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Les paradoxes de « Théorie de la justice » Introduction à l'œuvre de John Rawls

Author(s): Jean-Pierre Dupuy


Source: Esprit , Janvier 1988, No. 134 (1) (Janvier 1988), pp. 72-84
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24271953

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Jean-Pierre Dupuy*

Les paradoxes de « Théorie de la justice '


Introduction à l'œuvre de John Rawls

Théorie de la justice occupe une position théorique paradoxale. Je la


caractériserai par quatre traits.
Le premier, c'est qu'il s'agit d'une théorie de la justice distributive
dans un cadre idéologique qui est celui de l'individualisme libéral.
Traditionnellement (pensez à Aristote), le programme de la justice
distributive, que l'on peut définir comme : « attribuer à chacun ce qui
lui revient, ce qui lui est dû », traditionnellement, donc, ce pro
gramme est celui des sociétés « holistes » (au sens de Louis Dumont)
c'est-à-dire de sociétés qui s'organisent autour d'une hiérarchie de
fins commune à tous, par exemple autour d'une définition se voulant
universelle et objective du bien, du bonheur, du « bien-vivre » ou de
la perfection de la vie humaine. Ce qui revient à chacun, ce qui lui est
dû est alors déterminé en fonction de cette finalité objective. Or, c'est
précisément avec cela que rompt l'individualisme libéral, dont on
peut dire qu'il constitue l'ossature idéologique de ce que nous appe
lons la « modernité ». L'individu libéral est celui qui se fixe librement
ses propres objectifs et finalités, et la bonne société est celle qui per
met à chacun de réaliser ses objectifs propres, sans friction majeure
avec ses semblables. Dans ce contexte, il n'y a plus de repère objectif
et commun à tous par rapport auquel on puisse dire ce qui revient à
chacun. La question de la justice distributive semble devoir rester

* Directeur du CREA, Laboratoire d'épistémologie de l'Ecole polytechnique, et professeur à


l'Université Stanford.
** Cette contribution a ouvert les journée organisées en mars 1987 par le CREA de l'Ecole
polytechnique et l'Association française de philosopie du droit, autour de l'œuvre de John
Rawls, avec la participation de celui-ci, à l'occasion de la parution de la traduction française,
par Catherine Audard, de Theory of Justice, aux Editions du Seuil. Nous publierons dans notre
numéro de février l'intervention de Paul Ricœur. Sur tous les points envisagés ici, voir déjà
Chantai Mouffe, « Le libéralisme américain et ses critiques », Esprit, mars 1987, p. 100-114.

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indécidable. C'est évidemment Friedrich Hayek qui a poussé le plus


loin les conséquences logiques de ce constat, en déclarant la question
de la justice distributive privée de sens. Cependant, John Rawls relève
ce défi, et nous propose une théorie de la justice distributive dans un
cadre d'individualisme libéral.

Le deuxième trait paradoxal de la Théorie de la justice est qu'elle


combine deux philosophies politiques, deux types de réponses à la
question politique : quelle est la nature du lien social ?, qui histori
quement se sont toujours opposées l'une à l'autre : les philosophies du
contrat social, et celles du marché. Rawls l'affirme avec force, et il est
ici en plein accord avec ses critiques « libéraux » (au sens français du
terme : disons les gens « à sa droite », tels que Robert Nozick et Frie
drich Hayek), la justice sociale dans une société complexe relève de la
justice procédurale pure. Qu'est-ce à dire ? On est dans une situation
de justice procédurale pure lorsqu'on ne dispose pas de critère pour
caractériser directement la justice d'un état social. « Etre juste » est
d'abord le prédicat d'une procédure, et l'on conviendra de dire que,
quelle que soit l'issue d'une procédure juste, cette issue est juste, à
condition que la procédure ait été effectivement mise en œuvre. Il va
de soi que cette définition n'a d'intérêt et même de sens que si l'on a
affaire à des procédures suffisamment complexes pour que leur issue ne
soit pas déterminable à l'avance. Ce qui est juste ne peut alors pas être
connu directement parce que cela doit être créé, inventé, et ce par la
mise en œuvre effective d'une procédure. Songez par exemple au tirage
au sort. Hayek et Nozick vont même jusqu'à écrire que c'est précisément
et seulement parce que nous sommes incapables de prévoir ce que des
règles produiront une fois mises en œuvre, que nous pouvons nous met
tre d'accord au sujet de leur caractère juste. Or, cette idée a été sans nul
doute fournie à nos auteurs par l'exemple du marché. Le marché est
pour les économistes l'illustration même d'une procédure pure : c'est en
tant qu'il échappe à la volonté, à la conscience et à la maîtrice des
hommes que le marché produit des résultats qualifiés d'efficaces, d'har
monieux, voire de justes (chez les auteurs qui défendent le « système de
la liberté naturelle », tels Hayek et Nozick).
Il est donc cohérent que John Rawls, qui se recommande de la
justice procédurale pure, fasse la part belle au marché lorsqu'il des
sine les grands traits d'une société juste - certes, un marché sérieuse
ment encadré et corrigé par des institutions politiques, comme dans
toute social-démocratie qui se respecte. Il n'est pas étonnant non plus
que sa méthode emprunte beaucoup aux concepts de base de la théorie
économique du marché - ce qui explique que parmi ses lecteurs et ses
critiques, et cela a aussi été le cas en France, les économistes jouent
un rôle de premier plan. Mais d'autre part, et tel est le paradoxe, au
moins apparent, la théorie rawlsienne de la justice est une théorie du
contrat social. Rawls écrit : « Mon but est de présenter une conception
de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d'abstrac
tion la théorie bien connue du contrat social telle qu'on la trouve,
entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. » Or les théories du

