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Larina 5 Larina de LAntiquite Au Moyen A
Larina 5 Larina de LAntiquite Au Moyen A
Larina :
des acquis archéologiques
aux perspectives historiques
Fig. 747 – Larina : vue générale aérienne des vestiges restaurés (ill. P. Porte).
Fig. 748 – Vue aérienne de l’établissement tardoantique au pied de La Motte (ill. P. Porte).
cile à caractériser, atteste par son archaïsme le main- campagnes régionales gallo-romaines, ils montrent
tien, si ce n’est le renouveau, des traditions cultuelles leur maîtrise des autres techniques antiques en édi-
païennes dans les campagnes, au moment même où fiant aussi des bâtiments en petits moellons liés au
le christianisme s’affirme dans les villes. mortier de chaux, et aux sols de mortier de tuileaux,
quand ils en ont besoin.
Les édifices construits ensuite sur des fondations
de galets regroupent d’abord de petites habitations
Un établissement agricole familiales de taille variable (de 15 à 50 m²). Elles
de hauteur bien caractérisé sont toutes constituées d’une salle principale avec
foyer domestique, complétée au Nord d’une plus
Deux phases permettent donc de séparer les petite pièce d’atelier/remise qui permet sans doute
cabanes en torchis sur poteaux de bois de la fin du l’organisation et le stockage des activités de subsis-
ive siècle, et les édifices à ossature bois et torchis sur tance propre à chaque cellule familiale (Fig. 752).
fondations de galets centrés sur le ve siècle. Un incen- Le plan identique de ces habitations et leur regrou-
die au moins partiel de ces cabanes, suivi d’une très
courte période d’abandon, mais au délai suffisant
pour permettre une inhumation dans leurs décom-
bres, sépare ces deux périodes.
Par contre, l’élevage est au cœur de l’économie labeurs agricoles. Ainsi en est-il également du déve-
des deux sites, la villa et son annexe, avec des com- loppement de la consommation des jeunes poulets
paraisons et une évolution notable. À Saint-Romain qui confirment l’absence de tension alimentaire pour
d’abord, l’élevage s’appuie sur des bovidés paissant les habitants de Larina. En complément, on doit
dans les grasses prairies marécageuses voisines. Il est noter l’absence de près de la moitié des postérieurs
même en hausse constante jusqu’à occuper 70 % du de porcs, ce qui montre l’importance grandissante de
troupeau en NMI6, à des fins de vente sur pieds et la production de jambonages et salaisons sur le site.
boucherie. Un troupeau de cerfs complète d’ailleurs Leur vente à l’extérieur témoigne d’une économie
peut-être cet élevage. Les porcins ne sont eux qu’un commerciale sortie de l’autoproduction pour la survie.
héritage protohistorique en baisse régulière, et la Dans ce cadre, on doit noter le même phénomène,
faible part des ovins caprins les limite aux besoins bien que limité, pour une partie des bœufs, ce qui
locaux en laitages et lainages. s’explique moins car la viande de bœuf ne se prête
À cette époque, Larina dont on suggère la dépen- pas en général à la salaison, mais l’étude démontre
dance et donc la complémentarité économique à la la réalité de cette particularité culinaire sur le site.
villa du Vernai, dispose d’un élevage important (plus Tout confirme donc alors la présence à Larina d’un
de 2 800 animaux différents identifiés sur un peu plus important élevage où le nombre de têtes de bœufs,
d’un siècle) mais d’un profil différent. Les niveaux de porcs, moutons et chèvres, est équilibré (environ 1/3
« cabanes » de la fin du ive siècle et du début du ve siè- chacun), mais où la consommation importante de
cle d’abord constituent, dans ce domaine comme viande de bœufs élevés pour la boucherie et la vente
dans d’autres, l’apogée économique de Larina à l’extérieur revêt une très grande importance. Cette
(fig. 629). Ovins et caprins, porcs et bœufs sont situation est la preuve de l’aisance des habitants et de
présents de manière égalitaire dans les troupeaux7, l’organisation productive à long terme existant sur le
mais la viande de bœufs prédomine dans l’alimen- site8, mais aussi de l’importance de ces prélèvements
tation carnée, avec plus de 80 % du poids de viande sur la production de l’établissement, et donc de sa
consommée compte tenu du poids de cet animal, dépendance par rapport au centre de la villa.
les deux autres espèces plafonnant chacune à 10 %. Si la plupart des niveaux des bâtiments du ve siè-
Les chèvres, minoritaires dans les ovins caprins, se cle proposent des conclusions globalement similaires
développent pour représenter néanmoins un tiers de aux précédentes (fig. 630), les couches du ve-début
cette espèce. La faible consommation de leur viande vie siècle montrent déjà une évolution significative
prouve à la fois leur fonction de fournisseur essentiel de l’élevage (fig. 631). En Nombre Minimum d’Indi-
en produits laitiers et de poils et peaux pour les tex- vidus, les ovins caprins deviennent alors plus nette-
tiles, mais aussi de l’absence de besoins importants ment majoritaires, même si les troupeaux paraissent
du site en viande attestée par l’utilisation plus adap- encore équilibrés dans le cheptel9. La quantité de
tée des autres espèces dans l’alimentation carnée. La bœuf en poids de viande consommée baisse en
chasse est presque uniquement un « loisir « (ou une parallèle, au profit des porcs surtout, tout en restant
activité interdite aux habitants), car très anecdotique majoritaire dans l’alimentation carnée. Ce change-
pour l’alimentation avec moins de 1 % de la viande ment dans l’élevage n’entraîne pas une hausse de
consommée (Fig. 755). La proportion de bœufs l’alimentation chassée, toujours à 1 %, et traduit donc
adultes consommés, alors la plus faible de l’histoire surtout des changements culturels dans le type d’éle-
du site, montre la grande aisance des habitants du vage à Larina. Dans le même esprit, l’augmentation
site amenés à consommer des veaux et bœufs jeu- du nombre de bœufs adultes dans la viande consom-
nes, de bonne qualité alimentaire, élevés pour cela, mée, au détriment des jeunes, montre la baisse de
et non des bœufs réformés après une longue vie de l’aisance des habitants du site, obligés alors de se
6. NMI : Nombre Minimum d’Individus décomptés à partir de tous les 8. Ces constatations dépassent en effet l’analyse de la richesse géné-
fragments d’ossements retrouvés en fouille, pour caractériser la nature rale du domaine antique puisqu’il s’agit des restes de viandes consom-
du troupeau. La réflexion en PV, ou Poids de Viande consommée resti- mées sur le site par les exploitants, et non pas de ceux des aristocrates
tuée, concerne elle plus l’alimentation des habitants du site. de la villa.
7. En NMI : ovinés caprinés 35 %, bovidés 31 %, porcins 31 %. 9. En NMI : ovins caprins 37 %, porcins 30 %, bovidés 26 %.
ou de coloni casés par le même dominus que celui (Gard) produit du vin jusqu’au viie siècle, avec peut-
possédant Larina ? Dans quelles conditions ces viticul- être même les traces d’un pressoir à vis centrale dans
teurs pouvaient-ils utiliser ce vaste pressoir, à la taille sa pièce 1/19. Le cas le plus évocateur est néanmoins
« communautaire » ? A-t-on là les prémices d’un pressoir celui des Prés-Bas à Loupian (Hérault), où le vin du
banal, ou plutôt une répartition bien étudiée d’outils domaine est désormais pressé dans de petites unités
de production sur le domaine14 ? d’exploitation, qui pourraient être des habitats de
coloni, avant que le vin soit entreposé dans les chais
de la villa voisine, de leur propriétaire. Ce schéma
évoque bien la situation archéologique retrouvée à
Larina en répondant également aux questions posées
auparavant. Un pressoir à vis directe et quelques ton-
neaux suffisent alors dans ce cadre pour produire le
vin destiné au domaine et aux villes voisines.
Les différents éléments ci-dessus permettent donc
de qualifier le type d’agriculture représenté à Larina
au ve siècle. Quelques ouvriers casés, techniquement
polyvalents, pouvaient y suffire pour conduire l’éle-
vage toute l’année ; extraire les pierres demandées au
printemps ; moissonner l’été ; vendanger et presser
la vigne à l’automne… Le site ne paraît ainsi pas se
Fig. 757 – Pressoir traditionnel de l’Isle-Crémieu
différencier de l’exploitation de nombreux domaines
(ferme de Moras) proche du type du grand pressoir agricoles tardoantiques situés notamment sur des
à vis verticale de Larina (ill. P. Porte). hauteurs. Un visiteur lettré20 aurait alors pu souhaiter
au propriétaire de Larina que : « tu verras écumer tes
La vente et la consommation de ces vins devaient vins avec le produit de vignobles agrandis ; tes gre-
rester assez locales, au plus régionales. Dans cette niers, croulant sous le poids des moissons amonce-
partie nord de la Narbonnaise, la viticulture est lées, te donneront aussi des tas de blés innombrables ;
connue en effet anciennement. La villa coloniale de c’est un troupeau (de moutons et brebis) serré aux
Saint-Laurent-d’Agny (Rhône) montre la présence en lourdes mamelles qu’un pâtre bien nourri fera entrer,
territoire lyonnais de vastes installations viticoles, avec pour les traire, par les portes malodorantes de tes
deux pressoirs à levier, dès le début de notre ère15. bergeries », où il ne manque que les carrières pour
décrire les activités du site.
14. Des questions similaires sont aussi posées ailleurs quant à l’utilisa-
tion de ce type d’équipement structurant dans des domaines tardoanti- 16. Clerc J. (1980) ; Royet R. (2006)
ques. Cf. par exemple la découverte d’un grand pressoir à huile d’olives 17. C.I.L., XIII, 2464 et 2466, pour Briord où il y a un vignoble d’un
du vie siècle mis au jour dans la villa de Villauba en Catalogne (Jones arpent (4 221 m²); et C.I.L., XIII, 2 494 pour Géligneux.
R. F.J. etc., 1982), ou la mention d’un important moulin à eau du 18. Sidoine Apollinaire, Carmen XVII (vers16-17)
viie siècle décrit par Fortunat dans le castrum de Nicetius sur la Moselle 19. Brun J. P. (2005).
