Vous êtes sur la page 1sur 10

LE STRESS : UN OBJET D'ÉTUDE PERTINENT POUR LES SCIENCES

SOCIALES ?

Guillaume Lecœur

Réseau Canopé | « Idées économiques et sociales »

2011/2 N° 164 | pages 51 à 59


ISSN 2257-5111
ISBN 9771636569001
DOI 10.3917/idee.164.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2011-2-page-51.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé.


© Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays.
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


I SES PLURIELLES

Le stress : un objet
d’étude pertinent
pour les sciences
sociales ?
Le stress est devenu, depuis quelques années, un véritable objet de recherche. Médecine,
psychologie et sociologie se sont tour à tour emparées de ce thème pour y extraire des
sources de réflexions propres à leur champ scientifique. Dans le flux des publications
actuelles, cet article fait un état des lieux des discours sociologiques sur le stress tout
en proposant de nouvelles perspectives quant à son traitement par la sociologie,
notamment en démontrant l’utilité d’une approche qui croiserait les analyses macro et
microsociales.

Rares sont les jours où le mot stress ne vient pas à partir d’une analyse diachronique de son occurrence
à l’esprit. Intuitivement identifiable par tous, l’uti- au sein des écrits de la bibliothèque de l’OIT, nous Guillaume Lecœur,
doctorant au LISE-
lisation du terme « stress » a totalement pénétré le amènera à analyser, à partir d’une enquête de terrain, CNAM-CNRS
discours commun. « Je stresse pour », « c’est le stress », les conséquences de cette diffusion à l’échelle locale. (Laboratoire
interdisciplinaire
« ça me stresse », les formules caractérisant cet état pour la sociologie
de tension fleurissent dans le langage, et une oreille Le stress : un objet de recherche économique).
attentive saura sans mal admettre la récurrence du controversé
mot dans notre vocabulaire et notre environnement. Longtemps l’apanage des études physiologiques
Le stress serait ainsi devenu quelque chose de banal puis psychologiques, le stress est devenu, depuis
mais aurait également acquis une dimension presque quelques années, un objet de recherche sociolo-
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


identitaire dans la mesure où tout le monde se recon- gique. Différents champs scientifiques se partagent
naîtrait dans cet état du corps.Au-delà de cette consta- aujourd’hui ce thème et diverses approches sont appa-
tation intuitive, le terme « stress » semble aussi s’être rues, constituant ainsi une vaste mosaïque à l’aspect
imposé comme un sujet de société important tant il parfois bigarré. Dégager ces différentes tendances et
mobilise les consciences individuelles et collectives. en expliquer les origines apparaît donc comme un
À la fois subjectif et porteur de sens pour mieux saisir préalable nécessaire à la réflexion.
les évolutions du monde contemporain, le stress fait Les champs de la médecine puis de la psychologie
aujourd’hui l’objet d’une attention, aussi grandissante et de la psychosomatique ont été les premiers à s’in-
que controversée, du champ scientifique. La diversité téresser au terme, lui donnant ainsi son sens biolo-
des approches sur la question nécessite tout d’abord gique puis psychologique. En effet, ce sont d’abord la
d’éclaircir, à la lumière d’une analyse des débats scien- biologie et la médecine qui ont véritablement théo-
tifiques, le positionnement actuel de la sociologie sur risé la notion en la définissant comme une réaction du
ce thème. Ce préalable effectué, nous montrerons en corps permettant de lui rendre l’équilibre (syndrome
quoi une approche sociohistorique permet une appré- général d’adaptation) [1]1. La psychologie puis la
hension nouvelle de cet objet. La constatation de sa psychosomatique, sans nier la première définition, 1. Les chiffres entre crochets
renvoient à la bibliographie
diffusion progressive dans la réalité sociale, notamment ont ensuite ajouté l’idée que la déclaration du phéno- en fin d’article.

juin 2011 I n° 164 I idées 51


SES PLURIELLES I

mène du stress était intimement liée à la personnalité construction sociale, une notion de sens commun
sociale de l’individu. Cette dernière conception, qui largement utilisée dans la vie de tous les jours », il
met en avant le caractère éminemment subjectif du s’agit pour eux de l’utiliser comme un révélateur
terme, a permis, par corollaire, de considérer que le d’autres phénomènes : « rhétorique de certains
stress pouvait être négatif ou positif, selon la manière acteurs, dispositifs métrologiques, théories profes-
dont l’individu arrivait à le gérer. Cette malléabilité sionnelles propres à un milieu, contradictions locales
a fait émerger l’idée qu’il était possible d’organiser de l’organisation, contraintes pratiques de l’acti-
la gestion du stress, idée qui a ensuite contribué à vité »3. Cette approche, tout en admettant l’utilité
rendre le terme peu séduisant par certains champs du terme, en dénonce également l’aspect « embar-
scientifiques. rassant » dans la mesure où il peut être utilisé à des
En effet, à partir du moment où le stress a été fins totalement opposées.
rapproché du travail, son utilisation est devenue La diversité et le caractère agonistique de ces
controversée dans la mesure où, intrinsèquement tendances sont en eux-mêmes un objet de réflexion
subjectif, il pouvait être un moyen de relativiser l’im- qui pose la question des causes d’un tel débat sur le
pact du travail sur l’individu. Dès lors, cet aspect du terme « stress ». Nous soutenons ici que malgré ces
terme limitait les approches dédiées aux maux occa- controverses, une étude sociologique approfondie sur
sionnés par le travail. En conséquence, les travaux de ce terme peut être riche de sens. Nous proposerons
psychologie et de psychodynamique du travail ont donc ici une première approche ­méthodologique.