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contrat social sont des théories constructivistes, artificialistes, qui


exigent beaucoup de la conscience et de la volonté des hommes. Tout
le contraire de l'univers de la « main invisible ».

Le troisième trait paradoxal de la Théorie de la Justice est le


mariage apparemment contre nature qu'elle consomme entre la tra
dition criticiste et rationaliste à la Kant, et la tradition empiriciste à
la David Hume. Il s'agit, comme l'écrit justement Michael Sandel,
d'un kantisme « à visage humien » ; on pourrait dire aussi, en repre
nant la formule que Paul Ricœur utilisait naguère au sujet de Lévi
Strauss, qu'il s'agit d'un « kantisme sans sujet transcendantal1 ».
Le libéralisme de Rawls est, comme celui de Kant, un libéralisme
déontologique; il s'oppose en cela à l'autre grande'forme de libéra
lisme, le libéralisme téléologique, dont l'utilitarisme est le représen
tant le plus connu. Le libéralisme déontologique donne la priorité au
juste sur le bien. Dans ce cadre, la société, étant composée d'une plu
ralité de personnes, chacune avec ses propres fins, intérêts et concep
tions particulières du bien, est organisée au mieux lorsqu'elle est gou
vernée par des principes qui eux-mêmes ne présupposent aucune
conception particulière du bien. Si le juste est prioritaire sur le bien,
c'est donc non seulement parce que ses exigences sont premières,
mais aussi parce que les principes du juste sont obtenus d'une façon
qui est totalement (en principe !) indépendante de toute conception
du bien. C'est au contraire le juste, ainsi défini de façon indépen
dante, qui va alors imposer des contraintes au bien, et le limiter.
Pour cette forme de libéralisme, c'est seulement si ma conduite est
ainsi gouvernée par des principes qui ne présupposent aucune fin
particulière que je serai libre de poursuivre mes propres fins d'une
manière compatible avec une liberté semblable pour tous.
Comme chez Kant, cette priorité du juste sur le bien est indissocia
ble d'une priorité du sujet par rapport à ses fins. Mes valeurs et mes
fins ne définissent pas mon identité, je me vois moi-même en tant
que sujet comme distinct, séparé de mes valeurs et de mes fins,
quelles qu'elles soient. Or, là où Rawls s'écarte radicalement de Kant,
c'est lorsqu'il nie que ce moi préexistant à et indépendant de ses fins
et de ses valeurs, doive nécessairement être le sujet transcendantal ou
nouménal, dépourvu de tout fondement empirique. Ce qui chez Rawls
va se substituer à la postulation de ce sujet transcendantal, c'est la
« position originelle » où vont se décider les principes de justice, en
tenant compte de ce que Hume nommait le « contexte de la justice ».
Contexte tout à fait empirique, et dont je ne retiens ici que ce seul
trait : la rareté relative des ressources, rareté telle que les intérêts des
hommes sont à la fois divergents (ils sont en compétition pour ces
ressources) et convergents (ils ont intérêt à coopérer pour organiser
leur partage).

1. Je suis ici la remarquable analyse de Michael Sandel, Liberalism and the limits of Justice,
Cambridge University Press, 1982.

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Rawls est à la recherche d'une politique libérale dégagée de toute


« métaphysique », d'où sa quête d'un « point d'Archimède ». Lorsque
les principes de la justice sont déduits des valeurs existant dans une
société donnée, ou se rapportent à elles d'une façon ou d'une autre,
l'étalon d'évaluation de la société se confond avec l'objet de l'évalua
tion. Lorsque les principes de la justice sont posés a priori, il y a le
risque qu'ils ne reposent sur rien. Dans le premier cas, ils ont toutes
chances d'être arbitraires parce que contingents à une société don
née ; dans le second cas, ils ont toutes chances d'être arbitraires parce
que sans fondements. Le problème est de trouver un point de vue qui
serait sans compromission avec les affaires du monde, sans être
cependant détaché de lui. Cela n'est pas sans nous rappeler quelques
souvenirs, à nous Français. Voici ce qu'écrivait Rousseau au sujet de
son introuvable « législateur » dans le Contrat social : « Pour décou
vrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il
faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des
hommes et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eût aucun rapport avec
notre nature et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépen
dant de nous et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre. » Rous
seau concluait : « Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hom
mes. » Le professeur Rawls, lui, nous fournit une solution tout à fait
terrestre.