(Poèmes, III, 12) au viie siècle. 20. Sidoine Apollinaire, lettre à Eutropius, Epistulae, I-6, 3 et 4 ;
15. Poux M. etc. (2010) V-21
taire d’une villa de la plaine fluviale voisine sur ce Or les sanctuaires de traditions indigènes connus
promontoire dominant sa propriété. La statue en toge en Gaule ont été réalisés en général, après des pré-
et l’autel dédié à Mercure, restituit par Caius Capitoius mices au ier siècle av. J.-C., pendant les deux premiers
Macrinus, vont également dans ce sens qui n’exclut siècles de notre ère. Ils sont souvent situés dans, ou
pas une certaine continuité dans la propriété foncière à proximité, des agglomérations mais il arrive que
du site depuis le début de notre ère. Ces éléments ceux mis au jour en milieu rural prennent la suite
architecturaux, monumentaux, sont néanmoins déjà d’oppida protohistoriques, ou fassent partie de com-
détruits totalement à la fin de l’Antiquité si l’on en plexes spécialisés avec théâtre, thermes… parfois à la
croit le remploi alors, notamment par exemple dans frontière entre des cités. D’autres paraissent être des
les soubassements du pressoir, de blocs de fonda- fondations privées réalisées par un notable au sein
tion de cet édifice cultuel. Ce déplacement de blocs d’un grand domaine, pour les besoins de sa com-
de fondations du monument exclut de surcroît que munauté. Le sanctuaire semble alors souvent isolé
l’on puisse localiser précisément son emplacement dans la campagne, ou sur une hauteur surplombant
originel. Le fanum de tradition celtique, construit en les terres du domaine. Leur architecture spécifique
matériaux périssables et utilisé seulement au ve siè- caractérise ces sanctuaires avant qu’ils ne disparais-
cle, peut entrer dans cette continuité foncière, même sent progressivement à la suite du développement de
si sa liaison architecturale avec les édifices précé- nouveaux cultes, et aussi semble-t-il de conditions
dents est peu probable. Ses origines en liaison avec économiques moins propices au financement de
l’implantation de quelques cabanes restent confuses. leur édification et de leur maintenance, si ce n’est de
Son développement ensuite sur un plan caractéris- leur fonctionnement cultuel22. Si de rares fana sont
tique est indéniable mais sa liaison avec un établis- encore créés après les troubles de la fin du iiie siècle,
sement tardoantique, considéré comme un hameau surtout en Gaule du Nord comme à Liberchies, la
permanent de colons avec ses habitations, édifices tendance est alors au déclin général pour ces sites.
d’exploitation, et sa nécropole, est originale. Au ive siècle, quelques fana construits auparavant
persistent encore comme à Gilly-sur-Isère (Savoie),
ou Saint-Beauzely (Aveyron), Bennecourt (Yvelines),
Des caractéristiques originales
Matagne-la-Petite (Belgique)… Certains présentent
Le sanctuaire de tradition celtique de Larina présente aussi de rares réaménagements : l’escalier d’entrée
donc un certain nombre de particularités par rapport à est refait avec des salles annexes à Menestreau (Niè-
nos connaissances sur ce type de site. Une étude syn- vre), des cellae voient le jour à Serrig et Wallendorf,
thétique21 des fana existant ailleurs, largement mise à une cella supplémentaire complète à l’extérieur
contribution pour les comparaisons suivantes, montre du péribole le sanctuaire de Lioux (Vaucluse)… La
que la datation inhabituelle de sa fondation est d’abord durée d’utilisation d’un fanum étant généralement
une situation locale, archaïque (Fig. 759). Le fanum longue, on connaît donc quelques sanctuaires aban-
est en effet postérieur aux cabanes (de l’extrême fin donnés (souvent après des travaux de réfection au
du ive siècle) et au bâtiment XII (du début du ve siècle) iiie siècle) à la fin du ive siècle (65 cas). Le sanctuaire
qu’il détruit et recouvre. Il paraît ainsi difficile de pro- de hauteur du camp Fenus à Loubers (Tarn), parmi
poser une date antérieure au second quart du ve siè-
cle au plus tôt pour la construction du temple, avec 22. Le mécénat des notables locaux a ainsi souvent été considéré comme
une utilisation comme sanctuaire pendant seulement étant à l’origine des fondations et réfections d’un fanum. Par suite la dis-
une cinquantaine d’années avant sa transformation en parition des fana est généralement associée aux crises économiques de la
fin de l’Antiquité, avec l’appauvrissement des notables allant de pair et l’im-
habitation au début du vie siècle. pact de politiques fiscales défavorables à l’évergétisme. Plusieurs décisions
impériales des ive et ve siècles prises par ailleurs à partir de Constantin sont
21. Fauduet I. (1993 et 2010) très défavorables à ces sanctuaires dont la destruction est demandée.
les Pyrénées entre des lieux de culte et des activités sont également implantées à l’emplacement d’un tem-
économiques, exploitation du fer à Esparros ou du ple détruit, ou même intégré dans leur construction à
marbre à Saint-Béat. Plus globalement, les petits édi- Saint-Aubin-sur-Mer.La réoccupation telle quelle des
fices cultuels enclos, mais sans galerie, reconnus sur vestiges d’un fanum par un habitat comme à Larina
les sommets vosgiens, sur le plateau de Wasserwald est par contre moins fréquente, même si des exem-
à Haegen, sont des lieux de culte implantés dans des ples sont également connus comme pour les fana
villages agricoles qu’il est difficile comme à Larina de Pradines (Corrèze) et Saint-Forget (Yvelines), ou
de distinguer de sanctuaires attachés à un domaine de Loubers (Tarn), là avec des foyers attestant d’une
privé. Mais là encore, ce sont surtout les lacunes de fréquentation temporaire des ruines. Ces réutilisations
la recherche qui expliquent le petit nombre d’exem- de ruines succèdent, néanmoins, à un sanctuaire
ples connus.La liaison du fanum avec une popula- détruit, souvent après un laps de temps important
tion de colons envoyée loin du centre de la villa de qui fait nuancer la filiation de l’occupation. C’est en
plaine dont ils dépendent, sur ce plateau excentré de général aussi le cas quand c’est une église chrétienne
l’Isle-Crémieu, pour y développer une exploitation qui réutilise l’édifice, comme au Mont-Beuvray (Niè-
permanente de grande ampleur inexistante aupara- vre), à Saint-Martin-de-Boscherville (Normandie), ou
vant, étonne moins dans le cadre de l’existence de pour la chapelle Ste Reine d’Alésia (Côte-d’Or), parmi
sanctuaires liés à des activités économiques. de nombreux exemples proches de ceux rencontrés
Le devenir de ce fanum est enfin intéressant puis- également en ville dans des temples antiques monu-
que, dans une deuxième époque d’occupation au mentaux. De même le temple du Chatelet à Andance
début du vie siècle, le sanctuaire est transformé en (Ardèche) est lui réoccupé au vie siècle sur sa colline
habitation pendant quelques décennies au plus. Une par une église, avec sa nécropole et des épitaphes
phase de destruction, au moins partielle à l’arrière, sui- chrétiennes. La conservation du caractère sacré du site
vie de la rapide construction de murets intérieurs avec n’est alors pas évidente même si dans les vies de saints
la reprise de la toiture suffisent pour disposer dans on note souvent le souci de récupérer d’anciens sanc-
un volume inchangé du plan habituel (mais agrandi) tuaires pour les christianiser en enlevant toute trace de
des habitations du site (Fig. 764). La réoccupation de paganisme31 : la récupération d’un espace disponible
fana désaffectés, et pour partie au moins détruits, est et facilement aménageable (en rajoutant seulement
un phénomène connu dès le haut Empire : à Sanxay une abside au temple à Jau-Dignac-et-Loirac ou au
(Vienne) les deux cellae du temple sont transformées Mont-Beuvray) semble aussi avoir joué.
en salles de bains chaudes au iie siècle lors de l’aména- La transformation en habitation d’un fanum encore
gement d’un établissement thermal, sans que le carac- en activité, comme à Larina, immédiatement après sa
tère sacré de l’édifice précédent ait posé problème. destruction (et vraisemblablement par ses destruc-
Le phénomène se développe néanmoins principale- teurs) est ainsi plus rare. Pour la fin de l’Antiquité,
ment à la fin de l’Antiquité avec la désaffection des on explique souvent cette réutilisation des temples
cultes traditionnels, et/ou le changement de types de par l’insécurité chronique de cette époque où de
pratiques religieuses. La plupart du temps les temples nombreux sites plus ou moins abandonnés, des grot-
servent de carrière avec le remploi de leurs matériaux, tes et oppida aux bâtiments publics, villae et autres
comme pour les édifices du haut Empire de Larina ou constructions, sont réoccupés provisoirement par
à Vandeuvre du Poitou qui dispose même au ive siècle des habitats ou lieux d’artisanats32. Le cas de Larina
d’un chantier de débitage de la pierre du sanctuaire. ne semble pas résulter de ce climat d’insécurité mais
D’autres types de réutilisation des anciens fana sont plutôt du besoin d’augmentation rapide du nombre
aussi connus, que ce soit par un entrepôt à Cham-
pigny-les-Langres (Haute-Marne), ou même par une 31. Young. B. (1997)
fortification à Orrouy, Champlieu (Oise). Des villae 32. L’Huillier (2005)
terres sur les deux rives du Rhône de la Protohis- des murs, les nettes traces d’incendie dans les édifi-
toire à la fin de l’Antiquité. Cet autre domaine serait ces en pierre VI et IIA abritant le pressoir, quelques
exploité à partir des villae situées sur l’actuelle com- squelettes de La Motte montrant des traumatismes
mune de La-Balme-les-Grottes55, au Nord du domaine parfois mortels sur le crâne… prouvent un change-
de Saint-Romain-de-Jalionas/Larina. ment de dirigeants difficile, dans la douleur.
Mais en même temps que les nouveaux maîtres
Un domaine partagé… avec une période de s’installent, ils récupèrent en fait naturellement au
moins une partie de la population d’exploitation du
transition importante : site, maintenue comme telle, aux côtés de leurs pro-
Mais, dans ces temps instables, le propriétaire pres compagnons qu’il faut aussi loger. Les premiers
de la villa de plaine est amené à partager, dans la conservent sans doute une partie de leurs habita-
première moitié du vie siècle, son vaste et diversifié tions, mais il faut alors loger plus de personnes sur
domaine rural avec d’autres aristocrates. De nou- le site, et cela assez rapidement puisqu’on ne prend
veaux dirigeants arrivent à Larina, avec leur culture pas le temps de construire de nouvelles structures. La
propre, amenant d’abord de grands changements restauration/transformation du fanum en habitation
notamment dans le type d’occupation du site et ses s’accompagne ailleurs de la réfection de certains sols
constructions. et de quelques nouveaux aménagements qui font
Que devient alors la population de l’établisse- penser que des habitations sur fondation de galets
ment tardoantique ? L’arrivée des nouveaux dirigeants (III, VII, VIII) sont toujours occupées et agrandies
semble d’abord brutale : la destruction du fanum et sommairement, alors que la plupart des édifices
l’arasement de nombreux édifices sur galets (dont d’exploitation sont eux rasés, ou transformés en
principalement les bâtiments d’exploitation au Sud habitations (IV ?) (Fig. 768). Les nouveaux serviteurs
des habitations tardoantiques, et particulièrement et compagnons peuvent ainsi occuper les habitations
le 0), les morceaux de torchis calcinés des élévations créées ou agrandies dans les édifices préexistants, au
milieu des autres habitants maintenus.