“  Pour beaucoup, et dans la continuité de


Christophe Dejours, le terme de souffrance est
plus pertinent que celui de stress car il constitue
2. Les travaux de Abbot A.,
« Positivism and Interpretation un moyen de montrer les conséquences

in Sociology: Lessons
for Sociologists from the
History of Stress Research »
psychologiques du travail sur l’individu
(Sociological Forum, vol. 5,
n° 3, 1990, p. 435 à 458),
puis ceux de Wainwright D. et
Calnan M., Work Stress the
Making of a Modern Epidemic
(Open University Press, 2002)
vite été plus sceptiques sur l’intérêt des études sur le L’intérêt d’une approche ­macrosociale
stress, notamment en insistant sur le thème de la souf-
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


ont été précurseurs dans
l’analyse des enjeux de la
diffusion du mot « stress ». france individuelle. Pour beaucoup, et dans la conti- L’appel au modèle du claim making process
nuité de Christophe Dejours, le terme de souffrance Si le terme « stress » paraît aujourd’hui s’imposer
3. Loriol M., Buscatto M.,
Weller J.-M., Au-delà est plus pertinent que celui de stress car il constitue comme une évidence dans notre langage, il est toujours
du stress au travail. Une
sociologie des agents
un moyen de montrer les conséquences psycholo- sujet, nous l’avons vu, à une absence de consensus
au contact des usagers, giques du travail sur l’individu. Cette tendance est quant à la pertinence de son utilisation dans le champ
coll. « Clinique du travail »,
Érès, 2008. néanmoins multiforme. Alors que certains, à l’instar scientifique. Cependant, son institutionnalisation
4. Les Facteurs psychosociaux
de C. Dejours [2], font cas du stress tout en en faisant dans les politiques publiques est clairement en cours
au travail : nature, incidences un sujet d’étude mineur [3], d’autres pensent qu’il et cela se matérialise par la multiplication des rapports
et prévention, rapport du
comité mixte OIT/OMS, 1984. faut se débarrasser de la question des risques psycho- sur la santé au travail employant ce terme, rapports
sociaux [4], dans un débat qui est aussi interne à la qui s’imposent peu à peu de l’échelle internationale4
5. Accord cadre européen sur
le stress au travail, 2004. psychologie et qui tend à critiquer certaines appro- vers l’échelle supranationale5 puis nationale6. Cette
6. Légeron P., Nasse P.,
ches de la psychodynamique du travail. institutionnalisation progressive par le haut du mot
Rapport sur la détermination, Les travaux de Marc Loriol, Marie Buscatto et « stress » nous amène à appréhender le phénomène
la mesure et le suivi des
risques psychosociaux au Jean-Marc Weller [5] ont été les premiers, dans le d’un point de vue macrosocial afin de comprendre
travail, Paris, ministère du débat scientifique français2, à aborder le stress de les fondements historiques de sa diffusion. Pour cela,
Travail, des Relations sociales
et de la Solidarité, 2008. manière sociologique. L’appréhendant comme « une et dans la continuité d’une approche en termes de

