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Causes de Nos Malheurs
Causes de Nos Malheurs
1882
[2015]
Les causes
de nos malheurs.
Appel au peuple
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES
CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 2
http://classiques.uqac.ca/
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Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole, étu-
diant en sociologie à la Faculté des sciences humaines à l’Université d’État
d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences
sociales en Haït, Page web. Courriel: rencyinson@gmail.com
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Courriels :
Edmond PAUL
Homme politique et intellectuel haïtien [1837-1893]
QUATRIÈME DE COUVERTURE
Edmond PAUL
Lysius Salomon
Président d’Haïti (1879-1888)
Éditions Fardin
Haïti 2015
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Edmond Paul
*
« Moi aussi, j’aime le peuple ; mais
je l’aime assez pour le servir, je l’aime trop pour le
flatter et le corrompre ».
*
M. Salomon, fils bâtard de la Révolution
nous impute, comme à son père,
le crime de l’avoir fait naître. »
*
Première édition : 1882
*
Collection du Bicentenaire
Haïti 1804-2004
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SALOMON
[6]
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nant que l’avenir est escompté. Plus le gouvernement est ancré dans le
despotisme, plus les dilapidations s’épanouissent.
Hier, c’était aux vivants que le Papier-Monnaie disputait
l’existence. Maintenant, c’est le sol des Morts que saisit l’hypothèque
par nos emprunts étrangers.
La Nation ainsi dépouillée perd tout, - sans excepter l’honneur !
Toutes autres questions d’État sont fastidieuses, - Les citoyens ont
hérité de vieilles institutions qui entretiennent leurs ressentiments, qui
enveniment leurs querelles, - aucun Pouvoir n’en veut faire cas.
Nous sommes divisés en groupes : - le groupe de ceux qui
s’épuisent à travailler à la façon d’hommes primitifs, - et le groupe
des ceux qui vivent comme ils peuvent au détriment des autres. Toute
la dépense, toute la dette nationale, - dette de notre indépendance et
dette de nos débauches, - est, à moitié près, la charge que l’on fait por-
ter à la portion des plus pauvres citoyens.
Dans cette nuit d’injustice où l’on sent le mal et où l’on ne voit pas
ce qui le produit, - les passions sont à ce point aveuglées que les plus
misérables, ceux-là qui auraient davantage besoin, pour leur améliora-
tion de l’influence de l’esprit et de la richesse, - en ont horreur. Ils dé-
testent tout ce qui en est la manifestation plus ou moins évidente.
Cette maison, c’est un capital : il la brûle. Cet homme a peut être le
tort de ne pas être obscur : il l’assassine. Ainsi se meurt la cause de la
masse du Peuple faute de solidarité avec la force dont dépendent son
élévation et nos progrès. Cet effroi général redevient, alors, l’appui et
l’auxiliaire des gouvernements.
Il faut les laisser patauger de peur que pire n’arrive.
Que du sein de nos désordres affreux s’élèvent des échos de jus-
tice, - des gestes de tout droit légitime ; - que [11] l’idée de patrie soit
redressée toute grande, vivante et austère, pour interroger sur leurs
actions incroyables nos Chefs d’État voleurs au petit pied, - il n’est
plus qu’une voix qui réponde : - la fusillade !
Qui les comptera, nos victimes publiques, de la Rue Pavée au
Champ de Castel !
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Les lois, ces premières assises de notre justice comme de notre re-
pos, tordues et faussées dans cet effondrement de la conscience gou-
vernementale, laissent vaciller l’État au souffle des révolutions.
Dans le désespoir commun, chacun trouve le motif, autant que
l’occasion de dévaliser les trésors publics. En bas, - on a tué l’Esprit.
En haut, - on a tué la Conscience.
Et le peuple, toujours soumis à sa misère reste accroupi dans
l’esclavage intellectuel, comme il avait été tenu par ses maîtres dans la
servitude du corps. - En fait, les Haïtiens n’ont ni cette richesse qui se
peut rencontrer au seul flambeau de la science, - ni cette puissance
nationale que semblait devoir apporter leur liberté.
Cédant à la pression de nos besoins, nous donnons au Monde ce
spectacle d’une jeune Nation, née à des hauteurs étonnantes, - se cou-
pant les ailes pour tomber au niveau de toutes les abjections. - Nos
vertus publiques surtout sont nuisibles : - aux familles qui les aban-
donnent pour racheter leur tranquillité.
Si, - dans ces temps de désarroi, - l’honnête homme est rencontré
frayant, une lanterne à la main, les Sentiers du Pouvoir, et qu’au cri de
répondre, comme au mot de passe : - Pays perdu ! - Il répond de sa foi
robuste par cette autre consigne : - Civisme !
Ce Pouvoir tombe fracassé... Mais cet homme, a mérité : - devi-
nez ! La mort !
Peuple, ce livre en appelle à votre cœur - comme au dernier refuge
du patriotisme.
[12]
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[15]
Notre plus grand mal, c’eut été, après tout, que l’expérience si
triste que nous renouvelons avec l’administration de Mr Salomon ne
s’expliquât pas différemment, que par une humeur vraiment incurable,
toujours croissante du Peuple haïtien pour les révolutions.
À ce compte, nos âmes se fussent ensevelies pour toujours dans
leur désespoir, et le dernier écho de la Patrie eût expiré dans la honte.
Lamentable conséquence dont l’Étranger se fut emparé pour appuyer
sa thèse constante de notre inaptitude à nous régir et pour en venir,
victorieux et sans gêne désormais, à étendre de plus belle sur notre
territoire son âpre convoitise.
Dieu nous garde, donc, encore d’une si mortelle défaillance et
d’une conjoncture aussi terrible !
M. Salomon pourtant s’était toujours dit, et nous n’avons pas cessé
de croire comme lui, que tout le mal d’Haïti est causé par ses gouver-
nants.
D’où vient que sous M. Salomon, sous ce chef avisé, doublement
réputé habile, instruit et voulu par la majorité, le Pays ne se lasse pas
de paraître, aux yeux du monde comme aux nôtres, pour le moins aus-
si ingouvernable que sous ses plus détestables administrateurs ?
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des règles sages, des règles de conduite politique qui, toutes les fois
qu’elles avaient pu s’opposer à nos administrations, sans se cabrant,
les ont réfrénées, les ont préservées du désarroi, et, dans ces trop rares
occasions ont empêché que le Pays ne versa plus de fois encore dans
l’ornière des révolutions. - Et c’est ainsi que marchant dans la carrière
d’un pas droit et assuré, toujours guidé par un commun sentiment de
bien public, nous nous sommes recrutés dans toutes les couches, sous
toutes les nuances d’opinion qui s’étaient jusqu’alors ou… ou déchi-
rés ; que nous avons grossi nos rangs et avons vu enfin grandir notre
espérance à mesure que nous brûlions nos étapes de succès et même
de revers. - De là aussi est né pour nous l’impérieux dévouement de
ne pas laisser ternir entre nos mains le drapeau par les uns regardé
pour l’emblème de nos vertus sociales plus simplement considéré par
les autres comme le signe de ce temps que nos générations expirées
sous le despotisme, n’avaient cessé d’appeler de leurs vœux derniers.
Je viens encore dire à ce même Peuple et à ces mêmes hommes : le
drapeau que nous avons porté dix ans, c’est lui qui rencontra M. Sa-
lomon errant et solitaire dans la proscription ; qui l’a couvert de son
ombre, qui l’a relevé de sa défaillance personnelle, l’a intégré dans
une société où l’on s’escrimait à l’en bannir ; qui a abrité et rendu de
nouveau possible l’exercice plein et intégral de sa puissance civique ;
qui l’a, d’un mot ramené de l’exil à la porte de notre Sénat.
Alors les interrogeant tous, et ces hommes et ce peuple devant la
grande conscience humaine, - abstraction faite de nous et de nos mal-
heurs si atroces qu’ils soient, - nous leurs demandons : - Sentez-vous
tout ce qu’il y a d’impie, d’odieux, de criminel à apporter un jour bru-
talement sous les pieds de M. Salomon qui les a maculés et ce drapeau
et ces règles et ces principes tutélaires et sociaux, tous ces remparts de
l’honneur, du droit, de la liberté et de la vie du citoyen ; tant de [18]
gages certains du repos et de raffermissement de notre État ? - Eus-
siez-vous cru que le chef actuel de notre République, comme frappé
de cécité, le spectre tout grand de son martyrologe étant là, debout, se
fût consumé à terrasser de sa colère vraie ou feinte le drapeau qui fut
son libérateur ? - Eussiez-vous cru que cet homme un moment regardé
seul pour la lumière d’une race entière, maintenant au timon des af-
faires publiques, vieillard ayant un pied entré dans la tombe, vous eût
vraisemblablement appelés, vous, à poursuivre de votre exécration
folle et éternelle, les pensées généreuses, à peine écloses, les pensées
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[23]
II
1 Cette politique qui consiste, depuis 1859, à me persécuter, est la plus lourde
de toutes les maladresses et va à l’encontre de toutes les visées de mes persé-
cuteurs car plus on persévérera dans cette voie plus les hommes de cœur,
voyant en moi une victime, s’intéresseront à ma personne.
Eh quoi ! l'expérience que nous faisons depuis cette année à jamais néfaste
de 1843 : l'expérience de 12 années de souffrance endurcies par le Général
Nissage Saget n'aurait donc rien prouvé ni à lui, ni à ses conseillers, et ceux
qui gouvernent le pays en seraient encore aux petits moyens et aux expédients.
Salomon
Kingston, Jamaïque, 10 décembre 1872
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Observons que Geffrard pouvait être de plus accusé d’un préjugé que
le chef actuel n’a assurément pas.
On ne peut reprocher à mon esprit, à mon jugement de simplifier
par trop les difficultés du Gouvernement, de supprimer les embarras
inattendus et sans ombres qui fatalement se révèlent à tout citoyen qui
vient tenir, l’administration des affaires de l’État. Tel est, à cet égard,
au contraire, mon particulier sentiment que je m’efforce à persuader
mes concitoyens qu’ils sont dupes soit de leur jugement propre, soit
de leur sympathie, quand ils s’entêtent à penser que notre pays puisse
marcher, dirigé par des administrateurs incompétents, par nos sem-
blables qui, en face d’accidents ou au milieu des brouillards de la poli-
tique, ne sauraient s’orienter à la façon d’un capitaine de navire, qui
supplée à la perte de la boussole. À Haïti, plus qu’en tous autres pays
du monde civilisé, cette condition de la compétence, pour être rela-
tive, n’en est pas moins absolue pour nous. En ces pays-là, en effet,
des mœurs policées, une morale publique sévère et le savoir de tous
appliquent à l’État leur forte empreinte et le font tourner de leur mou-
vement rationnel.
Il sera toujours chimérique de s’attendre aux bienfaits d’un gou-
vernement, quel qu’il en soit, si on n’a pas compté la somme de con-
naissances spéciales que l’esprit dirigeant peut dépenser dans
l’exercice de sa besogne publique.
Combien n’en est-il pas, de ces actes de Geffrard, que nous criti-
quions avec un degré plus ou moins accentué de virulence, que nous
critiquions parce [31] qu’ils étaient mauvais en eux-mêmes, parce que
leurs effets ne pouvaient être suspendus nonobstant toutes considéra-
tions parce qu’en politique il n’est d’autre pardon pour le tort offensé
que la réparation parce qu’enfin, pour prévenir le retour d’un mal ou
d’une erreur, il est juste que nous protestions, que nous fassions briller
la vérité ; combien, disons-nous, n’est-il pas de ces actes qu’à bon es-
cient, nous ne pouvons imputer qu’à l'inhabileté ou la présomption
bien connue de l’auteur !