55. Et non dans l’Ain puisque cette famille est de la Cité de Vienne, au Parallèlement, les nouveaux dirigeants méro-
Sud donc du fleuve. vingiens construisent leur demeure aristocratique I
Paganisme,
christianisation et réseau paroissial
Fig. 781 – Eglise sur une mosaïque de Jordanie au vie siècle
Au-delà enfin des changements matériels liés à (ill. P. Porte).
une certaine évolution de la nature du peuplement
humain, la spiritualité a changé en parallèle sur le
site de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge.
La reconstruction ensuite de l’église, lors de la par l’étude anthropologique, avec des changements
seconde phase mérovingienne du viie siècle, apporte culturels dans les modes de vie et les habitudes ali-
de nombreux changements (Fig. 783). L’aménage mentaires ; mais les cas individualisables sont trop
ment de la nouvelle barrière de chœur et de sa tenus et peu nombreux pour donner des résultats
solea, ainsi que du banc dans la nef, indiquent que la probants. L’évolution des rites ne sous-entend pas
propagation de la Foi s’organise alors avec des prê- alors non plus la conversion obligatoire des âmes et
ches ouverts à la population en plus de la fonction il faut rester prudent sur l’interprétation des pratiques
funéraire aristocratique. La présence d’un baptistère religieuses…
posé sur le sol rocheux dans l’annexe carrée sud de
l’église est même peut-être possible. L’augmentation
du nombre de familles d’aristocrates chrétiens oblige
alors aussi à la construction de nouvelles chapelles
latérales pour inhumer des sous-groupes de nota-
bles, et leurs proches serviteurs et guerriers, dans des
espaces claniques bien séparés les uns des autres.
La partie conservée mais réduite de la nef devient
ainsi le seul secteur commun et public de l’édifice.
D’autres notables chrétiens, n’ayant pas accès à l’in-
térieur de l’église, se font aménager un enclos funé-
raire extérieur ad sanctos au Nord contre le chevet. Fig. 784 – Enclos funéraire du Mollard.
Parallèlement, de plus nombreuses sépultures com-
mencent à se presser sur le flanc nord de l’église,
et plusieurs rangées de coffres semblent clairement
s’aligner sur l’axe de ses murs avant de s’étendre vers
Une église au cœur du christianisme
le Nord du cimetière. Lors de cette seconde phase mérovingien
mérovingienne, le christianisme se développe ainsi Pour mieux comprendre l’occupation du site dans
certes dans les élites mais aussi plus massivement le cadre de la christianisation des campagnes régio-
dans le reste de la population. nales, il convient de préciser aussi quelques points
Cet essor du christianisme ne fait néanmoins pas liés au culte mérovingien. D’abord, l’inhumation
l’unanimité dans la population du site. Un clan de dans des édifices consacrés ne va pas de soi : dans
notables préfère construire un enclos funéraire, lié à la tradition antique, et à l’instar du monde urbain, les
d’autres constructions restées incomprises, au sommet tombes reliées à l’église sont rares, voire inexistantes.
de la butte centrale de la nécropole (Fig. 784). Les Pour la période nous concernant, le concile de Braga
techniques architecturales utilisées sont les mêmes en 563, après et parmi d’autres, demande (canon 18)
que celles des dernières chapelles latérales de l’église « qu’à l’avenir les corps ne soient plus ensevelis dans
et on doit considérer comme contemporaines ces les églises », même si sur le terrain l’archéologie
deux manifestations opposées de la religiosité sur le constate qu’en dépit de ces interdictions on continue
site. Cet enclos semble en effet afficher par son éloi- bien d’inhumer dans les édifices religieux8. On note
gnement son refus du christianisme, refus de surcroît néanmoins que cette inhumation, très décriée dans
partagé par les nombreuses sépultures (de son clan ?) les basiliques publiques, est naturellement admise
qui s’alignent et se pressent contre lui suivant des dans les basiliques martyriales ou de grande vénéra-
axes différents de ceux de l’église. Cette séparation, tion, et que cette interdiction concerne donc surtout
à la fin du viie siècle, de la population du site selon les ecclesiae où se fait le prêche, la cura animorum
des croyances différentes peut renvoyer aussi peut-
être à des différences de population mises en relief 8. Sapin Ch. (1996)
2. Plusieurs inscriptions antiques attestent la porosité des limites des Fig. 790 – Les principaux sites de la cotière ouest
Cités antiques de chaque côté du fleuve, avec des possessions de du vie siècle (ill. P. Porte).
notables Viennois dans ce qui est devenu l’Ain (A Saint-Vulbas : C.I.L.
XIII 2453, et à La-Balme : C.I.L. XII 2376), et de Lyonnais dans l’Isère
(I.L.N. Vienne 566).
celle de Saint-Romain, le long d’un chemin rejoignant toire en une seule paroisse St Martin de l’Isle-Crémieu,
Sainte-Marie-de-Tortas au Rhône par la maison-forte subdivisée en « Relais communautaires ». Il n’est peut-
de Jalionas, au niveau du gué/port de Saint-Oyand, être néanmoins pas neutre de noter que le « Relais de
soit donc également entre les communes actuelles de la Plaine » regroupe les communes actuelles de Hières,
Saint-Romain au Sud et Vernas au Nord. Ce procès Vernas, Leyrieu/Sainte-Marie-de-Tortas, Saint-Romain-
pourrait ainsi officialiser peut-être rétrospectivement de-Jalionas selon une configuration sans doute proche
la frontière Sud-Ouest du domaine de Larina d’avec de l’organisation des premiers temps chrétiens… et du
celui de Saint-Romain. Mais cette limite englobe aussi domaine antique de Saint-Romain. La séparation entre
côté falaise la paroisse de Leyrieu/Sainte-Marie-de- Hières et La-Balme est aussi maintenue entre deux
Tortas, amenant une superficie (environ 3 000 ha) Relais différents comme dans l’Antiquité, alors que la
très (trop ?) importante octroyée au domaine de coopération entre ces deux communes est pourtant
Larina. Cette répartition des terres paraît ainsi impro- actuellement très importante.
bable dans sa totalité, d’autant que l’on a vu la liaison
suivie de cette partie au sud du territoire avec Saint- Limites et superficies possibles du domaine
Romain de l’Antiquité à la Révolution. mérovingien de Larina
Tous ces territoires le long du Rhône peuvent par Une recherche plus précise de la « frontière » entre
contre avoir appartenu ensemble jusqu’au vie siècle à les deux domaines du haut Moyen Âge, et surtout
la grande villa antique de Saint-Romain-de-Jalionas, des limites du territoire plus directement contrôlé par
dont ils constituaient la partie est, la Bourbre consti- la forteresse de Larina, peut alors être approchée.
tuant la limite ouest, l’Amby la frontière nord et est, le Mais deux tracés sont possibles selon que l’on envi-
Girondan depuis sa source sur le plateau la limite sud sage une extension maximale (1 500 ha environ) ou
de ce côté du domaine. Les bornes du procès de 1474 minimale (400 ha environ) du domaine de la forte-
peuvent en complément perpétuer le reste des limi- resse. L’ensemble Bourcieu/Vernas est là encore au
tes sud jusqu’au cours de la Bourbre. Enfin, signalons cœur des enjeux (Fig. 793).
pour l’anecdote que la déchristianisation actuelle a Dans la plaine, l’extension « maximale » peut arrêter
amené le regroupement de toutes les églises du terri- le domaine du castrum, dans l’esprit des conclusions
profondément l’esprit, et le résultat, de ces deux régressive des limites médiévales a même montré
demeures mérovingiennes. On peut même parler que si les paroisses des deux propriétés restent dans
plutôt de ces trois demeures, tant les changements le diocèse de Vienne, de constitution antérieure au
culturels et de mode de vie sont grands entre les vie siècle, la définition postérieure des mandements
deux phases mérovingiennes de Larina. La concep- actera cette séparation en officialisant la limite juri-
tion et l’utilisation de techniques architecturales, plus dique des seigneuries médiévales d’après les limites
antiquisantes d’abord, plus « instinctives » et som- tant du domaine antique sur les marges, que de son
maires ensuite, se retrouvent en effet dans les deux évolution interne mérovingienne ensuite. Au-delà des
phases d’occupation successives de l’église du Mol- faits, reste maintenant à expliquer la nature juridique
lard, montrant ainsi que ces différences, loin d’être du fractionnement du domaine de Saint-Romain en
un hasard constructif, répondent bien à une diffé- deux entités au vie siècle. Tout est possible, de la
renciation culturelle fondamentale. Celle-ci est aussi division successorale entre deux frères à la dotation
l’expression d’un mode de vie sociologique, d’une d’une sœur, de la donation à une vente partielle de
exploitation différente du domaine, qui contribue à terres… Mais la nature culturellement, si ce n’est
bien différencier la nature des nouveaux habitants socialement, très différente des types d’occupation
de Larina des Gallo-Romains précédents, et peut-être des deux sites, comme la rapidité (pour ne pas dire
entre les différentes générations mérovingiennes. la brutalité) de leurs changements, tant architectural
La grande propriété rurale multiséculaire, d’ori- que du mode de vie au vie siècle, permet d’envisager
gine protohistorique, est donc clairement fraction- une hypothèse plus radicale. Les données issues de
née au vie siècle en deux ensembles séparés. L’étude Saint-Romain prouvent d’abord une occupation dans
L’évolution
d’un peuplement métissé sous influences
totale à la fin de l’Antiquité5, ou que ces grandes sta- superficie du site, montrant aussi quelques facteurs
tures ne sont qu’un reflet de la variation interne d’un d’hétérogénéité. Ils sont l’expression d’une variation
groupe constitué de longue date. En complément, au sein de la population du site qui peut faire évo-
l’indice de robustesse a une valeur moyenne, équili- quer l’arrivée, en faible nombre, de quelques immi-
brée par rapport à la stature, pour les hommes et les grants masculins. Mais si la population de La Motte
femmes de La Motte. Les méthodes d’analyse multi- est ainsi déjà le résultat d’une histoire migratoire, les
variées facilitent de leur côté l’identification au sein analyses attestent d’abord de l’existence d’une com-
d’une population donnée, des différentes composan- munauté devenue homogène (Fig. 804).
