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Étude critique

LEIBNIZ, L'ŒUVRE D'UNE VIE


Arnaud Pelletier

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

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2012/1 n° 100 | pages 117 à 127
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130593607
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Pour citer cet article :


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Arnaud Pelletier, « Leibniz, l'œuvre d'une vie », Les Études philosophiques 2012/1
(n° 100), p. 117-127.
DOI 10.3917/leph.121.0117
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Arnaud Pelletier

Étude critique

leibniz, l’œuvre d’une vie

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Maria Rosa  Antognazza, Leibniz. An Intellectual Biography, New York,


Cambridge University Press, 2009, XXVII + 623 p.

Cet ouvrage constitue la première biographie intellectuelle de Leibniz à


présenter l’immense production du penseur dans sa diversité, son détail et
ses circonstances tout en s’attachant aussi à en restituer les lignes de force
et d’unité. Il existait, bien sûr, des biographies indiquant les événements
de sa vie et décrivant l’objet de ses recherches et principaux écrits, comme
celles d’Eckhart (Lebensbeschreibung des Freyherrn von Leibnitz, 1779),
de Guhrauer (Gottfried  Wilhelm Freiherr  von Leibnitz, 1842) ou d’Aiton
(Leibniz: a Biography, 1985). Celles-ci pouvaient s’appuyer sur les textes publiés
à partir du monumental Nachlass leibnizien (plus de 50 000 documents et
plus de 200 000 pages), et en particulier sur sa correspondance qui permet de
suivre ses activités pratiquement au jour le jour, ainsi qu’en témoigne la chro-
nologie toujours très utile, quoique parfois obsolète, publiée par Kurt Müller
et Gisela Krönert (Leben und Werk von Gottfried Wilhelm Leibniz, 1969). De
ce point de vue d’observateur, la biographie de la vie de Leibniz semble bien
être, selon un mot d’André Robinet, « une biographie sans inconnue ». En
revanche, une biographie intellectuelle, c’est-à-dire la restitution de la vie de la
pensée leibnizienne, dans toutes ses dimensions, constitue une tâche beaucoup
plus difficile pour au moins trois raisons : d’abord presque la moitié du cor-
pus est encore inédite ; ensuite l’ampleur et la dimension encyclopédique de
l’œuvre du dernier génie universel européen ne peuvent que dépasser les com-
pétences de chercheurs individuels ; enfin, il est alors doublement difficile de
retrouver une unité, ou des lignes d’unité, à travers l’immensité et la diversité
de cette œuvre. Le labyrinthe d’une biographie intellectuelle ne semble donc
pas pouvoir être parfaitement parcouru pour des raisons factuelles d’édition.
Maria Rosa Antognazza (désormais l’A.) indique cependant que l’on tient
un fil pour y entrer : à savoir que Leibniz a cherché toute sa vie à formuler
un « système intellectuel » cohérent (p. 3). L’A. part en effet du constat que
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les progrès récents de l’édition et de la recherche spécialisée, loin de diffracter


toute possible unité biographique dans la multitude des détails, permettent
paradoxalement d’apercevoir enfin « l’unité entière des activités apparem-
ment hétérogènes de Leibniz » (p. 5). La tâche que l’A. se donne alors est
de confronter cette hypothèse forte d’une unité de la vie intellectuelle de
Leibniz à la complexité de son œuvre telle que les très prolifiques études
leibniziennes ont pu récemment l’établir dans des domaines aussi divers, par
exemple, que la métaphysique, la théologie, la dynamique, les mathémati-
ques, la sinologie, la philosophie politique ou la logique. Le résultat de ce

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travail monumental est un ouvrage admirable d’érudition et de synthèse, un
ouvrage sans aucun équivalent.
Avant d’entrer dans un examen plus précis, on peut indiquer que chaque
chapitre est introduit par un aperçu d’ensemble et est étayé par d’abondan-
tes notes renvoyant à une bibliographie très dense, qui rend compte des
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développements les plus récents des études leibniziennes de langue anglaise,