De vos actes, au contraire, Président Salomon, en est-il plusieurs
que l’ignorance entache ? Quelles passions vous ont environné, quels
problèmes se sont posé devant vous, quel sont les cas difficiles que le
souffle de votre justice, que le seul souvenir de vos cris de réproba-
tion, que la force attribuée à vos lumières, que vos études, vos médita-
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tions, votre expérience, enfin, n'ont pu vous aider, la main sur la cons-
cience, à dissiper pacifiquement, à résoudre adroitement ?
Mais loin de nous avoir fait charité des effets bienfaisants de votre
puissance intellectuelle, vous avez préféré vous en servir pour rester,
décidément, en Haïti le chef trompeur par excellence. Tous les actes
de Geffrard dont vous aviez fait sous nos yeux l’incinération reverdis-
sent dans votre administration. Suivons :
que Mr. Salomon s’est fait adjuger par MM, les représentants du peuple,
en regard des cinq cents piastres (P 500) par tête qu’ils^ se sont adjugés à
eux-mêmes ; ces ordonnances en blanc, de dix, vingt, trente mille piastres
et au-delà que M. Salomon distribue à tort et à travers à ceux qui lui font
peur et dont il pense par là s’assurer la fidélité ! Tout cela, au détriment de
ce pauvre peuple qu’il croit tromper encore en attribuant ses profondes
souffrances à cette révolution de 15 jours, de 1879, qui lui a pourtant ou-
vert les portes de la Patrie et aussi l’accès au fauteuil présidentiel. Et dire
que ce chef ne trouve pour tout remède à la grande misère de ce même
peuple que de lui conseiller, dans son amère raillerie, de planter des vivres
et d’élever de beaux dindons 2 ! Si, encore, il se contentait d’emprunts tels
que ceux qu’il contracte sur place ! Il veut en contracter aussi en dehors en
exploitant, [33] comme le prodigue le fait du juif, qui a une première fois
été en affaire avec lui, ce besoin, que, dans son opinion, ont du maintien
de son gouvernement les financiers qui ont fait avec lui le règlement de
l’Emprunt de Domingue. Ainsi, nous venons d’apprendre que M. de Mon-
ferrand a échoué auprès du Crédit Industriel de Paris dans sa demande
d’un Emprunt de six millions de francs. (Fcs. 6000000) Et dire encore que
M. Salomon n’est tenu en échec dans cette voie que par la crainte
qu’inspire sa manifeste mauvaise foi dans l’exécution des engagements
qu’il a pourtant pris lui-même et vis-à-vis de ces intéressés et vis-à-vis de
la Banque ! Et, est-ce là, tout encore ? En dépit de ses astucieuses dénéga-
tions qui ne se reposent que sur une équivoque de situation, quasi sur un
pur jeu de mots, n’a-t-il pas songé, réduit aux abois par lui-même, comme
il l’est à ce moment, à l’émission du papier-monnaie ; non plus d’un pa-
pier fabriqué à son imprimerie, il est vrai, puisqu’il s'est fermé ce droit par
son contrat avec la Banque, mais d’un papier à émettre par cette banque,
2 La question n'est pas là, M. Salomon. Jetez les yeux sur certains marchés du
pays et vous y verrez des vivres laissés en pâture aux bêtes épaves, soit à
cause de leur trop grande abondance, soit par la rareté des acheteurs.
Portez à Kingston nos mêmes dindons, coûtés si bas ; ils n'obtiendront pas
moins vos 4 piastres, tant ils y sont rares !
Lors donc que vous prêchez de mettre aux mains de chaque Haïtien,
comme l'instrument de son bien-être la CIRCULAIRE, où vous révélez les
sources d'une fortune publique semblable, doit-on vous taxer de charlatanisme
que quand, à l'approche de la Petite vérole, vous prescrivez des purges... et
que vous rendez responsable des ravages de l‘épidémie des autorités tant ci-
viles que militaires ! Vous les rendez responsables vis-à-vis de qui ? Des fa-
milles !...
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D. - Vous n’avez pas qu’une loi mais des lois dont vous faites l'ap-
plication à voie, sans qu'elles existent dans nul de nos codes, dans nul
texte de votre Constitution même. Ainsi, vous avez la détention perpé-
4 Le passer réclamé par l’Haïtienne ne saurait lui être refusé s il lui est fait un
devoir de se munir d’un passeport ce n'est que dans un intérêt purement statis-
tique, et pour que l'autorité soit en mesure d'exercer une police qui assure la
sécurité publique En me refusant le passeport, MM les Secrétaires d'État, vous
avez substitué votre volonté à celle de la Constitution En conséquence de
quoi, je déclare protester, comme de fait je proteste contre la décision sus citée
du Conseil des Secrétaires d'État le rendant responsable... de toutes les consé-
quences que cette décision pourra entraîner. (Signé Salomon. Kingston, Ja-
maïque, 10 décembre 1872.)
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Constitution : 1807
Article 20- La peine de mort sera restreinte à certains cas que la loi
déterminera. En matière politique elle est abolie.
Art. 213.- La peine de mort, abolie en matière politique, est rem-
placée par la détention perpétuelle, jusqu'à ce qu'une loi vienne déter-
miner les peines à appliquer aux crimes et délits politiques
Loi. Article 1er. Dans tous les cas, où il y aurait lieu, en matière po-
litique, à l'application de la peine de mort avec la promulgation du
pacte fondamental, cette peine sera remplacée par celle du bannisse-
ment à perpétuité.
1870
[38]
Le Président Salomon
Boisrond-Canal
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[39]
EDMOND PAUL
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[40]
c’est-à-dire toujours pour cause de bouleversement de l’État ! Je ne
sais qui a dit : Il est des gloires malheureuses ; si Colomb n'a pu don-
ner son nom à l’Amérique qu’il a découverte, en revanche Guillotin
n’a pas non plus arraché le sien à la guillotine qu’il a inventé. - N’est-
ce pas le cas de ce pauvre général Hérissé ? Quelle fatalité a donc
voulu que l’instrument hideux qu’il avait forgé pour sa gloire se per-
pétuât, comme le souvenir de sa damnation, aux mains de celui-là
même qui lui en a ravi le bénéfice ! Mais enfin, Général Salomon,
cette table d’Hérissé n’existe ou n’existe pas. Comment, si elle est va-
lable, les tribunaux aux termes de la loi, aux termes de la formule
même de l’acte, n’en sont-ils pas saisis après deux ans et demi de
l’exercice de votre autorité ? Si elle est caduque, quelle est donc cette
justice personnelle, autocratique, qui partage capricieusement les ac-
cusés en exilés et en protégés ?
F)
Ici, pardon !
Qu’eussiez-vous dit, Général Salomon, si, pour trouver un pendant
à ce dernier et plus sensible de vos griefs, si, oubliant mon rôle, le sa-
crifice que j’ai fait à la Patrie de mon sort, j’en appelais à vos accents
de justice de ce sort tel que vous me l’avez fait à moi-même ? - Écou-
tez, cependant, ce ne sera qu’un [42] exemple en passant ! - Ce ne sera
pas une défense, ce sera seulement une leçon.
Le gouvernement de Canal existait. Il a provoqué ou j’ai fomenté,
je le veux, une révolution. Port-au-Prince brille. Canal dit, et le Jour-
nal Officiel en fait loi : le feu, c’est le gouvernement qui l’a mis par
ses obus. De plus audacieux m’en accusent ; n’importe. Résultat : Ca-
nal tombe. - Puis-je être recherché ? - En droit et en fait par qui ? - Le
pouvoir légal ? - Balayé ? - Le peuple ? - C’est la révolution ! - La
révolution ? J’en suis ! - Mais, bientôt les révolutionnaires entre eux
se divisent, preuve donc ou si l’on veut, présomption seulement que le
peuple lui-même s’est divisé. - On se bat. - Encore Gonaïves qui
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de celui que la fortune n’a fait que favoriser davantage, que rendre
plus heureux que moi ? Où y a-t-il dans l’acte d’Hérissé une ombre de
la pensée révolutionnaire, un sentiment vrai de la volonté du peuple ?
- Par quelle métaphore, par quel sophisme, par quel mépris de tout ce
qu’il y a de plus vulgaire dans la construction du langage humain, par
quelle sortie de raisonnement, enfin, vous vous êtes convaincu, vous
M. Salomon, que vous avez très positivement, très sérieusement reçu
mission de porter accusation contre moi et sur ces chefs : - J’ai débasé
(!) la Société Haïtienne, j’ai encouru la réprobation publique ? -
Comment avez-vous pu sans rire recevoir le legs de m’appréhender au
corps, si mieux je n’aimais, toutefois me résigner à l’exil, [44] sans
écrire, sans protester, sans agiter, sous peine d’une mesure plus accé-
lérée : la peine de mort ? 6
Irai-je jusqu’à vous demander de quoi, en définitive, suis-je accu-
sé ? Pas plus, sans doute, que l’expert rédacteur de l’immonde papier
vous ne sauriez répondre !
Hérissé, non moins révolutionnaire que moi, puisqu’il a coopéré à
la chute de Canal, ne pouvait m’accuser, en respectant le sens com-
mun, que d’une chose : avoir attenté à son autorité usurpée.
6 « Toutes les fois, dit un publiciste, qu’on s'attaque à votre vie, à votre santé, à
votre liberté, à votre réputation, à votre propriété, on vous met dans le cas de
légitime défense. C’est là mon cas et c’est pour défendre ma réputation atta-
quée que je prends la plume... »
(Signé : Salomon)
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[45]
J’aurais place, après cela, dans mon cœur, dans mon esprit pour
gémir, pleurer mon sort, me défendre ! Non ! je ne vois plus que la
Patrie, je ne vois que la raison humaine qui, un jour, a été précipitée
dans un de nos cloaques. Alors, je me demande, M. Salomon, com-
ment, pour vous, pour nous, pour tout l'honneur haïtien, n’avez-vous
pu, avec votre capacité cérébrale, porter le pouvoir public à franchir
d’un bond cette étape ordurière ?
Enfin, voilà bien comment il se fait que toujours l’État chancelle
sur ses bases, sur ses fondements que sapent ceux-mêmes qui nous
promettent le plus de les affermir. Nous n’avons pas à faire de réquisi-
toire contre l’administration du jour, à relever déjà des fautes et des
crimes qui ne s’étaient pas rencontrés dans tout le cours de l’exercice
gouvernemental de Geffrard. Combien, cependant, étaient nombreux
et ces crimes et ces fautes au bout seulement de trois ans ! Aussi, avec
quelle impétuosité ne voyait-on pas M. Salomon lancer sa logique ac-
célérée au sein de tant d’éléments de discorde. Et n’avait-on pas dit
alors qu’il excitait à commettre parmi nous autant de dégâts qu’eût
fait, on nous permettra cette image connue, un taureau qui serait entré
dans la boutique d’un faïencier ?
L'hypocrisie est encore un hommage qu’on se croit obligé de prin-
cipes qu’on viole. M. Salomon, lui, est [48] plus crâne ; il se montre à
nous nu et brut : il proclame, sans périphrase, que le symbole de
l’inviolabilité des Représentants du Peuple haïtien est un hors-
d’œuvre, un couvre-chef qu’il suffit d’une balle pour capoter ! Le
Cap-Haïtien tremblera comme au temps de son cataclysme terrestre,
dit-il encore, si une seule étincelle de perturbation publique éclate
dans la ville. À ceux qui sont dénoncés, à ceux qui sont suspectés, à
veiller que la paix ne soit troublée nulle part ; sinon que ceux-là soient
arrêtés, incarcérés et fusillés, à tort ou à raison, tant pis ! À d’autres
qui se plaignent d’une tyrannie qui les oblige à se munir de permis
pour aller de la ville à leurs campagnes, il répond avec insouciance
que tel était son sort personnel ; que, ministre de l’Empire, il lui fût
interdit durant un laps de dix ans de pousser Port-au-Prince au Bois-
Chêne !
M. Salomon s’est donc fourvoyé jusqu’à se commettre de tels ana-
chronismes, jusqu’à renouveler les moyens d’ordre public qui furent à
l’usage d’un empereur dont le Peuple eût raison, non moins que de ses
congénères despotiques !!