tes morphologiques qui peuvent, éventuellement, la Les premiers occupants du site de Larina sem-
constituer. Cela permet ainsi de comparer, si ce n’est blent donc avoir très majoritairement une origine
régionale, avec même une forte homogénéité de la
définir, parmi elle plusieurs populations. Les analy-
population féminine. Chez les hommes, il semble
ses factorielles réalisées pour La Motte ont montré
que quelques éléments extérieurs soient venus rom-
dans ce cadre l’existence de deux groupes morpho-
pre l’endogamie, peut-être compléter la main-d’œu-
logiques distincts mais qui ne sont associés à aucun vre de l’exploitation, et/ou rejoindre le site pendant
critère archéologique repéré. Ces deux groupes, qui la phase de transition avec la villa mérovingienne,
se distinguent essentiellement par la forme de leur mais sans pour autant modifier notablement les gran-
crâne, plus étroit et allongé dans un groupe que dans des caractéristiques morphologiques du groupe. Les
l’autre, se retrouvent indifféremment dans les deux nuances observées ne relèveraient donc que de la
niveaux de sépultures et se répartissent sur toute la variation intra-populationnelle, en dehors du cas de
« l’homme au crâne déformé », et rien n’indique que le
5. N’oublions jamais que le concept des Grandes Invasions obère une peuplement d’origine ait été notablement modifié par
grande perméabilité entre les mondes romains et barbares depuis le l’installation, entre le ive siècle et le début du vie siè-
début de notre ère. A la fin de l’Antiquité, des fractions de ces peuples
sont en fait déjà depuis longtemps intégrées dans l’armée, les commer-
cle, de groupes humains importants extérieurs à la
çants, et la paysannerie (Lètes…) gallo-romaine, parmi lesquels elles région. Cette population, aux traumatismes surtout
cherchent plus à s’intégrer rapidement qu’à se différencier. liés à ses activités quotidiennes d’artisans et paysans,
sein de la population inhumée. Si beaucoup n’ont Fig. 818 – Rare sépulture double au Mollard
permis que de préciser la caractérisation des indi- (chapelle sud ouest). (Ill. P. Porte)
vidus, d’autres ont ouvert de nouvelles perspectives
sur le peuplement du site. Les hommes et femmes néité de la population féminine. On a vu également
du Mollard se différencient ainsi globalement de que quelques éléments extérieurs masculins sont
ceux de la Motte et des autres sites de plaine. Tous venus nuancer l’endogamie mais sans pour autant
les changements déjà évoqués dans les activités, modifier notablement les grandes caractéristiques
l’alimentation, les différents types de traumatismes morphologiques du groupe. L’écart entre les valeurs
subis…, avec leurs conséquences morphologiques, masculines et féminines des statures est en effet élevé
contribuent en effet à modifier considérablement les (13,6 cm), amenant un indice de dimorphisme sexuel
modes de vies et l’état sanitaire de la population, de 108,7. Or, dans une population homogène, non
tels que l’on peut déjà les restituer pour La Motte. soumise à de forts mouvements migratoires, l’indice
Quelques exemples montrent cette évolution de la de dimorphisme « équilibré » devrait être de 100 et se
population vers une meilleure époque parfois, dans traduire par un écart de stature entre hommes et fem-
les difficultés et la précarité de siècles encore obscurs mes d’environ 10 cm. Cet équilibre peut néanmoins
pour d’autres situations (Fig. 817). être perturbé, même dans une population homogène
Le contour crânien horizontal a peu varié chez comme celle de La Motte. L’un des facteurs impor-
les hommes mais, chez les femmes, l’indice crânien tants de ce dimorphisme vient alors en général de
horizontal est nettement plus faible. Cette nette évo- la précocité des mariages, qui entraîne grossesses et
lution du contour crânien horizontal des femmes accouchements également précoces, et qui a pour
du Mollard et la baisse de l’indice de masculinité, conséquence de freiner la croissance des femmes.
associées à la diminution de l’écart entre les statures Cette situation caractéristique de La Motte est consi-
masculines et féminines des deux nécropoles, témoi- dérée également comme le reflet d’une société domi-
gnent ainsi anthropologiquement d’importants chan- née par les hommes, avec une forte endogamie du
gements dans les conditions de vie de la population groupe, assez peu ouvert sur l’extérieur.
féminine entre La Motte et Le Mollard. À La Motte, Au Mollard ensuite, cette même étude révèle une
ces analyses morphologiques et les résultats des tests société bien plus ouverte, où sont aussi arrivées avec
de Howells attestent d’abord de l’existence de petites les immigrés des femmes extérieures de plus grandes
femmes graciles originaires de la région vivant dans statures (Fig. 818). Le résultat du test de Howells
une communauté refermée sur elle-même, avec une révèle une hétérogénéité morphologique plus forte
forte endogamie originelle qui contribue à l’homogé- que dans la population de La Motte. Une différence
Un démembrement et un partage 1. Deux sépultures de La Motte présentent des blessures par arme
blanche sur le crâne, mortelle dans l’un des cas.
du territoire juridiquement encadré ? 2. Lex Burgundionum, MGH, Leges, t. II 1, Hanovre 1892
Au début du vie siècle, le domaine mérovingien de 3. Perrenot Th. (1952)
Larina est ainsi créé par démembrement d’une villa 4. Notons néanmoins une remarque énervée de Sidoine Apollinaire qui
précise en 470 à un ami que, parmi les maux endurés par ses compa-
tardoantique de la plaine, dont dépendait l’annexe triotes de la région lyonnaise à cause du chef barbare Séronat, il y a le
étudiée sur le plateau, peut-être celle du Vernai à fait « qu’il remplit chaque jour les fermes d’occupants barbares ». Lettre
Saint-Romain-de-Jalionas. Cette action se fait d’abord à Ecdicius, II-1
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 163
petit peuple, ou au niveau des élites et aristocrates.
La conquête franque ne mit pas fin ensuite au régime
de l’hospitalitas, au contraire, puisque les francs pri-
vilégièrent, de manière semble-t-il moins nuancée
qu’auparavant d’après les textes, les actions de colo-
nisation sur les territoires conquis pour assurer leur
pouvoir. Des historiens5 ont pu certes estimer que ce
partage fut souvent théorique et remplacé par l’oc-
troi d’une somme d’argent correspondante. Mais la
remarque énervée de Sidoine Apollinaire, ou le cha-
pitre LIV de la loi Gombette, qui règle les problèmes
posés par les barbares ayant pris plus que leur dû ou
des terres auxquels ils n’avaient pas droit, comme le
chapitre LV qui gère lui les problèmes posés sur le
terrain par l’application des partages dans le cadre
de l’hospitalitas, renvoient à des situations pratiques
vécues, et non pas à des problèmes de paiements de
compensations financières. L’archéologie peut ainsi
se rapprocher de la réalité des textes antiques…
Les historiens6 s’accordent néanmoins pour consi-
dérer qu’après leur implantation dans la région, les
burgondes, en fait peu nombreux, ne se dispersèrent
pas dans la population existante mais préférèrent le
Fig. 823 – Le royaume burgonde au vie siècle.
regroupement de détachements dans des villes et
sites, sans que cela d’ailleurs n’empêche leur rapide
assimilation (Fig. 823). La correspondance d’évêques,
comme St Avit de Vienne, mentionne en effet une vie
de sénateurs gallo-romains pratiquement inchangée,
séjournant toujours à la fin du ve siècle dans leurs
domaines ruraux du Nord-Isère, mais avec une vie
devenue plus calme, assurée, qu’auparavant grâce à
un gouvernement burgonde stable7.
Ces changements juridiques, de succession assez
rapide, prennent place à la fin du ve siècle et au début
du vie siècle. Or, on ne peut s’empêcher de noter que
cette période est aussi pour Larina celle des impor-
tants changements dans l’occupation du sol, avec la
destruction rapide de l’établissement de la fin de l’An-
tiquité et la construction de la première villa méro-
vingienne, au type déjà très septentrional même si
des caractères encore antiquisants sont encore nom-
breux. De là à penser qu’alors le hameau d’exploitants
d’une partie de la réserve d’une grande villa gallo-
romaine implantée dans la plaine fut rasé, après avoir
été affecté à un groupe barbare « de grandes statures »
(plutôt burgonde compte tenu de la chronologie ?) qui
y construisit son propre domaine autour de la famille
de son chef, il n’y a qu’un pas qu’on se devait d’évo-
quer, si ce n’est de certifier (Fig. 824)… Il convient
d’ailleurs de noter aussi que les importants chan-
gements sociopolitiques ci-dessus se font dans un Fig. 824 – Carte de répartition d’objets de culture burgonde
cadre de culture matérielle qui, lui, ne montre pas de caractéristiques, dont les crânes déformés.
changements majeurs, avec une lente évolution des
différents types de matériels, notamment les cérami- se font ainsi encore au début du vie siècle dans une
ques, utilisés pendant toute la période. Seul l’apport société où les échanges et la consommation ne sont
en quantité et qualité de quelques objets plus sep- pas perturbés significativement.
tentrionaux s’ajoute au mouvement de fond régional. La caractérisation du site change ensuite courant
Les mutations envisagées dans le monde des potentes viie siècle avec la transformation de la villa de produc-
tion agricole en castrum fortifié, peut-être à la suite
5. Goffart W. (2006), Pohl W. (1997)
6. Guichard R. (1965), Perrin O. (1968), Escher K. (2006) de l’arrivée sur le plateau d’une troupe de cavaliers
7. Werner K. F. (1984), Geary P. J. (1989) et guerriers bien plus frustes dans leurs techniques
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 165
Fig. 826 – Vue aérienne des falaises et du site de Larina (ill. P. Porte).
l’épiscopat puis celle des cités voisines. On voit alors D’autres objets de même provenance septentrionale
des vacances de sièges épiscopaux en parallèle à des caractéristique, datés de la première moitié du vie siè-
raids militaires suivis d’une occupation du territoire cle, sont disséminés autour des villes sur le territoire
par l’armée franque. Sur le plan archéologique, les des cités concernées mais leur interprétation reste
témoignages de la conquête et de l’occupation fran- plus délicate en l’absence de séries. Le forum de
que sont peu nombreux mais spectaculaires. On citera Rodez et le castellum de Séverac ont néanmoins livré
pour mémoire la nécropole franque de la Gravette à en stratigraphie un ensemble de céramiques septen-
Ictium (L’Isle-Jourdain, Gers)15, occupée le long d’une trionales de cette époque qui témoignent aussi d’un
voie stratégique par un groupe franc caractéristique. possible maillage du territoire par des groupes de
Ce groupe culturel exogène, unique à ce jour dans la guerriers francs après leur conquête de la Septimanie
région, s’est dévoilé à travers la fouille de sa nécropole, wisigothique. Dans d’autres régions aussi, comme en
bien distincte du complexe paléochrétien voisin. Cin- Auvergne, et par exemple à La Malène pour l’archéo-
quante-deux sépultures en coffre de bois sont orien- logie16 entre les mondes francs et wisigothiques, ou
tées en rangées nord-sud, quarante-cinq possédant un plus généralement dans les descriptions de Grégoire
mobilier caractéristique des groupes francs les plus de Tours notamment, les forteresses de hauteur peu-
septentrionaux du royaume mérovingien (Moselle et vent être des « points d’appui » francs, sur une frontière
Picardie notamment) et inhabituellement riche pour la ou un territoire nouvellement conquis, ou à l’aristo-
région. La majorité des sépultures masculines a livré cratie locale rebelle, qu’il convient de contrôler plus
ainsi des armes caractéristiques de la première moitié militairement (Fig. 829). Plus au Nord de la Gaule,
du vie siècle (lances, flèches, haches d’armes et francis- cette stratégie de contrôle territorial par l’aristocratie
ques) appartenant à deux générations environ, dont militaire franque apparaît plus particulièrement dans
également des femmes. Le mobilier, les usages funé- des tombes privilégiées. Au nord de Paris, les cinq
raires, ainsi que l’anthropologie biologique témoignent sépultures (dont une femme) de la nécropole de Lou-
bien du caractère exogène de ce groupe humain, ren- vres disposent d’armes, bijoux, vaisselle métalliqu et
voyant l’image d’un groupe social très nettement diffé- de verre, caractéristiques du monde franc. La richesse
rencié de la population locale. Le chercheur, Jean-Luc et le type même des ces objets attestent de l’impor-
Boudartchouk, conclut de son étude que « la présence tance du petit groupe d’arsitrocrates inhumé là autour
de ce groupe répond sans doute à un impératif politi- d’un chef franc. La nécropole mérovingienne d’Hé-
que et militaire de maîtrise des nouveaux territoires genheim (Haut-Rhin)17 a livré de même à sa marge les
conquis. Doté de sa propre nécropole, ces membres sépultures sous tumulus des dirigeants de la commu-
portent un costume particulier et mettent en exergue nauté : ces très riches tombes du vie à la fin du viie siè-
les marqueurs sociaux de leur appartenance au peu- cle disposent d’un abondant mobilier militaire et de
ple franc, jusqu’à utiliser des céramiques importées bijoux de culture franque caractéristique. Ces monu-
du nord du royaume mérovingien. Cependant leurs ments funéraires montrent sans doute l’ancrage d’un
descendants seront acculturés dès le milieu du vie siè- nouveau pouvoir territorial des francs dans un secteur
cle : ils seront alors inhumés dans la nécropole voisine, stratégique de la haute plaine rhénane, sur la rive gau-
près de l’église au sein de la population autochtone ».