Une dernière remarque à propos du sujet rawlsien : pour le libéra


lisme déontologique, le sujet est essentiellement un agent souverain
effectuant des choix, une créature dont les lins sont choisies et no
déjà données, qui se rapporte à ses fins et à ses objectifs par des ac
de volonté et non des actes de connaissance. Dès lors que l'homme e
considéré comme étant par nature un être qui choisit ses fins et non
comme les Anciens le concevaient, un être qui découvre ses fin
l'important pour lui est d'être dans de bonnes conditions de cho
plutôt que d'être dans de bonnes conditions pour se connaître l
même. Voilà pourquoi la Théorie de la justice prend la forme d'u
procédure de choix, c'est une théorie procédurale de la justice.

Quatrième et dernier trait paradoxal : la Théorie de la justice est e


grande partie une puissante machine de guerre dressée contre la do
trine morale et politique dominante dans le monde anglo-saxon
l'utilitarisme. D'où un problème au sujet de son acclimatation ch
nous. L'ennemi - je veux dire l'utilitarisme - étant très mal con
dans notre pays (même si, ironiquement, le meilleur livre sur l'
toire de cette doctrine est l'œuvre d'un Français : Elie Halévy),
subtilités de la machine ne nous sont pas toutes visibles. Or, voici l
paradoxe : les utilitaristes d'aujourd'hui - parmi lesquels nomb
d'économistes réputés - considèrent, à son grand dam, Rawls comm
l'un des leurs. Ce paradoxe me semble beaucoup plus facile à éclaire
que les précédents. Je proposerais volontiers la thèse suivante : si l
utilitaristes pensent que Rawls est un utilitariste qui s'ignore, c'
qu'ils ne l'ont pas lu ou qu'ils ne l'ont pas compris.

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Utilitarisme et sacrifice
Il est nécessaire, avant d'aller plus avant sur Rawls, de parler de
l'utilitarisme. Il s'agit d'un libéralisme téléologique, qui subordonne
le juste au bien. Le bien est préalablement et indépendamment défini,
et le juste est alors ce qui contribue à la maximisation du bien. D'où
le risque que la perte de liberté de certains puisse être justifiée au
nom d'un plus grand bien qui échoirait aux autres. Or, Rawls
(comme d'ailleurs Nozick) entend prendre au sérieux le caractère
pluriel et distinct des individus. La pluralité des personnes est pour
lui le trait le plus essentiel qui caractérise le sujet moral, c'est le
premier postulat de l'anthropologie philosophique qui sous-tend la
Théorie de la justice. Rawls reprend pleinement à son compte l'obli
gation kantienne de ne jamais violer le respect dû à la personne
humaine. Ce qu'il traduit ainsi : « Chaque personne possède une
inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de
l'ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison,
la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justi
fiée par l'obtention, par d'autres, d'un plus grand bien. Elle n'admet
pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être com
pensés par l'augmentation des ^vantages dont jouit le plus grand
nombre » (p. 29-30). Or, le péché originel de l'utilitarisme, selon
Rawls, est précisément de faire l'impasse sur la pluralité humaine, en
étendant au problème de la bonne société les principes du choix
rationnel valables pour un individu seul et isolé.
Il nous faut cependant être plus précis sur le rapport entre l'utili
tarisme et ce que j'appellerai le principe sacrificiel (le sacrifice de
certains au plus grand bien de la communauté). L'auteur utilitariste
auquel s'intéresse Rawls avant tout n'est pas l'un des pères fondateurs
de la doctrine, Rentham ou John Stuart Mill, lesquels s'efforçaient,
non sans mal, de fonder le principe éthique selon lequel chacun doit
s'efforcer de contribuer « au plus grand bonheur du plus grand nom
bre », sur une théorie psychologique d'après laquelle les comporte
ments individuels procèdent d'un hédonisme égoïste. Cet auteur est
Henry Sidgwick, philosophe anglais de la fin du XIXe siècle, dont le
grand livre, The Methods of Ethics, date de 1874. Sidgwick, comme
Rawls, cherchait à fonder en raison nos jugements moraux. Le pro
blème, c'est que la raison de Sidgwick n'est pas la raison de Rawls,
puisque la première conclut à la rationalité du principe sacrificiel, et
la seconde à son irrationalité. C'est l'affrontement entre ces deux rai
sons que Théorie de la justice met en scène.
La raison de Sidgwick était une raison déductive, alors que, nous
l'avons vu, celle de Rawls est une raison procédurale. Sidgwick était
en quête de principes moraux dont l'évidence soit manifeste et qui ne
se réduisent pas à des propositions vides d'être trop abstraites. Voici
comment il raisonnait. Soit une totalité de type logique, mathémati
que ou éthique, dont tous les éléments sont parfaitement identiques
les uns aux autres. Vu de la totalité, la seule règle qui se justifie
d'elle-même est l'impartialité dans le traitement des différents élé