française, italienne et allemande (p. 565-600). Cette bibliographie est très
utilement complétée par une table chronologique détaillée de la vie de Leibniz
(p.  XVII-XXVII), par un appendice reprenant différentes descriptions de
son apparence et de son caractère, par un arbre généalogique des Guelfes, par
deux cartes présentant l’évolution de l’Europe centrale et de la Basse-Saxe du
xve au xviiie siècle (p. 557-564) ainsi que par un imposant index compre-
nant au bas mot plus de 1 000 entrées (p. 601-623) – qui signalent d’entrée
l’ouvrage comme un instrument de travail indispensable.
L’hypothèse avancée d’une unité et d’une systématicité intellectuelles que
la recherche rendrait de plus en plus manifestes pourrait être imprudente
s’il s’agissait d’affirmer des constances doctrinales, des continuités histori-
ques, une cohérence narrative là où l’histoire d’une pensée s’est peut-être
révélée plus complexe, plus discontinue, moins linéaire, moins systématique.
Cependant, indique l’A. dès l’introduction, non seulement cette unité n’est
pas une fiction de commentateur, car elle a été constamment affirmée par
Leibniz lui-même, mais surtout il ne s’agit pas de l’unité d’un système ou
d’une doctrine constituée mais de l’unité focale d’un « projet », d’un « rêve »
ou d’une « vision » à réaliser :

« Leibniz a poursuivi toute sa vie essentiellement le même rêve : le rêve de ras-


sembler la multiplicité de la connaissance humaine en une unité logique, méta­
physique et pédagogique, centrée sur la vision théiste de la tradition chrétienne et
orientée vers le bien commun » (p. 6).

Autrement dit, l’unité narrative de la vie et de l’œuvre de Leibniz est pré-


cisément donnée par le rêve leibnizien d’unité. Insister sur cette « vision »
constante au cœur de la pensée leibnizienne a un double intérêt méthodo­
logique. D’une part, la formulation de ce point focal est assez générale
pour repérer une certaine constance du projet depuis le Demonstrationum
Catholicarum Conspectus (désormais : Demonstrationes) et les esquisses de
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Scientia Generalis jusqu’aux Éléments de la philosophie générale et de la théolo-


gie naturelle mentionnés à Burnett en 1710 (gp III, 321). Cette continuité
du projet est rappelée aux pages XXVI, 6, 481, 528. D’autre part, ce rêve
global s’accommode des reformulations particulières ou des inclinations pas-
sagères de la pensée leibnizienne qui se laissent repérer dans des évolutions
doctrinales et des changements conceptuels. L’A. explicite cette perspective
d’ensemble en indiquant les quatre thèses méthodologiques soutenant son
travail : (1) « la vie et l’œuvre de Leibniz doivent être appréciées comme
un tout » ; (2) ce tout est remarquablement « unifié par un petit nombre

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d’objectifs et de principes fondamentaux » ; (3) « les aspirations et les princi-
pes unificateurs les plus fondamentaux furent établis remarquablement tôt »
et furent réaffirmés avec persévérance ; (4) ces aspirations s’enracinent dans
l’environnement intellectuel historique dont il hérite (p. 8-10). Il pourrait
sembler, à première vue, que ces thèses ne font que reprendre l’interprétation
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inaugurée par Willy Kabitz et reprise plus récemment par Christia Mercer ou


Hubertus Busche, selon laquelle la dernière philosophie de Leibniz se trouve
comme enveloppée dans ses premiers écrits, eux-mêmes fortement dépen-
dant de certaines sources, de sorte que l’histoire de sa pensée serait celle
du développement systématique et continu de certaines graines de pensée.
L’exposé méthodologique pourrait en effet prêter à confusion lorsque l’A.
affirme que les deuxième et troisième thèses sont présentes « dans une bonne
partie de la littérature récente sur Leibniz » (p. 10) – sans que l’on sache à
quels ouvrages il est précisément fait allusion  – ou lorsqu’elle parle « des
graines de la philosophie de la maturité plantées pendant sa jeunesse » ou de
« principes fondamentaux établis remarquablement tôt » (p. 9). Mais il faut
faire attention que ces graines ou ces principes ne renvoient pas tant à des
philosophèmes constitués une fois pour toutes qu’à des « objectifs », à des
« aspirations », à « une vision » que Leibniz n’abandonne pas :

« D’une manière comparable aux monades, il semble presque que les traits les
plus fondamentaux du système intellectuel de Leibniz étaient implicites dès le
début. […] Mais tandis que de nouveaux développements et de nouvelles circonstances
l’ont amené à reformuler les moyens pour essayer d’atteindre ces objectifs, Leibniz a
maintenu et poursuivi sa vision propre avec une remarquable ténacité » (p. 9, nous
soulignons).