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Il faudra après tout qu’on excuse cette Majesté, qui dans son
pauvre orgueil, proclamait dans une audience inoubliable, tenue au
Cap-Haïtien ; qu’il n’était pas empereur pour ne pas avoir une autorité
comme celle d’Annibal et de César ; que, du reste, sa conduite avait
trouvé en 1851 des imitateurs dans MM. Napoléon et Robespierre !
Le mal, qui nous environne en ce moment d’un nouveau danger,
vient de ce que les termes du langage eux-mêmes sont détournés de
leur sens habituel. De façon que des mille moyens par lesquels le
gouvernement actuel eût pu machiavéliquement violenter la raison et
le droit, il a préféré celui qui jette la confusion dans les esprits, qui
déroute le bon sens, qui crée une cause instigatrice des passions d’un
peuple, à peine né à la vie intellectuelle. Ce peuple est ainsi forcé de
se méprendre sur les situations, sur la nature, le caractère, l’idée que
les mots [49] devraient rappeler ; sur les choses qu’ils signifient, sur
les actes qu’il importe de définir avant de les qualifier. Entre tant de
sources d’erreurs humaines, on fait encore surgir, de gaieté de cœur,
une cause de plus grandes erreurs. Et dans quel dessein ? Celui de
faire, qu’à force de se combattre, ces mots de notre ordinaire poussent
les hommes, eux-mêmes à s’entre-déchirer, faute de se comprendre et
de s’entendre.
Est-ce en usant un tel langage que le général Salomon avait su par-
ler au général Geffrard, président de la République ? Admit-il, quand
il s’adressait à l’unanime sentiment du peuple, que chacun de nous pût
avoir une langue différente où les mêmes mots auraient les significa-
tions les plus opposées au gré de la passion !
Dans sa plaidoirie au contraire, que les termes sont définis, précis
et clairs ! Son droit ? C’est celui des jurisconsultes politiques, des
théoriciens de la Souveraineté nationale, et non plus les coups de tête
de quelques ambitieux imbibés de rhum. L’exercice de la force ? Il le
limite aux circonstances légales, juridiques et morales. Sa sanction ? Il
la prend dans l’histoire et non dans la bouche de ceux qu’on fait piail-
ler à sa porte pour dire après qu’il a encouru la réprobation...
C’est, qu’alors, il avait besoin de ce langage lucide, honnête, lo-
gique, ce langage si précieux que nous parlons en commun, ce ciment
qui lie les citoyens appelés à sacrifier sur le même autel. Il savait aussi
que c’est par ce langage « que nous atteignons ces grandes réalités
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 50
d’où, vous n’avez pas cessé de nous menacer de votre foudre olym-
pienne !
Avant que Napoléon 1er eût fait cette expérience du pouvoir despo-
tique que vous connaissez, et dont vous ne semblez aucunement avoir
gardé la leçon ; avant qu’il eût apporté à la France son génie et sa
gloire pour prix des libertés publiques qu'il devait sacrifier, il avait
commencé doucement par remettre en faisceau tous les français,
jusqu’à lui si divisés par leur grande révolution.
Il sût les rallier autour du drapeau de la patrie 7, symbole de leur
sentiment commun. Au dire d’un de ses sévères historiens son mot
d’ordre avait été : « Plus de divisions, plus de factions, plus de
haines !
7 J'ai toujours compris que celui qui, se mettant à la tête d'une révolution, arrive
à renverser le gouvernement, à s'imposer au pays soit par la violence, soit par
la ruse, tel par exemple, au moyen du vote d'une assemblée composée de ses
créatures, ou qui a peur, sera toujours impuissant à rétablir la paix, l'ordre et la
confiance. Arrivé au pouvoir par la surprise, il sera harcelé sans trêve, ni mer-
ci, par la conspiration jusqu'au jour où, à son tour, il sera renversé par la révo-
lution. Donc, pour ce qui est de moi, le Président Nissage peut se rassurer. Je
suis avec ceux qui désirent qu'il fasse son temps à la condition qu'il reste dans
la Constitution, et qu’il ne dépasse pas, suivant l'expression du Prince Napo-
léon, cette limite de mauvais gouvernement qu'il n 'est pas possible de suppor-
ter.
Signé : Salomon
Kingston 10 décembre 1872
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 53
[53]
l’idée que vous avez incarnée, du relèvement d’une race entière, d’une
société longtemps tenue dans l’abjection ; tout cela vous avait sainte-
ment et sur l’heure convié à ce rôle que vous avez déserté M. Salo-
mon !
À ce rôle, pourtant si grand, si beau, de pacificateur de la Répu-
blique, de médiateur suprême des partis, vous avez préféré à vous voir
à l’œuvre, la tâche d’un demi-dieu de l’Enfer ouvrant nos catacombes
et vous préparant à y précipiter tous nos groupes politiques, les uns à
la suite des autres, l’un par l’autre, comme si vous naissiez au pouvoir
avec l’unique mission de décapiter votre pays !
Le pouvoir suprême est une coupe de laquelle on ne peut, sans
s’enivrer approcher les lèvres. Hérard Dumesle, l’auteur, dit-on de ces
mots, eut la tête qui lui tourna si fort, quand il se vit ministre d’un
chef que sa doublure avait mis en relief, que de tribun qu’il fût, toute
sa vie, il se fit incontinent gendarme, et le pire gendarme, ordonnant
de casser des têtes, d’incarcérer les tribuns du peuple, hier ses col-
lègues, et, par cette conduite, prit tout le soin qui pût ternir le lustre de
sa carrière et de ses pensées civiques.
Vos actions sont les mêmes. M. Salomon, à cela de plus grave,
qu’elles participent d’une ivresse qui vous a été communiquée de plus
haut.
Les peuples, en général, sont soumis à de grandes déceptions dans
la conduite de leurs affaires, [55] et il n'est pour eux d’autres moyens
de préservation, que la volonté de s’entourer d’institutions fortes et
solides qui les garantissent des effets du pouvoir tantôt aveugle, tantôt
despotique et toujours redoutable. Une fois que ces institutions exis-
tent, est-ce aussi un devoir pour tous de les soutenir, de les défendre,
de ne pas permettre qu’on joue avec, avec leur caractère, ou qu’on
s’en serve autrement qu’on ne le ferait de choses sacrées.
Puis, vient l’œuvre du choix du conducteur de l’État, devoir autre-
ment délicat et dont dépendent en dernier ressort les meilleures insti-
tutions.
Il y avait surtout à redouter un danger avec M. Salomon ; c’était
qu’il n’apportât dans l’exercice du pouvoir gouvernemental des
moyens, des procédés, un système, auquel son esprit s'était longtemps
façonné, pour avoir suivi aveuglément la funeste trajectoire impériale.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 55
8 Un devoir positif général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît in-
juste, c’est de ne pas s'en rendre l'exécuteur …Rien ne justifie l'homme qui
prête son assistance à la loi qu'il croit inique. La terreur n’est pas une excuse
plus valable que toutes les autres passions infâmes. Malheur à ces instruments
zélés et dociles, éternellement comprimés, à ce qu’ils nous disent, agents infa-
tigables de toutes les tyrannies renversées. On nous alléguait, à une époque af-
freuse, qu'on ne se faisait l'agent des lois injustes que pour en affaiblir la ri-
gueur, que le pouvoir dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait fait
plus de mal encore, s'il eût été remis à des mains moins pures. Transaction
mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes ! Chacun
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 56
[60]
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 58
[61]
III
autres. Car ce qui importe, avant tout, c’est que l’impunité soit assu-
rée ; et on n’en a jamais tant le gage que lorsque le pouvoir est lâchée,
languissant et incompétent.
[62]
Dans ces conditions, on ne le sent que trop, le drapeau du Bien est
exposé à être facilement déserté, et de ce moment celui du Mal peut
aussi primer aux mains de qui n’a ni lumières, ni conscience, ni pa-
triotisme.
Le peuple, dans sa grande majorité, toute la masse qui ne vit que
du travail régulier, honnête, et qui, par conséquent, n’a besoin que de
ces mesures d’ordre élevé, prévoyant, économique, éducateur, pour
améliorer sa condition, changer son sort, s’asseoir tranquille à ses
foyers, assourdie par une querelle politique qui ne finit pas, s’épuise, à
son tour, à intervenir, s’égare, quand il lui faut jeter l’épée dans la ba-
lance. Ceux qui devraient l’éclairer, lui servir de Mentor, l’engager
dans la voie du Vrai et du Juste, au contraire, sont les plus ardents à
tendre le piège à sa crédulité. Pourquoi ! Parce que ceux-là ont besoin
de i l’abaissement des principes et, s’il le faut, de leur destruction i
pour se créer des chances à la fortune. Peu leur importe, à ceux-là, que
l’État aille à la dérive absolument comme une navire qui ; aurait perdu
son gouvernail en pleine tempête.
L’incapacité du plus grand nombre est ainsi exploitée dans notre
pauvre pays de toutes façons : par ceux d’abord qui n’entendirent lais-
ser monter à la première magistrature de l’État que les moins capables
d’entre le peuple, et cela pour que leur prestige, à eux, grandit, que
leur mérite n’eût pas de concurrent, que leur ambition restât sans ri-
vale ; - par ceux, ensuite, pour qui la compétence du pouvoir,
l’austérité de ses mœurs administratives, la fermeté de son contrôle, la
rigidité de ses exactes décisions ne seraient que des obstacles à la di-
lapidation des deniers publics et une borne mise aux fortunes rapides
et scandaleuses.
Ou le bras qui frappe aveuglément, ou la tête qui raisonne creuse-
ment : telle est l’alternative extrême, périlleuse, qui, quarante ans, ba-
lança Haïti, pour ainsi dire, entre les deux pôles de l’ignorance.
Dans les temps écoulés, c’est à la faction soldatesque qu’on avait
recours, c’est elle qu’on excitait, qu’on instiguait, pour qu’elle conspi-
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rât, à son insu, contre le grand intérêt national ; - de nos jours pour
aboutir au même résultat, on fait aboyer contre les citoyens dont il
importe de démolir le crédit moral, de détruire la saine influence dans
les grands corps de l’État.
[63]
Est-il rien de plus pénible, de plus hideux, que le spectacle de gens
qui, soit qu’ils vous fissent compagnie hier, soit qu’ils ne vous eussent
jamais connu, qui tous se retrouveraient avec vous demain, s’ils
n’avaient qu’à, consulter leur raison, qu’à suivre l’impulsion naturelle,
sympathique de leurs sentiments dont vous n’avez jamais démérité ; -
qui, aujourd’hui, se croient obligés de vous travestir, d’être vos dé-
tracteurs en public, vos calomniateurs à la sourdine, et de vous pour-
suivre de leur haine feinte ?
M. Salomon, sans les méconnaître, ne les admit pas toutefois au
premier rang, ces mots que j’écrivis au seuil de ma carrière publique :
au point où en est Haïti, l’instruction des masses est le besoin le plus
urgent.
Notre capui mortuum pour lui c’était la BONNE FOI. Par son
exemple, qu’il nous offre aujourd’hui, il prouve surabondamment
qu’il s’était mépris. En effet, ne semble-t-il pas puéril qu’on cherche à
relever un peuple de l’obligation qu’il a d’abord de connaître,
d’apprécier par lui-même les choses et les questions qui le concernent,
qui l’intéressent, s’il n’entend nullement être trompé, ou être la dupe
de ses conducteurs ? - Si on peut affirmer qu’il n’y a point de vertu
sans fonction, on pourra aussi hardiment, avec autant de certitude
avancer qu’il n’y a de remède à la mauvaise foi de quelques uns que
l’éclat de la lumière chez le plus grand nombre. C’est devant cette
clarté que fuit l’imposteur. - Et de même que le voleur de nuit ne
craint pas tant la police que le réverbère qui luit au carrefour, de
même on ne descend pas volontiers à se faire le colporteur d’idées
malsaines ou anarchiques, quand il faut redouter le jugement de ceux
devant lesquels on préfère discourir ; quand il existe effectivement
une conscience générale pour refléter aux yeux du malveillant le
spectre de son action odieuse. La bête succombe quand la pâture fait
défaut ; ainsi meurt le charlatan si le peuple est éclairé. Donc, plus et
plus vite on éclairera les masses, c’est d’autant et plus sûrement qu’on
restreindra le domaine de notre mauvaise foi politique.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 61
moquer bien de mes amis, si j’avais raison, non moins qu’à courir au
devant de qui je pouvais croire animé des mêmes intentions que moi.