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ments. Appliquée à ce tout qu'est le « bien » d'une vie considérée dans


sa globalité, cette règle donne : « Il ne faut pas préférer un petit bien
maintenant à un grand bien demain », dont le corollaire est : « Le
plaisir ou le bonheur d'aujourd'hui doivent avec raison être sacrifiés
si ce sacrifice est plus que compensé par l'accroissement du plaisir ou
du bonheur du lendemain. » Appliquée maintenant à cette totalité des
totalités qu'est le « bien universel », obtenu par intégration des biens
de tous les êtres humains, la règle d'impartialité donne la « maxime
de bienveillance sous sa forme abstraite » : chacun est moralement
tenu d'accorder autant de poids au bien de chacun de ses congénères
qu'au sien propre. Le principe du sacrifice en découle automatique
ment, par la même déduction que dans le cas d'un individu unique.
Voici comment J.J.C. Smart présente les choses : « Si j'agis rationnel
lement en choisissant la douleur d'une visite chez le dentiste de façon
à prévenir une rage de dents, pourquoi n'agirais-je pas rationnelle
ment en choisissant une douleur qui affecte Jones, similaire à celle de
ma visite chez le dentiste, si c'est le seul moyen dont je dispose pour
prévenir une douleur, égale à celle de ma rage de dents, que pourrait
éprouver Robinson2 ? »
Les auteurs anti-militaristes, qui reprochent à l'utilitarisme de jus
tifier le principe sacrificiel, n'ont cependant pas achevé leur tâche.
Encore leur faut-il exhiber des situations où, effectivement, le mal
causé à certains est cause d'un plus grand bien pour les autres. Or, à y
réfléchir bien, de telles situations ne sont pas légion. J'ai fait une
enquête dans la littérature anti-utilitariste et j'ai découvert avec éton
nement que c'est toujours le seul et même exemple qui est donné :
l'exemple sacrificiel par excellence, celui pour lequel le mot « sacri
fice » n'est pas utilisé dans son sens métaphorique, mais dans son
sens littéral : je veux dire la logique du bouc émissaire.
Ainsi, Nozick, dans Anarchy, State and Utopia3, voulant critiquer
ce que serait une conception utilitariste des droits de l'homme, qui
chercherait à minimiser la quantité totale de violation de ces droits,
prend-il l'exemple suivant : « Une populace en furie, saccageant, brû
lant et tuant tout sur son passage, violera évidemment les droits de
ses victimes. En conséquence, je pourrais être tenté de justifier le
châtiment de quelqu'un que je sais étranger au crime qui a déchaîné
la foule, en arguant que cette punition d'un innocent permettrait
d'éviter d'encore plus grandes violations des droits de l'homme, et
rapprocherait la communauté de l'optimum défini par la minimisa
tion de ces violations. » (p. 28-29). Nozick voit bien le problème ter
rible que ce type de situations pose. Si l'on s'en tient, comme il le fait,
à un impératif catégorique qui interdit absolument à quiconque de
violer les droits fondamentaux de ses pairs, on se condamne à accroî
tre le nombre total et la gravité des violations des droits de l'homme :
puisqu'on s'interdit alors les actions qui, violant les droits de cer

2. J.J.C. Smart, An Outline of a System of Utilitarian Ethics, cité par J. Rawls, op. cit.,
p. 228.
3. Basic Books. New York, 1974.

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tains, empêcheraient de plus importantes violations encore. La mise