16. Lontcho F. (2010) : fouilles L. Schneider
15. Bach et Boudartchouk J. L. (1998), et notice dans CatteddU I. (2009) 17. Catteddu I. (2009)
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 167
Fig. 830 – À gauche, tombes des chefs francs de Saint-Dizier (Haute-Marne) : restitution par L. Juhel d’une chambre funéraire
masculine avec son mobilier funéraire (Fouilles M. C. Truc, INRAP). À droite, nécropole d’Hegenheim (Haut-Rhin) :
inhumation d’une jeune femme de statut élevé avec son riche mobilier funéraire (Fouilles D. Billoin, INRAP).
che du fleuve près de Bâle (Fig. 830). De même à rogénéité du peuplement. L’évocation d’un mode de
Saint-Dizier (Haute-Marne)18, les tombes sous tumulus vie aristocratique, avec chasses et banquets, apparaît
de trois chefs francs, enterrés avec leurs chevaux, dis- également dans le reste du mobilier, notamment la
posent d’un très riche mobilier funéraire (armement vaisselle de bronze et de verre.
et bijoux). Cette architecture funéraire élaborée et Ces exemples, assez caractéristiques des fonctions
ces objets du vie siècle provenant d’un même hori- tant de l’aristocratie que des forteresses de hauteur
zon chronologique et culturel standardisé traduisent par rapport au territoire environnant, doivent amener
la volonté de montrer l’appartenance des défunts à un ainsi naturellement à s’interroger également sur le
groupe sociopolitique bien défini, investi de fonctions rôle éventuel de Larina pour les campagnes lyon-
dirigeantes sur le territoire environnant. Si les tombes naises : n’a-t-on pas là une forteresse réorganisée, si
franques de ce type (dit de Morken), les plus préco- ce n’est fondée, par le nouveau pouvoir franc pour
ces, occupent plutôt le centre du royaume franc, on asseoir son contrôle sur l’Est-Lyonnais et la vallée du
doit noter que les suivantes sont situées sur ses mar- Rhône ? Les découvertes de « culture et de peuple-
ges, dans les territoires successivement conquis. Leur ment barbares » réalisées à Larina ouvrent dans ce
rôle militaire et stratégique ne fait aucun doute selon cadre des perspectives complémentaires.
Patrick Perin : pour consolider sa conquête, Clovis Sur le plan culturel d’abord, la construction du
puis ses descendants durent fixer une élite guerrière bâtiment I (adaptée de la maison-longue germani-
pour s’assurer ainsi le contrôle des territoires nouvel- que), et le mode de vie septentrional dans les édi-
lement conquis. fices, présentent un faciès particulier éloigné des
Cette situation concerne souvent en Gaule le pou- traditions antiques, ou même « barbares romanisés »
voir franc sur les franges de son expansion, mais on comme l’est la villa mérovingienne voisine de Saint-
la retrouve aussi en Italie du Nord. Le castrum de San Romain-de-Jalionas à la même époque. Il convient
Antonio di Perti y est ainsi considéré comme un outil également de rappeler que le mobilier funéraire
de contrôle du secteur par le pouvoir byzantin. Plus recueilli par E. Chantre dans les sépultures au xixe siè-
précisément par exemple, le site lombard de Castel
Trosino19 sur la côte Adriatique présente une situation
intéressante comparable à Larina : c’est un établisse-
ment lombard de hauteur, de colonisation agricole éga-
lement, ayant aussi pour fonction un contrôle militaire
sur les territoires de Spolète et de Bénévent, avec une
fonction administrative importante liée à la présence
de deux familles aristocratiques sur le site. La fouille
des deux nécropoles qui lui sont associées (Castel
Trosino et Nocera Umbra), dont l’une avec un oratoire
du viie siècle, a livré des sépultures au mobilier riche
et abondant, parmi lequel la présence répétée d’armes
(spatha, lances, boucliers, francisques, arcs et flèches,
équipements équestres…) dans des tombes masculi-
nes prouve la présence d’une garnison lombarde au
côté du reste de la population, et une certaine hété-
18. Truc M. C. (2008) Fig. 831 – Armes mérovingiennes provenant de fouilles anciennes
19. Paroli L. et Ricci M. (2008) du choeur de la chapelle (fouilles/dessins J.P.Pelatan).
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 169
Fig. 835 – Distribution des statures Hommes et Femmes du Mollard par rapport aux autres sites régionaux (ill. L. Buchet).
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 171
tes, traditionnellement grands propriétaires fonciers, grandes familles aristocratiques ont perduré pendant
vers de nouvelles couches dont la noblesse provient toute la période nous intéressant, grâce notamment à
de leurs services militaires, apparaît au cœur de l’évo- des stratégies éprouvées de mariages et d’héritages,
lution de Larina pendant l’époque mérovingienne. accompagnées d’achats significatifs dans le cadre
d’une concentration avérée de la propriété foncière.
Au-delà de mutations indéniables (apports de popu-
lations, situations nouvelles sur les plans tant politi-
ques que religieux…), les potentes veulent maintenir
un modèle de vie aristocratique basé à la fois sur le
mode d’enrichissement mais aussi sur l’otium gallo-
romain27 (Fig. 837). Archéologiquement, leur pré-
sence apparaît dans les demeures, mais aussi dans
les mausolées et sépultures qui nous sont parvenus,
avec des objets de prestige que l’on trouve aussi bien
chez les vivants qu’auprès des morts. Au ive siècle,
les puissants tirent donc leur rang aussi bien de leurs
importantes propriétés foncières que de leurs acti-
vités municipales dans les villes : les nombreuses
campagnes de travaux d’agrandissement et/ou de
réfection engagées dans les demeures (nouveaux
salons à exèdres, thermes, sols de mosaïques…),
comme le renouveau de l’évergétisme notamment
envers l’Église, montrent bien le développement de
la partie la plus supérieure de la société. Ces familles
héritières du pouvoir administratif de l’Empire
s’adaptent ensuite très bien à la mise en place des
royaumes barbares, et les deux partis se confortent
mutuellement par des alliances et stratégies matri-
moniales. La mainmise de ces élites sur les sièges
Fig. 837 – L’otium,mode de vie au ive siècle : épiscopaux, et le pouvoir tant temporel que spirituel
discussion avec des invités lors d’un banquet
associé, confortent encore leur position politique et
(mosaïque du Musée du Bardo à Tunis) et départ pour la chasse
précédé d’un valet (mosaïque du Musée de Sfax). (Ill. P. Porte)
socio-économique. La noblesse franque (St-Ouen à
Rouen, Landri et Chrodebert à Paris…) n’hésite pas à
Il n’y a en effet alors pas de domaine rural et occuper des sièges épiscopaux aux côtés, mais aussi
de villa sans aristocratie ou élites : leur place dans à la place, de l’aristocratie d’origine sénatoriale. La
l’avenir des résidences domaniales est donc fonda- correspondance d’évêques comme St Avit de Vienne
mentale. Mais la confrontation des sources écrites et atteste d’ailleurs pour le Nord-Isère, à la fin du ve siè-
épigraphiques avec les données archéologiques est cle, une vie de sénateurs gallo-romains pratiquement
difficile, avec une documentation très inégale d’une inchangée, vivant toujours dans leurs domaines
région à l’autre. Seuls des « sondages » permettent ruraux, mais avec un environnement devenu plus
ainsi d’appréhender une possible caractérisation des calme, assuré, qu’auparavant grâce à un gouverne-
différents types d’aristocrates. Par définition26, les éli- ment stable28. Celui-ci favorise alors le développe-
tes occupent le premier rang de leur société par leur ment économique et les liaisons entre les élites : les
formation et leur culture, ainsi que par leurs fonc- sénateurs donnent parfois un nom burgonde à leur
tions et leur puissance économique. Mais ce groupe fils afin de se concilier le roi et honorer leur famille,
va s’étendre aussi vers toutes les personnes influentes sans qu’il y ait de changements dans la situation des
dans les différentes strates de la société. Pendant l’An- propriétés. Ainsi en est-il par exemple du nom bur-
tiquité tardive, ces élites sont le plus souvent d’origine gonde de Gaudoin (Gundwin) entré dans la parenté
gallo-romaine, mais elles peuvent aussi, si ce n’est de sénatoriale de Grégoire de Tours. Cette situation
plus en plus, être d’origine « barbare ». Elles compren- pacifiée, que l’on retrouve à des degrés divers aussi
nent des individus et des familles pouvant relever bien dans les royaumes wisigothiques que burgondes
de statuts très différents, souvent d’ailleurs cumulés :
sénateurs, fonctionnaires impériaux et provinciaux, 27. Balmelle C. (2001). Cf. aussi l’état d’esprit de Paulin de Pella, le
petit-fils d’Ausone, au début du ve siècle, pour définir les moyens de
notables municipaux, évêques, grands propriétaires
ce mode de vie qu’était le cadre de l’otium pour l’aristocratie tardoan-
fonciers… ainsi que tous les « puissants » pour des tique : « Il me fallait une demeure bien exposée, aux vastes apparte-
raisons variables, dont les militaires en activité ou ments, toujours agréable, quelle que fut l’époque de l’année, une table
démobilisés possédant souvent des propriétés dans abondante, garnie de mets choisis, de nombreux et jeunes serviteurs, de
les campagnes. Loin de disparaître dans les « inva- beaux meubles en grand nombre, propres à divers usages, une argenterie
plus remarquable par son prix que par son poids, des artisans de diffé-
sions barbares », les textes antiques montrent que les rents métiers… des écuries pleines de chevaux bien soignés et de belles
voitures pour voyager en toute sécurité ». (Eucharisticos, 205-212)
26. Balmelle C. et Van Ossel P. (2001) 28. Werner K. F. (1984)
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 173
hommes libres par leur naissance, leur richesse et
leur pouvoir32. Issus de longues lignées d’ancêtres,
ces nobles fondaient leur prééminence sociale sur la
puissance qu’ils tiraient de vastes domaines fonciers,
et surtout sur l’exercice de fonctions publiques au
service du roi. L’aristocratie, d’abord souvent recrutée
dans sa région d’origine, faisait ainsi carrière selon
le cursus mérovingien classique : le jeune guerrier
était envoyé à la cour royale pour y être « nourri »,
avant d’occuper diverses fonctions comme « domesti-
que », puis il était envoyé en province pour occuper
des fonctions de représentation, de chef militaire de
bandes armées à comte. Cette méthode, basée sur
le compagnonnage avec le roi et les autres nobles,
devait garantir une certaine osmose socioculturelle,
et la fidélité, dans le groupe dirigeant. Par la suite,
l’aristocratie de fonction perdit largement son carac-
tère régional au profit d’une uniformatisation prenant
ses sources culturelles surtout dans les régions sep-
tentrionales, en Austrasie (Fig. 840). Au sein des vas-
tes groupes familiaux qui s’étaient dilatés notamment
au rythme des alliances locales, la carrière dépendait
de la faveur royale et de son entourage. Les grands
aristocrates disposaient ainsi de domaines dispersés
dans tout le royaume : le comte de Ternois Hunroc,
qui se fit moine au monastère de Saint-Bertin et y fut
inhumé, possédait des domaines en Lotharingie, en
Alémanie, en Italie du Nord. Les Gui-Lambert firent
carrière en Neustrie mais aussi en Francie orientale
Fig. 841 – Cavaliers-guerriers du haut Moyen Âge
et en Italie… Pour eux aussi un évergétisme renou- (ill. Psautier de Stuttgard, fol.23, 32 v. et 90 v.).