Et, en somme, toute la politique, que d’un commun effort patrio-
tique nous avons cherché à faire aspirer par les organes [65] qui met-
taient en mouvement la machine publique, se résume en ces deux
mots : opposer une digue au débordement de la corruption administra-
tive, atténuer les causes de nos révolutions périodiques en ne permet-
tant pas que les lois et le droit soient facilement violés.
Cette politique prévalut-elle ? On en impose, quand on dit que
notre influence est allée jusqu’à nous rendre les maîtres de F adminis-
tration du pays. Qui ne sait pas que de Nissage Saget à Canal la balle
et la mitraille séparèrent tous les gouvernants de nos idées et de leur
impulsion ! La routine, la mauvaise foi, la corruption, l’ambition et le
despotisme ne furent-ils pas des sentinelles qui nous opposèrent cons-
tamment leurs forces arrogantes et tous les effets de la colère drama-
tique ? Et pourtant tous les gouvernements de l’époque sont tombés
emportant la malédiction populaire !
Seul, toutefois, Nissage Saget que nous sommes parvenus à conte-
nir tant soit peu, en passant sous le feu de ses fusils braqués sur nos
poitrines, a mérité qu’on dise que son administration était passable, et,
chose curieuse ! recevra pour le minime bien qui s’est fait sous lui, et
en dépit de lui, le legs honorable de l’Histoire, quand, nous autres,
nous serons oubliés !... Déjà, sous Domingue, ne fûmes-nous pas deux
ans près expier dans l’exil ce qui s’était accompli de plus avouable
sous son prédécesseur ?
Quand Canal vint, notre fortune politique grandit-elle ? - Bien loin
de là ! Si loin même, que dès son origine nous avons été enveloppés,
du reste avec M. Salomon, dans le courroux d’une tempête qui finit
par nous acculer seule dans le mémorable cercle tragique de la Rue
Pavée..
S’il est une influence qui ne s’et pas lassée à nous faire cortège, à
nous couvrir, comme la Providence soutient le Bien contre les assauts
du Mal, et qu’on s’obstine à ne pas voir, c’est la faveur populaire. -
Nous devons au peuple ce que nous sommes, des citoyens aux
tables 9, dont l’ordre de choses par eux préconisé s’impose : il n’eut
pas besoin d’être prophète pour le dire, désiré de ceux mêmes qui ont
l’air de le détester le plus.
Nous comprendrions, jusqu’à un certain point, s’il était vrai qu’on
fût plus épris que nous du saint amour de la chose publique, qu’on
nous accusât d’une politique dont l’impuissance [66] est attestée par
son insuccès même, malgré nos efforts et nos luttes pour la faire ac-
cepter.
Mais, dire que nous avons tenu dix ans le gouvernement d’Haïti,
que nous avons été à même de faire de ce gouvernement ce que nous
avons toujours voulu, que nous avons tout arrangé à notre guise, que
nous avons disposé des positions, des places et des bureaux, c’est en-
treprendre de montrer aux Haïtiens les choses comme on les fait voir
dans une boîte de lanterne magique.
On n’a pas osé conclure et ajouter audacieusement que les trésors
de la Nation étaient restés à notre discrétion ; du moins, tous les ef-
forts en ce sens tentés, ont échoué, les ficelles qu’on a tirées n’ayant
pas marché au gré des prestidigitateurs. On se console, en criant que
nous avions monopolisé la représentation nationale ! Cette insanité,
M. Salomon entreprend d’en faire une réalité de la pensée démocra-
tique : il assigne au peuple ses représentants qu’il a triés, ainsi que
savait le faire notre second empereur, quand il écrivait à ses lieute-
nants : « vous aurez à faire élire tel et tel en qualité de mandataires de
la Nation ; et vous me répondez de l’exécution littérale de cet ordre
Salut ! »
Notre plus grand crime, donc, est d’avoir su nous appuyer sur le
peuple, d’avoir tenté avec son aide de déplacer l’axe autour duquel ont
tourné pour verser sans cesse, faute d’à plomb, tous nos pouvoir gou-
verne mentaux. D’où nous est, à la fin, venue cette synthèse de
l’ensemble des accusations élaborées contre nous ; nous avons débasé
la société !...
...Nous avouons l’œuvre, s’il faut la comprendre par l’opinion pu-
blique, indissociable désormais, que nous avons aidée à se former
contre un système de gouvernement destructeur de toutes les pré-
cieuses qualités d’une nation, pourfendeur des lois morales et cons-
cientes, blasphémateur du Droit, de la Justice et de la Liberté, tant de
biens précieux qu'il nous a été donné de conquérir sur des siècles
d’esclavage.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 64
cette loi, quand Canal, préludant [70] sur la scène présidentielle, frap-
pa sur M. Salomon lui-même le coup de théâtre fameux qui fit dispa-
raître sous ses pieds le foyer qu'il n’avait foulé que depuis une heure !
Oui, telle est bien la force de cette loi, une loi qui commence par la
coquinerie politique pour finir toujours dans une effusion de sang,
qu’elle a constamment plané depuis dix ans au sommet de notre ad-
ministration, qu’elle a subjugué l’esprit trébuchant du chef actuel, au
point qu’il s’est fait l’héritier d’une politique d’autant plus comique et
astucieuse, qu’il en avait été la victime exposée à tous les regards.
Triste conséquence, je ne dois pas cesser de le dire, d’un jeu gou-
vernemental qui veut actuellement que M. Salomon et ses pourchas-
seurs d’autrefois s’accordent pour nous poursuivre nous-mêmes, nous
accuser encore comme les dieux lutins de la patrie !
Il fait bon, certes de pardonner, et c’est l’intérêt le plus clair,
comme le devoir le plus commun qu’à tout chef de gouvernement, en
arrivant aux affaires, de ne pas chercher midi à quatorze heures, de ne
pas conserver rancune contre des citoyens qui, autrement, n’auraient
pas de compte à lui rendre. Mais, faut-il que ce soit, par contre, un
motif de racheter son propre pardon aux yeux de ceux-là, en héritant
de leurs ressentiments présomptueux [71] pour des citoyens qu’ils
avaient à tort ou à raison poursuivis de leur haine dans le cours de
l’exercice de l’autorité publique ?
Au fait, je fus député réélu par le peuple en 1873, malgré que le
Pouvoir Exécutif marchant à la tête d’une cabale, ses matelots et ses
soldats suivant, s’y fût opposé. - Que peut-on nous reprocher ? Étions-
nous alors arrivés à la représentation nationale autrement que par la
conquête du suffrage universel, que par l’exercice courageux, éner-
gique des droits et qualités du citoyen ? - M.M. Damier et L. Ethéart,
Ministre en ces temps, et que nous retrouvons encore Ministres, le
premier de M. Salomon, le second de Canal, des deux chefs nos ca-
peut plus utilement se livrer au travail du Comité, tel qu’il résulte de ses ré-
cents débats, auxquels je n’ai pris nulle part.
Interruption....
M. E. Paul - L'homme politique a ses opinions dont il importe à une majo-
rité de tenir compte, avant de chercher à lui imposer un travail, qu'il décline.
Interruption.
M. E. P. - Nous ne sommes pas des fantaisistes ; nous sommes des
hommes politiques sérieux, je crois. Si vous appartenez au groupe du Comité
qui vote ces mesures, demande à entrer dans les Commissions chargées de les
mettre en exécution.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 70
pagner dans sa voiture, selon ce qui fut dit, par l’homme le plus près
de sa confiance ; le fit passer sous le double portail de l’arsenal de la
capitale qui s’ouvrit alors comme une voûte d’acier pour applaudir au
départ de Félicité Lysius Salomon. Canal, en retour, reçut de M. Sa-
lomon le baiser d’alliance qu’il lui renvoya du seuil de sa proscription.
Dans la langue de Machiavel, cela s’appellerait tout crûment une
gasconnade... Et s’il demeure prouvé, comme on l’affirme, que M.
Salomon, a de plus, tenu pour bien juste d’adresser à Canal une lettre
de sa plus fine diplomatie, nous dirons toujours : fort bien ! Mais
qu’est-ce que mon honneur d’homme public viendrait faire dans cette
sentine ! - Suis-je responsable de l’impudeur que montrent les autres
soit dans la prospérité soit dans l’adversité de la vie publique ? - Est-
ce jamais, à tous les moments où je m’offris à mes concitoyens pour
me charger du contrôle de leurs affaires générales, je fus dans une
condition misérable telle qu’ils me crussent capable de descendre de
l’autel de mes pensées jusqu’à m’exposer à être englobé dans le dé-
nuement d’un tel tripotage ? - En quoi ma conduite privée, sous Canal,
serait-elle justiciable du Président Salomon ? - N’est-il pas, en tout
cas, avilissant pour l’esprit d’une nation qu’un pouvoir issu d’une ré-
volution vienne demander compte de cette révolution à ceux de
l’œuvre desquels il a hérité ? - Et quand M. Salomon, deux fois chassé
par Canal, [77] se donne l’air de le venger de sa chute, ne prête-t-il
pas plutôt à rire ? - Leur alliance n’est-elle pas théâtrale ? Oh ! Que
j’aime mieux Piquant, organe du gouvernement, qui, lassé de tant de
mensonges, déclara en pleine assemblée publique, que les salomo-
nistes avaient été contraints de manœuvrer entre les deux feux de Ca-
nal et de Bazelais !...
Il faut en convenir, ce ne fut jamais aux squelettes de nos per-
sonnes qu’on s’acharna autant ; ce sont nos principes, notre verbe,
toute notre comportation adéquate à notre rôle, qui furent toujours
l’objet de la rage qui envenima nos preux de l’incapacité présiden-
tielle.
Ces principes, que sont-ils donc ? Quel gouvernement digne de ce
nom voudrait encore s’en passer, à l’approche de notre 50ème année
d’existence sociale et politique ? L’honnêteté, la probité, la droiture ;
rendre ses comptes ; ni voler, ni laisser voler, respecter ses propres
droits dans ceux de ses concitoyens ; affirmer le contrôle, qui appar-
tient au géré sur le gérant ; laisser aux citoyens leur indépendance
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 74
avec toute l’encolure que lui donnent de fières origines ; ne pas douter
que « tout ce qui resserre, entrave, immobilise l’homme dans son
corps, dans sa volonté, dans sa pensée, l’atrophie », que « l'absence de
liberté politique diminue l’activité et le ressort chez les hommes
d’ailleurs en possession de leurs droits civils » ; - vouloir, en consé-
quence, que tout soit en équilibre dans l’État, que les autorités ou ci-
viles ou militaires ne sortent pas de leurs attributions légales, ne dé-
passent pas le domaine de leur utilité ; qu’il n’y ait ni haine, ni sympa-
thie, ni non plus de volonté, de caprice pouvant dominer l’empire des
lois ; en finir avec l’arbitraire, le despotisme et la corruption adminis-
trative. Sont ce là des choses nouvelles, des choses qui sortent
d’ailleurs que d’un programme trivial, rudimentaire, longtemps connu
des Haïtiens, à la pratique près ?
Est-on seulement un chef de gouvernement sérieux, si on n’a pas
affirmé ces principes, ces maximes fondamentales de l’État, si on les
livre, qui pis est, aux quatre vents de la raillerie, au souffle de tous les
farceurs, aux inductions de femmes ?
