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Aurore Doignies

Le tueur à l'as de pique


Entre ses griffes - Tome 1

MxM Bookmark
Le piratage prive l'auteur ainsi que les personnes ayant travaillé sur ce livre
de leur droit.

Cet ouvrage a été publié sous le titre :

ENTRE SES GRIFFES

MxM Bookmark © 2015, Tous droits résérvés

Illustration de couverture © Liliana Sanches

Relecture et correction © Valérie Dubar et Danièle M.


À Dominik, silencieux mais pas oublié ;
À tous les garçons qui aiment les garçons.
Prologue
Northwestern University. Contemplant l’arche en fer forgé accueillant les
étudiants de l’université de Chicago, appréciant de ses yeux ambrés le travail
de l’artiste à l’origine de l’œuvre, un jeune homme de dix-huit ans aux
cheveux bruns repensa avec une pointe d’ironie à ce qui l’avait décidé, dans
le choix de son université.
Ce n’était ni le cursus, ni la beauté de Chicago, mais bien la devise de
Northwestern, une locution latine, et l’expression grecque marquant son
sceau, en plus du nom de leur équipe de football américain. La devise de
N.U. était Quaecumque sunt vera . À traduire par : « Quoi qu’il en soit, les
choses sont vraies ». Quant à l’expression grecque, Ho logos pleres charitos
kai aletheias , il fallait comprendre : « La parole est pleine de grâce et de
vérité ».
Ces citations l’avaient attiré, pour l’ironie qu’elles représentaient face à sa
vie.
La vérité était synonyme de danger.
Les secrets étaient ses compagnons depuis bien longtemps.
Les secrets… et la solitude.
Comme les footballeurs de N.U., il était un Wildcat[1]. Mais contrairement
aux Wildcats, c’était à prendre au sens strict, dans son cas.
Se secouant mentalement, il se décida à passer sous l’arche en fer forgé,
remontant l’allée qui menait au bâtiment principal. Se mêlant à la population
hétéroclite, il dépassa des étudiants plus lents, sa démarche souple et
indolente lui conférant un avantage sur leurs pas lourds.
Il atteignait l’immense édifice où il devait récupérer son horaire du
trimestre quand une odeur musquée envahit ses narines. Se figeant net, il leva
légèrement le nez, ses cheveux se hérissant sur sa nuque, ses bras se couvrant
de chair de poule malgré la température estivale.
— T’es qui, toi ? feula une voix masculine à son oreille alors qu’une main
l’agrippait sans douceur.
Le jeune homme brun tourna la tête vers celui qui venait de l’interpeller si
impoliment, les yeux écarquillés. Taillé comme un colosse, les traits virils,
des yeux verts pailletés d’or et les cheveux sombres, le jeune homme qui le
tenait fermement était plus âgé que lui de quelques années. Et – chose qu’il
avait presque crue impossible – il parvenait à lui faire mal. Son odeur
musquée l’attirait, aussi tendit-il le cou pour le humer sans réfléchir. L’autre
l’obligea d’un geste sec à prendre de la distance, le regard brûlant de colère.
— Tu te prends pour qui, pour débarquer sur mon territoire sans m’avoir
prévenu ? cracha-t-il.
— Un territoire ? répéta le brun, perplexe, en penchant légèrement la tête.
— Tu es sur les terres de mon clan, l’étranger, siffla le colosse. Qui est ton
chef de meute ?
— Clan ? Meute ? souffla-t-il, ahuri.
Dans le regard vert de son vis-à-vis, la colère céda lentement la place à la
perplexité.
— D’où tu sors, toi ? demanda-t-il dans un grognement en le lâchant
prudemment.
— Je viens de Suisse, répondit le brun en lui tendant la main. Je m’appelle
Kyren Lakelan. Et toi ?
Le jeune homme aux cheveux sombres le considéra d’un air dubitatif avant
de se pencher vers lui. Kyren se sentit rougir en prenant conscience du
souffle tiède de l’autre garçon contre son cou. Gêné, il allait faire un pas de
côté quand l’autre releva la tête.
— Non, mais tu es quoi, toi, pour ne même pas connaître nos règles les
plus basiques ? grommela-t-il en plongeant son regard dans le sien.
Kyren cilla.
— Des règles ? Mais…
— Silence, le menteur ! l’interrompit son vis-à-vis avant de tourner
légèrement la tête de côté pour tendre l’oreille.
Kyren tressaillit légèrement, mais resta silencieux, son instinct lui dictant
d’obéir. Au bout de quelques instants, son compagnon opina d’un signe de
tête.
— Tu étudies quoi ? demanda-t-il assez fraîchement.
— Je… Sciences comportementales, souffla Kyren, perturbé par ce
changement de sujet brutal. Je suis en première année.
— Tu m’attends à la sortie de tes cours, ordonna-t-il en tournant les talons
avant de s’éloigner d’une démarche souple.
— Mais… euh… je… Je ne sais même pas ton nom ? le retint Kyren.
— Loukian, répondit ce dernier sans se retourner. Loukian Vassilevski.
Intrigué, Kyren le regarda rejoindre un bâtiment qu’il reconnut comme le
Lincoln’s Hall, la faculté de droit selon le plan qu’il avait étudié du campus.
Passant une main dans sa chevelure, il repensa à l’odeur musquée du jeune
homme et à sa facilité à l’avoir contraint à l’obéissance. Un mot donné d’un
ton précis et il faisait ce qu’un inconnu lui disait ? C’était quoi, ce délire ?
— Je ne suis pas le seul ? murmura-t-il pour lui-même en comprenant,
fixant sur le dos de Loukian un regard incrédule.
Ce dernier s’arrêta et se retourna vivement vers lui. Kyren sentit son pouls
s’emballer en comprenant qu’il l’avait entendu. Il vit les lèvres du jeune
homme bouger, malgré la distance les séparant.
— Attends-moi à la fin de tes cours, entendit-il distinctement.
— Sinon ? murmura Kyren.
Un petit sourire empli de sarcasme glissa sur les lèvres de Loukian.
— Obéis si tu veux survivre, léo.
Kyren blêmit légèrement. Faisant volte-face, Loukian reprit sa route et
disparut à l’intérieur de la faculté de droit. La sonnerie indiquant le début des
cours retentit, le faisant sursauter et porter brièvement les mains à ses oreilles.
Le cœur battant, il se précipita vers le bureau où il était supposé récupérer
son horaire, mettant de côté Loukian et sa stupeur à l’idée qu’il ait découvert
ce qu’il était pour se focaliser sur son problème immédiat : ne pas faire de
vagues et se fondre dans la masse des premières années. Grâce à son sens de
l’orientation et à sa rapidité, il parvint avant les derniers retardataires à son
premier cours universitaire. S’installant dans le fond de l’amphithéâtre, il
sortit de quoi écrire de son sac en bandoulière et inspira profondément.
Loukian avait dit : « Léo ». Il ignorait comment, mais ce presque inconnu
avait compris qu’il était un léopard, une panthère. Il savait la vérité. Et la
vérité était synonyme de danger. Alors que le cours débutait, Kyren lutta
contre son instinct qui lui hurlait de fuir.
« Obéis si tu veux survivre », avait dit Loukian.
Relâchant lentement sa respiration, il posa son regard sur son bloc de cours
et il focalisa son attention sur le monologue du professeur avant de se mettre
à prendre des notes.
Plus que la menace de Loukian, c’était la certitude d’en apprendre enfin
plus sur ce qu’il était, qui le poussait à rester.
Enfin, il allait savoir quel monstre il était.
1
10 ans plus tard,

— Cameron ?
Cameron Gilroy releva les yeux du dossier qu’il consultait et fixa son
collègue, Mark Donan, d’un air interrogateur en le voyant s’approcher.
Tout comme lui, âgé d’à peine trente ans, Mark possédait la silhouette bien
développée des nageurs confirmés, des cheveux bruns coupés court comme
s’il était toujours dans l’armée et des yeux bleus dont il savait parfaitement
tirer profit pour faire craquer les filles.
Son coéquipier avait une belle réputation de coureur de jupons, dans leur
unité. Cela ne l’empêchait pas d’être un type bien, avec lequel il appréciait
boire un verre, après le travail. Son ami plaisantait d’ailleurs souvent sur le
fait que Cameron fût un appât de choix, en soirée : doté d’une silhouette de
marathonien, les cheveux châtains et les yeux gris, Cameron était un
honorable représentant de la gent masculine. Mark n’avait qu’à se pencher
pour ramasser une jolie plante, quand ces dames comprenaient que Cameron
ne les avait pas dans son radar.
Outre leur amitié, ils formaient un duo sur le terrain depuis trois ans, à
présent. À eux deux, ils avaient déjà un joli nombre d’enquêtes résolues.
— Le boss veut nous voir, lui apprit son ami.
— Un dossier pour nous ? demanda-t-il en se levant pour prendre avec lui
la direction du bureau de leur supérieur.
— Mmm, apparemment.
Arrivés devant le bureau de leur chef, Mark frappa calmement à la porte.
La voix grave et ferme de ce dernier les invita à entrer. Debout derrière son
bureau, un homme de haute taille, la silhouette athlétique malgré ses
cinquante-deux ans, les cheveux grisonnants, les accueillit d’un hochement
de tête.
— Patron, le saluèrent-ils.
— Asseyez-vous.
Pendant qu’ils obéissaient, Frank Harmon, leur supérieur, s’empara d’un
dossier sur son bureau et le leur tendit sans un mot. Mark s’en saisit et
l’ouvrit d’un geste impatient. Une photo de scène de crime lui tomba
immédiatement sous les yeux.
— Il est de retour, souffla-t-il.
Cameron, qui tentait jusque-là de sonder l’expression de leur supérieur,
tourna vivement la tête vers son ami.
Il savait parfaitement que seule une personne pouvait faire réagir son
coéquipier de cette manière : un tueur en série signant ses meurtres d’un as de
pique au design gothique, une tête de mort décorant l’as noir.
À l’heure actuelle, quatre États avaient déjà subi son passage meurtrier. Ce
tueur avait à son actif douze victimes. Un autre point commun entre elles,
outre l’as retrouvé sur leurs corps nus abandonnés dans un lieu public, étaient
les marques de Taser sur leur nuque et les multiples coups de couteau.
Chaque fois qu’il avait sévi, le tueur avait montré une préférence pour les
garçons d’une vingtaine d’années.
Jusqu’à présent, les forces de l’ordre n’avaient pas réussi à mettre la main
sur lui, faute de témoins et d’indices probants. Ce salaud était prudent.
— Un étudiant ? demanda-t-il.
— Oui, confirma leur supérieur d’une voix grave. De Northswestern.
Cameron serra brièvement les dents.
— Quel âge ?
— Vingt ans, lut Mark.
— Coups de couteau ?
— Le légiste nous a uniquement fait parvenir pour l'instant le rapport
préliminaire, précisa Frank Harmon. J’ai prévenu le Capitaine Thomson, de
la Criminelle, que je vous dépêchais sur place pour les assister dans cette
enquête. Coincez-moi ce salaud, cette fois.

« Flash info. Tard cette nuit, une découverte macabre a eu lieu dans
Lincoln Park. Le corps sans vie d’un étudiant de Northswestern University a
été retrouvé au bord du lac Michigan.
Les autorités de la ville n’ont pas voulu faire de commentaires, se bornant
à affirmer qu’une enquête allait être ouverte pour déterminer la cause exacte
de la mort de ce jeune homme d’une vingtaine d’années. »
Faisant la moue face à cette nouvelle, Kyren se gara sur la place de parking
qui lui était réservée et coupa le moteur de sa voiture, une Chevrolet Camaro
rouge qui avait fait son temps, mais à laquelle il tenait.
Descendant de son véhicule en prenant sa mallette en cuir brun, il en
verrouillait la portière quand il perçut des pas précipités dans sa direction.
Reconnaissant la démarche du professeur de biologie humaine, le collant Ted
Haynes, il leva brièvement les yeux au ciel et se dirigea de son pas félin vers
la faculté de médecine où il donnait un cours de sciences du comportement.
Tendant l’oreille, il se convainquit rapidement d’avoir réussi à semer celui
qui représentait une erreur monumentale, réalisée deux mois plus tôt. La
sonnerie retentit alors qu’il pénétrait dans l’amphithéâtre où il allait donner
son premier cours de la journée, il respira. Il ne s’estimait pas sauvé, mais, au
moins pour quelques heures, son coup d’un soir allait être retenu loin de lui
par ses obligations.
Le brouhaha qui régnait parmi ses étudiants ne cessa pas à son entrée.
Fronçant légèrement les sourcils, il gagna le bureau pour y déposer sa
mallette. Quelques étudiants s’installèrent en remarquant sa présence, lui
permettant de découvrir une jeune fille en pleurs, entourée d’autres étudiants
à la mine abattue. Quittant l’estrade où les professeurs étaient relégués, il se
dirigea vers le petit attroupement d’une démarche indolente.
— Mesdemoiselles, Messieurs…
Sa voix fit réagir ses étudiants qui rejoignirent vivement leur place, sans se
dérider. Kyren laissa son regard passer sur chacun d’eux puis se pencha
légèrement vers la jeune fille qui essuyait ses larmes.
— Mademoiselle Britt ? l’interpella-t-il posément. Si vous ne vous sentez
pas bien…
— Ce n’est pas ça, le coupa une étudiante d’une voix un peu tremblante.
C’est son petit ami, Keith Hill… Il est mort, cette nuit. Vous n’avez pas
entendu les infos ?
Kyren cilla, surpris et attristé. Il connaissait Keith Hill. C’était un garçon
travailleur et motivé, qui s’intéressait beaucoup aux sciences
comportementales. Assez, en tout cas, pour avoir pris son cours en option
supplémentaire dans son cursus de deuxième année.
— J’ignorais qu’il s’agissait de Keith, dit-il en posant sur son élève un
regard compatissant. Je suis désolé. Si vous désirez quitter le cours, vous
serez excusée, Mademoiselle, au vu des circonstances.
— Non, répondit péniblement la jeune fille. Ça ira.
Kyren hésita puis opina en regagnant l’estrade. Il allait inscrire le sujet du
jour sur le tableau, quand on frappa à la porte de l’amphithéâtre. Avant même
qu’il ait répondu, la porte s’ouvrit sur le doyen de la faculté de médecine, un
homme d’une soixantaine d’années légèrement bedonnant, avec un crâne à
peine recouvert de quelques fins cheveux gris.
— Docteur Lang ? s’étonna Kyren en avisant ses joues rougies et ses
tempes moites. Tout va bien ?
— Désolé de vous déranger, professeur Lakelan, s’excusa l’homme d’un
ton essoufflé. Nous réunissons le corps enseignant dans le bureau du
directeur.
— Maintenant ?
Le doyen opina avant de tourner les talons pour aller avertir le reste des
enseignants. Kyren se tourna vers ses étudiants qui le considéraient avec
perplexité.
— Allez, jeunes gens, soupira-t-il en leur montrant la porte dans un geste
las. Le cours est annulé, aujourd'hui.
Ignorant leur agitation, il prit sa mallette et sortit de l’amphithéâtre pour
rejoindre le bureau du directeur. À l’idée de se retrouver enfermé dans la
même pièce que Ted Haynes, il grimaça. Ce n’était visiblement pas une
joyeuse journée qui s’annonçait…

En découvrant son absence, Kyren avait espéré pouvoir échapper à Haynes


en se dissimulant dans l’ombre, derrière le gigantesque professeur de gestion
qui était, en outre, le coach des Wildcats. C’était sans compter sur
l’entêtement du personnage, qui se faufila avec aussi peu de discrétion et de
grâce qu’un rat entre les différents professeurs pour le rejoindre dès qu’il
l’aperçut, et ce, sans se soucier de son retard.
— Docteur Haynes ? l’interpella le directeur de l’université d’un ton un
peu sec.
Haynes ravala les questions qui se lisaient sur son visage et fit face au
directeur en prenant un air contrit.
— Pardonnez-moi, directeur. J’avais un mot à dire au professeur Lakelan.
— Plus tard, décréta le directeur avant de se tourner vers deux hommes
vêtus de costumes trois-pièces. Ces messieurs sont là pour interroger ceux
d’entre vous ayant pu donner cours au jeune Keith Hill. Messieurs, c’est à
vous…
— Merci, directeur, dit l’un des deux hommes.
Posant son regard sur lui, Kyren lui donna une petite trentaine. Grand, la
silhouette agréable, des épaules de nageur, brun aux yeux bleus, il était bel
homme et il devait le savoir, au vu de son assurance. Son visage souriant
semblait indiquer un caractère plaisant et ouvert. Son compagnon était quant
à lui doté d’une silhouette svelte, de cheveux châtains et d’yeux gris. Il
semblait un peu plus petit et également plus discret.
Pour en avoir vu quelques-uns dans sa relativement jeune carrière, il
songea immédiatement à eux comme à des agents gouvernementaux. Et s’ils
s’intéressaient à la mort de Keith, celle-ci devait être d’origine criminelle.
Cette idée le choqua, tant l’impression que lui avait laissée le jeune homme
avait été positive.
— Comme le directeur vous l’a dit, nous sommes ici parce que nous
enquêtons sur la mort de Keith Hill. Je suis l’agent spécial Mark Donan, du
FBI, dit le brun, confirmant sa présomption. Et voici mon collègue, l’agent
Cameron Gilroy. Nous aimerions poser des questions à ceux d’entre vous qui
faisaient cours à Keith, afin de découvrir s’il avait des problèmes, récemment.
Ou si vous aviez remarqué quelque chose d’inhabituel, dans son
comportement ou dans son entourage.
Kyren fronça les sourcils, se demandant pour quelle raison le FBI
s’intéressait au meurtre d’un étudiant de Northwestern.
Habituellement, la Police criminelle seule s’occupait des homicides. Le
FBI n’intervenait qu’en assistance aux forces locales, quand un suspect
franchissait les frontières des États ou quand la criminalité était trop violente
et de trop grande envergure…
Se désintéressant quant à lui totalement des deux agents, Haynes l’attrapa
par le poignet sans se soucier de la crispation qui le fit se raidir de tout son
être à ce geste.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais rappelé ? souffla-t-il en se penchant vers
lui.
Kyren se retint difficilement de feuler sa frustration. Haynes était
professeur, soit. Intelligent… Ça restait à prouver !
— Docteur Haynes ? l’appela l’agent Donan, un brin sèchement. Vous
m’accompagnez ?
— Moi ? fit-il, abasourdi.
— Il faut bien commencer par quelqu’un, répondit Donan dans un sourire
narquois.
Haynes grommela, mais hocha la tête et rejoignit l’agent, qui l’entraîna
hors de la pièce pour l’interroger dans un bureau attenant. Kyren soupira
silencieusement, soulagé. De son pas silencieux, il allait faire un repli
stratégique vers la porte quand un frémissement le secoua, telle une vibration
intérieure qui le fit se figer, tous les sens en alerte.
— professeur Lakelan, je me trompe ? l’interpella une voix chaude et
grave.
Se retournant, il croisa le regard gris de l’agent Gilroy. Sentant son cœur
s’emballer brusquement, il l’observa en silence, surpris par sa réaction à la
proximité du jeune homme.
— Vous m’accompagnez ? suggéra l’agent.
Kyren hocha la tête avant de laisser son regard passer rapidement sur la
silhouette agréable de son vis-à-vis. Cameron s’en rendit compte et sourcilla
légèrement avant que l’ombre d’un sourire vienne frôler ses lèvres.
« Grillé », songea Kyren sans toutefois en éprouver de réels remords.
— Suivez-moi, demanda Cameron en quittant la pièce pour prendre la
direction d’un autre bureau.
Tout en se demandant s’il avait réellement perçu une note d’amusement
dans sa voix, Kyren lui emboîta le pas.
*

Cameron s’approcha du bureau sur lequel était posée une feuille avec la
liste des professeurs de Keith Hill. Kyren, pénétrant dans la pièce à sa suite,
ferma silencieusement la porte derrière lui avant de regarder l’agent avec
patience.
L’odeur du jeune homme lui plaisait, aussi il ne se priva pas de l’apprécier
de loin, humant par-dessus l’odeur du déodorant du jeune homme le parfum
de sa peau. Une brusque envie de plonger son visage dans le cou de l’agent
pour y enfouir son nez le saisit. Surpris par cette pulsion, il jugea préférable
de s’adosser au mur le plus éloigné de Cameron et croisa les bras sur son
torse sans se soucier de paraître sur la défensive.
— Alors selon le dossier de Keith, vous êtes… son professeur de sciences
du comportement ? C’est bizarre, comme option, non ? Pour un futur
médecin, on pourrait croire qu’il suivrait un cours moins… « inutile », si
vous me passez l’expression ?
Perturbé par la sensation que son cœur entrait en résonance, Kyren le
regarda sans répondre. Cameron fronça légèrement les sourcils.
— professeur Lakelan ?
— Pardon ? fit Kyren en penchant légèrement la tête. Désolé, je n’ai pas eu
l’impression d’entendre une question…
Cameron eut un mince sourire.
— Keith était votre étudiant depuis longtemps ?
— Il a suivi mon cours d’éthologie, lors de sa première année. Il a décidé
d’ajouter l’option « Éthologie humaine », dans son cursus.
— Quel genre d’élève était-il ?
Kyren haussa les épaules.
— Studieux.
— Studieux ? répéta Cameron. C’est tout ?
— C’était un garçon travailleur et motivé, agent spécial… Gilroy, se
rappela-t-il. C’est la définition de « studieux », il me semble ?
— Vous le connaissiez bien ?
— Pas plus que le reste de mes élèves, non.
— Vous ne savez donc rien de particulier, à son sujet ?
— Comme quoi ?
— S’il avait des ennemis, précisa Cameron. S’il avait des ennuis. S’il se
sentait épié, suivi…
Kyren fit la moue et secoua négativement la tête.
— Je n’étais que son professeur. Sa petite amie en saurait sans doute plus
que moi, à ce sujet…
— Mademoiselle Britt ?
— Oui, confirma-t-il.
— Nous l’avons déjà interrogée. Elle n’a rien pu nous apprendre de
particulier.
— Je vois… Eh bien, si vous n’avez plus d’autres questions…
— Vous êtes pressé de partir, professeur ? demanda Cameron dans un
sourire un rien moqueur quand le jeune homme se détacha du mur.
— Mes cours ne se donneront pas seuls et j’ai peur de ne pas vous être
d’une grande aide, dans cette affaire…
— Mmm… Si quoi que ce soit vous revenait, concernant le jeune Hill,
voici ma carte, lui dit Cameron en sortant une carte de visite de sa poche pour
la lui tendre.
Kyren s’en empara à contrecœur et la fourra dans la poche de son jean
sombre. Cameron sourcilla légèrement devant tant de désinvolture, mais ne
protesta pas alors que Kyren tournait les talons pour s’éloigner.
— Au fait, agent Gilroy ? fit ce dernier, s’arrêtant alors qu’il allait sortir du
bureau.
— Oui ?
— Je suis un spécialiste des sciences comportementales, tant sur le plan
humain que sur le plan animal, bien que mes domaines de prédilection soient
plutôt animaliers. Mon travail n’est pas moins valorisant que le vôtre, même
si je ne me balade pas partout avec un flingue. Je vous saurai donc gré de
garder vos impressions quant à l’inutilité de mon cours pour vous.
Cameron tressaillit légèrement, surpris de se faire remonter les bretelles de
cette façon. Kyren quitta le bureau sans attendre de réponse et il ne put que le
regarder s’éloigner, songeur et, il devait bien l’avouer, vaguement amusé.
2
« Vous avez trois nouveaux messages. Premier nouveau message… »
Kyren fronça les sourcils puis grimaça en reconnaissant la voix du Docteur
Haynes. Rejoignant le téléphone fixe tout en déboutonnant sa chemise, il
supprima le message sans l’écouter puis fit de même pour les deux autres en
reconnaissant le numéro de son amant d’un soir, regrettant qu’il sache, grâce
à l’université, l’adresse et le numéro de téléphone de son appartement.
Il admettait que la persévérance du biologiste était louable, mais il avait été
clair dès le départ : il ne cherchait aucunement une relation. Il supposait que
son collègue finirait par se lasser. En insistant de la sorte, Haynes ne ferait
rien d’autre que se ridiculiser. D’autant plus que les quelques heures passées
avec lui n’avaient rien eu de mémorable…
Chassant l’importun de son esprit, il se dirigea vers la salle de bain.
Bouchant la bonde de la baignoire, il ouvrit les robinets et entreprit de se
dévêtir en attendant que l’eau ait atteint un niveau satisfaisant.
Se défaisant de sa montre, il la posa sur le bord du lavabo et alla se glisser
dans l’eau. La tiédeur de celle-ci le fit soupirer de bien-être et il appuya sa
nuque contre le rebord, fermant les yeux pour savourer sa tranquillité.
Rien ne lui plaisait autant que la quiétude de son appartement, situé au
quarante-troisième étage de la Trump Tower, après avoir passé une longue
journée entouré de bruyants étudiants.
Il entreprit de se laver dans des gestes lents, presque paresseusement, avant
de prendre le pommeau de douche pour se rincer, appréciant la sensation de
l’eau fraîche qui glissait sur sa peau.
Il terminait de se rincer les cheveux quand une odeur agréable, mais peu
familière lui parvint. Tendant immédiatement l’oreille, il entrouvrit les yeux.
Ne percevant aucune présence étrangère dans son appartement, il inspira
profondément, intrigué. Puis, prenant conscience que l’odeur provenait de la
poche de son pantalon et reconnaissant le parfum de l’agent Gilroy, il plissa
le front en sentant un frémissement le parcourir et un tiraillement dans sa
poitrine.
Machinalement, il se frotta le torse et coupa l’eau avant de sortir de la
baignoire avec souplesse. S’approchant de son pantalon sans prendre la peine
de s’essuyer, il sortit la carte de l’agent fédéral et la porta à son nez. Le
parfum du jeune homme y était resté imprégné. Sentant une sorte
d’impatience lui pincer brusquement le cœur, Kyren, méfiant, s’empressa de
déposer la carte à côté de sa montre et s’éloigna de quelques pas.
Par nécessité, pour survivre, il avait pris soin de comprendre le monde qui
l’entourait, les hommes tout autant que les animaux. Il n’aimait pas ce qu’il
ne comprenait pas. Or, visiblement, quelque chose n’allait pas avec cette
carte de visite. Elle le faisait réagir bizarrement. Il devait découvrir pourquoi.
Grommelant un juron, il s’empara d’une serviette qu’il noua à sa taille et
quitta la salle de bain sans se soucier de mettre de l’eau partout. Décrochant
le combiné du téléphone, il composa de mémoire le numéro de l’un de ses
rares amis.
— Vous êtes sur le répondeur de Jérémy Turner. Si c’est pour une
réclamation, passez votre chemin. Si c’est pour aller faire la fête, laissez un
message. Merci !
Kyren pesta et allait raccrocher quand il prit conscience qu’aucun « bip »
n’avait suivi le message guilleret de son ami.
— Jérémy ? tenta-t-il avec circonspection.
— Ah ! fit son ami d’une voix amusée. Kyren ! C’est toi ! Désolé !
— On peut savoir pourquoi tu… ?
— Petit problème territorial, le coupa Jérémy d’un ton jovial. Rien de bien
grave ! Que me vaut l’honneur de ton appel ?
Kyren ne mit pas longtemps à saisir la teneur du « problème territorial » de
son ami. Jérémy était connu pour être un séducteur patenté. Encore une fois,
il avait dû mettre la main sur une proie déjà prise…
— As-tu déjà mangé ? se borna-t-il à lui demander. Je t’invite.
Jérémy éclata de rire.
— Tu dois avoir un gros, gros, gros problème sur les bras, Kyren !
Kyren sourit malgré lui et se tourna vers la fenêtre pour contempler le
crépuscule qui tombait sur la ville.
— J’ai besoin de toi, dit-il posément.
Son ami reprit immédiatement son sérieux.
— Tu as l’air inquiet, Kyren. Tu es sûr que tu ne veux pas parler à
Loukian ?
— Non, répondit-il. Inutile de l’embêter. J’ai juste besoin de parler à
quelqu’un…
— Et tu me choisis, moi ? s’étonna Jérémy. Je n’en crois pas mes oreilles !
Kyren ne put s’empêcher de rire. L’un comme l’autre, ils étaient conscients
que le caractère jovial et insouciant de Jérémy faisait de lui le meilleur
compagnon de soirée, mais qu’il était rarement sollicité pour des conseils
avisés. Cependant, il le savait plus enclin à côtoyer par plaisir les humains
ordinaires que Loukian. C’était donc bel et bien de lui qu’il avait besoin.
Peut-être saurait-il l’orienter vers un début de réponse, en tout cas.
— Quand peux-tu être là ? demanda-t-il.
— D’ici une heure, ça te va ? répondit Jérémy.
— Parfait.
— J’apporterai de la bière !
Kyren n’eut pas le temps de protester que son ami avait déjà raccroché.
Secouant la tête avec amusement, il contempla pendant quelques instants la
vue qu’il avait sur l’extérieur : à cette hauteur, il pouvait voir la rivière
Chicago et, plus loin, le lac Michigan. Les lumières de la ville embellissaient
le panorama en train de s’obscurcir.
Il vivait là depuis un peu plus de deux ans, époque à laquelle il avait été
engagé par Northwestern University comme professeur d’éthologie, mais il
ne se lassait pas de la vue.
Se détournant du panorama, il regagna la salle de bain pour s’habiller,
passant ses vêtements sur son corps à présent sec.
Il passa sa montre et résista quelques secondes à la tentation de la carte de
visite avant de céder à l’attrait qu’elle exerçait sur lui et de la glisser dans sa
poche.
Étouffant un nouveau juron en se sentant immédiatement un peu mieux, il
quitta la salle de bain et se rendit dans la cuisine. Préférant de loin se mettre
aux fourneaux pour préparer un repas gargantuesque à Jérémy plutôt que
réfléchir à la raison pour laquelle il avait la désagréable sensation d’être
soudain incomplet.
*

— Paré pour faire la fête ? J’ai apporté des bières et des chips !
Souriant d’un air indulgent à son ami, Kyren s’effaça pour le laisser entrer
dans son appartement. Jérémy pénétra tranquillement dans la pièce et attendit
que le jeune homme ait fermé la porte derrière lui pour pencher légèrement la
tête de côté. Kyren s’approcha de lui et glissa brièvement son visage dans son
cou, inspirant son parfum masculin.
Habituellement, il aurait ressenti une pointe de regret à l’idée de ne pas
avoir la moindre chance d’attirer son invité dans son lit : Jérémy avait une
silhouette agréable et savait jouer de son physique de jeune premier, mais
réservait ses faveurs aux dames. Pourtant, aujourd’hui, il n’éprouvait même
pas une étincelle de désir à son égard. En prendre conscience le troubla un
peu plus encore qu’il ne l’était déjà.
— Je t’ai préparé un vrai repas, lui dit-il en s’écartant, s’efforçant de ne
rien laisser paraître. Ne te goinfre pas de chips.
La mine perplexe de son ami lui fit hausser un sourcil interrogateur.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu ne réagis pas comme d’habitude.
— À quoi ? demanda Kyren.
— À ma présence, répondit Jérémy.
Kyren l’observa avec prudence. Jérémy s’en aperçut et s’esclaffa.
— Allons, Kyren ! Ne me regarde pas comme ça ! Je ne vais pas te mordre
juste parce que tu n’as plus aucun désir pour moi !
— Qui peut savoir comment réagissent les gens, si l'on froisse leur amour-
propre ?
— Hey, tu m’as trouvé désirable pendant des années, observa Jérémy d’un
ton amusé. Mon ego se porte très bien !
Kyren opina pensivement et tourna les talons.
— Je ne te demande pas si tu aimes le rôti ? dit-il en se dirigeant vers la
cuisine.
Jérémy le suivit en riant avant d’apercevoir sur la table un plat de salade.
— J’espère que tu n’as pas l’intention de me faire manger ça aussi !
Kyren sourit en secouant négativement la tête et lui fit signe de s’asseoir.
— Pourquoi tu as préparé cette horreur ? demanda Jérémy en posant les
bières et les chips sur la table avant de prendre une chaise, s’asseyant en
étirant ses longues jambes sous la table, l’air parfaitement à l’aise.
— Tu sais bien que moi, j’aime ça, lui dit Kyren posément en s’emparant
d’un décapsuleur qu’il lui tendit.
Jérémy ouvrit immédiatement deux bières et en fit glisser une vers son ami
avant de cogner légèrement le goulot de sa bouteille contre la sienne.
— À ton étrangeté, camarade !
Kyren grimaça légèrement, mais s’installa en face de lui pour boire une
gorgée de bière. Le goût de la boisson fraîche, auquel il n’était pas habitué,
lui éveilla brutalement les papilles par ses arômes caramélisés qui lui
laissèrent un arrière-goût durable et doux.
— Jérémy ?
— Yep ? fit ce dernier en ouvrant le paquet de chips pour les lui présenter.
— Quel goût a-t-elle, la bière, pour toi ? demanda-t-il, intrigué, après avoir
décliné l’offre.
Jérémy lui servit un sourire matois en prenant une poignée de chips.
— Un goût un peu amer, comme pour la plupart des autres, avoua-t-il.
Mais elle laisse une impression grisante. Et pour toi ?
— Cela me fait penser au caramel.
Jérémy leva sa bouteille dans sa direction en un toast moqueur.
— Une autre bizarrerie de ta part.
— Pourquoi bois-tu de la bière si tu ne peux pas en apprécier le goût ?
s’enquit Kyren, perplexe.
Son ami s’esclaffa.
— Ça, mon vieux, c’est comme pour les femmes : pourquoi je séduis
toujours les épouses, alors que je pourrais avoir des célibataires dans mon
lit ?
— Parce que tu ne veux pas renoncer à ta liberté pour une partie de jambes
en l’air.
Jérémy porta une main à son cœur.
— Touché ! admit-il.
— Dommage que tu n’as jamais été intéressé par les hommes, soupira
Kyren. Nous aurions pu nous accorder, sur ce plan.
Son ami sourit, mais secoua la tête négativement.
— J’ai trop d’amitié pour toi, Kyren.
— C’est généralement ça, les sex-friends.
— Désolé. Même bi, je n’aurais jamais pris le risque de changer notre
relation pour une nuit ou deux de plaisir. Ça ne vaut pas le coup.
Kyren fit la moue et posa sa bière sur la table avant de se lever pour
s’approcher du four et surveiller la cuisson du rôti. Réprimant une grimace,
Jérémy but une longue gorgée de bière sans chercher à rompre le brusque
silence entre eux.
— Toi qui as eu tellement d’aventures, tu n’en as jamais eu assez ?
l’interpella finalement Kyren, d’un ton neutre.
— Assez de quoi ?
— De devoir te maîtriser à chaque instant, précisa-t-il.
Jérémy plissa légèrement les yeux et observa son ami, qui lui tournait le
dos.
— C’est le deal, quand on sort de notre terrain de chasse, Kyren, rappela-t-
il. Si on ne le faisait pas, on se retrouverait avec un sacré problème sur les
bras.
— Je sais, soupira Kyren.
— Écoute, je ne suis pas le mec qu’on vient voir pour un conseil. Je suis le
joker des soirées, des bons plans, mais si tu as déconné à ce sujet, il faut
vraiment que tu en parles à Loukian et…
— Non, ça n’a rien à voir, le coupa-t-il. Et je ne veux pas mêler Loukian à
ça.
— Pourquoi ?
Kyren éteignit le four et en sortit son plat, puis entreprit de découper en
tranches l’énorme morceau de viande à l’aide d’un couteau tout en se
demandant comment parler de ce qui l’ennuyait à son ami.
— Cela concerne un Humain, finit-il par dire.
— Je ne l’aurais jamais deviné, ironisa Jérémy. Mais quel est le problème ?
Tu avais l’air assez inquiet, au téléphone.
Kyren déposa le rôti sur la table et fit signe à son ami de se servir le
premier, assaisonnant pendant ce temps sa salade.
— Est-ce que ça a un rapport avec ton soudain désintérêt pour moi ? le
taquina Jérémy. Ta libido est en berne ?
— Non, répondit-il en levant brièvement les yeux au ciel. Je suis sérieux,
Jé.
— Mais moi aussi, feignit de s’offusquer son ami. Ce n’est pas tous les
jours que le mec qui avait toujours une pensée salace à mon égard en me
voyant se détourne de moi de but en blanc.
Kyren ne put réprimer un sourire et s’assit face à son ami avant de se servir
un morceau de rôti.
— Il y a un type…
— Mignon ? demanda Jérémy.
Revoyant immédiatement avec netteté la silhouette de marathonien, les
cheveux châtains et les magnifiques yeux gris de l’agent Gilroy, Kyren opina
un peu rêveusement avant de sentir comme un tremblement dans sa poitrine.
— Depuis que j’ai croisé ce mec, j’ai des réactions bizarres, Jé.
— Bizarres comment ? s’enquit son ami entre deux bouchées.
— Son odeur… Son parfum est comme imprégné dans mon esprit,
répondit-il. Et quand il était près de moi, j’avais envie de me presser contre
lui et de ronronner…
— Il te draguait ?
— Pas le moins du monde ! Il m’interrogeait à propos d’un de mes
étudiants.
— C’est un flic ? grimaça Jérémy.
— C’est un agent du FBI, soupira Kyren.
— De mieux en mieux.
— Je sais.
« Ne pas impliquer les instances juridiques humaines dans les affaires du
clan, sauf en cas d’absolue nécessité » : telle était l’une des nombreuses
règles à respecter, dans leur monde.
— Qu’est-ce qu’il a fait, ton étudiant, pour avoir le FBI au cul ?
— Il est mort.
Jérémy écarquilla les yeux.
— Ah, merde ! fit-il, faute de mieux.
Kyren se passa de répondre.
— Et ton agent ? Pourquoi t’interrogeait-il ?
— Ils doivent sans doute chercher un mobile ou un indice, pour trouver le
tueur…
— Le tueur ? répéta Jérémy.
— C’est le FBI, Jé. Ils n’enquêtent pas sur un suicide, en général…
Jérémy lui tira brièvement la langue.
— Tu n’es pas un suspect, quand même ? s’inquiéta-t-il brusquement.
— Bien sûr que non, répondit Kyren. Ils ont interrogé tous ses enseignants,
aujourd’hui.
— OK… Mais si ça change, tu en parles à Loukian directement !
— Oui, soupira-t-il.
— Promets-le.
— Je te le promets.
Jérémy hocha la tête d’un air satisfait.
— Bon… Et donc, toi, tu es tombé sous le charme de l’agent du FBI qui te
posait des questions…
— Je ne suis pas sous le charme ! protesta Kyren. Il… Il m’a juste fait
réagir bizarrement ! Depuis que je l’ai vu… Je ne sais pas ce qui m’arrive,
Jé ! J’ai l’impression qu’il me manque une partie de moi-même !
L’expression de Jérémy se figea, son visage pâlit quelque peu. Kyren le
fixa avec inquiétude.
— Jé ? Sais-tu quelque chose ? Qu’est-ce qu’il m’a fait ?
— Je ne suis pas un érudit, Kyren. Je ne sais pas tout ce qu’on raconte à ce
sujet…
— À quel sujet ? souffla-t-il d’une voix blanche.
— Au sujet des flammes jumelles.
— Des quoi ? chuchota Kyren.
— Des flammes jumelles, répéta Jérémy. C’est ce que la plupart des nôtres
recherchent : la personne qui leur est destinée.
— C’est du délire, répondit-il, rejetant farouchement cette idée. Tu es en
train de me parler d’une sorte d’âme sœur ?
— Tu devrais questionner Jacek, à ce sujet, conseilla Jérémy. C’est lui le
plus instruit d’entre nous tous sur les lois et les histoires des nôtres.
— Je le ferai, marmonna Kyren. Il aura certainement une explication plus
rationnelle que ça à me donner. Ce n’est pas possible que ce type soit mon
âme sœur !
— Pourquoi ?
— C’est un Humain !
— Et tu l’es pour moitié.
— Justement ! répondit Kyren, se raccrochant à cette idée comme à une
bouée de secours. Je suis un Demi-Sang ! Ça ne devrait pas exister pour moi !
— Tu sais que certaines personnes seraient prêtes à vendre leur mère, pour
avoir la chance de trouver leur flamme jumelle ?
— Je ne veux pas de ça !
— Si tu le dis.
Kyren hocha sèchement la tête. Jérémy, bien que sceptique, haussa
légèrement les épaules avant de sourire d’un air charmeur à son ami.
— Je peux reprendre du rôti ?
Kyren cligna des yeux à ce brusque changement de sujet puis sourit à son
tour et opina.
— Mange à ta faim, dit-il en désignant le plat d’un geste de la main. J’ai
prévu tout ça pour toi, après tout…
Jérémy lui fit un clin d’œil.
— C’est parfois vraiment dommage que tu ne sois pas une fille.
— J’en serais une, tu m’aurais déjà sautée et larguée comme une vieille
chaussette, répliqua Kyren.
Jérémy ne put que ricaner.
Conscient que son ami ne faisait qu’énoncer la vérité.
3
Depuis son arrivée aux États-Unis et sa rencontre avec Loukian
Vassilevski, Kyren pouvait facilement dire que sa vie avait changé du tout au
tout. Avant de mettre les pieds à Chicago, il pensait être le seul être vivant
capable de se transformer en un animal sauvage. Non pas en loup, comme
dans la majorité des films et des romans sur les Loups-Garous, mais en félin.
En léopard, pour être précis. Tomber nez à nez avec Loukian, qui était
capable de se changer en jaguar, avait fait vaciller son monde.
Grâce à Loukian, alors étudiant en dernière année de droit, il avait
découvert un autre univers. Un milieu où son état de métamorphe ne faisait
pas de lui un monstre, mais un être supposé appartenir à une famille, à un
clan. La raison pour laquelle il n’en avait pas ? Il la connaissait depuis
l’enfance : enfant né d’une agression, il avait été abandonné par sa mère à la
naissance et avait passé toute sa jeunesse dans un orphelinat, puis dans un
centre pour adolescents dits « difficiles ».
Il avait brièvement espéré découvrir d’autres léopards-garous à Chicago,
mais sur ce point, Loukian n’avait rien pu pour lui : il était bel et bien le seul
léopard recensé à des milliers de kilomètres à la ronde. Il avait renoncé à se
mettre à la recherche d’autres léopards, quand Loukian lui avait rappelé qu’il
devrait se soumettre à un chef de clan ou créer sa propre meute, découragé à
l’avance par l'ampleur du travail, car il ignorait tout des lois des
Thérianthropes et de leurs façons de se comporter, comment aurait-il pu
espérer être accueilli dans un clan ? Il y aurait laissé la vie, sa première
rencontre avec Loukian lui avait suffi pour le comprendre.
Après leur rendez-vous, à la sortie de sa première journée de cours, il avait
dû vivre plusieurs jours sous le toit du jeune homme, qui avait soumis son cas
à l’Alpha des Jaguars.
Perdu, partagé entre la curiosité et la frayeur, il avait attendu pendant un
long moment le verdict de celui qui était le chef suprême des jaguars-garous.
Quand il s’était vu accorder le droit de rester sur leur territoire de Chicago, il
avait compris qu’on lui laissait plus que la possibilité de faire ses études : on
lui laissait aussi le droit de vivre.
Loukian, en sa qualité de jeune chef de la meute de Chicago, titre hérité à
la mort de son père, survenue un an plus tôt, l’avait alors pris sous son aile et
lui avait appris à s’en sortir dans ce monde qui était le sien et dont, pourtant,
il ignorait tout.
Cela faisait dix ans, déjà. Depuis, il était devenu un membre à part entière
du clan des jaguars-garous de Chicago, son adoption ayant été votée par ses
membres.
Pourtant, rien n’avait vraiment changé : Loukian le considérait toujours
comme un jeune félin qu’il fallait protéger et conseiller. Cela ne l’ennuyait
pas. Pour tout autre sujet que celui qui le perturbait, il aurait été le trouver
pour avoir son avis, recevoir ses conseils, quémander son soutien et son
apaisement. Mais quand il s’agissait des Humains, Loukian avait tendance à
se montrer obtus, voire irritable, et il préférait éviter de susciter son
courroux : chez les Thérianthropes, la colère d’un dominant se payait
généralement en sang versé. Il préférait ne pas avoir à la subir. Alors, à défaut
de son confident habituel, il allait se tourner vers Jacek Krena, comme le lui
avait conseillé Jérémy. Malgré l’amitié qui liait Jacek et Loukian, il savait
qu’il pouvait compter sur sa discrétion.
Réfléchi, instruit – il avait un diplôme de médecine, même s’il n’exerçait
pas –, Jacek avait, par ailleurs, la qualité d’être né humain. Il était, en effet, ce
que les Thérianthropes appelaient un Impur, un simple humain devenu
métamorphe à la suite d’une agression par un autre Garou. De ce fait, sa
vision des Humains n’était pas aussi déplorable que celle de Loukian et il
savait qu’il pourrait recevoir un avis plus objectif, à travers lui.
Il avait donc choisi de demander au jeune homme de le rejoindre au
Muséum Field, un musée d’Histoire naturelle, s’étant souvenu du malaise que
Jacek avait paru éprouver lorsqu’il l’avait une fois convié à le retrouver au
parc.
Contemplant le plus grand et le plus complet des squelettes de
Tyrannosaurus Rex connu, il ne tourna la tête qu’en percevant l’odeur douce
qui caractérisait le parfum de la peau de Jacek. Celui-ci le salua d’un signe de
tête courtois auquel il répondit avant de s’avancer d’un pas vers lui en
tournant légèrement le menton, lui offrant sa gorge. Jacek frôla sa joue d’un
baiser et s’écarta.
— Tu voulais me voir ?
— As-tu un peu de temps à me consacrer ?
Jacek sourit légèrement et tourna brièvement son regard vers
l’impressionnant squelette.
— Moins que cette pauvre Sue[2], dit-il d’un ton léger. Mais je n’ai pas
d’obligations, cet après-midi.
— Tant mieux, répondit Kyren. J’aurais besoin de tes lumières.
— À quel sujet ? s’enquit son interlocuteur en lui coulant une œillade
intriguée.
— Celui des « flammes jumelles ».
Jacek arqua un sourcil et le considéra des pieds à la tête d’un air songeur en
découvrant une lueur anxieuse dans son regard, mais ne l’interrogea pas.
Jugeant l’endroit peu commode pour discuter d’un sujet aussi grave, il tourna
les talons.
— Suis-moi, recommanda-t-il.
— On va où ? demanda Kyren en lui emboîtant le pas vers la sortie.
— Je t’offre un verre. J’ai l’impression que tu vas en avoir besoin.
Kyren grimaça.
« J’espère bien que non. »