52 idées I n° 164 I juin 2011


I SES PLURIELLES

construction sociale, La théorie du claim making process raconte les expériences menées sur des rats cher-
[6], notamment mobilisée par M. Loriol [7], nous chant à démontrer une réalité objective du stress.
paraît intéressante. Celle-ci met en avant que l’institu- Elle décrit ainsi comment le sens du mot « stress » a
tionnalisation d’un phénomène peut se comprendre d’abord été nourri par des expériences sur les corps :
en trois étapes. Dans un premier temps, le phéno- « Il s’agissait d’une série de réactions métaboliques à
mène est découvert par un professionnel ou par un un facteur exogène qui n’avait pas à être un agent
mouvement associatif. Cette découverte, de par sa extrêmement délétère. Il pouvait s’agir d’un produit
nouveauté, n’est souvent pas reconnue par les pairs. chimique, d’un bruit ou même d’un mouvement. Le
La deuxième étape consiste en une « entreprise de stress, c’était la série de réactions de l’individu rat à
morale », c’est-à-dire une popularisation du phéno- cet agent extérieur. Les réponses de l’individu rat se
mène pour l’imposer peu à peu comme problème déroulaient en trois étapes : réaction d’alarme (Fright,
social majeur. L’organisation de congrès, la médiati- Flight and Fight) liée à la surprise, le syndrome général
sation, le lancement d’enquêtes et de protocoles de d’adaptation et la période d’épuisement. » Pour
recherche ou encore le lobbying auprès ­d’experts et résumer, la réaction d’alarme fait suite à une attaque
des pouvoirs publics sont autant de moyens utilisés subite de l’environnement sur l’organisme qui réagit
pour diffuser le phénomène et lui donner une légiti- alors de manière violente (augmentation de la tension
mité. D’un point de vue méthodologique, il peut être artérielle, du rythme cardiaque, sudation, cortège de
par ailleurs intéressant que cette étape soit éclairée par réactions musculaires liées à la fuite ou à la contre-
une approche sociohistorique, afin de mieux mettre attaque). Cette réponse est due à la décharge d’adré-
en lumière l’importance du contexte dans la réussite naline par la médullosurrénale et elle pourrait être
ou non de l’entreprise. mortifère. L’organisme peut ensuite s’adapter si les
En effet, contextualiser l’analyse des intérêts attaques sont régulières et ainsi développer des stra-
sociaux et économiques des acteurs concernés par tégies de survie pour ramener le corps à l’équilibre
la diffusion du phénomène peut être un bon moyen (homéostasie). Cependant, si l’organisme doit en
d’enrichir la réflexion sur les causes de sa diffusion. permanence s’adapter, il peut entrer dans une phase
M. Loriot expose ensuite que la dernière étape repose d’épuisement. L’interrogée donne cet exemple :
sur l’institutionnalisation de la nouvelle définition : « Une autre méthode consistait à confronter le rat à
« c’est-à-dire le moment où elle devient stable, prévi- une situation incompréhensible notamment en asso-
sible, consensuelle, voire objectivée dans des textes à ciant un stimulus agréable à un stimulus désagréable,
caractère officiel (inscription dans une liste officielle, par exemple de la nourriture associée à un choc élec-
introduction dans les manuels de médecine, …). La trique. Le rat devient fou et… il en meurt ! » Cette
nouvelle définition fait alors partie intégrante de la définition avait pour ambition d’être objective mais,
réalité sociale et s’impose aux acteurs. L’institution- déjà, l’ambiguïté du terme « stress » apparaissait chez
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


nalisation est aussi souvent une phase de fermeture le scientifique. En effet, dans une conférence donnée
des débats sur la nature du problème en question. » plus tard, H. Selye admettra que le choix du mot
« stress » pour définir ses travaux était ambigu dans
Application du terme « stress » au modèle  la mesure où il empruntait le terme à la physique9.
Ce modèle nous semble être un point de départ Ce renversement de sens attribué à un même mot
intéressant pour tenter une première mise en pers- illustre l’aspect éponge du terme « stress » qui ne 7. Fraser T. M., Stress et
pective historique de la diffusion du terme « stress ». cessera dès lors de se gorger d’autres significations Satisfaction au travail, étude
critique, Genève, série
Hans Selye a été un précurseur dans la théorisation selon les objets d’étude des différentes sciences qui « Hygiène, sécurité médecine
du travail », OIT, 1981.
biologique du phénomène puisqu’il a été le premier à s’en empareront. Cette évolution va ainsi peu à peu
véritablement œuvrer pour sa diffusion.Avant cela, le construire la subjectivité du terme, subjectivité qui 8. Jaeger P., Szwec G.,
« Interview de Paulette
terme « stress » était surtout utilisé dans la physique demeure encore aujourd’hui un obstacle à son insti- Letartre », Revue française
de Psychosomatique, n° 28,
pour désigner la contrainte exercée sur un corps7. tutionnalisation dans le champ scientifique. PUF, 2005.
Avec H. Selye, il s’impose peu à peu comme un objet Néanmoins, il est intéressant de constater que la
9. Conférence faite en 1972
d’étude biologique puis médicale et les scientifiques deuxième étape définie par le claim making process, à 1’Aerospace Medical
cherchent à lui donner une dimension objective. En caractérisée par une entreprise morale, a bien eu lieu Association des États-Unis,
en hommage à Harry G.
effet, au cours d’un entretien8, une élève de H. Selye avec le stress, et cela, malgré sa dimension subjec- Armstrong.

juin 2011 I n° 164 I idées 53


SES PLURIELLES I

tive. Tout se passe comme si l’on avait oublié, dans TABLEAU 1.


la logique du palimpseste, les différentes significa- La diffusion du mot « stress » dans les écrits
tions qu’a prises le terme. Le stress est ainsi devenu liés au travail
depuis la fin des années 1970 et en particulier à partir
avant années années années années années
des années 1990, d’abord aux États-Unis, puis en Années
1960 1960 1970 1980 1990 2000
Europe, un levier d’action pour les politiques publi-
Occurences 9 67 139 418 534 320
ques. Dans le même temps, les cabinets d’experts
ont logiquement pris, avec l’« actualité » des suicides, Source : base de données Labordoc (OIT).