C’est bien de cela, qu’à mon tour, je vous accuse, Lysius Salo-
mon ! L’Empereur Faustin s’offrira à l’Histoire dans l’appareil d’un
pauvre souverain qui ne toucha à la chose publique que toujours avec
gravité, qui avait foi dans ses actes, qui était convaincu, au moins, de
l’idée que ses moyens de gouvernement [78] fondaient un ordre de
choses stable dans sa patrie. Il ne sera pas loué ; il sera au moins res-
pecté : ses fautes seront absoutes au tribunal de l’irresponsabilité intel-
lectuelle. Mais de vous, M. Salomon, que dira-t-elle, cette Histoire ?
Elle dira que c’est devant l’astre de la renommée de votre esprit, dans
le manteau de votre apostolat de trente-neuf ans, que vous avez fui
pour disparaître dans l’autre où s’était réveillé, un matin, le bon-
homme Coachi, ébahi de s’entendre charger de conduire le Peuple
haïtien dans un royaume de lumière. Ce n’est pas même, Monsieur,
d’un tyran superbe, ce que vous avez fait-là ; votre conduite procède
simplement du chevalier d’industrie !
Et comment, après cela, la grande masse du peuple ne vous de-
manderait-elle pas compte de tout ce qui s’attacha de ses espérances à
votre pouvoir suprême ! Vous les aurez donc encore laissés, ces ci-
toyens, avec toutes nos coutumes, toute notre législation qu’ils ont
appris à supporter, parce qu’elles leur vinrent dans un état tout proche
de l’esclavage ? - Le citoyen de la campagne est la chose taillable et
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 75
Dès 1870, sur le drapeau qui flotta dans nos mains, j’écrivis : « il
faut à la tête de nos pouvoirs publics la capacité sans épithète ».
Groupant nos principes autour de cette idée initiale, nous avons
convié tous les Haïtiens, tous les partis, vainqueurs ou vaincus, cacos
ou piquets, à ne former qu’un désormais et à marcher hardiment vers
un avenir meilleur.
Bientôt, toute une opinion publique nous fit cortège, nous prêta sa
force ; et la lutte s’ouvrit, on peut le dire, entre cet avenir et le passé.
Quelle surprise ce n’était pas alors pour les révolutionnaires tout
chauds de la victoire, pour des soldats héroïques, des citoyens cou-
verts de tant de cicatrices qui redisaient leur valeur et les souffrances
qu’avait causées l’effroyable guerre civile que nous venions de traver-
ser, quand ils s’entendirent crier : halte ! le passé n’est pas à renouve-
ler ; il ne se peut pas que vous hachiez, coupiez, tailliez, disposiez de
tout et de chacun à votre guise, au gré seul de votre titre de révolu-
tionnaire ; - il y a des principes, un droit, des lois qui vous marquent
une limite, et cette limite, des citoyens non moins valeureux, non
moins éprouvés jurent de ne pas la laisser franchir désormais.
[82]
Qu’il en est de ceux-là, qui nous toisaient, qui nous abhorraient,
qui eussent voulu, alors, nous transpercer de leurs lames de fer !
Le Général Domingue - qui était sorti de la lutte couvert des titres
de la reconnaissance publique, qui eut pu s’éteindre dans une auréole
de gloire, ne s’expliquant pas que « tel qui brille au second rang, peut
s’éclipser au premier », ne portant pas dans son jugement le sentiment
distingué qui faisait parier Obas - pensa que le général acclamé du
Sud ne saurait être un général détesté à la présidence et, de ce chef,
partit en campagne, ralliant du Sud au Nord tous les moteurs de la ré-
sistance à la politique nouvelle.
Entre les deux courants opposés, Nissage Saget avait su jouer de
son mieux, contenant l’un par l’autre, faisant du renouvellement de
son pouvoir un moyen terme où pourraient se rencontrer les partis en
désaccord et qu’il eût garde, pour cela, de mettre d’accord.
Toutefois, pressé par le Sénat d’un côté, éperonné de l’autre par
Domingue qui s’achemina intrépidement sut la capitale et vint camper
en président à la porte du Palais National pour attendre que le titulaire
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 79
méritoire qu’elle était téméraire ; aux yeux des autres, elle affectait le
caractère d’un mépris intolérable pour l’Autorité Exécutive de la Na-
tion qu’on disait traînée par nous dans la boue. Au jugement de ces
derniers, il nous était bien permis de refaire le passé, de débiter des
discours fleuris, de viser à l’érudition, à l’éloquence, de pérorer en
théoricien, sans jamais prétendre à l’outrecuidance de descendre dans
le labyrinthe administratif, terrain mystérieux et jusqu’à nous fermé
aux regards des mandataires du peuple. À quoi, l’autre écho répondait,
entre autres choses : si le pays avait eu depuis longtemps une telle
constitution et de tels citoyens, certainement il n’eût pas été si souvent
ballotté par le souffle des révolutions.
On en vint même à se rappeler avec complaisance des temps où la
Chambre des Communes, indécise et entortillée dans son contrôle,
balbutiait des faits colportés dans l’opinion publique et presque tou-
jours s’en laissait remontrer par les organes, de la triste administra-
tion, dont la tactique fut de se dire chaque fois décriée et calomniée.
Nos annales, se disait-on n’offrent qu’un ou deux exemples de la per-
sistance du Pouvoir [84] Législatif à s’éclairer sur des abus financiers
signalés à son attention. Dans ces rares occasions il avait osé deman-
der l’appui de toutes les pièces propres à déterminer sa conviction
flottante, - Le Pouvoir Exécutif, de son côté, répondant de mauvaise
grâce à cette injonction, avait pu s’oublier jusqu’à user
d’impertinences envers la représentation nationale, et on l’avait vu
faire traîner et verser pêle-mêle, au local de la Chambre, des tombe-
reaux de papiers, en déclarant que c’était aux députés du peuple à s’y
débrouiller.
En fait, la vérité n’était caractérisée ni par cette joie, ni par cette
colère. Il y avait seulement que les étapes de la vie des nations sont
marquées par des heures solennelles et que l’une de ces heures avait
sonné pour Haïti en 1870, Ses affaires, dès lors, devaient être com-
prises avec ce discernement que l’on a vu, et, à notre sens, l’on per-
suadera difficilement les Haïtiens, qu’elles puissent être désormais
régies différemment.
À ne considérer que celles de ses dispositions dont nous avions eu
la plupart du temps à faire usage, on peut dire que la Constitution de
1867, non plus, ne comportait rien d’absolument nouveau, ou qui
tranchât avec les textes de nos anciens pactes sociaux. Si haut que l’on
voudra aller dans le passé, on ne rencontrera pas des principes con-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 81
Article 12.- Ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empê-
ché ; nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
Article 23.- Nul n’est homme de bien, s’il n’est franchement et re-
ligieusement observateur des lois.
Article 24.- Celui qui viole les lois, se déclare en guerre ouverte
avec la société.
[85]
Article 25.- Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les
élude par ruse ou par adresse, blesse les intérêts et se rend indigne de
leur bienveillance et de leur estime.
Article 28.- La maison de chaque citoyen est un asile inviolable.
Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie,
d’inondation ou de réclamation de l’intérieur de la maison. Pendant le
jour, on peut y entrer pour un objet spécial, déterminé ou par une loi,
ou par un ordre émané d’une autorité publique.
Article 29.- Aucune visite domiciliaire ne peut avoir lieu qu’en
vertu d’une loi ou d’un ordre supérieur, et pour la personne ou l’objet
expressément désigné dans l’acte qui ordonne la visite.
Article 30.- Nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans le
cas déterminé par la loi.
Article 31.- Nul ne peut être empêché de dire, écrire et publier sa
pensée. Les écrits ne pourront être soumis à aucune censure avant leur
publication. Nul n’est responsable de ce qu’il a publié que dans les cas
prévus par loi.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 82
soient respectées, il faut aussi que ses fruits soient palpables, que le
peuple les savoure.
Et de quoi nous aurait-il servi d’avoir payé si cher notre triomphe
sur Salnave, si Brice et Momplaisir Pierre, d’un côté, et de l’autre, si
Septimus Rameau, qui tous rappellent, entre tant d’héroïques soldats,
tant d’actions magnanimes, devaient périr alternativement par nos
propres mains ; si Domingue, le valeureux, pouvait être insulté, fra-
cassé par nous, sans que la cause qui enfanta l’homme que nous avons
attaché au poteau rouge, ne capitulât ; pour qu’elle nous revint, au
contraire, sous l’humble et dangereuse figure de Boisrond Canal ?
C’est bien une chose évidente, enfin, et que tous les sophismes jaillis-
sant ensemble n’obscurciront pas, à savoir : que Salnave, soutenu,
Canal, abandonné, ne sont l’un et l’autre tombés du pouvoir qu’à
cause de leur insuffisance intellectuelle.
On ne cesse de répéter au peuple haïtien que Boisrond Canal est ou
fut libéral. Soufflez donc l’adjectif et que restera-t-il ? La plus incom-
préhensible des politiques s’étalant à tous les yeux par sa consé-
quence : Thoby, qui fut pour Canal d’un [94] dévouement stoïque, qui
personnifie toute l’écorce libérale qu’il est permis d’attribuer aux con-
ceptions de l’ex-Président ; lui qui fut seul à porter courageusement
l’hermine de son pouvoir étiqueté, maintenant, reste seul à rêver sur le
rocher de St Thomas, non moins que moi qui me creuse le front à re-
garder tourner le sable de la Jamaïque, tandis que Canal est purement
le pensionnaire distingué du prévaricateur du libéralisme en Haïti, M.
Salomon !
N’y a-t-il dans ce fait, comme on a tenté de le dire, qu’une incon-
séquence imputable au gérant actuel de la chose publique, qu’une pas-
sion cynique chez les citoyens qui l’entourent ? Non, il y a plus que
cela ; il y a la preuve brutale, le fait matériel, il y a ce destin qui dé-
chire le voile de tout ce qui est caché, qui dévide les mots qu’on peut
enfler et qui montre la trame de tous les complots ; comme, par
exemple, dans le cas où Canal est surpris sa main dans la main de
ceux qui marchèrent au renversement de nos institutions libérales ! Y
a-t-il une logique plus juste, et aussi plus cruelle, peut-être, que celle
qui a voulu que ce fût par la main de ceux dont il facilita l’exploit, que
notre chef, au libéralisme si drôle, a dû d’être relevé des effets d’une
révolution que seul son jeu avait provoquée ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 91
tombé sous les coups d’un triple sacrilège : s’étant trouvé à son domi-
cile, il était innocent ! Étant parlementaire, il était sacré ! Ayant été
frappé de la main de ceux qui l’avaient appelé à leur service, il a droit,
pour sa mémoire, au respect éternel de quiconque croit porter une âme
humaine. M. Salomon s’aveugle à braver, en toutes circonstances,
cette force morale, la plus redoutable du monde. Il tient dans l’exil
une autre membre de ce cabinet réparateur, M. Denis, coupable, on ne
sait de quoi : Canal l’avait appelé auprès de lui dans le fort de nos
évènements de Juin et de Juillet 1879, et lui fit partager avec Lamour,
en leur qualité de sénateurs de la République et de membres du bureau
du Sénat, la mission si périlleuse, aux abords du palais, d’aller parle-
menter en son nom. Quand Hérissé l’eût englobé dans sa proscription
un journal s’écria : c’est juste, qu’on prenne le père à la place du fils
que nous estimons !
[103]
La question, Salomon s’est posée devant tous les gouvernements
dès que l’Empire eût chuté. Nous ne l’avons pas créée ; nous avons
seulement compris, en hommes publics et de justice, qu’elle ne pou-
vait pas être éludée, qu’il était séant qu’elle fût résolue pacifiquement.