hors la loi morale du recours à la violence a toutes chances d'aug
menter la violence globale : cette conclusion est inévitable,
puisqu'elle est le prix que l'on paye à s'écarter de la doctrine milita
riste. On ne réfute pas si facilement tout le poids d'évidence et de
raison contenu dans l'apostrophe de Caïphe aux grands prêtres et aux
pharisiens : « Vous n'y entendez rien. Vous ne voyez pas qu'il vaut
mieux qu'un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne
périsse pas tout entière » (Jn 11, 49-50).
Et pourtant, tel est le défi que John Rawls s'est efforcé de relever :
montrer qu'il existe une raison supérieure à la raison utilitariste,
pour laquelle le principe sacrificiel est inacceptable. Il m'a semblé
indispensable de rappeler le contexte dans lequel la tentative de
Rawls se situait. Il me reste maintenant à passer, à grands pas, à
travers quelques-unes des étapes les plus importantes de sa propre
démarche.
Imaginons que les membres d'une société débattent le ou les prin
cipes de justice auxquels doit satisfaire la structure fondamentale de
l'ordre social. Si, comme cela est le cas dans toutes les instances déli
bératives d'une société démocratique, chacun se présente avec ses
conditionnements d'être social et historique, mû par des intérêts de
classe ou de statut, et prêt à jouer de la ruse ou de la force pour être le
mieux placé possible dans le marchandage collectif, il est évident que
l'accord unanime est impossible. Mais, dit Rawls en bon kantien, des
êtres ainsi motivés et soumis à l'hétéronomie de leurs déterminations
spécifiques, n'agissent pas en tant qu'individus libres et rationnels,
mais comme des créatures appartenant à un ordre inférieur. Leur
délibération n'a donc aucune valeur éthique, étant soumise à la
contingence des faits naturels et sociaux.
Or, la solution imaginée par Rawls pour faire du contrat social un
acte collectif équitable (fair) est fort peu kantienne. Il ne s'agit pas du
tout comme chez l'auteur de la Critique de la raison pratique de sous
traire définitivement le domaine éthique à l'ordre de la finalité et aux
intérêts pour les choses de ce monde. Pour Kant, il suffit que la moti
vation d'un acte ait à voir avec le plaisir ou le bonheur qu'il procure
pour que, si nobles et si élevés soient-ils, cette souillure par l'univers
sensible des inclinations naturelles nous fasse déchoir de l'ordre
moral. Le « désintéressement » rawlsien n'a pas cette sainteté et ce
caractère absolu. Les sociétaires délibéreront dans des conditions
équitables, suppose Rawls, s'ils sont dépourvus des informations qui
les amèneraient, s'ils les possédaient, à influencer les débats dans un
sens favorable à leurs intérêts particuliers. Il imagine donc une posi
tion originelle hypothétique, dans laquelle chacun ignore tant sa
place dans la société, son statut social et son appartenance de classe,
que ses capacités intellectuelles et physiques, aussi bien que ses incli
nations de toutes sortes et que ces caractéristiques psychologiques.
Placés sous ce « voile d'ignorance », les sociétaires jugent en tant que
personnes libres et rationnelles, en situation d'égalité. Mais leurs
motivations restent purement intéressées (et, ajoute Rawls, comme

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hypothèse minimale : mutuellement désintéressées : personne ne


prend intérêt aux intérêts des autres). Ils ne connaissent certes pas la
forme particulière que prendront dans le monde réel leur conception
du bien et leurs intérêts personnels, mais ils disposent de suffisam
ment de connaissances sur la nature de l'homme et des sociétés pour
savoir qu'ils se trouveront d'autant mieux, quelles que soient les cir
constances, qu'ils auront accès à certains biens premiers (primary
goods). Parmi ceux-ci, Rawls inclut les droits et les libertés, les possi
bilités ouvertes, les revenus et la richesse, et celui qu'il classe en
premier, les « bases sociales du respect de soi-même ».
C'est cette position originelle qui fournit en principe le point
d'Archimède : elle nous permet de considérer notre condition « de
loin » (from afar), mais pas de si loin qu'elle nous replongerait dans
le transcendantal et la métaphysique. La notion de biens premiers
produit les motivations minimales nécessaires pour que l'on se trouve
face à un problème de choix rationnel, ayant une solution détermi
née. Avant la théorie du juste, il y a donc bien une théorie du bien,
mais réduite à la portion congrue. Pour Rawls, qui la nomme « théo
rie étroite (thin) du bien », elle n'a pas assez de substance pour mettre
en péril la priorité du juste sur le bien. On peut évidemment en juger
différemment : certains ne se sont pas privés de remarquer que la
liste des biens premiers reflétait Yéthos d'une société bourgeoise libé
rale, etc. Il me faut d'ailleurs préciser que la position de Rawls
concernant les biens premiers a évolué, ou en tout cas s'est affinée ces
dernières années. Alors qu'il s'agissait dans la Théorie de la justice
des « biens que tout homme rationnel est supposé désirer », des textes
plus récents proposent une conception plus restreinte, les biens pre
miers correspondant aux besoins fondamentaux de citoyens libres et
égaux, dans une société politique bien ordonnée, donc en particulier
régulée par les principes de justice qui sont des principes politiques
propres, non à toute société, mais à la « culture publique d'une société
démocratique ». Cela pose sans doute un problème de circularité,
abordé par Paul Ricœur4.
Rawls reste-t-il malgré tout kantien, comme il l'affirme lui-même,
en dépit de son flirt poussé avec l'empirisme anglo-saxon ?
La position originelle joue chez Rawls le rôle que joue l'état de
nature dans les théories classiques du contrat social. C'est un état
hypothétique que l'on peut interpréter comme suit. Rawls n'est pas
aussi « archaïque » que certains commentateurs français l'ont écrit, et
il est le premier à savoir qu'aucune société ne résulte d'un accord de
coopération passé effectivement et volontairement entre ses membres.
Il y a trop de faits naturels et sociaux qui conditionnent les existences
individuelles et que personne n'a choisis : ils sont par là même,
affirme Rawls, arbitraires et dépourvus de toute valeur morale. On
peut cependant simuler par la pensée ce que serait la délibération des
sociétaires placés dans les conditions fictives de la position originelle
— et cette simulation, cette expérience de pensée est précisément