— C’est totalement stupide, Jacek ! Tu prétends que nous avons quelque


part un morceau d’âme manquant incarné dans une autre personne ? Et que
cette personne est née pour être notre compagnon ou compagne ?
Ignorant le ton incrédule et le regard méfiant de son vis-à-vis, Jacek haussa
doucement les épaules et souleva sa tasse de thé. Soufflant sur le liquide
brûlant, il prit le temps d’en boire une gorgée et d’en savourer l’arôme fruité
avant de répondre au jeune homme qui avait commandé un cappuccino.
— Tu voulais savoir ce qu’est le principe des « flammes jumelles », je te
l’ai expliqué.
— Tu dis que les Thérianthropes n’aiment qu’une fois… Aimer, c’est un
jeu foutrement dangereux, Jacek.
— Des âmes sœurs peuvent se détester, sourit faiblement son interlocuteur.
Après tout, la haine n’est que le contraire de l’amour…
— Et que font-ils, dans ce cas ?
— Ils subissent, répondit Jacek. Des flammes jumelles ne peuvent renier ni
se défaire des liens qui les unissent. Il paraît que c’est ce que vit le couple
dirigeant de la meute d’Atlanta.
Kyren frissonna.
— Être coincé avec la personne qu’on déteste, ça doit être le pire des
châtiments, marmonna-t-il.
Jacek opina doucement.
— Ceux qui sont le plus à plaindre sont sans nul doute leurs enfants,
affirma-t-il. Tu connais le plus jeune de leurs fils, je pense.
— Aniki, confirma Kyren avec l’ombre d’un sourire à la pensée du garçon.
C’est un enfant génial.
— Pardon de te contredire, mais ce n’est plus un enfant, Kyren. Il vient
d’avoir dix-neuf ans.
Kyren opina pensivement.
— C’est vrai… Mais dis-moi, pour en revenir à notre sujet : à quoi
reconnaît-on que l’on a rencontré notre flamme jumelle ?
— Le Thérianthrope qui trouve sa flamme jumelle est poussé à en vouloir
la présence, notamment la nuit de pleine lune.
— Pourquoi ? voulut savoir le jeune homme, suspicieux.
— Nous sommes soumis, en tant que métamorphes, à l’attraction lunaire,
rappela Jacek.
— D’accord, répondit Kyren. Mais nous ne sommes pas comme ces loups-
garous de films de série B obligés de nous transformer pour hurler à la lune.
— Certes, s’amusa Jacek.
— Alors pourquoi est-ce qu’on veut la présence de notre âme sœur ?
— Lorsque nous trouvons notre flamme jumelle, nos pulsions sexuelles
sont exacerbées par la pleine lune.
— C'est-à-dire ?
— Nous devons nous unir charnellement, satisfaire nos pulsions. Tant que
nous ne l’avons pas fait, le désir nous taraude jusqu’à nous en faire perdre la
raison. Mais la plupart des Thérianthropes vivent toute leur vie sans la
trouver, Kyren.
— S’ils la trouvent…
— C’est le plus grand des cadeaux faits à notre espèce, quand l’amour est
au rendez-vous entre deux flammes jumelles, répondit Jacek d’une voix un
peu mélancolique.
— Tu parles ! maugréa Kyren. Tu sais s’il est dit que cela tue notre désir
pour autrui ?
— Non, de ce point de vue, rien n’est supposé changer : ton âme sœur est
ton compagnon parfait, rien de plus.
— Alors pourquoi n’ai-je plus rien éprouvé pour Jérémy ?
Jacek émit un léger rire avant de secouer doucement la tête.
— Tu ne t’es pas dit que tu t’étais peut-être tout simplement lassé
d’attendre en vain ce que Jérémy ne pourra jamais t’offrir ?
— Non, admit Kyren.
Jacek lui sourit avec indulgence et prit une gorgée de son thé.
— Selon toi, j’ai les symptômes d’un Thérianthrope ayant trouvé sa
flamme jumelle ? s’enquit Kyren en fronçant légèrement les sourcils.
— Tu en parles comme d’une maladie…
— Je ne veux pas d’une relation, répondit-il. J’aime bien ma solitude.
— Dis plutôt que tu y es habitué, rétorqua tranquillement Jacek.
Kyren détourna le visage, buté. Son vis-à-vis soupira silencieusement.
— Tu ressembles vraiment à Loukian, parfois.
Le jeune homme tressaillit, croyant percevoir une pointe de regret dans sa
voix. Lui jetant une œillade songeuse, observant sa mine impassible, il finit
par se convaincre qu’il s’était trompé.
— Ton retour lui a fait beaucoup de bien, affirma-t-il.
Jacek haussa faiblement les épaules et détourna le regard.
— Il se débrouillerait parfaitement sans moi.
Kyren jugea préférable de ne pas tenter sa chance et garda pour lui ses
réflexions. S’il y avait une chose qu’il avait vite comprise, dans la vie, c’était
qu’il valait mieux ne pas se mêler de ce qui ne vous concernait pas, si vous ne
vouliez pas devenir la cible de la colère d’autrui.
Et il n’avait absolument pas envie de subir un coup de griffes pour avoir
mis son nez dans les affaires de Jacek et Loukian.
— Kyren ?
— Mmm ? fit-il en jetant un regard interrogateur à son compagnon.
— Ta flamme jumelle est un Humain ?
— Comment ? Qui est-ce qui t’a dit ça ? bégaya le jeune homme.
— Tu n’aurais pas fait appel à moi si ça avait été un Thérianthrope,
répondit posément Jacek. On s’entend bien toi et moi, mais tu es plus proche
de Loukian. Or le seul sujet qui met presque immédiatement Loukian en
rogne est celui des Humains et de leur rapprochement avec la meute…
— Il n’y aura pas de rapprochement ! affirma Kyren en secouant vivement
la tête, l’air farouche. Il est hors de question qu’il y en ait un, de toute
manière !
Jacek soupira.
— Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit ou quoi ? Si tu as trouvé ton âme
sœur, tu auras besoin de lui lors de la pleine lune.
— Je n’ai pas trouvé ma flamme jumelle.
Un mince sourire étira le coin droit des lèvres de Jacek sans se refléter dans
son regard.
— T’as vraiment été à bonne école…
Kyren resta silencieux.
Pas vraiment sûr qu’il s’agisse là d’un compliment.
4
— Tu es encore là, Mark ? C’est rare, un vendredi soir.
Quittant des yeux le dossier qu’il consultait, Mark Donan regarda son
collègue en silence.
— En train de relire le profil du tueur ? soupira Cameron. Tu dois le
connaître par cœur, non ?
— Oui. Mais j’ai toujours l’espoir que quelque chose de nouveau me saute
aux yeux…
— Tu es un acharné, mon pote.
— Je sais, répondit Mark d’un ton volontairement léger. Mais je refuse
l’idée qu’on n’arrête jamais ce salaud. Alors, je reprends les bases.
— Tu veux de l’aide pour récapituler ?
— Tu n’as rien de plus réjouissant de prévu ?
— Ce n’est pas comme si quelqu’un m’attendait chez moi, répondit
Cameron avec un haussement d’épaules. Autant gamberger ici avec toi que
ruminer ça tout seul toute la nuit.
Mark lui sourit et opina.
— On se concentre d’abord sur les victimes ?
— OK.
S’installant près de son équipier, Cameron jeta un bref coup d’œil à l’épais
dossier concernant leur affaire.
— Bon… Avec Keith Hill, nous avons aujourd’hui treize étudiants
assassinés en deux ans, sur quatre États différents, récapitula Mark, les
sourcils légèrement froncés.
— Les deux premières victimes étaient des étudiants de l’Université du
Kentucky : George Nelson, vingt ans, et Roger Woll, vingt et un ans, ajouta
son collègue. Un camarade de Nelson les a retrouvés nus dans la chambre du
gamin, sur le campus de Lexington.
— Un as de pique gothique avait été retrouvé à côté des corps, mais la
police avait à l’époque privilégié le crime de haine au vu de l’orientation
sexuelle connue des deux victimes…
— Exact, répondit Cameron sans ciller. Ce n’est qu’après l’assassinat de
James Garney, puis celui de Robin Welch, tous deux étudiants à l’Université
de l’Indiana de Bloomington, qu’un inspecteur de la Criminelle a creusé la
piste de la carte de jeu et fait le lien avec le double meurtre du Kentucky.
— Et avec le meurtre de Scott Ard, sur qui on a découvert le même as de
pique et lui aussi étudiant à l’I.U.B.[3], cela a confirmé la piste du tueur en
série et justifié l’intervention du Bureau[4].
— Les rapports du légiste précisent pour tous qu’il les a tasés pour les
maîtriser et qu’ils ont été torturés ante mortem.
— Il s’est débarrassé des corps dans des endroits fréquentés, pour être
certain qu’on les retrouve vite, ajouta Mark.
— Mais il le fait aux petites heures, pour ne pas être dérangé par un
quidam, précisa-t-il.
— Et il laisse la carte sur les corps, ce qui est sa signature, dit pensivement
son coéquipier.
— Les recherches sur elles n’ont rien donné. Cela n’a pas permis aux
collègues d’identifier un éventuel suspect, rappela Cameron.
— Ces fichues cartes sont vendues en ligne par tout un tas de boutiques,
répondit Mark, blasé. À croire que c’est à la mode, franchement !
— Mmm… Et notre tueur a paru se volatiliser après le meurtre de Scott
Ard…
— Avant de réapparaître dans le Michigan, à Ann Arbor, et ce, pour faire
encore plus de victimes.
— Quatre garçons d’une vingtaine d’années. Encore une constante.
— Oui… Et les collègues ont fait chou blanc, là-bas aussi, soupira Mark.
— Comme nous, ils n’ont pas eu beaucoup d’indices. Le profil de ce tueur
pourrait correspondre à un tas de gens…
Mark acquiesça, maussade.
— Il y avait eu trois morts en Illinois. Keith Hill est le quatrième.
Cameron laissa son regard se perdre sur les noms des victimes inscrits dans
le dossier. Non pas qu’il eût besoin de relire cette liste pour s’en souvenir : il
se souvenait parfaitement d’eux et de son sentiment cuisant d’échec, écho de
celui que ressentait son équipier.
William Buckner, 23 ans
Jose Horne, 22 ans
David Smith, 24 ans
Quand ces trois nouveaux noms étaient venus s’inscrire à la suite de la liste
déjà longue des morts du « Tueur à l’as de pique », c’était à eux qu’avait été
passée l’enquête.
Mais comme les agents des autres États avant eux, ils avaient piétiné. Puis,
les meurtres ayant cessé, ils s’étaient laissé rattraper par les affaires en cours :
ce n’était pas le travail qui manquait !
Et aujourd’hui, ils pouvaient ajouter Keith Hill au nombre des victimes…
Chaque nouveau mort à imputer à ce tueur insaisissable était un rappel
lancinant de leur incapacité à l’identifier et à l’arrêter.
C’était insupportable.
— Toutes ces universités sont publiques, reprit Mark après un moment de
silence. On y enseigne chaque fois la médecine ou les sciences médicales. En
s’intéressant au classement, on remarque qu’elles sont toutes bien cotées :
l’U.K.[5] est l’université des recherches la mieux classée de son État, l’I.U.B.
est l’une des plus prestigieuses du pays, tout comme le campus d’Ann Arbor
qui est, par ailleurs, l’un des plus sélectifs…
— Sauf Northwestern, objecta Cameron en fronçant les sourcils.
— Comment ça ? s’étonna Mark.
— C’est une université privée.
Mark plissa légèrement les yeux, réfléchissant à cette information, puis
hocha la tête.
— Tu crois que ça veut dire qu’il ne se contentera plus des universités
publiques ?
— Je ne sais pas… Cela n’a peut-être aucun intérêt. Les victimes étaient
toutes des étudiants en médecine. Et si… Et si notre tueur était en fait un
étudiant dont la candidature avait été refusée dans ces universités ?
— Ce serait ça, le déclencheur ? Un refus de candidature ? Et il se
vengerait en tuant des étudiants ?
— Je n’ai jamais dit que c’était un mobile sensé, soupira Cameron. Mais le
profil que les gars de la B.A.U.[6] nous ont fait, dit que notre tueur est jeune,
probablement un peu plus âgé que ses victimes, et qu’il a assez de charisme
pour les mettre facilement en confiance avant de s’en prendre à eux… On
pourrait se pencher sur la question, non ?
Mark acquiesça pensivement avant de regarder sa montre.
— Si je demande à notre technicien de croiser des données pour nous à
cette heure-ci un week-end, il va m’étriper…
— Il lui faudra l’autorisation des universités pour mettre la main sur les
noms des étudiants recalés et cela prendra des heures pour obtenir un résultat,
une fois le croisement lancé, précisa Cameron. Avant lundi, nous sommes
pieds et poings liés.
Mark opina.
— Qu’est-ce que tu dirais d’aller boire un verre, alors ? Autant se changer
les idées, si l'on doit attendre lundi. C’est moi qui paie la première tournée.
Cameron sourit.
— Ça marche pour moi !
5
Assis au bar, écoutant la musique qui en faisait se tortiller plus d’un sur la
piste du night-club où Mark avait décidé de l’entraîner, Cameron se fit la
réflexion en sirotant son verre de bière, qu’il pouvait prétexter la fatigue de la
journée pour quitter les lieux.
Après tout, Mark était depuis plusieurs minutes occupé à discuter avec
« Paire-de-seins-oppulents », son regard louchant régulièrement vers le
décolleté généreux de la jolie greluche. La qualité de son babillage aurait déjà
donné la migraine à Cameron ; son coéquipier, cependant, semblait pouvoir
subir cela sans sourciller. La manie de Mark de s’intéresser à des dindes le
rendait perplexe, quoique cela fasse longtemps qu’il avait cessé d’essayer de
comprendre la logique de son équipier avec les femmes.
Achevant son verre, il se pencha pour signaler au jeune homme qu’il
rentrait. Immédiatement, Mark secoua la tête en se désintéressant de la
demoiselle.
— Joe, remets-lui un verre, demanda-t-il au serveur. C’est moi qui paie.
— Mark…
— Un dernier, plaida son équipier. Essaie de te lâcher un peu, Cameron. Si
tu ne trouves personne ici après ce verre, je te laisserai rentrer, promis.
— Cherches-tu à me caser ? s’amusa-t-il, surpris par l’intérêt soudain de
son équipier pour sa vie amoureuse.
— Depuis quand ne t’es-tu fait personne, hein ?
Cameron grimaça légèrement.
— C’est bien ce qu’il me semblait, conclut Mark. Alors, ouvre les yeux et
tente ta chance, d’accord ?
— Comme toi ? railla-t-il en jetant un regard légèrement moqueur vers la
jeune femme qui s’impatientait de voir son ami lui parler au lieu d'elle.
Mark sourit de toutes ses dents.
— Je ne t’ai pas dit d’épouser le premier venu non plus, Cam. Juste de te
décoincer un peu.
— Je ne suis pas coincé.
Honnêtement, il ne l’était pas. Il était simplement quelqu’un de sérieux et
de posé. Il aspirait à une relation stable, contrairement à son papillonneur
d’ami.
Peut-être avait-il tort, peut-être rêvait-il, mais il aspirait à connaître une
relation comme celle qui unissait ses parents, mariés depuis trente-quatre ans.
— Alors, amuse-toi ! lui répondit Mark.
Cameron soupira, mais acquiesça.
S’amuser.
Il en était capable.
Pas vrai ?
*

En pénétrant dans le night-club, Kyren se demanda pourquoi il s’infligeait


une torture auditive pareille. Le volume sonore et la piètre qualité musicale
agressaient ses oreilles sensibles.
D’ordinaire, il fuyait ces endroits bondés comme la peste, préférant traîner
dans les endroits moins bruyants et plus reposants pour son ouïe. Il appréciait
particulièrement la taverne de Seamus, un Thérianthrope du clan des Ours
recevant tous ceux désirant s’arrêter chez lui, Humains ou Thérianthropes,
tant qu’ils ne créaient pas d’esclandres ou qu'ils ne mettaient pas en péril le
secret de leur existence : c’était le terrain des concessions, le lieu de rencontre
des garous d’espèces différentes. Il s’y nouait des amitiés étranges et des
traités de paix entre clans y étaient conclus, parfois.
Pourtant, cette fois, alors qu’il passait devant ce club, quelque chose – il ne
savait pas quoi exactement – l’avait attiré à l’intérieur.
Il se tenait sur le seuil, hésitant à s’avancer plus dans cet endroit si bruyant,
quand l’odeur lui parvint, occultant toutes les autres.
Son odeur.
Kyren se figea brièvement, comprenant enfin ce qui l’avait poussé à entrer
dans ce night-club aux antipodes de ses préférences.
C’était sa présence.
C’était lui.
Ses mâchoires se crispèrent légèrement quand il le découvrit assis au
comptoir près d’un autre homme, après l’avoir cherché quelques secondes
des yeux. Reconnaissant l’agent Donan, il se rendit compte que l’autre
homme draguait une jeune femme. Une tension dont il ne comprenait pas la
raison le quitta en comprenant que les deux agents n’étaient rien de plus que
des amis.
Marmonnant un juron entre ses dents, il amorçait un demi-tour, déterminé
à quitter les lieux, quand il croisa le regard de Cameron. Malgré la distance,
Kyren put voir la surprise écarquiller les yeux de l’agent fédéral lorsqu’il le
reconnut. Refusant de lui donner l’impression de fuir, il releva la tête et, un
air indifférent sur le visage, traversa le club pour aller s’accouder au bar.
— Une bière, demanda-t-il au serveur.
Chez Seamus, il aurait commandé un café sucré, mais ici, dans ce bar qu’il
ne connaissait pas, pour qui le prendrait-on s’il commandait autre chose
qu’une de ces bières si appréciées par les Humains, un vendredi soir ?
Il lui suffirait de boire parcimonieusement pour éviter que les effets
secondaires de ce genre de boisson ne lui montent à la tête. Après tout,
personne ne vérifierait s'il avait bien bu son verre, pas vrai ?
Le barman lui servit rapidement sa commande, qu’il paya sans attendre,
pressé de s’éloigner.
— professeur Lakelan ?
Kyren se crispa légèrement puis jeta un regard peu aimable vers Cameron
qui sourit, amusé de voir l’universitaire lui garder rancune.
— Je tenais à vous présenter mes excuses, dit-il sincèrement. Je ne voulais
pas vous froisser, l’autre jour.
Kyren hésita puis hocha la tête et se détendit imperceptiblement malgré lui.
— J’étais sur les nerfs et je l’ai sans doute mal pris sans raison.
Cameron eut un sourire compatissant.
— J’espère que ce n’est pas quelque chose de grave qui vous avait agacé…
— Un amant d’un soir trop collant, répondit-il avec une pointe de défi. Ça
vous paraît grave, agent Gilroy ?
— Tout dépend s’il est menaçant ou pas, répondit sérieusement Cameron.
Kyren faillit éclater de rire.
— Ce n’est pas une menace, affirma-t-il, moqueur.
— N’hésitez pas à porter plainte, s’il vous importune, insista Cameron.
— Cela n’ira pas jusque-là. Je sais me défendre, agent Gilroy.
— Cameron, rectifia machinalement ce dernier.
Kyren le jaugea pensivement du regard avant d’opiner.
— Kyren, répondit-il finalement.
Le sourire qui fendit le visage du jeune homme lui noua l’estomac et lui
pinça le cœur. Chassant vivement cette sensation de ses pensées, Kyren but
une longue gorgée de bière pour échapper au regard gris du jeune homme,
trop troublé pour penser à l’effet sournois de la bière sur l’organisme des
Thérianthropes.
Cameron détourna légèrement la tête pour dissimuler un sourire, ravi. Il
n’était plus si pressé que ça de quitter les lieux, maintenant qu’il avait
l’universitaire sous les yeux. Universitaire à qui, visiblement, il faisait son
petit effet.
Avec un peu de chance, la soirée – et qui sait, la nuit ? – allait être
intéressante…

*
— Veux-tu danser ?
Kyren cligna des yeux puis fixa Cameron d’un air interloqué, se
demandant s’il avait bel et bien entendu l’agent l’inviter à aller se trémousser
avec lui sur la piste du night-club.
Depuis les excuses du jeune homme, il avait perdu son désir de l’éviter
aussi rapidement qu’une couche de gel fond au soleil. Il pouvait très
certainement imputer cela au charme indéniable de l’agent du FBI qui l’avait
invité à s’installer à ses côtés et avait entamé la conversation sur des sujets
anodins. L’agent fédéral avait réussi à lui montrer qu’il était doté d’un esprit
brillant, pouvait être très amusant et était agréablement cultivé. Sa répartie et
son humour pince-sans-rire lui avaient fait oublier sa méfiance à son égard. Il
en avait même oublié de refuser une deuxième bière. Il se sentait légèrement
euphorique et désinhibé.
Mais il avait certainement des hallucinations auditives. Pour quelle autre
raison Cameron l’aurait-il invité à danser ?
Un sourire en coin naquit sur le visage de son vis-à-vis.
— Tu remues sur le rythme de la musique depuis tout à l’heure, lui dit
Cameron, visiblement amusé. Autant le faire sur la piste, pas vrai ?
— Avec vous agent Gilroy ?
Cameron lui offrit cette fois un franc sourire.
Cette vision fit faire une pirouette au cœur de Kyren. Ou peut-être pouvait-
il accuser les bières ? Les Thérianthropes étaient connus pour ne pas
supporter les effets de l’alcool : leur organisme le traitant plus vite que celui
des Humains, la plupart d’entre eux étaient saouls avec une seule bière.
— Cameron, rappela ce dernier. Je ne suis pas en service, là. Je ne suis
qu’un célibataire qui est venu s’amuser un vendredi soir. Comme toi, non ?
Kyren opina lentement.
— Alors, amusons-nous, décréta Cameron.
Sans lui laisser le temps de protester, il lui prit son verre vide et le déposa
sur le comptoir à côté du sien avant de placer une main ferme au creux de ses
reins pour le guider vers la piste.
La chaleur de ses doigts contre lui fit réagir Kyren, son cœur s’emballant
brutalement. Il préféra mettre sur le compte de la boisson l’intense chaleur
qui se propagea soudainement de ses orteils à ses oreilles.
La main de Cameron quitta lentement ses reins, comme à contrecœur, puis
l’agent entreprit de danser, démontrant rapidement un indéniable sens du
rythme. Kyren n’hésita qu’une seconde avant de l’imiter. Bientôt, désinhibé
par les effets de la bière, ses gestes se firent plus sensuels, la musique lui
emplissant la tête, son corps bougeant au rythme de la musique. Les yeux mi-
clos, il la laissait le soumettre à sa loi, inconscient des regards qu’il attirait,
comme en transe. Hommes et femmes, il les subjuguait, les attirait. Et les
repoussait dès qu’il percevait leur approche, se défaisant gracieusement de
leurs doigts, échappant à leurs tentatives d’étreinte sans qu’ils l’aient
seulement frôlé.
Cameron, qui avait observé leur manège, tenta sa chance après une courte
hésitation. Se glissant derrière Kyren, il dansa avec lui sans le toucher
quelques secondes, laissant sa chaleur se mêler à celle toute proche du jeune
homme. Puis, ne se faisant pas repousser, il osa lui frôler la hanche en se
penchant vers son oreille.
— Tu allumes toute la salle, professeur Lakelan, lui susurra-t-il.
Kyren rouvrit les yeux et s’écarta, le cœur battant à tout rompre.
Non pas parce que le souffle du jeune homme sur sa nuque lui avait soutiré
un agréable frisson, mais bien parce que cela ne l’avait pas dérangé.
Parce que cela lui avait paru normal.
Bien.
Alors qu’avec tout autre, Humain ou Thérianthrope, il aurait vu là une
menace ou un défi.
— Que me fais-tu, Cameron Gilroy ? demanda-t-il, troublé.
Cameron lui flasha un sourire renversant.
— Je te veux, professeur.
— Pardon ? souffla Kyren, médusé.
Le sourire de Cameron se fit entendu.
Kyren s’empourpra.
— Tu es gay ?
— Cela me paraît évident, s’amusa Cameron. Je ne te draguerais pas,
sinon.
Kyren se passa une main sur le visage.
— Je n’aurais jamais pensé…
Cameron se rapprocha de lui jusqu’à pouvoir, s’il penchait la tête, toucher
son front du sien.
— Tu parais troublé, dit-il d’une voix suave. C’est étonnant de la part d’un
homme d’apparence si sûr de lui.
— C’est tout bonnement l’alcool, affirma-t-il en lui jetant une œillade
assassine. Tu ne m’intéresses pas !
Cameron, piqué, l’attira fermement contre lui et souda ses lèvres aux
siennes.
Kyren songea brièvement à le repousser. Il y serait arrivé en usant de sa
force de Thérianthrope, mais il était interdit par les lois des clans de montrer
aux Humains ce dont ils étaient capables.
Ce fut l’excuse qu’il se donna quand il sentit toute envie de résistance
l’abandonner sous la bouche ferme du jeune homme qui emprisonnait la
sienne.
Les yeux clos, ses bras allèrent d’eux-mêmes se nouer sur la nuque de
Cameron qui l’étreignit un peu plus fort, sa langue caressant ses lèvres avant
de s’insinuer presque de force entre elles pour aller à la conquête de sa
bouche.
Avec la sensation qu’un torrent de lave se déversait dans tout son être,
Kyren savoura et lui rendit le baiser, goûtant un maigre arrière-goût de
cigarette et celui, caramélisé, de la bière.
— Ose me dire, Professeur, que je ne t’intéresse pas, souffla Cameron en
s’arrachant brièvement à ses lèvres pour le mettre au défi de répéter ses
propos.
Kyren reprit sa bouche sous la sienne sans répondre. Une chaleur intense se
propagea dans sa poitrine. Percevant une connexion entre eux, une alchimie
particulière entre le jeune homme et lui, il frissonna, éperdu. Sentant un
ronronnement désireux de sortir de sa gorge, le retenant prudemment, il
s’écarta de lui-même des lèvres de Cameron qu’il considéra d’un œil luisant
de désir, le souffle court.
— On va chez toi ou chez moi ? demanda Cameron d’une voix rauque.
— Mon appartement est assez loin…
— Alors, allons chez moi, répondit le jeune homme en lui prenant le
poignet.
Kyren ne résista pas.
« Juste une nuit ne peut pas faire de mal », songea-t-il.
Une nuit de plaisir ne les engageait à rien, ni l’un ni l’autre.
*

L’appartement de Cameron n’était effectivement pas très loin. Ils y


arrivèrent à pied en une dizaine de minutes, à peine.
Cent fois sur le chemin, Kyren avait eu la pensée de tout arrêter, de
s’enfuir le plus vite possible loin de cet homme, conscient que s’il le touchait,
quelque chose changerait irrémédiablement. Mais cent fois, Cameron l’avait
embrassé, comme s’il avait perçu son hésitation, voire sa crainte. Et la
passion les avait embrasés un peu plus chaque fois que leurs lèvres s’étaient
jointes, que leurs doigts s’étaient agrippés, que leurs corps s’étaient frôlés…
Cameron lui ouvrit la porte de son appartement puis l’attira à l’intérieur et
ferma la porte d’un coup de pied avant de le reprendre contre lui, pressant son
corps brûlant contre le sien, ses lèvres sur les siennes, sa langue dans sa
bouche.
Dans l’obscurité du studio, il l’entraîna vers sa chambre sans cesser de
l’embrasser, et tendit une main pour allumer la lampe.
— Ne t’enfuis pas, chuchota Cameron entre deux baisers. Je vais
chercher… dans la salle de bain… D’accord ?
Kyren opina, le cœur battant. S’écartant, Cameron le contempla d’un air
affamé un instant avant de se précipiter hors de la pièce.
Se reprenant quelque peu en son absence, l’odeur du jeune homme flottant
dans la chambre apaisa Kyren qui entreprit de déboucler sa ceinture dans des
gestes calmes.
Cameron, revenant dans la chambre, muni de préservatifs et d’un tube de
lubrifiant, le regarda défaire les boutons de sa chemise l’un après l’autre avec
envie et s’approcha de lui pour l’aider après avoir déposé ses affaires sur le
lit.
— Éteins, demanda Kyren en levant les yeux vers lui, tenant les pans de sa
chemise fermés sur son torse. S’il te plaît…
Surpris par cet accès de pudeur étrange, Cameron hésita avant d’obéir et
d’éteindre la lampe du plafonnier. À la seule lueur de la lune ascendante, il
rejoignit le jeune homme et l’aida à se dévêtir, caressant au passage ses bras
aux biceps bien dessinés, parfaitement musclés, appréciant sa silhouette dans
la pénombre.
Kyren le déshabilla à son tour et Cameron ne put réprimer un frisson de
plaisir quand il lui baisa la peau sensible sous son oreille.
Reprenant sa bouche, il glissa ses mains le long du dos de son amant.
Sentant comme de légères, mais multiples irrégularités sous ses doigts, il
comprit qu’il s’agissait de cicatrices et hésita à poser une question, troublé.
Puis, percevant la crispation de son compagnon, il baissa la tête pour happer
entre ses lèvres un petit bourgeon de chair rosé. Kyren tressaillit avant de le
prendre par la nuque pour lui relever la tête et l’embrasser avec brusquerie.
— Baise-moi, souffla-t-il d’une voix enrouée.
Cameron l’agrippa par les hanches et le renversa sur le lit tout proche avant
de se hisser au-dessus de lui, insinuant une jambe entre les siennes, ses lèvres
repartant fougueusement à la conquête de cette bouche accueillante, ses
doigts caressant avidement le corps de son amant.
Découvrant de multiples cicatrices sur son torse également, Cameron sentit
ses ardeurs se calmer. Bouleversé, s’interrogeant sur le passé de Kyren, il
entreprit de le caresser avec plus de douceur, troquant la passion et
l’affolement des sens par la tendresse.
Ses mains fermes lui caressèrent les flancs, remontèrent vers ses pectoraux.
Kyren ne put réprimer un faible râle quand il titilla ses tétons. Cameron sourit
contre ses lèvres puis sa bouche glissa lentement le long de sa mâchoire, de
sa gorge, de ses épaules, explora son torse et son ventre, et il lécha ses
abdominaux qui frémirent.
À travers le brouillard de désir qui embrumait son esprit, Kyren perçut le
bruit du papier qu’on déchire. Un grognement ténu lui échappa lorsqu’il
sentit Cameron glisser un préservatif sur sa verge. Son souffle s’arrêta quand
il le prit entre ses lèvres. Il porta une main à sa bouche pour étouffer ses
gémissements, sentant ses réactions félines affleurer la surface.
Montant et descendant le long de sa verge, Cameron s’appliqua un long
moment, alternant va-et-vient rapide et succion langoureuse, le rendant fou de
désir. Il le maintenait d’un bras fermement posé sur son ventre plaqué contre
le lit, ignorant ses coups de reins éperdus, l’amenant près de la jouissance
sans la lui accorder. Kyren glissa ses doigts dans la chevelure du jeune
homme.
— Je t’en prie… Cameron… Cam… S’il te plaît…
Cameron releva la tête et le regarda.
Les yeux assombris par la passion, un désir sauvage brillant dans son
regard, la chevelure ébouriffée, les joues échauffées, son amant était l’image
même de la luxure.
Une invitation au péché.
Remontant sur son corps, il l’embrassa à pleine bouche et gémit lorsque
Kyren en profita pour attraper son sexe et le branler fermement. Écartant
rapidement sa main habile, il se recula légèrement et fit basculer le jeune
homme sur le ventre avant de lui écarter les jambes.
Un vent de panique souffla dans l’esprit de Kyren, mais la douceur des
baisers de Cameron sur ses épaules et le long de sa colonne vertébrale le
calma rapidement.
Grisé par l’odeur du jeune homme, apaisé par la chaleur et le poids du
corps de Cameron dans son dos, il le sentit caresser la porte de son intimité
de ses doigts lubrifiés. Un frisson le secoua lorsque son amant inséra
lentement deux doigts en lui pour détendre ses chairs.
— Ça fait longtemps ? Je serai doux, promit Cameron à son oreille d’une
voix rauque comme il acquiesçait d’un hochement de tête.
Kyren resserra ses muscles intimes autour de ses doigts pour toute réponse.
Cameron grogna et mordilla son épaule avant d’ôter ses doigts et de s’écarter
légèrement. Se protégeant rapidement d’un préservatif, il lubrifia
abondamment sa verge puis revint se poster entre les cuisses de Kyren qui se
mit à genoux, tendant sa croupe vers lui.
Cameron appuya son sexe contre son intimité avant d’en forcer l’entrée de
son gland. Kyren mordit l’oreiller pour étouffer un cri.
— Je sais, bébé, souffla Cameron d’une voix rauque, le cœur battant. Je
sais… Ça ne va pas durer.
— Vas-y d’un coup, demanda Kyren entre ses dents serrées.
Agrippant d’une main son épaule et de l'autre tenant fermement sa hanche,
Cameron obéit et plongea en lui jusqu’à la garde, puis s’immobilisa pour
laisser à son amant le temps de s’habituer à son invasion, baisant sa peau,
suivant de sa langue les cicatrices sur son dos.
Écartelé par son sexe roide, partagé entre douleur et plaisir, Kyren se
cambra, lui indiquant qu’il pouvait bouger. Cameron n’attendit pas plus
longtemps pour entamer ses coups de reins, ses assauts secouant Kyren tout
entier.
Cette fois, ce furent ses gémissements que le jeune homme étouffa dans
l’oreiller, soumis à l’expertise sensuelle de son amant qui avait rapidement su
trouver le rythme qui leur convenait à tous les deux, comme s’ils étaient
câblés sur une même fréquence.
Cameron se retira soudainement, lui laissant une frustrante sensation de
vide. Avant qu’il ait compris, le jeune homme le renversa sur le dos et lui
releva les jambes pour lui faire passer ses chevilles sur ses épaules avant de
revenir en lui d’une poussée, tel un conquérant. Kyren se mordit la lèvre
inférieure pour réprimer un râle de plaisir. Cameron se pencha vers lui pour
l’embrasser à pleine bouche.
— Laisse-moi entendre ta voix, souffla-t-il ensuite à son oreille.
Un ronronnement faillit échapper à Kyren quand Cameron mordilla
doucement le creux de son cou. Il le retint de justesse, gémit faiblement à la
place, éperdu. Le plaisir enflait en lui, telle une bulle dans une bouteille de
champagne qui remonte lentement vers la surface, n’attendant que la
libération suprême pour exploser.
Sans cesser ses coups de reins, Cameron attrapa sa verge dans sa main et
lui ôta le préservatif qui la gainait toujours pour le caresser à même la peau.
Kyren se sentit partir et jouit dans un feulement. Cameron le suivit dans
l’orgasme, explosant au creux de son corps, se déversant abondamment dans
sa cage de latex.
Le cœur battant, frissonnant encore de plaisir, le jeune homme se retira et
étendit les jambes tremblantes de Kyren sur le lit avant de jeter son
préservatif et celui de son amant dans la poubelle. Puis, il revint s’étendre aux
côtés du jeune homme haletant pour l’embrasser à nouveau, ses mains
caressant tendrement le corps alangui à ses côtés.
Kyren aurait voulu résister, ne pas apprécier autant les attentions de son
compagnon. D’ordinaire, l’idée même de la tendresse lui était étrangère avec
ses amants : ce n’était que corps à corps, sexe et besoin primaire à combler.
Mais avec Cameron, il se sentait bien. Trop bien, pour avoir la force de
s’écarter quand les bras chauds de son amant l’entourèrent, le blottissant
contre son corps.
La chaleur, le bien-être et l’épuisement combinés le rendirent somnolent
dans les bras de Cameron et il finit par s’endormir malgré lui.
6
La sonnerie désagréable de son réveil tira Cameron du sommeil. Poussant
un grognement peu amène, s’en voulant de ne pas avoir éteint l’alarme la
veille en prévision du week-end, il tâtonna pour arrêter l’appareil puis tendit
la main vers la place à ses côtés. Ses doigts ne se refermant sur rien, il tourna
la tête et soupira en découvrant le vide à ses côtés. Se redressant sur un
coude, il passa sa main sur le drap. Sous ses doigts, la place était froide : son
amant avait quitté le lit depuis un moment.
Se demandant si Kyren était parti prendre une douche, il tendit l’oreille
avec espoir avant de prendre conscience du silence de mauvais augure
régnant dans son appartement. Un soupir déçu lui échappa.
« Pas la peine d’imaginer qu’il est parti acheter des croissants, pas
vrai ? » songea-t-il en s’asseyant.
La sonnette de la porte d’entrée retentit.
Espérant malgré lui le retour de Kyren, il bondit du lit, entortillant ses
hanches dans le drap, jura en se cognant l’orteil contre le pied du lit et se
précipita vers la porte d’entrée en clopinant. Ouvrant la porte à la volée, il
tomba nez à nez avec son coéquipier, vêtu d’un jean Diesel et d’un chandail
sombre. La violence de sa déception le heurta de plein fouet. Il se figea.
— Mark ?
— Quel accueil ! se moqua son équipier en haussant un sourcil railleur. Je
te tire du lit ?
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Cameron sans prendre la peine de
répondre à cette évidence.
— Bah, tu m’as laissé en plan, hier soir. Je venais voir si tu allais bien.
— Comme tu le vois…
— Ouais, on dirait bien que ça va, répondit Mark en pénétrant dans
l’appartement sans qu’il l’y ait invité. Tu m’offres un café ?
— Il faudrait d’abord en faire, grommela Cameron.
— Pas de problème. Va prendre une douche, je m’en occupe.
Cameron ravala un soupir et tourna les talons pour se diriger vers la salle
de bain.
— Hey, Cam ? le retint Mark.
— Quoi ? grommela-t-il en lui jetant un regard par-dessus son épaule.
— C’était chaud, cette nuit ?
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
Mark eut un sourire matois.
— Parce que je ne sais pas quel type t’as ramené ici, mais il t’a laissé de
belles traces sur le corps…
Cameron rougit légèrement et s’éloigna vivement dans la salle de bain sous
le rire légèrement moqueur de son ami.
*

