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SOCIALES ?
Guillaume Lecœur
Le stress : un objet
d’étude pertinent
pour les sciences
sociales ?
Le stress est devenu, depuis quelques années, un véritable objet de recherche. Médecine,
psychologie et sociologie se sont tour à tour emparées de ce thème pour y extraire des
sources de réflexions propres à leur champ scientifique. Dans le flux des publications
actuelles, cet article fait un état des lieux des discours sociologiques sur le stress tout
en proposant de nouvelles perspectives quant à son traitement par la sociologie,
notamment en démontrant l’utilité d’une approche qui croiserait les analyses macro et
microsociales.
Rares sont les jours où le mot stress ne vient pas à partir d’une analyse diachronique de son occurrence
à l’esprit. Intuitivement identifiable par tous, l’uti- au sein des écrits de la bibliothèque de l’OIT, nous Guillaume Lecœur,
doctorant au LISE-
lisation du terme « stress » a totalement pénétré le amènera à analyser, à partir d’une enquête de terrain, CNAM-CNRS
discours commun. « Je stresse pour », « c’est le stress », les conséquences de cette diffusion à l’échelle locale. (Laboratoire
interdisciplinaire
« ça me stresse », les formules caractérisant cet état pour la sociologie
de tension fleurissent dans le langage, et une oreille Le stress : un objet de recherche économique).
attentive saura sans mal admettre la récurrence du controversé
mot dans notre vocabulaire et notre environnement. Longtemps l’apanage des études physiologiques
Le stress serait ainsi devenu quelque chose de banal puis psychologiques, le stress est devenu, depuis
mais aurait également acquis une dimension presque quelques années, un objet de recherche sociolo-
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mène du stress était intimement liée à la personnalité construction sociale, une notion de sens commun
sociale de l’individu. Cette dernière conception, qui largement utilisée dans la vie de tous les jours », il
met en avant le caractère éminemment subjectif du s’agit pour eux de l’utiliser comme un révélateur
terme, a permis, par corollaire, de considérer que le d’autres phénomènes : « rhétorique de certains
stress pouvait être négatif ou positif, selon la manière acteurs, dispositifs métrologiques, théories profes-
dont l’individu arrivait à le gérer. Cette malléabilité sionnelles propres à un milieu, contradictions locales
a fait émerger l’idée qu’il était possible d’organiser de l’organisation, contraintes pratiques de l’acti-
la gestion du stress, idée qui a ensuite contribué à vité »3. Cette approche, tout en admettant l’utilité
rendre le terme peu séduisant par certains champs du terme, en dénonce également l’aspect « embar-
scientifiques. rassant » dans la mesure où il peut être utilisé à des
En effet, à partir du moment où le stress a été fins totalement opposées.
rapproché du travail, son utilisation est devenue La diversité et le caractère agonistique de ces
controversée dans la mesure où, intrinsèquement tendances sont en eux-mêmes un objet de réflexion
subjectif, il pouvait être un moyen de relativiser l’im- qui pose la question des causes d’un tel débat sur le
pact du travail sur l’individu. Dès lors, cet aspect du terme « stress ». Nous soutenons ici que malgré ces
terme limitait les approches dédiées aux maux occa- controverses, une étude sociologique approfondie sur
sionnés par le travail. En conséquence, les travaux de ce terme peut être riche de sens. Nous proposerons
psychologie et de psychodynamique du travail ont donc ici une première approche méthodologique.
construction sociale, La théorie du claim making process raconte les expériences menées sur des rats cher-
[6], notamment mobilisée par M. Loriol [7], nous chant à démontrer une réalité objective du stress.