4. Cf. son intervention à paraître dans Esprit en février 1988.

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« Théorie de la justice »

mise en scène dans Théorie de la justice. La simulation consiste en ce


que les sociétaires n'usent comme arguments que ceux qui leur sont
accessibles compte tenu des informations limitées dont ils sont censés
disposer. L'équité (fairness) des conditions de la délibération rejaillit
sur les principes de justice qui en résultent, selon la méthode de la
justice procédurale pure.
A lui seul, le « voile d'ignorance » n'est pas suffisant pour que
soient déterminés univoquement les principes équitables de justice.
Rawls y ajoute les traits de ce qu'il appelle une « société bien ordon
née ». Je me limiterai ici à deux de ces traits. D'abord, comme chez
Kant, la condition de publicité. Chaque sociétaire accepte publique
ment, et sait que les autres acceptent, les mêmes principes de justice.
Tous ont de bonnes raisons de croire que la structure de base de la
société satisfait ces principes. Tout se fait donc dans la clarté de
l'espace public, et les ruses et dissimulations auxquelles la recherche
utilitariste d'une finalité collective peut donner lieu sont exclues.
L'autre trait porte sur la stabilité du contrat social. Si les structures
fondamentales d'une société se conforment à une conception de la
justice publiquement reconnue, la société, considérée comme milieu
humain façonnant les désirs, les préférences et les intérêts de ses
membres, doit être stable par rapport à cette conception : en ce que
les individus qui y développent leur personnalité y acquièrent un sens
de la justice suffisamment exigeant pour leur permettre de résister
aux tentations et aux pressions de la vie collective.
La tâche à laquelle Rawls s'astreint tout au long de son ouvrage est
de montrer que, dans ces conditions, l'accord des sociétaires se fera
sur deux principes de justice particuliers, soigneusement formulés et
hiérarchisés. Cet accord ne peut être qu'unanime puisque, sous le
« voile d'ignorance », chaque sociétaire se trouve exactement dans la
même position par rapport aux autres que chacun de ceux-ci par rap
port à lui. A vrai dire, Rawls, dont la prudence théorique est remar
quable, ne prétend pas démontrer que c'est là 1 ''optimum optimorum.
Il se contente de prouver que, placés devant une liste réduite de
conceptions bien distinctes de la justice, parmi lesquelles on trouve
les deux principes rawlsiens, les sociétaires tomberont d'accord sur
ces derniers. Les concurrents principaux, nul ne s'en étonnera, sont
diverses variantes de l'utilitarisme.

Les deux principes rawlsiens


J'en viens maintenant au contenu des deux principes de la justice.
Je n'indiquerai pas ici leur formulation définitive et complète, trop
complexe pour les besoins de cet exposé. La formulation que je
reprends se trouve aux pages 91 et 115 de la traduction française :
- Premier principe : Chaque personne doit avoir un droit égal au
système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit
compatible avec le même système pour les autres.
- Second principe : Les inégalités sociales et économiques doivent
être organisées de façon à ce que, à la fois : a) elles apportent aux plus

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désavantagés les meilleures perspectives (principe de différence), b)


elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous,
conformément à la juste (fair) égalité des chances.
Plus originales encore peut-être que la teneur de ces principes sont
les règles de priorité qui les lient : le premier principe est prioritaire
par rapport au second, et à l'intérieur de ce dernier, la clause sur la
juste égalité des chances est prioritaire par rapport au principe de
différence. Ces priorités, de plus, ont la forme de ce que les logiciens
nomment l'ordre lexicographique, ou lexical. Je voudrais souligner
un instant l'intérêt considérable de cet outil logique pour le problème
qu'affronte Rawls. On peut dire en effet de lui que c'est l'outil anti
sacrificiel par excellence. Cet ordre lexicographique, nous le connais
sons tous : c'est l'ordre des mots dans un dictionnaire. Nous savons
que deux mots qui diffèrent par leurs premières lettres doivent être
classés dans l'ordre de celles-ci, et ce quel que soit l'ordre des lettres
suivantes. La première lettre d'un mot est lexicalement première par
rapport aux autres en ce sens que, si l'on remplace cette lettre par une
autre moins bien classée (disons A par E), aucune compensation au
niveau des lettres suivantes ne pourra effacer l'effet négatif sur le
classement du mot tout entier. Il n'y a pas de substitution possible, et
tout se passe comme si l'ordre de la première lettre était doté d'un
poids infini. Et pourtant, l'ordre des autres lettres n'est pas doté d'un
poids nul, puisque si deux mots commencent par la même lettre,
alors, mais seulement alors, ce sont les lettres suivantes qui tranche
ront. L'ordre lexical réussit donc le tour de force de donner à tous les
constituants d'une totalité une place non nulle, sans pour autant les
rendre substituables les uns aux autres. Or, nous l'avons vu avec le
raisonnement utilitariste, c'est la substituabilité des éléments d'une
totalité qui est à la base du principe sacrificiel.
La subordination lexicographique du principe de différence, qui est
un principe de justice économique, à deux principes de justice politi
que, l'égalité des libertés et l'égalité des chances, est un trait essentiel
de la Théorie de la justice. Il peut se dire ainsi : une perte de liberté, si
minime soit-elle, ou un accroissement de l'inégalité des chances, si
faible soit-il, ne peuvent être compensés par aucun gain en efficacité
économique, fût-il mis au service des plus défavorisés : on n'achète
pas le bien-être au prix de la liberté. On ne saurait légitimer une
quelconque restriction de liberté ou inégalité des chances par la rai
son qu'elle améliorerait le sort matériel des plus malheureux. Rawls
sait trop bien que c'est le plus souvent au nom des damnés de la terre
que l'on supprime les libertés et que l'on rétablit les privilèges. Le
principe de différence, c'est moins l'invention d'un philosophe que le
critère de justice aujourd'hui devenu universel, celui par qui l'on
légitime les pires injustices. Si Rawls présente une quelconque origi
nalité, c'est de l'avoir relégué à une place seconde. Les économistes
qui ne retiennent de la Théorie de la justice que le principe de diffé
rence, qu'ils nomment le « critère de Rawls », significativement, lui
font donc subir une grave mutilation.
Venons-en précisément au principe de différence, ou principe de