Il est parfaitement explicite que la continuité d’une vision ne se confond


pas avec une continuité doctrinale. La constance de cette vision unificatrice,
mais aussi les changements périodiques de ce projet au gré des inclinations
de la pensée donnent sa structure à l’ouvrage : la première partie (chap. 1 à 3)
est consacrée à la naissance et à la mise en forme de la vision leibnizienne,
lorsqu’il est encore libre de toute contrainte professionnelle (« Vocations de
jeunesse, 1646-1676 ») ; la seconde partie (chap.  4 à  9) expose le « détail
de ce qui change » lorsque son projet est contrarié par le manque de soutien
et les exigences de la cour de Hanovre (« Rêves et réalité, 1676-1716 »). Cette
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perspective explique à la fois que l’A. renvoie régulièrement au Demonstrationes


de 1668-1669 ( A VI, 1, N. 14) comme à la première esquisse de ce projet
(ainsi aux pages 100, 121, 140, 145, 196, 234-236, 251, 256, 469, 481),
mais aussi qu’elle indique que ce dernier « ne fut jamais entièrement réalisé
et qu’il a changé de forme et de contenu d’une période à l’autre » (p. 90). Ces
deux aspects n’ont pas le même engagement interprétatif.
D’une part, il est en effet manifeste que la pensée leibnizienne fut en
réforme permanente, et l’ouvrage expose ainsi de manière détaillée et pas-
sionnante les innombrables rencontres, confrontations et échanges intellec-

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tuels que Leibniz n’a cessés de chercher toute sa vie  selon « son habitude
d’avancer ses théories non de manière isolée mais dans une conversation
continuée avec les autres » (p.  346). De manière très significative, chaque
chapitre de la vie de Leibniz peut être associé, ce que fait l’A. dans chacun des
sous-titres, non pas à un unique lieu de résidence mais toujours à plusieurs
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villes, à différents territoires, à un voyage : les changements géographiques


furent bien pour lui avant tout un moyen, ou sinon une promesse, d’exercer
sa pensée. En donnant ainsi à lire « ce moyen d’avancer insensiblement selon
les rencontres », selon le mot de la dernière lettre à Bossuet (A I, 10, 143),
l’A. produit une magistrale réfutation d’un soi-disant développement auto-
nome, systématique et continu de la pensée leibnizienne. De ce point de vue,
il faut bien dire que le vocabulaire des « graines », des « germes » (p. 110) ou
des « prédécesseurs » (p. 106) semble en effet inadéquat.
D’autre part, la thèse d’un projet unificateur sous-jacent à la pensée
leibnizienne n’est, au premier abord, pas aussi manifeste et exige d’être étayée
de manière précise. Il ne s’agit pas en effet de remplacer seulement le por-
trait diffracté et thématique proposé par Fontenelle (p.  3) par une narra-
tion biographique unifiée et ordonnée. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer
platement que la pensée leibnizienne s’est tendanciellement modifiée au
gré des rencontres. Mais il s’agit de soutenir qu’elle n’a jamais changé de
centre de gravité, n’a jamais abandonné son projet unificateur, n’a jamais
perdu son fil d’Ariane au travers de toutes ses modifications. L’A. soutient
ainsi que les Demonstrationes fournissent comme « une sorte de fil d’Ariane
à ceux qui veulent reconstruire l’unité sous-jacente à l’odyssée intellectuelle
de Leibniz » (p.  90). Cette thèse centrale fournit donc d’elle-même le fil
d’Ariane pour rendre compte de cet ouvrage. Il n’est d’ailleurs sans doute pas
d’autre manière de procéder : on pourra toujours objecter, selon ses propres
intérêts, que tel événement, tel problème ou tel texte est insuffisamment
traité dans cette biographie, mais cela ne serait vraiment pertinent que si le
fil d’Ariane s’en trouvait coupé.
La question des « vocations de jeunesse » fait l’objet de la première partie.
Il s’agit de montrer en quel sens plusieurs lignes de pensée se sont rencon-
trées dans l’établissement d’un projet commun, porté par un unique enjeu.
Le premier chapitre (« Naissance d’une vision »), qui s’étend jusqu’à la
fin de ses études (1667), expose le contexte historique, politique et intellec-
tuel dans lequel s’enracine la vision de Leibniz : loin de seulement souligner
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comment Leibniz aurait voulu répondre au morcellement moral, confes-


sionnel et politique de l’Allemagne au sortir de la guerre de Trente Ans par
un désir d’union et d’unité, l’A. montre comment ces problèmes sont étroi-
tement intriqués de sorte qu’ils ne pouvaient être résolus que tous ensemble,
dans une vision globale. L’unité des problèmes pris à leur racine n’apparaît
donc pas comme le rêve d’un génie isolé, mais comme la donnée historique
fondamentale dont il hérite : les problèmes politiques renvoient immé-
diatement aux problèmes confessionnels qui les sous-tendent, ces derniers
eux-mêmes impliquent de clarifier des difficultés théologiques, et celles-ci

