion et ne sert pas moins de même monnaie à sa politique courante. Preuve de
l’abolition de cette peine :
Projet : Art. 20 — La peine de mort sera restreinte à certains cas que la loi
déterminera. (Voir la note à la fin du projet).
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 39

Loi. Article 1er. Dans tous les cas, où il y aurait lieu, en matière po-
litique, à l'application de la peine de mort avec la promulgation du
pacte fondamental, cette peine sera remplacée par celle du bannisse-
ment à perpétuité.

1870

La peine de mort sera restreinte à certains cas que la loi détermine-


ra.
En matière politique elle est abolie et remplacée par la détention
perpétuelle dans une prison.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 40

[38]

Le Président Salomon

Boisrond-Canal
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 41

[39]

EDMOND PAUL
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 42

[40]
c’est-à-dire toujours pour cause de bouleversement de l’État ! Je ne
sais qui a dit : Il est des gloires malheureuses ; si Colomb n'a pu don-
ner son nom à l’Amérique qu’il a découverte, en revanche Guillotin
n’a pas non plus arraché le sien à la guillotine qu’il a inventé. - N’est-
ce pas le cas de ce pauvre général Hérissé ? Quelle fatalité a donc
voulu que l’instrument hideux qu’il avait forgé pour sa gloire se per-
pétuât, comme le souvenir de sa damnation, aux mains de celui-là
même qui lui en a ravi le bénéfice ! Mais enfin, Général Salomon,
cette table d’Hérissé n’existe ou n’existe pas. Comment, si elle est va-
lable, les tribunaux aux termes de la loi, aux termes de la formule
même de l’acte, n’en sont-ils pas saisis après deux ans et demi de
l’exercice de votre autorité ? Si elle est caduque, quelle est donc cette
justice personnelle, autocratique, qui partage capricieusement les ac-
cusés en exilés et en protégés ?

E) Des cas de détention après acquittement ? Mais voyez donc le


traitement subi par Th. Parisien, tardivement jugé, puis acquitté par le
Jury, puis retenu en prison ? Voyez donc le sort de M. Samuel Blan-
chet et Bourraine aîné, descendus de la sellette criminelle, leur inno-
cence proclamée, fuyant, cependant, devant la police, qui tantôt
s’embusque, tantôt trotte après eux pour les relancer, les ramener dans
leur lieu d’asile et les obliger finalement à s’expatrier.
Notre plume n’a pas fini de courir sur cette page que parvient à nos
oreilles l‘écho des nouvelles tortures que vous infligez à vos conci-
toyens ! Prosper Bellanton est sur la sellette devant le Tribunal mili-
taire de St-Marc !... S’il est un cœur dont la fidélité pour vous s’était
perpétuée avec vos malheurs, c’est bien celui de cet homme inoffen-
sif ; si inoffensif que nos autorités les plus persécutrices se sont crues
obligées, à toutes les époques, de lui octroyer son franc-parler. - Dans
votre infortune sa correspondance vous avait suivi. Et ce beau senti-
ment, aujourd’hui vous le décapitez ! Bellanton est coupable de ne pas
renier une autre amitié qu’il [41] hérita du berceau de notre famille.
Vous avez pourtant connu, vous M. Salomon, les douloureux jours de
l’exil ! Alors vous trouviez généreuse et noble la conduite de vos rares
concitoyens qui, tournant le dos à toutes les considérations de la petite
politique, s’empressaient à vous apporter, à vous, à votre femme frap-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 43

pée de nostalgie, un témoignage de sympathie dont vous fûtes tous


deux avides dans votre mortel isolement ! Et c’est vous qui avez parlé
au Président Geffrard de la reconnaissance par voie de solidarité !
Mais n’insistons pas… Th Parisien ! C’est encore un exemple fulmi-
nant de la strangulation que vous faites subir au droit. Vous avez fait
juger Th Parisien après une détention de près d’une année, mais il a
été acquitté. Puis, de nouveau qu’avez-vous fait ? Vous l’avez gardé
dans vos prisons, en déclarant qu’il avait d’autres comptes à rendre à
la justice. - Au fait, que vouliez-vous ? Attendre une occasion pour
l’enfourner dans quelque affaire. - Celle de Saint-Marc s’est présen-
tée. Donc, Th Parisien et M. Alexis sont aujourd’hui coupables de
faits postérieurs à leur détention. Hélas ! c’est la même ritournelle que
vous reprochiez au Président Geffrard par votre dilemme fameux. -
Etonnons-nous donc de retrouver encore la table d’Hérissé servant
d'ornement à la comédie sanglante qui va se jouer à Saint-Marc ! Dé-
sormais les exilés de Kingston sont un facteur commun de toutes les
bêtises gouvernementales, au même titre que M. Salomon passa autre-
fois pour diriger toutes les conspirations ourdies contre la sûreté poli-
tique.

F)
Ici, pardon !
Qu’eussiez-vous dit, Général Salomon, si, pour trouver un pendant
à ce dernier et plus sensible de vos griefs, si, oubliant mon rôle, le sa-
crifice que j’ai fait à la Patrie de mon sort, j’en appelais à vos accents
de justice de ce sort tel que vous me l’avez fait à moi-même ? - Écou-
tez, cependant, ce ne sera qu’un [42] exemple en passant ! - Ce ne sera
pas une défense, ce sera seulement une leçon.
Le gouvernement de Canal existait. Il a provoqué ou j’ai fomenté,
je le veux, une révolution. Port-au-Prince brille. Canal dit, et le Jour-
nal Officiel en fait loi : le feu, c’est le gouvernement qui l’a mis par
ses obus. De plus audacieux m’en accusent ; n’importe. Résultat : Ca-
nal tombe. - Puis-je être recherché ? - En droit et en fait par qui ? - Le
pouvoir légal ? - Balayé ? - Le peuple ? - C’est la révolution ! - La
révolution ? J’en suis ! - Mais, bientôt les révolutionnaires entre eux
se divisent, preuve donc ou si l’on veut, présomption seulement que le
peuple lui-même s’est divisé. - On se bat. - Encore Gonaïves qui
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 44

brûle : les caissons d’huile de pétrole ont roulé de St-Marc sur le


théâtre de l’incendie. - Passons encore ! - Hérissé. - Le peuple, tout le
peuple, il faut le dire, cette fois, puisque vous avez tenu bon, tout le
peuple salue en vous son droit et sa force. - La conséquence à tirer est
donc : vous avez été d’accord avec moi ou moi avec le peuple entier
pour condamner Hérissé ! Voire syllogisme au Général Geffrard
n’était pas plus fort, Aristote vous l’eut appris. - Alors, comment et
pourquoi arrivez-vous à me proscrire ? Qu’avais-je fait ? - Qu’avais-je
dit, de la chute de Canal par le peuple à votre avènement par le
peuple ? - Quel est votre nom ? - Est-ce que vous vous êtes appelé la
révolution ? - impossible, puisque c’est la révolution qui a cassé la
chaîne de votre exil ? - Mais distinguons, dites-vous, il y a,
entr’autres, un acte d’Hérissé qui vous met en état d’accusation, lequel
survit à sa chute, parce que le peuple La ratifié sans doute ! - Pas si
vite ! - Il faut un droit quelconque à un acte quelconque, quand cet
acte prescrit le droit, la liberté, l’honneur d’un citoyen, quand il est
rendu au nom d’une nation, dont on n’entend pas se moquer, et qu’on
n’entreprend pas de faire passer pour plus sauvage qu’elle n’est. - Ce
droit, Hériston Hérissé l’avait-il ? - L’eut-il, de qui pouvait-il éma-
ner ? - Absolument que du peuple, du peuple en révolution [43] rien
autre n’ayant pu le procréer. Or, c’est à propos tout juste, du partage
de ce droit, de cette investiture dont chacun entendait se couvrir, de
cette autorité enfin que conférait la révolution à ses organes, que le
schisme a éclaté entre nous, des centres acquis à la révolution, des lo-
calités, tel le Cap haïtien, tels les Gonaïves, tels les Cayes, tel Jérémie
etc., prièrent à l’usurpation quand Hérissé se fut montré coiffé du sou-
verain bonnet de la révolution. - Toutes ces protestations solennelles,
authentiques, signées et scellées du sang des braves enfants des Go-
naïves, existent et s’imposent à la conscience populaire comme à celle
de l’histoire. Ce fut à ce moment que la révolution divisée, divisa éga-
lement le peuple ; puis, qu’on en vint aux mains. Alors où gisait
l’expression vraie, sincère, formelle de la volonté nationale ? Je le dis,
et vous êtes condamné à le répéter : nulle part ! - Nous étions assuré-
ment des factions condamnées tout au plus à se traiter suivant la loi
farouche du talion. - Mais voici ce qu’il advint : à peine sorti de la vic-
toire, le vainqueur est vaincu à son tour, et par qui ? - Par un nouveau
factieux ! En conséquence qu’a pu le vaincu alléguer contre moi de
valable ? Qu'a-t-il pu décréter qui s’impose par droit, par devoir et par
conscience à l’exercice désormais légal, régulier, pacifique du pouvoir
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 45

de celui que la fortune n’a fait que favoriser davantage, que rendre
plus heureux que moi ? Où y a-t-il dans l’acte d’Hérissé une ombre de
la pensée révolutionnaire, un sentiment vrai de la volonté du peuple ?
- Par quelle métaphore, par quel sophisme, par quel mépris de tout ce
qu’il y a de plus vulgaire dans la construction du langage humain, par
quelle sortie de raisonnement, enfin, vous vous êtes convaincu, vous
M. Salomon, que vous avez très positivement, très sérieusement reçu
mission de porter accusation contre moi et sur ces chefs : - J’ai débasé
(!) la Société Haïtienne, j’ai encouru la réprobation publique ? -
Comment avez-vous pu sans rire recevoir le legs de m’appréhender au
corps, si mieux je n’aimais, toutefois me résigner à l’exil, [44] sans
écrire, sans protester, sans agiter, sous peine d’une mesure plus accé-
lérée : la peine de mort ? 6
Irai-je jusqu’à vous demander de quoi, en définitive, suis-je accu-
sé ? Pas plus, sans doute, que l’expert rédacteur de l’immonde papier
vous ne sauriez répondre !
Hérissé, non moins révolutionnaire que moi, puisqu’il a coopéré à
la chute de Canal, ne pouvait m’accuser, en respectant le sens com-
mun, que d’une chose : avoir attenté à son autorité usurpée.

6 « Toutes les fois, dit un publiciste, qu’on s'attaque à votre vie, à votre santé, à
votre liberté, à votre réputation, à votre propriété, on vous met dans le cas de
légitime défense. C’est là mon cas et c’est pour défendre ma réputation atta-
quée que je prends la plume... »
(Signé : Salomon)
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 46

[45]

Cependant, qu’on relise son acte, qu’on en cherche l’explication, le


sens, la portée dans les commentaires, proclamation, dans vos au-
diences verbeuses du palais et dans toutes les interminables interroga-
tions qu’on se paie la milice de faire endurer jusqu’à présent aux ci-
toyens qui furent avec nous à la Rue Pavée ; qu’on ouvre, puisqu’il le
faut, l’acte tout nouveau que le bon M. Vérité a imposé à notre atten-
tion ; et l’on se convaincra, non sans être stupéfié, que par une fourbe-
rie écœurante, je suis indifféremment accusé soit d’avoir méconnu
l’autorité de ma propre révolution, soit même de m’être laissé aller à
avoir, durant mes dix ans de carrière politique, des gestes et faits pas-
sablement réprouvables !
Tel est le sublime de cette dernière conception, qu’on ne s’est plus
soucié de savoir qui peut avoir qualité, voir l’insolence, de demander
compte de sa conduite politique à un citoyen indépendant, quatre fois
l’élu du peuple dans les dix ans dont s’agit !
Je l’ai dit, le rôle ou la mission que je m’impose m’interdit de me
défendre aucunement contre les effets de semblables actes. Ce que je
rapporte ici n’est aux fins de bien montrer comment la révolte est or-
ganisée dans les esprits et les consciences avant qu’elle n’éclate dans
la rue.
Je déplore d’ailleurs assez nos abominations en général, à cause du
tort qu’elles font au renom de notre intelligence, pour que je n’aie pas
à m’en désoler autrement.
Et quand il faudrait que je me défendisse, que j’arrache au moins
mon bonheur aux conséquences d’une nuit d’orgie, ou le Pouvoir de
l’État resta captif aux mains de quelques voyous de l’esprit, croyez-
vous, M. Salomon, que cela m’eût coûté grand peine ? - Croyez-vous,
par exemple, que lorsque Accau, se saisissant de votre bannière, eut
fait fuir, épouvantée dix mille familles haïtiennes qui débordèrent de
toutes parts, chez nous et dans les îles voisines ; que lui et [46] les
siens se fassent installés dans les biens meubles et immeubles restés
de la sorte vacants ; qu’ils s’y fussent cramponnés en dépit de longues
objurgations de Guerrier, chef d’état, accablé de tant de forfaits ; -
croyez-vous que lorsque ces mêmes hommes, dans leur fureur, eurent
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 47

violé la chaste femme digne de toutes compassions ; - croyez-vous,


dis-je, que la tâche qui, de ce coup, vous a été léguée, qui m’a été aus-
si léguée, puisque je suis haïtien : - cette tâche qui veut que vous pré-
serviez votre honneur, que je préserve l’honneur de tout le pays de
telles souillures, - soit réellement plus légère que celle qui
n’incomberait qu’à moi, si le silence de la dignité n’y suffisait, de
soustraire mon nom et ma mémoire aux atteintes de la caricature que
des ânons mettent en actes publics ?
Voulez-vous que je me serve encore d’un autre exemple ?
Au hasard je le prends !
Nous aurions eu donc l’Empire et avec l’Empire ses concussions et
ses crimes : sous lui, vous auriez régi nos finances, gouverné notre
domaine de la justice ; puis cet Empire foudroyé, il vous serait loisible
de comparaître au tribunal du peuple, devant la conscience révolu-
tionnaire, et là, vous entendriez prononcer, par tout ce qu’il peut exis-
ter de juste et de rationnel dans le langage de la loi et du droit, votre
irresponsabilité ; vous iriez jusqu’à être absout de vos péchés moraux,
tant il faudrait se résoudre à admettre cette chose incroyable pour un
acteur qui en appelait à Mme Georges Sand : Jésus ministre de Ti-
bère ! - Et moi, au contraire, dont toute Faction politique se résume à
mes dix ans de carrière parlementaire ; qui ne décessai pas de mériter
la confiance du peuple ; qui ai vu ce peuple briser un despotisme qui
avait brisé mon mandat, et de nouveau de me conférer triomphalement
au lendemain d’une révolution, me faisant ainsi le plus glorieux retour
d’exil qu’un patriote malheureux eût pu souhaiter ; je n’aurais droit,
moi, au sens de tous mes compatriotes, [47] à absolution qui tienne ! à
nulle considération qui vaille ! je pourrais être, en toute liberté, sous
une foi à présent juridique et consciente, décrété d’accusation ! - Plus
que vous je serais coupable, M. Salomon !! - Et aux yeux de qui, je
vous demande ? - Aux yeux du même peuple dont j'avais jusqu’alors
le signe de la représentation légale éclatant sur ma poitrine ! À quel
tribunal ? Au tribunal de la même révolution où j’ai été constitué juge
à titre d’initiateur ! Par qui ? Par deux larrons qui s’improvisèrent les
organes du peuple et qui s’offrirent à être les porte-glaives, toujours,
de cette révolution, dont on me fait tantôt un honneur, tantôt un
crime !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 48

J’aurais place, après cela, dans mon cœur, dans mon esprit pour
gémir, pleurer mon sort, me défendre ! Non ! je ne vois plus que la
Patrie, je ne vois que la raison humaine qui, un jour, a été précipitée
dans un de nos cloaques. Alors, je me demande, M. Salomon, com-
ment, pour vous, pour nous, pour tout l'honneur haïtien, n’avez-vous
pu, avec votre capacité cérébrale, porter le pouvoir public à franchir
d’un bond cette étape ordurière ?
Enfin, voilà bien comment il se fait que toujours l’État chancelle
sur ses bases, sur ses fondements que sapent ceux-mêmes qui nous
promettent le plus de les affermir. Nous n’avons pas à faire de réquisi-
toire contre l’administration du jour, à relever déjà des fautes et des
crimes qui ne s’étaient pas rencontrés dans tout le cours de l’exercice
gouvernemental de Geffrard. Combien, cependant, étaient nombreux
et ces crimes et ces fautes au bout seulement de trois ans ! Aussi, avec
quelle impétuosité ne voyait-on pas M. Salomon lancer sa logique ac-
célérée au sein de tant d’éléments de discorde. Et n’avait-on pas dit
alors qu’il excitait à commettre parmi nous autant de dégâts qu’eût
fait, on nous permettra cette image connue, un taureau qui serait entré
dans la boutique d’un faïencier ?
L'hypocrisie est encore un hommage qu’on se croit obligé de prin-
cipes qu’on viole. M. Salomon, lui, est [48] plus crâne ; il se montre à
nous nu et brut : il proclame, sans périphrase, que le symbole de
l’inviolabilité des Représentants du Peuple haïtien est un hors-
d’œuvre, un couvre-chef qu’il suffit d’une balle pour capoter ! Le
Cap-Haïtien tremblera comme au temps de son cataclysme terrestre,
dit-il encore, si une seule étincelle de perturbation publique éclate
dans la ville. À ceux qui sont dénoncés, à ceux qui sont suspectés, à
veiller que la paix ne soit troublée nulle part ; sinon que ceux-là soient
arrêtés, incarcérés et fusillés, à tort ou à raison, tant pis ! À d’autres
qui se plaignent d’une tyrannie qui les oblige à se munir de permis
pour aller de la ville à leurs campagnes, il répond avec insouciance
que tel était son sort personnel ; que, ministre de l’Empire, il lui fût
interdit durant un laps de dix ans de pousser Port-au-Prince au Bois-
Chêne !
M. Salomon s’est donc fourvoyé jusqu’à se commettre de tels ana-
chronismes, jusqu’à renouveler les moyens d’ordre public qui furent à
l’usage d’un empereur dont le Peuple eût raison, non moins que de ses
congénères despotiques !!
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 49

Il faudra après tout qu’on excuse cette Majesté, qui dans son
pauvre orgueil, proclamait dans une audience inoubliable, tenue au
Cap-Haïtien ; qu’il n’était pas empereur pour ne pas avoir une autorité
comme celle d’Annibal et de César ; que, du reste, sa conduite avait
trouvé en 1851 des imitateurs dans MM. Napoléon et Robespierre !
Le mal, qui nous environne en ce moment d’un nouveau danger,
vient de ce que les termes du langage eux-mêmes sont détournés de
leur sens habituel. De façon que des mille moyens par lesquels le
gouvernement actuel eût pu machiavéliquement violenter la raison et
le droit, il a préféré celui qui jette la confusion dans les esprits, qui
déroute le bon sens, qui crée une cause instigatrice des passions d’un
peuple, à peine né à la vie intellectuelle. Ce peuple est ainsi forcé de
se méprendre sur les situations, sur la nature, le caractère, l’idée que
les mots [49] devraient rappeler ; sur les choses qu’ils signifient, sur
les actes qu’il importe de définir avant de les qualifier. Entre tant de
sources d’erreurs humaines, on fait encore surgir, de gaieté de cœur,
une cause de plus grandes erreurs. Et dans quel dessein ? Celui de
faire, qu’à force de se combattre, ces mots de notre ordinaire poussent
les hommes, eux-mêmes à s’entre-déchirer, faute de se comprendre et
de s’entendre.
Est-ce en usant un tel langage que le général Salomon avait su par-
ler au général Geffrard, président de la République ? Admit-il, quand
il s’adressait à l’unanime sentiment du peuple, que chacun de nous pût
avoir une langue différente où les mêmes mots auraient les significa-
tions les plus opposées au gré de la passion !
Dans sa plaidoirie au contraire, que les termes sont définis, précis
et clairs ! Son droit ? C’est celui des jurisconsultes politiques, des
théoriciens de la Souveraineté nationale, et non plus les coups de tête
de quelques ambitieux imbibés de rhum. L’exercice de la force ? Il le
limite aux circonstances légales, juridiques et morales. Sa sanction ? Il
la prend dans l’histoire et non dans la bouche de ceux qu’on fait piail-
ler à sa porte pour dire après qu’il a encouru la réprobation...
C’est, qu’alors, il avait besoin de ce langage lucide, honnête, lo-
gique, ce langage si précieux que nous parlons en commun, ce ciment
qui lie les citoyens appelés à sacrifier sur le même autel. Il savait aussi
que c’est par ce langage « que nous atteignons ces grandes réalités
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 50

verbales pour lesquels aucune des nobles représentants de l’humanité


ne refuserait de verser son sang : la Justice et le Droit. »
Cet enseignement large, bienfaisant, que nous offrait M. Salomon,
pour notre gouverne politique, par lequel il appelait le pays à le suivre
dans son vol intelligent, qu’en fait-il, aujourd’hui qu’il est le détenteur
de notre pouvoir ? Il le répudie ! Il permet que sous ces mots : la sen-
tence nationale, se dérobe un acte personnel, fourbe, l’acte d’Hérissé,
un homme [50] que le peuple a broyé, dont l’aurore et le déclin, la
grandeur et la chute, ont été confondus dans le même temps, et dans le
même néant !
Certes, ce n’est qu’un mot, mais c’est après tout un dogme auquel
il faut croire et qu’il faut savoir respecter, que ce principe de la Souve-
raineté populaire ! Je résisterais au peuple, si le devoir m’en faisait
une loi, car qu’on me permette d'ajouter, dans une expression que
s’approprie mon cœur, moi aussi je l’aime, le peuple ; mais je l’aime
assez pour le servir, je l’aime trop pour le flatter et le corrompre ! Et
fussé-je mis en croix, j’attesterais encore sa souveraineté en expirant.
Alors, qu’on ne vienne donc pas, en scandalisant le monde, couvrir
avec ce principe religieux les desseins de tous les imposteurs ! Qu’on
ne nous montre pas au pied de cet autel sacré, Judas et Jésus cloués au
même gibet !
Vous vous êtes souvenu, M. Salomon, du mot de Napoléon 1er : le
pouvoir absolu n'est qu’une étape, après quoi tout recommence. - Le
compléterai-je par cet autre d’un brillant écrivain français, M. de Sal-
vandy, s’adressant au même Napoléon ? « Dans votre exil, j’ai com-
battu vos calomniateurs. Mais, si vous cédez aux séductions du pou-
voir, je serai forcé de distinguer de vous la France, et de n’être plus
que le soldat de la patrie » - Je vous le demande, n’est-ce pas, et je
compare ici les choses et non les hommes, n’est-ce pas juste
l’exemple du cas où vous m’avez placé ?
De quoi vous sert-il de répéter toutes les fautes de vos prédéces-
seurs, de les aggraver, de les centupler et de vous attendre à rencontrer
des patriotes sincères, des citoyens dévoués qui se fassent les défen-
seurs désintéressés de votre pouvoir ? De vous attendre à ce que le
Peuple haïtien tienne à votre endroit une conduite qui ne serait que le
démenti de ses actions antérieures ? N’aurions-nous donc été tout-à-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 51

coup doués que de passions angéliques ? Ou, ne serions-nous épris


que de l’esthétique de votre personne ?
[51]
Après tout, que fait à l’immuable logique, à cette reine qui a gou-
verné et gouvernera nos événements, comme ceux de tous les mondes,
que vous battiez de vos pieds robustes le vieux plancher Bellegarde ou
celui du plus neuf palais que vous avez fait échafauder ! Que vous
promeniez tout luisant au soleil, ce tronçon de glaive échappé des
mains de nos despotes fameux, ce fer bardé de sang humain, du sang
des vôtres, et qui tant de fois nous menaça vous-même ! Que crédule
enfin, et aveugle dans la force que vous rapportez à une clameur in-
sensée, vous vous écriez à la façon d’un demi-dieu de la fable : je
veux que la paix soit.
La paix ! - Est-ce que cela se décrète ? - Est-ce autre chose que la
conséquence d’autres choses ?
Est-ce qu’elle croît, cette paix, est-ce qu’elle fleurit ailleurs que
dans le sol des institutions qui l’ombragent ? Ne bourgeonne-t-elle pas
dans les cœurs, avant qu’elle ne jette ses fruits sur la voie publique ?
Par hasard, ne la mesuriez-vous qu’à la durée de votre pouvoir ? Soit,
alors ! La paix est avec vous : elle durera ce que vous pouvez vivre !
Que, si vous vouliez paraître à nos yeux couvert d’une invulné-
rable puissance, n’êtes-vous monté sur le Sinaï qui vous regardait le
matin de la chute d’Hérissé ? Que là, semblable à un nouveau Moïse,
n’avez-vous pas entrepris de nous parler le langage du pacificateur et
du médiateur ?
Que n’avez-vous essayé de nous présenter, ce jour, le livre de nos
nouvelles lois, au lieu de cette table de proscription, qu’en faisant le
plongeon vous avez relevée du ruisseau et que vous eûtes allé dorer
dans voter cabinet, en y mettant faussement l’estampille populaire ?
Vous fûtes, à la vérité, si peu digne de ce rôle, que vous nous ré-
duisîtes à vous voir rapetissé derrière le dos de Duperval ; à ce point
que le pauvre diable se sentit soulevé au niveau du géant ; puis, finit
par se pulvériser sous vos talons, ayant été entraîné et roulé par le
poids de son vertige ! Et vous, notre pouvoir [52] en paquet sous le
bras, de disparaître derrière les ombres de votre capacité éteintes,
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 52

d’où, vous n’avez pas cessé de nous menacer de votre foudre olym-
pienne !
Avant que Napoléon 1er eût fait cette expérience du pouvoir despo-
tique que vous connaissez, et dont vous ne semblez aucunement avoir
gardé la leçon ; avant qu’il eût apporté à la France son génie et sa
gloire pour prix des libertés publiques qu'il devait sacrifier, il avait
commencé doucement par remettre en faisceau tous les français,
jusqu’à lui si divisés par leur grande révolution.
Il sût les rallier autour du drapeau de la patrie 7, symbole de leur
sentiment commun. Au dire d’un de ses sévères historiens son mot
d’ordre avait été : « Plus de divisions, plus de factions, plus de
haines !

7 J'ai toujours compris que celui qui, se mettant à la tête d'une révolution, arrive
à renverser le gouvernement, à s'imposer au pays soit par la violence, soit par
la ruse, tel par exemple, au moyen du vote d'une assemblée composée de ses
créatures, ou qui a peur, sera toujours impuissant à rétablir la paix, l'ordre et la
confiance. Arrivé au pouvoir par la surprise, il sera harcelé sans trêve, ni mer-
ci, par la conspiration jusqu'au jour où, à son tour, il sera renversé par la révo-
lution. Donc, pour ce qui est de moi, le Président Nissage peut se rassurer. Je
suis avec ceux qui désirent qu'il fasse son temps à la condition qu'il reste dans
la Constitution, et qu’il ne dépasse pas, suivant l'expression du Prince Napo-
léon, cette limite de mauvais gouvernement qu'il n 'est pas possible de suppor-
ter.
Signé : Salomon
Kingston 10 décembre 1872
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 53

[53]

Nous formons une nouvelle époque ; il n’y a plus ni jacobins ni


modérés, ni terroristes ; il n’y a plus que des français. Le 18 brumaire
n’est point une journée de parti, il a été fait par la république pour les
républicains ». - Dès lors, toute opposition avait cessé les partis eux-
mêmes se taisaient dans une sorte d’attente en présence du médiateur
que l’adhésion générale leur imposait. Il y avait entre eux comme un
accord tacite d’accepter sans discussion l’origine illégale du pouvoir
nouveau et de ne le juger que sur ses actes. Bien que Napoléon eût été
à diverses époques mêlé très activement à la lutte des partis, son inter-
vention avait été assez habilement dissimulée pour ne le compro-
mettre vis-à-vis d’aucun d’eux. Il avait laissé les partis s’épuiser eux-
mêmes ; puis il était apparu soudainement au milieu d’eux... Il n’avait
ni factions à combattre, ni vengeance à satisfaire, ni haine à contenir,
nécessités qui s’attachent, comme autant de Némésis à ceux qui
s’emparent du pouvoir dans des circonstances analogues, et les forcent
à usurper sans cesse, pour ne pas perdre ce qu’ils ont usurpé d’abord,
et à détruire pour ne pas être détruits. En ce même temps plusieurs de
ses mesures s’inspiraient de ces sentiments ; elles étaient marquées
d’un caractère incontestable de réparation et d’impartialité. Il abrogea
la loi des otages, votée par le Directoire aux abois... Bonaparte se ren-
dit lui-même au temple, annonça aux détenus leur mise en liberté...
Un autre arrêté autorisa à rentrer dans leur patrie, la plupart des pros-
crits de cette funeste journée du 18 fructidor, dont il avait le principal
moteur ».
[54]
Or, un semblable enchaînement de nos événements, une égale for-
tune que, dans l’inattention générale, on eût cru apportée par le plus
étonnant hasard ; des partis en dissension ; les libéraux ardents, mais
scindés et meurtris ; les nationaux assistant, impuissant à la rupture de
leur coalition, leur factions se menaçant les unes les autres : chaque
groupe trop faible pour vaincre, trop fort pour être renversé ; le pays
fatigué, las de bouleversements ; et tout à coup le désarmement qui
s’opère à votre apparition puis votre nom, votre prestige, votre lé-
gende, vos lumières que vos adversaires même n’ont pas contestées,
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 54

l’idée que vous avez incarnée, du relèvement d’une race entière, d’une
société longtemps tenue dans l’abjection ; tout cela vous avait sainte-
ment et sur l’heure convié à ce rôle que vous avez déserté M. Salo-
mon !
À ce rôle, pourtant si grand, si beau, de pacificateur de la Répu-
blique, de médiateur suprême des partis, vous avez préféré à vous voir
à l’œuvre, la tâche d’un demi-dieu de l’Enfer ouvrant nos catacombes
et vous préparant à y précipiter tous nos groupes politiques, les uns à
la suite des autres, l’un par l’autre, comme si vous naissiez au pouvoir
avec l’unique mission de décapiter votre pays !
Le pouvoir suprême est une coupe de laquelle on ne peut, sans
s’enivrer approcher les lèvres. Hérard Dumesle, l’auteur, dit-on de ces
mots, eut la tête qui lui tourna si fort, quand il se vit ministre d’un
chef que sa doublure avait mis en relief, que de tribun qu’il fût, toute
sa vie, il se fit incontinent gendarme, et le pire gendarme, ordonnant
de casser des têtes, d’incarcérer les tribuns du peuple, hier ses col-
lègues, et, par cette conduite, prit tout le soin qui pût ternir le lustre de
sa carrière et de ses pensées civiques.
Vos actions sont les mêmes. M. Salomon, à cela de plus grave,
qu’elles participent d’une ivresse qui vous a été communiquée de plus
haut.
Les peuples, en général, sont soumis à de grandes déceptions dans
la conduite de leurs affaires, [55] et il n'est pour eux d’autres moyens
de préservation, que la volonté de s’entourer d’institutions fortes et
solides qui les garantissent des effets du pouvoir tantôt aveugle, tantôt
despotique et toujours redoutable. Une fois que ces institutions exis-
tent, est-ce aussi un devoir pour tous de les soutenir, de les défendre,
de ne pas permettre qu’on joue avec, avec leur caractère, ou qu’on
s’en serve autrement qu’on ne le ferait de choses sacrées.
Puis, vient l’œuvre du choix du conducteur de l’État, devoir autre-
ment délicat et dont dépendent en dernier ressort les meilleures insti-
tutions.
Il y avait surtout à redouter un danger avec M. Salomon ; c’était
qu’il n’apportât dans l’exercice du pouvoir gouvernemental des
moyens, des procédés, un système, auquel son esprit s'était longtemps
façonné, pour avoir suivi aveuglément la funeste trajectoire impériale.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 55