À la sortie de la douche qu’il avait prise brûlante, comme à son habitude,


Cameron contempla un peu rêveusement les marques sur son corps en
s’essuyant.
Un sourire béat étira ses lèvres alors qu’il repensait au second round qu’il
avait vécu la nuit dernière.
Après deux petites heures de sommeil, il avait été tiré des limbes par un
mouvement de Kyren. Sentir le corps chaud du jeune homme glisser contre le
sien avait suffi à réveiller son désir. Il avait profité du sommeil de son amant
pour le caresser à loisir, s’émerveillant de la réceptivité de son corps sur
lequel ses doigts jouaient en virtuose.
Quand les doigts de Kyren s’étaient soudain refermés sur sa nuque pour
l’attirer à sa bouche et lui voler un baiser torride, il n’avait eu aucun scrupule
à enfiler un préservatif avant de plonger une nouvelle fois au creux de son
corps. Les doigts de son amant s’étaient enfoncés dans son dos, avec une
force telle qu’il avait gémi, hésitant entre excitation et douleur.
Le grognement qu’avait poussé Kyren avant de lécher, sucer et mordiller
chaque parcelle de peau à sa portée avait achevé de hisser son désir à son
paroxysme. Et quand son amant avait joui en lui mordant l’épaule, il l’avait
accompagné dans l’extase la plus longue qu’il ait connue.
À l’idée de ne pas lui avoir demandé son numéro, la veille au soir, il se
maudit. Avant de se rassurer bien vite en se rappelant qu’il savait où il
travaillait.
Parce qu’il était hors de question qu’il laisse échapper cet homme. Pas
après avoir passé une soirée aussi intéressante à ses côtés et connu entre ses
bras un plaisir aussi grand.
Déterminé, il s’habilla et quitta la salle de bain pour rejoindre Mark. Ce
dernier, assis dans le canapé, une tasse de café à la main, lui jeta un regard
interrogateur.
— Alors, tu me racontes ta soirée ?
— Pourquoi je ferais ça ? demanda Cameron en allant se servir une tasse.
— Allez, sans moi, tu aurais passé ta soirée à te morfondre devant un navet
à la télévision, rappela Mark. Tu pourrais partager tes exploits nocturnes. Je
veux des détails croustillants.
— Non, répondit-il fermement. Ma vie sexuelle ne te concerne pas.
— Bon, j’aurais essayé, soupira son ami en lui offrant une mine boudeuse.
De toute façon, l’état de ton dos me dit que c’était bon.
Cameron mordilla sa lèvre inférieure, le regard brillant. Mark ne put
s’empêcher de rire.
— OK, OK, dit-il, narquois. C’était même plus que bon, vu ta tête. Tu vas
le revoir ?
— Je vais tout faire pour, répondit Cameron honnêtement.
— Ha, ha ! fit son ami avec un grand sourire.
— Mais je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment intéressé, temporisa-t-il
immédiatement.
Mark haussa les sourcils.
— Pourquoi, si c’était torride, cette nuit ?
— Justement. C’était juste une nuit, répondit Cameron en venant s’asseoir
non loin de lui. Il n’était plus là, quand je me suis réveillé.
Mark plissa les yeux.
— Tu as vérifié qu’il ne t’avait rien volé ?
— Oh, bon sang, Mark ! se récria Cameron en lui jetant un regard ahuri.
Ce n’est pas son style ! Et puis, franchement, je comprends que tu ne restes
jamais avec une fille si tu penses tout de suite à mal !
— Excuse-moi d’être prudent, railla Mark. Et puis, qu’est-ce que tu
connais à son style, si c’est juste un type que tu as ramassé en boîte ?
— Ce n’est pas juste un type, grommela-t-il.
— Comment ça ? Tu le connais ?
Cameron opina.
— Et je le connais ? s’enquit Mark.
— C’est Kyren Lakelan.
Mark resta un instant silencieux, perplexe, avant d’écarquiller les yeux.
— Le prof ?
Cameron acquiesça.
— Ben ça alors ! fit son ami, profondément surpris. Le petit professeur
cache bien son jeu, dis-moi ! Tu… Attends un peu ! Tu pensais que c’était
lui, quand tu m’as ouvert, pas vrai ?
— Ouais, admit-il en réprimant une grimace.
— Je comprends ta déception si tu espérais remettre le couvert, répondit
son ami avec un soupçon d’ironie.
— Oh, ça va, la ferme ! marmonna son ami sans pouvoir s’empêcher de
rougir.
Mark ricana, amusé par son embarras. Cameron plongeant dans la
dégustation de son café, il acheva sa propre tasse tranquillement.
— Et toi ? s’enquit Cameron au bout d’un moment de silence. Tu as pu
mettre « Paire-de-seins-oppulents » dans ton lit ?
Mark grimaça.
— Elle voulait que je reste toute la nuit. J’ai dû prétexter un rendez-vous
urgent à l’autre bout de l’État ce matin pour pouvoir me tirer.
— Et elle n’a pas réclamé ton numéro ? s’étonna Cameron.
— Bien sûr que si, répondit Mark. Mais je pense que j’ai dû m’emmêler
dans les chiffres.
— Tu n’es qu’un mufle, Mark, décréta son ami dans une moue moqueuse.
Tu mériterais de tomber sur une briseuse de cœurs qui te mènerait la vie dure
à son tour.
Mark éclata de rire.
— Il n’y a pas de risque ! Je ne tombe que sur des greluches.
— Tu ne cherches que ça, répondit Cameron.
— Tout le monde ne peut pas se dégoter un charmant universitaire, ironisa-
t-il.
Cameron sourit, un éclat un peu rêveur revenant dans son regard. Mark
secoua la tête et poussa un soupir.
— Tu te verrais, là…
— Quoi ? s’étonna Cameron.
— Il a fait son petit effet sur toi. Ou alors, c’est juste parce que tu n’avais
pas pris ton pied depuis si longtemps…
Cameron haussa les épaules avant de jeter un œil du côté de la chambre.
— Allô la lune, railla Mark comme il se faisait de nouveau rêveur.
— Cette nuit était… géniale, avoua-t-il.
— J’ai cru comprendre.
— Oui… Mais en fait, ce n’était pas que cette nuit, soupira Cameron. La
soirée a été super. Il est intelligent, drôle, vraiment sympa…
— Et c’est un bon coup, ajouta Mark, ironique.
Cameron lui jeta un regard torve.
— Tu peux être sérieux deux secondes ?
— Bah, je suis sérieux, répondit-il. C’est important, le sexe.
Cameron passa une main dans ses cheveux, l’air désabusé.
— Ose prétendre que tu aimerais le revoir si tu n’avais pas pris ton pied
avec lui ?
— Je ne sais même pas si ça l’intéresserait, de me revoir…
— Si ça a été aussi bon pour toi que pour lui, je ne vois pas pourquoi ça ne
serait pas le cas.
— Me dit le mec qui applique presque à la lettre la règle du « jamais deux
fois », railla Cameron.
— Cam, je t’ai dit de t’amuser, pas de te trouver un petit ami, répondit son
ami en fronçant les sourcils.
— Pourquoi pas ? Il a tout ce qui m’attire…
— Et il s’est carapaté pendant ton sommeil, rappela Mark.
— Il avait peut-être un truc à faire…
— Un samedi matin ? railla Mark.
— Il a peut-être des copies à rendre lundi à ses étudiants…
— Ton amant se conduit comme moi et tu lui trouves des excuses ? Alors
qu’en général, tu me descends en flèche pour ce comportement de « mufle » ?
— Il n’est pas toi.
— Tu es vraiment tombé sous son charme, hein ? Tu es désespérant, tu
sais ? Est-ce que tu tombes amoureux de tous les mecs que tu sautes ?
— Je ne suis pas amoureux, protesta Cameron. Ne va pas trop vite en
besogne, quand même ! J’ai passé une excellente soirée et une nuit…
inoubliable, mais ça ne signifie pas que je sois raide dingue de lui.
— Je ne suis pas aveugle, marmonna Mark. Tu as tout du mec qui est en
train de se faire prendre dans une saleté de filet.
Cameron lui tira la langue.
— Tu es juste jaloux parce que Kyren n’est pas une greluche, lui.
— Moi ? Jaloux ? fit Mark, légèrement piqué. Tchh ! Qu’est-ce qu’il ne
faut pas entendre, je vous jure ! Pourquoi j’aurais envie de tomber
amoureux ? Cela finit toujours mal !
— Tu es défaitiste.
— Réaliste, répondit son ami, buté. Tous les types que je connais et qui ont
fait la connerie de se marier ont divorcé dans les cinq ans qui ont suivi ! Ça
sert à quoi, franchement ?
Cameron hésita puis haussa les épaules.
— Je préfère souffrir et avoir connu l’amour, même douloureux, même
éphémère, plutôt que rester sur le banc de touche.
— Tu dois être masochiste ! grimaça son ami en quittant le canapé pour
aller rincer sa tasse dans l’évier.
Cameron ne répondit pas.
— Puisque ton petit-copain n’est pas là, ça te tente de venir avec moi au
stand de tir ? proposa Mark.
Le jeune homme arqua un sourcil avant de soupirer silencieusement.
— OK. Mais Mark…
— Quoi ?
— Il faudrait vraiment qu’on te trouve une autre occupation que le boulot.
Mark lui jeta un regard méfiant en essuyant sa tasse.
— Quoi ? s’enquit Cameron.
— Je me méfie des gens qui sont en train de tomber amoureux ou casés,
répondit son ami. Ils sont tous pris d’une farouche envie de caser les autres, à
leur tour !
— Ne t’inquiète pas, se moqua Cameron, je ne voudrais pas infliger ça à
une pauvre fille.
Mark ricana et rangea sa tasse près du percolateur.
— Bon, tu es prêt ? Parce que ce n’est pas en restant le cul sur ton canapé
que tu parviendras à être un meilleur tireur que moi.
— Je suis déjà meilleur que toi, affirma Cameron en se levant pour aller
récupérer ses affaires dans sa chambre.
— Dans tes rêves seulement mon pote !
Quand Cameron revint quelques instants plus tard, il sourit de le voir
passer une veste pour dissimuler son holster d’épaule et son arme.
— Le holster de ceinture est plus pratique, tu sais ?
— Chacun son truc, John Wayne.
Attrapant ses clés, il lui ouvrit la porte et le laissa sortir avant lui de
l’appartement. Bien décidé à lui montrer qui, d’eux deux, était vraiment le
meilleur tireur.
*
Roulé en boule dans son fauteuil préféré, la joue sur l’accoudoir en cuir,
Kyren fixait sans la voir la rivière Chicago, incapable d’apprécier la vue qui
pourtant l’avait toujours apaisé.
Depuis son réveil dans les bras de Cameron, il n’était qu’angoisse et
tourments : jamais quitter un amant à l’aube ne lui avait paru aussi difficile,
jamais se retrouver seul dans son appartement ne l’avait autant laissé
désemparé.
Il commençait sérieusement à craindre que Jacek lui ait dit la vérité,
concernant les âmes sœurs.
Parce qu’il ressentait l’envie de voir Cameron.
Pire que l’envie, il en éprouvait même le besoin. Un besoin aussi vif que
celui de respirer.
Il désirait son regard, son sourire, sa voix, sa peau, sa chaleur. Mais il ne
pouvait pas assouvir ce besoin tourmentant : Cameron était un Humain et lui,
un Thérianthrope. Désir ou non, besoin ou pas, il devait éviter l’agent fédéral
s’il ne voulait pas être banni de son clan d’adoption. Ou mettre Cameron en
danger.
7
Kyren avait espéré, en arrivant plus tôt à Northwestern, qu’il pourrait
échapper à Ted Haynes. C’était sans compter sur l’opiniâtreté de l’autre
homme, qui, non content d’avoir saturé son répondeur de messages, était
venu sonner à sa porte cinq fois durant le week-end. Ayant reconnu son
odeur, il n’avait ni prononcé un mot ni ouvert à l’indésirable. Cela n’avait,
visiblement, pas suffi pour faire comprendre à son collègue qu’il n’avait rien
à attendre de lui puisqu’il se tenait assis au bureau trônant devant le tableau
de l’amphithéâtre dans lequel il devait donner sa première heure de cours de
la journée.
« Peut-être que porter plainte pour harcèlement serait finalement la bonne
solution ? » songea-t-il en se souvenant de la suggestion de Cameron.
Ou peut-être pouvait-il se changer en léopard et lui montrer ses grandes
dents. Il était sûr que cette vision suffirait à faire fuir ce pot de colle… L’idée
lui soutira un sourire furtif avant qu’il ne la chasse fermement de son esprit.
Ce genre de folies, il les avait toujours évitées, même dans sa jeunesse. Il
n’allait pas céder à la tentation maintenant. Il avait trop à y perdre, à
commencer par la vie : parler des Thérianthropes aux humains était un crime
passible de mort.
— Tu m’évites ! l’accusa Ted Haynes alors qu’il approchait pour déposer
la mallette contenant son ordinateur portable sur le bureau.
— Oh ? Alors tu l’as remarqué ? railla-t-il.
— Pourquoi ?
Kyren le regarda d’un air désabusé en ouvrant la housse en néoprène noir
qui protégeait son ordinateur.
— J’avais été clair, Ted, non ? C’était juste une nuit entre toi et moi.
— Mais Kyren, ça colle si bien entre nous !
Kyren réprima difficilement un grognement peu amène.
— Non, Ted.
— Mais…
— Toi et moi, c’était une lamentable erreur, le coupa-t-il fermement.
— Tu dis juste ça parce que tu as peur de t’engager, Kyren. Mais nous
avons tellement de points communs…
— Des points communs ? répéta Kyren, médusé. Tu ne sais rien de moi,
Ted !
— Je ne suis pas d’accord, je…
— Et tu es l’un des pires coups de ma vie, pour tout t’avouer !
Son ancien amant sursauta et blêmit.
Kyren se pinça l’arête du nez entre deux doigts après avoir inspiré
profondément, tâchant de reprendre son calme, regrettant la rudesse de ses
propos.
Il n’avait pas pour habitude de se montrer méchant, avec ses amants. Il
prenait du bon temps avec eux quelques heures et puis, en adultes conscients
et consentants, ils se séparaient en bons termes.
Il n’avait jamais laissé sous-entendre quoi que ce soit qui pouvait laisser
espérer le contraire à son collègue. Il trouvait l’obstination du biologiste
dérangeante, certes, et il avait espéré que son collègue se lasserait, cependant
il n’avait pas prévu de se montrer désobligeant.
Ce n’était pas dans sa nature.
Il était connu pour être quelqu’un de toujours courtois.
Jamais encore il n’avait perdu son flegme comme ce matin. Était-ce à
cause du besoin atroce qui l’avait tenaillé tout le week-end ?
Il s’était senti comme un homme abandonné dans un désert, taraudé par un
violent désir d’eau fraîche pour étancher une soif torturante. Sauf qu’il
n’avait pas envie d’eau, mais de Cameron. Il désirait le goût de sa peau, la
chaleur de son corps de marathonien, le son de sa voix grave, son odeur virile
où se mêlait faiblement le parfum désagréable du tabac froid, le goût de ses
lèvres sur lesquelles il avait perçu l’arôme du café.
— Je pensais qu’on allait bien ensemble, lui dit son amant éconduit d’une
voix un peu faiblarde.
— Tu t’es trompé, répondit-il sans réussir à adoucir son ton. Alors, fiche-
moi la paix, maintenant, d’accord ?
Le biologiste opina et quitta un peu vivement l’amphithéâtre. Kyren
soupira avant d’installer son ordinateur portable au centre du bureau et de
l’allumer. Il y branchait le vidéoprojecteur quand un bruit lui fit tourner la
tête vers l’entrée de l’amphithéâtre, craignant le retour de son collègue.
La vision de Mark Donan, qui l’observait depuis le seuil, le fit ciller.
— Je peux vous renseigner ? demanda-t-il.
L’agent fédéral franchit le seuil et avança vers lui sans répondre.
— Si vous cherchez le doyen…
— C’est vous que je suis venu voir, professeur Lakelan, l’interrompit
Mark.
— Que puis-je pour vous ?
— J’ignorais qu’une université aussi prestigieuse avait des professeurs qui
n’étaient pas citoyens américains…
Kyren se raidit légèrement.
— Je ne vois pas pourquoi cela ne serait pas autorisé, agent Donan, dit-il
d’une voix posée. Après tout, je suis un résident permanent.
— Vous avez votre carte verte sur vous, pour le prouver ?
— Dois-je vous la montrer, agent Donan ?
Mark acquiesça d’un signe de tête. Kyren prit son portefeuille dans la
poche intérieure de sa veste et en sortit sa carte verte qu’il tendit sans un mot
à l’agent fédéral. Mark l’étudia longuement. Si longuement que Kyren en vint
à en éprouver un profond malaise.
— Vous la montrez aussi vite que votre attirail personnel ? demanda Mark
en lui rendant sa carte.
— Pardon ? souffla Kyren, surpris.
Comprenant brusquement la raison de cette visite-surprise, il sentit la
colère l’envahir.
— En quoi mes mœurs vous regardent-elles, agent Donan ? demanda-t-il
un brin sèchement.
— Vos mœurs me regardent, quand elles impliquent mon meilleur ami,
répondit l’agent fédéral en plongeant son regard dans le sien.
— Il me semble que c’est un grand garçon.
— Je ne prétends pas le contraire. Mais je vous déconseille de jouer avec
lui, professeur Lakelan.
— C’est une menace, agent Donan ? s’enquit-il en se retenant difficilement
de montrer les dents, rageur.
— Un conseil, plutôt.
— Oh, très bien, fit Kyren. Alors, laissez-moi vous conseiller une chose, à
mon tour, agent Donan : ne vous montez pas la tête pour une histoire d’une
nuit !
Mark ne recula pas quand il voulut aller allumer le vidéoprojecteur. Kyren
fronça les sourcils puis, cédant à l’agacement, l’empoigna par le bras et le
conduisit manu militari jusqu’au seuil de la pièce.
— Vous devriez éviter de poser les mains sur un agent fédéral, observa
Mark en se dégageant de sa poigne. Ça pourrait vous créer des ennuis, vous
savez ?
— Je n’en ai rien à branler, de qui vous êtes. Vous n’avez rien à me
reprocher, je suis en règle et ma vie privée ne vous regarde pas. Alors à
moins que vous ne désiriez assister à mon cours, foutez le camp de mon
amphithéâtre, conseilla Kyren d’une voix assourdie alors que l’agent fédéral
posait sur lui un regard un peu surpris. Et si vous avez d’autres questions à
poser sur la validité de ma carte verte, adressez-vous à mon avocat !
Sans lui laisser le temps de répondre, il ferma la porte de l’amphithéâtre au
nez de Mark. Se massant pensivement le bras, ce dernier quitta le bâtiment
pour rejoindre sa voiture et prendre la route pour se rendre à son travail. Il
était certain d’une chose, Kyren Lakelan, résident permanent, n’était ni un
intellectuel dépourvu de muscles ni quelqu’un qui se laissait facilement
impressionner.
*

Kyren tentait d’oublier cette désagréable visite en passant en revue le cours


qu’il allait présenter à ses étudiants, quand on frappa à la porte de
l’amphithéâtre. Songeant à de possibles questions de la part de l’un d’eux, il
répondit distraitement :
— Entrez.
L’odeur qui l’assaillit dès que la porte s’ouvrit lui fit tourner la tête
vivement, le cœur battant. La vision de Cameron suffit à le faire frissonner.
D’un pas nonchalant, un sourire engageant aux lèvres, le jeune homme le
rejoignit sur l’estrade.
— Salut…
— Bonjour, répondit Kyren d’un ton qui se voulait neutre.
Remarquant qu’il tentait de maintenir une certaine distance entre eux,
Cameron hésita puis prit son courage à deux mains.
— Je suis venu t’inviter à déjeuner.
Kyren fronça les sourcils avant de baisser les yeux sur ses notes, fuyant le
regard gris du jeune homme et l’effet ravageur qu’il avait sur lui.
— Ou à dîner, si tu as plus de temps en soirée, ajouta Cameron devant son
silence.
— Écoute, j’ai mis deux mois à me débarrasser de mon dernier amant d’un
soir, lui dit-il en feignant de trier ses notes pour ne pas avoir à le regarder. Je
préférerais ne pas avoir à recommencer avec toi.
— Je suis juste venu t’inviter à partager un repas avec moi…
— C’est très gentil, répondit Kyren. Vraiment. Mais je n’ai pas le temps
aujourd’hui.
— Demain, alors ?
— Non, je…
Cameron posa une main sur son poignet et pencha la tête vers lui,
cherchant son regard. Des picotements parcourant sa peau au contact de la
sienne, l’effluve du parfum du jeune homme l’entourant comme un doux
manteau réconfortant, Kyren ne put résister et plongea ses yeux dans les
siens, le cœur battant, la gorge un peu serrée.
— J’ai envie de te revoir.
— C’est une très mauvaise idée, répondit-il d’une voix mal assurée.
Cameron sourit légèrement, presque tendrement, et se rapprocha encore de
lui, sa main tenant toujours le poignet de l’universitaire.
— Moi, je pense qu’au contraire, c’est une idée parfaite…
— Cameron…
— J’ai pensé à toi tout le week-end, chuchota presque ce dernier d’une
voix rauque. J’aurais aimé que tu sois encore là, samedi matin.
Le désir qui brillait dans ses yeux gris fit frissonner Kyren. Cameron fit
encore un pas en avant. Sentant le bord du bureau derrière ses cuisses, Kyren
se retrouva pris au piège entre le meuble et son amant, dont il sentait la
chaleur tout proche.
— Cam…
— Oui ? souffla Cameron en penchant la tête vers lui.
Kyren avala difficilement sa salive, son regard glissant malgré lui vers les
lèvres du jeune homme. Un sourire les incurva, puis Kyren les vit se
rapprocher dangereusement de lui. Sa raison lui hurla de se dégager, mais il
n’esquissa pas le moindre mouvement, tétanisé. Et quand elles furent sur les
siennes, il ne put que fermer les yeux en refermant ses doigts sur l’avant du
pull du jeune homme, Cameron avalant son soupir d’abandon. La douceur du
baiser échangé le fit légèrement trembler.
— Un déjeuner ? chuchota Cameron contre ses lèvres.
— J’ai déjà quelque chose de prévu, répondit-il dans un souffle tremblant.
Cameron mordilla sa lèvre inférieure avant de la lécher d’une langue
séductrice.
— Un dîner, alors ?
— Je ne veux pas d’une relation sérieuse…
— Qui te parle d’une relation ? répondit Cameron entre deux baisers sur sa
gorge, lui soutirant de délicieux frissons. Je te parle d’un dîner.
— Je…
Un petit gémissement lui échappa et il plia légèrement le cou alors que
Cameron mordillait délicatement sa peau.
— Cameron, protesta-t-il faiblement.
— Donne-moi ton numéro de portable, professeur, susurra Cameron à son
oreille. Je passe te prendre à dix-neuf heures trente chez toi.
— Tu n’as pas mon adresse, répondit Kyren, le cœur battant.
— Je l’aurai. Je suis du FBI, après tout.
Kyren parvint à reprendre un peu de sang-froid pour le repousser
légèrement.
— Merci de me le rappeler ! dit-il, son agacement réveillé. J’ai assez d'un
agent sur le dos !
Cameron fronça les sourcils.
— Quel agent ? demanda-t-il.
— Ton équipier, répondit Kyren en l’obligeant à se pousser pour s’éloigner
de lui, mettant une prudente distance entre eux.
— Qu’est-ce qu’il te voulait ? s’enquit Cameron.
— S’assurer que je ne te briserai pas le cœur, probablement, railla Kyren.
« Non, mais de quoi se mêle-t-il, cet idiot de Mark ? » songea Cameron en
réprimant un juron.
Des bruits de pas nombreux attirèrent l’attention de Kyren vers la porte de
l’amphithéâtre. Comprenant que les étudiants de son amant arrivaient et qu’il
ne pouvait plus s’attarder, Cameron le rejoignit et lui vola un bref baiser, sans
se soucier du sursaut et du regard désemparé que lui jeta le jeune homme.
— Je passe te prendre chez toi, ce soir, à dix-neuf heures trente, répéta-t-il.
Et ne t’inquiète pas pour Mark : j’en fais mon affaire, il ne t’ennuiera plus.
— Je n’ai pas besoin d’un chevalier servant, ne put s’empêcher de
répondre Kyren, bougon.
Cameron lui dédia un sourire qui lui noua la gorge, lui coupa le souffle et
fit virevolter un million de papillons dans son estomac.
— À ce soir, professeur, lui dit Cameron d’une voix suave. Passe une
bonne journée…
Kyren ne put qu’opiner faiblement et le regarda sortir de l’amphithéâtre
quelques secondes avant l’arrivée de ses premiers élèves.
8
Mark accueillit Cameron avec un sourire qui se figea quand, l’expression
coléreuse, son ami posa ses mains à plat sur son bureau et se pencha vers lui.
— Si tu retournes voir Kyren une seconde fois, je te casse le nez, Mark,
ami ou pas, le prévint-il d’une voix assourdie.
— Il t’a déjà appelé à la rescousse ? sourit Mark, un rien narquois. Il est
moins solide que je le croyais.
— Il ne m’a pas appelé, dit un peu durement Cameron. J’ai été l’inviter à
dîner, andouille !
— Tu t’es tapé le campus pour ça ?
— Je n’ai pas son numéro.
— Je suppose que tu l’as, maintenant, railla son ami.
— Non, grogna Cameron.
— Non ?
— Non ! Parce que ton sujet est venu dans la conversation et que j’ai
oublié de le lui soutirer !
— Le lui soutirer ?
— C’est quoi exactement, la partie que tu n’as pas saisie dans ce que je t’ai
dit samedi ? Je t’ai dit qu’il n’était pas intéressé !
— Il a accepté le dîner ? s’enquit son équipier avec un petit sourire
moqueur.
— Oui, répondit Cameron en fronçant les sourcils.
— Alors soit tu as une chance de lui faire changer d’avis, soit il te posera
un lapin, répondit Mark.
— Je vais le chercher chez lui, objecta Cameron.
— Au cas où, souviens-toi que je ne suis pas contre l’idée de manger à
l’œil, se moqua son ami.
— Et toi, souviens-toi de ne pas te mêler de ce que je fais avec lui !
— C’est son côté « exotique » qui te plaît ? railla Mark.
— Pardon ?
— Ne viens pas me dire que tu n’as pas remarqué son subtil accent ?
Cameron le regarda en silence. Mark haussa les épaules.
— Ton charmant professeur est Suisse, lui apprit-il. Il est arrivé ici avec un
visa étudiant. La qualité de ses recherches et ses publications durant sa thèse
ont poussé Northwestern à désirer ses services comme professeur ; c’est
l’université qui a fait la demande pour qu’il obtienne une carte de résident
permanent, ce qu’il est depuis un peu plus de deux ans. Il n’a pas de casier
judiciaire, bien évidemment.
Cameron secoua la tête et se redressa.
— Tu as fouillé dans son passé… De quel droit ?
— Il était l’un des professeurs de l’une des victimes, je me suis dit qu’une
recherche ne pouvait pas faire de mal.
— C’est…
Cameron s’interrompit et passa une main dans ses cheveux en soupirant
avec lassitude.
— Ne fais plus jamais ça, Mark.
— Je voulais juste savoir dans quoi tu mettais les pieds.
— Tu te prends pour mon père ?
— Non. Pour ton équipier et meilleur ami.
Cameron pinça brièvement les lèvres, mais ne put réprimer tout à fait son
sourire.
— C’est toi qui le dis, ça.
— Je suis ton meilleur ami, affirma Mark sans ciller.
— Tu t’es autoproclamé comme tel.
— Certes. Mais ça n’en reste pas moins vrai.
Cameron ne nia pas. Mark sourit.
— J’irai m’excuser, si tu veux ? proposa-t-il.
— Ah non ! dit vivement Cameron. Il va déjà falloir que je répare les pots
cassés ! Parce que tu ne m’as pas vraiment aidé, tu vois ? Alors tu restes loin
de lui, compris ?
— Et si tu finis par vraiment en faire ton petit ami officiel ? Qu’est-ce que
je ferai ?
— Tu te démerderas à ce moment-là.
— T’es dur, se plaignit Mark.
— Tu es passé à deux doigts que je te casse le nez, Mark ! Alors, tiens-toi à
carreau, maintenant, en ce qui concerne mon histoire avec Kyren si tu ne
veux pas te retrouver avec un nez de boxeur dans un avenir proche.
— C’est bon, j’ai compris, bougonna Mark. Si on ne peut plus prendre soin
de ses potes…
Cameron leva brièvement les yeux au ciel.
— Remettons-nous au boulot, décréta-t-il.
— Les universités ont réclamé un mandat, pour avoir accès aux noms de
leurs recalés, lui dit son équipier.
— Et tu as fait ton numéro de charme pour convaincre l’assistante du
procureur de nous en fournir un, alors que nous n’avons qu’une intuition ?
supposa Cameron.
Mark lui offrit un sourire étincelant.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Ton air satisfait, répondit Cameron dans un soupir.
— Je suis toujours heureux de mettre mon talent au service de mon
travail…
Cameron renifla, une mimique sarcastique sur le visage.
— « Talent », mes fesses ! grommela-t-il.
— Tout à fait sans intérêt pour mon radar, désolé de te décevoir, répondit
Mark, narquois.
Cameron ne put s’empêcher de rire en allant s’asseoir derrière son bureau.
Conscient qu’ils allaient devoir attendre le mandat pour pouvoir faire quelque
chose d’utile sur le dossier du « Tueur à l’as de pique », il laissa son regard se
perdre un instant vers les fenêtres, aspirant à ce que la journée passe vite pour
retrouver enfin Kyren.

*
Déposant les clés de son appartement sur la console en bois sombre, Kyren
ferma la porte d’entrée derrière lui puis s’y adossa et laissa échapper un
profond soupir.
Toute la journée, il avait donné son cours dans un état second, toutes ses
pensées parasitées par la venue matinale de Cameron et son baiser.
Pouvait-il encore se leurrer ? Non. Visiblement pas. Il avait mémorisé
l’odeur de son parfum et le goût de sa bouche, la chaleur de son corps et la
fermeté de ses muscles…
Ce dont Jacek lui avait parlé était bel et bien en train de se produire.
C’était déjà produit.
Il était foutu.
Il voulait cet homme.
Il le désirait de toutes les fibres de son corps.
Cameron était véritablement sa « flamme jumelle », son compagnon
parfait.
S’il ne réagissait pas très vite, « l’unification » serait inévitable.
Laissant échapper un juron, il s’écarta de la porte d’entrée et alla décrocher
le combiné de son téléphone fixe pour composer le numéro de son ami
Jérémy, espérant un conseil ou une invitation à le rejoindre à une soirée
quelconque, qui lui donnerait une excuse valable pour éviter Cameron. Mais
le jaguar-garou ne répondit pas. Il hésita avant de raccrocher lorsque le
répondeur s’enclencha.
Peut-être était-ce le destin ?
Peut-être ne devait-il pas éviter ce rendez-vous ?
À lui d’être assez adulte pour mettre les points sur les i avec Cameron et lui
faire comprendre que rien ne pourrait fonctionner entre eux.
Même s’il était sa flamme jumelle.
Même s’il ne trouvait plus jamais un autre compagnon parfait.

Il était près de dix-huit heures trente quand on frappa à la porte de


l’appartement. Kyren fronça les sourcils et vérifia sa montre avant de
percevoir l’odeur familière d’un des membres de son clan de jaguars-garous.
Et pas n’importe lequel. Loukian Vassilevski. Le chef de la meute de
Chicago.
Il se précipita vers la porte, rendu nerveux par cette visite impromptue.
Malgré leur amitié, il n’oubliait pas que Loukian restait avant tout son chef
et qu’il avait droit de vie et de mort sur lui. Les visites-surprises d’un
Thérianthrope ayant autant de pouvoir sur la vie d’autrui n’étaient pas à
prendre à la légère.
Ouvrant la porte, il se retrouva nez à nez avec un véritable colosse aux
yeux verts pailletés d’or et à la chevelure d’ébène. La mâchoire carrée, les
traits virils, le regard inflexible, tout en Loukian donnait l’impression qu’il
possédait une volonté de fer et une force brutale énorme. Pour l’avoir déjà
admiré dans un combat sous sa forme animale, Kyren savait que ce n’était
pas qu’une impression : Loukian était un fauve indomptable et fier que seul le
paisible Jacek parvenait à apaiser.
— Loukian, le salua-t-il en lui offrant un sourire de bienvenue. Entre, je
t’en prie. Que me vaut cet honneur ?
Loukian pénétra dans l’appartement sans quitter Kyren des yeux. Le jeune
homme ferma soigneusement la porte derrière son invité-surprise puis rejeta
la tête en arrière, lui offrant sa gorge en un signe de soumission.
Loukian le saisit un peu rudement par les épaules, le faisant légèrement se
crisper sous la douleur, puis pencha la tête vers sa gorge. Kyren le sentit le
flairer un peu avant de percevoir la sensation effrayante de ses dents frôlant
son cou.
— Loukian ?… souffla-t-il d’une voix blanche en le sentant refermer ses
dents sur sa peau, à hauteur de sa jugulaire.
Loukian s’écarta après avoir serré un peu plus fort la chair tendre.
— J’ai parlé à Jacek.
Kyren sentit son cœur manquer un battement.
— À quel sujet ? demanda-t-il d’une voix troublée.
— Ne joue pas à ce jeu-là avec moi, petit, conseilla froidement Loukian en
se redressant pour le toiser d’un regard sévère. Jacek est revenu assez
perturbé de votre petit rendez-vous, l’autre jour. Il m’a tout dit, quand je l’ai
interrogé.
— Je…
— Tu sais ce que je pense des relations inter-espèces !
— Je n’avais pas l’intention de donner suite, affirma-t-il, la gorge nouée.
Je…
Loukian eut un geste d’agacement. Kyren recula légèrement, se tassant
quelque peu sur lui-même, les yeux fixés sur les mains de son ami, prenant
soin de lui montrer sa soumission. Loukian s’en aperçut.
— Jacek m’a expliqué qu’il s’agissait peut-être de ta flamme jumelle,
grinça-t-il. Alors, bien sûr que tu vas devoir donner suite.
— Je ne…
— Je connais nos légendes à ce sujet, Kyren ! le coupa un peu sèchement
Loukian. Si cet homme est ta flamme jumelle, tu auras besoin de lui, les nuits
de pleine lune.
Kyren le regarda avec désarroi.
— Je n’ai jamais voulu ça, Loukian…
— Je sais, se radoucit ce dernier en tendant une main vers sa joue qu’il
caressa doucement. Mais tant que la pleine lune n’est pas passée, nous ne
saurons pas s’il est vraiment ta flamme jumelle. S’il ne l’est pas, tant mieux.
Et dans le cas contraire…
— Quoi ? souffla Kyren, le cœur battant.
— Nous réfléchirons à ce qu’il conviendra de faire.
— Loukian…
— Dans tous les cas, qu’une chose soit bien claire, Kyren : interdiction de
lui parler de ce que nous sommes.
— Il ne saura rien, promit-il.
— Même s’il est ta flamme jumelle, insista Loukian. Tu devras garder le
silence sur ce que nous sommes.
— Je te promets qu’il n’en saura jamais rien, affirma Kyren.
— Je l’espère, grommela son ami. Parce que c’est ta tête, que tu joues.
— Je sais, répondit-il d’une voix mal assurée.
Loukian le regarda longuement, ses yeux vifs reflétant parfaitement la
dangerosité dont il pouvait faire preuve sous sa forme de jaguar.
Kyren frissonna quand il l’attira à lui, mais ne résista pas. Loukian glissa
son visage dans son cou et poussa un profond soupir avant de ronronner
doucement. Le jeune homme ferma les yeux en se détendant immédiatement,
rassuré par l’odeur de son chef de meute qui l’enveloppait comme un cocon
protecteur.
— La prochaine fois que tu auras un problème, viens me voir, conseilla
Loukian gravement. Moi. Pas Jacek.
— Oui…
— Même si ça concerne un Humain.
— Oui, répéta Kyren docilement.
Loukian s’écarta.
— Quand dois-tu le revoir ?
— Ce soir, avoua Kyren. Il m’a invité à dîner.
Loukian grogna légèrement, mais hocha la tête.
— Je suppose que si ce que Jacek en dit est vrai, tu ne pouvais pas faire
autrement que d’accepter… Mais ça ne me plaît pas, Kyren. Tu aurais dû
venir m’en parler directement.
— Je ne voulais pas t’importuner avec ça…
Loukian fronça légèrement les sourcils.
— Kyren, tu fais partie de ma meute, rappela-t-il. Et tu es mon ami. C’est
mon rôle, de t’aider.
Kyren lui sourit faiblement avant d’acquiescer.
— Jérémy m’a conseillé Jacek, pour sa grande culture… Et je ne voulais
pas le croire quand il m’a parlé des flammes jumelles, mais je…
— Tu ?… l’encouragea Loukian.
Kyren soupira et leva vers lui un regard empli de désarroi.
— Je l’ai dans la peau, Loukian. Je n’ai jamais ressenti ça pour personne…
Je ne le connais même pas plus que ça et pourtant, quand il n’est pas là, c’est
comme si l'on m’avait amputé d’une partie de moi…
Son ami et chef de meute ferma brièvement les yeux, l’air accablé.
— Bon… Je dois réfléchir à ce qu’il en est, Kyren. Je ne peux pas agir
contre le lien qui unit deux flammes jumelles… Mais il faut que je réfléchisse
à la situation.
— Je comprends…
Loukian lui offrit un sourire réconfortant puis l’étreignit à nouveau
brièvement.
— Je dois y aller, dit-il en ouvrant la porte de l’appartement. Je te tiens au
courant.
— D’accord, murmura Kyren. Merci…
Loukian opina puis s’éloigna, le laissant refermer la porte derrière lui. Une
fois à nouveau seul, Kyren s’adossa contre la porte d’entrée, les jambes
légèrement flageolantes. Il avait la sensation d’avoir échappé de peu à un
accident mortel.
9
— Tu sais ce qu’il m’a dit hier ? Qu’il trouvait que j’y allais avec le tact
d’un rouleau compresseur !
Son sandwich à deux petits centimètres de ses lèvres, Mark se stoppa
bouche bée et il contempla Cameron. Son collègue, l’air outré, hocha la tête.
— Mot pour mot, affirma-t-il.
— Rassure-moi, souffla Mark après avoir retrouvé sa voix. Tu ne me
parles pas de sexe, pas vrai ?
Cameron sursauta légèrement.
— Non ! dit-il en fronçant les sourcils, lui jetant un regard noir. Tu ne vas
pas faire comme lui, hein ? Il n’arrête pas de tout vouloir ramener au sexe,
entre nous !
— Tu sais que tu me bassines avec ça tous les jours depuis votre dîner ? Et
ça fait quoi ? Deux semaines ?
— Deux semaines, quatre jours, dix-sept heures et trente-quatre minutes
pour être exact.
— Tu as compté ? Non, mais tu es un grand malade, toi, tu sais ?
— Mais il n’arrête pas de répéter qu’il ne veut pas d’une relation sérieuse !
se plaignit Cameron. Dès que je lui montre mon affection, il trouve une
excuse pour filer à l’anglaise !
— On ne peut pas forcer les gens à désirer une relation s’ils n’en veulent
pas, observa Mark. Et puis, tu n’es pas un peu trop présent ?
— Quoi ?
— Tu lui téléphones tous les jours, rappela son ami. Et tu le vois très
souvent… Il a peut-être besoin de respirer ? Laisse-lui un peu d’air.
Cameron fronça le nez à cette idée.
— J’ai l’impression que si je fais ça, je peux m’attendre à le voir
disparaître de ma vie sans laisser la moindre trace…
— On est du FBI, tu finirais par le retrouver, affirma Mark d’un ton pince-
sans-rire.
Cameron soupira et lui jeta un regard dépité.
— Je sais que ça doit te paraître dingue, Mark, mais… Plus le temps passe,
plus je sais que c’est le bon.
Mark leva les yeux au ciel.
— Les cœurs changent et les amants passent, Cam.
— Pas avec lui.
Son ami haussa les épaules, perplexe, mais compatissant.
Pour le « bon » comme l’avait dit Cameron, il lui semblait que son ami
avait choisi un bien farouche spécimen…

Kyren était en train de manger son sandwich à la dinde en corrigeant des


copies d’étudiants, quand son téléphone se mit à retentir. Le son était au
minimum, par égard pour ses oreilles sensibles, mais il ne put l’ignorer.
Reconnaissant le numéro de Cameron, il se maudit d’avoir retenu par cœur
les coordonnées de son amant.
— Quoi ? lâcha-t-il fraîchement en décrochant.
— Hey ! fit la voix de Cameron qu’il sentit désappointé par sa froideur.
Bonjour, Kyren…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Eh bien, rien… J’appelais juste pour prendre de tes nouvelles. Comment
ça va, aujourd’hui ?
— Aussi bien qu’hier, répondit-il, les sourcils froncés et la mine revêche.
— Tu as l’air de mauvaise humeur…
— Sans blaguer… Écoutes, je suis occupé, là.
— Oh, je comprends… Je ne vais pas te retenir longtemps, je voulais juste
entendre ta voix… Tu es libre, ce soir ?
— On s’est déjà vus hier, Cameron, rappela-t-il dans un soupir.
— J’ai envie de te voir.
— J’ai beaucoup de travail.
— Tu as dit la même chose hier. Et on s’est vus quand même.
« Et avant-hier, ainsi qu’avant avant-hier », songea Kyren, agacé par son
incapacité à résister à la présence du jeune homme.
C’était beaucoup plus facile de lui dire « non » par téléphone qu’en se
perdant dans ses yeux et Cameron l’avait bien compris : malgré son refus, il
s’était présenté la veille à son appartement et il s’était laissé convaincre par la
chaleur de ses baisers, l’envoûtement de son parfum et le charme de ses
prunelles grises.
La chair était faible…
— Je n’ai pas envie.
Il y eut un blanc au téléphone.
— On n’est pas obligé de faire l’amour, observa Cameron. On pourrait
simplement dîner ensemble, discuter de choses et d’autres ou regarder un
film, comme le font les autres couples, et…
Kyren se hérissa.
— Je n’ai vraiment pas envie de te voir, ce soir ! dit-il d’une voix
légèrement grondante. Tu m’étouffes, Cameron ! C’est plus clair, cette fois ?
Et pour la millième fois, nous ne sommes pas un couple ! Alors, fiche-moi la
paix, OK ?
— J’ai compris ! riposta Cameron d’une voix soudainement dure. Trouve-
toi un autre plan cul, puisque c’est tout ce que je suis visiblement pour toi,
Kyren ! J’en ai marre que tu me rejettes à chaque fois !
Perturbé par la douleur qu’il avait perçue dans la voix du jeune homme,
Kyren se retrouva pendant plusieurs secondes à écouter comme un idiot la
tonalité irritante du téléphone, lui faisant comprendre si tant est qu’il en ait
besoin, qu’il venait bel et bien de se faire raccrocher au nez.
C’était une première.
Et ça ne lui plaisait guère.
Fronçant le nez, ignorant farouchement la pointe de remords qui le
tenaillait, il éteignit son portable et le glissa dans sa mallette en cuir avant de
reporter son attention sur les copies de ses étudiants.
Il se découvrit rapidement incapable de se concentrer sur les épreuves
rendues par ses élèves.
Pestant tant et plus, il remballa les copies, s’empara de sa mallette et quitta
les lieux d’un pas rageur, frustré.

Mark comprit, en voyant Cameron revenir s’asseoir à son bureau, la mine


fermée, que les choses ne s’étaient pas passées comme il l’espérait.
Il était habitué, depuis plusieurs jours, à ce que le jeune homme disparaisse
quelques minutes pour passer un coup de fil à son universitaire d’amant.
Cameron revenait rarement gai comme un pinson, mais souvent, un sourire
frôlait ses lèvres malgré tout, preuve que quoi qu’en dise son amant, le
courant passait bien entre eux.
Mais pas cette fois.
Retenant un soupir, il déposa son stylo et observa son équipier, se
demandant pourquoi il s’entêtait à ce point pour un homme qui, visiblement,
refusait de s’engager sérieusement dans leur relation.
— Tu veux en parler ? finit-il par demander d’une voix tranquille.
— Il n’y a plus rien à dire, répondit Cameron d’un ton froid. Et on a du
boulot, je te rappelle.
Mark ravala une grimace.
Il connaissait ce ton, chez son coéquipier : c’était celui qu’il avait eu, en lui
annonçant sa rupture un peu plus d’un an plus tôt. Il n’avait jamais aimé le
prétentieux avec qui son ami sortait à l’époque et avait fait pas mal d’efforts
pour le tolérer en voyant Cameron s’investir dans leur relation. Quand son
petit ami l’avait laissé tomber pour un abruti, il avait été soulagé, mais
Cameron en avait souffert. Et c’était cette même souffrance qui durcissait sa
voix, à présent.
— Tu sais ce qu’on dit… un de perdu, dix de retrouvés !
Cameron lui jeta un regard noir et se leva. Mark le vit prendre son arme de
service dans le tiroir de son bureau et la glisser dans son holster d’épaule.
— Où vas-tu ?
— Je retourne sur la dernière scène de crime.
— Si longtemps après les faits ? Tu n’y trouveras plus rien !
— J’ai besoin d’air.
— Je t’accompagne, soupira Mark.
— J’y vais seul !
— Cam…
— Fous-moi la paix ! gronda son ami en s’emparant de sa veste. Je n’ai pas
besoin ni même envie de la compagnie d’un deuxième habitué du one-night
stand pour l’instant ! C’est plus clair ?
Mark fit la moue, mais ne chercha pas à le suivre.
C’était visiblement pire qu’il ne l’avait cru, cette fois.
10
Les étudiants quittèrent la salle de cours dans un brouhaha qui assourdit un
instant Kyren. Se laissant tomber sur sa chaise plutôt qu’il ne s’y assit, il posa
ses coudes sur le bureau, enfouit sa tête entre ses mains et ferma les yeux,
nauséeux, un début de migraine lui battant les tempes.
— Je vais supposer que tu es malade.
La voix grave de Loukian le fit sursauter. Se rejetant en arrière, il ouvrit
vivement les yeux et aperçut Jacek trois pas derrière son ami. Le regard
inquisiteur, Loukian le regarda un long moment avant de se pencher vers lui.
Kyren courba le cou, lui offrant sa gorge dans un geste de soumission.
— Tu ne nous avais ni sentis ni entendus, observa Loukian en se
redressant.
— Non, admit Kyren, penaud.
Loukian s’écartant, il se leva lentement. Jacek vint l’étreindre brièvement,
en profitant pour le saluer à la manière des Thérianthropes en glissant lui
aussi son visage dans son cou.
— Tu n’es pas malade, affirma-t-il en se redressant.
Kyren le regarda en silence.
— Tu es sûr, Jacek ? demanda Loukian en contemplant le visage pâle et les
cernes sous les yeux du jeune homme. Il n’a pas l’air vraiment en forme,
pourtant.
Jacek haussa les épaules et considéra Kyren d’un air réprobateur.
— La pleine lune est demain.
Loukian soupira.
— Qu’as-tu fait de ton Humain ? demanda-t-il à voix basse.
Kyren grimaça.
Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas vu Cameron.
Depuis qu’il s’était fait raccrocher au nez par le jeune homme, il n’avait
plus eu de ses nouvelles. Sur le coup, il en avait été soulagé. Mais le soir
venu, il s’était surpris à attendre avec impatience un appel ou une visite-
surprise de son entêté d’amant.
Comme un idiot en mal d’amour, il avait été incapable de s’endormir, ce
soir-là. Comme tous les autres depuis, d’ailleurs. Il ne trouvait plus le repos,
loin de la chaleur du jeune homme. En à peine trois semaines, Cameron
s’était comme insinué sous sa peau.
— Kyren ?
Le ton impérieux, bien que bas, de Loukian demandait une réponse à sa
question. Kyren baissa les yeux.
— On n’est plus ensemble, je crois.
Jacek jura tout bas. Loukian le regarda d’un air soucieux avant de reporter
son attention sur Kyren.
— Tu crois ? répéta-t-il.
— Je… Je l’ai repoussé un peu méchamment, l’autre jour.
— Tu l’as blessé ? grogna Loukian. Aurais-tu oublié qu’il est interdit de…
— Je crois qu’il voulait dire « en paroles », intervint posément Jacek. Les
mots sont parfois plus cruels que les coups.
Loukian cligna des yeux puis soupira, agacé.
— C’est peut-être ta flamme jumelle, Kyren, tu sais que tu ne peux pas
l’éloigner sans être sûr qu’il ne l’est pas ! Selon les légendes, s’il est ton âme
sœur, tu auras besoin de lui le temps de la pleine lune !
— Ça ne peut pas être si terrible que ça…
Jacek croisa les bras sur son torse.
— Si tu es sans ton âme sœur à la pleine lune, tu risques de devenir fou,
Kyren. Le lien te poussera à le vouloir à tes côtés, à le désirer,
douloureusement. Et plus tu résisteras, plus la douleur sera grande, et plus ton
esprit sera atteint.
— Ne pouvez-vous rien faire pour bloquer le lien ? demanda Kyren,
désespéré. Loukian ne pourrait-il pas utiliser un ordre de chef de clan et…
Jacek secoua la tête.
— Rien ne peut interférer dans le lien des flammes jumelles. Pas même
l’interdit d’un Alpha.
Kyren, abattu, se rassit et glissa une main lasse dans ses cheveux.
— Est-il donc si terrible d’avoir la chance de trouver l’être que la vie te
destine ? soupira Jacek. S’il était cruel, je comprendrais, Kyren. Mais il te
traite bien et tu apprécies sa compagnie, n’est-ce pas ?
Kyren détourna les yeux.
— Là n’est pas la question…
— Au contraire, toute la question est là, répondit Loukian. Tous les
Thérianthropes rêvent de trouver l’être qui leur est destiné, même si beaucoup
se contentent d’un amour ordinaire.
Jacek considéra leur chef de meute d’un air étrange.
— Eh bien, pas moi ! protesta Kyren. J’étais parfaitement bien tout seul !
Je n’avais pas envie d’une âme sœur !
— Je conçois que le fait qu’il soit humain…
— Humain ou Thérianthrope, je m’en contrefiche ! le coupa Kyren,
désemparé. J’étais… Tout était bien plus simple avant lui !
Loukian hocha sombrement la tête.
— Rien ne dit qu’il est vraiment ta flamme jumelle, de toute façon…
Jacek soupira.
— Loukian, rien qu’à sa tête, tu sais aussi bien que moi qu’il a trouvé son
âme sœur. Se voiler la face est inutile.
Kyren ne put réprimer un gémissement.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Ramper, répondit Jacek.
Kyren lui jeta un regard incrédule. Jacek haussa les épaules avec
impuissance.
— Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain, Kyren. Et demain soir, crois-
moi, ton orgueil sera la dernière chose dont le lien s’inquiétera.
— Si je vais le voir, il croira qu’il a gagné, objecta-t-il faiblement.
— Gagné quoi ? grommela Loukian.
— Il croira qu’on est un couple.
Jacek eut un sourire moqueur.
— S’il est ton âme sœur, comme je le pense sincèrement, alors il aura
raison, Kyren : vous êtes un couple. Un couple d’êtres prédestinés l’un à
l’autre, faits l’un pour l’autre.
Kyren, désemparé, ne répondit pas.
Présenté comme ça, ça avait l’air terriblement romantique.
Et sincèrement effrayant.

« Ramper » avait dit Jacek.