velé amenait des donations fréquentes de terres à
l’Église. tion de l’art de la guerre au haut Moyen Âge33, avec
le remplacement par les Francs des armées de nom-
breux fantassins, par des forces d’élite, les scarae,
moins nombreuses et mieux armées que les troupes
de fantassins antiques. Ces forces mobiles étaient
organisées dans une large mesure à partir des cou-
ches supérieures de la population combattant à che-
val, agissant par raids rapides et violents depuis des
bases de repli stratégiquement bien localisées autour
de leurs objectifs (Fig. 841). Pour disposer en nom-
bre appréciable des nombreux scarae nécessaires à
l’affirmation du pouvoir franc, les souverains furent
(on le sait par plusieurs textes) amenés à distribuer
des terres, notamment celles d’Église dépendant des
évêques, à des hommes prêts à les servir fidèlement
à cheval. Ce « colonat militaire », rappelant les mili-
Fig. 840 – Reconstitution de la tenue d’un couple franc ces du limes byzantin contemporain qui inspirèrent
(Musée Maison du Patrimoine de Hières-sur-Amby).
la stratégie franque, fut rapidement étendu à tout le
(Ill. P. Allart)
royaume. Il fut régularisé ensuite par Pépin le Bref
On a vu précédemment que cette évolution de qui le limita par l’institution de la precaria verbo
l’aristocratie à l’époque mérovingienne est liée à l’ex- regis. L’impact de cette procédure fut néanmoins
pansion du royaume franc, marqué sur ses franges socialement important en créant en nombre, en
par la mise en place de « points d’appui » successifs dessous de l’ancienne aristocratie franque « de sou-
illustrés par des nécropoles au mobilier caractéris- che », mais au-dessus des simples guerriers et hom-
tique, plus que par des habitats architecturalement mes libres combattant surtout à pied (Fig. 842), une
moins typés. Elle va également de pair avec l’évolu- nouvelle couche aisée de guerriers-cavaliers appuyés
sur leur clan familial. Cette nouvelle noblesse, les
32. Hennebicque-Le Jan R. (1985) dans le catalogue d’exposition « La
Neustrie ». 33. Werner K. F. (1985) dans le catalogue d’exposition « La Neustrie ».
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 175
vit également. Mais les écrits de Sidoine Apollinaire37, culturelle normale, liée à l’appropriation de nouvel-
sur les barbares qu’il fréquente alors dans la région les modes et pratiques par les populations présentes
lyonnaise, prouvent bien les limites intellectuelles, sur le site au ve siècle. On ne sait certes pas si, lors
les différences culturelles qui animent ces élites en du partage du domaine tardoantique, l’aristocrate
plus d’intérêts communs : les aspects de la demeure barbare récupérant Larina a choisi ce site au détri-
de Larina, différents d’une villa romaine classique, ment d’un secteur de plaine proche par exemple
sont le résultat à la fois de cette osmose entre élites, des marécages du Vernai, ou si cette partie excen-
mais aussi de cultures et modes de vie quotidiens trée de la villa de plaine lui fut octroyée d’autorité.
encore très séparés. L’existence d’un plateau calcaire permettant le déve-
La compréhension de ce que devient l’aristocratie loppement d’un élevage extensif semble néanmoins
gallo-romaine militarisée en liaison avec le dévelop- avoir été bien plus important que l’existence d’une
pement des nouvelles élites burgondes puis franques, fortification, dont rien n’atteste que ces vestiges
avec leurs modes de vie réciproques appuyés cha- soient alors restaurés, pour implanter au vie siècle le
que fois sur des emprises foncières, est donc déter- nouveau domaine. On sait également, par les textes
minante pour comprendre l’évolution économique et antiques notamment, l’importance prise par l’élevage
sociale de la Gaule rurale à la fin de l’Antiquité et pendant l’Antiquité tardive dans la production des
au haut Moyen Âge. De même, outre sa définition richesses agricoles au détriment par exemple de la
comme une nouvelle forme de domaine agricole viticulture, et même de la grande céréaliculture, qui
fortifié, c’est également dans la compréhension des paraissent plus limitées aux besoins de subsistances
évolutions culturelles des élites alors que l’on doit locaux qu’à la recherche de bénéfices. Ce change-
ainsi rechercher l’explication des nouvelles formes ment important dans l’économie agraire répond à de
architecturales présentées par les édifices de Larina. nombreuses attentes, les moindres n’étant d’ailleurs
pas le retour à des schémas plus protohistoriques,
dont sont d’ailleurs culturellement plus proches aussi
D’une colonie de peuplement agricole les nouvelles élites barbares. Le remplacement de
à une garnison active ? bovidés par un important troupeau de porcins élevé
La situation mise en relief à Larina illustre bien en semi-liberté, en complément des ovins-caprins,
un certain nombre d’évolutions sociologiques de caractérise d’ailleurs le nouveau domaine de Larina
l’aristocratie antiquisante et mérovingienne, dans son sur le plateau.
approche de la propriété foncière et dans ses rap-
ports avec les pouvoirs épiscopaux et royaux, que
l’on a étudiés auparavant. Les éléments septentrio-
naux complémentaires mis au jour à Larina autori-
sent à considérer la possibilité réelle d’une colonie
de peuplement immigrée sur le plateau au haut
Moyen Âge, au sein d’un territoire alors très roma-
nisé. Mais les nombreuses différences mises en relief
entre les deux phases mérovingiennes, avec des
ruptures presque aussi importantes au viie siècle que
celles entre l’Antiquité tardive et le premier domaine
au début du vie siècle, obligent à s’interroger sur la
nature et l’évolution du peuplement mérovingien. Il Fig. 843 – Restitution de la villa mérovingienne I à son apogée,
paraît en effet finalement difficile de considérer cet avec sa galerie façade.
établissement de hauteur comme un tout, un seul Le nouveau dominus est arrivé accompagné des
site homogène du vie au viiie siècle, comme l’étude familles de ses compagnons avec leurs femmes, et
typologique des forteresses de ce type a pu le laisser de son entourage de gardes et serviteurs, pour beau-
penser précédemment. coup d’origine également septentrionale si l’on en
– Dans une première période mérovingienne croit leur haute et robuste stature. Déjà chrétiens lors
I, le nouveau domaine s’expliquerait par l’arrivée de leur arrivée, ces aristocrates savent lire et écrire,
de nouvelles populations dirigeantes sur le site, ce disposent d’une culture affirmée dans les techniques
que confirment les confrontations culturelles avec de construction de leurs édifices, le décor de l’église
la villa mérovingienne de Saint-Romain-de-Jalionas, (enduits peints, vitraux…), savent diriger et dévelop-
et l’étude comparative des deux nécropoles du site. per leur domaine au cours du vie siècle… (Fig. 843)
Ces changements sont en effet trop brutaux pour Par contre, l’importance de la culture matérielle
qu’on puisse considérer qu’il s’agit d’une évolution de type régional utilisée, notamment la céramique
commune bistre, et la répartition morphologique et
37. Le meilleur exemple de cette incompréhension méprisante reste paléo démographique des populations du site, qui
son poème XII : « Je vis au milieu de hordes chevelues ! J’ai à supporter montre un peuplement majoritairement d’origine
le langage barbare du Germain. Je dois applaudir en me faisant vio-
lence les chansons du burgonde ivre qui s’enduit la chevelure de beurre
régionale, prouve que les importants changements
rance… Heureux ton nez, toi qui n’a pas à subir l’odeur de l’ail ou de culturels constatés sont dus à une minorité aristocra-
l’oignon infect que renvoie dès le matin la cuisine de ces barbares ! » tique. Celle-ci s’ajoute à des autochtones, majoritaires
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 177
plus discutée y compris par des élites, des activités nécropole royale de Saint-Denis), car sa signification
militaires également bien plus importantes qu’aupa- n’était pas païenne mais uniquement sociale. De ce
ravant… Seuls les nouveaux changements dans la fait, l’armement de cette époque, révélé surtout par
conduite de l’élevage, et dans les bâtiments d’exploi- l’archéologie, reste moins connu, la récupération et la
tation qui lui sont liés, présentent encore une certaine réparation constante des équipements métalliques ne
cohérence prouvant que cette activité reste le cœur se prêtant de surcroît pas à sa découverte dans les
de l’exploitation, donnant même une certaine aisance habitats. Les matériels militaires connus pour ces épo-
matérielle au site (Fig. 845). Surtout, la direction aris-
ques, que ce soient dans les nécropoles lombardes de
tocratique et unique du domaine semble avoir évolué
Castel Tresino et Nocera Umbra, déjà évoquées plus
au profit d’un partage du pouvoir et des moyens entre
différentes familles ou clans. La partie sud du bâti- haut, ou dans celles des territoires situés à la périphé-
ment I, maintenue autour du foyer principal, comme rie nord et est du monde mérovingien, comme à Saint-
également le maintien unifié du chœur de l’église, Dizier et Hégenheim (Fig. 846), proviennent en effet
alors même agrandi sur la nef, peuvent montrer que de régions ou de groupes plus tardivement christiani-
l’un des nouveaux chefs l’emporte néanmoins sur les sés qui ont conservé ces pratiques funéraires aux viieet
autres par son autorité, et la meilleure part qu’il a viiie siècles. Les armes trouvées en Gaule proviennent
dans le partage. Il assure aussi la direction générale alors surtout de pertes d’objets, retrouvés notamment
du domaine qu’il transforme en castrum. Deux à trois dans le lit des rivières suite à des dragages par exem-
autres clans nobles se différencient des simples guer- ple. L’absence d’armements significatifs à Larina n’est
riers inhumés dans la nécropole par leur possession ainsi pas étonnante par rapport aux hypothèses pro-
d’une partie du bâtiment I et de chapelles familiales posées, surtout si l’on se rappelle la description des
privatisées dans l’église, et des enclos funéraires. Le découvertes anciennes d’armes sur le site.