Il n’était que sage, dès lors et d’une prévoyance élémentaire, même


qu’on se méprît encore sur la sincérité de ses pensées, qu’on doutât au
moins de l’intensité de son amour du bien public et de l’honnête vi-
gueur de son caractère. Pour nous être laissé guidé nous-mêmes par
ces considérations, nous ne croyons avoir manqué ni à notre pays, ni à
notre devoir. On ne pouvait oublier que M. Salomon fut le ministre
complaisant, passif, d’un règne sous lequel toutes les promiscuités
étaient permises : un ministre dont toute la sagesse n'avait pas dépassé
la borne du principe vulgaire de la conservation de soi-même, qui se
fît même l’agent, responsable des exactions cruelles et immorales de
l’Empire, de peur, a-t-il publié à toutes les oreilles, qu’il ne méritât la
disgrâce de Sa Majesté, et qu’il ne marchât ensuite à la fusillade
Qu’attendre d’un homme dont l’âme s’ôtait pliée, dont la dignité
intellectuelle s’était ravalée jusqu’à l’identifier avec un régime qui ne
fût « qu’un jeu brutal et sanglant, ou la force a été comptée pour tout,
le droit, la justice et la vérité pour rien ». [56] Comment ne pas croire
que cet homme qui s’était tant humilié, ne s’ombragerait à l’occasion,
et ne voudrait briser toutes les fiertés civiques se dressant en sa pré-
sence, pour lui rappeler le souvenir de sa condition humiliante et de sa
honte passée ? La formule tant travestie : - Je sers mon pays et non
pas un homme ; - cette formule qui n’a que trop couvert nos bassesses
infâmes, abrité nos ambitions sordides, facilité nos pusillanimités, nos
lâches désertions du devoir et de l’honneur, qui a laissé par suite,
presque sans défense, tous les grands intérêts de l’État ; cette formule
enfin, triste conséquence d’un jeu de mots qui a ruiné le caractère des
hommes, rendu leur faiblesse complice de nos désastres ; M. Salomon
l’invoquerait-il, qu’elle n’affaiblirait en rien ce que j’avance ici,
l’Empire l’avait tué moralement ! 8

8 Un devoir positif général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît in-
juste, c’est de ne pas s'en rendre l'exécuteur …Rien ne justifie l'homme qui
prête son assistance à la loi qu'il croit inique. La terreur n’est pas une excuse
plus valable que toutes les autres passions infâmes. Malheur à ces instruments
zélés et dociles, éternellement comprimés, à ce qu’ils nous disent, agents infa-
tigables de toutes les tyrannies renversées. On nous alléguait, à une époque af-
freuse, qu'on ne se faisait l'agent des lois injustes que pour en affaiblir la ri-
gueur, que le pouvoir dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait fait
plus de mal encore, s'il eût été remis à des mains moins pures. Transaction
mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes ! Chacun
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 56

Veut-on une curieuse et assez plaisante preuve de ce que peuvent


subir de ravage, l’esprit et le caractère moral d’un homme même ins-
truit, quand [57] il se laisse aller à consentir de servir sous un régime
avilissant, quand par faiblesse il arrive à se manquer d’égard et, insen-
siblement, à s’habituer de n’avoir aucune considération pour la valeur
morale des autres ? Beaucoup s’en souviendront, je pense !
C’était sous l’Empire. Une femme, par un plein midi, je veux dire
au grand soleil luisant, après s’être exalté l’imagination ou, tout sim-
plement, en voie d’amusement, était accourue auprès de Leurs Majes-
tés leur faire-part, avec des gestes extatiques, qu’une Vierge, descen-
due du ciel, était venue se nicher dans les rameaux d’un palmier de
notre Champ-de-Mars. - L’événement, car c’en fut un, me rapporta à
moi, je m’en souviens, le plus clair profit d’une après-midi d’école
buissonnière. Et qui croira que le miracle avait mérité plus que cette
attention écolière ? Vingt-quatre heures après, pourtant, le plus grave
personnage de l’Empire par ses lumières, et ce fut vous, M. Salomon,
convoquait à bref délai tout ce qu’il y eût alors d’esprits graves dans
la Capitale, et leur soumettait par lettre autographe, authentique, la
question suivante sur laquelle ils étaient appelés à délibérer pour, en-
suite, faire rapport à Leurs Majestés : - “De l’apparition de la Vierge
et de ces conséquences par rapport aux relations de l’Empire avec
l’Église”. - Les membres de votre concile, M. Salomon, avec lesquels
sans nul doute, vous aviez conspiré - bien que ce mot, même prononcé
historiquement, vous fasse encore sauter, tant vous fûtes accoutumé à
le décliner devant nos cours martiales ! - Les membres de votre con-
cile rapportèrent que la question, après examen, leur avait paru d’un
dogmatisme tel, que leur compétence s’en était effrayée et ils sollicitè-
rent de vous, en conséquence, d’obtenir de nos souverains qu’ils vou-
lussent gracieusement les relever de l’obligation d’en connaître.
Je dis que quand on a pu, d’un côté, faire cela : de l’autre, laisser
couler le sang innocent à flots ; [58] - on est impropre à garder dans
son âme rien de sérieux, rien de grand ; il n’y a plus rien qui borne le
caractère ; le sentiment même de ce qu’on vaut s’évanouit ; et alors,

marchandait avec sa conscience, et chaque degré d'injustice trouvait de dignes


exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi dans ce système, on ne se rendrait pas le
bourreau de l'innocence, sous le prétexte qu'on l étranglerait plus doucement.
(Benjamin Constant)
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 57

on peut descendre, descendre encore, descendre toujours les degrés de


l’échelle au sommet de laquelle on avait bien pu s’asseoir superbe-
ment.
Tel est le fruit amer, corrosif, de tous nos temps de ténèbres, de
tous ces temps de compromissions, de ces jours affreux qui dévorent
nos plus belles intelligences. M. Salomon y a mordu, il a été empoi-
sonné. Oui ! - Qui ne s’est pas senti ému, qui n’a pas pleuré quand son
pays excitait tout le monde à rire, quand il était humilié, flagellé ; - qui
a pu, en ricanant, trinquer avec la coupe de toutes les orgies, n’est pas
prêt à vider le calice de la rédemption de sa race.
En résumé : le Peuple haïtien a voulu, de nos jours, pour occuper la
tête de son gouvernement d’un homme dont la capacité ne fit plus
doute ; - cela est à son honneur. Il arrêta son choix sur Lysisus Salo-
mon, que la renommée escortait ; il se trompa et se fut trompé. La dé-
ception ne nous vaudra pas la déroute de notre nationalité. De même
que Accau, chef plébéien, de même que Soulouque empereur, tous
deux produits avortés et monstrueux du tressaillement populaire, ne
marquent pas moins dans notre histoire des étapes significatives ; de
même que, sous leur traînée de fumier qui nous suit partout où nous
voulons porter nos pas dans les sentiers de l’honneur, perce encore
l’idée impérissable, cette cause explicative de la crise terrible d’une
nation, cette réalité » enfin, à la poursuite de laquelle nous marchons
avec un tel effarement que nous en perdons la voie : l’Haïtien l’égal
de tous les autres hommes, armé du sceptre de la puissance par la
science, le travail et la richesse ; - de même aussi, [59] l’ère de Mr
Salomon ne sera pas perdu pour nous, malgré les déceptions et les
maux de tous genres que nous aurons subis, car elle signifiera que si, à
d’autres époques, le peuple haïtien ne blêmissait pas quand il suivait
Acaau, quand il se prosternait devant Soulouque, qu’il crut, malgré la
cécité de leur esprit, capable de le conduire à la terre promise ; - au-
jourd’hui, il a demandé et voulu pour le guider : la lumière intellec-
tuelle !

[60]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 58

[61]

Les causes de nos malheurs.


Appel au peuple.

III

Retour à la table des matières

Outre les attentats périodiques au droit et à la justice par lesquels


se sont condamnés à périr presque tous nos gouvernants, ces attentats
qui ont virtuellement et si grandement nui aux besoins primordiaux de
notre vie publique ; nous relevons, avec tout le sentiment de bonté
qu’il inspire, l’effet que cause chez bon nombre de nos familles
l’absence, la plupart du temps, de l’instrument de leur bien-être :
l’argent.
De là une capitulation incessante de l’honneur et le pacte avec
toutes les infamies. Graves et déplorables conséquences d’un mobile
qui a envahie le corps politique de la Nation ! On ne peut nier que
nous ne soyons venus, de nos jours, à organiser cette chose, entre
toutes, lamentable et qui peut véritablement s’appeler l’INDUSTRIE
DE LA HAINE. On fait profession de haïr pour mériter salaire, pour
aborder, par faveur, les places de l’État et courir droit au Trésor pu-
blic. Ce mal peut se constater partout, chez l’Haïtien comme chez des
étrangers que le négoce nous amène. On dirait qu’il faut absolument
faire la volatilisation de la morale publique et des lois de l’État, afin
de laisser passer librement toutes sortes d’affaires financières vé-
reuses, toutes sortes de transactions meurtrières où le peuple, bien en-
tendu, est floué ! De là la rigoureuse nécessité de brûler tout vifs les
défenseurs intrépides de ces lois et de cette morale commune, de faire
flamber leur réputation dans le grand récipient de l’immoralité des
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 59

autres. Car ce qui importe, avant tout, c’est que l’impunité soit assu-
rée ; et on n’en a jamais tant le gage que lorsque le pouvoir est lâchée,
languissant et incompétent.
[62]
Dans ces conditions, on ne le sent que trop, le drapeau du Bien est
exposé à être facilement déserté, et de ce moment celui du Mal peut
aussi primer aux mains de qui n’a ni lumières, ni conscience, ni pa-
triotisme.
Le peuple, dans sa grande majorité, toute la masse qui ne vit que
du travail régulier, honnête, et qui, par conséquent, n’a besoin que de
ces mesures d’ordre élevé, prévoyant, économique, éducateur, pour
améliorer sa condition, changer son sort, s’asseoir tranquille à ses
foyers, assourdie par une querelle politique qui ne finit pas, s’épuise, à
son tour, à intervenir, s’égare, quand il lui faut jeter l’épée dans la ba-
lance. Ceux qui devraient l’éclairer, lui servir de Mentor, l’engager
dans la voie du Vrai et du Juste, au contraire, sont les plus ardents à
tendre le piège à sa crédulité. Pourquoi ! Parce que ceux-là ont besoin
de i l’abaissement des principes et, s’il le faut, de leur destruction i
pour se créer des chances à la fortune. Peu leur importe, à ceux-là, que
l’État aille à la dérive absolument comme une navire qui ; aurait perdu
son gouvernail en pleine tempête.
L’incapacité du plus grand nombre est ainsi exploitée dans notre
pauvre pays de toutes façons : par ceux d’abord qui n’entendirent lais-
ser monter à la première magistrature de l’État que les moins capables
d’entre le peuple, et cela pour que leur prestige, à eux, grandit, que
leur mérite n’eût pas de concurrent, que leur ambition restât sans ri-
vale ; - par ceux, ensuite, pour qui la compétence du pouvoir,
l’austérité de ses mœurs administratives, la fermeté de son contrôle, la
rigidité de ses exactes décisions ne seraient que des obstacles à la di-
lapidation des deniers publics et une borne mise aux fortunes rapides
et scandaleuses.
Ou le bras qui frappe aveuglément, ou la tête qui raisonne creuse-
ment : telle est l’alternative extrême, périlleuse, qui, quarante ans, ba-
lança Haïti, pour ainsi dire, entre les deux pôles de l’ignorance.
Dans les temps écoulés, c’est à la faction soldatesque qu’on avait
recours, c’est elle qu’on excitait, qu’on instiguait, pour qu’elle conspi-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 60

rât, à son insu, contre le grand intérêt national ; - de nos jours pour
aboutir au même résultat, on fait aboyer contre les citoyens dont il
importe de démolir le crédit moral, de détruire la saine influence dans
les grands corps de l’État.
[63]
Est-il rien de plus pénible, de plus hideux, que le spectacle de gens
qui, soit qu’ils vous fissent compagnie hier, soit qu’ils ne vous eussent
jamais connu, qui tous se retrouveraient avec vous demain, s’ils
n’avaient qu’à, consulter leur raison, qu’à suivre l’impulsion naturelle,
sympathique de leurs sentiments dont vous n’avez jamais démérité ; -
qui, aujourd’hui, se croient obligés de vous travestir, d’être vos dé-
tracteurs en public, vos calomniateurs à la sourdine, et de vous pour-
suivre de leur haine feinte ?
M. Salomon, sans les méconnaître, ne les admit pas toutefois au
premier rang, ces mots que j’écrivis au seuil de ma carrière publique :
au point où en est Haïti, l’instruction des masses est le besoin le plus
urgent.
Notre capui mortuum pour lui c’était la BONNE FOI. Par son
exemple, qu’il nous offre aujourd’hui, il prouve surabondamment
qu’il s’était mépris. En effet, ne semble-t-il pas puéril qu’on cherche à
relever un peuple de l’obligation qu’il a d’abord de connaître,
d’apprécier par lui-même les choses et les questions qui le concernent,
qui l’intéressent, s’il n’entend nullement être trompé, ou être la dupe
de ses conducteurs ? - Si on peut affirmer qu’il n’y a point de vertu
sans fonction, on pourra aussi hardiment, avec autant de certitude
avancer qu’il n’y a de remède à la mauvaise foi de quelques uns que
l’éclat de la lumière chez le plus grand nombre. C’est devant cette
clarté que fuit l’imposteur. - Et de même que le voleur de nuit ne
craint pas tant la police que le réverbère qui luit au carrefour, de
même on ne descend pas volontiers à se faire le colporteur d’idées
malsaines ou anarchiques, quand il faut redouter le jugement de ceux
devant lesquels on préfère discourir ; quand il existe effectivement
une conscience générale pour refléter aux yeux du malveillant le
spectre de son action odieuse. La bête succombe quand la pâture fait
défaut ; ainsi meurt le charlatan si le peuple est éclairé. Donc, plus et
plus vite on éclairera les masses, c’est d’autant et plus sûrement qu’on
restreindra le domaine de notre mauvaise foi politique.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 61

Pense-t-on, à prendre un exemple, que si le Peuple haïtien avait


toujours su s’expliquer les questions posées en son nom, agitées en sa
présence, décidées avec sa participation ou son acquiescement, pense-
t-on que son sort fût encore ce qu’il est ? Pensez-vous, M. Salomon
que si ce peuple eût pris en particulier [64] vos écrits, les miens ; qu’il
eût pesé mes actions, pesé les vôtres ; apprécié nos deux conduites
successivement ou l’une par Vautre, pensez-vous qu’il vous eût laissé
marcher de l’exil au fauteuil de la présidence à la condition que je
fusse précipité du siège de sa représentation jusqu’à l’endroit d’où
vous êtes venu ? - Allons donc !
Certes, il nous a fallu avoir de notre but une idée bien haute, bien
sainte, pour le poursuivre, comme nous l’avons fait dix ans, sans nous
éblouir aux éclats de la richesse qui nous sollicitait à l’envie dans
d’autres voies, ni nous intimider au bruit de dangers tenus en faisceau
autour de nous par la mauvaise foi et cette haine calculée dont nous
avons parlé.
Il n’est pas sans intérêt, semblera-t-il, puisque j’en appelle de ma
conduite au jugement du peuple, que je rapporte sous ses yeux, avec
assez de brièveté, les principes et les actes saillants de ma carrière.
Ce n’est pas le moins curieux, tout d’abord, que je m’entende ac-
cuser d’une politique subversive de tous les rôles et qu’on en vienne à
dire que j’ai longtemps gouverné, dirigé, administré la République.
D’où cette conséquence, que tout ce qui s’y est fait de mal est égale-
ment à ma charge et de compte à demi avec un groupe de citoyens au
rang desquels l’on veut bien m’assigner une place numérotée au degré
d’importance qui doit mesurer ma part de responsabilité personnelle.
La vérité est que, du commencement à la fin, je n’ai exercée que
mon mandat législatif, exactement comme un honnête ouvrier se croi-
rait obliger d’acquitter sa tâche nonobstant déboires, du moment qu’il
s’y fût engagé.
Au fait, j’ai lutté, marchant d’efforts réunis avec d’autres citoyens,
sans que j’arrêtasse mon esprit un instant à considérer si j'occupais
dans leur attention la première, la seconde ou la dernière place ; sans
que je me reconnusse le droit de m’assurer que je combattais pour le
bien public à côté de personnes qui pourraient avoir nourri pour moi la
sympathie ou l’inimitié. Dans ; ce champ, où je suis entré ne
m’inspirant que de hautes leçons, je me suis toujours senti prêt à me
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 62

moquer bien de mes amis, si j’avais raison, non moins qu’à courir au
devant de qui je pouvais croire animé des mêmes intentions que moi.
Et, en somme, toute la politique, que d’un commun effort patrio-
tique nous avons cherché à faire aspirer par les organes [65] qui met-
taient en mouvement la machine publique, se résume en ces deux
mots : opposer une digue au débordement de la corruption administra-
tive, atténuer les causes de nos révolutions périodiques en ne permet-
tant pas que les lois et le droit soient facilement violés.
Cette politique prévalut-elle ? On en impose, quand on dit que
notre influence est allée jusqu’à nous rendre les maîtres de F adminis-
tration du pays. Qui ne sait pas que de Nissage Saget à Canal la balle
et la mitraille séparèrent tous les gouvernants de nos idées et de leur
impulsion ! La routine, la mauvaise foi, la corruption, l’ambition et le
despotisme ne furent-ils pas des sentinelles qui nous opposèrent cons-
tamment leurs forces arrogantes et tous les effets de la colère drama-
tique ? Et pourtant tous les gouvernements de l’époque sont tombés
emportant la malédiction populaire !
Seul, toutefois, Nissage Saget que nous sommes parvenus à conte-
nir tant soit peu, en passant sous le feu de ses fusils braqués sur nos
poitrines, a mérité qu’on dise que son administration était passable, et,
chose curieuse ! recevra pour le minime bien qui s’est fait sous lui, et
en dépit de lui, le legs honorable de l’Histoire, quand, nous autres,
nous serons oubliés !... Déjà, sous Domingue, ne fûmes-nous pas deux
ans près expier dans l’exil ce qui s’était accompli de plus avouable
sous son prédécesseur ?
Quand Canal vint, notre fortune politique grandit-elle ? - Bien loin
de là ! Si loin même, que dès son origine nous avons été enveloppés,
du reste avec M. Salomon, dans le courroux d’une tempête qui finit
par nous acculer seule dans le mémorable cercle tragique de la Rue
Pavée..
S’il est une influence qui ne s’et pas lassée à nous faire cortège, à
nous couvrir, comme la Providence soutient le Bien contre les assauts
du Mal, et qu’on s’obstine à ne pas voir, c’est la faveur populaire. -
Nous devons au peuple ce que nous sommes, des citoyens aux
tables 9, dont l’ordre de choses par eux préconisé s’impose : il n’eut

9 aux idées indomptables, dont


Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 63

pas besoin d’être prophète pour le dire, désiré de ceux mêmes qui ont
l’air de le détester le plus.
Nous comprendrions, jusqu’à un certain point, s’il était vrai qu’on
fût plus épris que nous du saint amour de la chose publique, qu’on
nous accusât d’une politique dont l’impuissance [66] est attestée par
son insuccès même, malgré nos efforts et nos luttes pour la faire ac-
cepter.
Mais, dire que nous avons tenu dix ans le gouvernement d’Haïti,
que nous avons été à même de faire de ce gouvernement ce que nous
avons toujours voulu, que nous avons tout arrangé à notre guise, que
nous avons disposé des positions, des places et des bureaux, c’est en-
treprendre de montrer aux Haïtiens les choses comme on les fait voir
dans une boîte de lanterne magique.
On n’a pas osé conclure et ajouter audacieusement que les trésors
de la Nation étaient restés à notre discrétion ; du moins, tous les ef-
forts en ce sens tentés, ont échoué, les ficelles qu’on a tirées n’ayant
pas marché au gré des prestidigitateurs. On se console, en criant que
nous avions monopolisé la représentation nationale ! Cette insanité,
M. Salomon entreprend d’en faire une réalité de la pensée démocra-
tique : il assigne au peuple ses représentants qu’il a triés, ainsi que
savait le faire notre second empereur, quand il écrivait à ses lieute-
nants : « vous aurez à faire élire tel et tel en qualité de mandataires de
la Nation ; et vous me répondez de l’exécution littérale de cet ordre
Salut ! »
Notre plus grand crime, donc, est d’avoir su nous appuyer sur le
peuple, d’avoir tenté avec son aide de déplacer l’axe autour duquel ont
tourné pour verser sans cesse, faute d’à plomb, tous nos pouvoir gou-
verne mentaux. D’où nous est, à la fin, venue cette synthèse de
l’ensemble des accusations élaborées contre nous ; nous avons débasé
la société !...
...Nous avouons l’œuvre, s’il faut la comprendre par l’opinion pu-
blique, indissociable désormais, que nous avons aidée à se former
contre un système de gouvernement destructeur de toutes les pré-
cieuses qualités d’une nation, pourfendeur des lois morales et cons-
cientes, blasphémateur du Droit, de la Justice et de la Liberté, tant de
biens précieux qu'il nous a été donné de conquérir sur des siècles
d’esclavage.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 64

On conçoit, dès lors et à merveille, toute l’horreur dont ce sentirent


saisis nos hommes sans but et sans foi, paradant au pouvoir ou y aspi-
rant quand ils nous virent un flambeau à la main, nous présenter à la
porte de notre avenir et montrer au peuple des sentiers qu’il n’avait
pas encore connus. Ils s’étaient costumés, ces pauvres concitoyens qui
visent à la présidence, pour un carnaval où la palme est au plus igno-
rant comme étant le plus burlesque, et voilà qu’on leur dit que c’est
dans un temple [67] qu'il faut entrer où tout est sérieux et sucré. - lis
pouvaient déposer leurs prétentions au pied de nos autels publics, et
donner à leurs enfants, élevés pour la nouvelle carrière, la mission
pieuse de les remémorer dans l’Histoire par le souvenir de leur noble
conduite Ils ont préféré élever sur nos têtes leurs bras fanatiques et
vengeurs ! S’ils encourent, après cela, l’anathème de toutes nos posté-
rités, à qui sera la faute ? - Je fus un jour attendri dans mon âme quand
j’entendis le général Obas, que Geffrard avait pressé de rester au poste
de Secrétaire d’État de la Guerre, dire ces mots : « Je me déshonore à
afficher plus longtemps une incapacité que je me sens. ». Qu’ils sont
loin de ce fier instinct, nos petits traîneurs de sabre qui se désolent de
ne pas nous trouver au nombre de ceux qui leur débitent des louanges
et des blagues, pour la raison qu’ils sauraient mieux que d’autres, le
cas échéant, accomplir cette triste besogne : mettre leurs concitoyens
en pâté !
Ce fut quelque chose d’imposant, sans doute, à voir Dessalines
présider au gouvernement de notre État, au jour même de sa création,
accoudé sur son grand sabre de 1804 ! - à voir se livrer à de royales
fantaisies dans son palais de Sans Souci, Christophe, qui fut ce géné-
ral auquel restera l’immortel honneur d’avoir signifié à la flotte de
Leclerc, en l’absence de l’Aigle des esclaves, Toussaint Louverture,
de ne pas couler ses ancres dans nos ports, tout chargés déjà de la
tempête de notre Indépendance !
Quand on a pu ouvrir ses annales avec des gloires pareilles, on
s’abaisse à les tenir pour le singer !
Toutefois et malgré tant d’éclat et tant de prestige, tant de choses
saintes, le peuple n’a pas pardonné à ces grands hommes, nos héros,
en ces temps-là même ! de donner pour pivot, à leurs gouvernements
un fer, tout glorieux assurément, mais que la paix avec l’étranger avait
depuis lors rendu inanimé et aveugle.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 65

De nos temps à quelle mascarade mordante n’assistons-nous pas ! -


chaque brave soldat veut à son tour monter au gouvernement parce
que, lui fait-on dire, et il s’en persuade, il saura dégainer son sabre en
face de nos propres émeutes. - Pourtant il n’est pas un haïtien réfléchi
qui ne dise : ces émeutes sont causées par ces soldats qui se couron-
nent nos chefs. Et quand le peuple déclare, lui aussi qu’il a assez de
cette horreur, [68] qu’il entend sortir de ce cercle vicieux, fermer cette
voie de travestissement qui le déshonore ; alors apparaissent habillés
en paillasse, des gens qui viennent seulement pour gambader sur les
tréteaux du pouvoir, qui simulent un moment des pensées qu’ils n’ont
pas qu’on leur souffle, et qui finissent par se démasquer, en ramenant
tout le gouvernement à la charpente de leur esprit : la comédie !
Ne fut-il pas triste d’entendre raconter par nos derniers chefs au
Pouvoir Exécutif que le Corps Législatif, secouant à peine ses langes,
avait tellement rogné leurs prérogatives, qu’ils s’étaient sentis réduits
à la malheureuse impuissance de ne pas faire pour la Nation tout le
bien qui restait couvé dans leur cerveau ? - Ainsi, ce sont les manda-
taires du peuple qui étaient les éteignoirs de leur lumière ! - Nissage,
du haut de son piédestal d’ignorance, pouvait tonner contre les demi-
savants de la politique, et un de ces demi-savants, discourir, sous Ca-
nal, contre le savoir fieffe de ses collègues dont les idées transcen-
dantes ne seraient d’aucune application utile au suprême poste du
gouvernement, à l’instar du savant académicien français : Littré, qui,
disait-il, paraîtrait sans contredit impropre à gouverner une peuplade
de sauvage, les Hottentois, par exemple !
Une fois assis à la présidence nos premiers magistrats ne se créent
pas de soins plus pressants que de draper leur incapacité et leur insuf-
fisance dans le voile de la colère ; l’amour-propre chez eux marche
précédé de leurs luttes majestueuses ; les actes de l’autorité exécutive
n’ont plus pour garant que leur susceptibilité ; et la discussion, la cri-
tique, cet exercice de la raison, cette pierre de touche de la vérité, sont
un miroir qu’ils sont toujours prêts à briser pour ne pas mesurer
l’étendue du vide de leur esprit. Alors, il faut qu’on leur sacrifie le
Juste, le Vrai ; il faut que le langage se contorsionne dans la bouche
de celui qui parle, il faut tourner à l’envers, composer ses mots, en
attendant qu’on compose avec son devoir. Pourquoi ? Pour ne pas of-
fenser la souveraine règle du respect superstitieux qu’il est de mode
qu’on affiche à l’endroit du directeur des commis de la Nation ! Sur
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 66

cette pente nous atteignons à la chose la plus proverbiale en Haïti : on


ne se dit pas la vérité. - Nous recourons de ce moment à notre vieille
arme, la plus vaillante, la plus éprouvée : la ruse, qui fut et restera la
suprême intelligence de l’homme rendu esclave. Et toujours aussi, le
résultat vient au [69] galop : le chef qui s’est armé contre les effets
fantastiques du libre raisonnement est vite anéanti par la baïonnette et
le canon, ces armes de prédilection qu’il se donnait pour le plus habile
à manier.
Avant qu’ils ne tombent, tous ces gouvernements impétueux font
le schisme dans la Nation haïtienne. Ils proclament ennemi public
quiconque n’est pas leur ami aveugle et complaisant ; - et la foule des
adulateurs vient comme de plats valets casser à leur pied le vase de
cette haine conventionnelle d’où s’échappera le souffle qui ira empoi-
sonner toutes les amitiés, toutes les sympathies, toute la considération
légitimement due au mérite et à l’honnêteté.
Telle fut, par application, cette clameur fausse qui a retenti aux
quatre coins du pays, que Domingue sorti de l’extrême Sud, Salomon
venu de l’étranger, se crurent également obligés en arrivant au pou-
voir, de donner, dès leur début7 - une idée de ce qu’allait être leur
énergie en face de la puissance réputée malfaisante du Corps Législa-
tif. L’un et l’autre entreprirent de saisir à bras le corps et d’en terrasser
les soi-disants inspirateurs.
Comment nier cette brutale et sotte loi de la conduite de nos gou-
vernants. Quand on voit M. Salomon s’y soumettre sans discernement,
lui, pour qui Nissage était un fou, lui dont les liens d’exil furent res-
serrés par Domingue, si prosternée qu’avait été son attitude quand il
écrivit pour implorer son retour dans la patrie. 10 Comment la nier,

10 M Salomon n'a pas décidément la mémoire du cœur ; car voici comment il


parlait des époques dont il nous demande compte, à un autre citoyen
qu‘aujourd’hui il prescrit également sans souci ni du droit, ni de la morale, in-
voquant jusqu’à cette heure un décret d’Hérissé, pour martyriser d’honnête
gens, tandis qu'on l'a vu mettre sans façon sous ses pieds un autre décret
d’Hérissé et faire monter au Ministère M. Archin !
À Monsieur L. Albert Elie
Monsieur - ... Vous avez fidèlement interprété ma pensée et rendu mes
sentiments : merci, oui merci ! Car vous avez fait preuve, à mon égard, d'un
courage et d'un esprit de justice qui manquent, hélas ! à beaucoup de nos con-
citoyens Et par ce temps où nos chefs d’État passent SI VITE ET SI MAL,
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 67

cette loi, quand Canal, préludant [70] sur la scène présidentielle, frap-
pa sur M. Salomon lui-même le coup de théâtre fameux qui fit dispa-
raître sous ses pieds le foyer qu'il n’avait foulé que depuis une heure !
Oui, telle est bien la force de cette loi, une loi qui commence par la
coquinerie politique pour finir toujours dans une effusion de sang,
qu’elle a constamment plané depuis dix ans au sommet de notre ad-
ministration, qu’elle a subjugué l’esprit trébuchant du chef actuel, au
point qu’il s’est fait l’héritier d’une politique d’autant plus comique et
astucieuse, qu’il en avait été la victime exposée à tous les regards.
Triste conséquence, je ne dois pas cesser de le dire, d’un jeu gou-
vernemental qui veut actuellement que M. Salomon et ses pourchas-
seurs d’autrefois s’accordent pour nous poursuivre nous-mêmes, nous
accuser encore comme les dieux lutins de la patrie !
Il fait bon, certes de pardonner, et c’est l’intérêt le plus clair,
comme le devoir le plus commun qu’à tout chef de gouvernement, en
arrivant aux affaires, de ne pas chercher midi à quatorze heures, de ne
pas conserver rancune contre des citoyens qui, autrement, n’auraient
pas de compte à lui rendre. Mais, faut-il que ce soit, par contre, un
motif de racheter son propre pardon aux yeux de ceux-là, en héritant
de leurs ressentiments présomptueux [71] pour des citoyens qu’ils
avaient à tort ou à raison poursuivis de leur haine dans le cours de
l’exercice de l’autorité publique ?
Au fait, je fus député réélu par le peuple en 1873, malgré que le
Pouvoir Exécutif marchant à la tête d’une cabale, ses matelots et ses
soldats suivant, s’y fût opposé. - Que peut-on nous reprocher ? Étions-
nous alors arrivés à la représentation nationale autrement que par la
conquête du suffrage universel, que par l’exercice courageux, éner-
gique des droits et qualités du citoyen ? - M.M. Damier et L. Ethéart,
Ministre en ces temps, et que nous retrouvons encore Ministres, le
premier de M. Salomon, le second de Canal, des deux chefs nos ca-

pourquoi descendrais je des hauteurs et me vautrais-je dans la boue pour at-


teindre le fauteuil présidentiel ? Voyez Geffrard...- Voyez donc Salnave la
poitrine trouée de balles. Voyez donc Hissage Saget se faisant feu, pour
échapper aux sévérités de la Nation qu'il a trahie. - Voyez encore Domingue,
le sein percé, les épaules meurtries de coups de bâton, allant mourir miséra-
blement sur la terre de l’exil.. (Port-au-Prince. 8 août 1877).
(Signé) Salomon
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 68

lomniateurs, diraient, qu’on ne les croirait pas, que notre conduite en


ces jours-là ne fut pas correcte.
La pilule qu’on prétend faire avaler au peuple haïtien se manipule
cependant avec de telles ordures, les voix qui se sont élevées en 1879
pour nous accuser sont si fausses, que nous sommes forcé, au nom de
la pudeur publique ; pour l’enseignement moral de tous, d’enregistrer
une action anecdotique, qui véritablement fait tomber l’âme humaine
dans une porcherie. Je lus au moment des élections de cette année
1879 une carte qui porta à l’adresse de M. Boyer Bazelais des vœux
pour chanter sa victoire dans l’urne, - et, quand le vent de la fortune
eût changé de direction, le même complimenteur s'offrit à colliger des
actes qui réclamèrent que M.M. Boyer Bazelais et tutti quanti avaient
travaillé dix ans à plonger leur pays dans la fange...
Nous en sommes là !
Domingue tombe. Après quelque jours, le pays se retrouve uni. En
1876, en effet, on ne connût pas de partis. Il y eut des sorts particuliers
qui restèrent attachés à l’incertitude du règlement de la question fi-
nancière ; mais le droit de chacun fut réservé et la liberté individuelle
fut sauve. Tout ce qui, pratiquement, a pu porter atteinte à ce principe,
on en conviendra, pèse sur l’administration exécutive de Canal - La
réserve de la poursuite politique à exercer contre les complices du
coup d’état de Nissage et contre les Secrétaires d’État de Domingue,
mesure que je ne désavouai pas en droit, ne se heurta pas moins à mon
indifférence, qui s’inspirait, alors de la tendance morale en cours. Je
me refusai catégoriquement, de mon siège de représentant du peuple
étant, à y avoir une part qui pût impliquer un jour ma [72] responsabi-
lité directe. Je renvoie pour attester ce point au Moniteur de nos dé-
bats. 11