paraît intéressante. Celle-ci met en avant que l’institu- Elle décrit ainsi comment le sens du mot « stress » a
tionnalisation d’un phénomène peut se comprendre d’abord été nourri par des expériences sur les corps :
en trois étapes. Dans un premier temps, le phéno- « Il s’agissait d’une série de réactions métaboliques à
mène est découvert par un professionnel ou par un un facteur exogène qui n’avait pas à être un agent
mouvement associatif. Cette découverte, de par sa extrêmement délétère. Il pouvait s’agir d’un produit
nouveauté, n’est souvent pas reconnue par les pairs. chimique, d’un bruit ou même d’un mouvement. Le
La deuxième étape consiste en une « entreprise de stress, c’était la série de réactions de l’individu rat à
morale », c’est-à-dire une popularisation du phéno- cet agent extérieur. Les réponses de l’individu rat se
mène pour l’imposer peu à peu comme problème déroulaient en trois étapes : réaction d’alarme (Fright,
social majeur. L’organisation de congrès, la médiati- Flight and Fight) liée à la surprise, le syndrome général
sation, le lancement d’enquêtes et de protocoles de d’adaptation et la période d’épuisement. » Pour
recherche ou encore le lobbying auprès d’experts et résumer, la réaction d’alarme fait suite à une attaque
des pouvoirs publics sont autant de moyens utilisés subite de l’environnement sur l’organisme qui réagit
pour diffuser le phénomène et lui donner une légiti- alors de manière violente (augmentation de la tension
mité. D’un point de vue méthodologique, il peut être artérielle, du rythme cardiaque, sudation, cortège de
par ailleurs intéressant que cette étape soit éclairée par réactions musculaires liées à la fuite ou à la contre-
une approche sociohistorique, afin de mieux mettre attaque). Cette réponse est due à la décharge d’adré-
en lumière l’importance du contexte dans la réussite naline par la médullosurrénale et elle pourrait être
ou non de l’entreprise. mortifère. L’organisme peut ensuite s’adapter si les
En effet, contextualiser l’analyse des intérêts attaques sont régulières et ainsi développer des stra-
sociaux et économiques des acteurs concernés par tégies de survie pour ramener le corps à l’équilibre
la diffusion du phénomène peut être un bon moyen (homéostasie). Cependant, si l’organisme doit en
d’enrichir la réflexion sur les causes de sa diffusion. permanence s’adapter, il peut entrer dans une phase
M. Loriot expose ensuite que la dernière étape repose d’épuisement. L’interrogée donne cet exemple :
sur l’institutionnalisation de la nouvelle définition : « Une autre méthode consistait à confronter le rat à
« c’est-à-dire le moment où elle devient stable, prévi- une situation incompréhensible notamment en asso-
sible, consensuelle, voire objectivée dans des textes à ciant un stimulus agréable à un stimulus désagréable,
caractère officiel (inscription dans une liste officielle, par exemple de la nourriture associée à un choc élec-
introduction dans les manuels de médecine, …). La trique. Le rat devient fou et… il en meurt ! » Cette
nouvelle définition fait alors partie intégrante de la définition avait pour ambition d’être objective mais,
réalité sociale et s’impose aux acteurs. L’institution- déjà, l’ambiguïté du terme « stress » apparaissait chez
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d’experts, médecin du travail, syndicats). Cette étude produisent nécessairement un « stress colossal »13.
développe l’idée, dans la continuité des travaux de Selon lui, cela pourrait être « un bon stress » mais ça
M. Loriol, que le terme « stress », en raison de son ne l’est pas toujours.
caractère subjectif, est avant tout une construction Les ressources humaines parlent de manière
sociale que les acteurs utilisent pour défendre leurs récurrente de stress positif et de stress négatif et insis-
enjeux propres. tent sur l’aspect subjectif du phénomène : « Alors
c’est comme les pôles, il y en a un positif et un négatif.
Description de la perception du stress Mais je pense que c’est propre à chacun, c’est-à-dire
des différents acteurs qu’on ne va pas avoir, percevoir la même chose, c’est-
La direction et le management considèrent le à-dire qu’il y a un truc qui va me faire stresser néga-
stress comme un phénomène social contemporain que tivement et ce ne sera pas forcément quelque chose
le salarié doit apprendre à gérer, soit par lui-même, qui vous fera stresser négativement ou même stresser
en se questionnant sur sa nature et en pratiquant la tout court. »14 Le stress est ainsi relativisé : « Bah en
relaxation, soit par l’intermédiaire de formations fait c’est ça aussi la problématique du stress. On ne
visant à atténuer les tensions dans la communication. sait pas ce qui vient de la personne et ce qui vient
Le stress existe mais peut être maîtrisé, contrôlé, de l’organisation : vous pouvez faire une remarque à
géré : « Il y a une définition toute simple du stress quelqu’un, il va être stressé et vous pouvez faire une
que j’aime bien, et qui est la suivante : “Le stress, remarque à quelqu’un d’autre, ça ne va pas la stresser
c’est penser sans agir, c’est-à-dire que c’est envisager du tout quoi. »15 Cette attitude peut donc permettre
avec appréhension ce futur sans pouvoir faire quelque aux RH d’être à la fois en accord avec la direction,
chose pour l’éviter, mais sans non plus pouvoir cesser tout en donnant à leur rôle dans l’entreprise un poids
d’y penser en le redoutant”. »11 Pour la direction, le plus important puisqu’ils apparaissent ainsi comme