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justice économique. Lui aussi peut se dire en termes lexicographi


ques : le plus mal loti au regard des critères économiques doit être
considéré comme lexicalement premier par rapport à ses associés. Ou
encore, en termes sacrificiels : celui qui pourrait être la victime,
parce qu'il est le plus mal loti, ne sera pas sacrifié au nom du bien
commun.

Si la justice économique se réduisait au parta


taille fixe, le principe de différence conduirait au
tous les sociétaires, comme on s'en convaincra aisé
s'agit que la part la plus petite soit la plus gra
partage est inégal, il y a une plus petite part de t
part égale donc le partage égal est plus juste).
pâtissière, cette tarte à la crème des économistes
fait trompeuse et si gâteau économique il y a, c'es
gâteau en vérité, puisque sa taille dépend de la faç
tagé. Il y a en effet des inégalités naturelles et so
qui se traduisent par des différences de product
pour Rawls, n'est pas tant de vouloir à tout prix le
les mettre au service de tous, et des plus défavori
fait de ces différences de productivité, il arrive u
politique de transfert des plus productifs vers les
premiers de produire, réduit donc ce qui est transf
nuire aux plus défavorisés, la recherche de plus de
nant contre elle-même. C'est en ce point précis de
le principe de différence demande que l'on se si
duit donc par des « inégalités légitimes ». Rawl
entre deux feux. A sa droite, on met en cause s
l'accuse d'accorder la priorité absolue aux plus d
che, les critiques lui reprochent de légitimer d
derniers en tout cas, Rawls peut répondre ceci
égalitaire ferait contre elle l'unanimité des sociéta
principe de différence, les mieux lotis se trouverai
position, puisqu'on leur prendrait plus, mais il en
moins bien lotis, puisque par définition, c'est l
rence qui maximise leur sort. On peut donc dir
différence sélectionne la situation la plus égalitaire
avec le principe d'unanimité.

Contresens

Il me reste à dire quelques mots au sujet des raisons qui, selon


Rawls, feraient que les sociétaires, sous voile d'ignorance, préfére
raient ces principes hiérarchisés à l'utilitarisme. Je voudrais ici rele
ver un contresens qui a souvent été commis, en particulier par les
économistes : le principe de différence, a-t-on dit, c'est le principe
bien connu de la théorie de la décision en environnement incertain,
qui a nom : maximin (maximiser la part minimale). Or, pour les théo
riciens de la décision, ce principe correspond à une psychologie par
ticulière, celle d'un joueur qui a une « aversion infinie pour le ris

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que » : envisageant les conséquences de ses décisions, il fait comme si