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à leur tour requièrent de « nouveaux outils logiques, physiques, métaphysi-
ques et mathématiques » (p. 24). À l’emboîtement des problèmes, Leibniz
répondra par un emboîtement de projets – dont les Demonstrationes seront
la première expression. Un point central du chapitre est ainsi d’expliquer
comment cette vue, qui diverge tant avec celles de sa famille et de l’éduca-
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tion d’orthodoxie luthérienne reçue à Leipzig – et qui relève, au fond, d’un
« irénisme étonnamment non saxon » (p. 30) – a pu malgré tout, et presque
en dépit du contexte immédiat, se former progressivement chez le jeune
Leibniz. Sans proposer de réponse « parfaitement adéquate » (ibid.), l’A.
insiste particulièrement sur la lecture personnelle des auteurs semi-ramistes
d’Europe centrale (Johann Heinrich Alsted, Johann Heinrich Bisterfeld et
Jan Amos Comenius) que Leibniz trouve dans la bibliothèque paternelle,
et grâce à laquelle il acquiert une première culture livresque indépendam-
ment de la culture scolaire (p. 49), selon un témoignage que l’on retrouve
par ailleurs dans une lettre à Johann  Friedrich de  1671 (A  II, 12, 261).
L’A. se montre alors prudente quant à la qualification d’« autodidacte »
que Leibniz s’attribue : il a certes eu accès à une autre source de pensée,
mais cela fait de lui moins un autodidacte au sens strict qu’un héritier des
« penseurs d’Europe centrale » (p. 44, 54, 67) et, finalement, « un philo-
sophe d’Europe centrale » lui-même (p.  46). Cette caractérisation, peu
commune, tend à souligner la présence de la tradition postramiste dans les
premières formulations de l’alphabet des pensées humaines ou de l’ency-
clopédie juridique. Elle détermine aussi le sens propre de « l’éclectisme »
leibnizien (p. 38, 59), qui n’est précisément pas celui des autodidactes et
des compilateurs, ni « l’éclectisme conciliatoire » de Thomasius (p. 54). Si
l’accent est mis sur cet héritage, plutôt que sur l’urgence d’une crise euro-
péenne comme l’avait fait Rudolf W. Meyer (Leibniz und die europäische
Ordnungskrise, 1948), l’A. indique cependant que d’autres événements
prennent part à la naissance de cette vision, comme la « crise philosophi-
que » vécue à la lecture de Hobbes et Gassendi (p. 52) ou la rencontre avec
Erhard Weigel (p. 58).
Le deuxième chapitre (« La vision s’élargit »), qui s’étend jusqu’au départ
pour Paris en 1672, souligne avant tout un certain nombre de traits dans la
manière d’être et dans la pensée leibniziennes qui se trouveront être suffi-
samment constants par la suite. Si le désir de voyager, le plaisir d’échanger,
le besoin d’assurer les moyens nécessaires pour y parvenir se manifestent
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dès le début du tour d’Europe que projetait le jeune Leibniz, l’A. insiste
particulièrement sur la manière dont des circonstances particulières furent
l’occasion d’élargir les premières intuitions leibniziennes. Citons ainsi les
rencontres bien connues avec l’archevêque de Mayence qui soutient un
projet de réforme territoriale et de réconciliation du protestantisme et du
catholicisme (p. 81) ; celle du Baron de Boinebourg qui entend restaurer
les sciences en Allemagne (p. 89) ; et surtout le projet de réforme du droit,
dont la charge était confiée à Hermann Andreas Lasser à Mayence, et qui a
fasciné Leibniz jusqu’à lui faire « changer ses plans en un instant » (p. 81).

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Cette série d’événements intellectuels qui surviennent à Leibniz, pour ainsi
dire, de l’extérieur –  et qui révèlent la compréhension que l’A. se fait de
l’émergence de sa pensée – conduit à la rédaction « de la première version
du programme encyclopédique [que Leibniz] poursuivra toute sa vie », à
savoir les Demonstrationes (p. 91). Avec la mention d’un programme ency-
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clopédique, l’A. ne fait pas tant référence aux démonstrations théologiques


elles-mêmes qu’à leurs Prolégomènes, qui rassemblent les divers principes de
ces démonstrations :

« Les prolégomènes contiendront les Éléments de Philosophie, à savoir les


premiers principes de Métaphysique (sur l’étant), de Logique (sur l’esprit), de
Mathématique (sur l’espace), de Physique (sur le corps) et de Philosophie Pratique
(sur la politique) » (A VI, 1, 494).