“  Le stress est devenu depuis la fin des


années 1970, et en particulier à partir des
années 1990, un levier d’action pour les politiques
publiques

un essor important et leur légitimité s’est accrue. son occurrence dans les années 2000 correspond à
Ces cabinets sont en outre des fervents défenseurs son apparition au sein des politiques publiques natio-
du terme « stress » car ils l’estiment pertinent pour nales, ce qui pourrait faire penser à une éventuelle
gérer le problème des maux au travail, et cela à toutes institutionnalisation du terme et à un affaiblissement
les échelles. Ils regrettent donc que le mot peine à du débat sur la question, et cela, malgré sa subjec-
s’imposer en France. Ainsi, lors d’un entretien passé tivité. Cette hypothèse mériterait une étude appro-
avec le directeur d’un cabinet leader en la matière, fondie, mais nous avons choisi ici de nous centrer sur
celui-ci déclarait : « Mais quand vous regardez les les conséquences de cette diffusion avérée du terme
grands rapports de l’agence, tenez voilà le guide « stress » dans la réalité sociale. Pour cela, l’appel à une
prima… vous regarderez, c’est l’Union européenne, enquête microsociale nous a paru enrichissant.
c’est tous les grands organismes, et la France n’est
pas là-dedans. Eh bien vous regarderez les grands L’apport d’une enquête microsociale
rapports européens, le rapport de l’agence c’est stress Il s’agit donc d’utiliser une enquête de terrain
at work, le grand rapport du BIT, c’est occupational effectuée dans une grande entreprise française et dont
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


stress. Le mot stress est un mot qui est complètement l’objectif était de mettre en évidence les conséquences
accepté au niveau européen ! »10 à l’échelle locale de l’utilisation grandissante d’un
10. Entretien réalisé avec M. X,
directeur d’un cabinet d’expert Une rapide étude de la diffusion du terme au sein terme perçu comme intrinsèquement subjectif.
leader sur le marché des des écrits sur le travail peut par ailleurs nous éclairer
cabinets en gestion du stress.
sur cette diffusion. Conditions de l’enquête et méthodologie
L’étude a été menée dans une grande entreprise
La base documentaire de l’OIT française de hautes technologies. Après avoir connu
Il est possible, à partir de la base documentaire des cas de souffrance au travail manifestes, dont un
de l’OIT, de dater les occurrences du mot « stress » suicide officiel au sein de son groupe, cette entre-
au sein des écrits liés au travail. Cette rapide étude prise, d’environ 8 000 salariés, a mis en place, dans
montre que l’occurence de ce mot, qui débute sa le climat de l’affaire France Télécom, une politique
véritable poussée à la fin des années 1970, croit rapi- de gestion du stress. C’est dans ce contexte que nous
dement à partir des années 1980 pour ralentir finale- avons mené une série de treize entretiens, au cours
ment son ascension durant les années 2000. desquels ont été interrogés les différents acteurs de
La subjectivité du mot « stress » n’aurait donc pas cette politique, siégeant dans divers secteurs (direc-
été un frein à sa remarquable diffusion. La baisse de tion et management, ressources humaines, cabinet

54 idées I n° 164 I juin 2011


I SES PLURIELLES

d’experts, médecin du travail, syndicats). Cette étude produisent nécessairement un « stress colossal »13.
développe l’idée, dans la continuité des travaux de Selon lui, cela pourrait être « un bon stress » mais ça
M. Loriol, que le terme « stress », en raison de son ne l’est pas toujours.
caractère subjectif, est avant tout une construction Les ressources humaines parlent de manière
sociale que les acteurs utilisent pour défendre leurs récurrente de stress positif et de stress négatif et insis-
enjeux propres. tent sur l’aspect subjectif du phénomène : « Alors
c’est comme les pôles, il y en a un positif et un négatif.
Description de la perception du stress Mais je pense que c’est propre à chacun, c’est-à-dire
des différents acteurs qu’on ne va pas avoir, percevoir la même chose, c’est-
La direction et le management considèrent le à-dire qu’il y a un truc qui va me faire stresser néga-
stress comme un phénomène social contemporain que tivement et ce ne sera pas forcément quelque chose
le salarié doit apprendre à gérer, soit par lui-même, qui vous fera stresser négativement ou même stresser
en se questionnant sur sa nature et en pratiquant la tout court. »14 Le stress est ainsi relativisé : « Bah en
relaxation, soit par l’intermédiaire de formations fait c’est ça aussi la problématique du stress. On ne
visant à atténuer les tensions dans la communication. sait pas ce qui vient de la personne et ce qui vient
Le stress existe mais peut être maîtrisé, contrôlé, de l’organisation : vous pouvez faire une remarque à
géré : « Il y a une définition toute simple du stress quelqu’un, il va être stressé et vous pouvez faire une
que j’aime bien, et qui est la suivante : “Le stress, remarque à quelqu’un d’autre, ça ne va pas la stresser
c’est penser sans agir, c’est-à-dire que c’est envisager du tout quoi. »15 Cette attitude peut donc permettre
avec appréhension ce futur sans pouvoir faire quelque aux RH d’être à la fois en accord avec la direction,
chose pour l’éviter, mais sans non plus pouvoir cesser tout en donnant à leur rôle dans l’entreprise un poids
d’y penser en le redoutant”. »11 Pour la direction, le plus important puisqu’ils apparaissent ainsi comme
11. Manager, homme, 35 ans.
stress étant un phénomène social général, l’organisa- les médiateurs entre le médecin, les salariés et la
tion de l’entreprise n’est pas à remettre en question, direction. Ils sont là pour détecter le problème ou 12. Manager chargé du
groupe de réflexion sur la
en tout cas, pas de manière prioritaire. Ainsi le stress éventuellement le faire intégrer par le salarié : « Donc gestion du stress, homme,
50 ans.
doit-il être géré en interne car le sujet est « confiden- après, les gens qui viennent me voir, j’essaie de voir
tiel » et « l’entreprise n’a pas envie de communiquer avec eux, j’essaie de leur poser des questions pour 13. Id.