Kyren était loin d’imaginer à quel point son ami avait raison avant d'être
confronté au silence radio de Cameron.
Contemplant son portable d’un air dégoûté, il se retint difficilement de le
briser en deux et de le jeter dans la poubelle la plus proche sous le coup de sa
frustration : il était évident que Cameron lui raccrochait au nez, car il tombait
toujours sur sa boîte vocale. Il avait laissé un message, la première fois, avant
de comprendre que le jeune homme refusait tout simplement de prendre ses
appels.
Sans doute l’avait-il blessé plus qu’il ne l’avait voulu, en refusant de le
voir l’autre jour. Honnêtement, il n’avait pas eu l’intention de lui faire du
mal, mais il avait été terrifié par la tournure que prenait sa relation avec
Cameron et par son incapacité de plus en plus grande à lui résister.
Après tout, il était un léopard-garou. Un être solitaire, comme la panthère
qu’il était sous sa forme animale.
Réservé et méfiant, il n’avait pas l’habitude de partager plus que quelques
heures de plaisirs avec ses partenaires ou amis.
Il ne l’avait jamais souhaité, la seule personne l’ayant un tant soit peu aimé
étant morte par sa faute.
Des années durant, élevé dans un centre pour enfants placés et orphelins, il
n’avait connu ni tendresse ni gentillesse. Ce n’était qu’à l’adolescence qu’il
avait été pris sous l’aile de l’enseignant de mathématiques du centre, le
professeur Harari, après qu’un adolescent l’ait si sauvagement battu qu’il en
avait perdu connaissance.
Ancien alpiniste, célibataire dans l’âme, l’homme avait eu un accident en
montagne des années auparavant et en était resté boiteux. L’ayant pris en
affection, il l’avait encouragé dans ses études, lui avait permis d’étancher sa
soif de connaissance, lui avait donné le goût des sciences et avait fait de lui
un excellent alpiniste, ses talents naturels de léopard-garou se combinant avec
une formation sérieuse de grimpeur.
Pourtant il n’avait pu empêcher Harari de faire une chute mortelle.
Une chute dont il était l’unique responsable.
Comme tous les étés depuis qu’Harari l’avait pris sous son aile, ils étaient
partis escalader une montagne. Pour ses dix-huit ans et à l’occasion de son
diplôme, Harari l’avait entraîné au Népal. Ils avaient atteint le sommet d’une
falaise quand un léopard, suivant son odeur, l’avait débusqué. Il n’avait eu
d’autre choix que de muter pour se défendre.
Harari, choqué, avait payé de sa vie le silence qu’il avait tenté de garder sur
sa véritable nature, chutant de plusieurs dizaines de mètres, bousculé
vicieusement par le léopard lors de la bataille qu’il avait eu à livrer pour avoir
la vie sauve. Le combat s’était achevé quand il avait réussi à acculer le
léopard sur le bord de la falaise à son tour.
Son adversaire, les pattes postérieures glissant désespérément sur la paroi
de la falaise à la recherche d’un appui, l’avait cruellement mordu à la gorge,
cherchant à l’asphyxier et à l’entraîner dans sa chute.
Il avait pensé à se jeter dans le vide pour en finir et venger Harari en se
tuant avec son meurtrier. Mais finalement, le léopard avait perdu prise et
avait chuté seul.
Ensanglanté, épuisé, meurtri par la mort brutale du brave homme qui
l’avait chaleureusement élevé, il était resté au sommet de la falaise un long
moment avant de s’enfuir. Il avait repris forme humaine dans le bivouac,
avait fait disparaître ses affaires et avait quitté le pays, fuyant les questions
gênantes qu’on aurait pu vouloir lui poser au sujet de la disparition d’Harari.
C’était avec en tête la vision de son père adoptif chutant de la falaise qu’il
avait mis les pieds sur le sol américain.
Si sa rencontre avec les jaguars-garous lui avait permis de se faire des
amis, jamais plus il ne s’était autorisé à devenir proche d’un humain. Et
jamais il n’avait été tenté de rester dormir ou de laisser dormir un amant chez
lui avant que le destin ne mette Cameron sur sa route.
Il n’avait dû qu’à une peur sournoise d’avoir pu lutter contre la tentation et
lui interdire de dormir à ses côtés. Il savait que Cameron avait très mal vécu
de se faire jeter dehors après des étreintes brûlantes les premières fois.
Ensuite, il s’était visiblement fait une raison, car il n’avait plus jamais fait
mine de rester dormir à ses côtés. Kyren avait bien noté la frustration qui
brillait dans son regard gris au moment de le quitter, cependant. D’ailleurs,
son amant n’avait pas caché qu’il voulait une vraie relation.
Cameron s’était suffisamment accroché, réclamant régulièrement qu’il leur
laisse une chance malgré ses rejets plus ou moins volontaires, pour qu’il en
soit pleinement conscient.
Pourtant, depuis qu’il lui avait raccroché au nez après avoir haussé le ton,
l’autre jour, Cameron n’avait plus donné signe de vie. Alors que lui, de son
côté, n’avait pas cessé de penser à lui, à son plus grand dam…
Et c’était pour cette raison qu’il se trouvait actuellement devant l’antenne
locale des bureaux du FBI au lieu d’être en train de corriger les copies de ses
étudiants bien au chaud chez lui en ce début de soirée.
Il dut néanmoins se rendre à l’évidence en arrivant devant le portique de
sécurité : pénétrer dans les locaux à la recherche de Cameron ne se ferait pas
sans mal.
Il passa d’abord sous un détecteur de métaux, puis vit s’avancer vers lui un
agent de sécurité. Quand il donna son nom et demanda à voir Cameron
Gilroy, l’agent attrapa sa radio et contacta la sécurité de l’étage où le jeune
homme travaillait après lui avoir demandé d’attendre. Kyren prit son mal en
patience et se tint tranquille sous le regard circonspect du vigile. La radio de
ce dernier émit un bruit qui lui vrilla les tympans. Grimaçant, il détourna
légèrement la tête et ne put pas saisir ce qu’on disait au gardien.
— Roger[7], dit celui-ci avant de regarder Kyren. Désolé, Monsieur, mais
l’agent Gilroy ne veut pas vous recevoir.
Kyren se crispa.
— Pardon ?
— Il va vous falloir partir.
Kyren resta un instant immobile, digérant mal de se faire renvoyer comme
un malpropre, d’autant plus qu’il pouvait voir une lueur narquoise au fond
des yeux du vigile, avant de tourner les talons sans un mot.
Repassant sous le portique de sécurité sans s’arrêter, il quitta les lieux.
Bien décidé à ne plus jamais y mettre les pieds.
*

Mark s’adossa à sa chaise de bureau et croisa les bras sur son torse en
fixant Cameron d’un regard perçant. Son coéquipier fronça les sourcils,
ennuyé, et tenta en vain de se concentrer sur les éléments concernant leur
enquête.
— Quoi ? finit-il par lâcher en jetant un regard noir à son ami.
— Tu n’aurais pas dû le voir ? demanda Mark.
— Qu’il aille au diable ! râla Cameron. Lui et moi, c’est de l’histoire
ancienne.
— De trois jours.
La mine fermée, Cameron secoua la tête.
— On n’a plus rien à se dire.
— Il était peut-être venu s’excuser…
Cameron ricana.
— Kyren Lakelan, s’excuser ? Je crois que tu n’as pas bien cerné le
personnage ! Pourquoi s’excuserait-il ? Il n’en a jamais rien eu à foutre, de
moi !
Mark soupira silencieusement en percevant la rancœur dans la voix de son
ami. Il le savait fort affecté par leur rupture et aurait préféré qu’il prenne le
temps de recevoir Kyren, au lieu de s’entêter.
— Tu as raison, dit-il d’un ton faussement indifférent. Je ne vois même pas
pourquoi je m’intéresse à l’idée que, peut-être, il a réalisé que tu lui
manquais. Il regrette peut-être.
Cameron le foudroya du regard.
— Qu’est-ce qu’un mec comme toi sait des regrets ? attaqua-t-il.
— Plus que tu le crois, répondit Mark avec un brin de sécheresse en se
levant, n’appréciant pas de se voir piquer de la sorte. Mais ce ne sont pas mes
problèmes ! Débrouille-toi !
Cameron se mordit la joue quand son ami prit sa veste et quitta son bureau
après avoir lâché un bref et sec : « Bonsoir ! ».
Un soupir lui échappa et il passa une main sur son front avant de fermer les
yeux, las. Se levant lentement, il passa sa propre veste et rassembla des
documents dans l’espoir de finir de les étudier chez lui, au calme.
Il savait qu’il finirait par payer ses heures d’insomnie, mais le manque en
lui était tel qu’il passait de longs moments à se retourner à la recherche de la
chaleur de la peau de son amant. Autant mettre à profit ses longues heures
solitaires pour tenter de trouver l’erreur de leur tueur…
11
Après s'être fait éconduire par Cameron, Kyren avait pris la direction de la
taverne de Seamus. Contrairement à son habitude, il commanda un whisky.
Pour ne pas susciter de questions de la part de Seamus, il prit soin de passer
sa commande à un serveur humain et alla s’installer avec son verre dans un
recoin sombre.
Il se fichait bien de savoir qu’il ne serait certainement plus capable de
raisonner au bout de deux gorgées. L’alcool engourdirait son esprit, effacerait
ses tourments, au moins le temps d’une nuit. Il n’en demandait pas plus.
Se faire rejeter aussi froidement, par l’intermédiaire d’un inconnu au
regard railleur, avait blessé son amour-propre, mais il supposait n’avoir reçu
que ce qu’il méritait. Après tout, il avait bien entendu la douleur dans la voix
de Cameron et n’avait rien fait pour s’excuser plus tôt. Comme un crétin, il
avait cru pouvoir ignorer le bien-être qu’il avait ressenti durant ces quelques
jours avec lui. Il avait pensé pouvoir se passer de sa peau, de son corps, de sa
présence, aussi facilement qu’il avait traversé les années en solitaire. Mais le
manque était tel qu’il avait l’impression d’avoir un trou béant à la place du
cœur.
Vidant son verre d’une longue gorgée, il ferma les yeux en laissant l’alcool
lui brûler la gorge, grimaçant légèrement sous le goût sec et puissant du
whisky.
Sous ses paupières closes, il revit l’expression de son amant lors de leur
dernière nuit ensemble et ravala à grand-peine un grondement de frustration
en rouvrant les paupières, hanté par la tendresse peinte alors sur les traits de
Cameron.
Toutes les cartes avaient été faussées dès le départ. Que cela lui plaise ou
non, qu’il se sente l’envie ou non d’avoir un compagnon, Cameron était son
âme sœur.
Le regard gris du jeune homme lui manquait. Tout autant que sa façon de
l’embrasser, à la fois ardente, passionnée, et pourtant si tendre. Et puis aussi,
son petit sourire moqueur et celui qu’il avait, extrêmement satisfait, lorsqu’il
le voyait chavirer sous ses caresses…
Tout en lui lui manquait.
Cameron lui manquait.
Cruellement.
Grommelant un juron, il se leva de sa chaise. Sa vision se troubla
brièvement. Il se laissa quelques secondes pour se stabiliser avant de prendre
la direction de la porte et sortir de l’établissement de Seamus. Le pas un peu
chancelant, il se dirigea vers sa voiture. Une main se posa fermement sur sa
portière quand il voulut l’ouvrir après avoir bataillé quelques secondes pour
sortir ses clés de la poche de sa veste.
— Donne-moi les clés.
Tournant la tête vers l’homme qui venait de lui parler, il soupira
lourdement en reconnaissant Ted Haynes.
— Qu’est-ce que tu fais là, Ted ? demanda-t-il d’une voix un peu pâteuse.
— Je t’évite de prendre la voiture bourré, répondit son ancien amant.
Donne-moi tes clés.
Kyren secoua la tête et le regretta immédiatement en sentant le sol tanguer
sous ses pieds.
— J’ai pas besoin de ton aide, dit-il en tentant de repousser le biologiste.
L’alcool lui ôtait toute efficacité, ce qui permit à son ancien amant de le
plaquer contre sa voiture. Kyren se cogna le menton contre la tôle du toit de
son véhicule et se mordit la lèvre sous le choc. Un goût de sang lui envahit la
bouche. La douleur le réveilla assez pour qu’il repousse plus violemment
Ted, l’envoyant bouler sur le sol. Légèrement sonné, Ted s’assit en
grimaçant, s’étant écorché les mains sur le bitume.
— Fous-moi la paix ! rugit Kyren.
Ted recula prudemment en le voyant avancer vers lui, surpris par cet éclat
inhabituel. Un bras ferme crocheta Kyren par la taille et l’obligea à reculer
vers sa voiture. Rageur, Kyren tourna la tête vers l’intrus, un grondement
inaudible faisant vibrer sa poitrine. Reconnaissant l’odeur de Jérémy puis son
visage, il se figea.
— Ça suffit, Kyren ! ordonna l’autre Thérianthrope. Tu te donnes en
spectacle !
Kyren s’agrippa à son ami et enfouit son visage contre sa poitrine. Jérémy
glissa une main sur sa nuque et le tint contre lui, massant fermement du
pouce la peau de son compagnon.
— Ça va ? demanda-t-il à Ted en le voyant se relever.
— Ne le laissez pas prendre le volant, répondit Ted en tirant sèchement sur
les pans de sa veste pour la défroisser. Il est complètement bourré !
Jérémy hocha la tête et le regarda s’éloigner.
— T’as du bol que ce soit moi qui sois tombé sur toi, grogna-t-il
finalement en obligeant Kyren à se redresser.
Kyren le regarda d’un air déconfit.
— T’as bu quoi ? demanda Jérémy.
— Un whisky…
— Alors que tu ne tiens déjà pas une bière ? T’es vraiment qu’un petit
con ! pesta-t-il.
Kyren rit sans joie et se laissa aller dos contre la portière de sa voiture.
— Je sais…
— Tu as mangé ? s’enquit son ami.
Sans répondre, Kyren rejeta la tête en arrière pour contempler la nuit qui
tombait sur la ville. La lune, presque pleine, brillait froidement dans le ciel
étoilé. Il en ressentait les effets pour la première fois, se sentant agité au plus
profond de lui par des envies jamais perçues auparavant.
— J’ai besoin de lui, avoua-t-il faiblement.
— Il est vraiment ton âme sœur, alors ?
— Il n’y a pas que ça…
— Comment ça ?
— Il me manque.
— Alors, va le voir.
Kyren ne put s’empêcher de rire.
— J’ai déjà essayé. Mais il n’est plus intéressé…
Jérémy resta un instant silencieux.
— C’est la pleine lune, demain, finit-il par rappeler.
— Je sais…
— Que vas-tu faire ?
— Je suppose que si ce qu’a dit Jacek est vrai, je vais devenir fou.
Son ami le regarda gravement, surpris par l’absence de peur dans sa voix.
Kyren sourit faiblement.
— Le sérieux ne te va vraiment pas, Jérémy !
— Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?
— Tu ne peux rien faire, Jé. Tu n’es pas mon âme sœur.
Jérémy acquiesça tristement puis s’approcha de Kyren et le prit fermement
dans ses bras. D’abord surpris, Kyren finit par lui rendre son étreinte avec
affection.
— Allez, donne-moi tes clés, murmura Jérémy. Je te ramène.
Kyren le remercia à voix basse et quitta la chaleur de ses bras en lui
remettant ses clés de voiture. Jérémy le laissa lui tourner le dos avant de
glisser d’un geste vif son bras sous sa gorge. Le cri de stupeur de Kyren fut
étouffé par sa main libre. Ralenti et diminué par l’alcool, Kyren ne se
défendit que mollement face à la force de son ami qui ne desserra son étreinte
qu’une fois certain qu’il avait sombré dans l’inconscience.
— Je suis désolé, mon pote, dit-il à voix basse en le soulevant dans ses
bras. Mais là, je n’avais pas le choix…
Glissant son fardeau sur le siège passager, il prit place au volant et fit
démarrer le véhicule de son ami pour prendre rapidement la route en direction
de l’appartement de Cameron.
Kyren ne resterait sans doute pas bien longtemps inconscient et il ne tenait
pas à être à ses côtés à son réveil. Il n’avait pas envie de lui avouer qu’il avait
fait des recherches sur son amant et surveillé Cameron après avoir commencé
à sortir avec lui.

Hissant Kyren sur son épaule, Jérémy le porta jusqu’à la porte de


l’appartement de Cameron. Il avait vu le jeune homme s’y enfermer quelques
heures plus tôt dans la soirée et espérait qu’il s’y trouvait toujours.
Déposant son ami, toujours inconscient, au sol, il l’assit contre le mur et lui
tapota légèrement la joue. Kyren grogna faiblement et entrouvrit des yeux
troubles, visiblement confus.
— Tu te réveilles ? C’est bien, sourit Jérémy, soulagé.
Se redressant, il montra un billet de cinquante dollars à son ami.
— Je t’ai piqué ça, je rentre en taxi.
— Q-quoi ? bredouilla Kyren, désorienté, en passant une main lasse sur
son visage. Je suis où ?
Jérémy sourit et appuya sur la sonnette de la porte d’entrée deux fois,
fermement. Puis, il s’éclipsa en voyant Kyren tenter de se redresser.
La porte d’entrée s’ouvrit. Chancelant, Kyren se tourna vers un Cameron
simplement vêtu d’un ample pantalon de pyjama. Le reconnaissant, Cameron
fronça les sourcils, ses traits se durcissant. Sans un mot, il lui ferma la porte
au nez.
Sa vision se brouillant, Kyren s’affala lourdement au sol. Un faible
gémissement lui échappa et il resta quelques instants immobile, à attendre de
retrouver une vision stable.
Une vive douleur lui mordit le poignet gauche quand il voulut se redresser.
Grimaçant, il remua doucement les doigts puis fit précautionneusement
tourner son articulation. Un juron lui échappa : il s’était très certainement
foulé le poignet dans sa chute.
Maudissant l’alcool et Jérémy, il s’assit et se tapa légèrement l’arrière du
crâne contre le mur du hall en se jurant de ne plus jamais boire la moindre
goutte d’alcool.
La porte de l’appartement de Cameron se rouvrit brusquement.
— Toujours là ? lâcha le jeune homme assez fraîchement en s’appuyant au
chambranle.
Kyren ferma les yeux et fit un geste vague de sa main droite.
— Ignore-moi. Je vais partir, affirma-t-il.
Cameron plissa les yeux et s’approcha de lui. Kyren rouvrit les paupières et
rentra légèrement la tête dans les épaules en se retrouvant dominé par son
compagnon de toute sa haute taille. Cameron hésita puis s’accroupit pour
plonger son regard dans le sien.
— Tu es défoncé ?
Kyren le regarda d’un air choqué.
— J’ai juste bu un whisky ! protesta-t-il.
Cameron attrapa fermement son menton, lui soutirant une grimace
douloureuse.
— Juste un whisky ?
— Je ne supporte pas l’alcool, grommela Kyren.
Cameron caressa lentement du pouce la lèvre coupée de son compagnon
puis le léger hématome qu’il avait au menton. Kyren frissonna, son souffle se
bloqua dans sa gorge.
— Qu’est-ce que tu es venu faire ici, Kyren ? demanda Cameron dans un
murmure.
Kyren se perdit dans les magnifiques yeux gris du jeune homme.
— Tu me manques, avoua-t-il faiblement.
Cameron eut un rictus et écarta sa main.
— Tu dois être vraiment bien bourré, dit-il en se relevant.
Kyren perçut clairement son amertume, mais la réaction du jeune homme
ne l’en blessa pas moins. Refusant son aide, il mit une bonne minute pour
parvenir à se redresser à son tour.
Cameron lui jeta un regard agacé quand il lui arracha son bras alors qu’il
voulait l’aider en le voyant chanceler.
— Où vas-tu ? demanda-t-il gravement.
— Je rentre chez moi, répondit Kyren en redressant la tête.
— En taxi, j’espère ?
Sans répondre, Kyren lui tourna le dos et leva nonchalamment une main
pour le saluer d’une parodie de salut militaire.
— Désolé de t’avoir dérangé, agent Gilroy.
Cameron allait retourner dans son appartement en le voyant commencer à
descendre les escaliers, quand il l’entendit sortir ses clés de voiture de sa
poche. Pestant contre la stupidité et l’entêtement du jeune homme, il le
rattrapa vivement et l’obligea à remonter les quelques marches qu’il avait
descendues avant de le pousser fermement à l’intérieur de son appartement
dont il ferma la porte. Kyren, déboussolé, le regarda sans réagir un moment
avant de croiser les bras, la mine courroucée. La souffrance chassa
brièvement la colère de ses traits et il pressa son poignet contre son torse en
jurant.
— Tu t’es blessé, en plus ? marmonna Cameron, dépité.
— C’est juste une foulure, grinça Kyren en lui jetant un regard noir.
Laisse-moi rentrer chez moi.
— Tu as l’air bien pressé de partir, pour quelqu’un qui disait que je lui
avais manqué, observa-t-il.
Kyren détourna les yeux, le cœur serré. Cameron soupira lourdement et lui
désigna le canapé.
— Va t’asseoir et enlève ta veste, conseilla-t-il. Je vais te bander ça. Et
après, je t’appellerai un taxi.
— Je peux très bien prendre ma voiture !
— Désolé, mais il est hors de question que tu prennes le volant en état
d’ébriété.
— Je ne suis pas saoul !
— Et moi, je ne tiens pas à me sentir responsable si tu tuais quelqu’un sur
la route en sortant de chez moi, professeur.
« Ou te tuer, toi » songea-t-il.
Kyren fit la moue, mais se résigna et alla s’asseoir sur le canapé où il ôta sa
veste. Son pas hésitant fit soupirer à nouveau Cameron qui se rendit dans la
salle de bain.
« Pas saoul, mon œil ! »
Il n’osait même pas imaginer la manière dont il était arrivé chez lui. C’était
sans doute un miracle qu’il n’ait pas eu un accident.
Prenant la trousse de secours dans la pharmacie de la salle de bain, il revint
vers Kyren qui avait renversé la tête en arrière sur le dossier du canapé et
avait fermé les paupières. Ses cernes lui sautèrent aux yeux. Visiblement, il
dormait mal. Étrangement, ce fait le réjouit. Ça lui plaisait de savoir qu’il
n’était pas le seul à avoir du mal à trouver le repos, depuis leur rupture.
S’agenouillant devant Kyren, il prit son poignet dans ses mains. Le jeune
homme rouvrit les yeux en sursautant brutalement et lui arracha son poignet
en posant sur lui un regard méfiant.
Cameron cilla, troublé, et ne fit plus un geste pendant un instant. Kyren,
penaud, détourna les yeux.
— Pardon… souffla-t-il, le cœur palpitant.
Cameron hésita puis reprit doucement son poignet entre ses mains,
apaisant. Ses gestes furent calmes tandis qu’il bandait le poignet de son
compagnon. Kyren finit par oser reporter son regard sur son visage.
Concentré dans sa tâche et plongé dans ses réflexions, Cameron ne se
rendit pas immédiatement compte de l’attention dont il était l’objet.
— C’est sérieux ? demanda-t-il finalement en levant le visage vers lui une
fois sa tâche accomplie.
Croisant les yeux de Kyren, il se troubla légèrement sous l’intensité de son
regard.
— Qu’est-ce qui est sérieux ? lui demanda Kyren, la gorge sèche.
Cameron serra légèrement les dents.
— Que je te manque, grommela-t-il. C’est sérieux ?
— Je sais bien que c’est ma faute, souffla Kyren en baissant les yeux.
Cameron laissa ses doigts glisser sur le poignet du jeune homme avant de
lever la main vers son visage. Doucement, il caressa le fil de la mâchoire de
son compagnon. Kyren frémit au contact de ses doigts et prit une courte
inspiration.
— Cam…
Cameron approcha son visage du sien, jusqu’à pouvoir sentir son souffle
tiède contre sa joue.
— Si on reprend, c’est avec mes règles, le prévint-il à voix basse.
Inquiet, Kyren se mordit légèrement la lèvre inférieure avant que la douleur
ne lui rappelle qu’il se l’était fendue un peu plus tôt.
— C’est quoi, tes règles ? souffla-t-il d’une voix mal assurée.
— On est un couple, répondit Cameron, le ton ferme, sans hausser la voix.
— Et ta vision d’un couple… ?
— On dort ensemble, on sort ensemble, on parle de tout et de rien, on va au
cinéma…
Le cœur battant, Kyren le regarda en silence. La crainte dans son regard
adoucit Cameron qui caressa gentiment sa mâchoire.
— Je ne te parle pas d’emménager avec moi dans un appartement dès
demain, Kyren, dit-il doucement. Mais je veux être sûr que tu t’engages
vraiment dans notre relation, cette fois. J’en ai marre des histoires sans
lendemain. J’ai passé l’âge de ces batifolages. Moi, je veux construire
quelque chose.
— Tu ne me connais même pas plus que ça…
Cameron lui sourit.
— J’en connais déjà un bout, affirma-t-il. Et pour le reste, on aura le temps
d’apprendre à se connaître, si tu acceptes de t’investir.
Kyren ferma les yeux, l’estomac noué. Le sourire de Cameron faiblit puis
disparut lentement devant le silence de son compagnon.
— Je suis… Je n’ai jamais été dans un couple, souffla enfin Kyren en
rouvrant les yeux, sans oser le regarder. Je suis… Je suis quelqu’un de
solitaire et de réservé, à la base. Je n’aime pas beaucoup les gens, je…
— Tu es un chat, le coupa Cameron.
Kyren lui jeta un regard offusqué, choqué d’être comparé à un vulgaire
matou. Même si les chats-garous étaient des cousins éloignés, il se situait, en
tant que léopard, beaucoup plus haut sur l’échelle alimentaire.
Un sourire un peu moqueur flotta sur les lèvres de son compagnon qui lui
pinça légèrement le menton avant de presser ses lèvres sur les siennes sans se
douter du fil qu’avaient suivi ses pensées.
— Tu es comme les chats, répéta-t-il. Indépendant, fier, sauvage et
pourtant adorant recevoir des caresses…
— Pas de tout le monde, grommela Kyren.
Cameron fit glisser un doigt le long de la gorge du jeune homme, jusqu’au
col ouvert de sa chemise. Habilement, il défit les premiers boutons pour
pouvoir glisser une main sous le tissu et caresser le torse de Kyren. Le sentant
frémir sous ses doigts, il lui sourit, une lueur victorieuse dans son regard
assombri par le désir.
— Tu es mon chat, dira-t-on. Tu as de la chance : j’aime beaucoup les
chats.
— Je suis un grand chat, alors, bougonna Kyren.
Cameron eut un petit rire de gorge et acquiesça avant de faire mine de
reprendre ses lèvres sous les siennes. Il s’arrêta à quelques millimètres de la
bouche de Kyren, à la grande frustration du jeune homme qui fit mine de
l’embrasser. Cameron glissa sa main libre sur la bouche de son invité.
— Hun hun… On est bien d’accord, tu es mon compagnon ?
Kyren plissa légèrement les yeux.
— Tu n’es pas en train de prévoir de me présenter à ta mère demain, hein ?
Cameron ne put réprimer un éclat de rire.
— Non, promit-il. Un jour, mais pas demain…
Kyren sourit timidement et opina. Cameron le regarda un instant, le cœur
battant, puis prit le visage du jeune homme dans ses mains avant de souder
ses lèvres aux siennes. Kyren l’étreignit et lui rendit son baiser avec fièvre,
s’abreuvant à sa bouche, se gorgeant de son odeur, s’enivrant de son goût,
retrouvant avec une joie indescriptible la chaleur de son amant. Il mit
tellement de passion dans son baiser que Cameron et lui basculèrent sur le sol
du salon.
— Ton poignet, souffla Cameron en le sentant amortir leur chute de ses
bras.
— Mon poignet ? répéta Kyren d’une voix rauque. On s’en fiche, de mon
poignet !
Cameron ne put réprimer un léger rire avant que son amant ne reprenne ses
lèvres. Étendu sur le sol froid du salon, il frissonna, mais pas de froid, quand
Kyren couvrit son torse nu de baisers et de caresses.
Le trouvant trop habillé à son goût, il défit les derniers boutons de la
chemise de son compagnon et la lui fit ôter pour pouvoir à sa guise glisser ses
mains sur le dos, les flancs, le torse de son amant.
Se sentant douloureusement à l’étroit dans son jean sombre, Kyren
déboucla sa ceinture. Cameron lui ouvrit la braguette pour glisser ensuite une
main sous le tissu et libérer le sexe du jeune homme.
Kyren ne put réprimer un râle quand il s’empara fermement de sa verge.
De sa main gauche, Cameron le prit par la nuque pour le faire se pencher vers
lui et l’embrassa farouchement tout en entamant un lent mouvement de va-et-
vient sur son sexe.
La respiration lourde, Kyren faufila une main sous le pantalon de pyjama
de son compagnon et en sortit sa virilité tendue pour lui offrir le même
traitement. Se cambrant contre lui, il émit un grognement de plaisir en sentant
leurs doigts et leurs verges se frôler. Sans prendre la peine de parler,
Cameron écarta les doigts de façon à ce qu’ils puissent se caresser ensemble.
Mêlant leurs mouvements de va-et-vient, frottant l’un contre l’autre leurs
sexes humides, haletants, ce fut Kyren qui rendit les armes le premier et jouit
dans un feulement qu’il étouffa contre le cou de son amant. Cameron
continua quelques secondes à faire coulisser leurs verges l’une contre l’autre
avant de se déverser sur leurs doigts à son tour.
Lâchant la nuque de Kyren, il l’étreignit et baisa tendrement le creux de sa
gorge. Kyren rejeta la tête en arrière, lui offrant son cou sans résister, les
yeux clos. Cameron lui caressa doucement le dos, apaisé, les sens comblés.
Kyren frotta inconsciemment sa joue contre son épaule, une vibration
silencieuse montant dans sa poitrine.
— Tu as froid ? s’enquit doucement Cameron en le sentant trembler.
Kyren ouvrit lentement les yeux et allait répondre que non quand il se
rendit compte qu’il ronronnait presque. Mortifié, il musela ses instincts.
— Un peu, souffla-t-il.
Cameron glissa une main derrière lui pour prendre appui sur le sol et les
redressa tous les deux en position assise. Kyren sourit légèrement avant
d’apercevoir sa chemise jetée un peu plus loin. Cameron prit son visage dans
ses paumes en le voyant blêmir légèrement et appuya son front contre le sien.
— Hey, souffla-t-il en le voyant éviter son regard. Regarde-moi.
Mâchoires serrées, Kyren le regarda en silence. Cameron lui sourit,
rassurant.
— Toutes tes cicatrices racontent une histoire. Une histoire qui a fait de toi
la personne que tu es, aujourd’hui.
Kyren resta silencieux. Cameron jugea préférable de ne pas le brusquer.
— Et si l’on allait prendre une douche, avant de se coucher ? suggéra-t-il.
Kyren hocha la tête et quitta ses cuisses pour se relever. Il se rajusta
rapidement avant de récupérer sa chemise qu’il passa sur ses épaules. Voyant
Cameron faire mine de se redresser après l’avoir observé d’un air songeur, il
hésita un bref instant, puis il lui tendit la main. Son amant sourit et accepta
son aide pour se remettre debout.
— Viens, dit-il en retenant sa main dans la sienne.
Kyren le laissa l’entraîner dans la salle de bain, mais crispa légèrement ses
doigts sur sa chemise. S’en rendant compte, Cameron ravala une grimace.
Il s’était bien douté, au fil des jours, que si Kyren lui demandait toujours
d’éteindre les lumières avant de faire l’amour avec lui, c’était qu’il n’arrivait
pas à accepter les cicatrices qu’il avait pu sentir sur son corps lors de leur
première nuit. Depuis qu’ils se connaissaient, c’était la première fois qu’ils
couchaient ensemble en pleine lumière. Il n’allait pas gâcher ce moment en
insistant. Il ne savait pas, après tout, quel violent traumatisme avait connu son
amant pour être couvert d’autant de marques sur son corps.
— Tu peux l’utiliser en premier, lui dit-il. Je vais aller te chercher un de
mes t-shirts pour dormir.
Kyren le remercia d’un signe de tête, embarrassé. Cameron lui sourit et
quitta la pièce d’eau. Kyren se dévêtit et se glissa sous la douche. Il n’attendit
pas que l’eau chauffe pour se laver, préférant les températures tempérées. Il
perçut le retour de Cameron et l’entendit déposer le t-shirt sur le radiateur
pour qu’il soit bien chaud, puis le sentit s’éloigner à nouveau. Il soupira
silencieusement, reconnaissant de le voir respecter sa pudeur.
Quittant la douche après s’être rincé et avoir coupé l’eau, il s’essuya
rapidement, se contentant d’enfiler son caleçon et le t-shirt prêté par le jeune
homme, un simple et large t-shirt noir orné d’une tête de tigre montrant les
crocs. Un mince sourire frôla ses lèvres. Partant à la recherche de son amant,
il le trouva en train de ranger de la paperasse. L’apercevant, Cameron lui
sourit et abandonna ses papiers pour le rejoindre.
— Tu es très mignon, les cheveux mouillés, lui dit-il en glissant une main
dans ses mèches assombries par l’eau.
Kyren sourit du compliment et glissa ses bras autour de sa taille pour
l’étreindre, enfouissant son visage dans son cou.
— Les pensionnats ne sont pas toujours les endroits les plus sûrs pour les
enfants, dit-il à voix basse.
Cameron en resta un bref instant interdit avant de l’étreindre avec force.
— Plus personne ne te fera jamais de mal, affirma-t-il. Je te protégerai.
Kyren sourit faiblement, touché par cette déclaration, bien que conscient
d’être le plus fort d’entre eux.
— Va te doucher, conseilla-t-il en s’écartant. Tu en as assez fait pour
aujourd’hui. Il est tard.
— Tu as raison, sourit Cameron en éteignant la lampe du salon. Va te
coucher, je te rejoins.
Kyren acquiesça et prit la direction de la chambre de son amant tandis que
ce dernier se rendait dans la salle de bain. Il se glissa sous la couette de son
compagnon avec un certain malaise. Quand Cameron le rejoignit, quelques
minutes plus tard, il était allongé de côté, les yeux grands ouverts. Le jeune
homme se glissa dans son dos et passa ses bras autour de lui. Immédiatement,
Kyren se sentit mieux. Un soupir lui échappa et, fermant les yeux, il se
détendit dans les bras de son amant en se blottissant contre son torse.
Cameron sourit doucement de le sentir s’abandonner dans ses bras et posa un
baiser sur sa nuque fraîche.
— Bonne nuit, Kyren, chuchota-t-il.
Le souffle régulier du jeune homme lui indiqua qu’il s’était déjà endormi.
Attendri, serein, il ferma les yeux à son tour et ne fut pas long à le rejoindre
dans les bras de Morphée.
12
La sonnerie du réveil de Cameron vrilla les tympans de Kyren qui se
réveilla en sursaut. Incapable de retenir un gémissement douloureux, il porta
les mains à ses oreilles en se recroquevillant sur lui-même. Sentant son amant
bouger dans son dos, il fut soulagé quand il éteignit l’appareil et laissa
retomber ses mains. Avec un léger rire, Cameron revint se coller dans son dos
et posa un baiser dans le creux de son cou.
— Gueule de bois ? chuchota-t-il.
Kyren émit un grognement rébarbatif. Amusé, Cameron le fit se tourner sur
le dos et happa ses lèvres pour lui offrir un rapide baiser.
— Bonjour…
— Bonjour, bougonna Kyren.
Cameron le contempla, les yeux pétillants. Kyren ne put réprimer un
sourire devant son visage rayonnant de joie et ses cheveux ébouriffés. Son
compagnon glissa tendrement une main dans ses cheveux bruns.
— Donnes-tu des cours, aujourd’hui ? s’enquit Cameron.
— Non, pas aujourd’hui, ni demain. Mais ça ne veut pas dire que je ne
travaille pas.
Cameron leva un sourcil, surpris.
— Je suis aussi un chercheur, expliqua Kyren. J’ai des résultats à
analyser… Et puis, faire un cours c’est bien, mais je dois aussi corriger les
copies que mes étudiants m’ont rendues…
Son compagnon grimaça légèrement.
— Pas si cool que ça, la vie de prof…
Kyren s’esclaffa légèrement.
— J’aime ce que je fais. Mais oui, ce n’est pas aussi facile que les gens se
l’imaginent.
Cameron sourit avant de se pencher pour reprendre ses lèvres. Kyren noua
ses bras autour de sa nuque et le retint contre lui pour prolonger leur baiser.
— Je ne peux pas trop traîner, regretta Cameron en s’arrachant à sa
bouche.
Kyren soupira, mais hocha la tête.
— Je vais y aller, dit-il en s’asseyant. Il faut que je passe chez moi me
changer, de toute façon.
— Je te prépare des œufs brouillés ? demanda Cameron en se levant.
— Seulement si tu veux ma mort, grommela Kyren en quittant le lit à son
tour.
Cameron lui jeta un regard perplexe.
— Tu n’aimes pas les œufs ?
Kyren grimaça.
— Si, mais pas au saut du lit, répondit-il en se dirigeant vers la salle de
bain pour récupérer les vêtements qu’il y avait abandonnés.
Cameron hésita à le suivre avant de préférer s’habiller dans sa chambre,
jugeant plus judicieux de laisser son amant se vêtir sans craindre son regard
sur ses cicatrices.
— Oh, fit-il. Eh bien, dis-moi ce que tu veux pour le petit déjeuner, dans ce
cas.
— Ne t’inquiète pas pour moi, lança Kyren de la salle de bain. Je rentre, de
toute façon.
— Tu veux des toasts ? insista-t-il.
Il y eut un bref silence, puis il entendit Kyren se racler la gorge.
— OK pour les toasts…
Le ton bougon revenait. Cameron secoua légèrement la tête, légèrement
amusé par le malaise de son amant, et vérifia son reflet dans le miroir de sa
chambre avant de passer dans le salon. Avisant le dossier qu’il avait emporté
avec lui la veille, il le prit et le déposa sur la desserte près de sa veste pour ne
pas l’oublier, sans remarquer la chute de plusieurs clichés. Puis, il passa dans
le coin cuisine de son appartement et mit des toasts à griller pour son amant.
Il hésita avant de lancer un pot de café et se fit une omelette.
Kyren pénétra dans le salon quelques instants plus tard. Lui tournant le dos
pour récupérer les toasts chauds qu’il déposa sur une assiette, Cameron ne le
vit pas se pencher pour ramasser les clichés tombés sur le sol.
— Que mets-tu sur tes toasts ? confiture ? beurre de cacahuète ?
Le silence qui lui répondit lui fit tourner la tête vers Kyren. L’apercevant
livide, tenant d’une main tremblante des photos de victimes, il se précipita à
ses côtés.
— Elles étaient… sur le sol, souffla Kyren d’une voix blanche en lui
remettant les clichés.
— Je suis désolé que tu aies vu ça, dit Cameron en allant vivement ranger
les photos dans le dossier.
Kyren inspira profondément et se massa la nuque d’une main moite,
glacée.
— Ça va. J’en ai déjà vu…
— De quoi parles-tu ? demanda Cameron en revenant vers lui, l’air à la
fois inquiet et intrigué.
— Des photos comme celles-là, précisa-t-il en se frottant inconsciemment
les bras.
Cameron le regarda d’un air interloqué. Kyren força un sourire sur ses
lèvres.
— Je suis un spécialiste des sciences comportementales, agent Gilroy,
rappela-t-il avec une touche d’ironie.
Cameron se sentit légèrement rougir, troublé, mais aussi légèrement
embarrassé qu’il se souvienne aussi bien de leur première conversation.
— Le Bureau t’a déjà contacté pour ce genre d’affaires ? demanda-t-il.
Kyren secoua la tête.
— J’ai assisté à plusieurs conférences données à Quantico par deux de vos
« profileurs ». Ce domaine d’expertise est très riche, mais honnêtement, je
deviendrais complètement dingue si je devais voir ces horreurs jour après
jour…
Cameron acquiesça en silence et tendit une main vers lui pour lui caresser
gentiment le bras. Kyren sourit un peu plus sincèrement quand il lui prit la
main, sa paume chaude réchauffant ses doigts glacés.
— Ça sent le brûlé…
Cameron jura et se précipita dans la cuisine pour retirer son omelette de la
plaque de cuisson. Kyren sourit de l’entendre pester et le rejoignit.
— Il te reste les toasts.
— Tu…
— Merci, mais ça m’a coupé l’appétit, le coupa Kyren.
Cameron parut ennuyé. Kyren lui sourit d’un air rassurant et tourna les
talons.
— Attends, demanda Cameron en le suivant de nouveau dans le salon. Que
fait-on ce soir ?
Kyren hésita, puis passa une main dans ses cheveux.
— Tu viens chez moi ? suggéra-t-il. Je cuisinerai. Et… on pourra…
regarder un film ensemble, si tu veux ?
Cameron sourit et hocha la tête avant de l’enlacer pour mieux lui voler un
baiser qui s’éternisa. Il ne s’écarta que lorsque Kyren gémit faiblement, à
bout de souffle, le cœur battant.
— À ce soir, chuchota-t-il.
Kyren opina en silence et quitta les lieux. La tête à l’envers.