le pire était toujours sûr. Pourquoi les sociétaires rawlsiens
devraient-ils agir ainsi, a-t-on demandé, et se placer systématique
ment dans la peau du plus mal loti ? Un joueur de poker ne courrait
il pas le risque d'être esclave si cela lui donnait une chance d'être
roi ? Il suffît, pour montrer l'inanité de cette interprétation, de rap
peler ceci : la psychologie des sociétaires n'a rien à voir à l'affaire,
puisque ceux-ci ignorent tout à son sujet. L'argument de Rawls est le
suivant : les sociétaires ne sont pas des décideurs isolés, ce sont des
associés qui s'engagent les uns par rapport aux autres à respecter un
contrat selon des principes définis publiquement et acceptés unani
mement. Le contrat crée des liens et l'engagement, des contraintes.
Nul ne se liera s'il est dans le doute au sujet de sa capacité d'honorer
sa promesse. D'autant que celle-ci est définitive, irrévocable (final) et
que son objet n'est rien de moins que la structure de base de la
société. Si deux conceptions de la justice sont en concurrence, et que
l'une rend possibles, ou a fortiori nécessaires, des positions inaccepta
bles par quiconque, alors que l'autre exclut une telle éventualité, c'est
cette dernière qui prévaudra. Tout l'effort de Rawls consiste alors à
prouver que le détenteur de la position la moins favorable est, dans
l'utilitarisme, une victime sacrificielle, mais que la conception de la
justice qu'il défend en fait un sociétaire à part entière. Ce qui suffit à
prouver la supériorité de cette dernière.
Dans une société qui affiche publiquement son attachement aux prin
cipes rawlsiens, le plus mal loti sait que sa position bénéficie au maxi
mum des inégalités qu'il perçoit. Ces inégalités seraient-elles moins
marquées qu'il serait le premier à en pâtir. S'il y a ici une difficulté, elle
porte plutôt sur le sort des plus favorisés, qui le sont évidemment moins
que si d'autres conceptions de la justice prévalaient. Mais ils ne sauraient
ignorer que leur bonne fortune étant entièrement mise au service de
leurs associés moins heureux, la co-opération de ceux-ci leur est acquise,
sans laquelle ils ne pourraient prétendre à leurs relatifs privilèges. Les
relations entre groupes inégaux sont donc placées sous le signe du res
pect mutuel et de la réciprocité.
Les plus défavorisés d'une société qui se proclame publiquement
utilitariste se trouvent dans une situation radicalement différente. On
leur demande de considérer que le plus grand bien-être de ceux qui
les entourent est une raison suffisante qui légitime leur plus grand
dénuement. Ils doivent donc accepter de se voir et d'être vus comme
de simples moyens au service d'une fin qui les dépasse. Nul ne peut
conserver le respect de soi-même dans ces conditions, car ce respect
s'alimente du respect que vous portent les autres — et qui est ici
inexistant.
La condition de publipité est dans tout ceci fondamentale. Car sup
posons que l'on montre que la conception rawlsienne de la justice
maximise l'utilité collective, comme certains l'affirment. L'utilita
riste pourrait finasser ainsi : je sais que je ne puis afficher publique
ment mon éthique, car la situation de certains en deviendrait, de ce
seul fait, inacceptable. Mais qu'à cela ne tienne, seuls comptent les

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résultats : dissimulons-nous donc sous le masque des principes rawl


siens. La société pourrait-elle être dite utilitariste pour autant ? Non,
car pour l'être dans les conditions du choix qui sont celles du contrat
rawlsien, il lui faudrait le reconnaître publiquement.
Un exposé non pas complet, mais moins insuffisant de la Théorie
de la justice exigerait maintenant que je dise quelques mots au sujet
de trois concepts fondamentaux que Rawls traite d'une façon très ori
ginale et sur lesquels on s'est beaucoup mépris : le mérite (moral
desert) (la théorie de Rawls est résolument antiméritocratique) ;
l'arbitraire (celui des contingences naturelles et sociales, et comment
le neutraliser) ; et l'envie (du fait des « inégalités légitimes », la
conception rawlsienne de la justice est-elle stable par rapport au pou
voir corrosif de l'envie ?)5.

Théorie de la justice redonne une nouvelle jeunesse à ces trois mots


qui se trouvent au fronton de chacune de nos mairies et que nous
nous apprêtons à célébrer dans moins de deux ans : liberté, égalité,
fraternité. Que l'on relise le contenu des principes de la justice : ce
qui me frappe, ce n'est pas qu'ils reflètent l'idéologie de telle petite
portion de l'histoire du XXe siècle, c'est au contraire qu'ils collent
trop bien au mouvement général de ce que nous appelons « moder
nité ». Voir le monde à travers les yeux de celui qui pourrait être la
victime, c'est le message évangélique par excellence, qui travaille
toute notre histoire. Rawls essaie de fonder ce principe en raison.
Cela me paraît doublement problématique. D'abord parce que ce
principe est moins que raisonnable : son pouvoir de corrosion de tou
tes les communautés traditionnelles est irrésistible car toutes ces
communautés reposent, nous le savons depuis Machiavel au moins,
non pas sur le point de vue des victimes, mais sur celui des persécu
teurs. Ensuite, je ne suis pas sûr que j'aimerais vivre dans une société
dont on m'aurait prouvé que la raison exige qu'elle soit ainsi, et pas
autrement. Il faudrait donc reprendre toute la démarche méthodolo
gique de Rawls, et montrer que la raison qu'il invoque est tout
entière déjà informée par les principes éthiques qu'il essaie de fonder
sur elle.
Jean-Pierre Dupuy

5. Je me permets sur ce point de renvoyer le lecteur à mon article : « Le refus de l'arbitraire


et ses limites dans l'œuvre de John Rawls », Œconomia, n° 7, mars 1987 (série PE de la revue
Economie et société).

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