En 1878, il ne s’était agi de rien de moins que de faire du proscrit un
représentant du peuple ; c’était, à mon avis, du tracas en pure perte. Je
demandai à Emile Pierre, que je fus exprès voir chez lui, de retirer
cette candidature qui servait d’arme aux mains du Pouvoir Exécutif
pour nous combattre nous-mêmes, pour enfoncer nos principes et effa-
roucher nos électeurs. « Avec nous, au Corps Législatif, lui dis-je, la
justice réclamée par M. Salomon peut trouver de l’écho ; sans nous, il
est douteux qu’on se ressouvienne de lui ». Emile Pierre s’excusa
d’être sans empire sur les libres agissements des amis du général. Et
bientôt, on s’en souvient, la fusillade, l’état de siège, la fermeture vio-
lente de l’assemblée primaire vinrent me donner raison. La situation
se compliqua.
Avant nous, sous le gouvernement provisoire de 1867, la même
question Salomon était tombée comme un boulet rouge sur le tapis des
délibérations. On en parlait avec effroi, quand quelqu’un s’inspira de
l’idée, qui coupa court aux embarras de chacun, d’échanger le titre de
banni pour celui de ministre plénipotentiaire à l’Étranger.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 100
« Il n’y a pas de faute plus grave pour le pouvoir que de lancer les
imaginations dans les ténèbres ; un grand effroi public est pire qu’un grand
mal, surtout quand les perspectives obscures de l’avenir suscitent les espé-
rances des ennemis et des brouillons autant que les alarmes des honnêtes
gens et des amis. On ne conspirait point on ne se soulevait point, on ne
s’assemblait point tumultueusement ; mais on attendait et on se préparait à
tout. Ni de la part du pouvoir, ni de la part du peuple, [110] aucune vio-
lence n’avait provoqué la violence ; et on discutait hautement les violences
suprêmes ! Sans attaquer directement le pouvoir régnant, on usa contre lui
des libertés légales jusqu’à leur dernière limite. On se montrait décidé et
prêt, non pas à devancer, mais à accepter sans hésitation l’épreuve su-
prême qui s’annonçait, et dont, chaque jour, on faisait suivre clairement au
public le progrès. »
mais sans souci ! Enfin, une pure amitié libérale, sacrifiant sa fortune
à notre infortune, se promettait de nous rejoindre dans notre ostra-
cisme !
À la proposition de nous disperser, où s’était renfermé Boisrond
Canal, les citoyens en armes opposèrent constamment la contre-
proposition de laisser délibérer de Sénat sur leurs griefs. Ils avaient
dans la nuit du 30 juin rédigé et signé une pièce à cette fin ; elle doit
se retrouver aux mains du président du Corps [117] à qui elle avait été
remise. Les médiateurs étaient de plus informés que le rassemblement,
dans les circonstances où il avait eu lieu, n’était pas une action dirigée
contre le Gouvernement, mais l’entreprise la plus légitime, la plus op-
portune, devant l’agression armée d’un parti politique contre un
autre ; le désarmement réel, effectif, des deux partis serait acceptable,
mais il était pour le moins incompréhensible que le Gouvernement
demandât à ses défenseurs accoutumés, de désarmer seuls, tandis que
ceux qui avaient passé pour les adversaires de nos Institutions, qui ont
été constamment à assaillir le Pouvoir constitué, qui avaient toujours
inquiété le Gouvernement par leurs menaces perpétuelles, jouissaient
de ses faveurs subites et de sa protection indéniable. En vain, M. By-
ron s’était fait l’organe fidèle de nos sentiments au sein du Conseil de
la présidence ! Résumant la situation, après avoir entendu le Chef, il
dit : « Je comprends la question, actuellement ; il y a deux partis poli-
tiques, bien distincts dans le pays ; vous vous êtes mis avec l’un
contre l’autre ; eh bien ! Ceux qui, pour vous, sont des insurgés, m’ont
chargé de vous dire qu’ils n’ont pas attaqué votre gouvernement et
que toute cette affaire peut s’arranger, si vous cessez de vous mettre
avec leurs adversaires pour agir contre eux.
Canal après son suprême effort de la journée du 1er juillet, s’était
senti épuisée. Il voulut abdiquer. Cette pensée fut combattu par un de
ses Secrétaire d’État désespéré, lequel prolongea ainsi de quinze jours
l’angoisse du pouvoir, quinze jours inutiles, durant lesquels a pu se
préparer, à l’aise, la ruine finale de nos Institutions.
Le drame de la Rue Pavée s’est clos à la lueur de l’incendie
qu’alluma la main du Gouvernement, sinon avec des torches, comme
il est difficile de le nier, mais au moins par ses obus chargés avec des
matières inflammables, opérations que dirigea un étranger, ancien ca-
pitaine de bâtiment.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 114
Le jour suivant, 3 juillet, notre cri avait été entendu des Go-
naïviens, et les partis politiques que Canal avait forcés à en venir aux
mains à la capitale, là, sur cet autre théâtre, déjà témoin de ses jeux
atroces, se donnaient la main, et, dans un embrassement général, em-
portaient une politique qui sera éternellement misérable : dixide ut
imper es !
[118]
Qu’on dise, maintenant, quelle est la part de responsabilité qu’il est
logique, qu’il est nécessaire que j’endosse dans ces affaires de la Rue
Pavée, dont je dois porter la peine devant le présent et devant la posté-
rité, quand, lui Canal, qui les a conçues, préparées, amorcées, en se-
rait, déchargé, absolument comme si ce fut un saint que des diables
déchaînés auraient surpris loin de tous les regards et contraint de se
livrer à des exercices peccables !
Canal au pouvoir, et il en sera encore de même de quiconque lui
ressemblera, fut sans idées et sans force. Il s’y maintint par le constant
intérêt de ses adversaires du Parti Libéral, et, pour une durée éphé-
mère, par l’intérêt du Parti National. Lui et les purs canalistes restè-
rent intimes et impuissants. Les efforts, le dévouement de M. Thoby
n’avaient jamais pu le retenir dans le domaine où s’évoque, pour la
conduite des affaires d’un peuple, l’austérité de certaines lois pu-
bliques ou morales. Plus d’une fois, Canal eût à se plaindre, en parti-
culier, des remontrances ou exigences de son ami. Les circonstances
de l’arrivée au Ministère de D. Jean-Joseph, la rencontre de M. Thoby
avec M. Archin dans le même Cabinet, encore que leurs vues propres
différassent diamétralement leur campagne collective à la Rue Pavée,
leur sort différent sont des faits et des évènements qui parleront à
l’Histoire de la malléabilité du Chef d’alors pour prendre le cachet
qu’on veut nous faire accroire lui avoir été imprimé.
Non, finissons avec cette politique ! Je n’ai nourri de haine, de
prévention contre personne. Quiconque se rappellera nos luttes parle-
mentaires sous Nissage Saget, dira que sous Canal, nous nous en
étions désintéressés jusqu’à la limite où ne pas agir, ne pas parler,
c’était compromettre, soit notre caractère, soit les intérêts dont nous
avions la garde. M. Bazelais ne se présentait guère aux séances de la
Chambre. On avait commencé même à trouver un mot désobligeant
pour qualifier notre silence obstiné. Si M.M. L. Ethéart et Thoby sont
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 115
de la chose publique, pour, là, avec eux, jamais sans eux, sans pré-
tendre pour moi à nul autre poste que celui que le Peuple m’avait con-
fié, échanger nos vues, nos conseils sur les questions touchant le sort
de la Patrie ; que, pour cela, je me tenais à ses ordres, prêt à tout ins-
tant, à répondre à son appel. M. Bazelais, qui, lui aussi, rendit visite
alors au Président, peu après son retour à la Capitale, lui faisait faire
des communications à peu [120] près dans le même sens par M. Ca-
mille Nau, qu’il avait prié d’être son intermédiaire. J’allai, dans mon
entrevue avec le Président ; jusqu’à me hasarder de toucher, sur le
champ, la nécessité d’une modification de son ministère, par la sortie
de M.M. Guttierez et Montas, qui passaient pour être de nos amis po-
litiques et près de qui, le cas échéant, je m’offrais à faire la démarche,
aux fins de les associer aux raisons de ce changement. J’attendais
l’appel, il ne vint jamais ! Bien plus, nous tous, qui nous étions redon-
né la main franchement, sincèrement, qui avions échangé nos acco-
lades sur le théâtre de la suprême défense du Gouvernement, quand le
Chef fut absent, nous sentions notre accord s’effondrer, dès son re-
tour ; et une note éclatant en tête du Moniteur, venue quelques jours
après et directement du bureau de la Présidence, nous renvoyait à nos
lignes d’hostilités respectives, nous dispersait, ô fatalité ! Jusqu’à
l’heure de notre choc horrible ! « La tranquillité » disait cette note
règne partout dans la République ; seule la capitale s’agite, par le fait
de citoyens qui n’ont pas la patience d’attendre !
L'autorité du Gouvernement s’érigea tellement en antagonisme de
simples individualités, que les grands intérêts de la Nation pâtirent,
que nos Institutions, frappées par contrecoup, s’affaiblirent jusqu’à
être renversées.
Le rouage départemental, ce grand volant qui a toujours fait tour-
ner le pouvoir militaire aux révolutions, cette force que délaisse
l’Empire, dont se passe M. Salomon, cette autorité excentrique, maî-
tresse du pouvoir central, Canal le rétablit en faveur d’une personnali-
té qui méritait, à ce qu’on a avancé, cette haute distinction. Mais le but
caché devint évident, lorsque le titulaire toléré par le Corps Législatif
fut doublé d’un autre général, commis au même poste dans une autre
région du territoire. Une loi, alors, intervint, dès la disparition du pre-
mier titulaire, dans le but d’arrêter le Président dans cette voie mena-
çante. S’y soumit-il ? Il viola cette loi de la façon la plus dangereuse :
il la contourna. Le pays ne vit plus de chef de département, mais fut
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 117
sent de faire pour son pays le bien qu’il désirait, devant l’impossibilité
duquel il préférerait résilier ses hautes fonctions. De noue côté, nous
nous étions empressés de persuader le Chef de l’État que des [122]
ressources moins condamnables viendraient à point à son patriotisme,
s’il les sollicitait dans d’autres directions. Il fut convenu, en tout cas,
qu’on s’arrêterait dans la voie des objections. Mais tout le monde suit
ce qu’il advint, bien au contraire ! Et il nous a été donné d’essuyer,
dans notre amour-propre national, l’affront d’un Ministre haïtien al-
lant dire à un Gouvernement étranger, qu’un acte législatif, émané de
la puissance de son pays, était réprouvé par les gens compétents
d’Haïti !
Il n’y eut pas que le souffle de l’esprit de Canal d’insuffisant au
Gouvernement. Sa conviction morale trahit jusqu’à la gestion ordi-
naire de nos finances. Si des comptables se débattaient éperdus, dans
les liens du contrôle de leurs opérations, de suite ils encouraient les
faveurs de l’Exécutif, ils étaient élevés à des charges plus éminentes,
d’où on pouvait les voir arrogants, et, de leurs positions nouvelles,
narguer et menacer leurs juges.
Dans quel langage leste, le Chef ne parla-t-il pas des agents de son
choix et des choses à l’amélioration sinon à la prospérité desquelles il
avait été commis ? Voici un exemple.
l’autorité peut, avec un sens duplex, convier les agents publics à exé-
cuter sous l’habit du citoyen ce [127] qu’on leur impose de faire dans
leurs fonctions salariées ; lorsque ce langage peut laisser à l’option
des subordonnés d’appliquer ou de ne pas appliquer, à leur gré, des
lois qu’on dit obscures, faut-il plus, pour que je dise que notre Palais
est mal habité ?
Quand la politique que subit une Nation est, de la sorte sans tête et
sans cœur, faut-il que ce soit avec la raison seule qu’on en mesure les
ravages ?
Comment parler de lois violées à des rois fainéants ou gens qui ne
s’en préoccupent pas, de lois tyranniques à des despotes qui ont soin
de corrompre ou de faire trembler les législateurs ? Le dernier mot de
pareilles situations appartiendra toujours à l’énergie des citoyens !