Agacé d’entendre son coéquipier fredonner depuis plusieurs minutes alors


qu’il était le nez plongé dans ses notes, Mark s’adossa à sa chaise de bureau
et fixa Cameron d’un regard suspicieux. Sentant son attention sur lui, le jeune
homme arrêta de chantonner et releva la tête pour le considérer d’un air
interrogateur.
— Merci, lâcha Mark avec une pointe de sarcasme.
— Merci pour quoi ?
— Écoute bien, conseilla son ami.
Cameron tendit l’oreille, surpris, mais rien d’étrange ne lui parvint au
milieu du léger brouhaha qui régnait comme à son habitude dans les locaux
que les divers agents du FBI occupaient.
— Je n’entends rien de spécial…
— Même pas ton silence ? railla Mark.
Cameron cilla légèrement.
— Tu fredonnes des chansons sirupeuses à souhait depuis près d’un quart
d’heure, lui apprit son ami d’un ton écœuré.
Cameron se sentit rougir et se gratta légèrement la mâchoire en baissant un
peu la tête.
— Désolé…
Mark soupira et s’étira légèrement avant de poser son coude droit sur son
bureau, appuyant son menton dans la paume de sa main.
— Alors ? À quoi dois-je l’honneur de t’entendre massacrer des chansons
de gonzesses ? Parce que je ne pense pas que ce soit notre affaire qui te fait
chantonner comme ça… Ou alors, tu as pris un sérieux coup sur la tête et tu
ne m’en as pas fait part.
Cameron haussa les épaules.
— Non, ce n’est pas l’affaire. Et c’est toi qui n’as aucun goût, mon pote.
Parce que The Pretenders c’est le top.
— Hun Hun, railla Mark. Bien ? Si c’était Gina, l’équipière de Swann, qui
la chantonnait, je ne dirais peut-être pas non… Mais là…
— T’es grognon, c’est tout.
— Grognon ? Je peux te parler franchement ? Tu as une voix de fausset
quand tu chantes, mec.
Cameron le regarda d’un air offusqué.
— C’est faux !
— C’est vrai ! le contra Mark.
Vexé, son équipier détourna le visage et reporta son attention sur ses notes
en silence. Mark eut un sourire en coin, narquois, et se pencha à nouveau sur
ses propres feuilles, tâchant toujours de trouver ce qui permettrait de mettre la
main sur leur tueur.
Percevant un léger bourdonnement au bout de quelques minutes, il releva
la tête vers Cameron.
— Arrête ça, Cam, grogna-t-il à l’intention de son coéquipier qui tressaillit
et leva les yeux vers lui. Arrête ou je te bâillonne !
Cameron grimaça.
— Je ne le fais pas exprès !
— Eh bien, sache que cette nouvelle torture fonctionne très bien sur moi,
répliqua Mark, les sourcils froncés.
— OK, soupira son ami. Je te présente mes excuses pour ma tendance à
fredonner… Ça te va ?
— Ça m’irait si tu m’expliquais ce qui te met de si bonne humeur,
répondit-il. Peut-être que je devrais essayer, moi aussi, si tu as une astuce
miracle pour être gai comme un pinson malgré une affaire qui piétine ?
Cameron ne put réprimer un sourire.
— C’est-à-dire que tu vas devenir gay ?
Mark le toisa d’un air torve. Cameron s’esclaffa légèrement.
— J’ai passé la nuit avec Kyren, lui avoua-t-il finalement.
Son équipier haussa les sourcils.
— Ce cher professeur… Vous vous êtes remis ensemble ou c’était juste
pour tirer un coup, alors ?
La joie disparut des yeux de Cameron qui le regarda d’un air agacé.
— On est ensemble, dit-il fermement. C’est mon petit ami. Donc, par pitié,
si tu le croises, évite de lui faire ton petit numéro de méchant agent fédéral
venu pour lui retirer sa carte verte. Parce que cette fois, je te casserai
vraiment la figure. Sans aucun remords.
Mark esquissa un sourire, pas vraiment certain que Kyren Lakelan avait
besoin d’un preux chevalier en armure blanche si l’envie lui prenait de le
taquiner d’une manière qui lui déplaisait, mais hocha la tête.
— Entendu. On peut se remettre à bosser sans t’entendre chanter,
maintenant ?
Cameron étouffa un rire.
— Je vais faire attention, promit-il.
— Mes oreilles t’en remercient d’avance, mec.
13
Cameron se régala du dîner préparé par Kyren. Lui qui pensait au départ
que l’impeccable cuisine n’était là que pour l’esbroufe, il lui fallait réviser
son opinion : son amant cuisinait bien. Beaucoup, mais bien. Quoique… Se
souvenant de la conséquente assiette de son compagnon, il sourit légèrement,
se demandant où disparaissait toute la nourriture que le jeune homme
engloutissait.
— Manges-tu toujours autant ? ne put-il s’empêcher de l’interroger.
Kyren pencha légèrement la tête de côté, prenant le temps de réfléchir
sérieusement à sa question.
— Depuis que j’ai quitté l’enfance, oui, finit-il par répondre. Mais je
mange moins que certains de mes amis.
Cameron haussa les sourcils.
— Et combien d’heures de sport fais-tu par semaine pour éliminer tout ça ?
Kyren eut un sourire en coin.
— Je cours beaucoup et j’ai, je le reconnais, la chance d’avoir un bon
organisme… Mais mon alimentation est équilibrée. Plus que celle de
beaucoup d’Américains, en tout cas.
— Tu as un faible pour un aliment typique de chez nous ?
— Les hamburgers, répondit Kyren avec une grimace penaude.
— Vraiment ?
— J’en dévorerais une dizaine, si je ne me retenais pas.
Cameron ricana légèrement.
— Une alimentation équilibrée, hein ?
Kyren lui tira la langue sans réfléchir.
— Fais attention avec ça, s’amusa Cameron. Je pourrais vouloir la voir
utilisée à bien d’autres choses qu’à ta grimace…
Kyren cligna des yeux et rougit légèrement avant de hausser les épaules
avec une nonchalance feinte.
— Oh, moi, c’est quand tu veux…
Cameron sourit.
Il avait vu le regard que Kyren posait sur lui, à son arrivée. C’était le
regard d’un chat sur une souris, ou d’un homme qui désire avidement quelque
chose.
Ou quelqu’un.
Et il était heureux que ce soit lui.
Il avait senti l’effort que cela lui avait coûté de se montrer courtois et de le
laisser entrer et profiter de la soirée. Il avait aussi pris conscience d’une
tension qui ne disait pas son nom quand il avait pris le temps de visiter
l’appartement du jeune homme, Kyren ne sachant visiblement pas comment
agir dans une telle situation. Son amant n’avait pas menti en affirmant ne pas
avoir l’habitude des relations de couple. Cela impliquait une solitude cruelle,
de son point de vue.
— Je t’aide à faire la vaisselle ?
Kyren parut surpris par ce changement de sujet et secoua la tête en se
levant pour débarrasser.
— Profite plutôt du canapé et de la télévision, suggéra-t-il. Je m’en sortirai
seul.
— On m’a appris à aider mon hôte, répondit Cameron en se levant à son
tour pour l’aider.
— Ta maman doit être fière de toi…
La pointe d’ironie dans la voix de Kyren fit tiquer Cameron. Pas parce
qu’elle le vexait, mais parce que derrière ce commentaire, il sentait un passé
cruel.
— Tu ne sembles pas avoir beaucoup d’affection pour la tienne, observa-t-
il en se rappelant n’avoir vu aucune photo de famille dans l’appartement.
Kyren se détourna pour aller mettre les assiettes dans l’évier. Cameron se
demandait s’il aurait une réponse quand son amant grogna d’un air résigné.
— Je ne l’ai jamais connue, lui apprit-il sans se tourner vers lui.
Cameron tressaillit, surpris.
— Est-elle ?…
— Elle m’a abandonné dès ma naissance, le coupa Kyren.
Cameron resta un instant sans réaction, abasourdi. Kyren fit couler l’eau
dans l’évier et contempla le liquide transparent remplir progressivement le
bac en y ajoutant quelques gouttes de liquide vaisselle.
En cet instant, tout lui paraissait plus intéressant à regarder que son
compagnon.
Il ne voulait pas de sa pitié.
Il n’en avait pas besoin.
— Tu as été adopté ? demanda finalement Cameron d’un ton hésitant.
— Non. J’ai grandi dans un orphelinat. J’y ai passé toute mon enfance.
— C’est là-bas que…
Kyren se raidit quand Cameron posa une main sur son dos.
— Oui, confirma-t-il un peu laconiquement.
— C’est un adulte qui t’a fait ça ? s’indigna Cameron.
— Non. Même si je n’étais pas un enfant facile, ils n’en sont pas venus aux
châtiments corporels, lui dit-il entre ses dents serrées.
— Alors qui ?
— C’était un des garçons du pensionnat. Il était plus âgé que moi. J’étais
son… J’étais son souffre-douleur attitré, on va dire. C’était plus facile pour
lui de s’en prendre à moi, sachant que personne n’avait jamais voulu de moi.
L’amertume dans la voix de Kyren attrista Cameron. Sans un mot, il passa
ses bras autour de la taille du jeune homme, plaquant le dos de Kyren contre
son torse, et pressa ses lèvres sur la peau tendre de son épaule que son pull
dévoilait quelque peu.
— Moi, je veux de toi.
Kyren frissonna. Cameron coupa l’eau et obligea gentiment son
compagnon à se retourner pour lui faire face. Captant dans son regard une
lueur de vulnérabilité qui le fit fondre, il tendit les mains vers son visage et le
prit doucement entre ses paumes avant de presser tendrement ses lèvres sur
les siennes, les caressant presque chastement.
Kyren soupira faiblement avant de refermer ses mains sur la taille de son
compagnon, se laissant aller contre lui, sa bouche cherchant la sienne, sa
langue quémandant l’accès de ses lèvres pour, finalement, l’embrasser avec
une passion grandissante.
Ses mains tirèrent sur le tissu de la chemise blanche de Cameron, la retirant
de son pantalon, puis glissèrent sous le vêtement à la conquête de sa peau, ses
doigts caressant ses flancs puis son dos. Cameron mit un terme à leur baiser,
à bout de souffle. Kyren le contempla en silence, le cœur battant.
Perdu dans le doux regard gris du jeune homme, il sentit sa poitrine se
contracter sous le coup d’une violente émotion. Toute la journée, il s’était
félicité de ne pas être obligé de se rendre à l’université et de pouvoir travailler
chez lui à la correction des copies de ses étudiants, vu la fébrilité dans
laquelle il s’était trouvé. Jacek lui avait dit que les Thérianthropes trouvant
leur flamme jumelle se sentaient soumis à l’attraction lunaire et désiraient la
présence de leur âme sœur. Il avait eu tout le temps de prendre pleinement
conscience de la véracité de ses propos : il avait eu envie de Cameron au
point d’être prêt à se damner pour le toucher. Son manque de lui s’était fait
ressentir toute la journée. Il avait eu envie d’entendre la voix de Cameron, de
sentir son corps contre le sien, de percevoir la chaleur de sa peau sous ses
doigts et son souffle se mêler au sien.
Il avait bien cru qu’il n’allait jamais pouvoir se retenir de lui sauter dessus,
une fois le jeune homme sur le seuil de son appartement. Il avait bridé ses
instincts de son mieux, jusqu’ici. Parce qu’il s’était douté que son amant
protesterait s’il l’invitait à passer tout leur temps ensemble sous la couette,
alors qu’il lui avait dit qu’ils regarderaient un film. Les Humains accordaient
décidément trop d’importance à ces émissions souvent peu intéressantes…
— Tu penses à quoi ? demanda Cameron.
— À une façon diplomatique de t’inviter dans mon lit au lieu du canapé,
répondit Kyren sans réfléchir.
Cameron ne put réprimer un léger rire.
— Ça a le mérite d’être honnête…
— C’est ta faute, marmonna Kyren. Tu as… Tu as tout chamboulé.
— C’est mal ? demanda Cameron sans le quitter des yeux, un petit sourire
attendri aux lèvres.
Kyren fit la moue sans répondre. Amusé de le voir s’empourprer, Cameron
resserra légèrement son étreinte autour de son corps, penchant la tête pour
glisser un baiser dans son cou. Kyren étouffa un faible soupir et rejeta la tête
en arrière, lui offrant sa gorge sans avoir l’instinct de résister. Les lèvres de
Cameron et sa langue caressant langoureusement sa peau le firent gémir
doucement. Se sentant perdre l’équilibre, tourmenté par un désir exacerbé par
la pleine lune, Kyren recula jusqu’à sentir le plan de travail derrière ses
hanches, son dos heurtant le bois du meuble. Cameron, le suivant dans sa
retraite, délaissa sa gorge pour reprendre ses lèvres, ses mains caressant le
dos du jeune homme à travers son pull.
— Tu m’as rendu accro, gémit faiblement Kyren en s’arrachant à sa
bouche pour reprendre son souffle, le cœur battant.
Cameron sourit et pressa ses hanches contre les siennes.
— Pareil pour moi, souffla-t-il d’une voix rauque.
— Ne fais pas ça, le gronda légèrement Kyren.
— Pourquoi ? s’enquit-il, sincèrement surpris.
— Parce que j’ai envie de toi…
— Moi aussi, j’ai envie de toi, s’amusa Cameron en caressant d’une main
le torse du jeune homme.
— Il me semblait que tu voulais une soirée tranquille…
Souriant, Cameron s’empara de ses lèvres une nouvelle fois.
— On a toute la nuit pour discuter, si l’on veut, chuchota-t-il en s’écartant
brièvement de sa bouche accueillante. Je ne compte pas partir.
Kyren laissa échapper un faible soupir en se fondant contre lui. Une
troublante chaleur coulait dans ses veines. Sa respiration se fit lentement
laborieuse alors que les doigts de Cameron glissaient sous son pull pour aller
caresser allègrement sa peau. Un frisson le secoua.
— Ta chambre ? chuchota Cameron entre deux baisers.
Kyren ne put qu’acquiescer. Il allait s’écarter quand Cameron le souleva de
terre, le surprenant agréablement par sa force physique. Satisfait de le sentir
s’accrocher à lui sans protester, frissonnant sous les baisers dont le gratifiait
Kyren, Cameron prit la direction de la chambre de son amant, se rappelant du
chemin qu’il avait emprunté plusieurs fois déjà. Il le déposa sur le lit et
s’étendit sur lui, ses lèvres réclamant les siennes.
Tout en le retenant entre ses cuisses de ses jambes verrouillées dans son
dos, Kyren lui défit sa chemise et l’en dévêtit. Cameron s’arracha à sa bouche
pour lui ôter son pull et partir à la conquête de son torse, qu’il couvrit de
baisers, de morsures et de caresses.
Kyren tressaillit en le sentant mordre un de ses tétons, puis gémit quand la
langue de Cameron vint en apaiser la douleur. Ses doigts glissèrent sur le dos
nu de son amant.
— Tch, fit Cameron en pressant son bassin contre le sien. Tu as de la
poigne, Professeur.
Kyren remua légèrement contre lui, le frottement de son corps sur le sien
lui envoyant une décharge de plaisir tout le long de sa colonne vertébrale.
— Je t’ai fait mal ? demanda-t-il d’une voix rauque en desserrant
immédiatement son étreinte, inquiet.
— Pas vraiment. C’est excitant de te voir perdre le contrôle, répondit
Cameron avant d’enfouir son visage dans son cou qu’il mordilla.
Kyren rejeta la tête en arrière tout en reprenant ses caresses sur le corps de
son compagnon, le cœur battant, incapable de réfléchir. Penchant la tête,
Cameron glissa une ligne de baisers sur son sternum avant d'embrasser son
ventre plat, taquinant son nombril d’une langue mutine.
À genoux entre ses cuisses, il défit la fermeture éclair du jean de Kyren et
décocha à son amant un sourire éclatant quand il souleva les hanches pour
l’aider à lui ôter pantalon et caleçon.
— Tu as les pieds gelés. Tu es sûr d’être un mec ? s’amusa-t-il en
effleurant d’un doigt la plante du pied gauche de Kyren qui gloussa
légèrement et écarta sa jambe en protestant faiblement.
S’écartant brièvement, Cameron acheva de se déshabiller à son tour puis
revint contre son amant. L’étreignant avec force, Kyren l’attira de nouveau à
lui pour un baiser étourdissant, ouvrant les cuisses pour permettre à Cameron
de se loger entre elles. Un gémissement lui échappa quand son amant
empoigna sa verge tendue pour la gratifier d’une langoureuse caresse, son
pouce titillant son gland où perla une humidité qui fit grogner Cameron de
satisfaction.
S’arrachant à ses lèvres en frissonnant de plaisir, Kyren ne put que gémir
son nom, le cœur battant.
— Cam…
Cameron mordilla son menton avant de glisser son visage dans son cou,
l’embrassant tendrement tandis que son pouce massait doucement le bout du
sexe de son amant, étalant sensuellement son humidité avant de faire
lentement un mouvement de va-et-vient le long de sa hampe, lui arrachant un
nouveau gémissement.
— S’il te plaît… hoqueta presque Kyren en donnant un coup de reins,
enfonçant son sexe au creux de son poing.
— S’il te plaît, quoi ? demanda Cameron dans un souffle brûlant à son
oreille.
Une main sur la nuque du jeune homme, l’autre glissant du haut de sa
colonne vertébrale à ses fesses, Kyren tendit le cou pour attraper le lobe de
l’oreille de son amant entre ses dents et le mordit légèrement.
— J’ai envie de toi, souffla-t-il en relâchant l’étreinte de ses dents.
— J’avais cru remarquer, le taquina Cameron en caressant ses testicules.
Kyren se cambra sous lui.
— Tu pourrais… passer à la vitesse supérieure ?
Cameron sourit et reprit ses lèvres pour le faire taire. Ses doigts caressèrent
un instant la peau tendre de l’intimité de son compagnon avant d’en forcer
l’entrée, lui arrachant un soupir étouffé par ses lèvres. Kyren accompagna
rapidement le mouvement de ses doigts détendant ses chairs, s’empalant
dessus en des ondulations dont la sensualité féline faillit avoir raison de la
santé mentale de Cameron.
Ôtant ses doigts, Cameron tendit la main vers la table de chevet du jeune
homme, ouvrit le tiroir et s’empara d’un préservatif. Les yeux mi-clos, Kyren
le regarda se protéger du condom puis revenir contre lui. Son regard dans le
sien, Cameron présenta sa verge contre son intimité et le pénétra légèrement.
Kyren ne put réprimer un halètement rauque avant d’enlacer le jeune homme,
ses mains s’agrippant à ses épaules, ses chevilles se refermant sur ses reins
pour l’inviter plus profondément en lui. Penchant la tête, Cameron reprit ses
lèvres pour lui offrir un baiser brûlant et donna un ferme coup de reins,
s’enfonçant au creux de son corps jusqu’à la garde, leur soutirant à tous les
deux un gémissement.
Kyren sentit le plaisir enfler en lui alors que son amant entamait ses à-
coups, avec douceur d’abord puis progressivement plus fermement en
l’entendant l’encourager. Haletant, il s’accorda sans mal aux coups de reins
de son compagnon, répondant à ses assauts avec une passion débridée.
Ses doigts courant fébrilement sur le corps du jeune homme, un petit cri lui
échappa quand Cameron referma ses doigts sur sa verge raide coincée entre
eux pour le masturber. Il sentit ses testicules se contracter brutalement. Un
violent orgasme le secoua et il se répandit sur les doigts de son compagnon
en étouffant contre sa nuque un feulement de délivrance. Cameron se raidit
entre ses bras en le suivant dans la jouissance, puis il s’affala sur lui, le
souffle court.
— Désolé, haleta-t-il en faisant mine de s’écarter.
Kyren le retint dans ses bras instinctivement et caressa la gorge de son
amant de son nez, les yeux clos.
Son poids ne le dérangeait pas, bien au contraire.
Il aimait cette sensation d’être peau contre peau avec son compagnon.
Il adorait se sentir soumis sous le poids de son amant dont l’odeur
imprégnait ses narines, son parfum masculin lui embrumant les sens comme
une drogue douce.
Cameron l’embrassa brièvement et s’écarta néanmoins, le temps de se
débarrasser du préservatif. Kyren émit un léger grognement de contrariété et
l’attrapa par la taille pour le ramener sur lui.
— Reste là, bougonna-t-il en le sentant hésiter.
Un petit sourire étirant ses lèvres, Cameron baisa l’épaule de Kyren et
caressa sa chevelure humide de sueur. Son amant tourna la tête en direction
de sa main et ferma les yeux, tel un chat cherchant ses caresses. Tendrement,
Cameron lissa ses cheveux, pas étonné de voir le sommeil étendre lentement
ses ailes sur son compagnon. Il finit par poser sa joue sur l’épaule de Kyren
en sentant une douce somnolence le gagner à son tour et ferma les yeux.

Kyren se réveilla au beau milieu de la nuit. Un instant, il se demanda ce qui


avait pu troubler son repos avant de sentir sa peau le picoter désagréablement.
Tournant la tête sur le côté, il découvrit Cameron étendu sur le dos près de lui
et non plus sur son corps. Prenant conscience de ne pas sentir de picotement
là où la peau de Cameron touchait la sienne, il étouffa un grognement et se
rapprocha de lui, glissant une jambe par-dessus les siennes et un bras autour
de sa taille.
Cameron soupira sans se réveiller, posant une main sur son dos dans son
sommeil. Le soulagement fut immédiat et Kyren fermait les yeux dans
l’intention de se rendormir quand un violent désir lui incendia les reins.
Il se félicita d’être couché au tremblement qui le secoua de la tête aux
pieds. Se mordant légèrement la lèvre inférieure, il glissa une main vers son
entrejambe et empoigna son sexe tendu. La douleur qui le fouailla lui fit
prestement ôter sa main en lâchant un léger gémissement de souffrance.
Comprenant que la pleine lune lui réclamait le toucher du jeune homme et
uniquement le sien, il s’écarta de Cameron et s’assit sur le lit, refusant dans
un premier temps de reconnaître qu’il pouvait être asservi par l’effet lunaire à
cause du lien unifiant des flammes jumelles.
Refusant d’admettre qu’il avait la preuve que son amant était son âme
sœur.
Son compagnon prédestiné.
Même s’il avait accepté les conditions de Cameron la veille, il était terrifié
par l’idée d’une relation à long terme. Il n’en avait jamais voulu, auparavant.
Il n’avait fait qu’apporter la mort à la seule personne qui s’était souciée de
lui. Il n’avait jamais voulu prendre le risque d’amener le malheur dans la vie
de quelqu’un d’autre.
Tourmenté, il voulut quitter le lit, mais une force irrépressible le poussa à
se tourner une nouvelle fois vers Cameron, qu’il contempla avec un profond
désarroi.
Une douleur vrilla sa poitrine plus cruellement qu’un couteau, à la simple
idée de s’éloigner de lui.
Instinctivement, il tendit la main vers le jeune homme et toucha son torse
nu, que le drap remonté jusqu’à sa taille lui dévoilait.
Une petite décharge électrique lui vrilla le bras, un frisson parcourut son
dos et une douce sensation de paix envahit sa poitrine.
Il avait l’impression d’être enfin complet.
Ravalant un soupir tremblant, il ferma les yeux en se penchant pour poser
sa joue sur le torse du jeune homme.
Il ne pouvait se voiler la face plus longtemps : Cameron lui était bel et bien
destiné.
Il était son âme sœur.
— Mien, murmura-t-il.
Entrouvrant les yeux, il inspira profondément l’odeur du jeune homme,
mémorisant sa fragrance et s’enivrant de son odeur.
Délicatement, sa main glissa sur le ventre plat de son amant. Se redressant
sur un coude, il observa un bref instant la respiration tranquille du dormeur
avant d’effleurer la peau du jeune homme de ses lèvres.
Oubliant toute raison, n’écoutant plus que son instinct et la lune qui le
rendait téméraire, il repoussa le drap dévoilant le corps nu de son
compagnon. Cameron frissonna légèrement et protesta faiblement dans son
sommeil, mais n’ouvrit pas les yeux. Kyren releva brièvement son regard
vers le visage de son amant avant de laisser son attention se reporter sur
l’objet de sa convoitise.
Sans réfléchir, il enfouit son visage dans l’aine du jeune homme, humant
son odeur troublante. Cameron marmonna dans son sommeil, mais entrouvrit
les cuisses inconsciemment. Kyren retint difficilement un ronronnement en
frottant son nez contre la verge reposant sur la cuisse de son amant. Un
sourire frôla ses lèvres quand il la sentit durcir : visiblement, il n’en fallait
pas beaucoup pour obtenir une délicieuse réponse de sa part.
Tirant la langue, il lécha la verge de son compagnon avant de l’empoigner
fermement, la redressant pour laper son gland avant de refermer ses lèvres sur
lui. Il sentit Cameron tressaillir et sourit avant de prendre son sexe dans sa
bouche, détendant sa gorge pour pouvoir l’accueillir le plus profondément
possible tandis que la verge de son amant se réveillait pleinement.
D’une main, il prit le membre raidi à sa base et accompagna le mouvement
de pompage de ses lèvres par un va-et-vient ferme de ses doigts. Un
gémissement de plaisir lui parvint. Une main se referma sur sa nuque. Il
accentua sa succion, soutirant à son amant un halètement de plaisir. Il en fut
d’autant plus surpris lorsque Cameron se dégagea, le contraignant de sa main
sur sa nuque à remonter vers lui pour lui offrir un baiser profond et violent,
ardent. Kyren se hissa sur son corps, ses lèvres ne s’écartant que brièvement
de celles de Cameron, gémissant éperdument sous les mains du jeune homme
qui caressaient son corps.
Cameron laissa échapper un soupir rauque quand il le chevaucha sans autre
forme de procès, ses chairs brûlantes se resserrant sur sa verge tendue.
— Oh, merde, Kyren… haleta-t-il en l’étreignant avec force, se sentant à
deux doigts de jouir.
Kyren happa ses lèvres tremblantes, l’embrassant pour leur laisser le temps
de reprendre un peu de sang-froid, avant d’appuyer ses mains sur le torse de
son compagnon et de remuer des hanches, se soulevant et s’abaissant sur sa
colonne de chair tendue, mêlant ses gémissements de plaisir à ceux de son
amant.
Cambrant le dos, il ferma les yeux en sentant Cameron refermer ses doigts
sur ses tétons qu’il pinça avant de caresser ses pectoraux. Cameron l’agrippa
ensuite fermement par les hanches pour l’aider dans leur chevauchée vers les
étoiles. Kyren se sentit partir et macula copieusement le ventre et le torse de
son amant.
Dans l’étourdissante musique des battements fous de son cœur, Kyren
s’entendit pousser un faible rauquement quand Cameron se déversa en lui,
éprouvant une étrange satisfaction à se savoir marqué par son compagnon.
Épuisé, mais comblé, il s’abattit sur le corps de son amant qui l’enveloppa
dans ses bras tremblants de plaisir. Il eut furtivement l’idée qu’une douche ne
leur ferait pas de tort, mais le sommeil l’emporta avant qu’il ait pu en
suggérer l’idée à son compagnon.
14
Cameron se réveilla avant son amant. Agréablement surpris par cette
première, il en profita pour contempler à loisir le jeune homme,
s’attendrissant de son visage serein abandonné dans le sommeil, heureux de
pouvoir admirer ses traits dépourvus de leur habituelle réserve.
Un sourire aux lèvres, il se retint de soupirer de bien-être, se sentant tout
alangui après cette nuit de luxure. Il avait beau avoir déjà eu un aperçu de la
sensualité de son amant, cette nuit Kyren s’était offert à lui au-delà de toutes
ses espérances, lui inspirant un désir indescriptible et puissant. Il lui avait
même permis de découvrir une facette de lui-même jusque-là ignorée en le
poussant à le dominer peu avant l’aube, lui laissant toute liberté pour explorer
la sulfureuse excitation de se sentir le maître du plaisir de son compagnon.
Rien qu’à y repenser, il sentait le désir revenir lui chatouiller les reins.
— N’y pense même pas…
Cameron tressaillit puis sourit en voyant Kyren ouvrir les yeux.
— Penser à quoi ? demanda-t-il d’un ton innocent.
Kyren s’étira comme un chat puis passa un bras autour la taille de Cameron
en se nichant contre son corps, se rapprochant de lui pour glisser une jambe
entre les siennes. Cameron referma une main sur la fesse ferme de son amant,
caressant sa peau avec possessivité.
— Tu m’as éreinté, soupira Kyren.
— Moi ? se moqua-t-il en frôlant d’une main tendre le dos nu de son
compagnon. Je pensais que c’était toi, espèce d’incube !
Kyren frissonna sous sa main et se cambra vers ses doigts instinctivement,
réprimant tant bien que mal un ronronnement de satisfaction.
— C’est ta faute, affirma-t-il. Tu es trop sexy.
— Tu sais comment booster l’ego d’un homme, toi, répondit Cameron
dans un sourire.
— Tu n’as pas besoin de ça.
Cameron tendit le cou pour poser un baiser sur les lèvres de son
compagnon. Kyren allait chercher à approfondir leur échange quand le biper
de Cameron sonna, les faisant sursauter. Kyren grimaça, ses oreilles
n’appréciant pas le bruit strident. Cameron soupira et dut se résigner à quitter
les bras de son amant pour récupérer l’appareil qu’il consulta.
— Pallida mors aequo pulsat pede[8], murmura Kyren en s’asseyant
quand il vit son visage s’assombrir.
— Quoi ?
— Tu dois aller bosser, supposa-t-il sans se répéter.
— Oui, répondit Cameron à regret en commençant à s’habiller rapidement.
Il faut que je passe chez moi pour me changer et me rendre au bureau vite
fait. On a du nouveau dans notre enquête.
— Celle sur le tueur du jeune Keith ?
Cameron acquiesça d’un signe de tête un peu distant et revint vers lui pour
l’embrasser chastement.
— Tu as une idée de l’identité de son assassin ? demanda Kyren. Vous
allez l’arrêter ?
— Je t’appelle dès que j’ai du temps, se contenta de répondre son amant. À
plus tard.
Kyren le regarda partir en fronçant les sourcils, un peu froissé d’être tenu
ainsi à l’écart.

Il rangeait la vaisselle laissée en plan la veille au soir, quand des coups


furent frappés à la porte de son appartement. Fronçant les sourcils, Kyren
perçut l’odeur familière de Loukian et se précipita vers la porte pour lui
ouvrir, le cœur battant.
Il se retrouva nez à nez avec le jaguar-garou, accompagné par Jacek. Dans
les yeux verts pailletés d’or du colosse qu’était Loukian, il vit passer du
soulagement, puis de la consternation.
— C’est lui, affirma sombrement son ami.
Sans répondre, Kyren s’effaça pour les laisser entrer chez lui, l’estomac
noué. Rejetant la tête en arrière une fois la porte fermée derrière eux, leur
offrant sa gorge en un signe de soumission, il attendit la réaction de ses
invités-surprises. Loukian pencha brièvement la tête vers sa gorge avant de se
détourner. Kyren en eut la gorge nouée. Jacek le flaira à peine avant de se
rapprocher du colosse. Sa mine grave accentua le malaise du jeune homme
qui sentit un frisson parcourir son dos.
— Donc, c’est bel et bien ta flamme jumelle…
Kyren regarda Loukian en silence.
— Ton cas va devoir être soumis au conseil, grommela son ami.
— Loukian…
— Jusqu’à ce que la décision soit prise, tu as l’interdiction de lui parler de
ce que nous sommes, le coupa-t-il.
— Je t’ai promis de ne rien lui dire, rappela le jeune homme. Je ne romps
pas mes promesses.
— Ce n’est pas tout, Kyren.
Kyren sentit son angoisse monter d’un nouveau cran. Repoussant de son
mieux ses craintes, il regarda Loukian en silence, attendant qu’il poursuive.
— En général, je désapprouve le rapprochement inter-espèce, dit son ami,
les sourcils froncés. Mais le lien qui unit des flammes jumelles… Je ne peux
pas aller contre, même en tant que chef de meute.
— Je n’ai pas choisi, murmura Kyren, désemparé.
— Je sais, grommela Loukian. Là est tout le drame de cette malédiction !
Jacek les regarda tour à tour. Loukian passa une main nerveuse dans sa
chevelure.
— Sache que ce n’est pas ma décision, dit-il sombrement.
Kyren blêmit légèrement.
— Quelle décision ?
— L’Alpha t’interdit tout contact avec les membres de notre meute, tant
qu’il n’aura pas, après discussion avec l’entièreté du clan de Chicago, émis
de jugement concernant ton couple avec l’humain.
Sentant tout son sang déserter son visage, Kyren ne fut pas surpris de voir
Jacek faire un geste pour le soutenir. S’écartant instinctivement, la poitrine
douloureuse, respirant avec peine, il posa sur Loukian un regard blessé.
— Je suis exilé ? souffla-t-il d’une voix blanche.
— Tu es juste momentanément mis à l’écart, rectifia Loukian, mal à l’aise.
Il y avait une telle douleur dans le regard de Kyren qu’il enfouit ses mains
dans les poches de son pantalon, y dissimulant ses poings serrés, regrettant la
manière d'agir de l’Alpha. Il était désolé à l’idée de blesser Kyren, qu’il
considérait comme un petit frère, voire parfois comme un fils malgré leur
faible différence d’âge : l’ignorance de Kyren, à son arrivée aux USA, lui
avait donné l’impression de devoir prendre soin d’un jeune jaguar en plein
apprentissage et le lien qui s’était créé entre eux tenait d’une relation quasi
filiale.
— Ce n’est pas ma décision, répéta-t-il, comme pour se dédouaner.
— Je ne suis pas un jaguar : il me l’a toujours reproché et il n’est pas le
seul.
Jacek ne put s’empêcher d’abonder dans son sens in petto : l’Alpha
dédaignait tous ceux qui n’étaient pas des Nobles de son espèce. Pour lui, les
Demi-Sang étaient une aberration de la nature et les impurs, des sous-êtres
qui n’avaient aucune légitimité et qu’il aurait volontiers relégués au rang
d’esclaves s’il ne lui avait pas fallu compter sur l’appui de plusieurs chefs de
meute pour rester à son poste d’Alpha. Kyren, en plus d’être un Demi-Sang,
n’était qu’un intrus qu’il tolérait sur le territoire de Chicago par égard pour
Loukian, son héritier pour la position d’Alpha.
— Dois-je m’attendre à des attaques ? demanda Kyren.
— C’est un écartement temporaire, Kyren, rappela son ami. Tu fais
toujours partie de ma meute.
— Pas durant l’écartement, répondit amèrement Kyren. Et que ma flamme
jumelle soit humaine est l’excuse parfaite pour que les plus haineux tentent
de se débarrasser de moi.
Loukian ne trouva rien à répondre à cela : Kyren n’avait pas tort, cela le
révoltait, mais il ne pouvait pas le nier.
— Je te conseille d’être prudent, dit-il d’une voix neutre. La meute ne
pourra ni te côtoyer ni te venir en aide le temps de ton écartement. Sache,
cependant, que si j’apprends qu’un jaguar s’en est pris à toi sans raison, je le
lui ferai payer.
— Sans raison ? ironisa Kyren. Je suis un léopard, Loukian. Mon agresseur
n’aura besoin d’aucune autre raison que celle-là, pour convaincre le conseil
qu’il était dans son bon droit en m’attaquant, si tu veux le punir.
Loukian serra brièvement les mâchoires, mais acquiesça, admettant le bien-
fondé de son raisonnement.
— Je suis désolé, Kyren.
— Pas autant que moi.
L’amertume du jeune homme toucha Loukian. Sortant une main de ses
poches, il la tendit vers l’épaule de Kyren, mais son ami s’écarta.
— J’attendrai la décision de l’Alpha, dit-il sans l’ombre d’une émotion.
Mais préviens tes jaguars que je ne me laisserai pas faire, si l’un d’eux essaie
de s’en prendre à moi. Je me battrai pour ma vie.
Loukian hocha sombrement la tête et tourna les talons pour quitter
l’appartement, suivi par Jacek comme par une ombre silencieuse.

— Cela fait quatorze victimes, maintenant, soupira Cameron.


— Oui, confirma gravement Mark.
Baissant les yeux vers le sac en papier qui, il le savait, contenait un as de
pique taché de sang, Cameron secoua sombrement la tête.
— Je suppose que le légiste nous confirmera l’utilisation d’un Taser, dit-il
d’un ton où perçait sa frustration.
— Il s’est débarrassé du corps derrière un bar, sans doute un bon moment
après la fermeture… C’est différent, cette fois, tu ne trouves pas ?
Cameron jeta un regard sur la ruelle où avait été découvert le corps,
quelques heures plus tôt.
— Tu es déjà venu ici ? demanda-t-il en désignant le bar.
— Une fois, répondit Mark en faisant la moue. L’ambiance est
chaleureuse, de ce dont je me souviens, mais ce n’est pas vraiment mon style.
— Le barman a l’air retourné, en tout cas, dit Cameron en observant
l’homme qui, après avoir répondu à leurs questions, semblait maintenant
assez pressé de s’éloigner des lieux.
— On ne peut pas dire que la vision d’un cadavre aide à bien démarrer la
journée…
Cameron ne put qu’opiner.
— Il faut qu’on l’arrête, cette fois, Mark.
— Si ça ne tenait qu’à moi, ce serait déjà fait, répondit son équipier avec
lassitude. La victime était de Northwestern, elle aussi.
— Mmm…
— Quoi, « mmm » ?
— Je n’aime pas trop l’idée que notre assassin s’en prenne à des hommes
de l’université où Kyren travaille, répondit Cameron, mal à l’aise.
— Il les aime jeunes.
— Kyren est à peine plus vieux que les victimes, objecta-t-il.
— Il ne s’en prend qu’aux étudiants.
— Merci, railla son équipier. Ça me rassure beaucoup !
Mark grimaça légèrement.
— Et si nous allions faire un tour à l’université, pour interroger les
camarades de la victime ? Tu pourras te rassurer de la santé de ton mec, en
prime.
— Kyren ne travaille pas, aujourd’hui, répondit-il.
Mark lui jeta un regard narquois.
— Il me l’a dit, se défendit Cameron. Je n’ai pas fouiné pour le savoir !
— Il te tient déjà au courant de ses horaires ? C’est trop mignon…
Cameron ne put s’empêcher de faire la moue au ton moqueur de son ami,
mais le suivit vers leur voiture banalisée, laissant l’équipe de la scientifique
terminer son travail. Mark s’installa au volant et fit démarrer le véhicule.
— Appelle-le, conseilla-t-il.
— Pour quelle raison ? bougonna Cameron. Je ne suis pas parti de chez lui
depuis plus de quelques heures…
Mark ricana.
— C’est pour ça que tu étais un peu à la bourre, ce matin ? Et moi qui ai
failli gober cette histoire d’embouteillage…
Cameron rougit légèrement en prenant son portable.
— Il y avait vraiment des embouteillages !
— Dans la salle de bain ?
Cameron haussa les épaules et composa le numéro de Kyren en se
détournant de son équipier, préférant l’ignorer. Mark fit la moue, amusé, et
décida de le laisser tranquille, reportant son attention sur la route.

Ils venaient de finir de poser quelques questions au doyen de l’université et


s’apprêtaient à quitter la faculté de médecine quand Cameron crut reconnaître
la silhouette de Kyren, à travers la fenêtre de la bibliothèque. Fronçant les
sourcils, il s’excusa auprès de Mark et pénétra dans la salle sans attendre la
réaction de son équipier.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Tiré de ses pensées par sa voix, Kyren lâcha le livre qu’il venait de choisir
dans le rayonnage et se tourna vivement vers lui. Le livre à trois quarts sorti
de la bibliothèque chuta sur le sol avec un bruit sourd. Kyren y jeta un regard
distrait avant de se pencher pour le ramasser.
— Tu m’avais dit que tu ne travaillais pas ici, aujourd’hui, observa
Cameron.
— Je ne donne pas de cours aujourd’hui, répondit Kyren en se redressant.
Je venais juste chercher des ouvrages pour celui que je donnerai le trimestre
prochain, afin d’aborder de nouveaux thèmes.
— Ah…
Kyren lui jeta un regard interrogateur en déposant le bouquin sur une table
à ses côtés, où s’entreposaient déjà quelques livres.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il. Tu disais tout à l’heure
que tu finirais sans doute tard…
— Le boulot, répondit laconiquement Cameron.
L’expression de Kyren s’assombrit. S’en apercevant, Cameron tendit une
main vers sa joue dans l’intention de la caresser. Kyren évita ses doigts,
prenant conscience d’une odeur étrangère discrètement mêlée à celle du jeune
homme. Son instinct animal lui disait qu’il s’agissait d’un parfum de mort.
Inspirant légèrement, il perçut également une odeur âcre. L’arôme de la
peur. C’était une senteur à suivre, à pister. Elle réveillait le prédateur en lui.
Notant le regard blessé de Cameron, il se maudit : son amant n’avait pas
conscience des instincts de son léopard, il avait dû prendre son recul pour
lui…
— On y va, Cameron ? appela Mark, sur le seuil de la pièce.
Cameron jeta un regard derrière lui et hocha la tête à l’intention de son
équipier. Kyren le vit prêt à se détourner et le retint vivement par le poignet
avant de baisser les yeux quand son amant posa sur lui un regard mêlé de
déception et d’interrogation.
— Je t’attends dehors, grommela Mark.
Kyren attendit qu’il ait quitté la pièce pour voler rapidement un baiser sur
les lèvres de Cameron.
— Désolé, souffla-t-il sans oser soutenir son regard.
— C’était quoi, ça, Kyren ? demanda Cameron d’une voix lasse. Tu n’es
pas dans le placard d’après ce que j’ai cru comprendre, alors…
— Non, le coupa-t-il. J’ai… Je suis juste pudique, en public… Et puis, ton
équipier était là et il ne m’aime pas, alors…
Cameron parut se détendre à son demi-mensonge.
— Qui t’a dit que Mark ne t’aimait pas ? dit-il avec une pointe
d’indulgence en tendant à nouveau la main vers lui pour caresser sa joue. Moi
je crois que tu lui as laissé une plutôt bonne impression.
Kyren appuya son visage dans la paume de son amant sans pouvoir retenir
un léger sourire, fermant brièvement les yeux alors qu’une douce chaleur
baignait sa poitrine.
Cameron ne résista pas à l’envie de l’attirer dans ses bras et l’embrassa
brièvement avant d’enfouir son visage dans son cou, respirant avec délice le
parfum masculin de sa peau tiède. Kyren étouffa difficilement un
ronronnement de contentement et l’étreignit en retour, le cœur battant.
— Tu rentres chez toi, maintenant ? demanda Cameron à voix basse.
— Oui, confirma-t-il. Je vais avancer sur mes recherches et poursuivre la
préparation des cours des prochaines semaines.
— On se voit ce soir ?
— Si tu veux.
Cameron s’écarta légèrement pour lui jeter un regard suspicieux.
— Tu ne me feras pas croire que tu étais ici pour une visite de touriste !
observa Kyren, un brin sur la défensive. Je suppose que tu as du nouveau
dans ton enquête et que tu vas devoir travailler tard !
— Je dormirai mieux si je suis avec toi.
Kyren ne put réprimer un léger rire.
— Dormir, hein ? Et où est mon intérêt, là-dedans ?
Cameron lui offrit un sourire malicieux.
— On dit que faire l’amour est un merveilleux somnifère, chéri…
Kyren rougit légèrement à ce surnom affectueux et baissa légèrement les
yeux. Cameron s’en attendrit et reprit brièvement ses lèvres sous les siennes.
— Je vais y aller, sinon je n’arriverai jamais à me décoller de toi et Mark
voudra ma peau…
Kyren sourit et opina.
— Chez moi, ce soir ? suggéra-t-il. Je t’attendrai…
— J’essaierai de ne pas venir sonner à ta porte aux petites heures, promit
Cameron.
Kyren hésita un bref instant avant d’acquiescer sans rien ajouter.
— À plus tard, murmura Cameron après un dernier baiser.
— Sois prudent ! lança Kyren alors que son compagnon s’éloignait.
Cameron tourna légèrement la tête et lui sourit.
— Je le suis toujours.