11 Chambre des Communes - Séance du 14 Août 1876.


Proposition de mise en accusation des Ex-Présidents Nissage Saget et Mi-
chel Domingue, de leurs Secrétaires d’État, etc.
Le député E. Paul est nommé membre du Comité d’accusation etc.
M. E. Paul. - Je déclare aux citoyens, membres de cette chambre des
communes, que, quelque honorable que soit le vote qu'ils viennent de faire
porter sur moi, J’use de mon droit constitutionnel en réservant mon opinion
sur une question dans laquelle il ne me convient pas d’intervenir. En consé-
quence, je prie la Chambre de faire porter son choix sur un autre député qui
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 69

En 1876, donc, à cette heureuse époque de fusion entre tout le


monde, je redevins député du peuple, un peu en dépit de Canal, de ses
agissements et du zèle de ses amis. Déjà, il faut aussi le dire, beau-
coup de citoyens qui le désirèrent à la présidence n’avaient pas semblé
du tout admettre qu’il pût avoir un intérêt quelconque à barrer notre
passage au Corps Législatif. Je rappelle, par surabondance, que je
n’étais pas revenu de mon ban d’exil quand la délégation du peuple
me fût conférée. - Que fallait-il donc, en conscience, que je fisse de ce
nouveau mandat ? - Si, par le droit et la morale je devais porter la
peine de l’avoir exercé régulièrement courageusement, si je devais
être puni au nom de ceux-là mêmes qui me l’ont confié, qui m’en ont
jugé digne, bien que deux pouvoirs exécutifs se succédant se fussent
rencontrés dans un même ressentiment et m’eussent dénoncé à leur
[73] réprobation, autant, dirai-je, allumer une bougie pour qu’elle
n’éclaire pas !
La position par nous conquise l’a été, on ne les voit que trop, de
l’agrément du Peuple, par sa volonté toute puissante.
Pour nous la faire perdre après coup, qu’imagina-t-on ?- De nous
jeter des portefeuilles de ministres ! - Ce lut le moyen fort constitu-
tionnel conseillé à Nissage ; et ce fut aussi celui auquel s’arrêta
naïvement Boisrond Canal. De ce que nous n’avons pas mordu à cet
hameçon où se fût prise plus d’une ambition vulgaire, un thème nou-
veau avait surgi : on chanta, on cria que notre perversité allait jusqu’à
contrarier les meilleures intentions du pouvoir, tandis que notre pusil-
lanimité nous tenait à l’écart de l’administration pour nous dérober à
la responsabilité.
Bref, me voici recouvert du titre de député du peuple et cloué à
mon poste, quoi qu’on ait fait pour m’en arracher.

peut plus utilement se livrer au travail du Comité, tel qu’il résulte de ses ré-
cents débats, auxquels je n’ai pris nulle part.
Interruption....
M. E. Paul - L'homme politique a ses opinions dont il importe à une majo-
rité de tenir compte, avant de chercher à lui imposer un travail, qu'il décline.
Interruption.
M. E. P. - Nous ne sommes pas des fantaisistes ; nous sommes des
hommes politiques sérieux, je crois. Si vous appartenez au groupe du Comité
qui vote ces mesures, demande à entrer dans les Commissions chargées de les
mettre en exécution.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 70

À peine installé au gouvernement, Canal s’escrime avec l’ombre


de Boyer Bazelais qu’il voit venir pour occuper après lui le fauteuil de
la présidence. - Il s’en effraie, s’en alarme, comme si c’était une chose
qui le regardait ! - L’administration publique se décompose déjà entre
ses mains ; son pouvoir se déconsidère, s’affaisse ; son autorité
s’émiette ; la force publique partout s’évanouit, et l’on se demande,
dans les moindres bourgades de la République, si c’est là un système
libéral susceptible d’asseoir un ordre de choses sérieux dans le pays.
Sur ces entrefaites, le général Tanis et M. Salomon, ou je dirai le
général Tanis seul - pour ne pas gêner la marche de mon récit et
m’obliger à attendre le démenti infaillible du chef actuel - le général
Tanis tente sur le gouvernement le coup que Canal ne nous sût nul gré
d’avoir paré pour lui ; si loin de là, au contraire, qu’il faudra à
l’Histoire enregistrer ces mots mystérieux et en pénétrer le sens : -
« ces messieurs ne m’ont rendu aucun service, ils ont sauvé leur
peau » ; qu’il lui faudra scruter le langage tenu à notre propos aux
Cayes, où le chef de l’État eut à s’apitoyer sur notre incrédulité ; ...
qu’il lui faudra expliquer la cause du retard qu’il mit à revenir à la ca-
pitale, quand il y avait été appelé en toute hâte ;... qu’il lui faudra
trouver la raison du sommeil si profond de ses amis restés à Port-au-
Prince au point que l’un d’eux, à ce moment encore, c’est-à-dire la
veille même de la prise d’armes - alors que le Secrétaire d’État des
Finances chargé de [74] tous les portefeuilles, alors que le Comman-
dant de l'arrondissement savaient, eux, à quoi s’en tenir - lui écri-
vait :... tous ces bruits sont contradictoires...
Notre conduite avait pourtant achevé de dessiller les yeux. Nous
n’étions pas ces hommes qu’on avait représentés hostiles au chef au
point de courir après son renversement. Bien moins étions-nous pour
M. Salomon des amis, à la façon dont nous nous entendions accuser
de l’être dans le tintamarre canaliste ; car, si nous comprenions le
droit et la justice autrement que ceux qui s’en font un jouet de circons-
tance, si nous avions enfin prouvé que nous pourrions aussi, à
l’occasion, exiger, dans le degré de notre force, que toutes les person-
nalités se courbassent sous le niveau des lois.
Canal, disons-nous, préféra cent fois se réconcilier, faire pacte avec
ceux qui avaient manqué de le jeter à bas de son fauteuil, plutôt que se
laisser agacer par les nouvelles chances que sa nullité et ses fautes fai-
saient précisément sourire à l’homme qu’il abhorrait le plus.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 71

Le service qu’on lui rendit, il le méconnut ; le concours qu’on lui


offrit, il le rejeta ; et tomba encore plus bas dans l’opinion.
Il se porta aveuglément le coup de grâce dans l’affaire du Général
Saint-Fleur Paul, aux Gonaïves, quand il eût mis au pilori le dernier
sérieux d’un gouvernement. Jamais population n’avait été l’objet
d’une plus basse raillerie que dans cette circonstance. - Dès cet instant
aussi, Canal ne tint au pouvoir que par le souffle.
Oh ! Combien étaient-ils de ces citoyens qui sont allés former le
camp qu’on nous a opposé, qui nous conjuraient alors instamment, et
au nom toujours cher de la Patrie, de ne pas imposer plus longtemps
au pays, par notre seule conduite, le gouvernement fantôme de B. Ca-
nal ! - M. Salomon va jusqu’à faire cet aveu : « Dans mon exil,
j’écrivis à mes amis de ne pas tenter de coup de main sur le pouvoir
de Canal, c’est inutile ; Paul et Bazelais le défendront, c’est leur inté-
rêt ». - J’ajoute - parce que dans mes fonctions de police communale,
j’ai pu en être informé - M. Salomon écrivait de plus : « En tout, sui-
vez la direction de M. Archin »,
Et c’est M. Salomon qui se charge de me demander compte du mal
que j’ai fait à Canal !!...
[75]
Que ne réédite-t-il plutôt les verdicts du peuple, de ce peuple qui,
en 1870, en 1873, en 1876, fut mon juge souverain !
1978 voit encore échoir mon mandat de député ; je brigue de nou-
veau les suffrages de la Nation. Aux abords de l’Urne sont déjà cam-
pées toutes les fractions du Grand Parti national qu’on fait marcher,
contre nous ; et afin que nul n’ignore quel est ce parti, qui l’a formé,
quel est son drapeau, c’est le Président de la République qui vient
comme un simple mortel, comme un pékin de la démocratie, nous
l’apprendre officiellement, en laissant tomber de sa main dans la boîte
électorale le poids de son bulletin. Quoiqu’il en soit, je suis réélu, cou-
ronné pour la quatrième fois du vœu de mes électeurs. - Mon juge de
1870 à 1878, c’était, je le redis, le Peuple ! Devant lui j’ai comparu ;
et c’est lui qui ratifiant ma conduite politique, m’a renvoyé satisfait de
ses assises, m’a de plus honoré du droit de parler jusqu’alors, en son
nom ; c’est lui qui m’a couvert le front de couronnes civiques.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 72

Je les dépose aujourd’hui, ces augustes titres, sur l’estrade élevée


où doivent s’asseoir les nouveaux juges qu’on m’a donnés, et je dis à
M. Salomon : avancez maintenant, venez devant ces saints et muets
témoins de mes actions publiques, osez déposer sans frayeur que le
Peuple m’a flétri !
Dans la voie où roulait Canal, le char de sa politique n’était pas
sans subir les plus rudes cahotements ; d’autres fois il s’enfonçait dans
un sol qui laissait présager des fondrières. Cet homme fut indifférent à
tout. Les affaires Tanis et Saint-Fleur Paul n’avaient pu, malgré leur
sinistre éloquence, le faire changer de direction. Il ne vit qu’une mon-
tagne à grimper. Il leva le coude et fouetta plus fort l’attelage fou-
gueux qui le traînait.
Spectacle à présent drolatique de voir Canal et M. Salomon se
tendre la main, s’étreindre par les reins et valser sur l’ombre projetée
de la présidence de Boyer Bazelais ! Non moins amusant de savoir
qu’ils se disaient l’une à l’autre dans leur for intérieur : Je te tiens !
Ainsi. M. Salomon repart pour l’exil après les évènements du 13
mars 1878 et toutefois reste en connivence avec la politique gouver-
nementale.
Bientôt une vitre se cassa dans cette maison de verre de la politique
haïtienne. Et l’on s’aperçut, par cette ouverture, que c’était précisé-
ment la candidature à la députation nationale [76] de Lysius Salomon,
qui, combattue en sous-main par Canal lui-même, restait sur le carreau
au Borgne.
Rien n’y fit ; l’alliance tint bon. En nos mains seules, suppose-t-on,
est recelée la puissance qui rehausse et brise, à notre gré, les pouvoirs
de l’État. Donc, et ceux qui gouvernent et ceux qui aspirent à gouver-
ner s’accordent dans le même dessein de nous anéantir.
M. Salomon s’était retrouvé à l’affaire Tanis dans un consulat, tan-
dis que bien d’autres s’en étaient échappés prudemment, tandis que
plusieurs s’étaient empressés même à nous rallier après l’échec, avec
force gestes de dévouement à la cause que nous défendions. Canal a
entrepris aussitôt de persuader son futur successeur que le chef du
Pouvoir Exécutif n’était pour rien dans son nouveau malheur, que la
puissance de ces Messieurs, sinon leur perfidie, l’obligeait seule à
l’éconduire ; et, pour qu’il n’en doutât, il le fit gracieusement accom-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 73

pagner dans sa voiture, selon ce qui fut dit, par l’homme le plus près
de sa confiance ; le fit passer sous le double portail de l’arsenal de la
capitale qui s’ouvrit alors comme une voûte d’acier pour applaudir au
départ de Félicité Lysius Salomon. Canal, en retour, reçut de M. Sa-
lomon le baiser d’alliance qu’il lui renvoya du seuil de sa proscription.
Dans la langue de Machiavel, cela s’appellerait tout crûment une
gasconnade... Et s’il demeure prouvé, comme on l’affirme, que M.
Salomon, a de plus, tenu pour bien juste d’adresser à Canal une lettre
de sa plus fine diplomatie, nous dirons toujours : fort bien ! Mais
qu’est-ce que mon honneur d’homme public viendrait faire dans cette
sentine ! - Suis-je responsable de l’impudeur que montrent les autres
soit dans la prospérité soit dans l’adversité de la vie publique ? - Est-
ce jamais, à tous les moments où je m’offris à mes concitoyens pour
me charger du contrôle de leurs affaires générales, je fus dans une
condition misérable telle qu’ils me crussent capable de descendre de
l’autel de mes pensées jusqu’à m’exposer à être englobé dans le dé-
nuement d’un tel tripotage ? - En quoi ma conduite privée, sous Canal,
serait-elle justiciable du Président Salomon ? - N’est-il pas, en tout
cas, avilissant pour l’esprit d’une nation qu’un pouvoir issu d’une ré-
volution vienne demander compte de cette révolution à ceux de
l’œuvre desquels il a hérité ? - Et quand M. Salomon, deux fois chassé
par Canal, [77] se donne l’air de le venger de sa chute, ne prête-t-il
pas plutôt à rire ? - Leur alliance n’est-elle pas théâtrale ? Oh ! Que
j’aime mieux Piquant, organe du gouvernement, qui, lassé de tant de
mensonges, déclara en pleine assemblée publique, que les salomo-
nistes avaient été contraints de manœuvrer entre les deux feux de Ca-
nal et de Bazelais !...
Il faut en convenir, ce ne fut jamais aux squelettes de nos per-
sonnes qu’on s’acharna autant ; ce sont nos principes, notre verbe,
toute notre comportation adéquate à notre rôle, qui furent toujours
l’objet de la rage qui envenima nos preux de l’incapacité présiden-
tielle.
Ces principes, que sont-ils donc ? Quel gouvernement digne de ce
nom voudrait encore s’en passer, à l’approche de notre 50ème année
d’existence sociale et politique ? L’honnêteté, la probité, la droiture ;
rendre ses comptes ; ni voler, ni laisser voler, respecter ses propres
droits dans ceux de ses concitoyens ; affirmer le contrôle, qui appar-
tient au géré sur le gérant ; laisser aux citoyens leur indépendance
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 74

avec toute l’encolure que lui donnent de fières origines ; ne pas douter
que « tout ce qui resserre, entrave, immobilise l’homme dans son
corps, dans sa volonté, dans sa pensée, l’atrophie », que « l'absence de
liberté politique diminue l’activité et le ressort chez les hommes
d’ailleurs en possession de leurs droits civils » ; - vouloir, en consé-
quence, que tout soit en équilibre dans l’État, que les autorités ou ci-
viles ou militaires ne sortent pas de leurs attributions légales, ne dé-
passent pas le domaine de leur utilité ; qu’il n’y ait ni haine, ni sympa-
thie, ni non plus de volonté, de caprice pouvant dominer l’empire des
lois ; en finir avec l’arbitraire, le despotisme et la corruption adminis-
trative. Sont ce là des choses nouvelles, des choses qui sortent
d’ailleurs que d’un programme trivial, rudimentaire, longtemps connu
des Haïtiens, à la pratique près ?
Est-on seulement un chef de gouvernement sérieux, si on n’a pas
affirmé ces principes, ces maximes fondamentales de l’État, si on les
livre, qui pis est, aux quatre vents de la raillerie, au souffle de tous les
farceurs, aux inductions de femmes ?
C’est bien de cela, qu’à mon tour, je vous accuse, Lysius Salo-
mon ! L’Empereur Faustin s’offrira à l’Histoire dans l’appareil d’un
pauvre souverain qui ne toucha à la chose publique que toujours avec
gravité, qui avait foi dans ses actes, qui était convaincu, au moins, de
l’idée que ses moyens de gouvernement [78] fondaient un ordre de
choses stable dans sa patrie. Il ne sera pas loué ; il sera au moins res-
pecté : ses fautes seront absoutes au tribunal de l’irresponsabilité intel-
lectuelle. Mais de vous, M. Salomon, que dira-t-elle, cette Histoire ?
Elle dira que c’est devant l’astre de la renommée de votre esprit, dans
le manteau de votre apostolat de trente-neuf ans, que vous avez fui
pour disparaître dans l’autre où s’était réveillé, un matin, le bon-
homme Coachi, ébahi de s’entendre charger de conduire le Peuple
haïtien dans un royaume de lumière. Ce n’est pas même, Monsieur,
d’un tyran superbe, ce que vous avez fait-là ; votre conduite procède
simplement du chevalier d’industrie !
Et comment, après cela, la grande masse du peuple ne vous de-
manderait-elle pas compte de tout ce qui s’attacha de ses espérances à
votre pouvoir suprême ! Vous les aurez donc encore laissés, ces ci-
toyens, avec toutes nos coutumes, toute notre législation qu’ils ont
appris à supporter, parce qu’elles leur vinrent dans un état tout proche
de l’esclavage ? - Le citoyen de la campagne est la chose taillable et
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 75

corvéable à merci : par quelles lois nouvelles aurez-vous su prévenir


le retour à ce régime monstrueux ? - Cet homme est violemment tenu
en dehors du droit commun ; l’y aurez-vous fait entrer ? - Notre impôt
du café ! Prétexterez-vous toujours n’en pas connaître l’origine, ne
pas connaître l’infraction scandaleuse qu’il consacre, en face de prin-
cipe de l’égalité des charges à supporter par tous dans l’État ? - La
diffusion des lumières, voilà ce dont il vous incombait, apparemment,
de vous occuper avec une célérité propre à rappeler le souci que vous
avez constamment : dit en avoir. - Serez-vous seulement sorti du cadre
de notre enseignement indolent et sans but, qui laisse tous les services
de l’État, toutes les carrières de la vie, toutes nos richesses naturelles,
sans organes, sans instruments vraiment compétents, vraiment spé-
ciaux, sans force vraiment puissante ? - D’un mot, aurez-vous compris
notre grand problème social autrement que Faustin 1er, empereur par
la grâce du peuple, qui coulait l’argent de nos trésors publics dans la
poche de ceux auxquels il entendait ainsi donner rang dans la société,
au lieu de leur faire une intelligence cultivée, cette indestructible puis-
sance, qui le leur eût ouvert, sans fracas comme sans chute, sans bla-
son ridicule et aussi sans tâche ignoble au front !
[79]
Ne vous hâtez pas. Monsieur le Président, de m’accuser d’avoir
oublié moi-même ces questions, alors que j’exerçais mes fonctions de
député. Vous nous avez trouvés, mes amis et moi, marchant à pas
lents, combattant d’étape en étape, pour atteindre ce plateau où pou-
vaient se donner la main tous les représentants de l’intelligence
haïtienne. Vous avez fait accroire au Peuple qu’avec vous tout irait
mieux et plus vite. Il vous a cru. Et quand on vous vit au sommet, ce
n’était plus qu’un mamelouck qui nous couchait en joue !
Canal, lui, n’eut pas d’idées à faire prévaloir au gouvernement : à
aucun titre, il ne saurait répondre de ce dont il n’était pas comparable.
N’omettons pas, toutefois de rappeler que Canal entendit expressé-
ment que ses ministres se gardassent de prendre leurs inspirations de
ces Messieurs de la Chambre ; en d’autres termes, il leur porta dé-
fense de se mettre d’accord avec les mandataires de la Nation pour
imprimer à l’Administration publique, toutes les fois que c’est pos-
sible, une marche sans secousse, un mouvement vers un but utile. On
le vit congédier un ministère gratuitement soupçonné d'entretenir avec
nous des relations amicales. Il fit plus. Il offrit un portefeuille de Se-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 76

crétaire d’État à un citoyen sous la condition, naturellement repous-


sée, qu’il eût à rompre ses relations politiques habituelles avec son
parent, ce que l’on voulût bien couvrir sous l’euphémisme qu’il ne
devait pas rester sous l’obédience d’un député.
En somme, on a constamment bataillé pour que nous ne fussions
pas des délégués du peuple au Corps Législatif ; et quand, malgré tout,
il fallût se résigner à nous y voir en cette qualité, on a entrepris de
nous en faire sortir par la porte déguisée de l’honneur. Echouant sur
ce terrain, on déclara dès lors notre contact pernicieux, nos idées
mises en quarantaine.
Quel pouvoir, en fin de compte, avons-nous exercé en dehors de
l’application directe de notre mandat ? Ces lois, ces nombreuses lois
sorties depuis dix ans de notre initiative parlementaire, sont apparem-
ment bonnes, efficaces, puisqu’elles subsistent de nos jours. Le retrait
du papier monnaie qui fait jusqu’à palpiter les passions et les espé-
rances qui s’étaient toujours attachées à son exigence et qui
s’attachent encore à sa réapparition, n’a-t-il pas pour premier défen-
seur M. Salomon, encore qu’on lui présente des colis de nouveaux
papiers qui [80] sont tout prêts, encaissés, qui gisent sous nos yeux à
Kingston, encore qu'on demande que la nouvelle Banque devienne
l’Eldorado d’Haïti, sinon le Mississipi, célèbre par ses assignats ?
Par contre, quand Canal et son cabinet eurent, de leur initiative,
déclaré nulle et non avenue la législation de Domingue, ne s’en allait-
on pas clabauder que c’était notre œuvre personnelle ? Le Sénat pour-
tant, on le sait bien, n’avait fait qu’amender les termes de la loi pour
qu’on ne se méprit pas sur son sens.
J’avoue qu’un citoyen peut nourrir des pensées justes, correctes,
fécondes, sans qu’il lui soit donné d’avoir les qualités de l’homme
d’État, ces qualités toujours nécessaires et toujours indispensables à
leur mise en pratique. Je ne me suis jamais posé à moi-même, j’ai en-
core moins posé aux autres la question de savoir, si, dans cet ordre
d’idées, je pouvais être quelque chose au gouvernement de mon pays.
Mon ambition, que j’ai gardée adéquate à mon droit, qui se trouva on
ne peut plus légitimée par le simple exercice de mon mandat national,
fut seulement et toujours de contribuer à donner à Haïti le chef de son
pouvoir exécutif.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 77

Je n’ai que trop compris, et je me félicite grandement de cette ins-


piration, que, pour lutter à enlever aux mains d’une fatale incapacité le
sceptre du pouvoir haïtien, il fallait que je descendisse dans l’arène
sans être escorté de l’ombre de ce qui s’appelle habituellement
l’intérêt personnel ou l’ambition individuelle.
La pensée de patrie qui m’a saisi dès mon plus jeune âge, qui n’a
cessé de me guider dans le cours de ma vie publique et de me com-
muniquer l’intensité de conviction que j’apporte dans mes actions, est
telle dans sa pureté que je me suis toujours senti prêt à me déclarer,
comme je me déclare une fois encore, le soldat de quiconque peut
l’incarner.
On n’a pas une telle pensée, sans savoir que le désintéressement
absolu est son gage de succès le plus certain. Et ce ne fut pas assez
pour moi de me refuser à tenir des portefeuilles de ministre aux condi-
tions et sur le terrain où les principes qui sont l’honneur de ma vie
étaient méconnus ou grossièrement interprétés. Je me devais, et j’en ai
eu l’occasion, sous Canal même, de repousser l’intérêt extrême qu’on
m’offrit dans le pacte présidentiel.
[81]
Libre et indépendant je fus et déclarai vouloir être.
Si la solidité de l’amitié se mesure à l’âge où elle se contracte, si
incontestablement la palme est à l’enfance, il n’est personne qui ne
conviendra que j’aie sacrifié à mon patriotisme, la plus sincère amitié
en n’accédant pas au désir d’Alfred Del va de lui faire compagnie au
ministère projeté sous Salnave, dès la fin de 1867. Ce fut un même
mobile qui m’éloigna également, et presque dans le même temps,
temps, du cabinet de M. Delorme de qui pourtant une bien grande in-
timité m’avait rapproché.
Je n’écris pas l’histoire ; je ne juge pas le point de savoir qui, de
mes amis d’alors ou de moi, pouvait avoir tort ou raison. Je me borne
à dire que si j’avais agi à rencontre de mes pensées personnelles,
contre ma conscience, je paraîtrais à mes yeux un politique fourbe,
sans valeur, laissant à chacun, comme à chaque opinion, du reste, le
choix de son terrain politique, de son mode d’action, pourvu que dans
toutes les circonstances, l’on se sente et se montre convaincu.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 78

Dès 1870, sur le drapeau qui flotta dans nos mains, j’écrivis : « il
faut à la tête de nos pouvoirs publics la capacité sans épithète ».
Groupant nos principes autour de cette idée initiale, nous avons
convié tous les Haïtiens, tous les partis, vainqueurs ou vaincus, cacos
ou piquets, à ne former qu’un désormais et à marcher hardiment vers
un avenir meilleur.
Bientôt, toute une opinion publique nous fit cortège, nous prêta sa
force ; et la lutte s’ouvrit, on peut le dire, entre cet avenir et le passé.
Quelle surprise ce n’était pas alors pour les révolutionnaires tout
chauds de la victoire, pour des soldats héroïques, des citoyens cou-
verts de tant de cicatrices qui redisaient leur valeur et les souffrances
qu’avait causées l’effroyable guerre civile que nous venions de traver-
ser, quand ils s’entendirent crier : halte ! le passé n’est pas à renouve-
ler ; il ne se peut pas que vous hachiez, coupiez, tailliez, disposiez de
tout et de chacun à votre guise, au gré seul de votre titre de révolu-
tionnaire ; - il y a des principes, un droit, des lois qui vous marquent
une limite, et cette limite, des citoyens non moins valeureux, non
moins éprouvés jurent de ne pas la laisser franchir désormais.
[82]
Qu’il en est de ceux-là, qui nous toisaient, qui nous abhorraient,
qui eussent voulu, alors, nous transpercer de leurs lames de fer !
Le Général Domingue - qui était sorti de la lutte couvert des titres
de la reconnaissance publique, qui eut pu s’éteindre dans une auréole
de gloire, ne s’expliquant pas que « tel qui brille au second rang, peut
s’éclipser au premier », ne portant pas dans son jugement le sentiment
distingué qui faisait parier Obas - pensa que le général acclamé du
Sud ne saurait être un général détesté à la présidence et, de ce chef,
partit en campagne, ralliant du Sud au Nord tous les moteurs de la ré-
sistance à la politique nouvelle.
Entre les deux courants opposés, Nissage Saget avait su jouer de
son mieux, contenant l’un par l’autre, faisant du renouvellement de
son pouvoir un moyen terme où pourraient se rencontrer les partis en
désaccord et qu’il eût garde, pour cela, de mettre d’accord.
Toutefois, pressé par le Sénat d’un côté, éperonné de l’autre par
Domingue qui s’achemina intrépidement sut la capitale et vint camper
en président à la porte du Palais National pour attendre que le titulaire
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 79

veuille en sortir, Nissage se laissa convaincre à la fin, par l’organe


d’une commission surnommée les sept Sages, de l’inutilité de ses es-
pérances, et remit au général du Sud, de la main à la main, les rênes de
l’État.
On ne se contenta pas d’avoir eu raison, en ce moment, de nos per-
sonnes, on courut au renversement du Pacte social de 1867.
Or, cette Constitution qui semblait nous avoir servi efficacement
de rempart, que cependant nous n’avions prise que pour ce qu’elle
vaut, que pour ce qu’ont valu et vaudront toutes les constitutions dans
tous les pays de la terre, c’est-à-dire, pour un outil bon, si la main qui
s’en sert est habile, mauvais, si cette main est étrangère à l’art de s’en
servir ; qui nous rappelait au surplus, l’adage : tel cuisinier, tels mets ;
cette Constitution, disons-nous, que nous n’avions pas faite, qui venait
d’être relevée dans le sang après deux ans de lutte intestine ; cette
Constitution que nous avions prêté serment aux mains du peuple de
faire appliquer et respecter ; qui, après tout, l’avait inspirée ? Qui
l’avait conçu ? Qui l’avait élaboré ? Qui l’avait dictée ? [83] Certes,
M. Archin, ministre aussi bien de Canal que de M. Salomon, saura
mieux le dire que moi !
À peine marchions-nous dans la carrière, cette Constitution de
1867 à la main, qu’un cri général nous accueillit, se partageant en en-
thousiasme et en malédictions, sans vertu aucune, pourtant, ni pour
nous éblouir ni pour nous intimider.
L’étonnement parut grand à nous voir, les livres publics ouverts
sur la table législative, y plonger nos yeux, feuilletant, fouillant allant
jusque dans leurs moindres recoins pour rapporter la preuve vraie, ac-
cusatrice, indéniable, d’un détournement de fonds, d’une affaire vé-
reuse, d’un fait dolosif, d’un empiètement ou d’une infraction aux
lois ; et, sur le champ, insister, demander, vouloir, ou la restitution, ou
le redressement, ou la réprimande de l’acte abusif, frauduleux, illégal,
objet de notre interpellation et de nos investigations ; et, par-dessus
tout, réclamer contre l’agent infidèle ou réfractaire la peine encourue,
conformément au texte de la loi, texte sur lequel notre doigt restait
posé sous les yeux du peuple.
Alors, on se ressouvint de tous les pécheurs parlementaires du
pays ; et l’on conclut que les agissements dont on était témoin ne pro-
cédaient en rien de leurs aînés. Pour les uns, notre conduite était aussi
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 80

méritoire qu’elle était téméraire ; aux yeux des autres, elle affectait le
caractère d’un mépris intolérable pour l’Autorité Exécutive de la Na-
tion qu’on disait traînée par nous dans la boue. Au jugement de ces
derniers, il nous était bien permis de refaire le passé, de débiter des
discours fleuris, de viser à l’érudition, à l’éloquence, de pérorer en
théoricien, sans jamais prétendre à l’outrecuidance de descendre dans
le labyrinthe administratif, terrain mystérieux et jusqu’à nous fermé
aux regards des mandataires du peuple. À quoi, l’autre écho répondait,
entre autres choses : si le pays avait eu depuis longtemps une telle
constitution et de tels citoyens, certainement il n’eût pas été si souvent
ballotté par le souffle des révolutions.
On en vint même à se rappeler avec complaisance des temps où la
Chambre des Communes, indécise et entortillée dans son contrôle,
balbutiait des faits colportés dans l’opinion publique et presque tou-
jours s’en laissait remontrer par les organes, de la triste administra-
tion, dont la tactique fut de se dire chaque fois décriée et calomniée.
Nos annales, se disait-on n’offrent qu’un ou deux exemples de la per-
sistance du Pouvoir [84] Législatif à s’éclairer sur des abus financiers
signalés à son attention. Dans ces rares occasions il avait osé deman-
der l’appui de toutes les pièces propres à déterminer sa conviction
flottante, - Le Pouvoir Exécutif, de son côté, répondant de mauvaise
grâce à cette injonction, avait pu s’oublier jusqu’à user
d’impertinences envers la représentation nationale, et on l’avait vu
faire traîner et verser pêle-mêle, au local de la Chambre, des tombe-
reaux de papiers, en déclarant que c’était aux députés du peuple à s’y
débrouiller.
En fait, la vérité n’était caractérisée ni par cette joie, ni par cette
colère. Il y avait seulement que les étapes de la vie des nations sont
marquées par des heures solennelles et que l’une de ces heures avait
sonné pour Haïti en 1870, Ses affaires, dès lors, devaient être com-
prises avec ce discernement que l’on a vu, et, à notre sens, l’on per-
suadera difficilement les Haïtiens, qu’elles puissent être désormais
régies différemment.
À ne considérer que celles de ses dispositions dont nous avions eu
la plupart du temps à faire usage, on peut dire que la Constitution de
1867, non plus, ne comportait rien d’absolument nouveau, ou qui
tranchât avec les textes de nos anciens pactes sociaux. Si haut que l’on
voudra aller dans le passé, on ne rencontrera pas des principes con-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 81

traires à ceux que nous invoquions pour le fonctionnement régulier et


paisible du Gouvernement ; à la différence que, sous les chefs d’État
primitifs, nos mœurs ne laissaient à personne la possibilité de contra-
rier une pratique contraire aux prescriptions constitutionnelles, pra-
tique que ces chefs jugeaient conforme à leur mission paternelle. La
Constitution de 1816, notamment, renferme des dispositions dont les
termes quelquefois surannés ne rappellent que plus haut à quelle tâche
patriotique nos devanciers nous avaient, d’avance voués. Nous y li-
sons :

Article 12.- Ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empê-
ché ; nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
Article 23.- Nul n’est homme de bien, s’il n’est franchement et re-
ligieusement observateur des lois.
Article 24.- Celui qui viole les lois, se déclare en guerre ouverte
avec la société.
[85]
Article 25.- Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les
élude par ruse ou par adresse, blesse les intérêts et se rend indigne de
leur bienveillance et de leur estime.
Article 28.- La maison de chaque citoyen est un asile inviolable.
Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie,
d’inondation ou de réclamation de l’intérieur de la maison. Pendant le
jour, on peut y entrer pour un objet spécial, déterminé ou par une loi,
ou par un ordre émané d’une autorité publique.
Article 29.- Aucune visite domiciliaire ne peut avoir lieu qu’en
vertu d’une loi ou d’un ordre supérieur, et pour la personne ou l’objet
expressément désigné dans l’acte qui ordonne la visite.
Article 30.- Nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans le
cas déterminé par la loi.
Article 31.- Nul ne peut être empêché de dire, écrire et publier sa
pensée. Les écrits ne pourront être soumis à aucune censure avant leur
publication. Nul n’est responsable de ce qu’il a publié que dans les cas
prévus par loi.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 82

Article 32.- La responsabilité individuelle est formellement atta-


chés à toutes les fonctions publiques.
Article…. - La Chambre des Représentants consacre définiti-
vement et pour toujours l’aliénation des domaines nationaux.
Article… - Elle fait toutes les lois nécessaires pour maintenir
l’exercice des pouvoirs définis et délégués par la Constitution.
Article 65.- Les agents du Pouvoir Exécutif ne peuvent se mêler
des opérations des assemblées électorales ni entrer dans le lieu de
leurs séances, etc.
Article 128.- La responsabilité devant essentiellement peser sur le
ou les Secrétaires d’État ainsi que sur les autres grands fonctionnaires,
le Sénat et la Chambre des Représentants des Communes, peuvent les
mander pour les entendre, soit sur les faits de leur administration ou
de l’inexécution des lois qui les concernent, etc.
Article 150.- Le Président d’Haïti peut faire des proclamations con-
formes aux lois et pour leur exécution.
Article 159.- Si le Président est informé qu’il se trame quelque
conspiration contre la sûreté intérieure de l’État, il peut [86] décerner
des mandats d'arrêt contre les auteurs et complices : mais il est obligé,
sous les peines portées contre le crime de détention arbitraire, de les
renvoyer dans le délai de deux jours par-devant le tribunal habile à les
juger.
Article 196. - Toutes rigueurs employées dans les arrestations, dé-
tentions ou exécutions autres que celles prescrites par la loi, sont des
crimes.