Le plan ainsi proposé au baron de Boinebourg constitue selon l’A. la matrice


du problème principal de la pensée leibnizienne : ordonner différentes scien-
ces, principes ou lignes de pensée à l’établissement de démonstrations théo-
logiques. En d’autres termes : que tous les efforts intellectuels de Leibniz, y
compris en sciences et en mathématiques, furent ordonnés sinon à la résolu-
tion de problèmes théologiques, du moins à l’établissement de démonstra-
tions théologiques de la plus grande certitude morale possible. Une première
confirmation de ce centre de gravité théologique de la pensée leibnizienne est
donnée par le séjour parisien.
Le troisième et dernier chapitre consacré aux vocations de jeunesse est
en effet déterminé par le long séjour hors d’Allemagne entre 1672 et 1676,
pendant lequel Leibniz fit l’apprentissage des mathématiques et des sciences
modernes auprès des plus grands savants à Paris, à Londres et en Hollande.
Dès le titre, « un vin ancien dans de nouvelles bouteilles », l’A. veut sou-
ligner que la vision leibnizienne, dérivée de la vieille tradition d’Europe
centrale (« le vin ancien ») n’est pas abandonnée au contact de la science
moderne de l’Europe de l’Ouest (« les nouvelles bouteilles »), mais est au
contraire reformulée par celles-ci, et plus exactement mise dans une nou-
velle forme (p. 140). Il semble qu’il faille plutôt saisir l’esprit que la lettre de
cette inversion de la formule évangélique (Marc 2, 22) qui inspire ce titre :
en effet, il ne s’agit pas d’affirmer qu’un même vin est tiré, mais bien que de
nouveaux éléments sont formulés à l’occasion de ces nouvelles rencontres
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intellectuelles. Il faut ainsi lire attentivement : si, selon l’A., certaines thèses
ont été « schématiquement anticipées dans le plan des Demonstrationes
Catholicae » (p. 145), il s’agit bien d’un « nouvel abord » de celles-ci (p. 140)
qui fait surgir de nouveaux points s’apparentant plus, en réalité, aux philo­
sophèmes de la maturité. Il en est ainsi de la sympnoia panta que l’on
retrouve jusqu’à la soi-disant Monadologie (p. 144) ; du cœur de la Confessio
philosophi qui s’étend jusqu’aux Essais de Théodicée (p. 145) ; de la charac-
teristica universalis (p. 165) ; de la métaphysique du De summa rerum qui
présente les premières formulations du principe d’identité ou de l’expres-

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sion universelle de toute substance (p. 171-173) ; ou encore de la révélation
de l’existence d’infimes animaux sous le microscope de Leeuwenhoek qui
devaient « inspirer sa pensée métaphysique de la nature » (p. 177). Il faut
alors comprendre que les études scientifiques ne comptent que pour partie
dans la reformulation de la pensée leibnizienne, en venant s’intégrer au
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« grand projet ». L’A. restitue d’ailleurs remarquablement la richesse de ces