dessus » parce qu’il y a les « choses publiques » et les voir s’ils peuvent prendre du recul par rapport à la 14. Ressources humaines,
homme, 40 ans.
choses qui entrent dans le cadre du « privé »12. situation. Déjà quand on prend du recul, ça permet
15. Ressources humaines,
femme, 35 ans.

16. Id.

“   Les ressources humaines parlent de manière


© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


récurrente de stress positif et de stress négatif et
insistent sur l’aspect subjectif du phénomène

Cette gestion individuelle du stress est aussi à de faire baisser le niveau de stress et puis aussi qu’ils
comprendre dans le cadre d’une récupération écono- arrivent à répondre à la question « Pourquoi j’accepte
mique du stress : « Je ne peux pas vous donner les ce stress ? » finalement parce qu’après chaque individu
détails mais je peux vous dire que “la méthode [de a ses propres limites […] Ce n’est pas à nous, entre-
gestion du stress] fonctionne tellement bien qu’on prise, de décider, on ne maîtrise pas en fait le niveau
veut la vendre sur le marché”. » De même, le stress de stress des gens. »16
est associé à la productivité : l’interrogé insiste sur la Les experts sont les personnes qui sont inter-
« grande adversité », « l’audace invraisemblable » et venues au sein de l’entreprise  X, à la demande
« l’agressivité » que nécessite la place de numéro 1 du médecin du travail afin d’établir un audit sur le
tenu par l’entreprise sur le marché. Ces résultats stress, mais qui n’a jamais été diffusé. Pour eux, le

juin 2011 I n° 164 I idées 55


SES PLURIELLES I

stress est une notion floue mais efficace pour gérer les y toucher car c’est un peu génétique, c’est le reste
problèmes car elle peut faire consensus. Ils considè- de la gestion start up […] et c’est aussi dû au secteur
rent qu’il faut agir à la fois sur le plan organisationnel économique qui nécessite une réactivité très rapide
et sur le plan individuel, mais sont dépendants de la face à la concurrence. » Son axe d’action se place
volonté des directions. En cela se positionnent-ils en donc, fatalement, sur le plan individuel : « Vous savez,
organe de morale : « Donc voilà, alors, l’entreprise X c’est vraiment une façon, si vous voulez, de conce-
est une entreprise… qui, quand même, s’intéresse au voir l’organisation de la boîte et la façon de travailler
problème parce qu’il y a des entreprises qui ne font qui, à mon avis, sera très difficile à réformer. Mais
rien. Ils ont fait des choses, mais non, c’est insatis- si on pouvait déjà jouer sur le côté humain, euh…
faisant. Si je faisais une comparaison avec une classe Je crois que les gens se porteraient déjà beaucoup
d’école : “Peut nettement mieux faire.” Voilà, ce mieux. »19.
n’est pas un zéro pointé mais peut nettement mieux Les syndicats (CGC et CGT) ont relayé assez
faire. »17 rapidement les rapports du médecin du travail. L’as-
17. Médecin expert, homme,
52 ans. Le médecin du travail est central dans l’im- pect subjectif est peu mis en évidence dans les entre-
18. Médecin, homme, 55 ans;
pulsion donnée à la politique de gestion puisque c’est tiens. Les syndicalistes insistent davantage sur l’aspect
lui qui a été le premier dans l’entreprise à parler de médical pour définir le stress comme une maladie
19. Id.
« stress ». Cet état de fait pourrait sembler logique automatiquement négative : « Pour nous, le stress
20. Syndicaliste CGC,
homme, 47 ans.