Si nous remontons bien plus haut, si nous arrivons jusqu'en 1806,


nous retrouvons ces paroles dans la bouche du Comité de Constitu-
tion : « c’est une vérité incontestable que le meilleur système de gou-
vernement est celui qui, était le mieux adapté au caractère et aux
mœurs du peuple pour qui il est fait, doit lui procurer la plus grande
somme de bonheur ; mais il est également évident et certain qu’il est
des principes communs à toute bonne Constitution. En législation on
compte sur les principes et jamais sur les hommes. Nous vous propo-
sons, citoyens, qu’aucune somme ne sorte du Trésor Public sans la
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 83

signature du Secrétaire d’État, qui, placé auprès du Sénat, sera tou-


jours prêt à lui rendre compte de ses opérations. Il est juste que le
peuple, dont les contributions forment les revenus de l’État, soit ins-
truit de l’emploi qui en a été fait ; s’il en était autrement, si comme
dans les monarchies, le Trésor public devenait le trésor d’un individu,
la corruption s'introduirait jusque dans le Sénat. - Les hommes étant
partout les mêmes, ayons la modestie de croire que nous ne serons pas
plus incorruptibles dans notre République, qu’ils ne le sont ailleurs ».
Quelles étaient, au contraire, les dispositions caractéristiques de
cette Constitution de 1806 qui, toutes, se sont évanouies dans la pra-
tique ? Les voici : le Président d’Haïti, élu pour quatre ans (il nous a
fallu un demi-siècle pour revenir à ce principe) ne pouvait être choisi
que parmi les sénateurs et secrétaire d’État, anciens ou en fonctions ;
le Sénat, dont les membres ne pouvaient être recrutés que dans le sein
des fonctionnaires civils ou militaires, élisait tous les employés pu-
blics, tous les titulaires des tribunaux, il pourvoyait à tous les com-
mandements de l’Armée, disposait des troupes, à son gré, pour sa
propre sûreté, dirigeait seul les affaires extérieures, et, dans certains
cas, avait le droit d’appeler le Président d’Haïti dans son sein ; seul il
avait l’initiative, des lois, il était tribunal de Cassation et siégeait en
permanence.
[87]
Rien de cela, disons-nous n’était, apparemment, compatible avec
notre caractère et nos mœurs, puisque la Constitution de 1806 n’avait
pas tardé à crouler. En est-il de même, des principes relatifs à notre
gestion financière et à la liberté individuelle ? Non, ces principes ne se
sont jamais éclipsés, ils se sont imposés à toutes les époques et ont été
en se développant et en se renforçant, on peut dire, en raison directe
des violations constantes dont ils furent l’objet ! Il n’est pas jusqu’à
notre Constitution la plus primitive, celle qui porte la date du 20 mai
1805 qui ne disposât :
Article 12.- Les Ministres sont responsables de tous les délits par
eux commis contre la sûreté publique et la Constitution, de tout atten-
tat à la propriété et à la liberté individuelle, de toute disposition de
deniers à eux confiés ; ils sont tenus de présenter, tous les trois mois, à
l’Empereur, l’aperçu des dépenses à faire, de rendre compte de
l’emploi des sommes qui ont été mises à leur disposition, et d’indiquer
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 84

les abus qui auraient pu se glisser dans les diverses branches


d’administration.
Pour grand, donc, qu’ait été l’étonnement à voir fonctionner pour
la première fois dans ses parties vitales et permanentes, une Constitu-
tion haïtienne, on ne s’était pas moins mépris quand on crut que ce fait
relevât soit de notre caractère particulier soit de quelques principes
nouveaux subrepticement glissés dans un pacte qui avait Salnave pour
objectif
Le résultat, quoiqu’il en soit, fut de convaincre presque tout le pu-
blic haïtien qu'un citoyen n’est point délégué aux hautes fonctions de
Pouvoir Exécutif pour qu’il ait des devoirs qu’il néglige, des droits
qu’il dépasse ; pour qu’il dorme dans un palais, alors que tout peut
sombrer dans l’État ; et la liberté individuelle, et les finances pu-
bliques, et la morale collective ; pour qu’il reçoive des honneurs, tan-
dis que le corps social serait de la sorte dépouillé par tous les vautours
intérieurs et d’outremer, tandis que les intérêts précieux de tous iraient
à la vaine pâture, tandis que la dignité humaine serait livrée au souffle
brutal de chaque parcelle de l’autorité. - Du même coup a été mesuré
l’étendue des connaissances obligatoires et l’habileté requise pour
l’exercice bienfaisant de la première magistrature de l’État. Et l’on se
persuada aussi, depuis lors combien il est grotesque et vain qu’un ci-
toyen monte au Gouvernement et [88] cherche à masquer son impuis-
sance dans un grondement furieux, en se faisant appeler tantôt Tau-
reau, tantôt Jupiter, tentât Laiser-Grainer
Au surplus, cette conviction se raffermit, quand on vit Domingue
tomber du pouvoir malgré l’absence du Pacte de 1867, qu’il prît soin
de déchirer et de faire remplacer par un autre de son goût et allant à
ses desseins. D’autre part, on avait vu Nissage Saget, avant qu’il
i\'obtienne la présidence, pérorer à son soûl sur l’autel de la patrie de
St Marc, et dire : je ne rengainerai pas mon épée tant que la Constitu-
tion de 1867 ne sera votée ! - Or, il advint pour l’enseignement de
tous que ce fut par la Constitution de 1867 que le Général Saget pût
être l’élu de la Nation et échapper à la fatalité qui règle presque sou-
verainement la destinée de nos chefs publics. Contrairement aux sen-
timents personnels de ses prédécesseurs, Boisrond Canal, lui, se fît
intrépidement mettre en portrait, le pacte de 1867 enroulé sous son
bras, à l’exemple d’un conventionnel amoureux de son œuvre, y in-
corporait toute sa pensée, son âme, jusqu’à ses muscles. Rien n’a pu le
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 85

sauver, devant le pays ; avec cette Constitution ou par elle, il gravita


dans l’abîme. Et, si M. Salomon s’est cru adroit en ne brûlant ni en
adorant la Constitution de 1867 ; s’il s’est borné à en ternir l’éclat, à la
badigeonner, il ne reste pas moins aux prises, devant nos yeux, avec
tous les éléments de l’instabilité de son pouvoir. C’est qu’en réalité il
existe, dans le monde moral comme dans le monde physique, des lois
auxquelles on ne peut échapper par la raison qu’on les ignore ou
qu’on les élude. C’est qu’il en est de la chute des pouvoirs comme de
la chute des corps ; un pouvoir tombe lorsque la force efficiente qui
s’en dégage par l’exercice n’est pas tenue en équilibre dans le milieu
politique par la force intellectuelle qui devrait lui faire résistance. Si,
en effet, l’esprit du chef est insuffisant ou se comporte comme tel, son
gouvernement n’est plus que l’image d’un bâtiment qui vogue sans
gouvernail : il est le jouet de tous les courants, de tous les vents,
jusqu’à ce qu’il se brise contre quelque récif ; et même il peut être
emporté dans une simple discussion byzantine de la constitution la
plus inoffensive.
Pour cette raison, m’éclairant des faits de notre histoire, acceptant
pour leçon l’expérience d’un long passé, j’ai constamment désiré, de-
puis 1870, qu’un homme utile relativement versé dans la science ad-
ministrative et [89] gouvernementale, vint prendre la droite dans nos
affaires publiques et nous fît sortir de la honte et des malheurs inévi-
tables que n’ont pas cessé de nous causer nos chefs d’État qui n’ont su
que parodier leur rôle.
En ce sens, et mes intimes amis le savent bien, j’avais songé au ci-
toyen André Jean-Simon, de Miragoâne, pour être le successeur de
Nissage Saget. J’aurais à cette époque offerte sa candidature au pu-
blic, je l’eusse soutenue dans la presse ; et, en tout cas, mon vote à
l’Assemblée nationale lui eut été acquis, n’étaient les circonstances
politiques au milieu desquelles je me trouvai placé. Député du peuple,
engagé dans une lutte où il s’agissait du péril même de la Constitu-
tion, associé à des collègues dont toute notre force ensemble était en-
core trop faible pour s’opposer à l’envahissement du Général Do-
mingue, j’aurais cru faire tort à mon sens politique, si j’avais contri-
bué à nous affaiblir davantage ; si, comme d’autres l’ont fait, j’avais
risqué de défaire notre faisceau. Toutefois, quoique ne me prêtant pas,
par une intervention directe, à offrir à l’attention publique la personne
du Général Pierre Momplaisir Pierre ; mais, considérant qu’il fallait
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 86

déjà nous compter devant l’urne présidentielle, je déclarai que ma


voix lui était formellement acquise. - Et c’est parce que je n’eusse
point voté pour lui dans un temps normal, que je crois rendre ici à sa
mémoire le témoignage désintéressé et éclatant de la reconnaissance
publique pour l’héroïque et noble trépas qu’il accepta sous quatre
bouches à feu, en présence de 1590 soldats, seul à son domicile, bra-
vant tout, plutôt que de capituler avec le drapeau de nos principes de
liberté, resté commis à la garde de son honneur et de sa vaillance !
À ce principe directeur de notre politique : le pouvoir au plus ca-
pable - Boisrond Canal était venu, à son tour, se heurter en 1876.
Pour rallier une majorité législative en sa faveur, - je ne parle pas
des autres moyens de brigue secrète qui n’ont de limite que la morale
personnelle - on fit sonner bien haut ses titres ; on rappela qu’il avait
donné à la cause du libéralisme en Haïti des gages non équivoques
d’une soumission absolue ; qu'il était, au moins autant que tout autre,
imbu de ses principes ; qu’il avait de sa personne présidé à l’exécution
capitale de Salnave, chef d’État traître et parjure au Pacte de 1867 ;
qu’il fut debout au Sénat à l’approche de la tempête de Domingue,
[90] essayant de faire tête à l’orage ; qu’il échappa comme par miracle
à la tuerie du 1er mai 1875, recevant de la sorte, de la main du Destin,
la mission de venger la mort de Brice et de Momplaisir Pierre. Enfin,
on voulut rapporter au public les notes retrouvées sur les agendas du
Lycée Grégoire, lesquelles signifiaient l’espèce de capacité requise
pour la présidence haïtienne.
En vain j’avais essayé d’opposer à ce thème la loi plus indomp-
table de notre destin historique, en vain étais-je allé à rappeler à quels
cruels échecs resta soumis notre pays, toutes les fois que, dédaigneux
de ses besoins, l’esprit dirigeant avait fait fausse route ; en vain avais-
je ravivé le souvenir de nos malheurs et de notre honte, lorsque des
combinaisons artificielles, les calculs les plus suaves d’espérance
étaient venus remplacer la logique dans notre conduite, suppléer le
devoir civique le plus clair, le plus rigoureux. - J’arrivai même à lâ-
cher le mot : - « Si nous avons un Gouvernement à doublure, quoi que
nous voulions, quoi que nous fassions, ce sera encore la catastrophe ».
- Après tout, je prophétisais en ces termes les évènements imman-
quables qui nous ont précisément assaillis ; - « ce chef, dont il faudra
faire la doublure, quel qu’il soit, attirera sur nos têtes, sur la sienne,
des calamités exactement prévues ».
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 87

Qu’importent, en effet, tous les titres spécifiques ou bigarrés dont


peuvent se couvrir les citoyens sur la scène publique, comme autant
de couleurs qui leur servent à se distinguer et à se grouper en vue de
l’action commune ? Qu’importent tous les vains adjectifs que nous
pouvons accoler à nos noms, que nous nous fassions appeler natio-
naux ou libéraux, républicains ou impérialistes, quand, avant tout, la
question à envisager est de connaître la force d’esprit que l’on porte
en soi lorsqu’on se donne pour capable de diriger la barque commune,
l’entreprise collective, de faire l’application de la pensée générale ? -
À la direction de l’État, on est seulement chef administratif, gouver-
nant selon les vœux et dans les formes d’une constitution donnée, de
lois votées, et, le plus souvent, obligé de recourir à des règles pra-
tiques qui ne relèvent que de la compétence personnelle. - C’est cette
compétence, et non plus le nom de son drapeau, qu’il convient de dé-
cliner devant le fauteuil du pouvoir lorsqu'on prétend d’y monter. -
Après quoi viennent fort légitimement les titres secondaires, tels que
des services rendus, la bravoure et toutes sortes de qualités aimables.
[91]
Avec Canal nous eûmes la série d’étourderies qui nous ramena les
maux dont nous avions souffert sous nos Pouvoirs Exécutifs anté-
rieurs. De même que Nissage Saget entendait que ce fût Domingue
qui entrât au Gouvernement, si la force des choses l’en délogeait ; de
même Canal se rebella à l’idée seule qu’il pût avoir pour successeur
M. Bazelais. - Prétentions exorbitantes, liberticides, anarchiques dans
les deux cas et qui devaient solliciter l’un et l’autre chef à l’emploi de
machinations semblables, et, fatalement, emmener le pays aux consé-
quences malheureuses que nous avons connues. Mais comment croire
que de telles passions puissent être domptées chez des hommes qui
détiennent, de plus, un pouvoir formidable, s’ils n’ont été de bonne
heure soumis à cette sagesse que seules communiquent les fortes
études, que seules donnent les longues méditations sur les causes et
conditions du repos des états ?
C’avait été un cri général, un ahurissement sorti de toutes les
bouches - car l’heure de la déception n’avait pas tardé, - quand on en-
tendit les coussins de la présidence gémir sous le poids du citoyen qui
y était tombé pour dormir.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 88

Mais je reviens à demander comment, même devant l’Histoire,


puis-je être responsable en quelque chose de ce que n’a pu au pouvoir
le général Boisrond Canal ? Veut-on me faire porter la peine de ma
prophétie ? Mieux vaudrait déclarer que l’expérience ne sert plus de
leçon aux hommes ; que toute la loi historique d’Haïti n’est qu’un
mensonge affreux ; qu’il n’est plus vrai de dire que les gouvernements
chutent par leurs propres fautes
Trêves, donc, de toutes ces explications insensées de nos évène-
ments ! Boisrond Canal ne fut pas à la hauteur de sa tâche, voilà la
vérité et toute la vérité. Je ne l’en blâme pas, à quelque dure extrémité
que nous ayons été réduit par rapport à lui. Il ne pouvait pas s’imposer
à l’État ; il n’avait pas été un factieux campé pour attendre qu’on
vienne lui décerner la position, quand déjà il en avait investi les
abords. Il a été choisi librement, plus librement que le Général Sou-
louque, qui ne faisait pas moins dire à M. J. Paul, la nuit qui précéda
l’élection de 1847 : « Si vous êtes l’élu du Sénat, mon dévouement et
mon épée sont au « service de votre administration ». - J’en conviens,
de plus ; j'admets l’erreur chez bon nombre de ceux qui appuyèrent
Canal, qui firent de sa candidature, de ses prétentions mignonnes, une
[92] réalité de la politique haïtienne, une fusion de tous nos gouver-
nements à bras forts et de doublure. Combien n’est est-il pas, de ceux
qui prêchèrent sa candidature, qui furent encore les premiers à s’en
repentir, à confesser le mal qu’ils avaient involontairement causé à la
Nation ! Combien qui, guidés par l’honneur, ne sont pas accourus
nous couvrir de leurs poitrines une journée de juin ! Et le sang de
quelques uns généreusement répandu à nos côtés pour nous sauver,
l’oublierons-nous jamais ?
À quelle force de géants sommes-nous donc comparés pour qu’on
admette si lestement que nous avions pu coup sur coup maîtriser le
pouvoir de Nissage Saget, mâter le gouvernement de Domingue, bri-
ser celui de Canal, et pour qu’on arrive, maintenant, à nous comparer
à Hercule dressé en face de M. Salomon, ce Goliath du parti national ?
Nous ne sommes, en réalité, que de chétifs citoyens, qui nous éver-
tuons à chercher le chemin de la vie publique une lanterne à la main ;
et qui, sûrs que la route est d’un côté et non pas de l’autre, se dé-
vouent et s’épuisent à lutter pour faire entrer leurs concitoyens dans ce
chemin de félicité qu’ils entrevoient ; - tandis que d’autres, peut-être
aussi bien animés, s’entêtent et s’obstinent à parcourir la voie frayée,
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 89

à ne faire plus que des chassés-croisés, à conduire leur pays de casse-


cou en casse-cou.
« Singulier reproche d’opposition permanente que les hommes qui
ont servi toutes les tyrannies nous adressent, parce que nous n’avons
voulu en servir aucune » ! Curieuse méprise si l’on pense que les
masses de la Nation nous laissent précisément l’option entre de mau-
vais chefs du Gouvernement Du Général Soulouque au Général Canal
leurs hésitations ne seront jamais longues, elles préféreront toujours le
Général Soulouque. Et l’on conviendra, sans grand effort, que pour
sacrifier à la raison, un goût, une passion, il faut un intérêt moral, un
profit utile, un sentiment qui légitime le dévouement auquel on se
prête, qui détermine le patriotisme qu’il fait bon de demander mais
qu’il est dangereux de rendre dupe.
La politique n’est pas une question de sympathie, moins encore de
fantaisie. La grande majorité du peuple d’Haïti fait acte de maturité et
de jugement, lorsqu’elle se laisse conseiller par ses intérêts, lors-
qu’elle entend que sa vie nationale relève désormais d’un ordre géné-
ral puissamment dirigé ! - Mais faut-il [93] qu’entre les guides de la
chose publique qu’on lui propose, la différence soit assez nette, assez
tranchée, par rapport à nos ex chefs de gouvernement, pour que cette
cause qui se lie à ses intérêts, cette cause à laquelle elle restera inva-
riablement attachée, qui la fera éternellement se passionner, l’amène à
embrasser, sans méprise, le parti de l’un de ces guides qu’on dit les
plus capables de servir de tête au pouvoir ! Si la déception pouvait
survenir et se répéter, parce qu’on ne lui aurait donné à choisir
qu’entre des conducteurs également intimes, tant pis, dirions-nous
alors, pour la loi sociale ! Cette loi aurait péri faute de patriotisme et
de conscience ; car, si la différence entre nos chefs ne devait résider
que dans leur instinct, que dans les procédés de salon, rien n’y ferait :
la loi naturelle prévaudrait ; on préférerait se faire commander par ce-
lui auquel on est en tout semblable ; les aveugles reviendraient à se
contenter du borgne. Témoins M. Salomon qui, pour ne pas savoir
descendre dans la foule à l’exemple des hommes supérieurs sans y
laisser des lambeaux de sa dignité, est loin, malgré ses origines turbu-
lentes, de goûter toute la volupté de cette coupe populaire que vida
Salnave jusqu’à la lie ! Pour que les droits de l’intelligence soient à la
fin reconnus dans notre milieu, pour que ses prérogatives saintes
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 90

soient respectées, il faut aussi que ses fruits soient palpables, que le
peuple les savoure.
Et de quoi nous aurait-il servi d’avoir payé si cher notre triomphe
sur Salnave, si Brice et Momplaisir Pierre, d’un côté, et de l’autre, si
Septimus Rameau, qui tous rappellent, entre tant d’héroïques soldats,
tant d’actions magnanimes, devaient périr alternativement par nos
propres mains ; si Domingue, le valeureux, pouvait être insulté, fra-
cassé par nous, sans que la cause qui enfanta l’homme que nous avons
attaché au poteau rouge, ne capitulât ; pour qu’elle nous revint, au
contraire, sous l’humble et dangereuse figure de Boisrond Canal ?
C’est bien une chose évidente, enfin, et que tous les sophismes jaillis-
sant ensemble n’obscurciront pas, à savoir : que Salnave, soutenu,
Canal, abandonné, ne sont l’un et l’autre tombés du pouvoir qu’à
cause de leur insuffisance intellectuelle.
On ne cesse de répéter au peuple haïtien que Boisrond Canal est ou
fut libéral. Soufflez donc l’adjectif et que restera-t-il ? La plus incom-
préhensible des politiques s’étalant à tous les yeux par sa consé-
quence : Thoby, qui fut pour Canal d’un [94] dévouement stoïque, qui
personnifie toute l’écorce libérale qu’il est permis d’attribuer aux con-
ceptions de l’ex-Président ; lui qui fut seul à porter courageusement
l’hermine de son pouvoir étiqueté, maintenant, reste seul à rêver sur le
rocher de St Thomas, non moins que moi qui me creuse le front à re-
garder tourner le sable de la Jamaïque, tandis que Canal est purement
le pensionnaire distingué du prévaricateur du libéralisme en Haïti, M.
Salomon !
N’y a-t-il dans ce fait, comme on a tenté de le dire, qu’une incon-
séquence imputable au gérant actuel de la chose publique, qu’une pas-
sion cynique chez les citoyens qui l’entourent ? Non, il y a plus que
cela ; il y a la preuve brutale, le fait matériel, il y a ce destin qui dé-
chire le voile de tout ce qui est caché, qui dévide les mots qu’on peut
enfler et qui montre la trame de tous les complots ; comme, par
exemple, dans le cas où Canal est surpris sa main dans la main de
ceux qui marchèrent au renversement de nos institutions libérales ! Y
a-t-il une logique plus juste, et aussi plus cruelle, peut-être, que celle
qui a voulu que ce fût par la main de ceux dont il facilita l’exploit, que
notre chef, au libéralisme si drôle, a dû d’être relevé des effets d’une
révolution que seul son jeu avait provoquée ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 91

L’Histoire ira plus loin dans ses investigations ; elle rapportera


dans ses monuments de curiosité le fait que, dans un jour d’oubli, il se
trouva effectivement des cœurs haïtiens pour signer deux pièces dont
j’affirme l’authenticité, les ayant lues, et comportant l’une cette décla-
ration : - « considérant que les principes du Parti libéral sont reconnus
funestes au pays, etc. ... Résolu que ces principes seront combattus
jusqu’à destruction ». Et l’autre : « vu notre résolution déclarative, etc.
jurons de n’introduire devant la Chambre des Communes aucune mo-
tion ou proposition, ni de n’en voter aucune que préalablement il en
ait été délibéré dans notre comité privé ».
Voilà bien le programme des hommes à la tête desquels le Prési-
dent de la République, suivi ou non de son ministre libéral, las pour
son compte du bourdonnement de la chose publique, embêté par tous
les cahotements du char administratif, fatigué, par-dessus tout, de
l’ombre présidentielle de M. Bazelais, vint intrépidement se placer !
C’est un besoin de mon cœur que j’ajoute immédiatement : de tous
les citoyens qui signèrent ces pièces, il [95] en est peu qui y virent
autre chose qu’un jeu, qu’une ruse politique, qu’une arme de combat.
Plusieurs se surprirent à le regretter ; - tels eurent à en pleurer avec
des larmes de sang !
Qu’avions-nous toujours dit ? Que répétons-nous ? - Le citoyen qui
a marché fier, tenant une conduite rectiligne sous un drapeau, n’est
pas moins exposé à dévier, arrivé à la première 'magistrature de l’État,
s’il n’a dans son propre esprit des fils conducteurs éprouvés, qui lui
redonnent à chaque instant l’alignement que tendent à lui faire perdre
ses intérêts nouveaux.
Quelle facile besogne, en apparence, que celle d’un conducteur de-
bout auprès d’une machine, quand cette machine a l’air de marcher
sous l’action seule du chauffeur ! Pourtant, si cet homme n’est pas
habile, si son œil peu exercé ne s’est pas promené partout, n’a pas re-
levé le moindre dérangement, si son oreille n’a pas surpris la plus pe-
tite cadence irrégulière, si son esprit ne s’est pas rendu compte de tout
le mécanisme de la machine, ne l’a pas familiarisé avec le fonction-
nement de tous ses rouages, avec leur agencement ; s’il ne l’a con-
vaincu de l’importance et de l’indispensabilité de la plus faible pièce
en raison même de sa fragilité ; s’il peut, cet ouvrier, ignorer où,
quand et comment, il importe qu’il touche les ressorts pour prévenir
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 92

les contrariétés où les faire cesser, la sécurité qui dépendait de lui ne


tiendra plus que du hasard. Le même raisonnement s’appliqua, par
analogie, au conducteur d’une administration publique dont ce peut
être l’honneur d’avoir marché sous un drapeau, d’avoir épousé la
cause de certains principes déterminés et qui ne compromet pas moins
le sort commun, dès qu’il s’agit pour lui d’identifier sa conduite anté-
cédente à la plus grande somme d’utilité, qu’il lui faut tirer d’un pou-
voir dont il ne connaît le mécanisme ni l’esprit. Et, si l’on veut d’une
autre comparaison, je répéterai que ce pauvre chef d’État ressemble
assez exactement à quelqu’un qui prétend conduire des voyageurs à
un port, à travers les mers, quand il ne connaît pas la carte marine.
À ce propos, il sied de rappeler que le Président Canal motiva sa
demande de révision de l’un des points reconnus, dit-il, défectueux de
la Constitution de 1867, en alléguant que quatre ans de l’exercice pré-
sidentiel suffisaient juste à enseigner au Président d’Haïti son métier ;
par conséquent, le remplacer au bout de ce laps de temps, c’est faire
perdre à la Nation tout le [96] fruit de son apprentissage. L’aveu est
crû mais rude ; parce qu’enfin les plus légers d’esprit ne peuvent se
refuser à convenir que les intérêts et les passions d’un peuple ne sont
pas choses qui forment un champ d’expérimentation, ne sont pas un
corps froid que l’on peut retourner tout à l’aise, scalper, pour un profit
à venir.
Boisrond Canal a été élevé au gouvernement sans notre participa-
tion ; mais quand il y fut, il a trouvé dans nos principes et dans nos
personnes une force qui lui en a assuré la jouissance, jusqu’à l’heure à
laquelle il entreprit d’attenter à nos jours mêmes. Et, c’est plaisanté
cruellement avec des évènements sanglants et pathétiques, que de par-
ler à l’Histoire et à ses contemporains d’une politique libérale dont ce
chef entendait planter le drapeau sur nos propres cadavres... Do-
mingue, aussi, fut un défenseur vaillant de la Constitution de 1867 ;
mais il la déchira au moins par pudeur pour qu’il n’eût pas l’horreur
de ses couleurs parant les cadavres de Brice et de Pierre.
Drôle de politique, vraiment, drôle de similitude de nos moyens de
gouvernement, drôle d’identité de cause que celle qui peut conduire
M. Thoby à faire pleuvoir quatre jours sur nos poitrines la mitraille de
M. Canal et qui fait que, quand nous avons lâché pied, il passe, court,
vole à travers le fer, la flamme pour nous relever de dessous les
ruines, les décombres, la mort !...
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 93

Ma paix est avec tous au pied de l’autel de la Patrie, devant le


trône de la présidence d’Haïti. Montez-y, qui que vous soyez, si, sou-
tenu par les suffrages des mandataires de la Nation, vous en avez, de
plus, les conditions résumées dans votre cerveau. Mais, pour Dieu !
Fermons l’ère des gouvernements à doublure ; qu’Haïti, notre mère,
cette patrie de nous tous aimée, la seule que nous puissions fouler
avec un sentiment de dignité humaine, s’offre à présent aux regards du
monde sur sa face déjà polie et non plus de son côté terne ou à peine
étamé. Il est temps que la doublure soit l’étoffe, et que personne ne dit
plus à notre honte : Je puis gouverner Haïti sans études ; je n'ai pour
cela qu'à m'entourer de bons secrétaires. Et si tous, nous avons une
leçon utile à tirer de nos évènements d’hier, convenons que
l’avènement de M. Salomon a marqué une étape nouvelle dans notre
histoire, et concevons pourquoi l’inflexible Destin a marqué sur la
borne son millésime sanglant...
[97]
En 1876, comme à l’approche de 1880, la nature de mes fonctions
m’obligea d’arrêter mon choix sur un candidat à la présidence. Je
choisis M. Boyer Bazelais. Tous les efforts séducteurs qui me vinrent
de droite et de gauche n’avaient pu modifier mon point de vue. De
quelque côté, du reste, que j’eusse pu, en ces moments, tourner la tête
à tant de gens, je le verrais, on en conviendra, à mes pieds,
s’augmentant à l’envi. Et l’on me passera la présomption de croire que
toutes les faveurs ensemble seraient encore impuissantes à vaincre
l’intégrité de mon caractère. Ce qu'on me demandait, c’était la capitu-
lation de mon principe ; je refusai. A tous et à tout, j’opposai cette fin
de non recevoir, cette contre épreuve de la bonne foi : produisez un
candidat qui ne soit pas inférieur à M. Bazelais par les connaissances
administratives ou gouvernementales, et je renonce à lui. À plus d’un
j’ai dit en 1879 : l’échec de la candidature de M. Bazelais assure
l’avènement de M. Salomon On ne fera pas admettre à l’opinion pu-
blique, au peuple haïtien, à commencer par moi, expliquai-je, qu’entre
deux hommes réputés aptes à la charge suprême de l’État, bien que
leur situation politique soit différente, l’accord ne puisse se faire ni sur
l’un ni sur l’autre et qu’il faille recourir encore et toujours à des per-
sonnages notoirement inférieurs par l’esprit, risquant ainsi que le voile
de l’ignorance serve à la fin d’ossuaire à la nationalité haïtienne !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 94