domaine fortifié, bien caractérisé et occupé en per-
manence, permet d’envisager cette implantation de
familles aristocratiques proches du pouvoir franc,
avec des missions complémentaires au fil du temps
afin de contribuer au contrôle du territoire autour de
Lyon. Ces éléments n’excluent pas en complément la
présence, prouvée sur le site, aux côtés de cette com-
munauté, de populations relevant d’autres cultures,
notamment locales et d’origine gallo-romaine, y com-
pris dans le cercle dirigeant. Les objets quotidiens uti-
lisés, dont la céramique, évoquent en effet l’immersion
de tous dans la culture matérielle régionale. Dans la
nécropole, une nette paupérisation d’un autre groupe,
disposant d’un bol alimentaire plus mou et liquide,
témoigne en complément de différenciations socio-
économiques qui s’accentuent sur le site. On aurait
pu néanmoins s’attendre à disposer de plus d’équipe-
ments militaires dans les sépultures du Mollard pour
appuyer cette proposition d’un groupe de guerriers-
cavaliers en charge de si importantes missions39. Mais
au-delà des nombreux pillages du site au fil du temps,
cette coutume perdit de son ampleur en Gaule au
cours du viie siècle, sans doute naturellement à la suite
des progrès décisifs de la christianisation. L’Église n’a
néanmoins jamais condamné officiellement l’inhu-
mation habillée avec mobilier funéraire, même dans
les édifices religieux (comme par exemple dans la
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 179
rapprocher soit de la destinée d’une Clotilde régio-
nale, soit de celle d’une Frédégonde septentrionale
(Fig. 849) ! Elle témoigne de ce fait bien des différen-
ces culturelles, plus que morphologiques, principale-
ment représentées à Larina.
Dans ce cadre d’occupation en deux phases, de
quand daterait la restauration du rempart clôturant le
site, et définissant ainsi le castrum ? Le seul élément
d’appréciation peut provenir de la stratégie commune
(et que l’on proposera simultanée) de réemploi de
blocs antiques dans les constructions mérovingiennes
et l’enceinte. Dans l’habitat et la chapelle, ces réem-
plois importants, à des fins principalement de conso-
lidation des angles des constructions, ne se retrouvent
que dans les parties datant de la seconde phase méro-
vingienne. Il est donc tentant de lier la restauration du
rempart avec les mêmes blocs antiques à cette phase,
et d’associer l’arrivée des combattants à la transforma-
Fig. 849 – Sépulture de la « princesse » de Larina, tion de la villa mérovingienne de la phase I en cas-
liée à la haute aristocratie franque par sa bague ? (Ill. P. Porte)
trum fortifié à fonction plus militaire lors de la phase
II (Fig. 850). La dimension territoriale de contrôle d’un
espace régional dépassant le seul finage du domaine
apparaît alors nettement, précisant ainsi la fonction,
évolutive, de cette forteresse de hauteur.
Par suite, on aurait alors bien sûr envie de propo-
ser qu’à une villa « burgonde » de peuplement (phase
Mérovingienne I), implantée grâce au régime de l’hos-
pitalitas sur une partie excentrée d’un domaine gallo-
romain, succède un castrum « franc » et sa garnison de
guerriers-cavaliers casés sur le site par leur souverain
dans le cadre d’une sorte de « colonat militaire » (phase
Mérovingienne II), pour contrôler la région après leur
conquête de la Burgundie en 534 (Fig. 851). Ces clans
accèdent ainsi aux richesses foncières et développent
une nouvelle noblesse, dont la dissémination fami-
Fig. 850 – Restitution graphique du castrum de Larina liale au viiie siècle dans tout le territoire du castrum
avec son enceinte (ill. P. Allart). pour se répartir autrement témoigne indirectement du
succès, et montre que cette phase d’affirmation de la
conquête franque est alors achevée… Mais les argu-
ments archéologiques sont trop ténus et imprécis pour
permettre de rejoindre aussi clairement l’apport des
textes historiques dans ces hypothèses. Les éléments
mis au jour à Larina amènent néanmoins à ne pas
considérer les forteresses de hauteur du haut Moyen
Âge comme un phénomène homogène dans la durée.
Elles recouvrent au contraire des caractéristiques par-
fois différentes, ou « villa », « forteresse », et « hauteur »
peuvent être associées, ou relever en fait de type de
sites séparés.
principalement en faire-valoir direct par des esclaves. bâtiment V, avec les parties arrières des meilleurs ani-
On sait qu’à la suite des crises politiques et socio- maux pour salaisons, les jeunes bestiaux sur pieds, les
économiques de l’Empire ensuite, la main-d’œuvre a lauzes extraites, le vin… quittaient le site pour rejoin-
manqué, amenant le développement d’autres systè- dre la villa de plaine et y être consommés ou vendus.
mes d’exploitation des domaines ruraux basés sur le La hiérarchie sociale est alors simple et duale : une
colonat. C’est ce système qui est proposé pour com- série de familles d’exploitants agricoles habite seule
prendre la répartition des bâtiments tardoantiques de le site, l’aristocrate habitant dans sa luxueuse villa de
Larina : un certain nombre de familles a été casé sur plaine. Le plan des maisons, les tombes toutes iden-
le site par le dominus de Saint-Romain, propriétaire tiques sur La Motte42 montrent un certain égalitarisme
des terrains du site. Chacune d’entre elles a reçu (a de la population occupant le site.
eu en fait l’autorisation de se construire) une maison
Au début du vie siècle, la situation sociale change.
d’une grande pièce avec foyer, et une annexe (atelier,
Un nouveau maître arrive avec ses compagnons sur
remise…) pour organiser sa subsistance. (Fig. 853).
En échange, les colons devaient travailler le domaine
42. La différence entre tombes en pleine terre et en coffres de lauzes
aristocratique grâce aux équipements et édifices col- n’apparaît pas alors de nature socio-économique ; les différences de
lectifs de production mis à leur disposition. On a vu type d’alimentation semblent aussi différencier chronologiquement et
que la majeure partie des produits stockés dans le culturellement des coffres de lauzes de La Motte entre eux.
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 181
ture) pour beaucoup libres et avec leur famille, et
les anciens habitants du site pour partie maintenus
sur place. La demeure aristocratique I nous est bien
connue avec sa salle centrale au foyer, véritable aula
qui réunit la famille élargie autour du chef (Fig. 854).
D’anciennes habitations sur galets perdurent encore
avec leurs habitants ; d’autres édifices comme l’ex-
fanum devenu un grand logement, et peut-être déjà
des bories, logent les autres compagnons. Il n’est
d’ailleurs pas certain que ceux-ci contribuent beau-
Fig. 853 – Vestiges des fondations sur galets d’une « maison coup à l’exploitation du domaine, probablement
de colons » (bâtiment III) avec en bas la pièce d’habitation toujours assurée par les premiers exploitants. Ces der-
et son foyer, et en haut l’annexe d’exploitation. niers ne sont peut-être plus alors des colons casés, le
Un drain dallé traverse en diagonale l’édifice pour l’assainir. nouveau domaine semblant réorganiser son exploita-
(ill. P. Porte)
tion agricole en faire-valoir direct. (Re) deviennent-ils
des esclaves ? Sont-ils une sorte de serfs mi-libres,
mi-esclaves, mi-colons ? Tous les régimes juridiques,
d’ailleurs complexes et changeants, existent dans
la région si l’on en croit le Code Théodosien et les
recueils de lois barbares parvenus jusqu’à nous. La
mort organise bien cette nouvelle hiérarchie sociale
qui passe des deux niveaux de l’Antiquité tardive aux
trois niveaux de ce domaine : les aristocrates sont
inhumés dans les tombes privilégiées de l’abside et
du début de la nef ; leurs compagnons sont subdivi-
sés en deux sous-groupes (peut-être seulement chro-
nologiques) inhumés à l’Ouest de la nef (les deux
géants gardiens…) et dans l’annexe/portique accolée
à l’église au Sud. Le reste de la population se par-
tage les coffres de lauzes, encore sur La Motte pour
les anciens habitants du site liés à leur famille, déjà
dans ceux du Mollard pour les chrétiens attachés à
la proximité de l’église, et pour d’autres, notamment
aussi de grande stature (Fig. 855).
Courant viie siècle, une véritable pyramide sociale
se met ensuite en place sur le site, avec cette fois
quatre niveaux complémentaires. Les deux premiers
constituent une noblesse comprenant les familles des
trois à quatre chefs de clans. Mais s’ils se partagent
les richesses du site, dont le bâtiment I et la nouvelle
église, de manière comparable43, une hiérarchie nette
sépare néanmoins le « grand chef » qui s’approprie
la partie sud du bâtiment I et le chœur allongé de
l’église, plus peut-être la chapelle nord-est qui com-
munique avec le chœur, et ensuite les autres chefs
de clans. Ces derniers n’ont en effet « que » les parties
centrale et nord moins bien pourvues du bâtiment I,
ne disposent pas des deux enclos à bestiaux clai-
Fig. 856 – Monogramme d’un sceau sur plateau rapporté en bronze et bague provenant du bâtiment I :
la signature du seigneur de Larina ? (ill. P. Porte)
rement rattachés à la partie sud de l’édifice, et leur réunissent tous44. On doit peut-être alors relier ces
chapelle funéraire dans l’église est moins bien placée chefs de clans au développement d’une nouvelle
et plus petite. Notons que d’autres notables, inhumés couche aisée de guerriers-cavaliers (les scariti), qui
notamment dans les deux enclos funéraires du Mol- trouva les moyens de son développement dans les
lard, peuvent aussi appartenir à cette noblesse aussi domaines et terres attribués souvent collectivement à
bien chrétienne que païenne. « L’aristocrate principal » un de ces groupes armés (ou scarae), par le pouvoir
pour financer sa subsistance et les actions militai-
assure par ailleurs la direction générale du domaine
res confiées dans une forme de « colonat militaire 45»
puisque tout montre encore une direction unique
étudiée précédemment. Ces guerriers remplirent leur
et coordonnée de ce qui devient le castrum, avec mission sous l’autorité de l’aristocrate (de souche ?)
les différentes constructions et aménagements, la « chef de scarae », participèrent par ce biais au déve-
restauration de l’enceinte, l’exploitation agricole et loppement d’une nouvelle classe sociale aisée de
notamment les nouvelles orientations de l’élevage.