11. Manager, homme, 35 ans.
stress étant un phénomène social général, l’organisa- les médiateurs entre le médecin, les salariés et la
tion de l’entreprise n’est pas à remettre en question, direction. Ils sont là pour détecter le problème ou 12. Manager chargé du
groupe de réflexion sur la
en tout cas, pas de manière prioritaire. Ainsi le stress éventuellement le faire intégrer par le salarié : « Donc gestion du stress, homme,
50 ans.
doit-il être géré en interne car le sujet est « confiden- après, les gens qui viennent me voir, j’essaie de voir
tiel » et « l’entreprise n’a pas envie de communiquer avec eux, j’essaie de leur poser des questions pour 13. Id.
dessus » parce qu’il y a les « choses publiques » et les voir s’ils peuvent prendre du recul par rapport à la 14. Ressources humaines,
homme, 40 ans.
choses qui entrent dans le cadre du « privé »12. situation. Déjà quand on prend du recul, ça permet
15. Ressources humaines,
femme, 35 ans.
16. Id.
stress est une notion floue mais efficace pour gérer les y toucher car c’est un peu génétique, c’est le reste
problèmes car elle peut faire consensus. Ils considè- de la gestion start up […] et c’est aussi dû au secteur
rent qu’il faut agir à la fois sur le plan organisationnel économique qui nécessite une réactivité très rapide
et sur le plan individuel, mais sont dépendants de la face à la concurrence. » Son axe d’action se place
volonté des directions. En cela se positionnent-ils en donc, fatalement, sur le plan individuel : « Vous savez,
organe de morale : « Donc voilà, alors, l’entreprise X c’est vraiment une façon, si vous voulez, de conce-
est une entreprise… qui, quand même, s’intéresse au voir l’organisation de la boîte et la façon de travailler
problème parce qu’il y a des entreprises qui ne font qui, à mon avis, sera très difficile à réformer. Mais
rien. Ils ont fait des choses, mais non, c’est insatis- si on pouvait déjà jouer sur le côté humain, euh…
faisant. Si je faisais une comparaison avec une classe Je crois que les gens se porteraient déjà beaucoup
d’école : “Peut nettement mieux faire.” Voilà, ce mieux. »19.
n’est pas un zéro pointé mais peut nettement mieux Les syndicats (CGC et CGT) ont relayé assez
faire. »17 rapidement les rapports du médecin du travail. L’as-
17. Médecin expert, homme,
52 ans. Le médecin du travail est central dans l’im- pect subjectif est peu mis en évidence dans les entre-
18. Médecin, homme, 55 ans;
pulsion donnée à la politique de gestion puisque c’est tiens. Les syndicalistes insistent davantage sur l’aspect
lui qui a été le premier dans l’entreprise à parler de médical pour définir le stress comme une maladie
19. Id.
« stress ». Cet état de fait pourrait sembler logique automatiquement négative : « Pour nous, le stress
20. Syndicaliste CGC,
homme, 47 ans.
21. Id.
TABLEAU 2.
Tableau de synthèse
Acteurs (internes
en noir, externes
en violet) Ressources
Direction Experts Médecin du travail Syndicats
humaines
Construction
sociale du stress
Le stress est
une réaction/ Une réaction et une Une réaction et Une réaction et
Une réaction Une réaction
une contrainte de contrainte une contrainte une contrainte
Définition du l’environnement ?
stress ?
Le stress est
Subjectif Subjectif Objectif Objectif Objectif
objectif/subjectif ?
Le stress au
travail est subjectif/ Subjectif Subjectif Objectif Subjectif Objectif
objectif
évidemment, chacun doit gérer sa vie mais il ne les acteurs construisent leur propre perception du
faudrait pas que les entreprises profitent de ça pour stress. La réponse donnée par les acteurs à ces deux
finalement leur nuire, enfin je veux dire pour porter questions « Qu’est-ce que le stress pour vous ? » et
préjudice, on va dire, à leur santé mentale et finale- « Comment géreriez-vous le stress ? » permet de
ment physique. »22 déconstruire leurs perceptions afin d’envisager les
22. Syndicaliste CGT, homme,
enjeux qu’elles recouvrent. À partir de la question 51 ans.