Les procédés employés pour vaincre, par la violence, la candida-


ture de M. Bazelais, n’avaient fait que rendre plus urgente la raison
que j’avais de la défendre. Car, s’il suffisait d’un tissu de calomnies,
de basses attaques, des offenses, des outrages, des horreurs exhalés
des âmes qui n’ont ni pudeur, ni honte, pouvant descendre au dernier
degré de l’abjection, pour que le citoyen de mérite et honorable, pour
que l’homme de bien restât isolé dans la société, quel autre, après ce-
la, se croirait encore digne de porter les mêmes titres, de marcher cou-
vert du manteau de la respectabilité !
Ce fait si normal, si constitutionnel d’être en compétition pour la
présidence, ne porta pas moins Canal à livrer la guerre au droit et à la
morale publics des Haïtiens ! il harcela Boyer Bazelais sur le second
terrain, comme il avait poursuivi M. Salomon sur le premier. On se
souvient à quelle extrémité il s’était porté, quand il eût aussi à
craindre, en 1876, un compétiteur dans ce dernier. [98] C’est la déso-
lation des audaces de ce genre de tomber dans les lacets de leurs arti-
fices : on allégua, à cette époque, que la révolution n’avait pu relever
de l’exil un homme que les tribunaux réguliers avaient condamné à
mort. Or, c’était le cas identique de Canal, régulièrement condamné à
la peine capitale.
On ne sait généralement pas qu’en 1874. Canal ne crût pas mal
faire en dressant sa candidature à côté de celle de Momplaisir Pierre et
qu’il fût déjà en quête, au grand déplaisir de quelques-uns de nos amis
politiques d’alors, d’un rédacteur de son programme présidentiel... Sa
conduite pourtant nous divisait, nous affaiblissait en présence, cette
fois, de l’ennemi commun. Mais le patriotisme nous fit taire les tran-
sactions, les agissements qui, dans ma pensée, contribuèrent le plus à
faire tomber le pouvoir aux mains du Général Domingue.
Nous relevons de tels faits d’un ordre purement historique, pour les
opposer à ces soucis d’une politique régulière, saine, libérale, d’où
auraient procédés, comme on ne cesse de le conter, les agissements du
Général Boisrond Canal, quand il importe tant, non dans un but de
récrimination, mais dans le suprême intérêt de notre avenir, qu’on
évite le retour de la cause qui nous a valu nos dernières et si affli-
geantes catastrophes.
Lors, donc, que j’eusse refusé, moi-même de marcher sur le terrain
d’indignité et de passion coupable où j’étais convié, par l’abandon de
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 95

la candidature de M. Bazelais ; lorsque j’eusse refusé d’assimiler à


l’écho des sentiments du peuple tout le bourdonnement artificiel
qu’on fit cerner à nos oreilles ; - que j'eusse dédaigné l’encens qu’on
sembla faire fumer où l’on pensait que se réfugiait ma vanité ; - on
m’engloba dans la formule de la malédiction commune. Et bientôt Sa-
lomon, Bazelais, Paul étaient logés à la même enseigne, exécrés dans
le même ressentiment.
Je cherche, je retourne mes actions, mes pensées, je suis encore à
trouver cette plus petite cause susceptible d’armer le pouvoir public
haïtien contre mon caractère et ma personne. Qu’on me permette,
donc, de continuer à les retenir, à les citer au hasard, ces faits qu’il
faut bien que l’on pèse, pour juger de la valeur de l’accusation qui
surplombe ma tête.
Quand le pays trépignait, sous le Président Domingue, nous fumes
les deux, les seuls, l’infortuné D. Lamour et moi, qui [99] eurent le
bonheur de donner une première cohésion aux éléments révolution-
naires qui existaient dans la ville de Jacmel. Au moment où l’œuvre
fut suffisamment avancée, je m’effaçai ; A. Flambert me remplaça à
côté de D. Lamour. Alors, cinq des exilés de Kingston, moi compris,
furent initiés le même joui ; dans les mêmes formes, à tout ce qui
s’était fait en vue de la délivrance commune. Les sept qui se trouvè-
rent en présence s’érigèrent en comité secret, se jurant l’un à l’autre
qu’en dehors d’eux, nul ne serait instruit de l’affaire jusqu’à sa par-
faite maturité. Les autres membres du Comité Directeur furent propo-
sées par les conjurés de Jacmel et acceptés par nous. Ce fut à la veille
de partir pour cette dernière ville - toutes pièces dressées, communi-
quées en ce moment à nos compagnons de malheur, lesquels nous sol-
licitions à s’associer à l’entreprise, tous ces documents étant signés, la
signature de Boisrond Canal, l’un des sept membres du Comité, cô-
toyant les nôtres - que le fait effroyable de surprise se produisit et dé-
tacha du comité le futur président, B. Canal, sollicité, en effet, par un
acte qui mettait le faisceau des exilés en deux tronçons, à prendre seul
la direction des évènements qui allaient éclater, attendu, lui disait-on,
que le pays ne connaissait que lui, B. Canal déclarait se conformer au
vœu qui lui était ainsi exprimé, seulement voulait bien ajourner
jusqu’à sa descente à Jacmel l’heure propice pour s’entourer d’un
conseil, à son choix, selon le second vœu de la pétition, conseil qui eût
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 96

été, répondait-il à son tour, l’expression vraie et réelle de la volonté


révolutionnaire » !
Là encore, et en cet instant déjà, que ressort-il ! Une lutte de prin-
cipe. Tandis que tout avait été préparé pour ne faire prédominer au-
cune personnalité, pour ne causer de l’ombrage à aucune prétention
individuelle, aucune susceptibilité qui eût contrarier la marche des
évènements, pour rendre la Nation maîtresse d’elle-même et ses man-
dataires libres au moment de l’élection d’un citoyen à la présidence,
fondaient sur nous à l’improviste les contempteurs de ce principe avec
B. Canal qui lui avait subitement fait volte-face.
Irai-je, dans ma raison, avec mon expérience, jusqu’à ne pas com-
prendre cette action, étant donnés les desseins de Canal, étant admis
qu’il importait qu’il eût dans la révolution projetée une position qui
lui fit, à la mode passée, un titre supérieur pour présider l’État ? Non,
une fois encore, je [100] comprends cela. Et s’il n’a pas usé à notre
égard de façons moins cavalières, moins provocantes, ce ne peut être
qu’un manque d’habileté chez lui, je l’excuse.
Mais, qu’on cesse de présenter au peuple haïtien les choses à
l’envers, à rebours de ce qu’elles ont été en réalité ! Qu’on n’exploite
pas jusqu’à notre silence, lorsque, sacrifiant nos raisons à l’entente
publique, nous nous taisons ! - Qu’on ne dise donc pas que c’est moi,
entre autres, qui ai fait du maintien du faisceau libéral une question de
personne. Je soutiens, contrairement à cette assertion, et je le jure sur
l’honneur, qu’à Kingston encore, je n’avais pas, pour ma part, de can-
didat à la présidence ; mes actions en cela ressortaient pleinement de
mon principe. S’il m’est permis, je le sens, d’avoir un but, une idée
fixe vers laquelle je dois tendre en me mêlant des affaires de mon
pays, il préjuge mal de mes aptitudes politiques, celui-là qui veut
croire que je me refuse aux transactions momentanées d’où peuvent
dépendre les progrès de ma cause. L’homme le plus illettré que la for-
tune eût élevé au faite du pouvoir, compterait en moi un serviteur
loyal et dévoué, si je jugeais les circonstances morales de son avène-
ment incapables de nuire à mon honneur et au bonheur de mon pays.
En 1874, avant que nous fumes devant le Cap-Haïtien en appeler,
dans un inutile effort, au patriotisme de nos concitoyens de nos insti-
tutions abattues, il en est qui savent que j’avais considéré un devoir de
me délier de l’engagement pris vis-à-vis de la candidature du général
Momplaisir Pierre, me réservant de demander aux évènements qui
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 97

pourraient s’accomplir mes inspirations dernières. Et c’est encore un


honneur à rendre à la mémoire de cet homme au caractère élevé, que
de proclamer qu’il déclara se soumettre à toutes les transactions que
les besoins de la commune politique auraient suggérées. Fus-je donc
esclave de personne ? À l’encontre de cette conduite sage et correcte,
faut-il qu’aux moindres difficultés inséparables des actions humaines,
aux manifestations des plus drôles prétentions, nous tremblions
comme des gamins de la politique comme des gens qui n’ont ni but, ni
morale civique, que nous renoncions à poursuivre courageusement
l’œuvre imposée à notre génération ?
Sollicité, à notre retour, d’intervenir encore dans nos affaires de
Kingston, pour tout reprendre, tout arranger, faire que l’expédition en
vue de Jacmel ne s’opérât pas sous les [101] fâcheux auspices du
schisme des exilés ; pour reformer enfin notre chaîne d’union qui
avait été si malheureusement rompue, est-ce que je ne m’y suis pas
prêté ? Ne me suis-je pas retrouvé dans une maison tierce, chez M.M.
Chevalier Darrigrand et Roche, face à face avec M.M. Canal et Tho-
by ? La paix entre nous ne se refit-elle pas ? De quelle passion fis-je
preuve ? J’ai dit à Canal : « Tanis ? Quels motifs voulez-vous que
j’aie pour le préférer à vous » ? J’ai dit à Thoby : « Si notre mésintel-
ligence ne provient que d’une question de susceptibilité, tenez, occu-
pez ma place au comité directeur ; il me suffit de savoir que mes prin-
cipes sont partout représentés, et ici, ils le sont assez par vous, pour
que je ne tienne à être nulle part de ma personne ». Si je gardai ma
place dans notre comité sur papier, je l’ai dû à la courtoisie de M.
Thoby même qui me dissuada d’en sortir, et ce fut dans l’effusion des
épanchements les plus sympathiques que nous reprîmes le cours de
notre vie amicale.
Quand, après cela, survinrent, presque coup sur coup, l’échec de la
première apparition devant Jacmel et le drame lugubre de Saltrou, on
colporta traîtreusement insultant à notre caractère, que c’étaient là des
œuvres de notre machination !... Et pourtant, savions-nous seulement
qu’on allait à Saltrou ! Quand on eût dire que j’avais refusé ma signa-
ture au bas du compte de l’affaire du vapeur « Octavia » pour en ga-
rantir la charte-partie, j’en appelai, par lettre expresse, au citoyen B.
Canal, pour donner le démenti formel à ce fait d’autant moins avéré,
qu’il savait qu’il n’avait pas eu à m’interroger là-dessus. Que me ré-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 98

pondit-il de sa plume la plus gracieuse, la plus fine ? « C’est là un


point d’histoire qui s’éclaircira en temps utile ! »
Ce pacte même qu’on disait exister entre nous et Louis Tanis,
comment s’est-il prouvé ? Par l’accord de Tanis avec Canal ! Heu-
reuse et douce entente, cette fois, puisqu’elle devait finir par nous ac-
culer si rudement en 1876 !
Enfin, voilà Canal installé au gouvernement. Quelle sera sous lui
notre conduite ? Nous avons déjà montré comment nous nous étions
solidarisés avec son pouvoir au point de descendre dans la rue pour le
disputer à ceux qui entendaient s’en emparer. Et, à l’égard, spéciale-
ment, de M. Salomon qui se charge, à son tour, de nous châtier à
cause des tribulations dont nous aurait abreuvé son prédécesseur im-
médiat, quelle ligne de conduite avons-nous suivie ?
[102]
L’interpellation législative, disais-je à celui qui vint me consulter,
à la naissance de l’administration de Canal, sur le cas de M. Salomon,
me paraît infaillible ; il convient mieux, pour l’Exécutif, de la prévenir
et d’avoir tout le bénéfice du règlement de la question, conformément
à la plus vulgaire justice. Lorsqu’intervint la loi, aux termes généraux
qui releva des effets des condamnations antérieures tous les réprouvés
de la justice, Emile Pierre vint me demander s’il ne fallait pas plus
dans le cas du général. Par précautions, lui dis-je, munissez-vous d’un
passeport. Et peu de jours après, il revint me faire savoir que c’était
fait.
M. Salomon est de retour au sein de sa famille, cette fois tran-
quille, protégé, convié à s’associer aux efforts d’une jeunesse libérale
dans l’œuvre de l’éducation de la jeunesse. Les principes par nous
prêchés ont-ils été pour quelque chose dans cette renaissance de
l’homme ? Question de conscience pour le chef présent du Gouver-
nement, et qui, d’autre part, devait faire renaître d’assez vifs reproches
qu’on n’a pas manqué de nous adresser ! Plus avant, sous N. Saget, le
ministère D. Lamour, Denis, T. Carrié avait résolu d’ouvrir à M. Sa-
lomon les portes de la patrie. Mais Nissage écrivit doucement à notre
consul à Kingston d’éluder l’exécution de cette décision en ne déli-
vrant pas de passeport. M. Salomon n’a eu dans la bouche que des
mots d’une ironie sinistre pour nous parler de la mort de Désilus La-
mour, ce champion de la cessation de son infortune. D. Lamour est
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 99

tombé sous les coups d’un triple sacrilège : s’étant trouvé à son domi-
cile, il était innocent ! Étant parlementaire, il était sacré ! Ayant été
frappé de la main de ceux qui l’avaient appelé à leur service, il a droit,
pour sa mémoire, au respect éternel de quiconque croit porter une âme
humaine. M. Salomon s’aveugle à braver, en toutes circonstances,
cette force morale, la plus redoutable du monde. Il tient dans l’exil
une autre membre de ce cabinet réparateur, M. Denis, coupable, on ne
sait de quoi : Canal l’avait appelé auprès de lui dans le fort de nos
évènements de Juin et de Juillet 1879, et lui fit partager avec Lamour,
en leur qualité de sénateurs de la République et de membres du bureau
du Sénat, la mission si périlleuse, aux abords du palais, d’aller parle-
menter en son nom. Quand Hérissé l’eût englobé dans sa proscription
un journal s’écria : c’est juste, qu’on prenne le père à la place du fils
que nous estimons !
[103]
La question, Salomon s’est posée devant tous les gouvernements
dès que l’Empire eût chuté. Nous ne l’avons pas créée ; nous avons
seulement compris, en hommes publics et de justice, qu’elle ne pou-
vait pas être éludée, qu’il était séant qu’elle fût résolue pacifiquement.
En 1878, il ne s’était agi de rien de moins que de faire du proscrit un
représentant du peuple ; c’était, à mon avis, du tracas en pure perte. Je
demandai à Emile Pierre, que je fus exprès voir chez lui, de retirer
cette candidature qui servait d’arme aux mains du Pouvoir Exécutif
pour nous combattre nous-mêmes, pour enfoncer nos principes et effa-
roucher nos électeurs. « Avec nous, au Corps Législatif, lui dis-je, la
justice réclamée par M. Salomon peut trouver de l’écho ; sans nous, il
est douteux qu’on se ressouvienne de lui ». Emile Pierre s’excusa
d’être sans empire sur les libres agissements des amis du général. Et
bientôt, on s’en souvient, la fusillade, l’état de siège, la fermeture vio-
lente de l’assemblée primaire vinrent me donner raison. La situation
se compliqua.
Avant nous, sous le gouvernement provisoire de 1867, la même
question Salomon était tombée comme un boulet rouge sur le tapis des
délibérations. On en parlait avec effroi, quand quelqu’un s’inspira de
l’idée, qui coupa court aux embarras de chacun, d’échanger le titre de
banni pour celui de ministre plénipotentiaire à l’Étranger.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 100

Si l’ère des confidences pour l’Histoire doit s’ouvrir, je dirai déjà,


afin qu’il demeure bien prouvé qu’il n’a pas dépendu de moi, de mes
conseils, que la cause de M. Salomon ne dépassât pas l’horizon des
intérêts de la patrie ; je dirai que vers la fin de cette même année 1867,
je me débattis une nuit entière avec Alfred Delvapour le détourner de
l’idée de se risquer plus avant dans la politique qui mettait en cam-
pagne tous les amis de M. Salomon, soulevant le peuple, le pressant
autour de Salnave, avec l’arrière-pensée de capoter celui-ci, au mo-
ment propice, par une simple révolution de palais, et puis d’introniser
à sa place Louis-Félicité Salomon Jeune. Triste et mystérieuse consé-
quence du jeu de la politique qui m’a conduit, deux ans après notre
entrevue, près du corps de Delva, gisant sur le grand chemin, ayant
tout donné à Salnave son coeur et sa vie ! Pourtant, tel n’avait pas été
le mouvement initial de sa pensée ! O vous, donc, qui parcourez cette
carrière publique, avec ses mille ports [104] inconnus, cachés, prenez
toujours, je vous le conseille, pour boussole : la sincérité !
De mon côté, après ces deux ans, j’étais revenu de la révolution qui
resta victorieuse, mais non sans avoir couru mes naufrages. Au camp
de Carrefour on disserta dans le cliquetis des armes sur la perversité
de mes doctrines, parce que j’avais cherché à donner une direction,
une conscience à la hache révolutionnaire. À Jacmel, ce fut bien plus ;
je fus recherché de nuit, appelé au comité de salut public, mis sur la
sellette, et sommé d’opposer ma défense à l’arrêt qui m’atteignait à
cause de mes articles de journaux ; ces mêmes articles dont j’ai vu des
citoyens s’emparer sous Canal dans le dessein d’identifier ma poli-
tique à celle de l'homme funeste, quitte à ces mêmes citoyens et à M.
Salomon chevauchant ensemble plus tard, de rire de concert sur mes
malheurs à moi seul. Quand mes juges, qui se confondaient avec mes
accusateurs, se furent ravisés sur leur intention, je m’offris, ma dignité
sauve en ce moment, à leur ouvrir tout grand mon cœur, ce sanctuaire
où je n’ai pas cessé de loger mes principes. Je sortis de là, ayant sub-
jugué la considération de ceux qui avaient entendu m’incriminer, em-
portant l’estime de plus d’un. Et quand, plus tard, la porte législative
s’ouvrit devant moi, j’entrai dans l’assemblée pour offrir le bénéfice
de ces mêmes principes, dont je faillis porter la croix au cours de la
révolution, à ceux qui s’en étaient faits les destructeurs inconscients,
pour aider à restituer leurs biens à des révolutionnaires qui s’étaient
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 101

oubliés à voter le décret de la confiscation des biens ; j’y entrai pour


poursuivre l’œuvre de l’appellation de la justice à tous.
À quelle comédie ne devions-nous pas assister, quand il advint que
ce fût le tour de M. Salomon de présider, dans sa sphère plus haute, à
cette justice distributive, à ce pain sacré des hommes ? C’est nous que
par privilège il maudit ! - Un jour, on avait entendu cette vocifération :
- « Tiens, mon neveu, prends un grog et ta carabine, puis, vite, va et
chasse du pays cet homme funeste, ce monstre » ! - Aujourd’hui il fait
beau de voir M. Salomon et Elle... Dieu, que votre miséricorde nous
couvre !
M. Salomon, rendu à ses foyers, permis aussitôt à la reprise de
l’exercice de ses droits politiques : - le moyen de l’en empêcher ? Il
veut être sénateur. Qu’y perdons-nous ? Il m’arriva d’affirmer ; avec
plus de force encore que dans l’hypothèse de la [105] présidence, que
le pays jugerait mal une conduite qui tendrait à faire perdre à la com-
munauté le bénéfice des lumières et de l’expérience d’un homme re-
nommé pour ses talents. Cet avis ne prévalut pas ; et quels qu’aient été
les efforts faits en ce sens par E. T. Laroche surtout - cet autre cham-
pion qui expia son dévouement par onze mois entiers passés dans les
cachots de M. Salomon, coupable, lui aussi, d’avoir sacrifié sur un
autre autel que celui du Messie attendu, cette candidature resta mort-
née devant la Chambre des Communes. Une circonstance douloureuse
m’empêche seule, à cette heure, de produire la preuve de la conformi-
té de ma conduite avec ce que j’avance ici.
Survint, après cet échec, la période de la formation du collège élec-
toral pour l’élection de nouveaux candidats au Sénat. M. Salomon fi-
gura sur les deux listes concurrentes de la commune de Port-au-
Prince. Il fut élu avec tout le groupe de citoyens que nous patronnions.
Dans cette circonstance, l’homme politique, météore ou nébuleuse,
dont la profession de foi était attendue comme un livre de vie ou de
mort, gravissant l’estrade populaire dans le but de remercier ses élec-
teurs, laissa tomber de ses lèvres des expressions certes malencon-
treuses et qu’il n’était pas au dessus d’un homme d’État haïtien de
pouvoir éviter. Les 400 soufflets qu’il se crût obligé d’appliquer sur la
joue des ex gouvernements, auteurs de ses malheurs, pour le flétrir,
retentirent directement sur la face des fils, parents, amis, partisans et
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 102

revenants de notre politique passée 12, tous confondus et marchant


sous le drapeau neutre, la plupart ayant vaincu leurs sentiments con-
traires à cette candidature par déférence seulement pour la sincérité
des principes qu’ils avaient épousés.
[106]
Nous n’avions pas encore songé à atténuer ce déplorable effet, à
effacer, s’il se pouvait, l’impression pénible de ce discours, que déjà,
aux abords du Palais National, il s’expliquait à notre détriment. En
effet, nous étions sur l’heure accusés de chercher à imposer au pays
M. Salomon en haine de Boisrond Canal. Et bientôt, des autres locali-
tés, nous revenaient grossis ces bruits ombrageux de la capitale.
S’il est un principe civique et de liberté incontestable, c’est bien le
droit laissé à chacun de se choisir ses mandataires. En nous désinté-
ressant, en ce moment, de la candidature de M. Salomon, avec qui, du
reste, je le proclame, je n’eus jamais, pour ma part, à aucun instant de
ma vie, de relations politiques, nous ne nous constituions pas pour
cela les adversaires de ses droits et de ses prérogatives. Et, dans toute
cette campagne sénatoriale, je me dois, pour la vérité historique,
d’affirmer que M. Bazelais partagea complètement ma politique.
Ma pensée intime fut toujours que M. Salomon étant au Sénat, le
pays soulagé du poids d’une injustice, se laisserait aller à considérer
tout un passé encore ténébreux, à songer sagement à tant d’actes de
compromission d’où étaient sortis des malheurs publics inoubliables,
et ne pouvant nier la légende, devant laquelle une génération nouvelle
avait appris à trembler autant qu’elle s’était accoutumée à la détester,
le pays, disons-nous, ne voudrait pas susciter à cette sagesse et à ces
craintes un plus grand motif d’alarme.
Dans tous les cas, je pensais que M. Salomon au Sénat, associé à
nos luttes pacifiques, à la pratique de nos institutions de liberté, aurait
assez oublié l’Empire et ses moyens tyranniques, pour présider la Ré-

12 Ce fut la même boulette que commit, Fan passé, le Président de la République,


quand il ouvrit son audience à Saint-Marc par ces paroles intempestives : -
« C'est à pareille époque, Messieurs, que vous tiriez sur les troupes du gou-
vernement légitime de l'Empereur Faustin ». Domingue, se présentant devant
la ville des Gonaïves qui, la première, provoqua la déchéance de l'Empire, et
osant à ce moment porter bravement sa croix de comte de Plymouth sur sa
poitrine, n'avait pas produit pire effet.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 103

publique, si telle était la volonté irrésistible des organes réguliers du


pays, avec une somme d'inconvénients moindres que s’il fût devenu,
comme c’est arrivé, le héros fortuné de nos groupes factieux. La
même façon de comprendre nos choses publiques avait amené un jour
dans les champs, un jeune homme qui convia à entrer au Sénat un ci-
toyen-laboureur que la prise de Port-au-Prince sur Salnave avait
quelque peu illustré. Il y avait là, cachée dans cette retraite, une épée,
un bras aveugle, qui, manquant de direction, se disait-on, pourrait, au
moindre hasard, nous tailler d’estoc et de taille. Ce citoyen, c’était
Boisrond-Canal ; ce jeune homme, était Auguste Bazelais tombé,
[107] sous les balles de celui-là même à qui il avait présenté le dra-
peau libéral pour qu’il devint un de ses défenseurs choisis !
Arrivé, néanmoins, au collège électoral, grâce à nos premiers ef-
forts, avec mission d’élire des candidats au Sénat, et candidat lui-
même, M. Salomon avait par conséquent à faire, par lui ou par ses
amis, comme on dit, son travail de postulant, une sorte de brigue aca-
démique, payant des visites, supputant les chances de fume, ratifiant
le but commun par l’identité des principes. Mais au lieu de cela, il prit
place à la réunion et attendit noblement qu’on s’empressa de voter
pour lui. Bien malin qui peut toujours prédire le résultat d’une urne
électorale haïtienne, dans un milieu où le moteur de l’action de chacun
n’est pas toujours rivé à la solidité de l’esprit. Aux seize électeurs de
Port-au-Prince s’étaient joints les quinze des autres communes de
l’arrondissement. Le champ n’était ni vaste ni aride, pour un diplo-
mate quelque peu expert toutefois. Le bureau formé, le premier candi-
dat élu, M. Salomon s’offusqua aussitôt, obéit à un signe qui lui vint
de la galerie, se leva et tourna le talon à l’assemblée, à laquelle il brûla
ainsi la politesse. Malgré tout, rien ne m’empêche de croire et
d’avancer que s’il fût resté dans l’assemblée, s’il se fût montré disposé
à mener à terme ses travaux, donnant ainsi par son attitude la double
preuve et de son désintéressement et de sa soumission au principe du
libre vote de chacun, il n’eût rehaussé du coup son prestige, tourné à
son profit un sentiment humain toujours prêt à s’extasier devant ce qui
est grand et devant ce qui est beau, et n’eût trouvé, jusque là encore,
assez de jeu pour que son élection ne dépendit finalement que de son
habileté.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 104

M. Salomon préféra à ce rôle la tactique opposée ; il se couvrit, dès


lors, de la défroque de tous les candidats battus et colporta qu’il avait
été bafoué, honni, humilié
Sur ce, accourut à son tour Canal qui, virant de bord, tourna ses
batteries aussi, et s’emparant de cette colère, la considéra sur le champ
comme une mine bonne à faire sauter sous nos pieds. À merveille,
maintenant ! Nous n’étions plus des hommes qui prodiguaient à M.
Salomon des faveurs criminelles ; on nous accusa tout aussi notam-
ment d’un exclusivisme intolérable, qui allait jusqu’à ravir à un grand
homme la place que lui assurait son droit le plus absolu et son grand
mérite incontestable... Fut-il jamais comédie plus robuste !
[108]
L’alliance aussi faite sur notre tête, entre gens de cette force, s’était
dénouée un moment, on s’en souvient, après l’affaire Tanis, mais fut
assez vite reprise pour permettre à M. Salomon de rebrousser vers
l’exil en nous tenant sous sa dent.
Là encore, que me reprochera-t-on ? Bienveillant dans mes con-
seils, patriote dans mon âme, j’ai d’abord dit à E. Pierre, les jours qui
précédèrent la réunion de l’assemblée électorale ; c’est à vous d’initier
le général à nos mœurs électorales ; avez-vous votre bouquement. Il
me parla d’un jeu de damier. Plus tard, à la veille des évènements de
Tanis, je lui fis demander de me voir sans tarder. J’ai alors déroulé à
ses yeux l’inanité du coup qui se préparait. « Pour le public et à ne se
rapporter qu’aux apparences, lui dis-je, c’est nous qui sommes visés.
Eh bien ! C’est Canal ; je suis aussi assez dans les entrailles du peuple
pour le savoir et vous le redire. Mais telle est la position que ce jeu
nous fait, que nous sommes mis en demeure par vous de nous interpo-
ser entre le gouvernement et ses assaillants. » Emile Pierre argua que
ni lui ni le général n’entendaient rien à ce qui se débitait à toutes les
oreilles. La plaisanterie se mêlant à notre conversation, je me résumai
en ces termes, au moment où il prenait congé : « C’est dit, j’attends
votre choc, je passe au milieu, et je vous fais échec et mat ». L’après-
midi du jour qui précéda l’éclat, je causai avec A. Lubin ; il termina
notre entretien en me disant : malheureusement, il est trop tard ! Et
quarante-huit heures après, il revenait pour une porter cette parole :
vous aviez vu juste !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 105

En quoi, vous qui méjugez, ai-je manqué à moi-même, à mon pays,


à mes concitoyens par cette régulière et constante comportation ?
Quels principes furent méconnus, quels devoirs ont été trahis par cette
allure, j’ose dire, amicale, fraternelle, civique, que j’ai gardée envers
des individus que la fortune, dans ses caprices, a tantôt abaissés et tan-
tôt élevés ?
J’ai perdu, je le sais, le droit de parler du 30 juin en appréciateur
désintéressé. Mais j’ai qualité, on l’admettra, pour déposer devant la
conscience de mes juges actuels et prévenir, par la sincérité des faits,
la pure fantaisie qui voudrait se donner pour le jugement autéhisto-
rique.
Je rappelle que l’autorité du président Boisrond-Canal n’était plus
que nominales aux Gonaïves, depuis le jour où son Ministre de
l’intérieur, se portant au-devant de la seconde [109] apparition insur-
rectionnelle du général Saint-Fleur Paul, avait achevé l’une de ses ha-
rangues aux Gonaïviens par ces paroles : « marchez, je suis à votre
tête » ! et que ces citoyens, immobiles, lui avaient signifié leur résolu-
tion en ces termes ; « nous sommes décidés à défendre notre ville et
non plus un gouvernement avec lequel nous en avons fini, un pouvoir
qui naguère a souffleté notre dévouement à sa cause » ! Je rappelle
qu’en plein Sénat, ces échos, sortis de la bouche d’un sénateur,
avaient frappé tous les entendement : « les évènements sont sur nous,
à tel point, que je me déclare prêt » ! L’histoire des sociétés, au reste,
n’est pas vierge de ces exemples où personne ne conspire et où pour-
tant tout le monde marche résolument à la révolution. Ce fut notre cas
en 1879. La politique du pouvoir, ses allures tortueuses, ses menées
secrètes, le rapprochement subit, inexpliqué des individualités
jusqu’alors opposées dans leurs tendances publiques, une coalition qui
n’était pas la fusion, qui n’était qu’une arme de combat, tout cela dé-
notait notre grand malaise social, faisait présager des évènements dont
il est puéril de chercher ailleurs la cause. Je ne sais de quel historien
j’ai emprunté cette note qui me repasse sous les yeux : « Soit que les
regards s’arrêtent sur la vie d’un homme ou sur celle d’un peuple, il
n’y a guère de spectacle plus saisissant que celui d’un grand contraste
entre la surface et le fond, l’apparence et la réalité des choses. La fer-
mentation sous l’immobilité, ne rien faire et s’attendre à tout, voir le
calme et prévoir la tempête, c’est, peut-être, de toutes les situations
humaines la plus fatigante pour l’âme et la plus impossible à supporter
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 106

longtemps. C’était là notre situation à tous, gouvernement et nation,


ministres et citoyens, amis et adversaires du pouvoir. Personne
n’agissait et tous se préparaient pour des chances inconnues. Nous
menions notre train de vie ordinaire, et nous nous sentions à la veille
du chaos...

