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C.S. Lewis, grand auteur chrétien ou grand écrivain ?


50 ans après sa mort, l'écrivain anglais, grand ami de Tolkien, est aujourd'hui honoré avec un
plaque commémorative à Westminster Abbey. Et son oeuvre connaît depuis quelques années
un regain d'intérêt.

Aymeric Christensen
Publié le 22/11/2013 à 20h37 I Mis à jour le 22/11/2013 à 06h58

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Le lion Aslan, figure centrale du Monde de Narnia de C.S. Lewis.

Il existe (au moins) deux points communs entre Clive Staples Lewis et John Fitzgera
Kennedy. Le premier, très anecdotique, est que l'un comme l'autre était surnommé
par ses amis « Jack » ; le second, historique, est d'être décédés le même jour, il y a
50 ans, le 22 novembre 1963. La comparaison s'arrête probablement là, mais la
mémoire de l'assassinat du président américain risque de masquer un peu, en Franc

du moins, l'anniversaire de la disparition de l'auteur de Narnia.


Pourtant, les anglais célèbrent dignement aujourd'hui cette gloire de
leur littérature (l'homme aura tout de même cumulé les vestes – en tweed – de
philosophe, théologien, essayiste, enseignant, critique littéraire, romancier, auteur

pour enfants... et même chroniqueur radio), par une plaque à son nom dans le
prestigieux « Poets' Corner » (le Coin des poètes) de Westminster Abbey. C.S. Lewis
inscrit donc son nom parmi une centaine d'autres auteurs, de Shakespeare à William
Blake, en passant par les soeurs Brontë ou John Keats.

Extrêmement populaire de son vivant, l'oeuvre de C.S. Lewis a par la suite


été comme reléguée au second plan. Jamais oubliée, et pourtant : les élites le
dédaignaient, les Américains – et particulièrement les milieux évangéliques –
l'appréciaient davantage que les Anglais, les francophones le méconnaissaient
globalement. Un regain d'intérêt populaire a pu s'opérer à partir de 2005, avec la

sortie des adaptations cinématographiques du Monde de Narnia (trois films à ce


jour). Puis, depuis quelques années, les intellectuels et les universitaires s'emparen
à nouveau de son oeuvre, souvent réduite chez nous à sa fameuse saga

de fantasy pour enfants.

De la BBC au Monde de Narnia

Pourtant, c'est d'abord par de courts programmes de vulgarisation de la


doctrine chrétienne (en 15 minutes chacun) diffusés sur la BBC à partir de 1941 que
C.S. Lewis s'est fait connaître. Selon Christopher Mitchell, l'un des spécialistes de so

oeuvre cité par Christianity Today (en anglais), il aurait alors été « la voix


la plus reconnaissable de Grande-Bretagne... à l'exception de
Churchill ». Ces émissions ont par la suite servi de base à son ouvrage Mere
Christianity (Les Fondements du christianisme, ou Voilà pourquoi je
suis devenu chrétien).
Influencé par les travaux G.K. Chesterton, mais aussi par son ami J.R.R.
Tolkien (l'auteur du Seigneur des Anneaux – oeuvre unanimement célébrée
comme bien plus riche et complexe que Narnia), avec qui il enseigne à l'université
d'Oxford, qui ont joué un rôle dans sa conversion au christianisme (anglican), il

publie à la même époque une chronique hebdomadaire dans le Guardian : des


lettres imaginaires d'un démon à son apprenti. La publication de l'ensemble en 1942

sous le titre de Screwtape Letters (Tactique du diable) est un succès.

Ce n'est pourtant qu'une dizaine d'années plus tard qu'il commencera à


publier la saga qui fera de lui bien plus que « l'auteur chrétien le plus lu pa
ceux qui lisent des auteurs chrétiens », selon la formule du théologien
James Innell Packer. Entre 1950 et 1956, Lewis publie donc les sept tomes du Mond

de Narnia.

Vision déformée d'une oeuvre

Mais ce gigantesque succès de librairie a aussi été la cause d'une


dévalorisation de C.S. Lewis par la suite. Déjà à l'époque, il est intéressant de

constater que ces romans ont été totalement ignorés par le magazine Time, qui
avait pourtant vanté auparavant la plupart des publications de l'écrivain. Il faut dire

que la qualité de Narnia a fait débat dès le début. Même Tolkien, pourtant un ami
intime, trouvait ces livres incohérents, sentimentaux et peu satisfaisants, rapporte

un long article du Guardian consacré à l'héritage littéraire de Lewis (en anglais


Plus tard viendront des interrogations sur un possible sous-texte idéologique.

Rowan Williams, ancien archevêque de Cantorbéry et auteur d'un essai


consacré à l'écrivain, The Lion's World (référence au lion Aslan, figure centrale
de l'oeuvre), souligne dans une interview à Christianity Today (en anglais) qu
ces critiques ont longtemps prédominé : « Les gens le regardaient de haut.
Quand j'étais étudiant en théologie, on ne nous encourageait
clairement pas à le lire, et il y avait même une forme de gêne à son
sujet. (…) Pour être honnête, il reste encore beaucoup de chemin à
faire. Bon nombre de chrétiens libéraux complexés continuent de
penser qu'il est une sorte de réactionnaire. Soyons clairs : c'est un
conservateur, mais pas un fondamentaliste ni un chrétien de
droite. »

Autre élément qui a joué un rôle déformant dans la perception de l'homm


et l'interprétation de son oeuvre : sa vie personnelle a elle-même acquis une
dimension mythique, que ce soit son amitié avec Tolkien au sein du cercle littéraire

des Inklings (qui se réunissait dans un pub d'Oxford, Eagle and Child) ou son
mariage tardif avec Joy Gresham, décédée quatre ans plus tard d'un cancer des os.