Relâchant lentement son souffle, un homme se détendit et rangea


minutieusement l’ouvrage qu’il était venu consulter pour trouver des
exemples illustrant le thème de son prochain cours.
Reconnaître l’un des agents du FBI venus interroger les enseignants du
jeune Keith l’avait alarmé, quand ce dernier était entré dans la bibliothèque. Il
avait craint de s’être trahi d’une quelconque façon, mais l’autre homme
n’avait d'yeux que pour Kyren Lakelan.
Cela ne le surprenait guère, personne ne pouvait nier que le professeur
d’éthologie avait un physique agréable. Cependant, il ignorait que ces deux-là
se fréquentaient. Aucune rumeur n’avait encore couru, sur le campus, disant
que son collègue avait une relation intime avec un des agents fédéraux
chargés de l’enquête sur le « Tueur à l’as de pique ».
Ses mâchoires se crispèrent, en regardant Kyren quitter la bibliothèque
quelques minutes après l’agent fédéral, des livres dans les bras. Se
rapprochant de la sortie, il salua distraitement la bibliothécaire à l’accueil et
suivit Kyren des yeux, envisageant un instant de lui emboîter le pas avant
d’entendre la sonnerie indiquant la reprise des cours.
Contrarié, il pinça brièvement les lèvres. Il allait devoir attendre pour en
savoir plus sur Kyren Lakelan et son fédéral : ses étudiants l’attendaient.
Ses jeunes et beaux étudiants…
Un sourire étira lentement ses lèvres à cette pensée. Sifflotant gaiement, il
remit à plus tard son intérêt vis-à-vis de son collègue et prit d’un pas
tranquille la direction de son auditoire.
15
Fourbu et le corps douloureux Kyren pénétra chez lui d’un pas lourd en
chancelant, puis il ferma la porte derrière lui avant de s’appuyer lourdement
contre elle.
Rien n’avait changé, finalement.
Il était toujours celui que les autres agressaient.
Comme il l’avait prédit à Loukian, il était devenu une cible facile et
parfaite pour les réfractaires à son adoption dans la meute de Chicago
maintenant qu’ils le savaient temporairement sans la protection de celle-ci.
Fermant les yeux, il se laissa lentement glisser jusqu’au sol et passa une
main tremblante dans sa chevelure, grimaçant en sentant ses jointures
l’élancer cruellement. Un soupir lui échappa et il tendit les mains devant lui
pour les observer : de la poussière, du sang et des hématomes les
recouvraient. Une douche ne lui ferait pas de mal, s’il voulait guérir vite et,
surtout, avant le retour de Cameron.
La sonnerie de l’ascenseur le fit sursauter. La puissance sonore avec
laquelle il l’avait perçue lui fit prendre conscience qu’il était toujours en état
d’hypervigilance : il n’avait dû qu’à la chance d’avoir échappé à ses
agresseurs, il ne mesurait pas encore qu’il était enfin en sécurité chez lui.
Songeant à un voisin rentrant chez lui, il allait se lever quand une odeur
féline et familière lui parvint. L’estomac noué, il resta sans mouvement,
paralysé sur le sol.
Les pas de son visiteur, s’approchant doucement de son appartement, firent
battre son cœur plus vite. Ses doigts se raidirent et ses dents pulsèrent
douloureusement, ses canines s’allongèrent légèrement. Un éclair de
conscience lui fit comprendre qu’il était près de se transformer : le léopard en
lui était prêt à se battre pour défendre sa vie.
Un grattement timide contre sa porte le fit inspirer l’air plus profondément.
Reconnaître l’odeur de Jérémy l’aida à se reprendre et à inverser le
mécanisme de transformation enclenché par le stress.
— Kyren ? murmura son ami derrière la porte. Ça va ?
Kyren sentit ses yeux s’embuer et refoula farouchement ses larmes en
ramenant ses genoux contre son torse.
— Tu ne devrais pas être là, dit-il dans un souffle.
— Conneries ! s’indigna Jérémy sans hausser le ton pour autant. Laisse-
moi entrer.
— Tu vas t’attirer des ennuis, insista Kyren. Va-t’en !
— Laisse-moi entrer, répéta Jérémy. Je ne partirai pas avant de m’être
assuré que tu vas bien !
Kyren grimaça, mais se leva tant bien que mal avant d’ouvrir la porte de
son appartement pour faire face à son ami. Jérémy parut si catastrophé qu’il
ne put réprimer un sourire las.
— Ça va, dit-il faiblement.
— Ça va ? Tu as une tête à faire peur ! Qui c’était ? demanda Jérémy en
l’étreignant.
Kyren étouffa un grognement de douleur, mais se laissa faire et s’appuya
même un bref instant contre lui, appréciant son réconfort.
— Cela n’a pas d’importance, affirma-t-il à voix basse.
— Tu te fous de moi ? grogna Jérémy, furieux. Dis-moi qui c’était, que
j’aille leur faire ravaler quelques dents !
— Tu ne dois pas t’en mêler.
Jérémy gronda.
— Tu le sais, insista Kyren en s’écartant. Ça ne t’apporterait que des
ennuis.
— Tu leur as mis une branlée, au moins ? demanda son ami.
Kyren sourit faiblement.
— Ne me surestime pas, conseilla-t-il. Je suis juste un bon grimpeur…
— Le meilleur que je connaisse, confirma Jérémy en le regardant avec
inquiétude.
Mais il n’était pas de taille dans un combat face à des jaguars adultes, et ils
le savaient tous les deux : bien que les jaguars soient apparentés aux léopards
et qu’ils se ressemblent physiquement, ils étaient généralement plus grands et
plus robustes. La meute de Chicago était, par ailleurs, une des meutes
composées des spécimens les plus impressionnants, étant majoritairement
constituée de Nobles. Il avait, dans un combat, le handicap d’être non
seulement un léopard, mais aussi celui d’être un Demi-Sang, un sang-mêlé.
Autant dire une demi-portion.
Chassant ses pensées moroses, Kyren secoua la tête.
— Va-t’en, maintenant, conseilla-t-il. Une douche et j’irai mieux.
La sonnerie de l’ascenseur qui s’ouvrit les fit se raidir, une puissante odeur
féline leur parvenant, avant qu’ils ne voient l’un des membres de la meute de
Chicago sortir de la cage en fer. Il s’agissait de Duncan McKleff, l’un des
Bêtas de Loukian et l’un des meilleurs jaguars de Chicago.
Pris en flagrant délit de désobéissance, Jérémy grimaça, mais ne parut pas
vraiment inquiet : être le meilleur ami de Duncan devait lui permettre des
libertés, de temps en temps.
— Je voulais juste m’assurer qu’il allait bien, dit-il en prévision du sermon
qui l’attendait très certainement.
— Je sais, répondit Duncan tranquillement. C’est pour ça que je t’ai suivi.
Et maintenant que tu l’as vu, je vais m’assurer que tu ne feras pas de bêtises
en te reconduisant chez toi. Tu mets Kyren dans une position délicate, en
transgressant l’ordre de l’Alpha.
— Personne ne le saura si tu ne le dis pas, observa Jérémy avec une pointe
d’impertinence.
Duncan posa sur lui un tel regard qu’il baissa immédiatement les yeux, se
rappelant prudemment qu’il était moins haut dans la hiérarchie de la meute
que son ami et que la fermer pourrait lui être bénéfique, pour une fois.
— C’est ma faute, intervint Kyren, préférant s’attirer les foudres de
Duncan plutôt que de laisser son ami pâtir pour sa gentillesse. Je l’ai appelé.
Jérémy le regarda d’un drôle d’air et Duncan ne put réprimer un léger rire
où une indulgence affectueuse perçait. Gêné, Kyren jeta un regard à Jérémy
qui sourit et secoua la tête.
— Il doit me suivre depuis le début de l’après-midi, lui apprit-il avec une
moue désabusée.
— Depuis que Loukian nous a informés de l’exclusion temporaire de
Kyren, confirma Duncan.
— Tu vois ? Je suis sous surveillance, ironisa Jérémy. À croire qu’il a peur
que je fasse une bêtise s’il me lâche du regard !
Sachant ce à quoi Jérémy pensait quelques minutes plus tôt, Kyren ne
pouvait pas vraiment en tenir rigueur à Duncan.
— On y va, Jérémy, dit simplement ce dernier.
— Je viens, soupira son ami.
— Maintenant, précisa Duncan.
— Merde, on dirait mon père quand tu utilises ce ton ! grommela Jérémy.
Duncan arqua un sourcil.
L’ignorant, Jérémy reprit Kyren contre lui dans une étreinte amicale.
— Prends soin de toi, d’accord ? Et si tu es en danger, n’hésite pas à
m’appeler, je…
— Non ! le coupa Kyren fermement en s’écartant.
— Kyren…
— Non, répéta-t-il en prenant les mains de son ami dans les siennes pour
les serrer, lui faisant comprendre par ce geste combien il appréciait son
soutien même s’il ne pouvait pas l’accepter. Ce sont les lois, Jérémy.
Son ami lui jeta un regard clamant à quel point il se fichait des lois, mais
Kyren secoua farouchement la tête.
— C’est déjà assez difficile, Jé. Je n’ai pas envie de savoir que tu te mets
en danger pour moi. Ça ne m’aidera pas, bien au contraire ! Je me sentirais
juste coupable, s’il t’arrivait quelque chose. Alors tu te tiens tranquille.
D’accord ?
Jérémy se résigna à contrecœur. Kyren l’embrassa rapidement sur la
mâchoire avant de frotter affectueusement sa joue contre la sienne, émettant
un ronronnement apaisant.
— Merci, Jé, dit-il sincèrement.
Quand il s’écarta, Jérémy lui jeta un regard brillant d’inquiétude avant de
tourner les talons pour rejoindre Duncan sans plus émettre le moindre mot,
les épaules basses.
Posant une main réconfortante sur l’épaule de son ami, Duncan hocha la
tête à l’intention de Kyren et entraîna l’autre thérianthrope avec lui.
Le cœur lourd, Kyren regarda les portes de l’ascenseur se refermer sur eux
puis retourna dans son appartement et se dirigea vers la salle de bain d’un pas
morne.
Il jeta un regard à la douche avant de se diriger vers la baignoire où il fit
couler de l’eau tiède, jugeant qu’un bain serait plus bénéfique à son corps
endolori.
Tout en se dévêtant, il espéra que sa capacité de guérison agirait
suffisamment vite pour ne pas avoir à donner quelques explications bancales
à Cameron quant aux marques qui marbraient sa peau pour l’instant.
Il s’apprêtait à pénétrer dans l’eau, quand il se rappela qu’il n’avait pas ôté
sa montre. Ses doigts allaient ouvrir le bracelet lorsqu’il remarqua que le
cadran était brisé. Ravalant un grognement, désabusé, il se défit de sa montre
et la posa sur le bord du lavabo avant de se glisser dans l’eau en s’interdisant
de repenser à l’attaque dont il avait été victime et à sa façon peu glorieuse de
fuir.
Songeur, il finit par appuyer sa nuque contre le rebord de la baignoire et
passa lentement ses mains sur son corps, laissant l’eau le laver de la sueur, de
la poussière et des traces de sang qui le recouvraient. Levant les mains hors
de l’eau, il put voir ses plaies nettoyées se refermer lentement et ses
hématomes se résorber.
Un soupir lui échappa.
C’était déjà ça de gagné…
16
Debout dans la pénombre de son appartement, simplement vêtu d’un boxer
sombre, Kyren regardait la neige tomber sur la ville endormie. Cameron
l’avait appelé en début de soirée pour l’avertir qu’ils tenaient peut-être une
piste, son équipier et lui, et qu’ils allaient la suivre avant qu’elle ne
refroidisse.
Il avait senti l’excitation de son compagnon à l’idée de peut-être mettre
enfin la main sur le tueur qu’il traquait. Conscient que les routes seraient
difficilement praticables à cause de la neige, il n’avait pas proposé à son
amant de le rejoindre tardivement.
Il s’en voulait, à présent, étant incapable de trouver le sommeil et ruminant
de trop sombres pensées.
Décembre avait été là avant qu’il ne s’en rende compte. Ce qu’il avait
naïvement espéré n’être qu’un exil de quelques jours, s’était étiré, les
semaines faisant place à un long mois durant lequel il s’était senti d’abord
terriblement vulnérable puis, un peu résigné : si les jaguars ne voulaient pas
de lui, il ne les supplierait pas. Les léopards étaient des animaux solitaires,
eux aussi, après tout. Il n’avait pas besoin d’eux pour être heureux. Et puis, il
ne se sentait pas seul grâce à Cameron, dont la présence se faisait quasi
constante à ses côtés.
Cependant, ses amis lui manquaient, quand il relevait le nez de ses cours
assez longtemps pour laisser son esprit vagabonder sur autre chose que
Cameron et leur relation de couple qui paraissait s’ancrer durablement.
Enfin, quand il ne paniquait pas à l’idée d’être pour toujours lié à un
Humain ! Pour les avoir observés de longues années, il savait que c’était une
espèce dans laquelle les amours pouvaient être cruellement éphémères. Il
était conscient que si Cameron finissait par se lasser de lui, lui l’aimerait
toujours et ne pourrait jamais plus offrir son cœur à un autre que lui tant que
Cameron serait en vie.
Imaginer le perdre pour une raison ou pour une autre lui causait déjà des
sueurs froides.
Dans ces moments d’angoisse, il aurait aimé pouvoir s’épancher auprès
d’une oreille amicale. Mais ce n’était pas possible.
Tout aurait été tellement plus simple si Cameron avait été l’un des leurs !
Loukian, en tant que substitut de grand frère, aurait sans doute levé les yeux
au ciel, mais n’aurait rien trouvé à redire contre le fait qu’il ait trouvé sa
flamme jumelle. Au contraire, il aurait sans doute été heureux de savoir qu’il
avait eu la chance de trouver son compagnon prédestiné. Jacek, quant à lui,
aurait continué à être un soutien silencieux, mais appréciable ; Jérémy se
serait gentiment moqué de le voir avec un fil à la patte et Duncan l’aurait
aimablement félicité…
Au lieu de cela, parce qu’il avait eu le malheur de trouver sa flamme
jumelle chez un Humain, il se retrouvait banni, exilé, abandonné. Personne ne
voulait plus de lui.
Il avait appris à vivre parmi les jaguars, ces dernières années. Il n’avait
peut-être jamais été totalement l’un des leurs, du fait de son appartenance à
une autre espèce, mais il avait eu l’impression d’avoir enfin une famille.
La désillusion était cruelle.
Quand il repensait à ce mois entier passé sans nouvelles de ses amis, il ne
ressentait qu’une douloureuse amertume.
Même Jérémy avait suivi son conseil et respectait les lois de l’exil.
Honnêtement, il lui en voulait légèrement d’être devenu raisonnable. Et il se
détestait à cause de ce ressentiment, conscient que Jérémy risquerait gros en
prenant contact avec lui tant que la décision de l’exiler ne serait pas changée.
Qui plus est, les attaques mesquines à son encontre avaient cessé aussi
subitement qu’elles avaient commencé et il soupçonnait Jérémy d’être
derrière sa tranquillité recouvrée. Son ami avait fait tout ce qu’il pouvait,
pour lui. Il espérait d’ailleurs qu’il n’avait pas fait de bêtises, même s’il savait
pouvoir compter sur Duncan pour veiller à intervenir avant que leur camarade
ne fasse quelque chose de vraiment fâcheux.
Il aurait juste aimé un signe qui le ferait se sentir moins seul…
« Tu n’es plus un enfant, Kyren », se sermonna-t-il en secouant mollement
la tête, un soupir lui échappant.
Le bruit de l’ascenseur attira son attention. Sans quitter la ville des yeux, il
se demanda qui pouvait avoir envie de sortir si tard et par ce temps. Un bruit
métallique lui fit tendre l’oreille et il pivota en percevant le son d’une clé
tournant dans la serrure de la porte d’entrée. Celle-ci s’ouvrit, déversant
brièvement la lueur tamisée du hall dans l’appartement, avant que le nouveau
venu ne la referme le plus silencieusement possible.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il, surpris.
Cameron fit un bond tel qu’il ne put s’empêcher de rire.
— Tu m’as fait peur ! protesta son amant en se débattant pour ôter son
écharpe pleine de neige.
Kyren le prit en pitié et le rejoignit pour l’aider à enlever l’épaisseur en
laine qui menaçait de l’étouffer. Cameron lui laissa la manœuvre de
l’opération et ôta sa veste avant de passer des mains lasses sur son visage.
— Je pensais que tu serais couché, avoua-t-il.
— Insomnie, répondit simplement Kyren avant de prendre le visage de son
compagnon entre ses mains et de poser un bref baiser sur ses lèvres fraîches.
Tu es gelé, agent Gilroy.
— Mmm, grommela Cameron.
Observant son expression un peu abattue, Kyren caressa doucement la joue
du jeune homme.
— Viens dormir, conseilla-t-il en l’entraînant vers la chambre.
Cameron se laissa faire sans protester quand il l’aida à se déshabiller. Un
faible rire lui échappa lorsque Kyren l’obligea à s’allonger sous la couette
quelques instants plus tard, nu comme un ver.
— Tu sais que tu peux être vachement autoritaire, comme mec ?
— Comment crois-tu que je tiens un auditoire d’étudiants ? demanda
Kyren avec un petit sourire moqueur.
Cameron le regarda disparaître avec ses vêtements – très certainement pour
les jeter dans le lave-linge – et ne put s’empêcher de jeter un regard vers le
tiroir de la commode que Kyren avait fini par lui libérer, un peu plus d’une
semaine auparavant.
Un sourire fatigué étira ses lèvres et il s’attendrit au souvenir de
l’expression effarouchée de son amant lorsqu’il lui avait indiqué le tiroir où
ne traînait qu’un double des clés de l’appartement : il avait compris toute
l’importance que cela revêtait aux yeux de Kyren qu’il ait « son » tiroir chez
lui. Ce n’était pas une déclaration, mais ça s’en rapprochait grandement et il
l’avait pris comme tel.
— C’est quoi, ce sourire ? demanda Kyren en revenant dans la chambre.
Cameron haussa les épaules.
— Tu m’as tout l’air d’une parfaite femme au foyer, le taquina-t-il.
Kyren grommela et se glissa sous la couette à ses côtés. Cameron
l’étreignit et se sentit immédiatement plus tranquille, même si Kyren frémit à
la sensation de son corps froid contre le sien.
— Tu es vraiment gelé, bougonna son compagnon en l’enlaçant cependant.
— C’était la galère, sur la route. J’ai fait les derniers kilomètres à pied. Je
t’avoue que j’étais content de voir l’immeuble.
— Juste l’immeuble ? demanda Kyren.
— L’idée d’un lit chaud m’a plu aussi…
Kyren le pinça légèrement, lui soutirant un petit cri de protestation.
— Ça t’apprendra à prétendre que n’importe quel lit chaud aurait convenu.
— Je dors mal quand je ne suis pas avec toi, répondit Cameron.
Kyren resserra son étreinte et posa sa joue sur l’épaule de Cameron après
avoir tendrement baisé sa peau.
— Alors, dors, maintenant, conseilla-t-il. Tu as l’air claqué.
Cameron sourit en passant une main tendre sur la chevelure de son
compagnon. Kyren resta éveillé le temps de le sentir sombrer dans les bras de
Morphée puis, l’y rejoignit, apaisé par l’écoute des calmes battements du
cœur de son compagnon.

Quand Kyren rouvrit les yeux, les rayons du soleil illuminaient la chambre.
S’écartant précautionneusement de son compagnon toujours endormi, il se
redressa sur un coude et jeta un bref coup d’œil au réveil avant de se perdre
dans la contemplation du visage de son amant.
Quand il l’avait à ses côtés, il doutait beaucoup moins de leur couple et de
l’avenir.
Lorsque Cameron reposait en toute confiance près de lui, il ne craignait
plus la solitude à laquelle leur relation semblait l’avoir condamné.
Il ne pensait qu’à cette sensation d’être complet et qu’à la douce chaleur
qui envahissait sa poitrine quand il se rendait compte qu’en Cameron, il avait
trouvé quelqu’un qui le chérissait.
Il était conscient que son amant aspirait à se réveiller à ses côtés chaque
matin, à passer à l’étape supérieure de leur relation. Lui offrir un tiroir et un
double des clés de l’appartement avait été un pas timide et prudent en ce sens,
et il avait vu dans le regard de Cameron que son compagnon comprenait toute
la symbolique de ce geste : pour un solitaire comme lui, accorder l’entrée et
le droit de séjour dans son antre était un acte lourd de sens.
Voyant les paupières de Cameron papillonner puis s’ouvrir lentement, il
sourit.
— Hmm, fit Cameron en passant une main sur son visage ensommeillé.
Bonjour…
— Bonjour, répondit-il après avoir posé un chaste baiser sur ses lèvres.
Cameron sourit et glissa ses bras autour de sa taille pour l’attirer à
califourchon sur lui. Il étouffa le rire de Kyren de sa bouche sur la sienne et
caressa tendrement son dos nu. Kyren se cambra contre sa main de manière
féline, un frisson de plaisir le parcourant tout entier. Il avait appris à accepter
la sensation de ses doigts et de ses baisers sur son dos, et Cameron y avait, à
juste titre, vu un signe de confiance. Lui qui n’avait jamais aimé montrer son
dos à quiconque auparavant s’était découvert, peu à peu, très réceptif au
toucher de son compagnon.
— Mmm, ça, c’est un « bonjour » comme je les aime, soupira Cameron
quand le besoin d’oxygène les sépara.
Kyren sourit et enfouit son visage dans le cou de son compagnon, inspirant
son odeur avec délice.
— Il faut que je te demande quelque chose.
Kyren se raidit immédiatement, toute une série de suppositions horrifiantes
lui passant en tête. Se redressant, chevauchant toujours son compagnon, il le
regarda en silence, une expression méfiante sur le visage.
Cameron ne put retenir un rire nerveux, surpris par la brusquerie de sa
réaction.
— OK, je pense que j’ai très mal amené le sujet…
Kyren le fixa en silence.
Cameron soupira.
— Ma famille organise un dîner, ce dimanche. J’aimerais que tu m’y
accompagnes.
Le sang se retira du visage de Kyren à cette annonce et il parut cesser de
respirer un court instant. Cameron s’assit vivement sur le lit pour glisser ses
bras autour de la taille de son compagnon.
— Eh bien, tenta-t-il de plaisanter. L’idée de rencontrer ma famille semble
te rendre fou de joie…
— Je ne peux pas, souffla faiblement Kyren.
Cameron plongea son regard dans le sien.
— Pourquoi ?
Kyren voulut se dégager, mais Cameron le retint fermement à ses côtés,
bien que sans dureté.
— Parle-moi, Kyren, demanda-t-il calmement.
— Tu ne comprendrais pas !
— Je te promets d’au moins essayer, répondit-il d’un ton apaisant, surpris
par la lueur paniquée dans les yeux de son amant. Alors, explique-moi,
Kyren.
— Il n’y a rien à expliquer !
— Même pas la raison pour laquelle l’idée de rencontrer ma famille te met
dans un tel état ?
— Bon sang, Cameron ! protesta Kyren, se sentant au bord de la nausée.
Personne ne m’a jamais accepté ! Pourquoi ta famille le ferait-elle ?
— Parce que tu es l’homme que j’aime ?
Cameron le sentit trembler à cet aveu. Lentement, il desserra son étreinte
sur le corps de son compagnon pour pouvoir glisser ses mains sur sa peau en
de longs gestes apaisants, tendrement.
— Tu m’aimes ? répéta Kyren d’une voix tremblante.
Cameron hocha la tête, un petit sourire frôlant ses lèvres.
— Tu ne sais pas tout de moi, dit son compagnon, le cœur serré en
songeant aux secrets qu’il devait lui taire.
— Toi non plus, tu ne sais pas tout de moi, répondit tranquillement
Cameron. Pas encore. D’ailleurs, attends que ma mère te bassine avec mes
frasques d’adolescent et tu me verras peut-être d’un tout autre œil !
Kyren ne put réprimer un pâle sourire. Cameron lui caressa tendrement le
dos.
— Alors, c’est oui ?
Kyren sonda son regard gris empli de tendresse.
— Pourquoi ? demanda-t-il faiblement.
— Pourquoi « quoi » ?
— Pourquoi m’aimes-tu ?
Cameron sourit.
— Hey, c’est vache comme question, ça ! C’est difficile de savoir pourquoi
on aime quelqu’un…
— Alors, dis-moi juste… pourquoi moi ?
La vulnérabilité dans les yeux de Kyren convainquit Cameron de lui
répondre sérieusement, au lieu de tenter de s’en sortir par une taquinerie.
— Tu es différent des autres, répondit-il.
Kyren grimaça légèrement, songeant que son compagnon ne pouvait savoir
à quel point il aurait justement voulu être comme les autres.
Cameron secoua doucement la tête.
— C’est en partie ce qui m’a attiré chez toi, ta différence… Tu es le genre
de mec qui n’a pas froid aux yeux et qui se défend, même face à quelqu’un
devant lequel on pourrait s’attendre à ce qu’il la boucle prudemment…
— Tu veux parler de notre première rencontre, bougonna légèrement
Kyren.
Cameron rit légèrement.
— Oui, mais pas seulement, dit-il tendrement. Tu crois en des valeurs et tu
défends passionnément ton point de vue. Tu as un esprit brillant, tu es
intéressant à écouter et c’est génial de débattre avec toi parce que tu n’es pas
du genre à camper sur tes positions en refusant d’écouter l’avis des gens…
Tu as un magnétisme dont tu ne te rends pas compte, je comprends que tes
étudiants soient si assidus à tes cours… Et puis, tu es vraiment très mignon,
pour un professeur d’université.
Kyren lui donna un léger coup dans l’épaule.
— Et parce que tu as beau ne pas me l’avoir encore dit, je pense que tu
m’aimes et que tu me le montres à ta manière, ajouta Cameron avec une
grande douceur.
Kyren sentit une boule lui nouer la gorge.
Pendant une fraction de seconde, il soutint le regard de son amant avant de
l’étreindre, enfouissant son visage dans son cou pour lui dissimuler son
expression. Cameron sourit légèrement et glissa une main sur sa nuque avant
de presser ses lèvres dans ses cheveux.
— Alors, murmura-t-il, c’est oui pour ce dimanche ?
Il sentit plus qu’il n’entendit le faible rire de Kyren.
— Tu ne perds pas le nord, hein ? souffla son amant.
— Jamais, affirma-t-il dans un sourire.
— Dimanche comme ce dimanche ?
— Demain, oui, confirma Cameron.
Kyren redressa la tête pour frotter son nez contre l’oreille de son
compagnon.
— D’accord, chuchota-t-il.
Cameron le fit basculer avec lui sur le lit et se hissa sur lui avant de
l’embrasser tendrement.
— Merci, souffla-t-il contre ses lèvres.
Kyren attrapa sa lèvre inférieure entre ses dents et la mordilla délicatement
avant de la lécher sensuellement. Cameron allait reprendre sa bouche quand
la sonnerie de son portable retentit en provenance du salon. Étouffant un
soupir, il jeta un regard désolé à Kyren.
— Ignore-le ? suggéra ce dernier. C’est le week-end…
— C’est sans doute Mark. Si je fais ça, il va me chambrer pendant des
jours…
Kyren le libéra de l’étreinte de ses bras et le regarda sortir du lit puis
quitter la chambre pour aller décrocher. L’entendant discuter travail avec son
équipier, il soupira silencieusement, désabusé. Il haussa un sourcil
interrogateur en voyant Cameron revenir dans la chambre, mais son amant ne
fit que mettre le haut-parleur pour pouvoir s’habiller sans cesser de discuter
avec son collègue, piochant des vêtements propres dans son tiroir.
Comprenant que l’idée de paresser au lit avait bel et bien disparu de leurs
options, Kyren se leva et quitta la pièce sans prendre la peine de passer un
vêtement en plus de son boxer, se dirigeant vers la cuisine.
Cameron apparut sur le seuil de la pièce, son téléphone de nouveau collé à
son oreille, l’air assombri. Il acquiesça à quelque chose dit par son équipier
puis baissa son portable contre son torse.
— Mark n’est pas loin d’ici, dit-il à son amant. Je vais aller le rejoindre,
pour continuer à bosser sur l’enquête.
Kyren fronça légèrement les sourcils.
— Vous êtes un peu loin de vos bureaux, non ?
— Oh, on va se trouver un petit café tranquille et…
— Pourquoi ne vient-il pas plutôt jusqu’ici ? le coupa Kyren.
Cameron parut surpris par sa proposition. Kyren détourna le visage,
feignant de se concentrer sur sa préparation du café.
— C’est ton meilleur ami et ton équipier, rappela-t-il après avoir haussé les
épaules. Et vous seriez plus tranquilles ici que dans un quelconque café.
Cameron réfléchit brièvement puis opina, songeur.
— Tu es sûr que ça ne te dérangera pas ?
Kyren lui jeta un regard torve.
— Si ça me dérangeait, je ne l’aurais pas proposé.
— C’est sans doute vrai, sourit Cameron.
Kyren lui rendit son sourire malgré lui avant de le voir reprendre sa
conversation avec Mark et l’entendre l’inviter à les rejoindre. Pendant que
son compagnon donnait son adresse à son interlocuteur, il inspira
profondément puis soupira et se secoua. Il n’avait jamais été très à l’aise à
l’idée de recevoir des intrus chez lui. Mais pour Cameron, il ferait un effort.
17
Plongé depuis un bon moment dans l’organisation d’un cours futur, Kyren
relut pensivement sa présentation puis s’étira et jeta un bref regard vers
Cameron et Mark, installés dans le salon. La mine sérieuse, les deux hommes
discutaient gravement et il résista difficilement à la tentation de tendre
l’oreille afin de capter leur conversation.
Regardant l’horloge, il se leva de sa chaise et entreprit de débarrasser la
table de la cuisine sur laquelle il avait installé ses cours pour travailler
tranquillement. Il croisa le regard de Cameron et lui sourit. Son amant lui
rendit son sourire avec tendresse. Voyant Mark tourner la tête vers lui, Kyren
se détourna vivement pour préparer le déjeuner. De ce fait, il entendit plus
qu’il ne vit le coup de coude que Cameron donna à son équipier quand celui-
ci rit discrètement, et fut heureux d’entendre Mark grogner de douleur. Les
ignorant, il se lança dans la préparation du repas.
— On fait une pause, décréta Cameron, une petite heure plus tard, en
quittant sa place pour rejoindre Kyren dans la cuisine. J’en ai marre, là.
Mark hocha mollement la tête et s’étira avant de se lever pour se dégourdir
un peu les jambes. Un vague sourire moqueur étira le coin de ses lèvres en
voyant Kyren sursauter et lui jeter un rapide regard quand Cameron l’enlaça,
collant son dos contre son torse.
— On reprend après le déjeuner, Cam ? demanda-t-il d’un ton indifférent.
Cameron soupira de regret, mais acquiesça. S’ils voulaient finir par coincer
le « Tueur à l’as de pique », il fallait qu’ils mettent de côté leurs envies
égoïstes. Même s’il rêvait de s’enfermer à double tour avec Kyren et
d’oublier le reste du monde en se prélassant auprès de son amant, il ne le
pouvait pas.
— OK, alors…
— Escalopes de veau à la bolognaise, ça vous convient ?
Mark haussa les sourcils, surpris. Cameron, lui, regarda son compagnon
avec reconnaissance avant de jeter un regard vers les casseroles.
— Bien sûr que ça lui convient. C’est ça qui sent si bon ?
— Hmm, fit Kyren. Tu peux te rendre utile et dresser la table ? Ce sera
bientôt prêt.
— Tout de suite, répondit Cameron, après lui avoir tendrement baisé le
cou.
Mark regarda son ami agir comme s’il était chez lui et sourit lorsque
Cameron lui tendit trois assiettes. Les lui prenant des mains, il les posa sur la
table pendant que son équipier s’emparait de couverts et de verres.
— Merci, dit Kyren comme Mark glissait un sous-plat devant lui en le
voyant s’approcher avec un plat brûlant.
Mark hocha légèrement la tête et tenta un sourire. Kyren lui en renvoya un
légèrement crispé, mal à l’aise. Il n’avait plus revu le jeune homme depuis sa
visite impromptue sur le campus, le lundi ayant suivi sa première nuit avec
Cameron. Entre eux, ce n’était donc pas la franche amitié.
— Viens-tu chez mes parents, demain ? demanda Cameron, l’air de rien,
en servant les assiettes.
Mark acquiesça.
— Pattie m’a invité, comme toujours.
Il jeta un regard à Kyren en voyant le soulagement de Cameron.
— Tu viens, c’est ça ? s’enquit-il gaiement. Je vais avoir droit à la
présentation à toute la famille ?
— Toute la famille ? répéta Kyren en se félicitant de s’être assis.
— C’est un prélude au dîner de Noël, chez les Gilroy, expliqua Mark. On
rencontre les frères et sœurs, les parents, les oncles, les cousins, les grands-
parents…
— Mais tu vas t’arrêter, oui ? l’interrompit Cameron. Ne l’écoute pas,
Kyren. Il divague complètement ! On ne sera pas aussi nombreux, c’est juste
mes parents, mes frères, ma sœur et cet imbécile d’ami que ma mère adore.
Kyren les regarda tour à tour avec méfiance. Mark grimaça face au regard
noir de son équipier.
— OK, dit-il. C’était une blague, vraiment. Comme il le dit, c’est juste un
déjeuner familial et sa mère m’adore. Désolé.
— Je peux le frapper ?
Cameron cligna des yeux à la question de son amant puis se mit à rire.
— Je t’aurais bien dit « oui », mais j’ai besoin de lui entier pour le
moment, dit-il avec amusement.
— Merci pour ta défense, railla Mark. Tu sais qu’il a de la force ?
— J’ai déjà eu droit à un aperçu de ce qu’il sait faire, répondit Cameron,
goguenard.
Kyren rougit légèrement. Mark gloussa.
— Je ne veux rien savoir de votre vie sexuelle, dit-il cependant en pointant
un doigt vers son équipier.
— Tu ne sauras rien, se moqua Cameron. J’aurais trop peur que tu
éprouves l’envie de me voler Kyren.
Mark feignit de frissonner de tout son corps à cette pensée. Kyren fronça
les sourcils en regardant Cameron qui sourit et glissa sa main sur la sienne,
caressant sa peau de son pouce avec douceur.
— Je compte bien le garder, maintenant que je l’ai trouvé…
Mark renifla d’un air sarcastique, mais l’amusement dans son regard
n’échappa pas à Kyren qui se racla la gorge, un peu troublé.
— Bon appétit, dit-il d’un ton un peu hésitant.
Mark acquiesça et entama son repas. Cameron caressa une dernière fois la
main de Kyren de son pouce avant de se mettre à manger à son tour, un
sourire aux lèvres. Kyren ravala un soupir et l’imita, soulagé.

À la fin du repas, Mark aida poliment son équipier à débarrasser et


Cameron conseilla à Kyren de les laisser faire la vaisselle.
— Tu as fait plus que ta part, affirma-t-il avant de poser un bref baiser sur
les lèvres de son amant.
Le jeune homme apprécia l’initiative et les laissa se chamailler comme des
gamins pour savoir qui laverait et qui essuierait, avant de se perdre un peu
dans ses pensées.
Il était soulagé que le déjeuner se soit bien déroulé, même s’il n’avait pas
toujours été des plus à l’aise.
D’ailleurs, il avait bien vu que Mark s’amusait de son manque de
sociabilité et il espérait que le repas familial auquel il s’était laissé convaincre
d’aller ne serait pas un guet-apens. Cameron semblait se faire une joie de le
présenter à sa famille : il ne voulait pas tout gâcher en agissant comme un
solitaire revêche…
— Ne t’inquiète pas, Kyr ! lança Mark en rinçant l’évier. La famille de
Cameron est géniale. Et puis, il ne les laissera pas t’embêter, demain.
Kyren redressa immédiatement le dos, sentant tous ses poils se hérisser au
surnom que lui donnait l’équipier de son amant.
— Kyren, rectifia-t-il, l’air outré. Mon nom, c’est Kyren !
Mark ricana tout en s’essuyant les mains.
— Ça t’ennuie que je t’appelle « Kyr » ?
— Oui !
— OK, sourit Mark en revenant s’asseoir près de lui. Pas de bol… Kyr.
Kyren grinça des dents. Cameron dut se mordre l’intérieur de la joue pour
dissimuler un sourire.
— Tu lui demandes ou je le fais, Cam ? s’enquit Mark, changeant de sujet.
— Demander quoi ? s’étonna son ami en revenant s’installer à leurs côtés.
Mark leva les yeux au ciel.
— Rassure-moi, tu sais ce qu’enseigne ton mec, hein ?
Kyren les regarda d’un air intrigué. Cameron, lui, secoua négativement la
tête.
— Sérieusement, insista Mark.
— On a déjà un profil, répondit Cameron fermement. Et Kyren n’a pas
besoin de voir ça.
— Tu sais que ça pourrait être intéressant d’avoir un regard neuf sur cette
affaire. On pourrait voir le tueur sous un autre angle, voire même tomber sur
une piste qu’on n’aurait pas envisagée !
— Tu ne peux pas…
— Montre-moi.
Cameron tourna vivement la tête vers Kyren.
— Rien ne t’oblige à faire ça !
Kyren balaya l’argument d’un geste de la main.
— Si ça peut éventuellement vous aider à arrêter un tueur, je peux très bien
essayer de vous dire ce que j’en pense.
— On a déjà un profil, insista Cameron.
— Vois ça comme un second avis, répondit-il tranquillement. Cela ne vous
apportera sans doute rien, mais pourquoi ne pas tenter ?
— Tu te souviens des photos que tu as vues l’autre matin ? Eh bien, ce
n’étaient pas les pires, affirma sombrement Cameron.
— Je ne m’y attendais pas, l’autre jour. Cette fois, c’est différent. Et
comme je te l’ai dit ce jour-là, j’en ai déjà vu.
— Rien ne t’oblige à te confronter à ces horreurs. Ça ne t’apportera rien, si
ce n’est des cauchemars.
— Je ne suis pas une petite chose fragile, Cameron ! s’agaça Kyren.
Cameron pinça les lèvres, mais ne répliqua pas.
Mark quitta la table pour se rendre dans le salon. Quand il revint quelques
instants plus tard, il avait avec lui un carton contenant les dossiers de chaque
victime et le profil du tueur.
— Classées de manière chronologique ? demanda Kyren en négligeant le
profil établi par les psychologues pour s’intéresser prioritairement aux
victimes.
— Oui, confirma Mark.
Kyren contempla l’imposant carton puis regarda Cameron avec un sourire
engageant, s’en voulant pour avoir utilisé un ton cassant avec lui.
— Je crois que je vais avoir besoin de café au cours des prochaines heures,
chéri.
Son amant cligna des yeux, surpris. Sous le regard amusé de Mark, son
expression réprobatrice s’adoucit pour faire place à un air de tendre
résignation.
— Je te prépare ça, soupira-t-il en se levant de table.
Pour se venger de la fourberie de son amant, qui avait visiblement trouvé
comment le faire céder, il se pencha pour embrasser Kyren à pleine bouche,
ne s’écartant de ses lèvres qu’une fois que le besoin d’oxygène se fit
ressentir.
Avec un sourire en coin, il contempla la bouche rougie de Kyren et son
regard brillant de désir avant de se redresser. Son compagnon piqua un fard et
préféra plonger le nez dans le premier dossier de la pile, évitant de croiser le
regard amusé de Mark dont il avait oublié la présence pendant la durée de
leur baiser.
Satisfait, Cameron tourna les talons pour s’approcher du plan de travail et y
prépara un nouveau pot de café.
Espérant secrètement qu’il n’avait pas cédé à tort.
Et encore moins en vain.

Au grand dam de Cameron, Kyren passa l’après-midi plongé dans les


dossiers des victimes. Pour les connaître presque par cœur, il craignait l’effet
que cela aurait sur son amant : contempler le mal ne vous permettait pas de
vous en sortir indemne.
Il était formé à ça, avait vu plus de morts qu’il n’en aurait voulu au cours
de sa carrière, et pourtant, les photos des victimes du « Tueur à l’as de
pique » lui avaient sérieusement retourné l’estomac. Imaginer ce que cela
faisait à son compagnon, un civil, le tourmentait.
— Kyren, sérieusement, je pense que ça suffit, maintenant. Tu…
— Je peux vous donner un avis, le coupa Kyren.
Mark abaissa la revue scientifique qu’il avait trouvée dans le salon et
s’était mis à lire sans demander la permission de Kyren un peu plus tôt.
Cameron regarda son amant avec inquiétude en voyant de la tristesse et de la
lassitude dans son regard doré.
— On t’écoute, dit Mark.
— Avant toute chose, précisa Kyren, je ne suis pas profileur. La difficulté
du profilage tient à l’obligation de se plonger totalement dans la psychologie
du tueur, pour comprendre son fonctionnement, l’adopter, et découvrir le
prochain geste qu’il va accomplir.
— On connaît le sujet, affirma Mark.
— Bien, répondit-il sans ciller. Alors je vais expliquer ma façon de voir les
choses et vous en ferez ce que vous voudrez, en tenant compte que je ne suis
qu'un éthologue.
— Promis, soupira Mark.
Cameron hocha la tête quand Kyren lui jeta un regard sérieux.
— Votre tueur n’est pas un chasseur. Ces meurtres sont plus occasionnels
que réfléchis, à mes yeux.
— C’est le principe des tueurs en série, de ne pas pouvoir être reliés à leurs
victimes, observa Mark d’un ton un peu blasé. Ils frappent souvent au hasard.
— Certes, admit Kyren patiemment. Mais j’ai l’impression qu’il lutte
contre ses pulsions.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? demanda Cameron.
— L’intervalle entre les meurtres. Il fluctue. Si la durée entre chaque
meurtre avait une importance quelconque à ses yeux, il respecterait un
timing.
Cameron jeta un regard à Mark qui ne broncha pas, bien que Kyren soit en
train de pointer les mêmes éléments que leur profileur.
— Il n’y a eu que deux victimes dans le Kentucky, ajouta Kyren.
Contrairement aux autres, les victimes étaient ensemble et elles ont été
retrouvées dans leur chambre, sur le campus…
— Et alors ? fit Mark d’un ton neutre.
— Cela devait être ses premiers meurtres, ceux à partir desquels il a adopté
un modus operandi. Pourtant, rien dans les documents que j’ai pu consulter
n’a permis d’identifier un suspect valable, à l’époque, hormis un homophobe
notoire.
— Il a fait de moins en moins d’erreurs, au fur et à mesure des meurtres,
précisa Cameron.
Kyren haussa pensivement les épaules.
— Chez tous les prédateurs, on remarque qu’ils apprennent de leurs
erreurs, s’améliorent, se font moins vite repérer par leurs proies… C’est
somme toute logique que son modus operandi progresse.
— On doit applaudir à ses efforts ? railla Mark.
— C’est un tueur intelligent, répondit Kyren. Autant le savoir, quand on le
traque. Quant au nombre de victimes, on peut se demander s’il s’agit d’une
coïncidence ou si c’est un fait exprès.
— Comment ça ? s’enquit Cameron.
— Eh bien, deux victimes au Kentucky, trois dans l’Indiana, quatre dans le
Michigan et nous sommes à cinq pour l’Illinois…
— Pour le moment, précisa Mark. Et ce serait bien qu’il n’y en ait plus.
— Vous allez peut-être être exaucés, répondit Kyren.
Cameron arqua un sourcil interrogateur. Mark fixa gravement Kyren.
— Chaque série de meurtres s’est arrêtée à l’approche d’un congé
universitaire et nous arrivons au break de Noël, leur indiqua ce dernier.
— C’est pour ça qu’on pense que le tueur pourrait être un étudiant dont la
candidature a été refusée dans ces universités, lui dit Cameron.
Kyren secoua la tête.
— Désolé, mais moi, je pencherais plutôt pour un assistant ou un
professeur remplaçant : cela expliquerait les changements de localités, au gré
des trimestres. Et aussi pourquoi les victimes n’ont-elles pas tenté de fuir ?
— Tu penses qu’ils connaissaient tous leur tueur ? demanda Mark.
— Et qu’ils ne se sentaient pas menacés par lui, précisa Kyren.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Il les a tasés dans la nuque, dit-il d’un ton posé. Cela implique qu’ils lui
ont tourné le dos.
— En quoi cela prouve-t-il leur confiance ? Ils auraient pu être agressés au
moment de partir…
— Peut-être, mais quand une proie ressent une menace, elle ne tourne pas
le dos à son potentiel agresseur s’il est proche d’elle : elle recule et ne
s’enfuit qu’une fois qu’il est à une distance respectable pour espérer avoir
une chance de s’en sortir. Ici, rien n’indique qu’ils ont tenté de fuir ou de se
défendre. Ils étaient en confiance.
— Donc on doit rajouter dans nos suspects les professeurs remplaçants ou
les intérimaires, d’après toi. Est-ce que tu fais partie de cette liste ?
Kyren lui jeta un regard torve, se demandant si l’ami de Cameron se faisait
volontairement l’avocat du diable ou s’il devait se considérer comme suspect.
— Je suis professeur titulaire, ici, dit-il d’un ton désabusé. Et pour
information, il se trouve qu’à l’heure où la dernière victime a été tuée, j’étais
en compagnie de Cameron.
Mark eut un sourire en coin alors que Cameron lui jetait un regard noir.
— Le tueur n’a pas l’air d’être quelqu’un de particulièrement costaud,
reprit Kyren.
Mark le regarda d’un air interrogateur.
— Mis à part pour les deux premières victimes, les coups de couteau n’ont
pas été extrêmement profonds. Il n’y a plus de rage, dans les coups portés aux
autres victimes. Après ses premiers meurtres, les coups de couteau sont
devenus un plaisir pour lui, ou un rituel en tout cas, dans la mise à mort. Mais
seule la rage lui a permis d’atteindre les os et de les briser, pour George
Nelson et Roger Woll.
Cameron fronça les sourcils en l’entendant citer le nom des victimes,
s’inquiétant de savoir qu’il avait mémorisé les aspects les plus lugubres de
l’enquête dans les moindres détails.
— Il a quand même transporté les victimes, opposa son équipier. Cela
demande une certaine force, de porter des hommes de vingt ans.
— Oui, mais ils étaient maîtrisés, répondit Kyren. Il n’a pas dû se battre
avec eux. Je parierais même sur le fait qu’il ne les a tasés qu’une fois proche
d’un véhicule, sauf pour les deux premières victimes bien entendu. Pour
celles-là, il a dû se faire inviter chez elles.
— Tu « paries » ? répéta Mark un peu froidement. On ne se base pas sur un
pari, quand on traque un tueur en série. Ce qui arrivera, si on ne l’arrête pas,
ce sont des morts ! Et nous, nous ne serons que les énièmes incompétents à le
traquer !
Kyren jeta un regard vers son amant, qu’il trouvait étonnamment
silencieux. L’air sombre, Cameron passa une main nerveuse sur sa nuque.
— J’ai vraiment besoin d’une cigarette…
Kyren le regarda se lever sans pouvoir réprimer une légère grimace.
Il détestait l’odeur du tabac.
Son compagnon fumait de manière sporadique, ne cédant que lorsque la
pression était trop forte, mais ces derniers temps, il lui était arrivé de sentir un
peu trop fréquemment à son goût le parfum froid de la nicotine sur Cameron.
Son amant prit la direction du salon pour récupérer son paquet de cigarettes
dans l’une des poches de sa veste.
— Ne fais pas cette tête. J’ai déjà essayé d’arrêter totalement trois fois, lui
dit Cameron en revenant dans la cuisine.
Kyren fronça les sourcils en le voyant faire mine d’entrouvrir la fenêtre.
— Que comptes-tu faire exactement, là ?
Cameron le regarda d’un air entendu. Kyren secoua la tête.
— Hors de question que tu fumes chez moi. Si tu veux t’intoxiquer, tu le
fais dehors ! Je ne veux pas être complice de ton futur cancer !
Cameron grimaça.
— J’ai moins de chance de mourir d’un cancer que de mourir sur le terrain.
Kyren lui jeta un regard froid. Soupirant d’un air mélodramatique,
Cameron rangea son paquet de cigarettes. Mark lui jeta un paquet de
chewing-gums qu’il attrapa au vol.
— Passe tes nerfs là-dessus.
Cameron le remercia d’un signe de tête et prit un chewing-gum, espérant
que le goût de la chlorophylle lui ferait diminuer son envie de tabac.
— Connais-tu des remplaçants ou des professeurs titulaires arrivés
récemment ? demanda-t-il.
— Il y a des nouveaux chaque année, répondit Kyren en fronçant les
sourcils.
— Tu pourrais faire une liste de tes collègues les plus récents ? s’enquit
Mark. On ne nous donnera pas un mandat pour obtenir ces informations
auprès des universités : le procureur considérera que nous n’avons rien trouvé
qui justifie un tel document.
— Vous allez creuser cette piste, donc ? demanda Kyren, gravement.
— On creuse toutes les pistes, répondit Cameron avec une pointe de
lassitude. L’enjeu est trop important pour qu’on en ignore une seule, fût-elle
mince.
Kyren acquiesça puis s’empara d’une feuille et d’un stylo pour
entreprendre de faire une liste de tous les professeurs récemment arrivés à
Northwestern dont il se souvenait.
Il espérait que ce ne serait pas en vain même si l’idée de peut-être côtoyer
un tueur en série régulièrement n’était pas des plus rassurantes.
18
L’estomac un peu noué, Cameron gara sa voiture le long du trottoir, juste
devant la maison de ses parents.
Depuis qu’ils avaient quitté l’appartement de Kyren, un silence
désagréable s’étirait entre eux. Il avait tenté plusieurs fois de lancer un sujet
de conversation, mais Kyren n’avait répondu que par monosyllabes et il avait
fini par abandonner.
La veille au soir, après le départ de Mark qui leur avait rappelé qu’ils se
reverraient le lendemain, il avait compris que son amant était toujours
nerveux à l’idée de rencontrer sa famille, mais il n’aurait jamais pensé que
c’était à ce point. Et à présent la tension de son compagnon le rendait, par
empathie, terriblement anxieux.
Apercevant le SUV noir de son frère dans l’allée et la berline grise de sa
sœur un peu plus loin, il jeta un regard aux alentours, cherchant des yeux la
moto de son cadet qu’il finit par découvrir, légèrement dissimulée par
l’imposant SUV.
— Bon, dit-il d’un ton qui se voulait léger en défaisant sa ceinture de
sécurité. On dirait que pour une fois, ils ont décidé d’être tous à l’heure…
Kyren tourna la tête vers lui et le regarda en silence. Cameron passa ses
doigts dans ses cheveux en captant l’angoisse dans les yeux dorés de son
amant.
— Tu as l’air d’avoir envie de t’enfuir en courant.
— J’ai envie de m’enfuir en courant, répondit Kyren sincèrement.
Cameron sourit et prit le visage de son compagnon entre ses paumes. Se
penchant vers lui, il frotta son nez contre le sien avec douceur avant de
presser ses lèvres sur les siennes. Kyren, nerveux, resta un moment immobile,
le dos raide, avant d’entrouvrir les lèvres, lui offrant l’accès de sa bouche.
Cameron ne se fit pas prier, sa langue glissant à la recherche de la sienne pour
l’entraîner dans un lent ballet sensuel et plein de tendresse. Kyren glissa une
main dans les cheveux de son compagnon en lui rendant son baiser et l’autre
dans son dos, se fondant contre lui en oubliant le reste du monde. Cameron
finit par s’écarter et lui sourit avant d’appuyer brièvement son nez contre le
sien une nouvelle fois, le cœur battant.
— Je t’aime, lui dit-il.
Kyren inspira et allait répondre quand il se sentit surveillé. Détournant son
attention de Cameron, il aperçut plusieurs têtes agglutinées à une fenêtre de la
maison des parents de son compagnon et ne put réprimer un gémissement
plaintif.
— Oh, mon Dieu…
Cameron suivit son regard et sourit d’un air désabusé.
— Bon, dit-il d’un ton se voulant enjoué en descendant de voiture. Je crois
que je n’aurai pas à préciser la nature de notre relation ! C’est déjà ça de pris.
Kyren lui jeta un regard brillant d’angoisse sans faire mine de quitter le
véhicule. Cameron fit le tour pour lui ouvrir sa portière.
— Je dois aussi t’aider à descendre ? le taquina-t-il après l’avoir vu
détacher à regret sa ceinture de sécurité.
— Prends la bouteille de vin et les fleurs pour ta mère ! grogna Kyren, se
hérissant à cette idée.
Cameron prit les cadeaux que son compagnon avait tenus à acheter en
route, refusant de venir les mains vides. Il avait tenté de cacher combien ce
petit geste le touchait, mais Kyren avait dû se rendre compte de quelque
chose, car il avait grommelé entre ses dents qu’il se pliait simplement à une
norme sociale établie depuis des décennies dans de nombreuses cultures. Cela
avait été son plus long discours de la matinée, ce qui l’avait relativement
amusé sur le moment.
— Cam, si jamais…
— Ça va aller, le coupa Cameron. Respire !
Kyren jeta un nouveau regard vers la maison d’enfance de son compagnon
puis descendit du véhicule et ferma la portière derrière lui.
Cameron lui sourit d’un air encourageant et lui prit la main en activant le
verrouillage de la voiture. Ravalant une grimace, Kyren le laissa l’entraîner
vers le foyer dans lequel il avait grandi. Se préparant déjà mentalement à une
catastrophe.