« Il n’y a pas de faute plus grave pour le pouvoir que de lancer les
imaginations dans les ténèbres ; un grand effroi public est pire qu’un grand
mal, surtout quand les perspectives obscures de l’avenir suscitent les espé-
rances des ennemis et des brouillons autant que les alarmes des honnêtes
gens et des amis. On ne conspirait point on ne se soulevait point, on ne
s’assemblait point tumultueusement ; mais on attendait et on se préparait à
tout. Ni de la part du pouvoir, ni de la part du peuple, [110] aucune vio-
lence n’avait provoqué la violence ; et on discutait hautement les violences
suprêmes ! Sans attaquer directement le pouvoir régnant, on usa contre lui
des libertés légales jusqu’à leur dernière limite. On se montrait décidé et
prêt, non pas à devancer, mais à accepter sans hésitation l’épreuve su-
prême qui s’annonçait, et dont, chaque jour, on faisait suivre clairement au
public le progrès. »

À ces éléments d’orage qui existaient, répandus dans notre milieu,


venaient s’ajouter des faits plus précis ou jugés tels par l’esprit public.
Des ordres avaient été lancés de la capitale pour tenir havre-sac au dos
les troupes circonvoisines de la ville des Gonaïves, et prêtes à fondre
sur cette cité. On avait envoyé lever une force spéciale par des agents
spéciaux afin de procéder, là encore, à l’arrestation de mandataires du
peuple ; l’État de siège y allait être proclamé. À la capitale, il se disait
que seul M. Archin éludait l’exécution de la mesure arrêtée pour se
saisir de la personne d’un autre député, de M. Bazelais, parce que
dans son habileté il avait préféré qu’un tel coup se frappait après que
celui attendu des Gonaïves eût été porté. Ajouter que tous ces actes
préliminaires se préparaient derrière le rideau de la Chambre des
Communes où s’exécutaient à l’avant-scène des entrechats qui
n’étaient que des amorces. Et, précisément à cette date lugubre du 30
juin, sur les dix heures du matin, des personnes furent informées, à
notre insu, que la Chambre allait être, dans le cours de la journée, le
théâtre de nos premiers évènements.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 107

Nous étions prêts, voilà notre aveu ; prêts à nous opposer à


l’arrestation de M. Bazelais, comme décidés à défendre nos personnes
et nos droits. Le mot d’ordre était connu et accepté il n’était pas non
plus, je me l’imagine, un mystère pour le pouvoir qui s’absorbait dans
ses dernières mesures de guerre. Le 29 juin, Boisrond Canal fut à la
fête de Pétion-Ville ; et quand il eût traversé la foule des jeunes gens
qui s’y étaient réunis, il s’était vu environné et bruyamment convié à
accepter ce toast : à l’indestruction du parti libéral ! Je le demande,
était-ce significatif ! Mais tout ce qu’on avait pu dire, et tout ce qu’on
avait pu faire avec l’intention de ne pas attendre le coup, mais plutôt
de le devancer, échoua : les citoyens, résolus aux évènements, jugè-
rent sage de les attendre de pied ferme. Ce même jour du 29 juin, Da-
vid fils aîné, que les gens de Canal devaient achever en cherchant à
l’arracher à son lit d’agonie, [111] quand déjà les carabines s’étaient
tues, David se dévouait à ce rôle de temporisateur. « Nous sommes,
disait-il, à ceux-là qui le consultaient sur l’heure de l’action, nous
sommes des hommes d’ordre ; ne permettons pas que le pays se mé-
prenne sur notre caractère et sur nos desseins ; restons d’autant plus
dignes que nous sommes décidés à accepter la lutte qu’on veut enga-
ger. » L’intrépide Ramir Dalencour, l’infortuné député, ne fut pas plus
heureux dans son impatience. C’est en vain qu’il avait jeté au vol dans
les esprits de l’Artibonite et du Nord les signes d’alarme qu’il avait
recueillis, au siège du Gouvernement. Au 2 juillet, tandis que nous
étions assiégés à la rue Pavée, il arrivait, avec d’autres de nos amis
des Gonaïves, pour débarquer à Port-au-Prince et se livrer tous à leurs
travaux législatifs. Voilà bien le fait tangible, matériel, qui atteste
qu’au 30 juin nous n’étions pas dans les dispositions d’ouvrir nous-
mêmes les hostilités. Ce fut à la nouvelle de la présence dans notre
rade de ces soutiens de notre cause que nous leur fîmes passer à la
hâte l’appel suprême que nous adressions à la population des Go-
naïves, jetant à cette population le cri de notre sentiment final,
qu’exprima en ces termes l’un des combattants du 30 juin : « si, faute
de munitions, nous étions condamnés à succomber, pour vous serait
notre dernière pensée comme en vous serait notre dernier espoir ».
Je ne me suis pas senti quitte de n’être pas un agent provocateur de
la discorde civile ; j’ai encore refusé de concourir avec une fraction du
Parti national dans le dessein de disperser un pouvoir, au fond en butte
à tout le monde ; on alla jusqu’à me demander d’être seulement
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 108

neutre, en n’intervenant pas de mon autorité communale dans la lutte


qu’on brûlait de commencer ; je ne me suis pas prêté à cet événement
Et quand d’autres m’eurent appelé sur le terrain de la conciliation, on
me trouva, au contraire, empressé d’accepter tel rendez-vous qu’on
me donna. Je n’eus aucun scrupule, aucune hésitation à aller de jour
chez des citoyens du Parti national, exclusivement préoccupé de mon
désir de conjurer les évènements. Ceux-là peuvent redire mes efforts,
parce qu’à cette heure ils sont à côté de M. Salomon. Le 28 juin nous
poursuivions encore ensemble cette œuvre de paix, c’était un samedi ;
et, en nous séparant, nous avions remis, pour la reprendre, un lundi 30
juin C’est à cette date et dans l’enceinte législative ou je me trouvais,
que des coups d’armes m’indiquèrent que l’heure suprême de la résis-
tance avait sonné. Tout, et le lieu [112] où je fus surpris, et la voie par
laquelle j’ai dû opérer mon sauvetage, et le député national qui fût
avec moi dans la débâcle, tout prouve que j’avais ignoré les disposi-
tions de la bataille qui nous enlaça.
Dès que je fus dégagé, je courus au poste légal que m’assignaient
mes fonctions de Magistrat Communal. En ce moment, seul, j’ai con-
nu les perplexités par lesquelles passa mon esprit, quand il me fallut
considérer le rassemblement des citoyens, rendu régulier par le si-
nistre son des tambours du Gouvernement, ces citoyens qui la plupart
venaient pourtant pour couvrir la personne de M. Bazelais, leur dépu-
té, et qui consentaient encore à faire dépendre leur action de l’autorité
civile dont j’étais revêtu.
J’en étais là, quand le ministre de l’intérieur pénétra à l’hôtel
Communal. Entré avec lui dans une pièce isolée, nous n’avions pas
tardé à être enveloppés par des gardes nationaux et des citoyens. Alors
se passa la scène dont le trait caractéristique a laissé dans mon cœur
son empreinte douloureuse et ineffaçable. Le 1er commandant de la
garde nationale, Brouard Paret, fidèle à la personne du Président
jusqu’à ce jour, s’avançant les armes à la main, déclara le Secrétaire
d’État prisonnier. « Je m’y oppose, m’écriai-je instantanément, et por-
tant ma personne en avant, je couvris M. Thoby, tandis que le député
H. Price, s’élançant au devant des gardes, les contenait. Brouard Paret,
cédant enfin à mon obstination, laissa tomber ces mots : « Magistrat,
ce que vous faites là met ma vie à la discrétion du Secrétaire d’État ;
s’il sort d’ici, il me fera fusiller sans merci, et vous aurez été la cause
de ma mort ! Brouard, trouvé le 3 juillet dans une maison où il venait
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 109

de se réfugier, tomba blessé dans une lutte extrême et pleine


d’héroïsme ; pris vivant, il fut aux trois quarts achevé et porté sur une
planche pour aller expirer sous les regards de défenseurs du palais, ces
défenseurs contre l’action desquels, quelques jours avant, il avait veil-
lé Canal, le président ! Le Secrétaire d’État a recueilli, je veux croire,
dans la bouche du vaillant citoyen, qui s’était présenté pour le mettre
en état d’arrestation, quels furent ses griefs contre le Gouvernement
et, particulièrement, l’homme qu’il avait servi et aidé à monter les
marches du pouvoir.
Le tumulte causé par l’entrée des gardes nationaux dans la salle
communale s’étant apaisé, le Secrétaire d’État m’attira à [113] l’écart
et me posa familièrement la question : « Que se passe-t-il ? Je ne
comprends rien à ce que je vois : des citoyens se portent à la Com-
mune et un grand nombre accourt au palais. Mais donnez-moi donc un
conseil dans la situation ; que dois-je, que puis-je faire ? »

« Ne me demandez pas ce qui se passe à cette heure, m’empressai-je


de répondre ; comme vous, je l’ignore ; mais ce que nous savons l’un et
l’autre, ce que vous venez de voir, ce que vous avez entendu, tout dénote
que la confiance des citoyens est ébranlée, perdue ; la société se sent me-
nacée par la politique dans laquelle le Gouvernement s’est engagé. Quels
conseils vous donner à cette heure ? Vous avez le Sénat qui inspire con-
fiance à la foule assemblée ici, retournez vite au Palais et obtenez que son
bureau serve d’intermédiaire, de juge conciliateur entre les citoyens en
armes et le Gouvernement. Je prévois tout, vous pouvez échouer dans
cette mission de concorde ; il se peut que le chef ne se prête à aucun ac-
commodement, que votre voix soit sans écho, en ce moment, dans le Con-
seil ; eh bien, mon cher, voici le conseil que je vous donne et que me sug-
gère le souvenir qui me revient à l’instant. Mon père lutte à côté du prési-
dent Soulouque jusqu’à l’approche des évènements du ....Avril 1848 ; ne
pouvant ni les conjurer, ni endosser leur responsabilité, il sortit du Minis-
tère, honorablement, je crois ; imitez-le. Allez, et je fais tout pour apaiser
la réunion ; mais ne tardez pas à revenir ». Je traversai après cela la foule
avec M. Thoby ; puis, je le laissai continuer pour son ministère, conduit,
protégé par le citoyen du devoir et au cœur dévoué, Auguste Bazelais.
Avant de nous séparer, je rappelai à M. Thoby que c’était le Magistrat
communal qui avait conféré avec le Ministre de l’intérieur, qu’en consé-
quence, quoiqu’il pût arriver, même qu’il ne lui fût pas possible de revenir
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 110

à la Commune, il devrait encore officiellement me faire connaître la déci-


sion du Gouvernement, à savoir s’il entendait ou non parlementer.
M. Thoby acquiesça à mon observation et ajouta : « Je vais de ce pas
réunir les bureaux des deux Chambres ; calmez, rassurez les citoyens ».

J’avais évité, pour ma part, de parler du bureau de la Chambre des


Communes en telle occurrence, par la raison facile à saisir que les
deux branches du Corps Législatif étaient elles-mêmes [114] en lutte.
Je fis donc une pénible réflexion, dès que les derniers mots du Secré-
taire d’État m’eurent frappé l’oreille ; mais je me gardai bien de lui en
faire l’observation ni de lui laisser surprendre mon impression, et cela,
pour ne pas perdre des minutes si précieuses en ces moments-là.
Que se passe-t-il dans la région du Gouvernement, à partir du mo-
ment où M. Thoby avait quitté la Commune ? Je ne l’ai jamais su, du
moins d’une façon assez positive pour que je me hasarde à le consi-
gner ici. Ce que j’affirme, c’est que la notification officielle que
j’attendais ne me parvint jamais.
Les citoyens étaient dans l’attitude proverbiale de nos gardes na-
tionaux, quand ils furent assaillis par des coups de fusils. Le point
stratégique de la Grand’Rue, vis-à-vis du théâtre, que nous avions fait
promptement occuper, avait été surpris et gardé, dans l’intervalle, par
Duperval qui était venu, en causant, se mêler aux nôtres. Nous pre-
nions, plus tard, pour la riposte de nos amis le feu qui nous assaillit de
ce point. La maison Bazelais, par sa proximité, était couverte à l’Est
par l’Hôtel Communal. Même que le Gouvernement pût être convain-
cu que l’attroupement s’était fait à la porte de la loi, avant de procéder
à sa dispersion par les armes, de la sommer régulièrement de se dis-
soudre, de demander au moins qu’on évacuât tant de femmes, tant
d’enfants qui s’y logeaient habituellement, qui s’y trouvaient effecti-
vement ce jour-là. Mais à l’égard de la Commune et de son autorité
compétente, après surtout, que le Magistrat eût conféré avec le Secré-
taire d’État de l’intérieur, la façon qui fut employée dénote clairement
que le Gouvernement courait lui-même à l’anarchie, soit en provo-
quant la guerre, soit en n’évitant pas l’occasion de la faire éclater.
Pendant l’échange de ces coups de feu qui inaugurèrent 1e premier
combat, il y eut de mon côté des efforts déployés pour faire admettre
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 111

que l’agression n’avait pu dépendre que d’un malentendu. Bientôt ap-


parut le Ministre de la Guerre. Dès qu’il fût reconnu, les têtes se dé-
couvrirent, et on agita les chapeaux, en criant : « Ne tirez plus, c’est
François qui arrive ! Plusieurs, portant leurs armes en l’air, marchè-
rent sur l’homme en qui était placé la confiance générale : « touchez »
lui disent-ils, nos armes sont froides ; le Secrétaire d’État de
l’intérieur, votre collègue, sort de l’hôtel Communal, il nous a promis
que les choses allaient s’arranger, et ce sont les soldats du Gouverne-
ment qui nous [115] fusillent ! Le Secrétaire d’État partit, après avoir
rassuré l’atmosphère et courut au Palais à la rencontre de M. Thoby.
Peu après, sans autres formalités, la mitraille vint nous signifier que
l’Exécutif était résolu dans ses desseins aveugles. C’était l’heure, on
avouera, du salut de chacun, l’heure où l’homme public, surtout, por-
tant sur sa poitrine la cocarde de la représentation nationale, est som-
mé d’opter entre le courage et le déshonneur.
Les troupes lancées contre nous au second combat, ayant reployé,
le Secrétaire d’État de la Guerre étant mort au poste du Gouverne-
ment, et, de notre côté, des pertes irréparables se comptant, on nous
donna alors le drapeau blanc. Le Président du Sénat, M. Denis,
s’avança et nous proposa, au nom du Pouvoir, d’accepter la suspen-
sion des hostilités, de part et d’autre, jusqu’au lendemain matin, à
l’heure où il serait permis au bureau du Sénat et au Corps diploma-
tique convoqués, de concerter avec les organes de l’Exécutif sur les
moyens d’entente à nous notifier ou à nous offrir. Le Sénateur Morin
Montasse vint ajouter ses efforts à ceux de M. Denis, et j’acceptai
leurs paroles comme le gage de la parole du Gouvernement.
Le soleil s’était couché, et l’ombre de la nuit alla projeter de nou-
veau ses ténèbres dans la conscience de Boisrond Canal.
Des forces massées, des canons mis en position durant cette nuit,
saluèrent de leur fureur notre réveil du 1er Juillet. Il pouvait être six
heures. Déjà, M. Denis était accouru au Palais. Quand il entendit le
feu s’ouvrir, il s’écria : « Est-ce là, Président, ce qui était convenu !
Mon honneur m’a lié avec les citoyens en armes à la Commune, et
l’attaque se reprend ! - Mais ce sont ces Messieurs qui nous attaquent,
dit le chef », le gouvernement est bien obligé de se défendre. De
grâce, Président, comment le savez-vous ? On se bat, vous êtes ici, je
suis avec vous ; ne dîtes pas toujours que ce sont ces Messieurs ! Hâ-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 112

tez-vous de faire cesser le feu ; envoyez l’ordre ; je vais de mon côté,


et je réponds de ces Messieurs.
Le chargé de la légation d’Angleterre, appelé au Palais par un billet
de M. Archin, s’y rendit. Que lui proposa M. le Président ? D’aller
sommer ces Messieurs de se disperser ! M. Byron, riposta : « Eh quoi,
Président, c’est là le rôle que vous avez entendu faire jouer au repré-
sentant d’une puissance amie ! Si vous avez des insurgés dans votre
pays, dispersez-les comme vous l’entendez ne peut pas être mon af-
faire, ni l’affaire du [116] Gouvernement de la Couronne ; je me prê-
terai, volontiers, à porter vos paroles de paix ou vos moyens de conci-
liation, si vous en avez à me confier, à ceux-là que vous appelez des
insurgés. Mais moi, je n’ai pas à me convaincre de cela. Là-dedans, je
ne puis voir qu’une question d’humanité. Je serai médiateur entre
deux groupes de gens qui se déchirent ; et je répète que je ne puis pas
être l’agent du Gouvernement d’Haïti pour aller porter à ses insurgés
des ordres ou une sommation.
Les pourparlers qui marquèrent, par intervalle, la lassitude des
combattants au cours des journées, des 1er et 2 Juillet, n’ont jamais
signifié, en fin de compte, que notre dispersion d’abord, et si loin de
toutes garanties, que l’acte qui nous vînt ensuite, porté par quelques
membres du Corps Diplomatique et Consulaire, comportait tardive-
ment l’amnistie pour les autres, si M.M. Boyer Bazelais et Edmond
Paul consentaient à se laisser chasser de leur pays !
Les citoyens directement consultés sur ce qui ne pouvait regarder
qu’eux et leur détermination, pour toute réponse, déchirèrent la pièce
et la lancèrent au vent, en priant les agents de la médiation d’attester
au Chef de l’État le cas qu’ils en avaient fait.
Nous fûmes, à ce moment, expressément informés de la décision
arrêtée au Palais, notre résistance se prolongeant, de brûler la ville.
Aux observations présentées à cet égard et touchant les intérêts étran-
gers, un Ministre avait nettement répondu : c’est là une simple ques-
tion d'argent, une question d'indemnités à régler ; nous paierons !
La seule faveur à laquelle on consentit et qu’on nous fit glisser au
tuyau de l’oreille, mais qui devait être l’injure la plus sensible, étant
donné le caractère des hommes envers qui on se la permettait, ce fut
de nous proposer une somme ronde, devant sortir du Trésor public,
qui nous eût permis de défrayer notre existence à l’étranger, désor-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 113

mais sans souci ! Enfin, une pure amitié libérale, sacrifiant sa fortune
à notre infortune, se promettait de nous rejoindre dans notre ostra-
cisme !
À la proposition de nous disperser, où s’était renfermé Boisrond
Canal, les citoyens en armes opposèrent constamment la contre-
proposition de laisser délibérer de Sénat sur leurs griefs. Ils avaient
dans la nuit du 30 juin rédigé et signé une pièce à cette fin ; elle doit
se retrouver aux mains du président du Corps [117] à qui elle avait été
remise. Les médiateurs étaient de plus informés que le rassemblement,
dans les circonstances où il avait eu lieu, n’était pas une action dirigée
contre le Gouvernement, mais l’entreprise la plus légitime, la plus op-
portune, devant l’agression armée d’un parti politique contre un
autre ; le désarmement réel, effectif, des deux partis serait acceptable,
mais il était pour le moins incompréhensible que le Gouvernement
demandât à ses défenseurs accoutumés, de désarmer seuls, tandis que
ceux qui avaient passé pour les adversaires de nos Institutions, qui ont
été constamment à assaillir le Pouvoir constitué, qui avaient toujours
inquiété le Gouvernement par leurs menaces perpétuelles, jouissaient
de ses faveurs subites et de sa protection indéniable. En vain, M. By-
ron s’était fait l’organe fidèle de nos sentiments au sein du Conseil de
la présidence ! Résumant la situation, après avoir entendu le Chef, il
dit : « Je comprends la question, actuellement ; il y a deux partis poli-
tiques, bien distincts dans le pays ; vous vous êtes mis avec l’un
contre l’autre ; eh bien ! Ceux qui, pour vous, sont des insurgés, m’ont
chargé de vous dire qu’ils n’ont pas attaqué votre gouvernement et
que toute cette affaire peut s’arranger, si vous cessez de vous mettre
avec leurs adversaires pour agir contre eux.
Canal après son suprême effort de la journée du 1er juillet, s’était
senti épuisée. Il voulut abdiquer. Cette pensée fut combattu par un de
ses Secrétaire d’État désespéré, lequel prolongea ainsi de quinze jours
l’angoisse du pouvoir, quinze jours inutiles, durant lesquels a pu se
préparer, à l’aise, la ruine finale de nos Institutions.
Le drame de la Rue Pavée s’est clos à la lueur de l’incendie
qu’alluma la main du Gouvernement, sinon avec des torches, comme
il est difficile de le nier, mais au moins par ses obus chargés avec des
matières inflammables, opérations que dirigea un étranger, ancien ca-
pitaine de bâtiment.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 114

Le jour suivant, 3 juillet, notre cri avait été entendu des Go-
naïviens, et les partis politiques que Canal avait forcés à en venir aux
mains à la capitale, là, sur cet autre théâtre, déjà témoin de ses jeux
atroces, se donnaient la main, et, dans un embrassement général, em-
portaient une politique qui sera éternellement misérable : dixide ut
imper es !
[118]
Qu’on dise, maintenant, quelle est la part de responsabilité qu’il est
logique, qu’il est nécessaire que j’endosse dans ces affaires de la Rue
Pavée, dont je dois porter la peine devant le présent et devant la posté-
rité, quand, lui Canal, qui les a conçues, préparées, amorcées, en se-
rait, déchargé, absolument comme si ce fut un saint que des diables
déchaînés auraient surpris loin de tous les regards et contraint de se
livrer à des exercices peccables !
Canal au pouvoir, et il en sera encore de même de quiconque lui
ressemblera, fut sans idées et sans force. Il s’y maintint par le constant
intérêt de ses adversaires du Parti Libéral, et, pour une durée éphé-
mère, par l’intérêt du Parti National. Lui et les purs canalistes restè-
rent intimes et impuissants. Les efforts, le dévouement de M. Thoby
n’avaient jamais pu le retenir dans le domaine où s’évoque, pour la
conduite des affaires d’un peuple, l’austérité de certaines lois pu-
bliques ou morales. Plus d’une fois, Canal eût à se plaindre, en parti-
culier, des remontrances ou exigences de son ami. Les circonstances
de l’arrivée au Ministère de D. Jean-Joseph, la rencontre de M. Thoby
avec M. Archin dans le même Cabinet, encore que leurs vues propres
différassent diamétralement leur campagne collective à la Rue Pavée,
leur sort différent sont des faits et des évènements qui parleront à
l’Histoire de la malléabilité du Chef d’alors pour prendre le cachet
qu’on veut nous faire accroire lui avoir été imprimé.
Non, finissons avec cette politique ! Je n’ai nourri de haine, de
prévention contre personne. Quiconque se rappellera nos luttes parle-
mentaires sous Nissage Saget, dira que sous Canal, nous nous en
étions désintéressés jusqu’à la limite où ne pas agir, ne pas parler,
c’était compromettre, soit notre caractère, soit les intérêts dont nous
avions la garde. M. Bazelais ne se présentait guère aux séances de la
Chambre. On avait commencé même à trouver un mot désobligeant
pour qualifier notre silence obstiné. Si M.M. L. Ethéart et Thoby sont
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 115

sortis du Ministère par suite d’un de mes propositions, votée à


l’unanimité, ils savent aussi 13, lorsqu’ils songèrent à y entrer. A.
Flambert le leur a dit, que je n’entretenais à leur égard aucun senti-
ment susceptible de me faire éprouver de la répugnance pour leur ré-
apparition à la tête des départements ministériels ; qu’ils étaient en
droit de compter sur mes principes, comme j’en appellerais [119] en-
core moi-même à ce que je considère mon devoir, si, par malheur, se
représentaient des circonstances de la nature de celle qui avait fait
naître notre dernière difficulté.
Tout le mal, donc, fut la tête. Tort immense d’avoir fait monter au
sommet de l’échelle du Gouvernement, un citoyen avec des dehors
sociables, mais, une fois encore, trop peu au fait des difficiles fonc-
tions de la présidence ; un citoyen, ayant, par lui-même, trop peu de
connaissances propres à incliner les grandes questions d’État dans le
sens voulu par la morale, le droit et l’intérêt d’une nation ! Ce tort,
nous l’avons tous expié. Mais, si nos agissements, si la conduite que
nous avons tenue, si nos principes sont présentés comme la seule
cause du malheur public, c’est déclarer, du coup, fermées à nous ou à
nos pensées, les portes de l’avenir, c’est proscrire tout exemple de pa-
triotisme semblable au nôtre, d’un patriotisme que M. Archin ne qua-
lifia pas autrement, sous M. Salomon, que d’être entêté.
Après tout, qui avait gardé à Canal rancune à cause de nos affaires
de Kingston ? Qui lui en voulait d’être l’élu préféré de l’Assemblée
Nationale ? Mais était-ce un crime, une chose illicite, que de conser-
ver, nous les vaincus de l’Urne, nos espérances pour l’avenir ?
Les membres de cette grande Assemblée n’avaient pas tardé à re-
connaître que leurs sentiments et les nôtres se confondaient pour le
plus grand bien de la chose de tous. Canal lui en a voulu, dès lors, de
ne pas nous tenir en quarantaine dans son sein. Oh ! Quand j’interroge
ma conscience, quand je fais appel à mes souvenirs, je sens quel poids
immense de mensonges est tombé sur l’âme du peuple ; j'aperçois net-
tement quelle cage de fer a été bâtie pour tenir captives ses sympathies
universelles ! Ainsi, nous avons été des irréconciliables ! Qu’on le
sache, pourtant : je fus en personne au Palais National, après l’affaire
Tanis, où je déclarai au Président, emmené à l’écart par moi, que je
venais m’inscrire dans le cercle de ses plus intimes amis, sur le terrain

13 ...savent aussi à lui s’adresser lorsqu’ils…


Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 116

de la chose publique, pour, là, avec eux, jamais sans eux, sans pré-
tendre pour moi à nul autre poste que celui que le Peuple m’avait con-
fié, échanger nos vues, nos conseils sur les questions touchant le sort
de la Patrie ; que, pour cela, je me tenais à ses ordres, prêt à tout ins-
tant, à répondre à son appel. M. Bazelais, qui, lui aussi, rendit visite
alors au Président, peu après son retour à la Capitale, lui faisait faire
des communications à peu [120] près dans le même sens par M. Ca-
mille Nau, qu’il avait prié d’être son intermédiaire. J’allai, dans mon
entrevue avec le Président ; jusqu’à me hasarder de toucher, sur le
champ, la nécessité d’une modification de son ministère, par la sortie
de M.M. Guttierez et Montas, qui passaient pour être de nos amis po-
litiques et près de qui, le cas échéant, je m’offrais à faire la démarche,
aux fins de les associer aux raisons de ce changement. J’attendais
l’appel, il ne vint jamais ! Bien plus, nous tous, qui nous étions redon-
né la main franchement, sincèrement, qui avions échangé nos acco-
lades sur le théâtre de la suprême défense du Gouvernement, quand le
Chef fut absent, nous sentions notre accord s’effondrer, dès son re-
tour ; et une note éclatant en tête du Moniteur, venue quelques jours
après et directement du bureau de la Présidence, nous renvoyait à nos
lignes d’hostilités respectives, nous dispersait, ô fatalité ! Jusqu’à
l’heure de notre choc horrible ! « La tranquillité » disait cette note
règne partout dans la République ; seule la capitale s’agite, par le fait
de citoyens qui n’ont pas la patience d’attendre !
L'autorité du Gouvernement s’érigea tellement en antagonisme de
simples individualités, que les grands intérêts de la Nation pâtirent,
que nos Institutions, frappées par contrecoup, s’affaiblirent jusqu’à
être renversées.
Le rouage départemental, ce grand volant qui a toujours fait tour-
ner le pouvoir militaire aux révolutions, cette force que délaisse
l’Empire, dont se passe M. Salomon, cette autorité excentrique, maî-
tresse du pouvoir central, Canal le rétablit en faveur d’une personnali-
té qui méritait, à ce qu’on a avancé, cette haute distinction. Mais le but
caché devint évident, lorsque le titulaire toléré par le Corps Législatif
fut doublé d’un autre général, commis au même poste dans une autre
région du territoire. Une loi, alors, intervint, dès la disparition du pre-
mier titulaire, dans le but d’arrêter le Président dans cette voie mena-
çante. S’y soumit-il ? Il viola cette loi de la façon la plus dangereuse :
il la contourna. Le pays ne vit plus de chef de département, mais fut
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 117

en présence du délégué du Gouvernement dans le département. C’était


le même pouvoir étendu et aggravé en puissance ; la délégation
n’avait ni objet, ni duré, ni siège déterminés ; le missionnaire avait, de
la sorte, qualité pour exercer dans tout le Département les attributions
des quatre Secrétaires d’État. Il nous a été donné de le voir révoquant
des fonctionnaires [121] de l’ordre civil tant administratif, financier
que judiciaire. Puis, le délégué venant, lui aussi, à disparaître de la
même façon que le chef militaire qui lui avait donné le jour, un second
délégué fut lancé sur une troisième partie du territoire. Notons que ces
vacances successives se produisaient, occasionnées tout juste par les
motifs qui avaient porté nos aînés, quoique moins éclairés que nous
par l’expérience, à renoncer à l’institution.
La question de la décentralisation financière vint, au déplaisir du
Président, se poser devant le Corps législatif. C’était un mal ; mais on
pouvait offrir et on a offert la décentralisation administrative ; c’était,
cette fois, un bienfait, et même la Constitution de 1867 le prévoyait.
Pour l’exécution intelligente de la loi sur les conseils
d’arrondissement, cette mesure neuve, utile, qu’a fait Canal ? La
conscience de chaque localité, de chaque commune répondra.
Que dire de la loi sur la caisse d’amortissement ? Il faut admettre
qu’elle fût bien fortement conçue pour n’avoir pas succombé, à son
apparition, aux quolibets de la presse ministérielle, pour avoir résisté à
tous les feux roulants, et mériter encore que M. Salomon s’y soit atta-
chée comme à son ancre de salut.
Parlerai-je de l'Emprunt Domingue ? Après tout ce qui s’était dit
de cette affaire financière, où l’honneur de la Nation et le fruit de ses
labeurs resteront longtemps et ensemble engouffrés, le Président de
1876 pensa ratifier le contrat sans examen, afin de disposer du solde
de l’argent. Ce que je dis là n’est ni conjectural, ni contestable ; lui-
même, le Chef, me tint semblable langage. Sollicité par le député Lys,
à propos du Message d’objections que ce sujet avait provoqué et qui
avait consterné les amis de la présidence, je me rendis un soir, à 10
heures - la calomnie sera-t-elle éternelle - auprès du citoyen Boisrond
Canal, qui s’était prêté à l’entrevue, dans le but d’examiner avec lui la
question à un point de vue autre que celui qui semblait avoir dominé
le Conseil de l’Exécutif. Pour justifier ou excuser sa pensée première
que je viens de rappeler, le Président nous dit, au député Lys et à moi,
qu’il avait dû songer à un moyen d’avoir des capitaux, qui lui permis-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 118

sent de faire pour son pays le bien qu’il désirait, devant l’impossibilité
duquel il préférerait résilier ses hautes fonctions. De noue côté, nous
nous étions empressés de persuader le Chef de l’État que des [122]
ressources moins condamnables viendraient à point à son patriotisme,
s’il les sollicitait dans d’autres directions. Il fut convenu, en tout cas,
qu’on s’arrêterait dans la voie des objections. Mais tout le monde suit
ce qu’il advint, bien au contraire ! Et il nous a été donné d’essuyer,
dans notre amour-propre national, l’affront d’un Ministre haïtien al-
lant dire à un Gouvernement étranger, qu’un acte législatif, émané de
la puissance de son pays, était réprouvé par les gens compétents
d’Haïti !
Il n’y eut pas que le souffle de l’esprit de Canal d’insuffisant au
Gouvernement. Sa conviction morale trahit jusqu’à la gestion ordi-
naire de nos finances. Si des comptables se débattaient éperdus, dans
les liens du contrôle de leurs opérations, de suite ils encouraient les
faveurs de l’Exécutif, ils étaient élevés à des charges plus éminentes,
d’où on pouvait les voir arrogants, et, de leurs positions nouvelles,
narguer et menacer leurs juges.
Dans quel langage leste, le Chef ne parla-t-il pas des agents de son
choix et des choses à l’amélioration sinon à la prospérité desquelles il
avait été commis ? Voici un exemple.