Cette histoire d'amour a notamment inspiré un film dans les années 1990, Les

Ombres du coeur (Shadowland, avec Anthony Hopkins dans le rôle de Lewis),


dont le fil biographique est ténu au point que, selon le spécialiste Andrew Norman

Wilson, « presque rien n'est vrai » et tout tendrait à survaloriser ce mariage


alors que l'auteur a auparavant vécu pendant 33 ans avec une autre femme, Jane
Moore.

Critiques contemporaines

Malgré tout, et même si Tactique du diable reste un livre très populair


dans les milieux chrétiens – particulièrement chez les protestants évangéliques – c'e

encore et toujours Narnia qui concentre aujourd'hui l'essentiel de l'intérêt et des


critiques du grand public. Ainsi, pour l'athée Philip Pullman, auteur britannique d'un

autre cycle de fantasy très populaire, A la croisée des mondes (His Dark


Materials), la foi chrétienne de C.S. Lewis serait, dans ses livres, « brutale,
agressive et malhonnête en tous points ». « Je trouve ces romans
très suspects et désagréables ffi t il en anglais Suspects car
malhonnêtes du point de vue rhétorique, et désagréables car ils
semblent embrasser une vision du monde qui considérerait comme
acquis le racisme, la misogynie et un profond conservatisme culture
qui n'est absolument pas pris en compte. »

« Je crois qu'il est difficile d'acquitter Lewis des accusations de


racisme, admet Rowan Williams. Cela fait partie d'une série d'attitudes
culturelles non remises en cause, qui doit toucher à peu près tous
les auteurs de cette période : une sorte d'idée pseudo-médiévale
façon ”croisés contre sarrasins”... »

L'ancien responsable de l'Eglise d'Angleterre souligne


néanmoins l'ironie qu'il y a pour Philip Pullman, dont le cycle de fantasy est
couramment présenté comme un « anti-Narnia », à critiquer si vivement l'oeuvre

de C.S. Lewis : « Ce qui est étrange, c'est que les romans de Pullman
sont presque un hommage à Lewis. Et même si Philip déteste les
histoires de Narnia, il estime de toute évidence qu'elles ont
suffisamment d'imagination, de rebondissements et d'énergie pour
nécessiter une réponse sérieuse [de sa part]. »

Mais même ceux qui, comme Pullman, s'en prennent vivement au cycle


de Narnia reconnaissent au moins le travail de C.S. Lewis en tant que critique
littéraire. La romancière A.S. Byatt, par exemple, si elle confie (toujours

au Guardian) avoir détesté même enfant les aventures des enfants Pevensie et du

lion Aslan, qu'elle considère comme une forme de « pression en faveur du


christianisme », dit le plus grand bien de cet aspect de son oeuvre.

Universalité et simplicité
Reste une question, notamment sur Narnia : face à tant de critiques,
pourquoi les livres continuent-ils à se vendre et à être adaptés ? Pour Toni Markiet,

éditrice de la saga interrogée par le New York Times (en anglais), la réponse


est évidente : « Ces livres ont plus de 60 ans, mais ils marchent
toujours parce qu'ils parlent encore du combat entre le bien et le
mal. C'est un concept que les enfants comprennent parfaitement. E
les livres parlent aussi d'amitié, de loyauté, de compassion, avec de
l'humour. Lewis vous dirait que si un livre est bon pour vous à 5 ans
il l'est aussi à 50 ! »

C'est sans doute dans cette apparente simplicité que réside tout le talen
de C.S. Lewis. Rowan Williams l'exprime encore quand il salue le fait que l'écrivain

n'ait pas été un théologien au sens classique du terme mais se situe plutôt « dans

ce qu'on pourrait appeler de la théologie pastorale : comme un


interprète pour les gens, dans les crises morales et spirituelles qu'i
peuvent traverser, comme un brillant diagnosticien de l'aveuglemen
personnel, et aussi comme quelqu'un qui pousse le bouchon dans so
livre sur le deuil [Apprendre la mort (A Grief Observed), ndlr] publié après l
décès de sa femme, ce qui donne la possibilité aux gens, j'imagine,
d'apprendre à gérer leur colère et leur rancune à l'égard d'un Dieu
qui semble vous enlever ceux que vous chérissez. » (Lewis écrit par
exemple dans A Grief Observed : « Qu'est-ce que cela signifie quand le
gens disent : ”Je n'ai pas peur de Dieu car je sais qu'il est bon” ? Ce
gens-là ne sont donc jamais allés chez le dentiste ? »)

Au-delà de la seule littérature enfantine, la variété et le caractère très


accessible de l'oeuvre de C.S. Lewis est certainement pour beaucoup dans cette
postérité aujourd'hui honorée à Westminster. Mais le plus amusant, sans doute, résid

dans un paradoxe souligné par son gendre, Douglas Gresham : « "Jack" est vénér
dans le monde chrétien depuis un bon moment maintenant, donc
qu'il ait une place dans l'abbaye est une bonne chose. Mais l'ironie,
pour lui qui est passé maître dans différents genres, c'est que sa
mémoire soit honorée dans le Coin des poètes... alors que c'est un
domaine dans lequel il n'a pas vraiment réussi. » Lewis, en effet, aurait
désespérément aimé réussir comme poète ; hélas, sans succès. Il en tira surtout,
d'après l'un de ses biographes, une violente haine à leur égard. Espérons que ses
prestigieux voisins ne lui en tiendront pas trop rigueur.

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