Nous ne sommes pas deux peuples : l’un, qui aurait renversé Ca-
nal ; l’autre, qui voudrait que j’eusse à répondre du renversement de
Canal devant les bénéficiaires de sa chute. Nous avons assez de nous
défendre, tous tant que nous sommes, contre la casuistique qui affirme
notre infériorité, substantielle ou encéphalique, je ne sais au juste la-
quelle, pour que nous ne nous posions pas à nous-mêmes, sous les
yeux des amis comme des ennemis de notre race, un problème moral
de cette force.
Je redis que si le Gouvernement de Canal eût pu être sauvé, il l’eût
été soit par nous, soit par ses sincères amis auxquels notre concours
n’avait jamais fait défaut. Entre eux et nous a existé la différence qui
nous a tenues nous-mêmes dans une seule et unique voie, tandis
qu’eux ont marché en tous sens, suivant le chef pas à pas dans ses
évolutions, le conseillant, le retenant, atténuant ses fautes, les endos-
sant parfois, souscrivait à ses passions déréglées quand ils n’en pou-
vaient » mais… Après que la chute d’un tel pouvoir est survenue, au
moins se doit-on, doit-on à son pays, de faire l’aveu que les voies dans
lesquelles on s’est laissé entraîner n’ont été fécondes qu’en déceptions
et en malheurs publics ! Chaque jour qui vient prend sa leçon du jour
qui s’écoule. Soyons, enfin, justes envers ce qui a été bien, si nous
voulons nous retrouver compactes et forts contre ce qui est mal !
« L’armée, la magistrature, les services publics ont besoin d’une
certaine somme de sérieux et d’honnêteté » dont l’absence dans un
Gouvernement est une calamité vraiment déplorable.
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 124
[128]
Nous ne rêvons pas de trouver sur la scène publique des personnes
qui, pour se frotter à toutes les passions, n’en auraient pas elles-
mêmes de terribles. Je dis que c’est en raison directe de cette nature de
l’homme, qu’il sied que l’étude et le savoir, qui sont les armes qu’il
porte contre ses propres passions, qui déterminent le point d’honneur,
l’énergie, la volonté dont un peuple ne blêmit pas, soient supputées
largement dans les chances du repos public et des progrès de notre
existence sociale. Les chefs de nations qui sont dépourvus de ces qua-
lités sont « incapables de concilier, de persuader, de se servir, en un
mot, des forces intellectuels, ornement distinctif de l’espèce hu-
maine », et par suite, de rendre leur autorité pacifique et bienfaisante.
C’est surtout dans le champ clos des passions politiques, les plus ex-
plosibles de celles de l’homme, que la dextérité à les manier est de la
dernière rigueur. Le chef de pouvoir qui s’enfle des siennes au même
titre qu’un particulier ne fait plus du Gouvernement qu’un champ de
carnage. Ne vit-on pas Canal, un jour, se saisir d’un bâton, cherchant
follement à commettre la Présidence dans un acte de vengeance sur la
personne d’un publiciste ?
Il est dans le caractère du premier Magistrat d’un peuple de maîtri-
ser ses passions individuelles et de savoir compter avec celles de ses
administrés.
Nous avons nous-mêmes accusés nos passions, lorsque nous
n’avons pas reculé en face du malheur et de la mort ; lorsque nous
avons gardé inébranlables nos convictions devant l’ensemble de la
conduite d’un pouvoir qui, s’autorisant de ses propres méfaits, nous
signifiait brutalement ses prétentions et ses caprices : « Que M. Ba-
zelais s’efface et je réponds d’arranger les choses ». Cette volonté de
Canal que ses amis se chargèrent plus d’une fois de nous porter,
n’était-elle pas en dehors de sa fonction présidentielle. Et, quand il
braquait tout le pouvoir de l’État contre un homme, disloquait à cette
fin toutes les institutions, rendait mobiles les remparts de la Société,
répondait-il à ses solennels engagements vis-à-vis de la Nation respec-
tait-il son devoir ? Satisfaisait-il, seulement, aux espérances de ses
amis ? Non ! Ce fut là, ce que nous avons cent fois connu, le courage
sans lumière !
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 125
duise les sérieux motifs ; qu’on leur fasse apprécier des circonstances
autrement décisives que celles qui proviennent du caprice de chacun.
En dehors de ces considérations plausibles, [130] c’est moins le lea-
der du cercle que le cercle lui-même qui est atteint et offensé. Lorsque
dans la bataille on s’acharne au porte-drapeau, nulle armée ne se mé-
prend ; elle sait que c’est après sa défaite qu’on court ; elle sait aussi
que son devoir est de couvrir le centurion.
Pardonna-t-on jamais au Sénat électeur de 1847 sa transaction lé-
gère sur certains noms pour leur préférer le générai Soulouque
jusqu’alors le plus bonnasse des hommes ? L’élu de cette époque lui-
même avait porté les uns et les autres à se regarder, saisis de surprise,
dès lors que, corrigeant tout-à-coup le langage qu’on lui avait préparé,
il eût dit à la commission du Sénat, qui était venue lui apporter la
bonne nouvelle : je ne serai pas qu’un simple instrument de règne.
Veut-on un exemple, en même temps triste et plaisant, de la poli-
tique qu’il nous faut une bonne fois anéantir ? En 1873, le général
Lamothe, Ministre du gouvernement, écrit à M. Bazelais, je cite de
mémoire : « Mon cher concitoyen, tels sont les évènements en cours
que je n’attends pas moins de votre sagesse que vous compreniez
combien votre personne présente, à la Chambre des Communes, peut
exciter les passions' et gêner des récalcitrants qui voudraient pourtant
se réunir, etc. ». M. Bazelais s’absente, donc, et malgré tout est con-
traint de s’exiler à l’étranger. Plus tard, en 1879, au cours
d’évènements semblables, M. Bazelais, se souvenant de cette sagesse
apparemment fort précieuse, puisqu'un gouvernement l’avait conjuré
d’en user, s’avisa de ne pas être présent aux séances de la Chambre
des Communes, et, selon l’usage, s’excusa par lettre gracieuse, allé-
guant une indisposition, motif et forme par lesquelles il faisait ainsi
soumission, bel et bien, à l'autorité de cette Chambre, quoi qu’on ait
pu ou voulu dire ». 14
[131]
Et cela dans quel but ? Dans Tunique dessein de ne pas produire à
personne dans un lieu où toutes les passions sont gonflées à l’attendre,
où un public en deux camps a ses armes apprêtées, ces armes qui à
force d’attendre détonneront d’impatience !... Cette fois, la même
conduite, la même sagesse, et dans une circonstance plus redoutable,
est imputée à crime et menace de culbuter la machine sociale. Pour le
coup on saute sur la loi qui prévoit le cas de la dissidence des
membres du Corps législatif, et sans parade, sans défense [132]
M. Bazelais en est frappé, en est atteint ; alors 1.200 électeurs en-
tendent déclarer bénévolement que leur représentant est déchu de son
mandat, précipité du haut d’une loi qu’il a lui-même faite ! ... À la vé-
rité et au fond qu’y avait-il ? Une provocation puérile. Cette loi ne
signifiait pas ce qu’on lui a fait dire. Elle visait des évènements, des
faits parfaitement connue, parfaitement définis et caractérisés. En
1873 et 1874, il s’était rencontré des mandataires de la Nation qui,
ayant énoncé et libellé leurs griefs, publièrent leur résolution de
s’abstenir de tous travaux législatifs ; après quoi, ils avaient solennel-
lement déclaré, devant Dieu et le Peuple, nuis, liberticides et attenta-
toires à la Souveraineté nationale, tous actes faits ou qui seraient faits
en dehors de leur participation et auxquels on serait tenté de donner
Que dès lors, il y a lieu, pour les députés soussignés, par serment de dé-
fendre les droits, les garanties civiles et publiques du peuple haïtien de décla-
rer et comme de fait ils déclarent :
lº) Le Président Nissage est tenu, de par son honneur, son patriotisme et
son serment constitutionnel, de garder : autorité exécutive jusqu’à ce que le
Sénat et la Chambre des Représentants, formant la 14e Législation et réunis en
Assemblée nationale aient procédé à l’élection d’un chef d'État.
2º) Le Sénat et le Pouvoir Exécutif prendront, à l’égard des dissidents telles
mesures que de raison, pour sauvegarder la Constitution, l’intégrité du Pou-
voir Législatif l'ordre public, et arriver à donner à la Chambre des Représen-
tants, sa compétence constitutionnelle.
Fait les jours, moi et an que dessus et expédié au Sénat de la République (7
mai 1874)
(Si nous ne nous trompons, cette pièce fut rédigée par Thoby)
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 134
[139]
Nissage Saget.
Domingue
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 135
[14]
Rien de plus journalier que le fait de la coexistence de deux
chambres. L’extrait suivant le prouve. En France, d'où nous tirons 1
exemple de nouveaux Députés avaient demandé à s assembler « Im-
possible leur répondait le Ministère, vous ne prenez rang qu’après le
14 octobre s’il y a session urgente à tenir c'est l'ancienne chambre qui
vient de s’en aller qu'il faudrait rappeler, parce que son échéance
constitutionnelle est au 14 octobre, encore que sa dernière session or-
dinaire soit close, voici l’extrait : « Réunion des Députes de l’extrême
gauche tenue hier chez M. Louis blanc. Les dix sept ont résolu d'en-
voyer cinq d'entre eux au Président du Conseil pour réclamer la
prompte convocation du Parlement. Cette démarche n’a amené aucun
résultat positif. M. Jules Ferry, d'après le récit que l’agence Havas fait
de l'entrevue, aurait répondu aux Délégués que le Gouvernement ne
pouvait convoquer légalement la nouvelle Chambre avant que les
pouvoirs de l'ancienne n'eussent pris fin. Quant à celle-ci, aucune né-
cessité ne motivait sa convocation. M. Jules Ferry a d'ailleurs déclaré
qu’il allait en référer au Conseil des Ministres, et au Président de la
République. On pouvait difficilement : attendre une autre réponse du
chef du Cabinet. Il est certain que la convocation de l'ancienne
Chambre serait maintenant une mesure sans utilité aucune. La nou-
velle Chambre pouvant être légalement convoquée après le 14 oc-
tobre, il serait ridicule de mettre en jeu un des rouages les plus délicats
de la Constitution, à savoir le droit de dissolution, pour avancer de
quelques jours à peine la réunion de la nouvelle Chambre. Un péril
extrême justifierait seul un tel procédé... Reste la question de la date à
laquelle sera convoquée la nouvelle Chambre. Ici, il nous semble qu’
'il ne Saurait y avoir un grand désaccord La Chambre de 1881 doit
être réunie aussitôt que cela sera légalement possible, c'est-à-dire dans
les premiers jours qui suivront le 14 octobre. Il s’est élevé, nous le
savons, quelques contestations concernant l'époque précise où expi-
rent les pouvoirs de l’ancienne Chambre. On a prétendu qu’une
Chambre n'étant définitivement constituée qu'après les scrutins de bal-
lotage, c'est seulement à partir du jour où ces scrutins ont eu lieu que
courent les quatre années du mandat. En ce cas, la convocation de la
nouvelle Chambre ne pourrait pas avoir lieu avant le 30 octobre. Cette
théorie abandonnée paraît ou semble reconnaître que les pouvoirs de
la Chambre de 1877 auraient pris fin le 14 octobre, et personne ne
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 136
tion le fait de n’avoir pas donné suite à un projet qui intéressait si hau-
tement l’honneur de ma conviction ?
J’avais à opposer au Cabinet du Président Canal les extraits sui-
vants, que je rapporte d’après deux journaux auxquels je collaborais
en 1870.
Le Gouvernement provisoire par un décret en date du 15 décembre
1869 convoqua la Chambre de [142] 1867 et laissa entendre qu’elles
poursuivraient leur carrière en 1870 et 1871, afin de remplacer les ses-
sions des années 1868 et 1869 perdues à cause de la guerre civile.