Port-au-Prince, 16 novembre 1878


Mon cher Ernest, *

Je fais ce matin la réforme ministérielle ; je profite de l’occasion pour


vous débarrasser de votre lourd fardeau que vous n’avez consenti à porter
que par pure amitié pour moi. J’obéis uniquement à certaines exigences de
la politique, n’ayant jamais eu qu’à me louer de nos bons rapports, et qu’à
me féliciter des efforts héroïques que vous avez faits pour soutenir une po-
sition devenue presque impossible. Vous continuerez, je l’espère, à comp-
ter sur moi, comme je compterai toujours sur votre vieille amitié Boisrond
Canal
* (Moniteur du 16 novembre 1878)
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 119

Autre exemple. Je suis Magistrat communal ; je suis installé, félici-


té par le Secrétaire d’État qui a le contrôle de ma charge, je fonc-
tionne ; puis, un beau matin, je m’entends citer au tribunal, où je com-
parais pour voir mon caractère et l’autorité [123] publique dont je suis
revêtu être l'objet du mépris d'un pouvoir, qui se devait à lui-même de
les défendre d’office. En 1873, que de Députés du Peuple n’étaient
pas Magistrats ou Conseillers de Communes ! Le Pouvoir Exécutif de
l’époque n’avait pas moins tenté de m’interdire l’entrée du Conseil de
la ville de Port-au-Prince dont j’avais été l’un des membres élus. En
1878, quand la faveur publique m’eût honoré une nouvelle fois de la
fonction de conseiller communal, je fus encore seul à être pris à partie,
bien que la régularité de ma charge se prouvât par tant d’autres cas
identiques qui s’étalaient aux yeux. Cette fois, le nouveau pouvoir
exécutif, non moins coupable dans ses desseins cachés, argua de
l’incompatibilité de mes fonctions de membre de la Commune avec
celles de membre du Conseil d’Arrondissement, par suite d’une dispo-
sition de la loi dont j’avais la paternité. Or, si j’avais été élu à ces
deux charges, même qu’on eût pu prouver que je les avais briguées
tour à tour, même que j’eusse exercé l’une avant l’autre, même que la
première fût seule obligatoire, je ne restais pas moins investi de mon
droit d’option découlant d’un principe élémentaire dans notre droit
moderne. Que fit Canal, néanmoins ? Il mit sur pied toute notre facul-
té de droit, se fit adresser des placets ridicules, et nonobstant meilleur
et plus sage avis, enjoignit à son Ministre de la Justice de saisir le par-
quet du motif qu’il y avait de poursuivre ma double déchéance de
Magistrat et de Conseiller à la Commune. Lorsque vinrent les débats
et que l’avocat de mon droit eût agité devant la conscience de
l’auditoire la dépêche du Gouvernement louant le Magistrat commu-
nal, par l’organe du Secrétaire d’État de l’intérieur, d’être monté au
poste d’où le même Gouvernement, par l’organe de son Commissaire,
demandait qu’il fût précipité, il y eut des éclats de rire à se tenir les
côtes. Alors, comme par un coup de théâtre, Maître Camille Nau ap-
paraissait devant la foule des gens assemblées et, furieux, tirait le dos-
sier de l’affaire des mains du Ministère Public et, lui prescrivant de
demander la remise de la cause à huitaine. Le Gouvernement.,
jusqu’au bout, en fut pour ses grands frais de mise en scène.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 120

Si de la sorte, donc, tous les ressorts de la haute administration


s’étaient déprimés sous Canal, si le caractère de l’autorité avait tant
perdu de son prestige, si cette autorité avait cessé de commander le
respect, n’est-on pas obligé d’avouer que la faute en était à de pareils
exemples de débauche ?
[124]
Lorsqu’on n’avait pu m’atteindre en personne, on travailla à faire
souffrir, sous moi, les intérêts de la ville. La police communale était à
peine organisée, se disciplinait à peine quelque peu, que déjà en le
disloquait en sous main ; ses agents étaient tantôt maltraités, tantôt
soudoyés ; un des commissaires principaux alla au Palais, appelé par
un Ministre et eut à résister aux offres d’argent et d’un commande-
ment militaire supérieur que lui fit le Président en personne. Pourtant,
lorsqu’à l’affaire de la Croix-de-Bouquets, le citoyen-Président se vit
presque sans troupes, il lui fallut accepter avec empressement la poi-
gnée d’agents civils offerte par la Commune, et on vit ces agents de
police se porter avec lui en avant.
Encore un autre fait. Les Chambres législatives, siégeaient au der-
nier jour de la session de 1878, n’ayant pas clos les budgets, quand
elles furent invitées par dépêche ministérielle à ne pas prolonger leurs
travaux au-delà du coucher du soleil, de peur, disait-on, qu’elles ne
devinssent, la proie de quelques désordres qui étaient prémédités
contre elles. Ce fut la Police communale qui couvrit les délibérations
des Corps, jusqu’à minuit, quoiqu’il appartienne au Gouvernement de
le faire, sans la précaution préalable de les avertir en si mince occur-
rence. Cependant, quand vint l’heure de servir la subvention légale-
ment acquise à cette police, M. Archin refusa net, par la raison que les
budgets ne s’équilibraient pas. M. Thoby, entré au Cabinet peu après,
anéantit le motif de son collègue, mais ne fit compter à la Commune
que le tiers de l'allocation mensuelle, renvoyant pour meilleure solu-
tion à la saison prochaine !
On peut voir, sous un autre trait, jusqu’où descendit l’esprit qui di-
rigeait d’en haut nos affaires publiques. Un projet de contrat pour
l’éclairage au gaz de la ville de Port-au-Prince fut déposé devant les
Chambres par le Cabinet. Ce projet, au vœu de la loi, fut renvoyé à
l’assentiment préalable du Conseil de la Cité, et, quand il revînt sous
cette forme régulière, le même Cabinet, qui le croira, en demanda le
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 121

rejet. Le concessionnaire, M. L. Laforestrie, s’étant mis en campagne,


obtint que l’Exécutif se désistât de son opposition, cette fois, par pure
considération pour sa personne.
Des traits et des exemples de ce genre abondent et chacun peut se
les rappeler pour se convaincre comme nous [125] que l’autorité de
Canal n’avait pu s’affranchir d’un tel cercle d’enfantillages.
D’autres fois, la conséquence de sa conduite ne laissa pas que
d’être subversive de la présidence même. M. Archin alla aux Go-
naïves en sa qualité de Secrétaire d’État et de président d’une com-
mission composée de fonctionnaires de rangs élevés dans la hiérarchie
gouvernementale. Il s’agissait de mettre ordre aux circonstances
toutes nouvelles et pleines d’émoi qui laissaient voir des employés du
cadre civil révoqués par l’autorité militaire, M. Archin d’accord avec
la Commission conclut, en audience publique, dans un langage correct
quoique plein de bienveillance pour le caractère d’un lieutenant de
l’Exécutif, que ces employés retourneraient à leurs charges. Le Géné-
ral Mentor Nicolas, pour sa part, répondit, en tapant du pied, que ce
qu’il avait fait était irrévocable. Et ce ne fut, en effet, qu’après que le
Général M. Benjamin eût fait son invasion aux Gonaïves et que
l’autorité du Général M. Nicolas, le délégué de l’Exécutif, s’en alla
fleurir davantage au Port-au-Prince, que les fonctionnaires administra-
tifs recouvrèrent leurs postes.
N’était-ce pas du galimatias ? Et, si tant d’hommes jusqu’alors
soumis à nos lois, respectueux de nos institutions, collaborateurs aux
actes qui tenaient en faisceau nos opinions et notre conduite, qui tous
étaient unis à nous par la pensée et le but, se sont faits plus tard les
agents de notre schisme, n’est-ce pas aux incessantes instigations de
Boisrond Canal que nous devons ce malheur ? Qui les força, ces
hommes, à se mêler d’affaires incompatibles avec leurs fonctions, à
prendre la personne d’un député pour thème de leurs audiences anar-
chiques, à envahir les urnes, où, en définitive, pouvaient se débattre
pacifiquement, loyalement, nos prétentions à tous. En 1876, M. Ba-
zelais n’étant pas élu Président de la République, avons-nous, de dé-
pit, embrigadé incontinent, sans discernement, toutes les passions qui
eussent pu nous conduire à bouleverser, à saccager la société. Récon-
cilions-nous, encore, il le faut ; mais, ne déplaçons pas la responsabili-
té des fautes ; c’est le seul moyen de prévenir leu retour !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 122

On ne s’arrête pas à chercher quelles sont les lois expresses,


écrites, positives, qu’un pouvoir a ou n’a pas violées, pour qu’on dise
après, qu’il est bon ou mauvais, quand, au milieu de ses agissements
grossiers, on peut considérer, sentir, [126] exprimer/avouer, tout ce
qui offusque le bon sens, tout ce qui peine le cœur, tout ce qui affecte
la morale de chacun, tout ce qui nuit à l’accord et à l’affection entre
eux des citoyens d’un même pays. Nous avons devancé ces temps où
les simples et purs devoirs de l’homme en société avaient besoin de
s’écrire dans une Constitution. La nôtre de 1805 comportait : Art. : 19.
« Nul n’est digne d’être haïtien, s’il n’est bon père, bon fils, bon
époux, et, surtout, bon soldat ». En 18 36, notre premier pacte républi-
cain supprime déjà les quatre derniers mots du même article qu’il con-
serve ; mais il se croit encore obligé d’emprunter à la Constitution
française de l’an VIII les trois dispositions, qu’à son tourelle a léguées
à notre pacte de 1816, aux articles 23, 24 et 25, tels qu’on a pu les lire
plus avant. Et, ce même pacte de 1816 rappelait aussi les premières
conditions de toute sociabilité en reproduisant littérativement : « Art. :
16. Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux
principes gravés par la nature dans les cœurs : ne faites pas à autrui ce
que vous ne voudriez pas qu’on vous fit ; faites constamment aux
autres tout le bien que vous voudriez en recevoir. »
Le fait de ne pas retrouver, de nos jours, tracés dans un code cons-
titutionnel ces obligations de l’homme et du citoyen envers lui-même,
ses frères et la Société, ne peut conduire à inférer qu’il est loisible de
s’en moquer. Aujourd’hui, ces devoirs s’enseignent dès l’école, ils
commandent notre esprit et subjuguent notre conduite, n’importe la
carrière que nous parcourions ; ils sont le premier fond dont dépend
l’exercice moral et légitime de toute autorité personnelle ou publique.
La conscience, l’honneur, la solidarité avec ce qui est honnête et juste,
le dévouement à la cause du bien, sont des lois naturelles autant
qu’impératives ; nul pouvoir humain ne saurait les enfreindre sans pa-
raître hideux et intolérable, sans susciter la révolte.
Lors, donc, que notre Palais national devient un lieu où la dignité,
la respectabilité sont conspuées ; où les idées grandes et généreuses
sont données en passe-temps aux comédiens ; où les vertus réelles,
civiques, sont la proie de l’astuce, se débattent dans le piège du qui-
proquo d’un pouvoir calomniateur ; où la parole individuelle est es-
tropiée, le texte de la loi lu en louchant ; un lieu d’où le langage de
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 123

l’autorité peut, avec un sens duplex, convier les agents publics à exé-
cuter sous l’habit du citoyen ce [127] qu’on leur impose de faire dans
leurs fonctions salariées ; lorsque ce langage peut laisser à l’option
des subordonnés d’appliquer ou de ne pas appliquer, à leur gré, des
lois qu’on dit obscures, faut-il plus, pour que je dise que notre Palais
est mal habité ?
Quand la politique que subit une Nation est, de la sorte sans tête et
sans cœur, faut-il que ce soit avec la raison seule qu’on en mesure les
ravages ?
Comment parler de lois violées à des rois fainéants ou gens qui ne
s’en préoccupent pas, de lois tyranniques à des despotes qui ont soin
de corrompre ou de faire trembler les législateurs ? Le dernier mot de
pareilles situations appartiendra toujours à l’énergie des citoyens !
Nous ne sommes pas deux peuples : l’un, qui aurait renversé Ca-
nal ; l’autre, qui voudrait que j’eusse à répondre du renversement de
Canal devant les bénéficiaires de sa chute. Nous avons assez de nous
défendre, tous tant que nous sommes, contre la casuistique qui affirme
notre infériorité, substantielle ou encéphalique, je ne sais au juste la-
quelle, pour que nous ne nous posions pas à nous-mêmes, sous les
yeux des amis comme des ennemis de notre race, un problème moral
de cette force.
Je redis que si le Gouvernement de Canal eût pu être sauvé, il l’eût
été soit par nous, soit par ses sincères amis auxquels notre concours
n’avait jamais fait défaut. Entre eux et nous a existé la différence qui
nous a tenues nous-mêmes dans une seule et unique voie, tandis
qu’eux ont marché en tous sens, suivant le chef pas à pas dans ses
évolutions, le conseillant, le retenant, atténuant ses fautes, les endos-
sant parfois, souscrivait à ses passions déréglées quand ils n’en pou-
vaient » mais… Après que la chute d’un tel pouvoir est survenue, au
moins se doit-on, doit-on à son pays, de faire l’aveu que les voies dans
lesquelles on s’est laissé entraîner n’ont été fécondes qu’en déceptions
et en malheurs publics ! Chaque jour qui vient prend sa leçon du jour
qui s’écoule. Soyons, enfin, justes envers ce qui a été bien, si nous
voulons nous retrouver compactes et forts contre ce qui est mal !
« L’armée, la magistrature, les services publics ont besoin d’une
certaine somme de sérieux et d’honnêteté » dont l’absence dans un
Gouvernement est une calamité vraiment déplorable.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 124

[128]
Nous ne rêvons pas de trouver sur la scène publique des personnes
qui, pour se frotter à toutes les passions, n’en auraient pas elles-
mêmes de terribles. Je dis que c’est en raison directe de cette nature de
l’homme, qu’il sied que l’étude et le savoir, qui sont les armes qu’il
porte contre ses propres passions, qui déterminent le point d’honneur,
l’énergie, la volonté dont un peuple ne blêmit pas, soient supputées
largement dans les chances du repos public et des progrès de notre
existence sociale. Les chefs de nations qui sont dépourvus de ces qua-
lités sont « incapables de concilier, de persuader, de se servir, en un
mot, des forces intellectuels, ornement distinctif de l’espèce hu-
maine », et par suite, de rendre leur autorité pacifique et bienfaisante.
C’est surtout dans le champ clos des passions politiques, les plus ex-
plosibles de celles de l’homme, que la dextérité à les manier est de la
dernière rigueur. Le chef de pouvoir qui s’enfle des siennes au même
titre qu’un particulier ne fait plus du Gouvernement qu’un champ de
carnage. Ne vit-on pas Canal, un jour, se saisir d’un bâton, cherchant
follement à commettre la Présidence dans un acte de vengeance sur la
personne d’un publiciste ?
Il est dans le caractère du premier Magistrat d’un peuple de maîtri-
ser ses passions individuelles et de savoir compter avec celles de ses
administrés.
Nous avons nous-mêmes accusés nos passions, lorsque nous
n’avons pas reculé en face du malheur et de la mort ; lorsque nous
avons gardé inébranlables nos convictions devant l’ensemble de la
conduite d’un pouvoir qui, s’autorisant de ses propres méfaits, nous
signifiait brutalement ses prétentions et ses caprices : « Que M. Ba-
zelais s’efface et je réponds d’arranger les choses ». Cette volonté de
Canal que ses amis se chargèrent plus d’une fois de nous porter,
n’était-elle pas en dehors de sa fonction présidentielle. Et, quand il
braquait tout le pouvoir de l’État contre un homme, disloquait à cette
fin toutes les institutions, rendait mobiles les remparts de la Société,
répondait-il à ses solennels engagements vis-à-vis de la Nation respec-
tait-il son devoir ? Satisfaisait-il, seulement, aux espérances de ses
amis ? Non ! Ce fut là, ce que nous avons cent fois connu, le courage
sans lumière !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 125

On sait que le droit vient au secours de ceux qui veillent à sa con-


servation : jura vigilantibus succurunt. N’était-ce pas [129] assez de
ce principe pour commander aux citoyens de ne pas se laisser aller à
une abstention coupable, fatale, en raison du souvenir lugubre qu’ils
avaient gardé du 1er mai 1875 ?
« Le jugement de l’Histoire ? » disait-on « le Président Boisrond
Canal s’en moque ! Le poteau rouge de Salnave ? Il le brave ! I1 n’y a
pas que M. Boyer Bazelais qui soit une capacité dans le parti libéral.
Qu’il s’éclipse et toutes les difficultés s’aplanissent ; les obstinés à sa
candidature pour la présidence se heurtent à l’obstination plus invin-
cible du chef de l’État, qui a juré que son successeur ne sera pas
Boyer Bazelais.
Ne fallait-il pas prouver, dans l’intérêt de l’avenir, pour l’honneur
du droit, que le temps est passé où se pouvait transmettre à des ci-
toyens ayant leur opinion libre, ayant la poitrine décorée des signes de
la Délégation nationale, cette décision féroce, cette expression de leur
servitude ?
La haine de l’arbitraire n’est l’opposition à aucun gouvernement,
car l’arbitraire lui-même n’est qu’une absence de gouvernement. Tout
pouvoir arbitraire est une anarchie.
Les peuples marchent souvent en trébuchant, mais ils marchent. La
population d’Haïti a vraiment assez grandi, et l’élection du citoyen
Canal a trop dépendu de nos redingotes noires, pour qu’il crut son
pouvoir important dans la proportion qui rappelle notre âge de fer.
Cent fois pour une, à ne peser que mon humble action, j’eusse sa-
crifié M. Bazelais à la chose publique, si sincèrement, si réellement,
c’était là seulement ce dont il s’agissait ; si nos lois morales, si les
règles de la conduite des hommes dans la vie publique n’étaient à
chaque heure offensées par ceux qui s’acharnaient le plus à l’évincer.
M. Bazelais sacrifié, c’eut été, après lui, le tour d’un autre, puis d’un
troisième et ainsi de suite ; je n’en veux pour preuve que le sort fait à
M. Thoby lui-même. Quel est donc ce mystère qui l’attache au rocher
de St Thomas, si ce n’est le fait qu’il a continué jusque dans les der-
niers temps de son ministère, à porter la robe libérale, tandis que Ca-
nal avait déjà jeté la sienne aux orties ? Et puis, quand on demande à
des hommes en cercle politique, la transaction sur un nom qu’ils ho-
norent de leurs suffrages, il est au moins bienséant qu’on leur en dé-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 126

duise les sérieux motifs ; qu’on leur fasse apprécier des circonstances
autrement décisives que celles qui proviennent du caprice de chacun.
En dehors de ces considérations plausibles, [130] c’est moins le lea-
der du cercle que le cercle lui-même qui est atteint et offensé. Lorsque
dans la bataille on s’acharne au porte-drapeau, nulle armée ne se mé-
prend ; elle sait que c’est après sa défaite qu’on court ; elle sait aussi
que son devoir est de couvrir le centurion.
Pardonna-t-on jamais au Sénat électeur de 1847 sa transaction lé-
gère sur certains noms pour leur préférer le générai Soulouque
jusqu’alors le plus bonnasse des hommes ? L’élu de cette époque lui-
même avait porté les uns et les autres à se regarder, saisis de surprise,
dès lors que, corrigeant tout-à-coup le langage qu’on lui avait préparé,
il eût dit à la commission du Sénat, qui était venue lui apporter la
bonne nouvelle : je ne serai pas qu’un simple instrument de règne.
Veut-on un exemple, en même temps triste et plaisant, de la poli-
tique qu’il nous faut une bonne fois anéantir ? En 1873, le général
Lamothe, Ministre du gouvernement, écrit à M. Bazelais, je cite de
mémoire : « Mon cher concitoyen, tels sont les évènements en cours
que je n’attends pas moins de votre sagesse que vous compreniez
combien votre personne présente, à la Chambre des Communes, peut
exciter les passions' et gêner des récalcitrants qui voudraient pourtant
se réunir, etc. ». M. Bazelais s’absente, donc, et malgré tout est con-
traint de s’exiler à l’étranger. Plus tard, en 1879, au cours
d’évènements semblables, M. Bazelais, se souvenant de cette sagesse
apparemment fort précieuse, puisqu'un gouvernement l’avait conjuré
d’en user, s’avisa de ne pas être présent aux séances de la Chambre
des Communes, et, selon l’usage, s’excusa par lettre gracieuse, allé-
guant une indisposition, motif et forme par lesquelles il faisait ainsi
soumission, bel et bien, à l'autorité de cette Chambre, quoi qu’on ait
pu ou voulu dire ». 14

14 Limonade, 2 juillet 1879


À Monsieur le Député de...

Je remarque que ceux qui conduisent la majorité à la Chambre n’accorde


pas trop d’attention à la rédaction des actes du grand Corps. Comment ! Vous
notifiez au Ministre la décision du Corps frappant le député Bazelais de la loi
sur l'abstention, et vous oubliez de lui expédier, par la même lettre, copie de
l'avis de se présenter qui lui avait été donné antérieurement... Comment ! L’un
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 127

[131]
Et cela dans quel but ? Dans Tunique dessein de ne pas produire à
personne dans un lieu où toutes les passions sont gonflées à l’attendre,
où un public en deux camps a ses armes apprêtées, ces armes qui à
force d’attendre détonneront d’impatience !... Cette fois, la même
conduite, la même sagesse, et dans une circonstance plus redoutable,
est imputée à crime et menace de culbuter la machine sociale. Pour le
coup on saute sur la loi qui prévoit le cas de la dissidence des
membres du Corps législatif, et sans parade, sans défense [132]
M. Bazelais en est frappé, en est atteint ; alors 1.200 électeurs en-
tendent déclarer bénévolement que leur représentant est déchu de son
mandat, précipité du haut d’une loi qu’il a lui-même faite ! ... À la vé-
rité et au fond qu’y avait-il ? Une provocation puérile. Cette loi ne
signifiait pas ce qu’on lui a fait dire. Elle visait des évènements, des
faits parfaitement connue, parfaitement définis et caractérisés. En
1873 et 1874, il s’était rencontré des mandataires de la Nation qui,
ayant énoncé et libellé leurs griefs, publièrent leur résolution de
s’abstenir de tous travaux législatifs ; après quoi, ils avaient solennel-
lement déclaré, devant Dieu et le Peuple, nuis, liberticides et attenta-
toires à la Souveraineté nationale, tous actes faits ou qui seraient faits
en dehors de leur participation et auxquels on serait tenté de donner

de vos procès-verbaux - actes on ne peut plus officiels - parle de l’absence


motivée du député Bazelais et le procès-verbal suivant parle de l'application
qui a été faite à ce député de 'la loi sur l'abstention, qui exige cependant un in-
tervalle d’au moins quinze jours entre l’avis donné et l’application de la loi !
Avouez, M. que cette expression absence motivée signifie absence admise,
absence légale, absence autorisée et qu'après cette déclaration du Grand
Corps, qualifiant l'absence du député, devrait se produire un nouvel appel de
se présenter fait au député, préalablement à l'application de la loi qui ne de-
vrait se faire que quinze jours après ce nouvel appel : avouez-le.. La Chambre,
seule appréciatrice du motif de l’absence, avait certainement le droit de frap-
per le député : mais, au moins, après avoir, par une déclaration consignée dans
un acte, admis le motif allégué jusque-là de l’absence, devrait-elle,
n’admettant plus ce motif lui signifier à nouveau d’avoir à se présenter, et
quinze jours après la présentation ne se faisant pas frapper alors dans tout son
droit, dans toutes les prérogatives du juge en dernier ressort, de juge suprême.
Enfin, le mal étant déjà fait, qu’y a-t-il à faire encore ? Rapporter l'acte ? Mais
vous vous tuez !...
À Vous M.
(Signé) : A. MENARD
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 128

force légale. Ne se bornant pas à cette protestation authentique, qui


affirmait ainsi la dissidence, qui en donnait le caractère, le but, la por-
tée, les députés, de la sorte résolus, signifièrent au Pouvoir Exécutif,
parlant à la personne de son Chef, que telle était formellement leur
volonté, aux termes de leurs actes, dont copie lui était laissée, pour
qu’il n’en ignore, de recourir à l’abstention législative, qu’ils allaient
se retirer dans leurs foyers, ajoutant pittoresquement à leurs griefs que
le Temple de Thémis est voilé.
Quelle similitude y avait-il entre ce cas et l’absence pure et simple
de M. Bazelais, ou de tout autre fonctionnaire en charge, absence qui
s’est toujours vue et qui a été revue au Corps Législatif de M. Salo-
mon ? Qui tenait, après tout, le fil de toute cette machination subver-
sive du repos des familles et du bonheur de l’État ? Autrefois, nos
pères invoquaient publiquement leur autorité, quand ils signifiaient
aux Chambres Législatives qu’elles eussent à expulser ceux de leurs
membres qui leur déplaisaient. Cette autorité arbitraire a abdiqué ;
mais l’honnêteté politique en est encore à faire son avènement. Dans
l’espèce, et pour le peuple aux yeux duquel on ne fait scintiller que le
décor de la scène2 la loi ne semble pas avoir été violée ; elle a été ap-
pliquée, durement peut-être, mais justement. La responsabilité de
l’acte, à qui revient-elle ? Vraisemblablement à la Chambre des
Communes, qui a seule la police de ses membres ! Et pourtant !...
Quoiqu’il en soit, n’y avait-il pas là assez pour soulever l’indignation
des électeurs de M. Bazelais et de tout un pays attaché au respect de
ses lois ! N’était-ce pas le peuple lui-même [133] qui était directement
frappé, quand on faisait ainsi violence à sa représentation !
Dans les cas où des citoyens abusent de la liberté de la presse
contre les dépositaires de l’Autorité Publique ceux-là ne sont-ils pas
armés de la législation qui les couvre et dont ils doivent faire usage
dans l’intérêt commun, s’ils entendent se défendre ? N’est-il pas per-
nicieux qu’ils viennent eux-mêmes à la dérobée, ou par leurs amis
voilés, répondre à la haine par la haine, à la calomnie par le calomnie ;
qu’ils délaissent, qui pis est, les écrivains eux-mêmes pour s’attacher
aux flancs de la réputation d’autres citoyens qu’ils font tributaires des
méfaits que peuvent commettre ceux qui portent comme eux la cou-
leur d’un drapeau politique !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 129

Je le redis : quand on ne peut se dépouiller de toutes ces passions


mesquines, vulgaires, il est fatal qu’on gravisse les sommets de la
puissance publique.
Qu’est-il advenu sous Canal ? Ce petit système florissant, le parti-
pris de dénigrer certains hommes étant admis au Palais, j’ai vu dé-
fendre le Gouvernement contre des pensées qui n’étaient que l’œuvre
de ce Gouvernement. J’ai vu ce fait drôle : le Secrétaire d’État des
Finances, M. I. Ethéart, présenta la mesure de l’impôt sur les visas des
factures consulaires à l’étranger ; cette mesure fut renvoyée par la
Chambre des Communes à l’examen de son comité des finances que
j’avais l’honneur de présider. Par hasard, je rencontrai un jour, au bu-
reau de nos archives, le Ministre d’Haïti à Washington, M. S. Pres-
ton ; aussitôt après l’échange de nos compliments, il parut s’intéresser
au sort du projet d’impôt des visas. À propos, lui dis-je, vous êtes pla-
cé pour m’éclairer sur la portée financière et pratique de cette mesure
qui, au premier aspect, soulève des objections. M. Preston me parla
d’autant plus à l’aise du projet de loi, qu’il revendiquât immédiate-
ment la paternité de l’idée, et pour m’édifier mieux qu’à vol d’oiseau
sur sa qualité intrinsèque, il me fit remettre, à mon domicile, copie de
la dépêche ad hoc qu’il avait adressée au Secrétaire d’État des Fi-
nances et des Relations Extérieures. Ne me souciant que de l’intérêt
public, j’ai cru, dès ce moment, que c’était un devoir de saisir à mon
tour, le Comité des renseignements que j’avais recueillis. Et, bien que
le projet de l’Exécutif, examiné une première fois par nous, eût été
ajourné : bien qu’un rapport fait en ce sens fut prêt et à la veille d’être
134] délibéré au Comité, la question se rouvrit ; et je me souviens
d’avoir vaincu les derniers scrupules de certains d'entre nous, en allé-
guant que le Gouvernement trouvait trop rarement l’occasion d’user
de son initiative législative, pour ne pas nous exposer sûrement, si la
mesure n’était pas adoptée, à nous entendre taxer d’intention malveil-
lante à son égard. Je fis part de vive voix à M. L. Ethéart du premier
sort de son projet ; je lui laissai entrevoir quel vote favorable
l’attendait par suite de la nouvelle délibération qui était convenue :
poussant même ma franchise jusqu’à la naïveté, je lui envoyai le pre-
mier projet de rapport, tout informe qu'il était, - projet toutefois nul et
non avenu. Pour qu’il n’eût à en faire d’autre usage sinon que de nous
fournir, des renseignements qui y étaient demandés, ceux qu’il était
censé avoir tout réunis sous la main. La mesure fut donc par la suite
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 130

admise par le Comité et finalement par la Chambre. Mais, dans f in-


tervalle, M. L. Ethéart avait chuté du ministère. Or, on devine ce qui
arriva. Le journal Le Constitutionnel, qui créait ses matières de dia-
tribes contre nous, absolument comme on brode des pièces de théâtre,
entonna, dans une mascarade littéraire, que tel était notre esprit de
prévention, de parti-pris, sinon notre ignorantissime parfait, que nous
nous étions refusés à voter à M. L, Ethéart la loi sur les visas consu-
laires, quitte à la reprendre dès qu’il avait été remplacé au ministère,
« donnant ainsi la preuve que pour rendre excellent un mauvais projet
de loi, il suffit que son auteur ne soit plus aux affaires ». Tel était
alors, je le répète, notre résolution d’éviter toute polémique inutile,
toute cause susceptible de soulever des discussions irritantes et
d’atteindre la direction même du pouvoir, que nous aimâmes mieux
rester sous le coup des allégations drolatiques du Constitutionnel !
Et, comment ne rattacherai-je pas, encore, à un ordre de passions
tout aussi schismatiques l’incompréhensible inadvertance qu’il m’a
fallu ou relever ou contempler chez ceux qui firent de mes opinions
personnelles un argument dans leurs débats publics ?
En 1878, au début de la dissidence des députés, sortit une résolu-
tion dont le but fut de déclarer la Chambre compétente à siéger avec la
majorité constitutionnelle des deux tiers de ses membres, non plus à
élire, mais élus ; et, sinon pour se livrer aux travaux législatifs ordi-
naires, du moins pour aviser aux moyens [135] de les reprendre régu-
lièrement. Evidemment, ceux qui argumentèrent de la sorte enten-
daient conjurer les effets d’une perturbation et non les aggraver.
Moyen inévitable, quoique toujours regrettable, puisque la bonne foi
étant écartée, la morale étiolée, il peut aussi servir à tuer, quand il
n’avait été conçu que pour sauver ! Cette compétence de la Chambre
aux deux tiers de ses membres élus avait servi de base à l’élection du
Général Nissage Saget ; à la Présidence. Dans ce cas, lui disait-on, il
est sinon juste, du moins consciencieux que vous n’excipiez pas de
l’irrégularité d’aujourd’hui pour laisser frapper de déchéance une
Constitution dont une semblable irrégularité vous a fait, après tout, le
gardien assermenté. Les lois ne sont faites, s’efforça-t-on de prouver,
que pour la conservation des intérêts qui y sont énoncés et elles doi-
vent, par conséquent, toujours être interprétées dans le sens de ces in-
térêts permanents. Toute la science de la jurisprudence n’a pas d’autre
portée. Les mots parlés, les phrases écrites sont sujettes à tant
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 131

d’interprétations diverses que le texte de la loi pourrait se rapprocher à


chaque instant de l’honnêteté. Nissage Saget n’entendit pas de cette
oreille s’en tint à la doctrine plus correcte, établie depuis lui, et défen-
dit qu’on passât outre. En somme, c’était faire de la principale loi de
l’État un joujou ; c’était un pur brigandage. L’instrument qu’on ne
voulait pas laisser réparer logiquement, honnêtement, on préféra de la
sorte le laisser se briser, Et c’est Nissage Saget qui se plaisait à répéter
souvent : « faut-il donc que j’aille prendre l’autorisation de la
Chambre, avant de courir éteindre un incendie ? » L’intention du chef,
de ce moment, s’accusa aux yeux de tous. M.M. Damier et L. Ethéart,
alarmés, avaient déboulé du ministère. En fait, ce qui était proposé ne
fut pas pratiqué, et ce fut par un souverain abus de langage, qu’en
1879 on parle du président contre lequel nous étions en rébellion, bien
qu’à cet égard, ajoutait-on, nous eussions nous-mêmes fait la jurispru-
dence. Outre qu’un simple précédent ne peut pas toujours lier les es-
prits et les époques, alors que les circonstances ont varié, alors qu’on
prétend faire le Mal à la place du Bien, je répète que, dans l’espèce, il
n’existait pas 15. Le Pouvoir Exécutif [136] s’était redressé contre le

15 « Le manque de majorité ce matin, c'est la dictature »


BRICE
Déclaration

Considérant que ... la Chambre ayant pu le constituer à 44 membres, majorité


constitutionnelle des deux tiers basés sur le nombre des élus, le Pouvoir Exé-
cutif a contesté cette majorité….
Attendu que le Pouvoir Exécutif, en exigeant que la majorité des deux tiers
soit prise sur 74 députés à élire et non sur 65 élus, n 'a point voulu examiner
que la proclamation de l'état de siège et l'intervention des autorités militaires
dans certaines localités ont été les causes principales de la non-élection de
neuf députés qu'en droit il ne peut pas se prévaloir d'irrégularités commises
par ses propres agents, et que, de plus, il n 'a rien fait jusqu'ici pour obvier, à
ces difficultés :
Attendu que de tous les faits ci-dessus relatés, il résulte que le libre jeu des
Institutions libérales dont le pays est doté se trouve paralysé...
Attendu néanmoins que le Pouvoir Exécutif peut rétablir la situation dans son
état normal et réguliers en provoquant immédiatement des nouvelles élections
dans les communes désignés... Les représentants soussignés protestent contre
toute dictature., contre tous actes qui tendraient soi : à amoindrir, soit à dé-
truire le mandat dont ils ont été constitutionnellement et légalement munis par
la majorité des communes de la République...
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 132

moyen et ce moyen était tombé ; donc il ne pouvait être repris à titre


d’une doctrine de Chambre, et nul n’avait qualité pour s’en servir,
avec la prétention plus exorbitante de l’imposer à ceux qui ne le con-
sidéraient que pour la première fois. Le pire qui arriva et qui ne fût
personnel, se révéla dans le fait que j’ai été interpellé à brûle-
pourpoint comme un des signataires de la proposition doctrinale....
Quand, à la [137]
vérité, je n'étais pas même député au moment où elle s’agita ! Mon
nom ne figura que plus tard, en 1874, au bas d’un acte conservatoire
des droits des citoyens, acte par lequel ceux-ci déclaraient que bien
qu’incompétents pour se livrer à des travaux législatifs, ils ne repré-
sentaient pas moins la majorité du nombre des députés élus, et comme
tels obligés, pour la sauvegarde de nos Institutions, d’interdire au
Pouvoir Exécutif de verser du côté de la minorité qui le sollicitait au
Coup d’État. Les deux pièces, celle de 1873 et celle qui vint après,
furent indifféremment considérées l’une pour l’autre et un député,
admettant l’obliquité de ma signature, pouvait m’interjeter en face,
que j’étais lié par une doctrine que je n’avais pas soutenue, 16 que

Prêts à répondre à l'appel constitutionnel du Pouvoir Exécutif et de la Nation.