années « occidentales », marquées par des rencontres décisives (dont celle de
Spinoza), tout comme l’origine de la prudence intellectuelle et morale que
Leibniz manifestera toute sa vie.
Le titre de la seconde partie, « Rêves et réalité », peut sembler sonner
comme un démenti à la thèse centrale de l’ouvrage, comme si la grande
vision unificatrice avait fini par se diffracter, à l’épreuve de la réalité, en une
pluralité de rêves. Mais il n’en est rien : l’A. maintient que cette unité sous-
jacente, cette « dimension privée » (p.  233) de la pensée leibnizienne, ne
disparaît pas (p. 322, 481), mais qu’elle se manifeste beaucoup plus explicite-
ment après le séjour parisien (chapitre 4) qu’après l’iter italicum (chapitres 6
à 9). Comment établir alors la pérennité de la vision leibnizienne ?
Le quatrième chapitre dresse le portrait d’« un génie universel en libraire,
historien et ingénieur des mines (1676-1687) ». Il annonce le trait mis en
avant dans cette deuxième partie, qui couvre les quatre dernières décennies, à
savoir la tension entre les aspirations intellectuelles de Leibniz et l’impossibi-
lité de les réaliser en raison de ses emplois officiels, du manque de patronage
et surtout de l’isolement intellectuel à la cour de Hanovre. On retrouve ici
l’histoire bien connue d’un esprit qui est trop vaste pour ne pas se sentir
contrarié, à l’étroit, voire « claustrophobe » (p. 196, 320) dans une ville de
province éloignée des grands centres intellectuels, culturels et politiques, et
qui cherche à obtenir un emploi à la fois mieux rémunéré et plus adéquat à
Hanovre ou à Vienne. Cette histoire, d’aspect très psychologisant, pourrait
rendre compte de l’œuvre rêvée que Leibniz n’aurait pu écrire ; mais l’A.
ne s’en contente pas et esquisse au contraire l’œuvre réelle que Leibniz n’a
cessé d’écrire en dépit des circonstances. Ou peut-être grâce à elles : car en
soulignant à la fois « l’extraordinaire fécondité » intellectuelle de la première
décennie hanovrienne et le peu de profit qu’en ont retiré ses employeurs
(p. 261-62), l’A. laisse entendre que cette tension interne ne fut peut-être
pas si dommageable, et qu’Hanovre fut peut-être le lieu le plus adéquat pour
qu’une telle œuvre puisse être écrite.
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Un point remarquable au milieu de cette extraordinaire fécondité est


la mention et la reformulation des Demonstrationes dans les concepts de
Scientia Generalis et d’encyclopédie démonstrative (p. 233-238, faisant écho
à l’exposé du Conspectus, p. 90). Si Leibniz mentionne les Demonstrationes
dans la lettre à Johann Friedrich de l’automne  1679 (A  II, 12, 751)1,
l’A. note de manière éclairante comment Leibniz insiste désormais sur la
nécessité de disposer non seulement des principes mais des « Éléments
démontrés de la vraye philosophie » (A II, 12, 757), préalables requérant une
nouvelle logique (qui doit traiter « des degrés de la probabilité » plutôt que de

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mente), d’une nouvelle métaphysique (qui doit traiter « de Dieu et de l’âme,
de la personne, de la substance et des accidents » plutôt que de ente), d’une
nouvelle physique, d’une nouvelle philosophie pratique : ce nouvel aspect des
prolégomènes se reflète d’ailleurs dans l’ambivalence de la notion de Scientia
Generalis (p. 236). Le contenu du dispositif n’est donc plus, à la lettre, celui
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des Demonstrationes ; mais son esprit – et en particulier l’enjeu pratique que
constitue le bonheur humain  – reste bien celui « des générations passées
de réformateurs baconiens et postramistes » (p.  237). Ce cadre permet de
manière très convaincante de ressaisir l’unité non seulement des textes se pré-
sentant comme des échantillons des Demonstrationes (p. 251, 258), mais aussi
l’horizon des intenses recherches en logique et en mathématique (p. 241), en
physique et métaphysique (p. 247), en théologie (p. 256), en philosophie pra-
tique (p. 259) : l’A. suit en cela le principe éditorial de la série VI, 4 des écrits
philosophiques. Seule la suggestion funeste et fatidique (p. 207, 230) d’écrire
une histoire des Guelfes semble échapper à cet horizon.
Le court chapitre 5 (« Dans les pas des Guelfes ») est ainsi consacré au
voyage en Europe que Leibniz mène entre novembre 1687 et juin 1690 afin
de rassembler, officiellement, les documents établissant la connexion entre
la maison de Brunswick et la maison d’Este qui pourraient justifier l’élé-
vation du duché de Hanovre au rang de neuvième électorat de l’Empire.
Leibniz trouve des manuscrits à Augsbourg en avril  1688 (p.  289), relève
des épitaphes à Vangadizza en février 1690 (p. 308), et Hanovre devient un
électorat en 1692 (p. 331). Derrière la trame chronologique d’un voyage aux
détours imprévus et reconstitués à partir du Reisejournal de Leibniz (p. 284),