21. Id.

“   Concernant les manières de gérer le stress,


les avis divergent nettement et sa définition
devient encore plus mouvante quand il s’agit
de la lier au travail

dans la mesure où, nous l’avons vu, la médecine est c’est lié à la maladie. On met sous tension, donc on
à la source de la théorisation de phénomène. Cepen- n’a pas de stress positif. Pour nous, le stress positif
dant, pour lui, la définition du stress, lorsqu’elle est n’existe pas, c’est une aberration, justement. »20. Ce
liée au travail, reste éminemment subjective : « Il y stress est le résultat « d’une contrainte sur le salarié
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


a une définition maintenant qui est officielle, c’est [qui ne se sent alors] pas capable de faire face à ce
l’inadéquation entre ce que perçoit le salarié, sur ce qu’il a à faire, il n’arrive pas à se projeter dans l’avenir.
qu’on lui demande, et de ce qu’il estime être capable Donc là il y a un problème ».21
de fournir. Bon en gros, c’est la définition… Bon Les syndicats préconisent donc d’agir sur l’or-
mieux écrite que ça mais… On admet que le stress ganisation pour réduire ce qui provoque le stress
est d’abord subjectif, que c’est une notion totalement et considèrent, par conséquent, la gestion officielle
subjective »18. Sa position se réclame de la neutralité de l’entreprise – axée sur l’individuel –, comme
et selon lui, agir sur l’axe organisationnel est néces- « mauvaise » voire « lamentable ». Ils sont les seuls à
saire pour résorber le stress. Toutefois, cette action tenir cette position ce qui leur permet de se présenter
est dépendante du bon vouloir de la direction qui en défenseurs des salariés, parfois malgré eux : « Ça,
n’est pas prête à changer de politique sur ce sujet : pour nous, c’est un danger manifeste de devoir
« Après l’axe organisationnel, c’est là que j’ai des protéger les gens malgré eux, de négliger leurs vies
doutes. C’est là que j’ai des doutes parce que la façon personnelles, parce que parfois ce sont les gens qui
de travailler de cette boîte dans l’urgence, dans le veulent ça, parfois ils se sentent obligés, parfois ils
changement de priorités incessant, etc., à mon avis veulent être bien vus, pour un tas de raisons. On
on n’y touchera pas. Et je pense qu’on ne peut pas ne peut pas empêcher les gens d’être passionnés,

56 idées I n° 164 I juin 2011


I SES PLURIELLES

TABLEAU 2.
Tableau de synthèse

Monde marchand Monde civique

Acteurs (internes
en noir, externes
en violet) Ressources
Direction Experts Médecin du travail Syndicats
humaines
Construction
sociale du stress

Le stress est
une réaction/ Une réaction et une Une réaction et Une réaction et
Une réaction Une réaction
une contrainte de contrainte une contrainte une contrainte
Définition du l’environnement ?
stress ?
Le stress est
Subjectif Subjectif Objectif Objectif Objectif
objectif/subjectif ?

Le stress au
travail est subjectif/ Subjectif Subjectif Objectif Subjectif Objectif
objectif

Le stress est positif


Le stress est Le stress doit être Le stress est possi-
s’il est diagnos- Plutôt négatif Négatif
négatif/positif positif blement positif
Comment tiqué
gérer le stress
au travail ? Solutions données Individu/­ Individu/­
Individu Individu Organisation
pour le gérer ? Organisation Organisation

Enjeux pour le Image de Identité/­ Militantisme


groupe social ? l’entreprise, Reconnaissance Pouvoir conscience (variable selon
productivité professionnelle les syndicats)

évidemment, chacun doit gérer sa vie mais il ne les acteurs construisent leur propre perception du
faudrait pas que les entreprises profitent de ça pour stress. La réponse donnée par les acteurs à ces deux
finalement leur nuire, enfin je veux dire pour porter questions « Qu’est-ce que le stress pour vous ? » et
préjudice, on va dire, à leur santé mentale et finale- « Comment géreriez-vous le stress ? » permet de
ment physique. »22 déconstruire leurs perceptions afin d’envisager les
22. Syndicaliste CGT, homme,
enjeux qu’elles recouvrent. À partir de la question 51 ans.
Résultats et synthèse sur la définition du stress tout d’abord, trois varia-
Si l’existence du stress est admise par tous, les entre- bles, construites par rapport aux réponses des diffé-
tiens montrent que la construction sociale du stress est rents acteurs, ont été définies. La première variable
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