*
Le dos raide comme la justice, assis sur le fauteuil le plus proche de la
porte du salon, Kyren jeta un discret regard à sa montre et retint un
grognement de dépit : le temps semblait ne pas vouloir passer. Pourtant, il
mourait d’envie de quitter cette demeure et de retourner à son appartement. Il
voulait ignorer le monde pour pouvoir se rouler en boule sur son lit et dormir
les cent prochaines années à venir.
C’était la seule chose qui pourrait lui permettre d’oublier que le père de
Cameron l’avait à peine salué, que sa mère semblait préférer la présence de
Mark à la sienne, que son frère aîné – James – l’avait étudié de la tête aux
pieds et que sa belle-sœur l’avait par trois fois appelé par le prénom de l’ex
de son amant !
Bref, tout cela commençait plutôt mal, pour un dîner qui devait « bien se
passer » selon les dires de son compagnon. Il aurait vraiment dû s’enfuir en
courant quand il en avait eu l’occasion au lieu de se laisser convaincre de
l’accompagner !
Voyant du coin de l’œil s’approcher la sœur de Cameron, il se crispa. Il
avait déjà subi un interrogatoire en règle par l’aîné des enfants Gilroy, il
n’était pas pressé de recommencer. Après tout, il avait fallu que Cameron
rappelle – un peu sèchement, d’ailleurs – à son aîné qu’il était son amant et
pas un suspect interrogé par un détective dilettante dans un mauvais film
policier pour que James le laisse tranquille, et il n’avait pas la moindre envie
de subir à nouveau un flot intarissable de questions sur sa famille, son travail
ou sa situation financière.
Glissant un regard vers la porte du salon, il envisagea une fraction de
seconde de faire une retraite stratégique, de se replier silencieusement vers la
sortie et de quitter les lieux. Prenant conscience de la lâcheté de cette idée, il
passa nerveusement ses doigts dans ses cheveux, éprouvant une certaine
rancœur envers Cameron qui l’avait laissé seul pour répondre à un appel de
sa mère plusieurs minutes plus tôt et n’avait toujours pas repointé le bout de
son nez à ses côtés.
— Pattie l’accapare.
Distrait de ses pensées, Kyren leva les yeux vers Mark, venu s’arrêter à ses
côtés. Lui offrant un sourire compatissant, l’équipier de son amant s’assit
près de lui sur le fauteuil.
— C’est le moment de la grande « discussion mère-enfant », lui apprit-il.
— La « discussion mère-enfant » ? répéta Kyren en fronçant les sourcils.
— Celle où elle nous demande si nous sommes heureux, intervint une voix
féminine. Elle nous demande si on est sûr de nous, si notre histoire est
sérieuse…
Kyren ravala une grimace en croisant le regard moqueur de Mark,
comprenant qu’il avait détourné son attention pour permettre à la sœur de
Cameron de venir lui parler.
— Je vais voir si Cameron s’en sort.
— Lâcheur ! souffla-t-il comme Mark se levait pour s’éloigner.
— Tu es entre de bonnes mains, le rassura l’ami de Cameron. Angela est
charmante.
Kyren ravala un grognement rébarbatif. Venant de sa part, cela ne le
rassurait absolument pas !
La sœur de Cameron fit un clin d’œil à Mark en le voyant étouffer un rire
et prit sa place aux côtés de Kyren.
— Alors comme ça, tu es éthologue ?
Kyren hocha la tête sans grande motivation, priant pour ne pas avoir à
répondre à une tonne de questions encore une fois.
— Cameron adore les animaux.
Le jeune homme cilla et jeta un regard étonné à la sœur aînée de son amant
avant de sourire légèrement.
— Je ne le savais pas, avoua-t-il.
— On a toujours grandi entourés d’animaux, ici, lui expliqua-t-elle en lui
rendant son sourire. Viens avec moi, que je te montre certaines photos.
Kyren n’hésita qu’une fraction de seconde à la suivre quand elle se leva
pour quitter le salon. Angela l’entraîna à l’étage, lui désignant distraitement
quelques cadres décorant le mur alors qu’ils gravissaient les marches. Sur
presque toutes les photographies, il pouvait apercevoir Cameron avec sa
fratrie, à différents âges, accompagnés de chiens et de chats. Arrivée sur le
palier, Angela lui fit un clin d’œil amical en abaissant la poignée d’une porte
close.
— Nous entrons dans l’ancien antre de mon frère, le prévint-elle. À nos
risques et périls !
Kyren prit une petite inspiration, troublé à l’idée d’entrer dans la chambre
d’adolescent de son amant. Angela pénétra dans la pièce et se dirigea droit
vers le petit bureau situé dans un coin de la chambre.
— Ma mère a un album photo de chacun de nous dans chaque chambre, lui
apprit-elle en s’emparant dudit album. Va savoir pourquoi !
Kyren la regarda s’asseoir sur le lit et la rejoignit d’un pas hésitant quand
elle tapota doucement la place à côté d’elle avant d’ouvrir l’album.
S’asseyant près d’elle, il sentit son cœur se serrer en découvrant la première
photo : elle représentait la mère de Cameron à la maternité, son nouveau-né
dans les bras, tous les deux entourés de son époux, de James et d’Angela.
C’était un souvenir que lui n’avait jamais eu. Celui d’une famille.
— Là, dit Angela en tournant la page. Regarde ! Ils sont trop mignons…
Kyren observa l’image qu’elle lui désignait et sourit avec attendrissement.
La photo représentait Cameron, âgé de quelques mois seulement, endormi sur
son matelas, sur le ventre. Non loin de lui, le museau posé contre son épaule,
un grand chien noir aux yeux doux semblait veiller sur son sommeil.
— Nana nous suivait partout où l’on allait, lui apprit Angela d’une voix
emplie de nostalgie. C’était une chienne fantastique. Cameron avait cinq ans,
quand elle est morte. Il a pleuré comme une madeleine, ce jour-là.
Kyren se doutait qu’il n’avait pas été le seul, à l’émotion qui brillait encore
dans le regard de la jeune femme.
— Et toi, as-tu eu des animaux de compagnie ? lui demanda-t-elle après
avoir passé quelques minutes à lui montrer les photos en lui racontant des
anecdotes sur l’enfance de Cameron.
Une mélancolie amère lui tombant sur la poitrine, Kyren secoua
négativement la tête et détourna les yeux. Pas forcément à cause de l’absence
d’animal de compagnie durant son enfance, mais bien parce qu’il n’avait pas
envie d’avouer à Angela combien son enfance avait été froide et terne, après
avoir vu l’amour qui inondait leur famille.
Une planche du parquet grinça et il reporta son attention sur le hall, flairant
l’odeur de l’intrus dissimulé dehors pour sourire quand il reconnut le parfum
de la peau de Cameron.
— C’est impoli, d’écouter aux portes, dit-il doucement.
Une seconde plus tard, Cameron franchit le seuil de la chambre, un sourire
penaud aux lèvres.
— Désolé, s’excusa-t-il en venant s’asseoir près d’eux pour glisser ses bras
autour de la taille de Kyren et l’attirer contre lui. Maman n’en finissait pas.
Bien qu’un peu mal à l’aise sous le regard d’Angela, Kyren finit par se
détendre contre lui. Angela regarda son cadet, les yeux brillant d’amusement.
— Ce n’est pas grave. Kyren et moi avons fait connaissance, comme ça.
Cameron lui jeta un regard suspicieux.
— Tu ne l’as pas convaincu qu’il gâcherait sa vie avec moi, hein, Angie ?
Angela pouffa.
— Il le comprendra bien tout seul, il est intelligent ! se moqua-t-elle en se
levant. Je vais voir si je dois aider maman à faire quelque chose. Ne restez
pas trop longtemps cachés ici, sinon j’envoie Steven vous chercher !
— Même pas peur ! répliqua Cameron.
Ils entendirent Angela ricaner, puis le son de ses pas décroître dans
l’escalier. Cameron appuya son menton sur l’épaule de Kyren.
— Tu tiens le coup ? demanda-t-il d’un ton contrit. Ils n’ont pas été trop
pénibles pendant mon absence ?
Kyren soupira légèrement.
— J’ai eu l’impression d’être en cage et observé par tout un tas de
chercheurs, avoua-t-il. Ce n’est pas très agréable, d’autant plus que je ne sais
pas du tout ce que tes parents pensent de moi, mais je survivrai… Enfin, je
suppose. Ton père n’a pas une arme prête à servir et l’envie de me tuer pour
dépraver son fils, pas vrai ?
Cameron sourit et posa un tendre baiser dans le creux de son cou, lui
soutirant un frémissement.
— Il n’est pas très sympa, hein ?
Kyren grimaça.
— Disons que j’ai cru qu’il ne me saluerait pas…
Cameron fit la moue.
— Ouais… Il a accepté que je sois gay, mais… Il est mal à l’aise quand il a
« ça » sous les yeux, comme il dit.
— « Ça » ? répéta Kyren.
— Un couple gay amoureux.
Kyren remua quelque peu, se sentant légèrement rougir malgré lui et
envahi par une chaude émotion.
Remarquant le regard tendre de Cameron, où brillait une lueur d’espoir, il
entrouvrit les lèvres pour parler, mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
Tournant vivement la tête vers la porte de la chambre en percevant une
présence, il posa un regard écarquillé sur Steven, le benjamin, qui se tenait
sur le seuil.
— M’man m’envoie vous chercher, dit-il d’un ton penaud.
— On arrive, grogna Cameron, déçu par cette interruption.
Steven opina et tourna les talons, les laissant seuls. Cameron se leva en
soupirant et tendit une main à Kyren qui força un sourire sur ses lèvres en
l’acceptant avant de se mettre debout à son tour.
— Kyren…
— Mmm ?
Cameron l’attira contre lui et l’embrassa. Doucement. Tendrement.
S’écartant lentement de ses lèvres, il appuya son front contre le sien.
— Je t’aime, Kyren.
— Moi aussi, souffla-t-il faiblement.
Le sourire qui illumina le visage de Cameron et l’émotion dans son regard
auraient suffi à éclairer tout Chicago.
Le cœur battant à tout rompre Kyren sourit sous les lèvres de Cameron
quand son amant reprit sa bouche avec passion.
Terrifié, mais heureux.
19
La grisaille régnait sur la ville quand Kyren ouvrit les yeux. Réprimant un
grognement, peu motivé à se lever pour affronter le mauvais temps, il se
blottit un peu plus contre le corps chaud de son compagnon endormi.
Il avait finalement survécu à la rencontre avec sa belle-famille. Le père de
Cameron, Jack, s’était montré courtois et Patricia – « Pattie » –, la mère de
Cameron, s’était révélée charmante, réussissant à le mettre à l’aise au cours
du repas. Il s’était fait, par ailleurs, une alliée d’Angela et avait réussi à
trouver le courage de répondre aux petites piques moqueuses lancées par
James, à la plus grande hilarité de Steven qui l’avait dès ce moment-là
considéré comme son « nouveau pote ». La surprise avait dû se peindre sur
son visage parce qu’il avait senti Cameron lui caresser le genou et avait pu
découvrir son sourire tendre en tournant la tête pour le regarder, captant du
coin de l’œil le regard approbateur de Pattie posé sur eux. Il avait
apparemment réussi l’examen d’entrée de la famille Gilroy…
Par moments, il avait senti que la froideur de Jack à leur égard attristait
Cameron, mais il n’avait pas la moindre idée pour arranger les choses. Il
doutait même que quiconque puisse y parvenir, hormis Jack lui-même. Si le
patriarche des Gilroy avait des difficultés à accepter l’homosexualité de son
fils, c’était à lui d’essayer de changer, pas à Cameron.
— Hey… À quoi tu penses ? demanda Cameron d’une voix enrouée de
sommeil.
Kyren leva les yeux vers son visage et se hissa sur un coude pour pouvoir
se pencher et baiser chastement ses lèvres.
— Bonjour, souffla-t-il.
— Bonjour, répondit Cameron dans un sourire.
D’une main distraite, il caressa doucement le dos nu de son amant,
savourant la sensation de sa peau qui frémissait sous ses doigts.
— Alors, à quoi réfléchissais-tu ? demanda-t-il à nouveau.
De délicieux frissons parcourant son dos, Kyren ferma à moitié les yeux,
réprimant de son mieux un ronronnement de plaisir.
— Je repensais à hier.
Cameron hocha la tête.
— Ça s’est plutôt bien passé.
— Eh bien, a priori, oui, vu que je suis toujours en vie, sourit Kyren.
Cameron gloussa.
— Ils ne sont pas si terribles…
Kyren baissa la tête pour lui mordiller gentiment le menton puis lécha
doucement sa peau avant de glisser le long de sa gorge, baisant tendrement
son cou. Cameron laissa échapper un soupir appréciateur et ferma les yeux.
Kyren revint vers sa bouche qu’il caressa doucement de ses lèvres avant
d’en quémander l’accès. Cameron l’étreignit en le lui accordant, accueillant
sa langue contre la sienne dans un soupir languide.
— Je t’aime, souffla-t-il quand le besoin d’oxygène les sépara.
Kyren sentit son cœur faire un looping à ses paroles et enfouit son visage
dans le cou de son amant, un nœud lui serrant la gorge.
— Cam…
— Mmm ?
— Emménage avec moi, chuchota-t-il presque.
Cameron tressaillit, le souffle coupé. Devant son silence, un tremblement
parcourut le corps de Kyren et il fit mine de s’écarter, le cœur serré, mais
Cameron le retint contre lui.
— Pas ici, souffla-t-il d’une voix enrouée.
Sentant son inquiétude disparaître, Kyren releva la tête pour le regarder et
plissa les yeux.
— Pas chez toi, le prévint-il. C’est trop petit !
Cameron gloussa et passa une main tendre dans la chevelure de son
compagnon.
— On va se trouver un endroit à nous.
Kyren sourit timidement et opina. Cameron l’embrassa.
— Je t’aime, Kyren, souffla-t-il en s’arrachant à ses lèvres.
Kyren appuya son front contre le sien, une grande douceur dans ses yeux
dorés.
— Je t’aime aussi, murmura-t-il.
Il ne put que sourire devant le bonheur qui illuminait les yeux gris de
Cameron.
Convaincu, pour la première fois de sa vie, d’être à sa place.

Mark grommela entre ses dents en entendant la voix de Cameron lui


parvenir, alors que son équipier quittait l’ascenseur pour se diriger vers leurs
bureaux. Il trouvait agaçante au possible cette manie qu’avait son ami
d’exprimer son bonheur en sifflotant, fredonnant ou chantonnant.
Après que Kyren lui eut dit qu’il tenait à lui, Cameron avait paru faire sien
le gai sifflement de Don’t Worry Be Happy de Bobby McFerrin, sifflotant
dès qu’il se mettait à rêvasser à son compagnon. Ce qui arrivait très souvent !
Il avait rapidement trouvé ça irritant. C’en était au point où il ne pouvait plus
entendre cette musique à la radio sans grincer des dents.
— Salut Mark ! le salua Cameron d’un ton enjoué en cessant de fredonner.
— Salut.
— Tu as passé un bon week-end ?
Mark arqua un sourcil et le regarda d’un air narquois enlever son écharpe
et sa veste.
— Je l’ai passé avec toi, rappela-t-il.
— Pfff, fit Cameron en s’asseyant à son bureau. On s’est à peine parlé,
hier. M’man t’a accaparé un bon moment : je suis persuadé qu’elle essaie de
te refourguer ma sœur.
Mark ricana à cette idée.
— Angie et moi ? Quelle horreur ! dit-il en feignant de frissonner. Autant
me donner une corde pour que j’aille me pendre ! Cette fille est infernale !
— Hey, protesta immédiatement Cameron en fronçant les sourcils. C’est
de ma sœur que tu parles, surveille ton langage !
Mark leva les yeux au ciel.
— Tu sais que j’adore Angela, Cam. Mais, franchement, elle a cassé le nez
de son dernier ex !
Cameron ne put réprimer un sourire.
— Et ça te fait rire, grommela Mark. Cette nana est dangereuse !
Son ami haussa les épaules.
— Il l’avait mérité. On ne traite pas une femme comme il l’a fait. Et de
toute façon, je ne veux pas que tu t’approches de ma sœur.
Mark eut un petit rire jaune.
— J’ai ton veto ? Sérieux ?
— Hun Hun, fit distraitement Cameron en s’intéressant à la liste des
professeurs remplaçants que leur avait fournie Kyren le samedi soir.
Mark resta silencieux, légèrement vexé, et reporta son attention sur le
dossier posé devant lui sur le bureau, les sourcils légèrement froncés.
Un bourdonnement lui fit relever les yeux quelques minutes plus tard.
Braquant son regard sur Cameron, il grogna, frustré.
— Cam ! siffla-t-il.
— Mmm ?
— Arrête ça tout de suite !
— Arrêter quoi ?
— De me la faire façon Le Roi lion !
— Hein ?
— Tu fredonnes, mon gars. Encore !
Cameron sourit malgré lui.
— Désolé. Je vais essayer d’arrêter.
— Ce serait cool, répondit Mark, désabusé. Parce que t’entendre chanter
Can You Feel The Love Tonight , ça fait très gay…
— Ah, c’était ça, le titre ? Je ne m’en souvenais plus !
Mark leva les yeux au ciel.
— Peut-être que c’est toi, le plus gay de nous deux, observa Cameron avec
une pointe de vice. Tu es celui qui connaît les titres de ces chansons, après
tout !
— Ce sont des slows connus, grommela Mark.
— Mark Donan connaît des slows ? releva son ami, arquant un sourcil
amusé.
— Erreur d’adolescence, affirma-t-il. Tu ne me feras pas danser avec toi là-
dessus. Désolé de démolir tes rêves.
— Mes cauchemars, oui !
— Je ne suis pas assez bel homme pour toi, peut-être ?
— Tu veux vraiment une réponse à ça ? s’amusa Cameron.
Mark hésita puis secoua la tête.
— Pas vraiment. Ce serait flippant que tu me dises que si, je crois.
— T’inquiète, ça ne risque pas d’arriver ! pouffa son ami.
— J’apprécie ta franchise, maugréa Mark. C’est très rafraîchissant !
Cameron lui tira la langue, moqueur.
— Très mature ! railla son coéquipier.
— Faut savoir ! Tu me veux rafraîchissant ou mature ?
— Je te préfère « occupé », répliqua Mark. Alors, tais-toi et bosse,
maintenant !
— Rabat-joie ! bougonna-t-il.
Mark passa la langue entre ses lèvres, lui rendant sa grimace, une lueur
narquoise au fond des yeux. Cameron secoua la tête, amusé, avant de se
décider à se replonger dans l’horreur de leur enquête.

Jetant un regard vers le ciel gris après avoir verrouillé la portière de sa


voiture, Kyren passa sa mallette en cuir brun en bandoulière puis glissa ses
mains dans les poches de sa veste pour les garder au chaud, frissonnant
légèrement sous le vent glacé.
Sur le campus, la plupart des étudiants et des professeurs se hâtaient de
rejoindre les bâtiments, pressés de s’abriter du froid. Il les imita en prenant la
direction de la faculté de médecine, saluant de temps à autre d’un signe de
tête poli ceux qui lui souhaitaient une bonne journée.
La sonnerie retentit alors qu’il pénétrait dans l’amphithéâtre où il donnait
son premier cours de la matinée. Jetant un regard vers les gradins, il sourit
légèrement, satisfait de voir que ses étudiants étaient toujours aussi nombreux
à s’installer. Quelques visages moins connus se trouvaient parmi les habitués,
cependant, et il secoua pensivement la tête : les examens approchaient et avec
eux revenaient les « irréguliers oisifs ». Il espérait simplement qu’ils ne
perturberaient pas son cours.
Déposant sa mallette sur son bureau, il en sortit son ordinateur qu’il alluma
et le brancha au projecteur. Il sélectionna un fichier, puis se positionna devant
le bureau, tourna l’ordinateur vers lui et s’appuya un peu nonchalamment
contre le bois, attendant patiemment que ses étudiants aient fini de s’installer.
— Bien, finit-il par dire une fois que tous furent attentifs. Aujourd’hui,
nous allons parler d’un sujet qui va tous vous intéresser…
— La vie sexuelle du macaque ?
Une vague de gloussements parcourut l’amphithéâtre. Kyren eut un sourire
en coin.
— Presque, monsieur Fernel. Presque.
Il eut la satisfaction de voir le visage dudit Fernel se décomposer quelque
peu, ainsi que celui de la plupart des étudiants qui avaient eu la mauvaise
manie de sécher ses cours.
— Le macaque appartient à la famille des Cercopithécoïdes, c’est-à-dire un
primate catarhinien à queue non préhensile, reprit-il en pressant une touche
sur son ordinateur, faisant apparaître un singe sur le grand écran derrière lui.
Celui dont nous parlerons aujourd’hui est un Hominoïdé. Une idée de son
identité ?
Un silence mal à l’aise se fit dans l’auditoire. Kyren laissa son regard
balayer les étudiants puis tourna légèrement la tête vers une jeune fille assise
en bout de rangée en l’entendant chuchoter un nom à sa voisine.
— Pourriez-vous répéter, Mademoiselle ? demanda-t-il avant de sourire
devant la mine surprise de la jeune fille. Oui, vous. Votre réponse ?
— Le bonobo ? balbutia-t-elle.
— C’est exactement ça, Mademoiselle Moore, confirma-t-il. Merci.
Quittant des yeux l’étudiante bredouillante, il désigna l’animal d’un geste
indifférent.
— Des méthodes phylogénétiques ont démontré que le génotype de
l’Homme était proche du sien à 98,7 %. Avant d’entamer le prochain
semestre, où nous ciblerons notre étude sur l’Humain, nous allons donc nous
intéresser à son organisation sociale, à sa sexualité et à son intelligence.
Des rires masculins et des gloussements féminins se firent entendre.
— Soyez attentifs, je pourrais parfaitement vous demander une rédaction
comparant le comportement social du bonobo et celui de l’Homme à
l’examen.
Il s’amusa de voir le stress tendre directement les épaules de ses étudiants.
« Examen » était un mot magique.
— Nous allons tout d’abord étudier son intelligence…
— On ne pourrait pas commencer plutôt par sa sexualité ? regretta à mi-
voix un des sécheurs professionnels de son cours.
— Moi en tout cas, je la veux bien, sa sexualité, pouffa un étudiant au
troisième rang.
— Belle ouverture d’esprit, répondit Kyren en posant sur lui un regard un
peu moqueur. Avec cet animal, nous aborderons brièvement le thème de la
pansexualité.
— Pansexualité ? répéta l’étudiant en écarquillant les yeux.
— Vous apprendrez, si vous l’ignorez, Monsieur Hopeson, que les
bonobos pratiquent des relations sexuelles avec n’importe quel membre de
leur groupe, sans distinction de sexe et d’âge, entre autres. Par ailleurs, bien
qu’ils aient la fréquence de rapports sexuels la plus haute de tous les
primates, ces relations ne durent qu’environ quinze secondes… J’ose espérer
que ce n’est pas votre cas.
Des rires et des commentaires amusés fusèrent alors que l’étudiant
rougissait.
— Vous trouverez des informations supplémentaires dans vos manuels au
chapitre douze, ajouta Kyren en reprenant sa place derrière le bureau.
Il jeta un rapide coup d’œil vers les rangs, et fut satisfait de voir les plus
motivés prendre stylo et bloc de feuilles.
— Pour que vous compreniez bien la suite du cours, je vais vous montrer
un film d’une étude réalisée par un psychologue, sur le potentiel intellectuel
des bonobos. Tâchez de prendre note de ce qui vous paraît pertinent, le
résumé qui se trouve dans vos manuels est relativement succinct.
Diminuant légèrement l’intensité de l’éclairage, conservant assez de
lumière pour ne pas empêcher ses étudiants d’écrire tout en améliorant la
visibilité du documentaire, il lança le film avant de s’asseoir sur sa chaise,
n’écoutant que d’une oreille distraite les explications des chercheurs sur la
vidéo.

— Kyren ?
Reconnaissant l’odeur et la voix de Ted Haynes, Kyren ravala une grimace
en rangeant ses affaires et tourna la tête vers son ancien amant.
— Ted…
— Tu as le temps de boire un café ?
Kyren ferma sa mallette et la passa en bandoulière.
— Écoute, Ted…
— Je te propose juste de boire un café, l’interrompit-il, un petit sourire
triste aux lèvres.
Kyren secoua doucement la tête.
— Mais…
— Je dois rentrer chez moi, le coupa-t-il gentiment, mais fermement. On
m’attend.
Le biologiste, dépité, hocha mollement la tête puis tourna les talons sans le
saluer. Kyren soupira en se maudissant une nouvelle fois d’avoir couché avec
un collègue et regrettant l’entêtement dudit collègue.
Il quitta l’auditoire et sortit de la faculté de médecine, aspirant à rentrer
chez lui, souriant légèrement d’anticipation à l’idée de retrouver bientôt
Cameron. Il approchait de sa voiture quand il aperçut un homme appuyé
contre la portière côté conducteur de sa Chevrolet. Son cœur bondit en le
reconnaissant. Un sourire frôla les lèvres de l’autre Thérianthrope qui se
détacha du véhicule pour s’approcher de lui. Kyren allait l’étreindre dans sa
joie de revoir son ami quand il se rappela qu’il était toujours interdit pour lui
de venir le voir.
— Qu’est-ce que tu fais là, Jérémy ? demanda-t-il sombrement en laissant
retomber ses bras le long de son corps. Tu sais bien que tu…
— Tout est rentré dans l’ordre ! le coupa Jérémy avec un sourire joyeux.
Ton exil est fini !
Kyren cilla. Jérémy passa ses bras autour de son corps et glissa brièvement
son nez dans sa nuque.
— C’est Loukian qui t’a envoyé ici ? demanda Kyren en s’écartant de lui,
un nœud alourdissant son estomac.
Paraissant se rendre compte de son trouble, Jérémy fronça légèrement les
sourcils.
— Il m’a juste dit que je pouvais à nouveau te voir, dit-il en le considérant
d’un air curieux. Il t’expliquera les tenants et les aboutissants de la décision
du conseil, mais tu n’es officiellement plus en exil.
Kyren sentit son malaise s’accentuer. Jérémy pinça légèrement les lèvres.
— Tu n’es pas heureux ?
— Si, répondit-il. Si, bien sûr que si…
Une lueur de colère glissa dans le regard de son ami.
— Menteur ! l’accusa-t-il dans un grondement.
— Je ne mens pas ! nia-t-il en soutenant le regard du jaguar. Mais…
— Mais quoi ? siffla Jérémy.
Kyren passa une main dans ses cheveux avec nervosité. Il ne savait pas
comment faire comprendre à son ami que cette décision, qui lui aurait paru
être une bonne nouvelle quelques semaines plus tôt, lui paraissait aujourd’hui
une menace sournoise pour son couple et son bonheur.
— Kyren ? insista Jérémy d’une voix sourde.
— Je l’aime, Jé, souffla-t-il finalement en désespoir de cause.
Jérémy parut s’apaiser à ces mots.
— Loukian ne m’a pas dit que tu devrais renoncer à ta flamme jumelle.
— Si on me forçait à choisir, je choisirais Cameron, Jé.
Jérémy opina, pas vraiment surpris.
— C’est ton âme sœur. Tous les Thérianthropes feraient ce choix.
— Jérémy…
— Cela n’a pas d’importance ! le coupa son ami avec ferveur. Je suis sûr
que Loukian ne te demandera pas de faire un choix entre ta flamme jumelle et
le clan.
Kyren sourit faiblement.
— J’espère…
Il hésita puis tendit une main pour frôler le bras de Jérémy.
— Tu m’as manqué, avoua-t-il.
Jérémy sourit et l’étreignit fermement, un doux ronronnement s’échappant
de sa gorge.
— Toi aussi, tête de mule, tu m’as manqué !
Kyren sourit et s’appuya légèrement contre son ami, fermant brièvement
les yeux en inspirant son odeur, retrouvant avec une certaine émotion la
savoureuse sensation d’avoir, en quelque sorte, une famille.
Une puissante odeur féline lui parvenant, il s’écarta de Jérémy et tourna la
tête pour voir apparaître Duncan McKleff. Il se douta qu’il avait assisté à ses
retrouvailles avec Jérémy en le voyant venir vers eux en marchant contre le
vent.
— Duncan, dit-il simplement.
Duncan lui sourit légèrement et feignit de l’étreindre. Kyren lui présenta sa
gorge avec docilité. Sans un mot, Duncan glissa son nez dans son cou puis se
redressa.
— Tu sembles aller bien, dit-il gravement.
Kyren acquiesça.
— Loukian viendra te voir, le prévint Duncan.
— Quand ? demanda-t-il.
— Bientôt.
Le manque de précision de cette réponse faillit le faire grogner. Il se retint,
mais une moue plissa ses lèvres. Duncan sourit légèrement.
— On doit y aller, Jérémy, dit-il en regardant ce dernier. Notre avion
décolle bientôt.
— Votre avion ? s’étonna Kyren.
En dehors des réunions du Grand Conseil, à chaque solstice et équinoxe,
où les différents clans se réunissaient, il était très rare que des Thérianthropes
quittent le territoire de leur clan.
Pour que Duncan, l’un des Bêtas de la meute de Chicago, s’en aille, cela
signifiait que quelque chose de grave s’était produit ou qu’un événement
important avait lieu sur un autre territoire.
— Loukian nous envoie en délégation à Atlanta, lui apprit Jérémy.
Kyren tressaillit à cette nouvelle, songeant immédiatement avec inquiétude
au jeune jaguar avec qui il s’était lié d’amitié quelques années plus tôt. Fils
du chef de la meute des jaguars d’Atlanta, l’une des plus importantes, Aniki
Oberth lui avait fait part de son mal-être plusieurs fois, par le passé. Il
espérait que le jeune Thérianthrope n’avait pas commis un acte irréparable.
— La femelle de l’Alpha s’est donné la mort, précisa Duncan.
Kyren en resta coi un instant, choqué.
Craindre qu’Aniki, brimé par son père toute sa vie et adolescent rebelle en
manque d’attention, se soit suicidé, oui. Mais penser que la femelle Alpha, la
seule à avoir défendu Aniki face à son géniteur quand l’homosexualité du
jeune jaguar avait été découverte, puisse se tuer et abandonner son fils, cela
ne lui serait jamais venu à l’esprit.
— Transmettez à Aniki… toutes mes condoléances, murmura-t-il, attristé.
— Si on peut lui parler, ce sera fait, promit Jérémy avant que Duncan ait
pu répondre.
Kyren acquiesça. Il savait qu’il ne pouvait pas espérer plus : Aniki n’était
pas connu pour rechercher la présence d’autres jaguars.
— Merci, Jé, dit-il sincèrement.
Jérémy haussa les épaules.
— On se revoit bientôt. OK ?
Kyren hocha la tête et ils le saluèrent avant de s’éloigner, le laissant seul
sur le parking de l’université.
20
Loukian se tenait devant sa porte, quand Kyren arriva à son appartement.
Une brutale émotion lui noua la gorge. Duncan l’avait prévenu que le chef de
la meute des jaguars de Chicago viendrait le voir, mais il n’imaginait pas que
cela serait aussi rapide.
— Kyren, le salua gravement Loukian sans bouger de sa place.
Silencieux, Kyren s’avança vers son ami. Loukian l’étreignit avec force
quand il fut face à lui et enfouit son visage dans son cou sans lui laisser
l’occasion de protester ou de se défendre. C’était une façon de faire un peu
cavalière, mais il n’en prit pas ombrage. Loukian était un dominant, un chef
de meute : agir autrement que de manière directe et agressive n’était pas dans
ses habitudes. Par ailleurs, son odeur musquée et sa chaleur agissaient comme
un calmant et l’attiraient tout à la fois. C’était le propre des dominants sur les
membres de meute moins puissants, il le savait depuis qu’il avait pris
connaissance de ce qu’impliquait le fait d’être Thérianthrope. Il n’aurait
jamais cru que cela lui aurait manqué autant, avant son isolement.
— Tu as l’air d’aller bien, dit Loukian en s’écartant au bout d’un instant.
— Toi aussi, répondit-il faute de mieux.
Loukian hocha la tête puis lui désigna du menton la porte de l’appartement.
— On peut se parler ?
Kyren acquiesça et déverrouilla sa porte avant d’inviter Loukian à entrer.
Son ami plissa le nez alors qu’il refermait la porte derrière eux et négligea le
canapé que lui désignait Kyren, lui faisant comprendre qu’il ne s’attarderait
pas dans son antre.
— Ton ami vit ici.
Kyren ravala une grimace.
— Presque, admit-il en le regardant évoluer dans la pièce en humant l’air.
Nous allons emménager ensemble, ailleurs, bientôt.
Loukian le regarda d’un air songeur avant de hocher la tête.
— Tu as pris cette décision vite.
Kyren glissa nerveusement une main dans ses cheveux.
— C’est ma flamme jumelle, Loukian…
Loukian grogna légèrement, mais acquiesça. Kyren le regarda avec une
certaine anxiété.
— Je l’ai dit à Jérémy, Loukian, dit-il, le cœur battant. Si je dois choisir
entre Cameron et la meute…
— J’ai longtemps discuté avec l’Alpha, le coupa son ami. Personne ne te
demandera de choisir entre ta meute et le compagnon que le destin t’a donné.
Kyren resta prudemment silencieux.
— Tu n’es pas content ? s’étonna légèrement Loukian.
— Je m’interroge juste sur le prix à payer pour réintégrer la meute en
conservant mon compagnon…
Loukian leva les yeux au ciel, un air agacé passant brièvement sur son
visage.
— J’ai l’impression d’entendre Jacek ! La paranoïa est contagieuse, ma
parole !
— On offre rarement quelque chose sans rien espérer en échange…
Loukian secoua la tête.
— Comme je l’ai dit à Jacek, l’Alpha est un grand homme, dit-il avec
conviction. Vous devriez avoir plus de foi en lui !
Kyren retint tant bien que mal une manifestation de son dégoût. L’Alpha, à
ses yeux, n’était qu’un vieil homme avide de pouvoir et xénophobe. Mais son
ami mettait toute sa confiance et son admiration en celui qui avait été un
proche de son père, avant le meurtre de ce dernier.
— Il est conscient que ton âme sœur étant humaine, tu ne pouvais pas lutter
contre le destin. Après discussion avec les membres de Chicago, et à la suite
de ma demande, il te permet de réintégrer la meute. À une condition,
toutefois…
— Laquelle ?
— Ton compagnon ne devra jamais savoir ce que nous sommes.
Kyren soupira et haussa les épaules avec lassitude.
— Ce n’est pas vraiment le genre de choses que je suis pressé d’apprendre
à quelqu’un, tu vois ?
— C’est très sérieux, Kyren, répondit gravement son ami. Si un Humain,
quel qu’il soit, apprenait ce que nous sommes par ta faute, même par
malchance, c’est la mort qui t’attendrait. L’Alpha ne laisserait jamais ça
passer. Le secret doit être protégé.
Kyren acquiesça sombrement, le cœur lourd.
— Cameron n’en saura jamais rien, promit-il. Et je te suis reconnaissant,
Loukian.
— C’est la décision de l’Alpha.
— Mais je me doute bien que si l’Alpha a accepté mon retour dans la
meute, c’est grâce à toi…
Loukian haussa les épaules.
— Je lui ai rappelé que le fait que tu sois un Demi-Sang d’une autre espèce
ne changeait en rien ta valeur pour notre meute. Quant à ton implication dans
une relation avec un humain, elle est due à la flamme. Si le destin l’a voulu
ainsi, personne, pas même l’Alpha, ne peut aller contre lui.
Kyren opina. Loukian s’approcha de lui avant de poser une main sur sa
joue avec affection.
— Tu m’as manqué, petit.
Kyren lui sourit et pressa sa joue dans sa paume, un doux ronronnement lui
échappant.
— Quelle pitié pour toi que ton amant ne soit pas un Thérianthrope,
regretta Loukian à voix basse. Je m’imagine sans peine combien il doit être
frustrant de devoir retenir tes réactions félines…
— J’ai l’habitude, objecta tranquillement Kyren. Je n’ai jamais été avec un
Thérianthrope. Ce que nous ne connaissons pas ne peut pas nous manquer.
— Sans doute, admit pensivement Loukian.
— Et Cameron me satisfait pleinement, précisa-t-il. Je ne pensais pas que
faire l’amour avec une personne qu’on aime était à ce point meilleur…
Loukian laissa lentement retomber sa main, songeur.
— Tant que tu es heureux, je le suis, affirma-t-il gentiment.
Kyren gloussa doucement.
— Dois-je remercier Jacek pour cette approbation ?
Loukian éclata de rire, mais hocha la tête.
— Nous avons beaucoup discuté de toi, admit-il. Il m’a permis d’envisager
les choses d’une manière plus positive. Il a presque réussi à me convaincre
que la seule chose importante dans ta relation avec Cameron, c’était que tu
l’aimais.
Kyren lui sourit affectueusement.
— Jacek est quelqu’un de vraiment bien, Loukian.
Ce dernier acquiesça en se rengorgeant légèrement, visiblement heureux et
fier qu’on reconnaisse les qualités de son ami.
— C’est mon meilleur ami, mais il a des propos tellement romantiques,
parfois, que je me demande ce qu’on a en commun, avoua-t-il dans un
sourire.
— Juste ton meilleur ami ? s’enquit Kyren d’une voix douce.
— Que veux-tu dire ? s’enquit Loukian en haussant un sourcil.
— Ce n’est un secret pour personne dans la meute, que Jacek est ton
amant, Loukian…
Loukian haussa les épaules avec indifférence.
— Nous assouvissons ensemble un besoin physiologique, rien de plus,
affirma-t-il. Pour lui comme pour moi, c’est plus pratique de coucher
ensemble que de chercher un amant ou une maîtresse ailleurs. En plus, cela
m’évite de devoir me soucier d’éventuelles conséquences politiques.
Kyren le regarda sans répondre, le cœur un peu serré, désolé de la vision
que Loukian avait de sa relation avec Jacek. Son ami posa une main sur ses
cheveux et les ébouriffa gentiment.
— Si tu as besoin d’aide pour trouver une propriété qui vous convient, à toi
et ton amant, n’hésite pas à venir me voir. J’ai quelques contacts.
— Merci, Loukian.
Loukian hocha la tête en souriant avant de tourner les talons pour quitter
l’appartement du jeune homme. Kyren attendit d’entendre l’ascenseur
descendre, emportant son visiteur loin de lui, pour soupirer, soulagé.
Il pressentait que le secret qu’il devrait garder pèserait dans sa vie de
couple, bien qu’il comprenne le point de vue des Thérianthropes : s’ils
avaient survécu jusqu’ici, c’était grâce au secret qui entourait leur existence.
Ils étaient un mythe.
Et ils devaient le rester.
21
Le break de Noël était tout proche quand Cameron et lui trouvèrent enfin
l’appartement qui paraissait leur convenir à tous les deux. Déménager à cette
période de l’année n’était sans doute pas la chose la plus simple, surtout avec
l’enquête de Cameron qui piétinait, mais cela leur permit de se changer les
idées : le moral de Cameron s’en ressentait, en l’absence d’avancée dans leur
affaire, et Kyren, quant à lui, éprouvait certaines craintes à savoir qu’un tueur
en série se trouvait potentiellement sur le campus.
Des craintes, mais aussi de la culpabilité à l’idée qu’il devait taire cette
information, pour ne pas créer un vent de panique auprès de ses étudiants,
même s’il leur avait rappelé après la mort de Keith qu’ils devaient se montrer
prudents envers les inconnus qui les abordaient.
Cependant, comment leur demander de montrer de la méfiance à l’égard du
corps professoral lui-même ? Ils étaient supposés être en sécurité pour étudier
et préparer leur avenir, pas risquer leur vie à cause d’un psychopathe.
Il regrettait vraiment que son profil n’ait pas permis d’avancer dans
l’enquête. Si cela avait conduit à l’arrestation du tueur, il n’aurait plus
ressenti le besoin de scruter chaque geste de ses collègues ni de humer leur
odeur, quand ils s’approchaient de lui.
— À quel endroit je pose cette boîte ?
Tournant la tête vers le frère cadet de Cameron, qui venait de le sortir de
ses pensées, Kyren lui sourit et lui désigna la pièce qui devrait servir plus tard
de bureau.
— Là, ce sera très bien. Merci, Steven.
Le jeune homme opina et s’éloigna avec sa lourde boîte. Kyren embrassa
l’appartement du regard, un petit sourire aux lèvres, puis le quitta une
nouvelle fois pour retourner chercher quelques caisses.
Il croisa Angela qui lui sourit joyeusement en arrivant avec d’autres
cartons. Après s’être assuré que ce n’était pas trop lourd pour elle, il la laissa
continuer sa route.
Voir Angela et Steven leur offrir spontanément leur aide pour le
déménagement l’avait agréablement surpris. Seul le frère aîné de Cameron
n’avait pas pu se libérer, envoyé par son travail dans un autre État.
De son côté, après avoir informé Loukian de sa nouvelle adresse, il s’était
vu proposer l’aide de son ami et de Jacek. Leur offre l’avait stupéfié,
connaissant la répugnance de Loukian vis-à-vis des Humains, mais il avait
accepté joyeusement, ravi de les voir consentir à rencontrer son compagnon
et conscient de l’honneur que lui faisait son chef de meute en venant l’aider
en personne à déménager.
Si Cameron avait été étonné de rencontrer ses amis pour la première fois à
cette occasion, il s’était montré souriant et agréable avec eux quand il les lui
avait présentés, allant jusqu’à subir sans sourciller la poignée de main un peu
trop ferme de Loukian. Il avait fallu que Jacek intervienne diplomatiquement,
en demandant si quelqu’un de costaud pouvait l’aider à sortir un lourd
meuble de l’appartement, pour que cesse ce petit duel stérile. Loukian s’était
immédiatement rendu utile.
Alors que ses deux amis se chargeaient du meuble, sans grande difficulté
grâce à leur force de Thérianthropes, quoi qu’ils aient pu faire croire aux
autres Humains présents, il n’avait pu réprimer un sourire amusé quand
Cameron lui avait jeté un regard ahuri en secouant discrètement sa main
endolorie. Mark, présent également, avait quant à lui ricané en lui souhaitant
avec une pointe d’ironie de toujours s’entendre avec le colosse qu’était
Loukian.
Kyren n’avait pas osé s’en mêler, jugeant peu pertinent de leur conseiller
d’être discrets. Il était conscient que Loukian avait jaugé son amant et il
trouvait ça touchant, d’un certain côté.
Arrivant près de la camionnette qu’ils avaient louée, il vit Jacek se charger
de faire la conversation à son compagnon en déchargeant des caisses. La
bonne volonté du Thérianthrope lui fit chaud au cœur.
— Ça avance bien, non ? dit-il en posant une main sur le dos chaud de
Cameron.
— On aura tous mérité une bonne douche, mais oui, ça avance bien,
répondit son amant en glissant un bras autour de sa taille pour l’attirer contre
lui et lui voler un chaste baiser.
Kyren lui sourit et caressa sa joue de son nez avec tendresse. Cameron
appuya son front contre le sien brièvement, un sourire tendre aux lèvres.
Croisant le regard de Loukian, il se demanda ce qui lui valait la froideur de
l’ami de Kyren puis décida de passer outre : s’il fallait du temps pour briser la
glace avec le colosse, il s’en laisserait. Il suspectait que leur relation était
importante pour Kyren. Son amant n’aurait pas eu l’air aussi heureux en le lui
présentant, sinon.
— Hey, les gars, un peu de courage ! les interpella Jacek en descendant
souplement de la camionnette malgré la lourde caisse qu’il avait dans les
bras. Il ne reste plus grand-chose à décharger : vous pourrez vous reposer
plus tard !
— Tu ne t’arrêtes jamais, s’amusa Kyren en se détachant de son
compagnon pour aller prendre un autre carton. Un vrai bourreau de travail !
— Je lui dis souvent, confirma Loukian. Mais sans lui, je serais perdu.
Jacek se contenta de sourire avant de s’éloigner. Cameron considéra un
petit moment Loukian d’un air songeur, s’interrogeant sur le lien qu’il avait
avec Jacek. Posant sur lui un regard distant, Loukian finit par l’ignorer et alla
s’emparer des lourds cartons qu’il se mit en devoir d’emporter vers
l’appartement.
— Tu portes ça ? demanda Kyren en lui tendant une boîte. C’est pour la
chambre.
Cameron prit le carton et grimaça légèrement sous son poids avant de rire
doucement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kyren en descendant de l’arrière de la
camionnette avec une caisse lui aussi.
— Je me disais que je sous-estimais ta force, dit-il gaiement. Tu avais l’air
de porter ça si facilement…
Sentant son cœur manquer un battement à l’idée d’avoir trahi sa puissance
de Thérianthrope, Kyren cilla puis lui sourit d’un air goguenard, prenant le
parti de tourner cela à la plaisanterie pour éviter d’éventuelles questions de la
part de son compagnon.
— C’est bon ! Je ne suis pas aussi costaud que Loukian ! Ta virilité est
sauve, mon cœur.
Cameron secoua doucement la tête, un sourire aux lèvres.
— J’aime bien avoir un compagnon solide.
« Tu n’as pas la moindre idée de ma solidité, Cam », songea Kyren avec
un petit serrement au cœur.
— Il faut l’être, pour faire de l’escalade, répondit-il d’un ton faussement
indifférent en avançant vers l’immeuble. Je t’ai dit que j’en avais fait pendant
plusieurs années…
— Oui, admit-il en lui emboîtant le pas. Qu’est-ce qu’il y a, entre tes
potes ? Ils sont ensemble, en fait ?
Kyren hésita.
— C’est compliqué, finit-il par dire.
— Ah, fit simplement Cameron.
Kyren lui coula un regard, se demandant si la curiosité de son compagnon
allait se satisfaire de cette réponse. Comme Cameron lui offrait un sourire
moqueur, mais ne l’interrogeait pas, il ne put réprimer un rire et le poussa
gentiment d’un petit coup d’épaule, le cœur léger.

Le soir venu, Cameron, épuisé, s’effondra sur leur lit après sa douche. Il
n’avait pas réussi à convaincre Kyren de l’accompagner dans la salle de bain
après le départ de leurs amis, son compagnon tenant dur comme fer à vérifier
qu’il avait bel et bien tous les originaux des dossiers qu’il donnerait à ses
étudiants pour leurs examens. Sa crainte de perdre ces copies, pourtant
sauvegardées sur le disque dur de son ordinateur, l’avait fait sourire, mais il
n’avait pas cherché à argumenter, trop fatigué pour ça.
Il somnolait quand son compagnon le rejoignit enfin. Sans un mot, Kyren
se glissa dans le lit à ses côtés et l’enlaça, appuyant son torse contre son dos,
une main venant se perdre sur son cœur. Cameron la caressa de la sienne et
entrelaça leurs doigts, un sourire ensommeillé venant frôler ses lèvres alors
que son compagnon baisait tendrement son épaule. Appréciant la chaleur et la
douce étreinte de son amant, il ne fut pas long à sombrer dans les bras de
Morphée pour de bon.
22
Ayant senti l’odeur de Ted Haynes avant qu’il n’ose se décider à frapper à
la porte de son bureau, Kyren entreprit de ranger ses derniers documents,
espérant qu’en le voyant occupé malgré l’heure assez tardive, son ex-amant
ne s’attarderait pas.
— Entrez, lâcha-t-il d’une voix égale.
La porte s’ouvrit doucement puis Ted pénétra lentement dans la pièce, l’air
mal à l’aise. Il le salua d’un vague signe de la tête avant de replonger dans ses
dossiers.
— Bonjour, Kyren, souffla Ted. Je peux te déranger deux minutes ?
— Un problème ? demanda-t-il en lui désignant une chaise face à lui.
Le biologiste soupira, mais négligea le siège.
— J’ai… J’ai décidé de quitter l’université, après les examens, lui
annonça-t-il.
— Tu as reçu une offre plus intéressante que celle de Northwestern ?
s’enquit poliment Kyren.
— Non… Enfin, je… On m’offre un poste de chercheur qui sera plus en
rapport avec mes envies, mais… J’ai surtout pris cette décision pour
m’éloigner de toi.
Kyren déposa ses documents sur son bureau et releva les yeux pour
regarder gravement son interlocuteur.
— Ted, ce n’était qu’une histoire d’une nuit, entre nous, rappela-t-il
posément.
— Pour toi, répondit son collègue avec un petit sourire triste. Parce que tu
ne m’avais jamais remarqué avant cette soirée-là.
Kyren secoua doucement la tête.
— Ted…
— Je sais, le coupa-t-il. Les sentiments, ça ne se commande pas…
Kyren ne put qu’acquiescer.
— Je voulais juste t’apprendre mon départ moi-même, soupira l’autre
homme.
— D’accord, dit-il. J’espère vraiment que tout ira bien, pour toi, dans le
futur. Et que tu trouveras le bonheur.
Son collègue ne put réprimer un rire empreint d’une certaine amertume.
— Tu l’aimes, lui, pas vrai ? J’ai entendu dire que tu avais emménagé avec
quelqu’un…
Kyren le regarda sans répondre. Ted hocha la tête, une moue dépitée
plissant ses lèvres.
— Excuse-moi de ne pas pouvoir te féliciter, dit-il en tournant les talons.
Kyren ne trouva rien à lui répondre. Il le regarda prendre la porte pour
s’éloigner dans le couloir, entendant son pas décroître progressivement.