1.  Signalons à ce propos que les corrections apportées par Leibniz aux Demonstrationes
sont peut-être en partie contemporaines de la lettre à Johann Friedrich de l’automne 1679.
L’édition de l’Académie indique bien un certain nombre d’annotations marginales postérieu-
res de la main de Leibniz (A VI, 1, 494-500, publié en 1930) ; mais le recours au manuscrit
(lh I, 7, 6, f. 44-45) montre clairement, d’une part, que certaines annotations ne se rapportent
pas explicitement aux passages indiqués par les éditeurs et, d’autre part, que les annotations
relèvent matériellement d’au moins deux couches textuelles successives. Le point le plus nota-
ble est que le titre de la quatrième partie « Demonstratio autoritatis Ecclesiae Catholicae »
a été complété dans un deuxième temps par l’ajout « Demonstratio autoritatis Scripturae »
(f.45 verso), dont l’objet n’est pas développé dans le texte, et qui ne sera pas mentionné dans
la lettre à Johann Friedrich présentant les trois parties des Demonstrationes, correspondant en
réalité aux parties I et II, à la partie III et à la partie IV (A II, 12, 751-52 ; 756). Notons aussi
que la mention <matheseos (de Spatio)> (A VI, 1, 494) dans les Prolégomènes est un ajout au
texte, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il est postérieur.
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Étude critique 125

l’A. reprend un jugement convenu sur Leibniz, à savoir qu’il recherchait


avant tout les détours des échanges intellectuels : « ce fut une période heu-
reuse pour Leibniz » (p. 283) puisque « voyager et faire des rencontres sem-
blent avoir été [sa] conception de la dolce vita » (p.  284, et déjà p.  208).
Le récit du voyage est en effet celui d’une incessante sollicitation de l’esprit,
d’une inquiétude entretenue de l’entendement, d’un aiguillon permanent
de la curiosité qui provoquent des événements intellectuels décisifs : citons,
par exemple, le compte-rendu des Principia mathematica qui passe entre ses
mains (p.  295), les projets pour l’empereur conçus avec son ami Johann

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Daniel  Crafft (p.  285-287), la rencontre des Jésuites revenant de Chine
(p. 302) ou la fréquentation de l’Accademia fisico-matematica de Rome qui
marquera la rédaction du Phoranomus et de la Dynamica de potentia (p. 303).
Cette variété ne semble avoir d’autre fil conducteur que celui du chemin
emprunté : le contraste est grand avec le précédent chapitre où les essais de
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Science Générale permettaient d’ordonner les réflexions hanovriennes. Et ce


contraste est d’autant plus grand que certains essais, pourtant rédigés pen-
dant le voyage, ne sont pas repris pour avoir été déjà indiqués précédemment
(p. 283, note 7). Si l’on peut donc à bien des égards mettre en parallèle le
séjour à Paris et le voyage en Italie (p. 282), la question se pose de la perma-
nence du grand projet leibnizien pendant et après ce dernier.
Du point de vue de la thèse centrale que nous examinons ici, les trois
chapitres suivants, dont les limites chronologiques sont déterminées par les
décès d’Ernst August et de Sophie Charlotte (« De retour sous les Guelfes » :
1690-1698 ; « Entre frère et sœur » : 1698-1705 ; « Ombres et lumière » :
1705-1714), peuvent être lus ensemble. Comme dans les chapitres précé-
dents, la diversité des rencontres et des écrits est replacée de manière très
éclairante dans son contexte, selon un rapport plus proche de la dispute obliga­
tionnelle que du dialogue. C’est le cas, bien entendu, de la querelle avec
Newton, particulièrement bien développée (p. 355, 428, 486, 531), et des
explications « avec » Malebranche (p. 350), Locke (p. 406) et Bayle (p. 484).
Les grands exposés doctrinaux que sont le Système nouveau, les Nouveaux
essais, la Théodicée et les deux traités de 1714 ne font pas l’objet d’une analyse
approfondie, conformément au cahier des charges indiqué en introduction
(p. 11). Malgré la prolixité d’un esprit qui avouait lui-même avoir tant de
projets qu’il ne savait pas par où commencer (dans une lettre à Placcius citée
p.  321), l’A. retrouve cependant les deux aspects du grand projet leibni-
zien. D’une part, elle indique les textes connus qui réactualisent le projet : le
Mémoire pour les personnes éclairées et de bonne intention, ou les lettres tardives
à Burnett et à Biber (p. 481-82). Le petit nombre de ces textes s’explique
par le peu d’occasions où Leibniz a cru pouvoir présenter son projet « ad
Monarcham qui volet » (p.  233). D’autre part, l’A. souligne que le projet
s’accommode d’un certain nombre de problèmes laissés ouverts dans la der-
nière philosophie leibnizienne. Il ne s’agit pas des questions abandonnées
faute d’interlocuteurs (ainsi de la réunion des églises, p. 342), mais des ques-
tions non tranchées (ainsi du statut du vivant, p. 477), des questions qu’il
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126 Arnaud Pelletier