Si cet aristocrate principal peut avoir appartenu à 44. La «maison sud» a des caractéristiques différentes des deux autres :
une noblesse de naissance, dont il a hérité la culture elle dispose seule de deux enclos pour animaux, et toujours d’une
salle de réception au foyer central qui n’existe pas dans les autres
et les connaissances intellectuelles (lecture/écriture, habitations. Ces dernières ont elles par contre sur l’avant des pièces
« leadership » et capacités de conduire l’exploitation d’activités avec par exemple toutes les meules à grains du site et des
du domaine…) (Fig. 856), cela ne paraît pas le cas traces de forges, de découpe du métal… que l’on ne retrouve pas dans
la maison sud.
des autres chefs de clans dont les activités semblent 45. Werner K. F. (1985) dans le catalogue d’exposition « La Neus-
plus matérielles en dehors des arts militaires qui les trie ».
D’une aristocratie foncière à une noblesse militaire pour des stratégies territoriales différentes • 183
nobles-cavaliers, avant finalement d’abandonner le repérées dans l’enceinte peuvent (pour partie) avoir
site devenu insuffisant dans leur évolution, et de se eu cette fonction, mais il faut admettre en fait qu’il
disperser sur les terres du domaine pour y créer les manque des habitats au site47, ou que certains indivi-
premières familles nobles pré-féodales. dus habitaient ailleurs (dans la plaine ?), avant de venir
En dessous de ces deux niveaux nobles, deux se faire inhumer à Larina…
autres niveaux sont présents sur le site. Il y a d’abord En quatre siècles, la pyramide sociale est ainsi
les compagnons des précédents, souvent arrivés avec passée à Larina de deux groupes sociaux (dont un
eux dans la nouvelle « vague » d’immigration, au statut seulement, « populaire », habitant le site) aux ive-ve siè-
probable d’hommes-libres, qui sont caractérisés surtout cles, à trois au vie siècle, et quatre aux viie-viiie siècles.
par leurs activités de combattants. Ils sont inhumés de La société est devenue plus complexe, préféodale,
manière séparée des familles nobles surtout dans la avec un éclatement de l’aristocratie, et l’apparition
galerie/portique sud-ouest de l’église, mais aussi par- d’une caste de guerriers/cavaliers plus clairement
fois dans la nécropole du Mollard et autour des enclos, identifiée. Parallèlement, l’étude des stries dentaires
peut-être aussi dans des sous-groupes répartis sur le notamment a prouvé que la prospérité du site était
site (petite moraine nord…). Tous les autres individus, mieux partagée dans l’alimentation lors de la villa
le quatrième groupe social, peuvent enfin être les des- mérovingienne, le castrum montrant une plus nette
cendants des premiers colons, et des compagnons/ différenciation socio-économique qu’auparavant. La
serviteurs du premier groupe mérovingien46. De sta- paupérisation d’une majorité des individus, sexes
tuts juridiques plus indéterminés, ils sont surtout uti- mais aussi agriculteurs et guerriers confondus, au
lisés au service et à l’exploitation du domaine, même profit d’une aisance alimentaire et culturelle renfor-
si les traumatismes de certaines grandes statures de cée des aristocrates inhumés dans le chœur et les
la nécropole montrent une situation assez ouverte. Ils chapelles de l’église, apparaît en effet alors assez
sont eux principalement inhumés dans les coffres en nettement. Cette différenciation se lie aussi à des
rangées du Mollard, seuls quelques-uns gardant des fonctionnements sociaux variables entre la société
attaches (familiales ?) avec La Motte si l’on en croit des antiquisante régionale et des groupes immigrés
C14. Mais si l’habitat des morts est ainsi socialement septentrionaux. Des passerelles existent néanmoins
explicite, on rencontre des difficultés à loger tous les comme le montre la situation mixte du vie siècle qui
vivants non aristocrates correspondants… Les bories assure la liaison, et la fusion, entre les époques.
46. Pour les non-intégrés dans le « nouveau groupe » car certaines hau- 47. On doit aussi évoquer l’importante zone détruite par les carrières en-
tes statures tardives, mais inhumées dans la nécropole et non dans les tre La Motte et Le Mollard, qui a pu accueillir une nécropole antique, mais
chapelles de la nouvelle église, ont aussi des traumatismes de combat- où des descriptions du xixe siècle (Gabut 1894) décrivent aussi des «mar-
tants montrant leur intégration aux activités du « nouveau groupe »… delles» et autres cabanes en pierres, aujourd’hui entièrement disparues.
de l’importance du déterminisme de l’environnement site dévoile d’ailleurs une évolution des techniques
sur l’occupation du site. Les similitudes d’occupation architecturales sur quelques siècles peu assujettie à
rencontrées sur le plateau au cours des siècles ren- l’environnement. Les matériaux utilisés sont certes
voient aussi à l’importance du milieu pour les diffé- tous locaux, de l’argile extraite des terrains environ-
rents habitants. Il est ainsi évident que les occupants nants aux galets morainiques des solins, en passant
successifs choisirent tous le site pour sa position par les moellons calcaires et lauzes de toiture. Dans
sur une hauteur bien présente dans le paysage, sa ce cadre, on a aussi mesuré que la largeur des édi-
vue sur les plaines environnantes, des capacités de fices ou des salles, et de nombreux autres détails
défense facilitées par les falaises, mais aussi un ter- architecturaux, avaient été conditionnés par les limi-
roir calcaire propice au développement d’un élevage tes d’utilisation des chênes du plateau. Inversement,
extensif. Une partie importante des édifices et leur quand cela était nécessaire, des matériaux particu-
type d’occupation tiennent donc ces caractéristiques liers furent importés, parfois seulement des vallées et
du plateau calcaire, ce qui ne permet pas notam- massifs voisins. C’est ainsi le cas de quelques longs
ment de faire de Larina un type de « palais » mérovin- arbres dont l’absence ne permettrait pas de réaliser
gien caractéristique : on peut penser en effet que la des toitures particulières, ou des grands blocs de cal-
réponse aux mêmes besoins socio-économiques et caire en choin du Bugey utilisés à la fin de l’Antiquité
politiques dans des plaines septentrionales utiliserait (blocs du pressoir…). Mais il faut noter que l’étude
plus la maison-longue germanique, placée dans un des édifices démontre que plus on avance dans le
méandre fluvial et entourée de palissades (Fig. 861), temps, plus ces importations sont rares, et la dernière
que le type de construction fouillé ici. Mais on a vu occupation mérovingienne se limite à l’utilisation de
qu’une partie des principes fondamentaux, dont l’or- matériaux locaux facilement accessibles qui détermi-
ganisation communautaire autour du foyer de l’aula, nent ainsi les faibles possibilités constructives mises
et la cohabitation hommes/animaux dans l’habitation en œuvre.
principale I, pouvait relever d’une culture commune Mais au-delà de l’utilisation des matériaux locaux,
aux aristocrates de cette période. Il convient de rap- la diversité de l’architecture du site (cabanes en bois
peler que les modes de construction ne dépendent et torchis, constructions sur solins de galets, édifices
en effet pas seulement des savoir-faire techniques et en moellons liés au mortier de chaux et à l’argile, toi-
de l’environnement géographique, ou de préoccu- tures de chaumes et de lauzes) exprime la prédomi-
pations économiques fonctionnelles, mais aussi de nance des modes socioculturelles de chaque époque
l’organisation sociale, des relations culturelles, des sur le déterminisme local. Les cabanes de plain-pied,
mentalités et modes de vie de leurs occupants. Le et les bâtiments à ossature bois et hourdis de torchis
Fig. 862 – Cabanes en pierres, ou bories, sur le plateau disposant pas d’une église dans le cadre d’un regrou-
de Crémieu. pement du peuplement autour des édifices religieux.
Dans le cas de Larina, domaine disposant d’une église
Quelques autres fouilles enfin seraient néces- funéraire privée peut-être non paroissiale, il apparaî-
saires pour achever de caractériser la forteresse trait que le mouvement ait concerné aussi la reprise
mérovingienne. D’autres édifices de la fin de l’An- en main et la réorganisation du réseau aristocratique
tiquité peuvent en effet exister sous des déblais de privé, une église paroissiale et son cimetière étant
carrières non dégagés (le bâtiment XVI par exemple seuls aptes à devenir les centres de peuplement du
n’est pas achevé) mais ils ne devraient pas appor- territoire. Des sondages dans les établissements de la
ter de changements profonds à nos connaissances. plaine, Bourcieu/Vernas Nord d’abord, Saint-Étienne
Il serait néanmoins intéressant d’assurer l’inexistence ensuite, permettront seuls de comprendre le devenir
d’autres édifices d’exploitation le long de la doline, des populations de Larina et leur lien avec la mise en
ou la liaison de bâtiments avec les champs cultivés place du peuplement (pré) féodal.
à cet endroit. La possibilité de découvertes de vesti- La mention de la forteresse d’A Larinum, en fonc-
ges d’habitats du haut Empire dans ce secteur n’est tionnement au ixe siècle, comme celles du fort de
pas totalement à exclure non plus si l’on en croit Hières au xiiie puis xive siècle interroge aussi sur la
fin de l’occupation du site en tant que fortification
des mentions imprécises du xixe siècle de F. Gabut.
active du territoire. Pour répondre à ces importantes
La poliorcétique du haut Moyen Âge, également peu
questions, il conviendrait de fouiller une partie du
connue, et la description des aménagements défen- rempart du site, et d’abord la tour d’angle ou donjon
sifs du site apporteraient en complément beaucoup à dite « corps de garde » dans la littérature ancienne. En
nos connaissances. Enfin, la fouille de la Fontaine de complément, la fouille de la motte castrale voisine de
la Vie, le seul point d’eau aménagé du site, permet- Châtelans, avec sa petite tour carrée en pierres que
trait d’avoir une vision synthétique de l’occupation l’on devine sous la végétation rase, et celle des vesti-
de Larina à travers les siècles tout en étudiant une ges de la première maison-forte de Hières, derrière la
structure importante pour la vie matérielle des habi- maison-forte actuelle du xiie siècle, préciseraient les
tants successifs. hypothèses formulées.