Dans ce sens, ce décret fut combattu par nous pour mille raisons que
je crois inutile de rappeler. J'écrivis toutefois ;
J’avoue que ce second décret nous avait laissé sans aimes décisives
pour continuer notre campagne contre la réunion de la Chambre de
1867, même en session extraordinaire. La date de son échéance, au
premier lundi d'avril, nous cloua. La preuve, c'est que j'écrivis encore.
La Chambre ne se réunit pas. Une minorité se montre scrupuleuse-
ment à accepter la liste des candidats au Sénat, laquelle liste abroge
virtuellement certaines dispositions de la Constitution. De là, la pro-
longation du provisoire duquel on avait hâte de sortir. La minorité est
conséquente. Ce que le Pouvoir n'a pas compris, c'est que les repré-
sentants étant liés à toutes les formes de la Constitution par leur ser-
ment, la question pour lui était de délier ces [143] représentants en
usant de son droit de dissoudre la Chambre, et non point de leur de-
mander de violer ce serment C'était la façon de procéder la plus
prompte et en même temps la plus soucieuse de la morale des hommes
d’État, morale aujourd’hui si abaissée, que le pays en gémit. Néan-
moins nous préférons la voie de la démission suivie par quelques dé-
putés à celle que la minorité semble adopter. On n’a pas 1e droit
d’arrêter la marche de la chose publique. En prenant un parti définitif,
le Gouvernement saura, à son tour, quel parti prendre ». (Le Civilisa-
teur, Port-au-Prince, 10 mars 1870).
Le Civilisateur admit, donc, que l’expiration du mandat de la
Chambre de 1867 ne survenait pas avant le 1er Avril 1870, et il l'admit
si authentiquement qu’il fût réduit, avant cette date, à en demander la
dissolution par le droit révolutionnaire. Le Secrétaire d'État de M.
Canal ne tint pas même compte de la conduite suivie par lui à l'époque
qu’il a osé invoquer, pour combattre l’opinion de M.M. les Sénateurs ;
car il fut un des démissionnaires visés dans le passage ci-dessus trans-
crit. Nos coreligionnaires politiques, membres de la Chambre de 1867,
n’avaient pas eu le temps de se concerter, au point qu'ils divergèrent
dans leur conduite, quoiqu'étant d'une commune opinion. Ainsi, tandis
que l’un, M. Magny, se guidant sur le premier décret de convocation,
dès son apparition, sortait de la Chambre en faisant la déclaration que
son mandat, à son avis, était expire ; M.M. Thoby et D. Jean-Joseph
arrêtés par le second décret, n'avaient pu en sortir que par la porte de
la démission.
Le 10 mars, le journal 1e Civilisateur constate donc que la
Chambre ne se réunit pas pour des motifs personnels à certains dépu-
tés. Huit jours après, comment parle-t-il ? Cette fois, je ne tiens pas la
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 139
plume ; mais, dans sa partie éditoriale, il dit encore et quand déjà deux
jeux de députés sont en présence :
Le 15, la Chambre a achevé les élections pour le Sénat. Que les
élus viennent vite occuper leurs sièges, pour que la législature actuelle
ait le temps de faire ses affaires avant l'époque de sa dissolution lé-
gale, le Ier avril, et qu'elle ne soit pas ainsi obligée de céder la place
aux représentants de 1870, sans avoir donné un chef au pays. (Le Civi-
lisateur, 17 mars 1870).
Enfin, à huit jours encore d'intervalle, sont venues les lignes dont
s’est emparé le Cabinet haïtien : « Certains représentants ont quelque
peine à admettre que le temps de leur [144] mandat est vraiment péri-
mé. De là, certaine motion, qu’on se préparait à faire à la Chambre,
tendant à prolonger l’existence d’un corps qui déjà tombe en dissolu-
tion ». (Le Civilisateur, 24 mars 1870).
Je m’interdis le droit de prouver mot à mot ce que signifiaient ces
lignes détachées et appropriées par l’organe du pouvoir dans un débat
aussi haut et aussi grave ! J’observe seulement que cet entrefilet est
suivi d’un second, qu’on retrouve dans le même journal, dans le
même numéro, dans la même page, dans la même colonne et qui n’est
distancé du premier que par sept lignes, il est ainsi conçu : « les nou-
veaux députés du peuple devant entrer en fonction le 1er lundi d'avril
prochain, ne doivent attendre aucune autre convocation pour se rendre
à la capitale que la volonté formelle de la Constitution ». (Le Civilisa-
teur, 24 mars 1870).
La Chambre des Députés de 1867, convoquée en session extraor-
dinaire en 1870, avec mission par conséquent spéciale, limitée, ayant
élu le Président de la République le 19 mars, ne se trouvait-elle pas le
24 mars, c’est-à-dire cinq jours après, sans objet défini ? N’était-elle
pas détentrice d’un mandat qu’on ne pouvait plus avoir espoir de con-
server au-delà de sept jours, d’un mandat qui se dissipait déjà aux
rayons du soleil d’Avril pointant sur nous ?
Combien sont-ils dans la République qui, en lisant le Moniteur
Haïtien, n’ayant pas sous les yeux les trois premiers v numéros du Ci-
vilisateur se suivant, et faciles par conséquent à consulter, n’ont pas
dû croire, véritablement, que le Comité permanent du Sénat entendait
frustrer F Administration de Boisrond Canal, en 1879, du bénéfice de
l’une des opinions chères au groupe de publicités libéraux de 1870 ?
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 140
C’étaient, donc, nos amis du Sénat, qui étaient les transfuges ! Et que
voulait, en fin de compte, le Comité permanent du Sénat ? Obvier à
temps à cette absence d’une majorité régulière, constitutionnelle,
compétente dans la Chambre des Communes, et, par là, éviter à notre
pays le retour des maux si grands qui l’avaient accablé naguère dans
des circonstances identiques !
Cette habileté, ce savoir, ces lois, dont j’appelle instamment le
règne, afin qu’il nous soit permis de nous asseoir tranquilles, enfin,
dans nos foyers, seraient encore impuissants, si les agents publics
n’étaient à la fois possédés de ces vertus [145] modestes et sûres qui
font que l’homme de bien, clans toutes les occasions, agit et pense
dans son âme et conscience !
Vous, Boisrond Canal, vous ses Ministres, libéraux ou non !
Qu’avez-vous fait ou qu’avez-vous pensé de Désilus Lamour ? Etait-il
de vos adversaires ? J’en conviendrai. Mais dans vos jours difficiles il
avait cessé de l’être ; il était accouru à votre appel, cédant patrioti-
quement aux termes du message que vous lui fîtes écrire par le Prési-
dent du Sénat. Il avait accepté une mission de courage et d’honneur,
susceptible de n’exciter que la passion de la louange et de
l’admiration ; il était votre messager à la Rue Pavée, près de
l’indomptable résistance des citoyens ; il sortait de votre Palais, par-
lementaire sacré, quand il fut abattu, loin du théâtre de l’action, mais
non pas loin de vos yeux, frappé au dos et par vos gens qui, dès lors,
tous les mœurs l’avoueront, ont imposé son trépas à votre indignation.
Cette mort, comment pourtant en avez-vous parlé à la Nation et à la
Postérité ? Les premiers, vous avez insulté à la mémoire de cet
homme, vous avez injurié la foi, l’honneur, la conscience humaine,
lorsque dans un acte public vous avez présenté ce que vous avez paro-
dié de la passion excusable, lorsque vous avez proclamé froidement,
que Désilus Lamour, Sénateur de la République, était la simple vic-
time d’un incident de la fureur populaire 17.Vous avez même omis,
17 Le crime eut lieu le mardi, 1er Juillet. Quatre jours après, Le Moniteur raconta,
dans sa partie officielle, que les sénateurs D. Lamour et Ferrus furent délégués
à la Rue Pavée, porteurs des propositions du Pouvoir qui ne furent pas écou-
tées. Cette relation offense la vérité ! On se bâtit le lundi 30 juin. Le 1er juillet
parurent au Palais M.M. D. Lamour et Ferrus appelés par lettre de convoca-
tion du Président du Sénat. Ils se réunirent aux membres du Corps diploma-
tique, également convoqués pour ce jour. La mission collective leur fut don-
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 141
souffrez qu’on [146] vous le rappelle, d’ajouter que ses assassins se-
raient recherchés en temps utile ! Au 17 avril 1848, Némorin Bas-
quiat, missionnaire de Bellegarde, sortait aussi du Palais quand il eût
la tête tranchée sur la Place Pétion. Sur le champ, le Président Sou-
louque sauta sur ses deux pistolets, se les mit aux poings, et se préci-
pita sur le lieu d’un crime, qu’il sût distinguer d’entre tous les crimes
dont il pouvait être l’auteur ou concevoir la perpétration. Il fut conte-
nu, calmé. C’était bien là un cas de la fureur populaire ; mais son
autorité, qu’il avait aussi dit débordée, n’en avait pas moins répudié
l’horreur !
M. Thoby a trouvé des accents pour flétrir l’assassinat survenu,
dans la prison de la capitale, de Cinéas André, un homme qui nous
prouva à nous-mêmes qu’il était, comme il le disait, invinciblement lié
à Canal jusqu’au 15 mai 1880. Cet homme durant ces mêmes évène-
ments, ne fut pas moins surpris au cours de ses travaux ordinaires,
traîné en prison, et là, sans plus de formes, renversé sous les balles.
Quand M. Thoby courut en apporter la nouvelle au Palais, étonné lui-
même et gémissant de cette infamie, que lui répondit le Chef d’État en
présence du Président du Sénat : « cela s’est fait par mes ordres ».
[147]
née. M.M. les agents étrangers et M. Denis s "en allèrent devant, quand M.M.
Lamour et Ferrus se hâtant de les rejoindre reçurent d'un îlet à l'autre, en ligne
droite, la décharge qui conduisit l’un dans la maison d'un prêtre étranger,
l'autre dans la tombe. Alors, pourquoi dire qu'ils arrivèrent à la Rue Pavée, ce
qui est faux ! Qu’ils parlèrent en vain, ce qui est encore faux)... qu'ils acquittè-
rent la promesse du Secrétaire d'État de l'Intérieur, quand cette promesse
s'était évanouie depuis la veille ? Et quelle oraison funèbre que de dire, en par-
lant de Désilus Lamour, un parlementaire, qu'il est tombé dans la rue victime
d'un incident déplorable incident causé par les pertes constatées dans les rangs
des défenseurs de l'ordre ! Voici la narration du pouvoir :
« Malgré l'ouverture des hostilités, le gouvernement fidèle à la promesse
du Secrétaire d'État de l'intérieur, fit convoquer le Bureau du Sénat et celui de
la Chambre. M.M. D. Denis, D. Lamour et Ferrus se rendaient auprès des in-
surgés et leur transmettaient les propositions du pouvoir ; ils refusèrent de se
disperser. Pendant ces négociations, un incident déplorable s'était produit. Le
Sénateur D. Lamour tombait dans la rue, victime des fureurs populaires surex-
citées par les pertes que le feu des insurgés faisait subir aux défenseurs de
l'ordre ».
(Moniteur Haïtien, 15 juillet 1879, - partie officielle).
Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple. (1882) [2015] 142
[149]
IV
vons nos cœurs à la hauteur de notre époque, de ce 19e siècle qui est
celui de l'humanité et du progrès. Oui, travaillons chacun, dans la me-
sure de nos forces, à élever Haïti au rang qu’avaient rêvé pour elle les
illustres fondateurs de l’indépendance nationale. Veillons chacun au
salut commun ; avertissons le pouvoir, éclairons ceux [152] qui ont
besoin de l’être, et soutenons de nos sympathies ces hommes d'élite
que nous voyons au Sénat, à la Chambre et dans la Presse, et dont le
plus grand mérite est de ne pas désespérer de la Patrie, qu’ils défen-
dent avec autant de talent que de courage », (signé : Salomon, 1872)
Edmond PAUL
Kingston, Mars 1882
Fin du texte