ne développe que jusqu’à un certain point (ainsi de l’exposé de la Théodicée,


p. 483) ou encore des questions où il s’engage en différentes voies (ainsi des
substances composées, p. 478, ou du statut ontologique des corps, p. 502).
Il faut en fin de compte saluer la justesse avec laquelle l’A. use de la thèse
centrale d’une unité sous-jacente, jamais désavouée mais presque toujours
cachée au cœur de la pensée leibnizienne. Si elle réussit à convaincre de la
persistance de la vision d’une philosophie démonstrative qui puisse résoudre
des problèmes théologiques et contribuer au bonheur du genre humain, c’est
d’abord que Leibniz l’a périodiquement reformulée. Il est de ce point de vue

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particulièrement pertinent que l’A. ait réservé une place charnière à la lettre à
Johann Friedrich de l’automne 1679, où Leibniz affirme que tout, y compris
les mathématiques, doit être subordonné à l’urgence du bien public et de la
piété (A II, 12, 750, 754) : c’est peut-être le document le plus explicite qui
permette de relier les projets de jeunesse aux dernières déclarations. Notons
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que d’autres lectures des Demonstrationes sont possibles : on peut y voir


l’effort leibnizien pour établir la compatibilité de la science moderne avec
l’autorité des différentes églises (p. 100), dont une suite devrait être la levée
de la censure romaine du copernicianisme (p. 301) ; on peut aussi en souli-
gner les implications politiques pour un projet de paix rationnel en Europe
(voir l’article récent d’Heinrich Schepers dans Pluralität der Perspektiven und
Einheit der Wahrheit im Werk von G. W. Leibniz, Akademie-Verlag, 2011).
La lettre à Johann Friedrich, qui ne fut peut-être jamais envoyée, en rappelle
cependant les ultimes enjeux.
Il est par ailleurs manifeste que les reformulations successives de cette
vision ne furent pas équivalentes : les Demonstrationes de 1668 ne mentionnent
aucune idée d’encyclopédie démonstrative, et Leibniz n’écrira jamais rien
que de simples échantillons des Éléments mentionnés en 1710. De manière
générale, le défi de restituer l’incessante inquiétude de la pensée leibnizienne
dans son horizon le plus constant est parfaitement relevé. Ce n’est pas seule-
ment le portrait diffracté qu’en donnait Fontenelle qui est corrigé ; c’est aussi
le portrait diderotien d’une « machine à réflexion » sans unité propre qui est
rendu caduc.
S’il n’est pas possible de dire beaucoup de choses sur la personne de
Leibniz, qui reste énigmatique en bien des aspects – ainsi l’A. ne cherche pas
à rendre compte de la piété chrétienne de Leibniz (p. 546) ou du rejet de
sa famille et de sa ville natale (p. 65) ; s’il est impossible de tout dire sur la
vie de Leibniz – dont la biographie contient vraisemblablement encore bien
des inconnues, à l’exemple de ce voyage secret à Vienne découvert récem-
ment (S. Sellschopp, Studia Leibnitiana, XXXVII/1, 2005) ; la précision et la
méticulosité avec lesquelles l’A. restitue le contexte ainsi que les inclinaisons
permanentes de la vie intellectuelle de Leibniz rendent cet ouvrage indispen-
sable à l’intelligence de ses textes. L’A. prévenait en introduction « qu’aucune
biographie de Leibniz ne peut prétendre être définitive avant que l’énorme
projet d’une édition critique [de ses œuvres] ne soit achevé » (p.  13).
En réalité, peut-être qu’aucune biographie ne sera jamais définitive, parce
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Étude critique 127

que le cœur de la créativité leibnizienne échappera toujours à la narration


biographique. La vision qui porte les Demonstrationes fournit un fil d’Ariane
très convaincant pour exposer le sens de cette créativité, mais le sentiment
d’urgence qui y préside – ce sentiment qui fait dire à Leibniz qu’il ne sait
pas, s’il venait à mourir, « combien de siècles pourroient s’écouler avant que
quelqu’un reprist ce dessein » (A I, 2, 157) – reste inexplicable. Le portrait
de Leibniz semble devoir garder longtemps encore une aura irréductible.
Alors, en attendant que l’œuvre de cette vie soit entièrement disponible,
Maria Rosa Antognazza nous en propose un exposé admirable.

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Arnaud Pelletier
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