différente selon les acteurs. La définition biologique et est celle de la définition de ce qu’est véritablement
physiologique qui conçoit le stress comme une réaction, le stress : est-il une réaction du corps, comme la
une tension, semble s’imposer mais le stress est aussi médecine l’a théorisée, ou une contrainte de l’envi-
parfois lié, plus ou moins directement, à la contrainte ronnement (définition première de la physique) ? Le
exercée par l’environnement. En ce qui concerne les deuxième sous-questionnement ajoute la variable du
manières de le gérer, les avis divergent nettement et couple objectivité/subjectivité. Il s’agit alors d’ex-
la définition du stress devient encore plus mouvante traire des entretiens la perception que les acteurs ont
quand il s’agit de la lier au travail. Certains vont penser du stress : est-il réel, objectivable ou est-il « gérable »
qu’il faut agir sur l’organisation (reprenant ainsi à par l’individu et donc, malgré son existence, poten-
leur compte la définition originelle du stress comme tiellement subjectif ? La dernière variable mêle les
l’influence de l’environnement sur les corps), d’autres deux premières en ajoutant celle du travail. Il s’agira
vont penser que l’individu peut s’adapter à ce stress (le alors d’analyser pourquoi et comment la réponse
stress est une réaction de l’organisme qui dépend de la donnée à la définition du stress change selon les diffé-
« capacité » de l’individu à le gérer). rentes variables. La même méthode inductive a été
Nous pouvons construire un tableau à partir de employée pour la deuxième question : « Comment
cette enquête afin de mieux synthétiser la façon dont géreriez-vous le stress ? » À cette réponse, les diffé-

juin 2011 I n° 164 I idées 57


SES PLURIELLES I

rents acteurs ont dégagé deux variables qui nous acteurs externes montre clairement que le mot est
semblent importantes. La première est celle du mobilisé pour défendre des enjeux propres à chaque
caractère positif ou non du stress. De cette variable monde.
dépend le deuxième sous-questionnement sur les
solutions envisagées pour gérer le stress (individu Comment gérer le stress ?
ou organisation). Enfin, le dernier questionnement Le deuxième questionnement permet de préciser
tente d’utiliser les analyses précédentes afin de ces enjeux en essayant de distinguer les différences
dégager les enjeux propres à chaque acteur, enjeux dans la manière de concevoir la gestion du stress.
qui détermineraient leur construction sociale du On remarque qu’au fur et à mesure que les acteurs
stress. L’ensemble du tableau se structure autour de s’éloignent du monde économique, le stress est de
deux autres variables théorisées par Luc Boltanski et plus en plus conçu comme négatif. Cette évolu-
Laurent Thévenot : celles de monde marchand et de tion est à mettre en parallèle avec les différentes
monde civique [8]. méthodes envisagées pour gérer le stress. Plus

“   La bipolarité dans les perceptions du stress


entre acteurs internes et acteurs externes
montre clairement que le mot est mobilisé pour
défendre des enjeux propres à chaque monde

La définition les acteurs s’éloignent du monde marchand, plus
Concernant le questionnement sur la définition l’approche organisationnelle est mise en avant.
du stress, nous pouvons tout d’abord observer que
le flou est palpable parmi les acteurs. La définition La question des enjeux
du stress n’est jamais complètement fixée. Si le mot Enfin, la dernière ligne du tableau tente d’ob-
fait consensus, le sens qu’on lui attribue diffère. server, à partir de la déconstruction des percep-
Une distinction est à établir sur la typologie acteurs tions du phénomène de stress effectuée par les deux
internes/acteurs externes. Concernant les acteurs premières lignes, les enjeux que recouvre le terme
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


internes, donc dominants dans la gestion de l’entre- pour les acteurs.
prise, il y a consensus sur les trois variables dégagées. La direction : la question du monde marchand
Ainsi le stress est-il défini naturellement comme une étant très présente, le stress est davantage conçu
réaction à l’environnement. Il est automatiquement sous l’angle de la productivité. Il est également un
subjectif puisque l’individu réagit différemment à moyen, par l’organisation de la politique de gestion,
des situations identiques, que ce soit à l’intérieur ou de nourrir une image positive de l’entreprise, notam-
à l’extérieur de la sphère du travail. Pour les acteurs ment dans le cas d’un suicide d’un salarié.
externes, les résultats sont également assez homo- Les ressources humaines : la construction du
gènes. La définition du stress oscille entre la réaction stress des RH est, selon les variables choisies, iden-
et la contrainte. Il est, malgré tout, perçu comme un tique à celle de la direction. Le secteur ayant cepen-
phénomène clairement objectif dans la mesure où dant peu de marge de manœuvre dans la décision, le
son impact est réel sur les corps. La variable travail stress devient un enjeu pour maximiser cette marge
ajoute une pointe d’hétérogénéité aux résultats car auprès de la direction afin notamment d’obtenir
le médecin considère que dans cette sphère, le stress davantage de reconnaissance.
reste subjectif. Cependant, la bipolarité dans les Les experts : leur conception du stress est à la fois
perceptions du stress entre les acteurs internes et les différente de celle des deux premiers acteurs, dans la