Ils ont dressé le présent acte pour être envoyé au Président d'Haïti et au Sénat,
afin qu'ils en tirent tel usage que de droit, conforme à la Constitution de 1877,
à la raison publique et aux droits et usages parlementaires ».
(Déclaration faite à la chambre des Députés le 8 mai 1873) - (Si nous ne nous
trompons, cette pièce fut rédigée par M. Thoby).
16 Déclaration
Les députés soussignés, représentant la majorité des communes de la Ré-
publique, et réunis en vertu de la Constitution pour exercer leur mandat dont
l’une des prescriptions essentielles est de coopérer avec le Sénat à l'élection
du Président d'Haïti ;
Considérant que, par suite de la conduite d'une minorité de députés, telle
qu'elle est révélée par des actes publics et authentiques, l'élection du Président
d'Haïti ne peut avoir lieu dans le délai constitutionnel ;...
Considérant que le Président Nissage Saget n'est ni mort, ni démis, ni dé-
chu de ses fonctions ;
Considérant, en conséquence, que les pouvoirs du Président Nissage Saget
ne doivent expirer et n'expirent constitutionnellement qu'entre les mains de
1'Assemblée nationale, et que l'Assemblée nationale, empêchés de se consti-
tuer par les actes de la Minorité dissidente, ne peut jusqu'ici élire le Président
d’Haïti, ce qui constitue un cas extraordinaire, non prévu par la Constitution et
devant être réglé selon le droit commun, la justice et la raison…
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 133

j’avais même publiquement combattue, à une époque où on voulut


l’appliquer sans motif appréciable !
Je ne fus pas plus heureux avec le Secrétaire d’État de l’intérieur,
quand il eût à faire intervenir le journal « Le Civilisateur », dans sa
discussion avec le Comité permanent du Sénat. À quel moment précis
finit [138] le mandat du député élu pour trois ans ? Ce fut là l’un des
points en débat. M. A. Thoby, organe du Cabinet, soutint que, sous
peine d’avoir à un moment donné deux jeux de députés, un double
appareil de la Représentation nationale, il fallait admettre que
l’élection de la nouvelle Chambre éteignait l'ancienne, qu’en consé-
quence la Chambre de 1876 était bien morte depuis que celle de Jan-
vier 1879 avait vu le jour. Rien de moins positif en la tonne, répliquè-
rent les membres du Comité permanent du Sénat, et de moins inoffen-
sif quant au fond, puisque, en effet, le successeur du Président d'Haïti
les Sénateurs, les membres des Conseils électifs, sont élus des se-
maines ou des mois avant que les titulaires qu'ils viennent pour rem-
placer, n'aient quitté leurs postes respectifs ».

Que dès lors, il y a lieu, pour les députés soussignés, par serment de dé-
fendre les droits, les garanties civiles et publiques du peuple haïtien de décla-
rer et comme de fait ils déclarent :
lº) Le Président Nissage est tenu, de par son honneur, son patriotisme et
son serment constitutionnel, de garder : autorité exécutive jusqu’à ce que le
Sénat et la Chambre des Représentants, formant la 14e Législation et réunis en
Assemblée nationale aient procédé à l’élection d’un chef d'État.
2º) Le Sénat et le Pouvoir Exécutif prendront, à l’égard des dissidents telles
mesures que de raison, pour sauvegarder la Constitution, l’intégrité du Pou-
voir Législatif l'ordre public, et arriver à donner à la Chambre des Représen-
tants, sa compétence constitutionnelle.
Fait les jours, moi et an que dessus et expédié au Sénat de la République (7
mai 1874)
(Si nous ne nous trompons, cette pièce fut rédigée par Thoby)
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 134

[139]

Nissage Saget.

Domingue
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 135

[14]
Rien de plus journalier que le fait de la coexistence de deux
chambres. L’extrait suivant le prouve. En France, d'où nous tirons 1
exemple de nouveaux Députés avaient demandé à s assembler « Im-
possible leur répondait le Ministère, vous ne prenez rang qu’après le
14 octobre s’il y a session urgente à tenir c'est l'ancienne chambre qui
vient de s’en aller qu'il faudrait rappeler, parce que son échéance
constitutionnelle est au 14 octobre, encore que sa dernière session or-
dinaire soit close, voici l’extrait : « Réunion des Députes de l’extrême
gauche tenue hier chez M. Louis blanc. Les dix sept ont résolu d'en-
voyer cinq d'entre eux au Président du Conseil pour réclamer la
prompte convocation du Parlement. Cette démarche n’a amené aucun
résultat positif. M. Jules Ferry, d'après le récit que l’agence Havas fait
de l'entrevue, aurait répondu aux Délégués que le Gouvernement ne
pouvait convoquer légalement la nouvelle Chambre avant que les
pouvoirs de l'ancienne n'eussent pris fin. Quant à celle-ci, aucune né-
cessité ne motivait sa convocation. M. Jules Ferry a d'ailleurs déclaré
qu’il allait en référer au Conseil des Ministres, et au Président de la
République. On pouvait difficilement : attendre une autre réponse du
chef du Cabinet. Il est certain que la convocation de l'ancienne
Chambre serait maintenant une mesure sans utilité aucune. La nou-
velle Chambre pouvant être légalement convoquée après le 14 oc-
tobre, il serait ridicule de mettre en jeu un des rouages les plus délicats
de la Constitution, à savoir le droit de dissolution, pour avancer de
quelques jours à peine la réunion de la nouvelle Chambre. Un péril
extrême justifierait seul un tel procédé... Reste la question de la date à
laquelle sera convoquée la nouvelle Chambre. Ici, il nous semble qu’
'il ne Saurait y avoir un grand désaccord La Chambre de 1881 doit
être réunie aussitôt que cela sera légalement possible, c'est-à-dire dans
les premiers jours qui suivront le 14 octobre. Il s’est élevé, nous le
savons, quelques contestations concernant l'époque précise où expi-
rent les pouvoirs de l’ancienne Chambre. On a prétendu qu’une
Chambre n'étant définitivement constituée qu'après les scrutins de bal-
lotage, c'est seulement à partir du jour où ces scrutins ont eu lieu que
courent les quatre années du mandat. En ce cas, la convocation de la
nouvelle Chambre ne pourrait pas avoir lieu avant le 30 octobre. Cette
théorie abandonnée paraît ou semble reconnaître que les pouvoirs de
la Chambre de 1877 auraient pris fin le 14 octobre, et personne ne
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 136

conteste plus sérieusement au Gouvernement le droit de convoquer la


Chambre de 1881 pour les premiers jours de la seconde quinzaine du
mois prochain
(Extrait du journal le Temps du 23 septembre 1881). En faisant ex-
pirer le mandat de la dernière assemblée le jour même où elle a cessé
d’exister effectivement : il (le Cabinet) eut évité toutes les difficultés
actuelles et l'on n'eût pas eu ce spectacle de deux Chambres dont l’une
a perdu toute autorité et dont l’autre n'a pas encore le droit de se réu-
nir... Il serait très naturel et très simple de dissoudre la Chambre au
terme de sa dernière session. (Extrait du même journal 8 octobre
1881).
[141]

Mr. Thoby revint à la charge et pour fixer le sens de l’article de


notre Constitution, objet de la discussion ; et il produisit à l’appui de
sa thèse la doctrine du publiciste anonyme du « Civilisateur ». Or, ce
publiciste étant moi, je dis que je restai muet, stupéfait, à me voir en-
doctriné en faveur d’une interprétation que j’avais eu à repousser ca-
tégoriquement ! Le Secrétaire d’État a écrit :
« Tout au contraire, Le Civilisateur, journal dont j’étais un des
principaux fondateurs et collaborateurs, lançait aux Représentants de
la 12ème législature la petite note suivante : « Certains Représentants
ont de la peine à admettre que le temps de leur mandat est vraiment
périmé. De là, certaine motion qu’on se préparait à faire, tendant à
prolonger l’existence d’un corps qui déjà tombe en dissolution ». (24
mars 1870). « Je déclare que cette note ne fut ni écrite ni désapprou-
vée par moi ». (A Thoby, au Comité permanent du Sénat. Voir le Mo-
niteur du 19 avril 1879).
À l’heure et dans les circonstances où cette argumentation était
produite ne constituait-elle pas un corps de délit suffisant pour prou-
ver dans quelle voie abominable le Gouvernement avait entendu mar-
cher coûte que coûte ? Je conçus la pensée d’écrire au Sénat pour rap-
peler le Pouvoir Exécutif, dans la personne du Secrétaire d’État de
l’intérieur, à la sincérité de l’opinion professée par le Civilisateur,
alors sous ma gérance. Me comptera-t-on pour une nouvelle abnéga-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 137

tion le fait de n’avoir pas donné suite à un projet qui intéressait si hau-
tement l’honneur de ma conviction ?
J’avais à opposer au Cabinet du Président Canal les extraits sui-
vants, que je rapporte d’après deux journaux auxquels je collaborais
en 1870.
Le Gouvernement provisoire par un décret en date du 15 décembre
1869 convoqua la Chambre de [142] 1867 et laissa entendre qu’elles
poursuivraient leur carrière en 1870 et 1871, afin de remplacer les ses-
sions des années 1868 et 1869 perdues à cause de la guerre civile.
Dans ce sens, ce décret fut combattu par nous pour mille raisons que
je crois inutile de rappeler. J'écrivis toutefois ;

« D’autres disent, en se mettant au même point de vue : l’échéance


constitutionnelle du mandat de député, ne devant arriver, en fait, qu’au 1er
avril prochain, peut-être convient-il d’entendre la convocation des
Chambres par le Gouvernement provisoire comme d’une session extraor-
dinaire devant expirer avec le mois de mars 1870. Nous repoussons ce
sens, par ce qu’il nous semble que, nonobstant cette session extraordinaire
si courte qu'elle nous paraîtrait surprenante, il ne faudrait pas moins recou-
rir aux Assemblées primaires générales depuis le 10 janvier 1870, afin
d’élire les représentants appelés à siéger en avril prochain ». (L'Unité Na-
tionale, Cap-Haïtien, 14 janvier 1870).
« Constitutionnellement le temps de la Chambre sera périmé au 1er
avril prochain ; rien de plus clair »... (L’Unité Nationale, Cap-Haïtien, 28
janvier 1870). »

Intervint, par suite de notre polémique même, un second décret du


Gouvernement provisoire qui en fixant le sens du premier décret, con-
voqua les Assemblées primaires, d'où sont sortis les députés de la
13ème législature. Ce second décret, en date du 21 février 1870, déclara
la Chambre de 1867 convoquée seulement en session extraordinaire ;
il s'agissait alors, on ne l’a pas oublié, d'élire le Chef de la Répu-
blique.
La nouvelle Chambre fut donc, en fait, élue dans la première quin-
zaine de mars 1870.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 138

J’avoue que ce second décret nous avait laissé sans aimes décisives
pour continuer notre campagne contre la réunion de la Chambre de
1867, même en session extraordinaire. La date de son échéance, au
premier lundi d'avril, nous cloua. La preuve, c'est que j'écrivis encore.
La Chambre ne se réunit pas. Une minorité se montre scrupuleuse-
ment à accepter la liste des candidats au Sénat, laquelle liste abroge
virtuellement certaines dispositions de la Constitution. De là, la pro-
longation du provisoire duquel on avait hâte de sortir. La minorité est
conséquente. Ce que le Pouvoir n'a pas compris, c'est que les repré-
sentants étant liés à toutes les formes de la Constitution par leur ser-
ment, la question pour lui était de délier ces [143] représentants en
usant de son droit de dissoudre la Chambre, et non point de leur de-
mander de violer ce serment C'était la façon de procéder la plus
prompte et en même temps la plus soucieuse de la morale des hommes
d’État, morale aujourd’hui si abaissée, que le pays en gémit. Néan-
moins nous préférons la voie de la démission suivie par quelques dé-
putés à celle que la minorité semble adopter. On n’a pas 1e droit
d’arrêter la marche de la chose publique. En prenant un parti définitif,
le Gouvernement saura, à son tour, quel parti prendre ». (Le Civilisa-
teur, Port-au-Prince, 10 mars 1870).
Le Civilisateur admit, donc, que l’expiration du mandat de la
Chambre de 1867 ne survenait pas avant le 1er Avril 1870, et il l'admit
si authentiquement qu’il fût réduit, avant cette date, à en demander la
dissolution par le droit révolutionnaire. Le Secrétaire d'État de M.
Canal ne tint pas même compte de la conduite suivie par lui à l'époque
qu’il a osé invoquer, pour combattre l’opinion de M.M. les Sénateurs ;
car il fut un des démissionnaires visés dans le passage ci-dessus trans-
crit. Nos coreligionnaires politiques, membres de la Chambre de 1867,
n’avaient pas eu le temps de se concerter, au point qu'ils divergèrent
dans leur conduite, quoiqu'étant d'une commune opinion. Ainsi, tandis
que l’un, M. Magny, se guidant sur le premier décret de convocation,
dès son apparition, sortait de la Chambre en faisant la déclaration que
son mandat, à son avis, était expire ; M.M. Thoby et D. Jean-Joseph
arrêtés par le second décret, n'avaient pu en sortir que par la porte de
la démission.
Le 10 mars, le journal 1e Civilisateur constate donc que la
Chambre ne se réunit pas pour des motifs personnels à certains dépu-
tés. Huit jours après, comment parle-t-il ? Cette fois, je ne tiens pas la
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 139

plume ; mais, dans sa partie éditoriale, il dit encore et quand déjà deux
jeux de députés sont en présence :
Le 15, la Chambre a achevé les élections pour le Sénat. Que les
élus viennent vite occuper leurs sièges, pour que la législature actuelle
ait le temps de faire ses affaires avant l'époque de sa dissolution lé-
gale, le Ier avril, et qu'elle ne soit pas ainsi obligée de céder la place
aux représentants de 1870, sans avoir donné un chef au pays. (Le Civi-
lisateur, 17 mars 1870).
Enfin, à huit jours encore d'intervalle, sont venues les lignes dont
s’est emparé le Cabinet haïtien : « Certains représentants ont quelque
peine à admettre que le temps de leur [144] mandat est vraiment péri-
mé. De là, certaine motion, qu’on se préparait à faire à la Chambre,
tendant à prolonger l’existence d’un corps qui déjà tombe en dissolu-
tion ». (Le Civilisateur, 24 mars 1870).
Je m’interdis le droit de prouver mot à mot ce que signifiaient ces
lignes détachées et appropriées par l’organe du pouvoir dans un débat
aussi haut et aussi grave ! J’observe seulement que cet entrefilet est
suivi d’un second, qu’on retrouve dans le même journal, dans le
même numéro, dans la même page, dans la même colonne et qui n’est
distancé du premier que par sept lignes, il est ainsi conçu : « les nou-
veaux députés du peuple devant entrer en fonction le 1er lundi d'avril
prochain, ne doivent attendre aucune autre convocation pour se rendre
à la capitale que la volonté formelle de la Constitution ». (Le Civilisa-
teur, 24 mars 1870).
La Chambre des Députés de 1867, convoquée en session extraor-
dinaire en 1870, avec mission par conséquent spéciale, limitée, ayant
élu le Président de la République le 19 mars, ne se trouvait-elle pas le
24 mars, c’est-à-dire cinq jours après, sans objet défini ? N’était-elle
pas détentrice d’un mandat qu’on ne pouvait plus avoir espoir de con-
server au-delà de sept jours, d’un mandat qui se dissipait déjà aux
rayons du soleil d’Avril pointant sur nous ?
Combien sont-ils dans la République qui, en lisant le Moniteur
Haïtien, n’ayant pas sous les yeux les trois premiers v numéros du Ci-
vilisateur se suivant, et faciles par conséquent à consulter, n’ont pas
dû croire, véritablement, que le Comité permanent du Sénat entendait
frustrer F Administration de Boisrond Canal, en 1879, du bénéfice de
l’une des opinions chères au groupe de publicités libéraux de 1870 ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 140

C’étaient, donc, nos amis du Sénat, qui étaient les transfuges ! Et que
voulait, en fin de compte, le Comité permanent du Sénat ? Obvier à
temps à cette absence d’une majorité régulière, constitutionnelle,
compétente dans la Chambre des Communes, et, par là, éviter à notre
pays le retour des maux si grands qui l’avaient accablé naguère dans
des circonstances identiques !
Cette habileté, ce savoir, ces lois, dont j’appelle instamment le
règne, afin qu’il nous soit permis de nous asseoir tranquilles, enfin,
dans nos foyers, seraient encore impuissants, si les agents publics
n’étaient à la fois possédés de ces vertus [145] modestes et sûres qui
font que l’homme de bien, clans toutes les occasions, agit et pense
dans son âme et conscience !
Vous, Boisrond Canal, vous ses Ministres, libéraux ou non !
Qu’avez-vous fait ou qu’avez-vous pensé de Désilus Lamour ? Etait-il
de vos adversaires ? J’en conviendrai. Mais dans vos jours difficiles il
avait cessé de l’être ; il était accouru à votre appel, cédant patrioti-
quement aux termes du message que vous lui fîtes écrire par le Prési-
dent du Sénat. Il avait accepté une mission de courage et d’honneur,
susceptible de n’exciter que la passion de la louange et de
l’admiration ; il était votre messager à la Rue Pavée, près de
l’indomptable résistance des citoyens ; il sortait de votre Palais, par-
lementaire sacré, quand il fut abattu, loin du théâtre de l’action, mais
non pas loin de vos yeux, frappé au dos et par vos gens qui, dès lors,
tous les mœurs l’avoueront, ont imposé son trépas à votre indignation.
Cette mort, comment pourtant en avez-vous parlé à la Nation et à la
Postérité ? Les premiers, vous avez insulté à la mémoire de cet
homme, vous avez injurié la foi, l’honneur, la conscience humaine,
lorsque dans un acte public vous avez présenté ce que vous avez paro-
dié de la passion excusable, lorsque vous avez proclamé froidement,
que Désilus Lamour, Sénateur de la République, était la simple vic-
time d’un incident de la fureur populaire 17.Vous avez même omis,

17 Le crime eut lieu le mardi, 1er Juillet. Quatre jours après, Le Moniteur raconta,
dans sa partie officielle, que les sénateurs D. Lamour et Ferrus furent délégués
à la Rue Pavée, porteurs des propositions du Pouvoir qui ne furent pas écou-
tées. Cette relation offense la vérité ! On se bâtit le lundi 30 juin. Le 1er juillet
parurent au Palais M.M. D. Lamour et Ferrus appelés par lettre de convoca-
tion du Président du Sénat. Ils se réunirent aux membres du Corps diploma-
tique, également convoqués pour ce jour. La mission collective leur fut don-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 141

souffrez qu’on [146] vous le rappelle, d’ajouter que ses assassins se-
raient recherchés en temps utile ! Au 17 avril 1848, Némorin Bas-
quiat, missionnaire de Bellegarde, sortait aussi du Palais quand il eût
la tête tranchée sur la Place Pétion. Sur le champ, le Président Sou-
louque sauta sur ses deux pistolets, se les mit aux poings, et se préci-
pita sur le lieu d’un crime, qu’il sût distinguer d’entre tous les crimes
dont il pouvait être l’auteur ou concevoir la perpétration. Il fut conte-
nu, calmé. C’était bien là un cas de la fureur populaire ; mais son
autorité, qu’il avait aussi dit débordée, n’en avait pas moins répudié
l’horreur !
M. Thoby a trouvé des accents pour flétrir l’assassinat survenu,
dans la prison de la capitale, de Cinéas André, un homme qui nous
prouva à nous-mêmes qu’il était, comme il le disait, invinciblement lié
à Canal jusqu’au 15 mai 1880. Cet homme durant ces mêmes évène-
ments, ne fut pas moins surpris au cours de ses travaux ordinaires,
traîné en prison, et là, sans plus de formes, renversé sous les balles.
Quand M. Thoby courut en apporter la nouvelle au Palais, étonné lui-
même et gémissant de cette infamie, que lui répondit le Chef d’État en
présence du Président du Sénat : « cela s’est fait par mes ordres ».
[147]

née. M.M. les agents étrangers et M. Denis s "en allèrent devant, quand M.M.
Lamour et Ferrus se hâtant de les rejoindre reçurent d'un îlet à l'autre, en ligne
droite, la décharge qui conduisit l’un dans la maison d'un prêtre étranger,
l'autre dans la tombe. Alors, pourquoi dire qu'ils arrivèrent à la Rue Pavée, ce
qui est faux ! Qu’ils parlèrent en vain, ce qui est encore faux)... qu'ils acquittè-
rent la promesse du Secrétaire d'État de l'Intérieur, quand cette promesse
s'était évanouie depuis la veille ? Et quelle oraison funèbre que de dire, en par-
lant de Désilus Lamour, un parlementaire, qu'il est tombé dans la rue victime
d'un incident déplorable incident causé par les pertes constatées dans les rangs
des défenseurs de l'ordre ! Voici la narration du pouvoir :
« Malgré l'ouverture des hostilités, le gouvernement fidèle à la promesse
du Secrétaire d'État de l'intérieur, fit convoquer le Bureau du Sénat et celui de
la Chambre. M.M. D. Denis, D. Lamour et Ferrus se rendaient auprès des in-
surgés et leur transmettaient les propositions du pouvoir ; ils refusèrent de se
disperser. Pendant ces négociations, un incident déplorable s'était produit. Le
Sénateur D. Lamour tombait dans la rue, victime des fureurs populaires surex-
citées par les pertes que le feu des insurgés faisait subir aux défenseurs de
l'ordre ».
(Moniteur Haïtien, 15 juillet 1879, - partie officielle).
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 142

De ces considérations, de ces faits, de ces preuves, ne voilà-t-il pas


assez, pour que nous osions nous approprier mot à mot ce jugement
d’un historien, pour que nous nous l’appelions avec justesse et que, à
notre tour, nous nous disions, la main sur la conscience :
En nous contentant de maintenir notre bon droit sans vouloir être
l’agresseur, même pour soutenir une cause juste, nous avons suivi
strictement la ligne de f honneur et du devoir, qui n’est jamais sou-
mise aux fluctuations de la fatalité. Nous n’avons été en rien respon-
sable des conséquences, quelque désastreuses qu’elles aient pu être
pour le Gouvernement de Boisrond Canal et pour nous.
Nous retournant en ce moment vers M. Salomon pour conclure,
nous lui disons : Vous avez manqué de courage ; vous n’avez même
pas su nous parler le langage de l’absolutisme ! En cela, vous avez fait
honte à la Nation ; vous avez fait pâlir cette race d’hommes pour
l’honneur de qui quarante ans près, vous avez posé pour la lumière
vive ! Votre crime n’est pas d’avoir triomphé de nos factions anar-
chiques ; car faut-il, si le droit est éteint d'un côté, qu’il se rallume de
l’autre. Et qu’importe, après tout, la main qui s’étend pour recevoir
notre soumission aux lois, si cette soumission n’est pas réclamée au
mépris de l’intelligence qu’une portion du Monde nous conteste !
Vous avez remplacé la démagogie ; mais vous vous êtes constitué lé-
gataire du fruit de tous ses travaux ».
Si, loin d’avoir embusqué derrière le risible acte d’Hérissé la pros-
cription que vous nous avez décernée, vous vous étiez plus complète-
ment ressouvenu de l’absolu pouvoir de Napoléon 1er, dont vous con-
naissez le sort pour nous en avoir jadis parlé, vous eussiez été amené
du même coup à vous rappeler le cas de Madame de Staël, et là, dans
un modèle de forfait vous eussiez encore appris par la formule sui-
vante qui frappa quand on fait tant d’agir en despote superbe :
« Madame, écrivait Savary, duc et Ministre de l’Empire, votre exil
est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez depuis
plusieurs années. Il m’a paru que l’air de ce pays ne vous convenait ».
C’est insolent, mais c’est fier !
[148]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 143

[149]

Les causes de nos malheurs.


Appel au peuple.

IV

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Encore deux mots, et j’ai fini.


M. Salomon se targue de n’avoir de sa vie conspirée, et entend que
sa conduite fasse ombre sur la nôtre.
Un éminent publiciste a écrit : la conspiration c’est la révolution
qui a manqué ; et la révolution n’est qu’une conspiration suivie de
succès. Nous venons de dire qu’en 1879 nous ne conspirions pas parce
que, en effet, toutes les trames du complot se cachaient et pouvaient se
retrouver dans les coulisses du Palais National. Mais le choc qui se
produisit et emporta Hérissé, à peine incliner en extase devant votre
fauteuil présidentiel, qui l’a causé ? Qui en fut l’âme ? Si on ne saurait
dire que M. Salomon a été le bras de ce mouvement, du moins faut-il
qu’on dise qu’il en a été la tête. Donc, il a conspiré !
Et quel plus profond chagrin eût pu atteindre le cœur humain,
quelle blessure ce n’eût pas été pour la conscience publique, rien qu’à
faire défiler, évoquant nos drames passés, les ombres de tant de ci-
toyens morts pour la cause de l’homme qui les renie, du Chef d’École
politique qui n’a pas le courage d’accompagner ses adeptes dans
l’éternité par un souvenir qui le solidarise au moins avec leur mé-
moire ! Qui recule à leur donner un baiser dans l’infini !
Je trouve qu’il est effrayant de petitesse, quand on va comparaître
soi-même devant l’auguste tribunal de l’Histoire, de ne pas se dé-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 144

pouiller de l’audace d’airain dont il fallut se couvrir, tant qu’on avait à


parler en présence des satellites du [150] despotisme et aux bourreaux
qui vous demandaient votre tête.
Votre frère, M. Salomon, mort aux Cayes fusillé, à qui doit-il sa fin
tragique, au Président Geffrard, à son ambition ou à vous ? Oh ! Pré-
venez les confidences de l’Histoire ; redoutez la rencontre de vos deux
ombres !
L’utile enseignement politique d’une nation tient autant au mâle
langage que savent lui parler ses citoyens courageux, qu’à l’exemple
de leurs actions magnanimes.
Le spectacle du sang est, certes, douloureux ; mais il ne sied pas de
le montrer avec horreur au peuple d’Haïti, si on ne se sent en même
temps la force et le cœur de lui dire : tel est cet inévitable effet de nos
outrages incessants au droit et à la morale.
Tant qu’il nous sera donné d’espérer, d’agiter saintement nos pen-
sées devant la perspective de ce but où vous ne nous conduisez pas,
M. Salomon : notre rédemption dans le culte d’une société honnête et
policée, nos torrents de sang ne seront toujours que la semence de
l’avenir.
Oui, tant qu’il est un but à atteindre, tant que ce but sera grand, gé-
néreux, tant qu’il symbolisera l’idée qu’avaient nos pères à l’âge glo-
rieux de notre genèse sociale ; il y aura lâcheté à ne pas le poursuivre
par tous les sacrifices.
Lorsque c’est vous, Chef de Nation, qui dîtes : Mon pays est pour-
ri ! Lorsque c’est vous qui osez profaner et fouler sous vos pieds tout
ce que les institutions humaines ont de caractère sacré ; vous êtes mal
venu de tourner à l’envers la morale universelle, de blasphémer contre
les chances de salut qui ne sont pas ailleurs que dans les grands dé-
vouements.
Pour nous, qui nous inspirons de cette morale immuable des
peuples, qui lui demandons chaque jour des conseils par lesquels
sanctifier notre constant mobile dans la vie civique, nous convions à la
lutte d’aujourd’hui comme à celle de demain, nos citoyens généreux
par l’âme et l’esprit ; nous leur demandons de se sacrifier à l'œuvre
hardie de sauver la Patrie.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 145

Qu’ils se rassurent ; au prétoire où sera assise la postérité pour les


juger, les voix du monde s’élèveront pour leur faire un cortège impo-
sant.
Luttons ! Voici le conseil que nous donne un homme qui militait
dans l’arène brûlante de P Assemblée de Versailles en 1870 : « Quand
un pays abdique ses libertés, quand il abdique le contrôle, quand il ne
sait pas se faire à ces mesures libérales qui [151] font que les affaires
de tout le monde sont les affaires de chacun... Quand le bourgeois
rentre chez lui et se croit bien sage lorsqu’il peut se dire qu’il ne s’est
pas occupé de politique, c’est qu’il ne sait pas que la politique, c’est
notre sang, que la politique, c’est notre argent, c'est notre honneur...
Quand un pays abdique ses libertés et ne sait pas les défendre ; quand
il se met sous la protection d’un homme providentiel... il en résulte
fatalement ce que vous venez de voir ; la décomposition et la démora-
lisation ! Non ; n’abdiquons jamais ; sachons que chacune de ces li-
bertés, c’est notre vie, c’est notre bonheur et que ne pas les défendre,
c’est déserter ce que notre mission ici-bas a de plus haut et de plus
sacré » !
Luttons ! Voici quel mâle conseil nous donne de sa région sereine
un Evêque : « Quand un peuple est amolli, quand les âmes s’énervent,
quand les cœurs se soumettent, quand on ne comprend plus ni la gran-
deur morale, ni la vertu du sacrifice, quand les intérêts matériels de-
viennent souverains, il faut des hommes qui se fassent briser pour la
justice, il faut cette folie sublime qui va secouer la torpeur des
peuples, qui relève les héroïsmes, les trépas magnifiques, toutes les
grandes choses par lesquelles sont sauvées les nations ».
Au moment où je clos ces débats, où, sans orgueil et sans faiblesse
je puis porter le front haut, mes bras croisés sur la poitrine, où
j’attends votre verdict, ô mes concitoyens ! Je vous demande de peser,
de repeser encore ces paroles que du fond de son exil nous envoyait
pour applaudir à notre lutte ardente et sainte, un homme qui s’est sou-
dainement fait l’accusateur de ces mêmes actions :
« Le temps est venu de fermer l’oreille aux inspirations de la pas-
sion : elle conseille mal et dépasse toujours le but. Ce sont nos pas-
sions, nos luttes stériles qui ont amené l’abaissement et la ruine de
notre pays, et qui l’ont réduit à l’état de carcasse, suivant l’expression
du Président Nissage. Au lieu de nous morfondre dans l’ornière, éle-
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vons nos cœurs à la hauteur de notre époque, de ce 19e siècle qui est
celui de l'humanité et du progrès. Oui, travaillons chacun, dans la me-
sure de nos forces, à élever Haïti au rang qu’avaient rêvé pour elle les
illustres fondateurs de l’indépendance nationale. Veillons chacun au
salut commun ; avertissons le pouvoir, éclairons ceux [152] qui ont
besoin de l’être, et soutenons de nos sympathies ces hommes d'élite
que nous voyons au Sénat, à la Chambre et dans la Presse, et dont le
plus grand mérite est de ne pas désespérer de la Patrie, qu’ils défen-
dent avec autant de talent que de courage », (signé : Salomon, 1872)

Edmond PAUL
Kingston, Mars 1882

Fin du texte

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