Résultats et synthèse sur la définition du stress tout d’abord, trois varia-
Si l’existence du stress est admise par tous, les entre- bles, construites par rapport aux réponses des diffé-
tiens montrent que la construction sociale du stress est rents acteurs, ont été définies. La première variable
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rents acteurs ont dégagé deux variables qui nous acteurs externes montre clairement que le mot est
semblent importantes. La première est celle du mobilisé pour défendre des enjeux propres à chaque
caractère positif ou non du stress. De cette variable monde.
dépend le deuxième sous-questionnement sur les
solutions envisagées pour gérer le stress (individu Comment gérer le stress ?
ou organisation). Enfin, le dernier questionnement Le deuxième questionnement permet de préciser
tente d’utiliser les analyses précédentes afin de ces enjeux en essayant de distinguer les différences
dégager les enjeux propres à chaque acteur, enjeux dans la manière de concevoir la gestion du stress.
qui détermineraient leur construction sociale du On remarque qu’au fur et à mesure que les acteurs
stress. L’ensemble du tableau se structure autour de s’éloignent du monde économique, le stress est de
deux autres variables théorisées par Luc Boltanski et plus en plus conçu comme négatif. Cette évolu-
Laurent Thévenot : celles de monde marchand et de tion est à mettre en parallèle avec les différentes
monde civique [8]. méthodes envisagées pour gérer le stress. Plus
mesure où il existe clairement une volonté d’objec- sion du mot « stress » et ainsi mieux envisager les
tiver le stress, afin de mettre en place des méthodes de enjeux recouvrant son utilisation actuelle.
gestion basées à la fois sur l’individu et l’organisation,
et directement en rapport avec le monde marchand La subjectivité en question
en ce sens où le stress peut être positif s’il est correc- Une réflexion sur la subjectivité du terme apparaît
tement diagnostiqué et géré. Ce positionnement nous également nécessaire, notamment grâce à une mise
semble en rapport avec l’idée d’un rapport de force en perspective historique de la notion. Cette mise
que cherchent à mettre en place les experts, l’ « assai- en perspective nécessite un travail qui s’ouvre aux
nissement » de l’entreprise devenant ainsi un enjeu différentes matières ayant contribué à forger notre
de pouvoir. conception actuelle du stress. Néanmoins, ce travail
Le médecin du travail : il se distingue de de décloisonnement de la réflexion ne doit pas faire
l’expert dans la mesure où son positionnement sur la oublier l’apport de la sociologie dans l’appréhension
définition du stress cherche à concilier les contraires. du mot « stress ». Les travaux sociologiques ont pour
Si le stress est un phénomène biologique, il est aussi objectif de comprendre ce qu’implique la construc-
subjectif dans la sphère du travail car les individus tion sociale du stress dans nos sociétés afin de mieux
doivent d’une certaine manière s’adapter pour mettre en perspective, et éventuellement de critiquer,
garder leur travail. Le médecin est là pour panser les son utilisation grandissante par les acteurs. En outre,
plaies. Ainsi l’identité et la conscience profession- les études sur le stress obligent le regard du sociologue
nelle sont-elles au centre de la construction du stress à apprécier le concret et la réalité des corps. Penser le
chez le médecin. terme « stress » ne doit pas faire oublier que ce mot est
Les syndicats : le monde syndical est le plus aussi lié à une réalité biologique qu’il ne nous apparaît
proche du monde civique dans la mesure où le stress pas pertinent de négliger. Envisager ce mot unique-
est conçu comme un véritable problème de société qui ment en termes de construction sociale participerait
doit être géré collectivement, notamment en refon- d’une certaine déconnexion avec la réalité du corps,
dant l’organisation du travail. Le stress est ainsi utilisé déconnexion qui ferait alors le jeu des acteurs dits
pour défendre des idées militantes, dont la teneur est dominants. L’objectivité en matière de santé, moteur,
variable selon les syndicats. selon Jérôme Bourdieu et Bénédicte Reynaud [9], du
progrès social, en serait alors d’autant plus mise à
Apport de la méthode proposée l’épreuve.
La réflexion visant à croiser les échelles de
réflexion permet donc de montrer la complémenta-
rité des deux approches. En effet, l’inachèvement de Bibliographie
l’institutionnalisation scientifique du stress en tant
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