58 idées I n° 164 I juin 2011


I SES PLURIELLES

mesure où il existe clairement une volonté d’objec- sion du mot « stress » et ainsi mieux envisager les
tiver le stress, afin de mettre en place des méthodes de enjeux recouvrant son utilisation actuelle.
gestion basées à la fois sur l’individu et l’organisation,
et directement en rapport avec le monde marchand La subjectivité en question
en ce sens où le stress peut être positif s’il est correc- Une réflexion sur la subjectivité du terme apparaît
tement diagnostiqué et géré. Ce positionnement nous également nécessaire, notamment grâce à une mise
semble en rapport avec l’idée d’un rapport de force en perspective historique de la notion. Cette mise
que cherchent à mettre en place les experts, l’ « assai- en perspective nécessite un travail qui s’ouvre aux
nissement » de l’entreprise devenant ainsi un enjeu différentes matières ayant contribué à forger notre
de pouvoir. conception actuelle du stress. Néanmoins, ce travail
Le médecin du travail : il se distingue de de décloisonnement de la réflexion ne doit pas faire
­l’expert dans la mesure où son positionnement sur la oublier l’apport de la sociologie dans l’appréhension
définition du stress cherche à concilier les contraires. du mot « stress ». Les travaux sociologiques ont pour
Si le stress est un phénomène biologique, il est aussi objectif de comprendre ce qu’implique la construc-
subjectif dans la sphère du travail car les individus tion sociale du stress dans nos sociétés afin de mieux
doivent d’une certaine manière s’adapter pour mettre en perspective, et éventuellement de critiquer,
garder leur travail. Le médecin est là pour panser les son utilisation grandissante par les acteurs. En outre,
plaies. Ainsi l’identité et la conscience profession- les études sur le stress obligent le regard du sociologue
nelle sont-elles au centre de la construction du stress à apprécier le concret et la réalité des corps. Penser le
chez le médecin. terme « stress » ne doit pas faire oublier que ce mot est
Les syndicats : le monde syndical est le plus aussi lié à une réalité biologique qu’il ne nous apparaît
proche du monde civique dans la mesure où le stress pas pertinent de négliger. Envisager ce mot unique-
est conçu comme un véritable problème de société qui ment en termes de construction sociale participerait
doit être géré collectivement, notamment en refon- d’une certaine déconnexion avec la réalité du corps,
dant l’organisation du travail. Le stress est ainsi utilisé déconnexion qui ferait alors le jeu des acteurs dits
pour défendre des idées militantes, dont la teneur est dominants. L’objectivité en matière de santé, moteur,
variable selon les syndicats. selon Jérôme Bourdieu et Bénédicte Reynaud [9], du
progrès social, en serait alors d’autant plus mise à
Apport de la méthode proposée l’épreuve.
La réflexion visant à croiser les échelles de
réflexion permet donc de montrer la complémenta-
rité des deux approches. En effet, l’inachèvement de Bibliographie
l’institutionnalisation scientifique du stress en tant
© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.0.178.68)


[1] Selye H., Le Stress de la vie, le problème de l’adaptation,
que phénomène objectivable a des conséquences Paris, Gallimard, 1962.
directes sur les politiques de gestion menées à [2] Dejours C., Souffrance au travail, Paris, Seuil, 1998.
l’échelle locale, dans la mesure où chaque acteur a [3] Molinier P., Les Enjeux psychiques du travail, Paris,
coll. « Petit bibliothèque », Payot, 2008.
des représentations sociales différentes du phéno- [4] Clot Y., Le Travail à cœur, pour en finir avec les risques
mène qui les amènent à défendre leurs intérêts. psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.
[5] Buscatto M., Loriol M., Weller J.-M., Au-delà du stress
Néanmoins, l’acceptation et la diffusion du terme au travail, une sociologie des agents publics au contact des
dans les politiques publiques et son acceptation par usagers, Paris, coll. « Clinique du travail », Érès, 2008.
les syndicats installent un consensus entre les diffé- [6] Conrad P., Schneider J., Deviance and Medicalization, from
Badness to Sickness, Mosby, Saint Louis, 1980.
rents mondes pour admettre la légitimité de traiter [7] Loriol M., Alter N. (dir.), La Notion de « construction
ce thème dans l’entreprise. Ce consensus est poten- sociale » et son usage en sociologie, mémoire d’habilitation à
diriger des recherches, 2010.
tiellement récupérable par l’entreprise pour, en [8] Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies
interne, créer sa propre construction du stress qu’il de grandeur, Paris, coll. « NRF essais », Gallimard, 1991.
[9] Bourdieu J., Reynaud B., « Discipline d’atelier et externa-
impose ensuite – par l’intermédiaire de sa politique
lités dans la réduction de la durée du travail au xixe siècle » in
de gestion – aux salariés. Un approfondissement de Fridenson P., Reynaud B. (dir.), La France et le Temps de travail,
l’enquête macrosociale apparaît d’autant plus impor- 1814-2004, Paris, coll. « Histoire et document », O. Jacob,
2004.
tant pour mieux comprendre les causes de la diffu-

juin 2011 I n° 164 I idées 59

Vous aimerez peut-être aussi