Le moral au plus bas, Ted prit la décision de s’arrêter dans un pub avant de
rentrer chez lui alors qu’il se dirigeait vers le parking pour y récupérer son
véhicule. Il avait besoin d’un verre et de chaleur humaine, pour noyer sa
peine de cœur. Il ne se sentait pas l’envie de retrouver un lit froid, dans un
appartement vide.
Il approchait de sa voiture, une vieille Ford bleu foncé, quand il prit
conscience de la présence d’un autre homme sur le parking, ainsi que celle
d’un étudiant. Reconnaissant un collègue, qui lui tournait le dos et saluait le
jeune homme, il allait faire savoir sa présence quand il vit un éclat bleuté
illuminer la nuque du garçon qui ne put pousser qu’un faible cri avant de
s’effondrer sur le sol.
— Hey ! Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama-t-il en se précipitant vers
eux sans réfléchir.
Son collègue sursauta et se tourna vers lui. Ted se figea en le voyant tenir
un couteau dans sa main et voulut faire un bond en arrière, mais l’autre
homme ne lui laissa pas le temps d’essayer de s’enfuir. La douleur vive et
brûlante explosa dans son flanc gauche, lui coupant le souffle.
Inconsciemment, il s’agrippa à la veste de son agresseur en se sentant
chanceler. La lame se retira de sa chair, puis transperça à nouveau son torse,
encore et encore. Bouche ouverte sur un cri d’agonie, il chuta à genoux puis
face contre terre. S’accroupissant à ses côtés, son assassin continua à le
lacérer de coups de couteau quelques instants, avant de s’écarter, le souffle
court, quand la vie eut quitté son regard.
Se relevant, il déverrouilla son van, glissa son couteau sous le siège
conducteur, puis ouvrit la portière arrière et attrapa l’étudiant inconscient
pour l’y jeter. Fermant la portière en vitesse, il se glissa derrière le volant et
démarra en trombe, les mains tremblantes, le cœur battant.

Bouclant ses affaires pensivement après la visite impromptue d’un dernier


étudiant, Kyren soupira doucement en se rendant compte qu’il se sentait
désolé pour le biologiste. Il n’aurait sans doute jamais compati à la souffrance
de son ancien amant avant de rencontrer Cameron…
Passant son sac en bandoulière, il quitta son bureau et sortit tranquillement
de la faculté de médecine, le cœur un peu plus léger à l’idée de bientôt revoir
son compagnon. À l’approche des examens, il avait étendu ses heures de
permanence pour répondre aux questions de ses étudiants et se faisait un
devoir de rester disponible pour eux, mais c’était au détriment du temps que
lui et son amant passaient ensemble et cela le désolait, même si la situation
était temporaire.
Un sourire frôlant ses lèvres à la pensée que Cameron était certainement en
train de l’attendre en leur préparant le dîner, il prenait d’un pas nonchalant la
direction du parking des professeurs quand un cri lui vrilla les tympans.
Immédiatement, tous les sens aux aguets, il se figea, les muscles bandés, et
chercha à définir la localisation du hurlement. Le vent froid lui amena une
bouffée d’air mêlée à l’odeur ferreuse de l’hémoglobine. Sans réfléchir, il se
précipita vers la source du sang, droit devant lui. Son ouïe se focalisant sur le
moindre son aux alentours lui permit d’entendre clairement un véhicule
démarrer en trombe et s’éloigner à toute vitesse. Quand il arriva sur le
parking, relativement vide maintenant, il s’immobilisa brièvement en
apercevant un corps sur le sol, puis courut vers la victime, le cœur battant à
tout rompre.
La reconnaissant, sous le choc, il fit un pas en arrière en portant une main à
ses lèvres.
À ses pieds gisait Ted Haynes.
On ne peut plus mort.
L’odeur âcre due au relâchement de ses sphincters et la quantité de sang
s’étalant autour de lui sur le sol ne laissaient aucun doute.
Le prédateur en lui se réveilla, s’agita. Il recula en déglutissant
péniblement, sentant ses canines pulser presque douloureusement.
S’emparant de son portable d’une main tremblante, il allait composer le
numéro de la police du campus quand il reporta son regard sur le cadavre
étendu au sol.
De multiples plaies marbraient son torse.
Des plaies profondes, faites avec un couteau.
Inspirant profondément par la bouche pour éviter de sentir les effluves
émanant du corps sans vie de son ancien amant, il appela Cameron.
*

Le parking des enseignants avait été bouclé par des agents du FBI
dépêchés sur place par Cameron en catastrophe après son appel. Son amant
lui avait conseillé de rester loin du corps et de l’attendre sans rien toucher
avant son arrivée. C’était ce qu’il avait fait. Non pas qu’il aurait agi
autrement, même sans son conseil : le sang, l’odeur de la mort et l’arôme de
la peur qui émanaient du corps sans vie de Ted Haynes étaient une véritable
torture pour son léopard et il préférait s’en tenir éloigné pour ne pas craquer.
Quand il était arrivé, suivi de près par Mark, Cameron avait dû se résigner
à laisser son équipier l’interroger lui-même, ne se permettant que brièvement
de s’assurer qu’il n’avait rien avant de céder la place à son ami pour prendre
sa déposition. Cela n’avait pas été très long, mais il avait pris conscience, en
répondant aux questions du jeune homme, qu’il était dans un état un peu
second.
Mark n’avait pas été sans le remarquer, parce qu’il lui avait conseillé
d’attendre Cameron pour rentrer au lieu de prendre sa voiture, avant de
retourner aux côtés de son équipier pour superviser le travail de l’équipe
scientifique.
Kyren frissonna légèrement en regardant les voitures banalisées des agents
du FBI qui s’activaient sur les lieux. Le corps venait d’être emporté par
l’équipe du légiste, mais toute une série de personnes travaillait à
photographier la scène de crime et récolter des indices. Il se demandait s’il ne
ferait pas mieux de s’en aller, malgré le conseil de Mark, quand Cameron
finit par revenir vers lui. Un pâle sourire étira ses lèvres, se voulant rassurant
devant la mine soucieuse de son compagnon. Les bras de son amant se
refermèrent sur lui. L’enlaçant lui aussi, Kyren enfouit son visage dans le cou
du jeune homme et ferma les yeux en se blottissant dans sa chaleur.
— Allez viens, murmura Cameron après avoir posé un baiser dans ses
cheveux. On rentre.
Kyren opina d’un faible hochement de tête et le laissa l’entraîner vers sa
voiture. Une fois dans le véhicule, Cameron monta le chauffage en le voyant
frissonner et lui caressa brièvement la main avant de faire marche arrière pour
quitter les lieux.

À son réveil, Kyren découvrit le regard de Cameron posé sur lui et sourit
faiblement quand son compagnon, assis sur le bord du lit, se pencha pour
baiser tendrement son front.
— Bonjour, souffla-t-il.
— Bonjour, répondit Cameron en lui caressant doucement l’épaule.
— Tu es réveillé depuis longtemps ? demanda Kyren en notant qu’il était
prêt à partir travailler.
— Mark m’a appelé, il y a une heure.
— Je n’ai rien entendu, soupira-t-il.
Cameron secoua la tête et lui sourit, mais son regard brillait d’inquiétude.
— Tu as ouvert les yeux, lui apprit-il, mais tu avais déjà fait tellement de
cauchemars que je ne crois pas que tu aies fait la différence…
Kyren grimaça.
— Ouais, ça n’a pas été ma meilleure nuit… Que te voulait Mark ?
demanda-t-il en tendant la main pour la poser sur la joue de son amant.
Cameron glissa sa main sur la sienne et tourna la tête pour poser un baiser
dans sa paume.
— Ils ont reçu le mandat pour visionner les bandes de la vidéosurveillance
du parking et contrôler les abonnements. Je dois le rejoindre au bureau pour
l’aider à vérifier tout ça.
— C’est lui, n’est-ce pas ? C’est votre tueur ?
Cameron hésita.
— Mon instinct me dit que oui, dit-il prudemment. Mais rien ne colle avec
son mode opératoire habituel… Le légiste devrait remettre ses premières
constatations ce matin : on y verra plus clair, avec son rapport en main.
Kyren acquiesça faiblement.
— Tu le connaissais ? demanda Cameron. La victime, je veux dire.
— Oui, soupira-t-il. Ted Haynes…
— Un ami à toi ?
Kyren secoua négativement la tête.
— Tu te souviens, quand on s’est rencontrés ? Je t’ai parlé d’un coup d’un
soir collant…
Cameron grimaça légèrement.
— D’accord…
— Désolé…
Cameron secoua négativement la tête et se pencha une nouvelle fois pour
l’embrasser chastement.
— Il va falloir que j’y aille, dit-il d’une voix lourde de regrets.
— Je sais, répondit Kyren.
— Je n’ai pas vraiment envie de te laisser seul…
Kyren noua ses bras autour de sa nuque en souriant et appuya son front
contre le sien.
— Je vais bien, affirma-t-il. Ça m’a secoué, mais ça va.
Cameron soupira.
— Fais-toi porter pâle…
— Mes étudiants ont besoin de pouvoir me joindre, Cam.
— Ne serait-ce qu’aujourd’hui, demanda-t-il. Je me sentirais mieux si tu ne
risquais pas de tomber nez à nez avec un tueur…
Kyren caressa gentiment son dos.
— Je sais me défendre.
Cameron grogna.
— Tu vas vraiment aller bosser ?
Kyren opina.
— Alors, lève-toi et habille-toi, je t’y conduis, décréta Cameron.
— Je pourrais prendre un taxi, objecta doucement le jeune homme.
— Je t’y conduis. Un point c’est tout.
— On reparlera de cette manie de donner des ordres, agent Gilroy.
— Ce n’est pas un ordre, protesta-t-il. Je veux veiller sur toi.
Kyren l’embrassa en voyant une moue butée plisser les lèvres de son
compagnon.
— Alors c’est bon pour cette fois, dit-il dans un tendre sourire.
23
— OK, là ! dit Mark en pointant du doigt l’avant d’un véhicule sur la
bande passante de la vidéosurveillance du parking. Lance une recherche sur
sa plaque d’immatriculation et essaie de m’avoir une image plus nette de son
visage !
Le technicien assis devant l’écran qu’ils visionnaient, opina, et travailla
immédiatement à régler la netteté du portrait visible.
— On n’aura pas mieux, affirma-t-il au bout de quelques instants. La
pixelisation est trop forte. Ils pourraient avoir du matériel de meilleure
qualité, n’empêche !
— On s’en satisfera, le coupa Cameron. Est-ce que tu peux vérifier s’il
ressemble à la photo du permis de conduire du propriétaire du véhicule ?
— C’est ce que je suis déjà en train de faire, répondit-il en laissant ses
doigts courir rapidement sur le clavier.
À l’écran s’afficha le permis de conduire du possesseur du véhicule sorti
en trombe du parking des enseignants, ainsi que la facture à son nom pour
son autorisation de stationner sur le parking des professeurs de Northwestern.
— Bingo ! souffla Mark en se précipitant vers son bureau pour prendre son
arme de service dans son tiroir et la glisser dans son holster à l’instar de
Cameron.
— Trouve-nous tout ce que tu peux sur lui, ordonna son équipier au
technicien.
— C’est comme si c’était fait !
Cameron lui donna une claque amicale sur l’épaule puis fonça au pas de
course avec son équipier vers les ascenseurs.
— Il y a un truc qui me chiffonne, avoua-t-il alors que les portes de
l’ascenseur se refermaient sur eux.
— Qu’il ait fait soudainement tant d’erreurs ? s’enquit Mark.
— Et qu’il n’ait pas embarqué sa victime après l’avoir tasée, comme les
autres. Il a tout à fait changé son mode opératoire, là.
Mark opina sombrement.
— Et ce n’est même pas signé, ajouta-t-il.
— Oui.
— Ce n’est peut-être pas notre homme…
— Mais ça reste un assassin, répondit Cameron.
Son équipier acquiesça.
— Allons déjà le coincer pour le meurtre de Haynes. S’il est notre tueur,
on finira bien par en avoir des preuves.
Cameron ne put qu’adhérer.
Même si ce n’était peut-être pas le « Tueur à l’as de pique », il était pressé
de mettre la main sur l’assassin qui avait failli croiser le chemin de son
compagnon.

L’émoi qui régnait parmi les étudiants présents à son cours indiqua à
Kyren que la nouvelle de la mort de Ted Haynes avait fini par faire le tour de
l’université.
Il lui aurait semblé judicieux que le directeur réunisse l’ensemble des
étudiants pour leur expliquer la situation, mais les autorités avaient demandé
de ne pas créer un vent de panique sur le campus et, après une courte réunion
avec les différents professeurs de la faculté de médecine, la décision
d’attendre des avancées dans l’enquête avait été prise.
Peu à peu, les conversations de ses étudiants se calmèrent et ses élèves le
regardèrent tous avec la plus grande attention. Leur tension, leur anxiété et
leur curiosité étaient perceptibles.
— Bien, dit-il gravement. Comme vous semblez tous le savoir, à présent,
le professeur Haynes est décédé, hier soir.
— C’est vrai qu’il s’agit d’un meurtre ? demanda une étudiante d’une voix
tremblante.
Kyren acquiesça. Un silence de plomb tomba sur les étudiants.
— Les autorités compétentes enquêtent, leur apprit-il. Pour le moment,
nous ne sommes pas en mesure de vous en dire plus.
— Pourtant, vous sortez avec un agent du FBI !
Tournant vivement la tête vers l’étudiant qui avait jeté cette information
comme un pavé dans la mare, il le considéra en silence assez longtemps pour
que le jeune homme se tortille sur sa chaise, mal à l’aise sous l’intensité de
son regard.
— C’est exact, répondit-il finalement. Bien que cela ne vous regarde en
rien, Monsieur Fernel. Il serait, il me semble, par ailleurs bien plus adéquat,
dans votre cas, de vous intéresser à votre façon de rattraper votre retard pour
les examens, plutôt que de vous renseigner sur ma vie privée.
L’étudiant grimaça.
— Je vous ai vu arriver ensemble, ce matin, et je l’ai reconnu parce qu’on
l’a croisé ici après avoir appris la mort de Keith, grommela-t-il. Ce n’est pas
comme si j’avais enquêté pour le club de journalisme…
Une jeune fille sursauta, non loin de lui.
— Est-ce que la mort du professeur Haynes a quelque chose à voir avec la
mort de Keith ? demanda-t-elle, l’air alarmé.
— Pourquoi demandez-vous cela, Mademoiselle Wade ? s’enquit Kyren en
fronçant les sourcils.
— Bobby, mon copain, devait me retrouver devant le cinéma après avoir
parlé à un de ses profs, hier soir. Il n’est jamais venu. J’ai essayé de l’appeler,
mais je suis toujours tombée sur son répondeur et…
— Il a peut-être eu envie de t’éviter, Miranda, lança sournoisement une
autre fille de l’auditoire.
— Je me suis dit qu’il avait croisé un ami et qu’il avait oublié notre rendez-
vous, reprit la jeune fille sans se laisser troubler. C’est déjà arrivé. Mais alors,
il m’aurait appelée pour s’excuser. Et personne ne l’a vu, hier…
— Vous avez essayé de joindre ses parents ? demanda Kyren en se
crispant.
— Ils vivent à Albuquerque. Bobby termine sa médecine ici, il est
interne…
Kyren pinça les lèvres et lui fit signe de le rejoindre.
— Le cours est annulé, dit-il en englobant ses autres étudiants d’un regard
grave. Ne traînez pas seuls sur le parking du campus, le soir, et évitez de
parler à qui que ce soit seul à seul. C’est clair ?
Les étudiants acquiescèrent et commencèrent à quitter l’auditoire en
chuchotant entre eux.
Après avoir ramassé son sac, Miranda Wade se dirigea vers lui. Une de ses
amies les rejoignit rapidement. Au regard surpris de Kyren, elle opposa un
haussement de sourcils.
— Vous avez dit de ne pas parler à qui que ce soit seul à seul, rappela-t-
elle. Je vous prends aux mots.
Kyren sourit malgré lui et opina en rangeant ses affaires. Glissant son sac
en bandoulière, il prit son portable et composa le numéro de Cameron. Son
compagnon décrocha rapidement.
— Kyren ? Je ne peux pas te parler, lui dit ce dernier d’une voix tendue.
On approche du domicile d’un suspect et…
— Cam, le coupa-t-il gravement. Un étudiant a disparu.
— On… Attends… Quoi ?
— Un interne en médecine ne donne plus de nouvelles depuis hier,
expliqua-t-il. Bobby…
— Pillar, précisa la copine du garçon.
— Bobby Pillar, reprit Kyren. Il devait parler à un de ses professeurs et
rejoindre sa petite amie, mais il n’est jamais allé à leur rendez-vous.
Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne puis il entendit Cameron et
Mark échanger quelques mots à voix basse.
— Est-ce que tu as le nom du prof ?
Kyren regarda la petite amie de Bobby d’un air interrogateur.
— Qui devait-il rencontrer, hier ?
— Day, répondit-elle. Le professeur Day.
— Tu as entendu, Cam ?
— Je te tiens au courant.
Sur cette réponse énigmatique, la tonalité retentit à son oreille. Kyren
sourcilla puis éteignit son portable et regarda les deux jeunes filles.
— Rentrez chez vous, conseilla-t-il.
— Mais, Monsieur Lakelan…
— Miranda, la coupa-t-il, le FBI est prévenu de vos inquiétudes. Je ne
peux rien faire de plus, pour l’instant. J’ai votre mail : je vous contacterai si
j’ai du nouveau.
La jeune fille opina à regret et le remercia à voix basse, déçue, avant de
s’éloigner avec son amie.
Kyren hésita un instant puis prit la direction du parking où sa voiture était
restée garée la veille. Déterminé à en apprendre plus sur la disparition du
jeune Bobby Pillar.

S’approchant en compagnie de l’équipe du S.W.A.T[9] de la maison


correspondant à l’adresse du propriétaire de la voiture partie en trombe du
parking des enseignants de Northwestern la veille, Mark fit silencieusement
signe à son équipier de surveiller le garage avec deux des membres de
l’équipe tactique et prit lui-même la direction de l’entrée principale avec deux
autres agents.
— Larry Day ! cria-t-il. FBI !
N’obtenant aucune réaction, il hocha la tête. L’un des membres du
S.W.A.T. défonça la porte d’entrée à l’aide du bélier et ils s’engouffrèrent à
l’intérieur.
Au bout de quelques brèves minutes, il fut clair qu’il n’y avait personne
dans la maison. Le prouvait l’ensemble des « R.A.S.[10] ! » qui fusaient de
toutes parts.
— Merde ! jura Mark en donnant de rage un coup de pied dans une chaise
proche de lui. Ce n’est pas vrai, bordel !
— Le garage est vide. On va faire fouiller toute la maison, Mark, le calma
Cameron, revenu à ses côtés après avoir inspecté les pièces avec les autres
agents présents. On finira par le trouver.
Mark acquiesça malgré sa frustration et rangea son arme dans son holster.
— Tu as raison, on va retourner cette maison de fond en comble. Et on va
le coincer, cette fois !
*

Regrettant de ne pas avoir pensé à demander un objet appartenant à Bobby


Pillar à sa petite amie, Kyren s’arrêta un instant à l’endroit où Ted Haynes
avait trouvé la mort.
L’odeur du sang était toujours présente, malgré la pluie tombée durant la
nuit. Il la percevait aussi bien que le parfum du bitume. Fermant les yeux, il
se concentra un instant, cherchant à identifier d’autres odeurs connues. Mais
la pluie avait brouillé la piste. Il aurait été plus efficace sous sa forme
animale, néanmoins il était hors de question qu’il se transforme en plein jour.
Quant à revenir en pleine nuit, cela serait impossible sans éveiller les
soupçons de son compagnon.
Marmonnant un juron, il composa le numéro de Jérémy. Son ami décrocha
au bout de trois sonneries, d’une voix un peu enrouée.
— Allô ?
— C’est Kyren… Je ne te dérange pas ? demanda-t-il, légèrement
suspicieux.
— Tu tombes à pic, répondit Jérémy d’un ton moqueur. Je commençais à
m’endormir.
— Tu commençais ? le taquina-t-il. J’aurais dit que tu faisais la grasse
matinée, comme un gros chat qui a trop vagabondé la nuit…
Jérémy éclata de rire.
— Hey, il faut bien que je satisfasse ma cour, Kyren !
— Oui, oui… J’aurais besoin de toi. Tu peux me rejoindre ?
— Dis-moi juste où et quand.
— Le parking de l’université. Dans… vingt minutes ?
— Mettons plutôt trente, répondit Jérémy. Je dois prendre une douche.
Kyren ne put s’empêcher de sourire.
— Ta nuit a été meilleure que la mienne…
— Tu m’en vois désolé.
— Menteur, gloussa-t-il. Dépêche-toi. Je t’attends.
24
— Tu veux que je fasse quoi ?
— Je ne te demande pas de le faire. Je te demande si tu en es capable ?
demanda Kyren sans se répéter.
Jérémy, ahuri, croisa les bras sur son torse et secoua la tête.
— Atterris, Kyren ! protesta-t-il à voix basse. Je suis l’un des meilleurs
pisteurs de la meute de Chicago, c’est vrai, mais me lancer sur la piste d’un
tueur… C’est de la folie !
— Il a peut-être enlevé un étudiant, Jé !
— Et ceci est l’affaire des Humains ! L’affaire du FBI, même ! répliqua
son ami. Tu connais les règles, Kyren !
Kyren baissa les bras, abattu.
— Écoute, je sais que tu veux aider, reprit plus gentiment Jérémy. Mais
cela n’est pas de notre ressort. De toute façon, entre la pluie et la multitude de
traces olfactives… Je ne pourrais pas pister la voiture dont tu m’as parlé.
— Si un autre étudiant est retrouvé mort sans que je n’aie rien pu faire pour
l’éviter…
— Arrête, Kyren, répondit son ami avec fermeté. Tu as prévenu le FBI de
cette disparition, c’est tout ce que tu pouvais faire.
Kyren hocha sombrement la tête. Jérémy posa une main sur son épaule
gauche, réconfortant.
— Rentre chez toi et repose-toi, conseilla-t-il. Tu as l’air vanné.
— Ouais, soupira Kyren en tournant la tête vers sa voiture. Je te dépose
quelque part ?
— Je veux bien que tu me laisses chez Duncan, c’est sur ta route, accepta
l’autre Thérianthrope.
Kyren sourit légèrement.
— Tu es toujours fourré là-bas : je vais finir par penser qu’il y a anguille
sous roche, entre vous.
Jérémy ricana.
— Duncan et moi ? Je veux être là pour voir sa tête le jour où tu lui diras
ça !
Son ami grimaça avant de lui faire signe de le suivre vers son véhicule.

Après avoir déposé son ami devant la maison de Duncan McKleff, Kyren
prit le chemin de son appartement. Il ne lui fallut que quelques minutes avant
de se garer devant chez lui, la circulation étant plus fluide en cette fin de
matinée.
Plongé dans ses pensées, inquiet pour Bobby Pillar et s’interrogeant sur
l’homme que Cameron était supposé arrêter un peu plus tôt, il ne prit pas
garde au glissement d’une porte coulissante ni aux pas pressés sur le trottoir
quand il descendit de son véhicule.
Passant son sac en bandoulière, il verrouillait sa portière quand une
violente douleur explosa dans sa nuque. Ses membres arrêtèrent de répondre
aux informations que leur transmettait son cerveau et il s’affala sur le sol, ses
muscles se contractant violemment.
À la brûlure des électrodes et à la douleur musculaire causée par
l’électrisation s’ajouta sa brutale rencontre avec le sol : un cri de souffrance
lui échappa et il sombra dans l’inconscience.

Après avoir étendu Kyren sur le plancher inconfortable et froid à l’arrière


de son van, son agresseur lui lia les poignets par acquit de conscience, puis
descendit du véhicule. Refermant la portière coulissante, il contourna le
véhicule pour glisser une carte sous l’essuie-glace de la voiture de son
collègue. Un sourire satisfait étira brièvement ses lèvres, alors qu’il retournait
s’installer au volant de son propre véhicule et démarrait, pour le glisser dans
la faible circulation du quartier.
Après avoir compris que la relation entre Kyren et l’agent fédéral était
sérieuse, et qu’ils emménageaient ensemble, il s’était procuré l’adresse de son
collègue. Ces renseignements figuraient sur l’intranet de l’université : y avoir
accès avait été un jeu d’enfant. Il avait gardé ces précieuses informations sous
le coude, attendant l’éventuel moment de s’en servir. Et ce moment semblait
venu.
Un cuisant sentiment de frustration le rongeait, depuis la veille. Il n’avait
pas prévu de tuer cet idiot de Haynes. Non pas que sa mort lui importât, mais
il était un grain de sable dans une mécanique bien huilée. Sa mort précipitait
les choses.
Avec une grimace, il jeta un regard dans le rétroviseur, contrôlant l’état de
son passager inconscient. Il pouvait admettre que Kyren était séduisant. Plus
jeune, il aurait été tout à fait son type. S’il était honnête, la différence d’âge
entre lui et ses victimes était finalement si maigre qu’il trouverait sans doute
une douce satisfaction à voir la peur luire dans ses yeux d’ambre, quand il
enfoncerait le couteau dans sa chair. À cette idée, il se passa la langue sur sa
lèvre inférieure.
Regarder la terreur s’installer dans son regard, voir ses traits se marquer
d’effroi, sentir les battements de son cœur s’emballer sous l’effet de la
panique puis ralentir et devenir chaotiques dans les cris et la souffrance, pour
finir par enfin s’arrêter… Cette suave beauté de la mise à mort ne serait pas
sans intérêt, avec Kyren Lakelan. Il pourrait y trouver un plaisir certain. Et
pas uniquement à cause de sa beauté : sa mort affaiblirait ces entêtés
fédéraux, bien trop proches de lui, et bien trop déterminés cette fois. Tuer
l’amant de l’un des agents chargés de l’arrêter serait une douce vengeance.
Ainsi qu’une subtile menace, pour tous ceux qui auraient l’audace de tenter
de se mettre à sa poursuite…

Quand Kyren revint à lui, il remarqua immédiatement trois choses. La


première fut la pestilence de l’endroit froid et sombre dans lequel il se
trouvait enfermé ; la seconde, qu’il était bâillonné et assis sur une chaise,
fermement ficelé comme un saucisson avec une grosse corde ; la troisième, la
sensation de brûlure qui irradiait sa nuque.
Il comprit rapidement qu’il avait été kidnappé par le tueur de Ted Haynes.
Il percevait la même odeur que celle laissée près du cadavre du biologiste. Un
nœud lui alourdit l’estomac à la pensée d’avoir été inconscient, vulnérable,
face à celui qui était sans doute le tueur en série sur lequel enquêtait son
amant. Imaginer ce qu’il aurait pu lui faire pendant qu’il gisait, inerte, lui
donna la nausée.
Sentant sa bête s’agiter en lui en réaction à son anxiété, il inspira
profondément par le nez pour se calmer et fit un rapide bilan de son état
physique, conscient qu’il devait connaître son potentiel avant de sortir de là.
S’il n’avait aucune crainte quant aux liens qui le retenaient – sa force de
Thérianthrope lui permettrait après tout sans mal de s’en défaire –, il lui
fallait savoir si son corps répondrait normalement s’il devait se battre pour
sauver sa vie.
Il remua prudemment la tête de gauche à droite, puis chercha à tester la
solidité de son bâillon, sentant sa mâchoire aussi endolorie que le reste de son
corps.
À choisir, il aurait préféré ne pas se prendre une décharge électrique de
plusieurs dizaines de milliers de volts : cela faisait un mal de chien !
Un bruit non loin de lui le poussa à tourner vivement les yeux vers la
droite, à la recherche d’une quelconque menace. La vision d’un jeune homme
étendu sur un matelas souillé, bâillonné, poignets et chevilles attachés, le fit
jurer in petto.
Il se trouvait là face à un dilemme cornélien.
La loi du clan était claire : jamais un Humain ne devait connaître leur
existence. Enfreindre cette règle était passible de mort. Mais rester sans réagir
alors qu’un tueur pensait le tenir à sa merci et prévoyait de le torturer avant
de l’assassiner, cela contreviendrait au plus basique instinct de survie.
Il allait lui falloir trouver un moyen afin de s’en sortir sans trahir sa
condition de Thérianthrope. Ou accepter de mourir de la main de Loukian
pour s’être dévoilé en cherchant à survivre.

Après avoir fouillé de fond en comble la maison de Larry Day, Mark et


Cameron reprirent leur véhicule pour retourner vers les locaux du FBI,
prévoyant d’y étudier les documents qu’ils avaient trouvés.
Profitant du fait que son coéquipier conduisait, Cameron prit son portable
et composa le numéro de son amant.
Tombant sur le répondeur immédiatement, il plissa le front en regardant
l’heure indiquée à sa montre et raccrocha.
— Un problème ? demanda Mark.
— Non, répondit-il distraitement en refaisant le numéro de Kyren.
Son appel tomba de nouveau sur la boîte vocale.
— Cam ? insista Mark.
— Kyren ne répond pas.
Mark lui coula un regard interrogateur.
— Ça arrive souvent ?
— Jamais, à cette heure-ci : il est en pause déjeuner, d’habitude.
— Tu as le numéro de son bureau, à l’université ?
Cameron opina d’un air songeur et fit une rapide recherche sur son
portable avant d’appeler le bureau de Kyren.
— Roger McElroy, assistant du professeur Lakelan, j’écoute.
— Cameron Gilroy, FBI, dit-il d’une voix tendue. Je cherche à joindre
Kyren.
— Euh… Oui… Le professeur a annulé ses cours, aujourd’hui. Il est parti
au milieu de la matinée…
— A-t-il dit où il allait ?
— Non…
— Merci ! lâcha Cameron avant de raccrocher.
Mark fit la moue.
— Vous vous êtes disputés ? demanda-t-il.
— Non, répondit son ami, les sourcils froncés. Fais un détour !
— Pour aller où ?
— Chez moi, pardi !
Mark soupira légèrement, mais obéit et prit la direction de l’adresse de son
ami. Quand ils arrivèrent devant l’immeuble de leur appartement, Cameron
aperçut immédiatement la Chevrolet Camaro rouge de son compagnon garée
à son emplacement habituel. Il n’attendit pas que Mark coupe le contact pour
descendre de leur voiture banalisée et se précipita vers l’appartement.
Mark quitta plus calmement le véhicule et s’approcha de la Camaro,
préférant laisser son ami s’expliquer avec son compagnon en privé. Il
soupirait de l’âge avancé de la voiture de Kyren quand il nota la présence
d’un morceau de carton coincé sous l’essuie-glace gauche.
Prenant par réflexe un gant qui ne quittait pour ainsi dire jamais la poche
de sa veste, il l’enfila et s’empara du petit carton. Il reconnut tout de suite la
couleur sombre et le style de la carte. La retournant avec répugnance, il
découvrit sans surprise un as de pique gothique. Pour la première fois
accompagné d’un message, cependant. Une courte note tenant en trois mots :
« Je le tiens ».
— Il n’est pas là, Mark.
Inspirant profondément pour se donner du courage avant d’annoncer
l’enlèvement de Kyren à Cameron, Mark se tourna vers son équipier.
— Je sais, dit-il gravement.
Apercevant la carte dans sa main, Cameron blêmit mortellement. Mark tint
prestement la carte hors de la portée du jeune homme et posa une main ferme
sur son torse, affecté par le tourment qui fit chanceler son ami et inquiet, lui
aussi, de ce qui avait pu arriver à Kyren.
— Mark !…
— Il dit qu’il le tient, Cam. Rien de plus.
Cameron enfouit ses mains dans ses cheveux, une expression de terreur
pure sur ses traits.
— Il va le tuer !
La peur dans les yeux gris de son équipier, son expression hagarde,
désemparée, et la pointe d’hystérie dans sa voix firent serrer les dents à Mark.
— On va le retrouver avant qu’il lui fasse du mal, Cameron.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Il sait qu’on a découvert son identité, répondit-il. Il veut certainement
gagner du temps et se servir de lui comme monnaie d’échange pour s’enfuir.
Sinon, Kyren serait déjà étendu ici. Mort.
La colère chassa le désarroi dans les yeux de son équipier qui laissa
retomber ses bras et tendit un index rageur vers lui.
— Très rassurant ! cracha-t-il. Je peux te rappeler que c’est de mon amant
dont tu parles, et pas de n’importe quel mec ?
— J’en suis parfaitement conscient ! répliqua-t-il fermement. Mais si tu
veux retrouver Kyren en vie, il faut que tu sois concentré !
— Il a enlevé l’homme que j’aime, bordel ! Comment veux-tu que je me
concentre ?
— J’ai besoin que tu sois opérationnel, Cam ! Tu peux faire ça ? Ou faut-il
que je te mette sur la touche ?
Cameron serra les poings à cette idée et lui jeta un regard luisant de rage.
— Tu n’as pas intérêt à faire ça, Mark !
— Alors, reprends-toi ! gronda-t-il en soutenant son regard. Péter les
plombs n’aidera pas Kyren !
Cameron pinça les lèvres, mais ne répliqua pas.
— On va appeler une équipe ici et interroger les voisins : quelqu’un a peut-
être vu quelque chose, décréta son équipier.
— J’appelle les gars pour savoir s’ils ont localisé son véhicule, dit
sombrement Cameron en tournant les talons pour se diriger vers leur voiture
banalisée.
Mark le retint par le bras et plongea son regard dans le sien quand son ami
le regarda.
— On va retrouver Kyren sain et sauf, Cam, et on va coffrer ce salopard,
cette fois, affirma-t-il, la mine grave.
Cameron le regarda d’un air résolu.
— Tu ne m’auras jamais plus déterminé à le coincer que je ne le suis
maintenant, Mark.
Mark hocha gravement la tête.
— Ça, c’est mon équipier, fit-il simplement en donnant une claque sur
l’épaule de son ami.
25
Hormis sa nuque, qui le brûlait encore légèrement, Kyren se sentait déjà
moins endolori qu’à son réveil, mais une migraine enserrait ses tempes. Il
pouvait remercier Bobby Pillar pour cela : le gosse n’avait cessé de geindre
que quelques minutes auparavant. Son souffle tremblant trahissait d’ailleurs
encore sa terreur alors que, de son côté, Kyren tentait de réfléchir à une façon
de les sortir de là en vie sans trahir sa nature.
Jetant un bref regard vers le jeune homme étendu sur le matelas, il capta
l’éclat affolé dans ses yeux écarquillés, perçut ses larmes séchées sur ses
joues, en sentit le sel. Le gosse paraissait complètement paniqué. Il ne lui
serait d’aucune utilité. Cela l’irrita brièvement, puis il en prit son parti :
compter sur quelqu’un n’était pas vraiment dans sa nature, de toute façon. Il
s’en sortirait seul, comme par le passé.
Il éprouvait déjà bien assez la cuisante morsure de la honte à l’idée d’avoir
été kidnappé par un simple humain. Il ne voulait pas imaginer avec quels
sarcasmes cette nouvelle serait accueillie, parmi les siens. Lui, Kyren
Lakelan, léopard sans famille, membre par adoption du grand clan des
jaguars de Chicago, l’un de leurs meilleurs grimpeurs – si pas le meilleur –
était tombé comme un jeune tétant encore la mamelle de sa mère entre les
doigts d’un être qu’il aurait pu, d’une seule main, tuer…
À cette pensée, ses dents lui firent mal et ses doigts se crispèrent dans son
dos : le félin en lui réclamait sa vengeance et, plus encore, sa liberté. Rien
n’avait, aux yeux de son espèce, plus de valeur que cela. Mais il devait
apaiser le côté bestial en lui, calmer son courroux félin et réfléchir. Parce
qu’il y avait un témoin humain innocent.
S’il cédait au désir de sa bête, s’il se libérait et tuait Larry Day devant le
gosse, il n’aurait d’autre choix que de le supprimer à son tour, pour que nul
ne sache jamais l’existence des Thérianthropes. Il ne pouvait pas condamner
à mort Bobby Pillar pour le simple désir de se libérer. D’ailleurs, il se savait
incapable de tuer de sang-froid un être innocent. Cependant, se transformer et
laisser Bobby Pillar en vie l’obligerait à fuir la colère du clan des jaguars,
voire de toutes les races de Thérianthropes. Cela serait pire que l’exil. Il
n’avait donc pas d’autre solution que celle de prendre patience. Il lui fallait
laisser à son kidnappeur la possibilité de croire qu’il avait gagné la partie en
se comportant comme un humain ordinaire.
Il allait rester calme et étouffer ses instincts félins. Pour l’instant, du moins.
Parce qu’il ne se faisait pas d’illusion : si Larry Day faisait quelque chose qui
mettait sa vie en danger, rien, pas même sa crainte d’un châtiment, ne
l’empêcherait de se défaire de ses liens et de se transformer pour déchiqueter
la gorge de l’abruti qui l’avait enlevé.

Sur la photo de son permis de conduire, Larry Day n’avait rien d’effrayant.
Ce constat n’avait pas surpris Cameron et Mark : ils savaient, l’un comme
l’autre, que le mal pouvait se dissimuler sous des traits variés, allant du plus
doux des visages aux figures les plus cruelles.
Suivant avec anxiété le visionnage des caméras de surveillance du quartier
auprès de leur informaticien, à la recherche du van qu’utilisait le tueur,
Cameron ne pouvait empêcher son esprit de créer mille et un scénarios
horribles concernant Kyren.
Son équipier, à ses côtés, pointa du doigt un van remontant leur rue.
— Là ! C’est sa plaque.
Cameron, l’estomac noué, contempla le code temporel de
l’enregistrement. L’informaticien continua l’avancée de la vidéo, montrant
clairement qu’après s’être garé, Larry Day avait patiemment attendu Kyren.
Celui-ci ne tarda pas plus de quelques minutes : ils virent la Chevrolet
rouge de Kyren remonter la rue à son tour et se garer.
— Il l’a surveillé, lâcha sombrement Mark. Il savait qu’il rentrait et il
connaissait votre adresse.
Cameron en était venu à la même conclusion.
— Tu crois que ce salopard m’avait dans sa ligne de mire ? demanda-t-il
d’une voix un peu étranglée.
Avait-il apporté le malheur dans la vie de son amant ?
— Toi ou Kyren, répondit Mark d’une voix grave. Comme tu l’avais dit,
Kyren est à peine plus âgé que ses victimes…
— Et on avait dit qu’il ne s’attaquait qu’aux étudiants, rappela Cameron
entre ses dents serrées.
— On s’est plantés.
« Fortement », songea Cameron, un goût de bile dans la gorge.
Sur la vidéo, il vit son amant descendre, nota son expression soucieuse. Sa
distraction fit s’accélérer son pouls. Une part de lui voulait hurler, prévenir
son amant, lui dire de se méfier, lui crier de partir vite, mais sa raison lui
rappelait qu’il était trop tard, que tout s’était passé bien plus tôt, et qu’être le
témoin en décalage du rapt de son compagnon ne lui permettait pas de faire
changer le cours des événements.
Larry Day avait-il approché Kyren en prétextant une quelconque question,
sans que ce dernier se méfie ? Son amant avait-il été pris au dépourvu par
l’air inoffensif du tueur ? Kyren avait de la force, il en avait déjà eu la
preuve : s’il s’était senti en danger, il se serait battu pour se défendre. Il
pensait donc que l’attaque avait été si vive que son compagnon n’avait pas vu
venir le coup. Car il n’y avait aucun signe de lutte, près de la voiture, et
aucun voisin n’avait, semble-t-il, vu quelque chose.
La suite de l’enregistrement lui donna raison. Un grondement de rage lui
échappa quand il vit Larry Day se glisser subrepticement derrière Kyren et le
taser. Les poings serrés, il balaya du bureau une boîte de crayons en voyant
Kyren tomber sur le sol, devinant son cri inaudible sur la vidéo.
— Cameron ! gronda Mark en l’attrapant par l’avant-bras. Calme-toi !
Sa poitrine se soulevant rapidement sous l’effet de la rage, Cameron
plongea son regard dans celui de son équipier.
— C’est un homme mort ! cracha-t-il furieusement. Tu entends, Mark ?
S’il pose un doigt sur lui, c’est un homme mort ! Je le tuerai ! Tu ne pourras
rien faire pour m’en empêcher !
Son regard soutenant le sien, Mark le considéra avec gravité puis hocha la
tête.
— Je n’aurai aucune envie d’essayer.
Cameron opina sèchement avant de reporter son attention sur la vidéo.
L’informaticien lui coula un bref coup d’œil inquiet, mais la dureté de son
regard suffit à le renvoyer à sa mission immédiatement. Vidéo de surveillance
après vidéo, il parvint à remonter la piste suivie par le van jusqu’au vieux
quartier central des manufactures, souvent décrit comme la première zone
industrielle créée.
— On le perd ici, déclara sombrement l’informaticien.
— Les lieux ont été abandonnés par les propriétaires petit à petit, tout au
long des années, grommela Mark.
— On y va, décréta Cameron d’une voix dure. On prend une équipe du
S.W.A.T. et on y va ! On finira bien par trouver le van et mettre la main sur
ce salopard !
— On va demander l’appui d’un maître-chien, ajouta son équipier. Il
pourra nous aider à trouver Kyren, s’il est là-bas.
Cameron acquiesça.
— Bonne idée.
26
Kyren perçut l’approche de Larry Day bien avant que le bruit de ses pas ne
soit audible pour l’étudiant terrifié. Son propre pouls fit un bond quand la
porte jusque-là verrouillée s’ouvrit, laissant le passage à un trait de lumière
qui blessa ses yeux habitués à l’obscurité. Malgré cet éblouissement
douloureux, il s’interdit de détourner la tête comme il en avait envie, refusant
de quitter du regard le sadique qui venait les honorer de sa présence.
En tant qu’homme, il voyait mieux qu’un humain ordinaire dans la nuit et
sous sa forme de léopard, il était entièrement nyctalope : quand la porte se
referma, redonnant brièvement à la pièce une obscurité paraissant par
contraste plus profonde, il caressa l’idée d’avoir une alliée naturelle. Puis, la
lumière d’une vieille ampoule suspendue au plafond envahit l’espace.
Derrière son bâillon, l’étudiant se mit à hurler, se débattant comme un beau
diable en remarquant le couteau dans la main de Larry Day. D’une apparence
insignifiante, ce dernier était vêtu d’un jean et d’un pull à capuche bleu
sombre. Ignorant sa victime terrifiée, il regarda Kyren avec un petit sourire en
coin qui ne monta pas jusqu’à ses yeux bruns. Jusqu’à ce jour, Kyren avait
trouvé cette couleur de prunelle avenante : il allait revoir ses a priori sur la
question, une fois qu’il aurait trouvé une façon de lui régler son compte sans
trahir sa nature.
— Nous n’avons jamais pu être correctement présentés, je crois, professeur
Lakelan, dit-il d’un ton courtois de sa voix grave.
Kyren le fixa d’un regard brûlant de colère.
— Ne me regardez pas comme ça, s’amusa Larry Day. Ce n’est pas de ma
faute si vous êtes ici, aujourd’hui.
« Sans déconner ! », songea rageusement Kyren.
— Si vous n’aviez pas été le compagnon d’un des agents du FBI qui
essaient de me coincer, je ne me serais pas intéressé à vous. Seulement voilà,
contrairement à d’autres avant eux, votre ami et son équipier ne semblent pas
avoir envie de laisser tomber. Et l’expérience m’a appris qu’il fallait toujours
viser les êtres chers, pour briser un ennemi. Cet ennemi-là doit être brisé,
Professeur. Il est trop tenace pour que je lui tourne le dos.
Kyren ne put réprimer un grondement menaçant quand il s’avança vers lui.
Cela ne parut guère impressionner Larry Day qui passa à côté de lui pour
aller s’agenouiller près de l’étudiant. Kyren tira sur ses liens, pas assez fort
pour se dégager, mais assez pour attirer l’attention de Day sur lui.
— Je m’occupe de vous tout de suite, Professeur, dit-il en posant son
couteau sur le sol. Ne vous impatientez pas.
Kyren plissa les yeux en le voyant sortir de sa poche un sachet de
comprimés. Comme s’il percevait l’interrogation muette dans le regard
terrifié de Bobby Pillar ou s’il ressentait le besoin de lui expliquer ce qu’il
comptait lui faire, peut-être pour accentuer encore plus sa peur, Larry Day
montra à l’étudiant tremblant de tout son corps les pilules contenues dans le
sachet.
— C’est du diéthylamide de l’acide lysergique[11], dit-il d’une voix
enjouée. Tu es étudiant en médecine. Je suppose que tu dois savoir ce que
c’est ?
Bobby Pillar se contenta de le fixer du regard, ses yeux écarquillés de
terreur envahis de larmes.
— Tu sais ? demanda Larry Day en se penchant légèrement vers lui.
Réponds !
Toujours bâillonné, l’étudiant fut contraint de hocher faiblement la tête
pour lui répondre.
— Tu en as déjà pris ? demanda leur kidnappeur.
Bobby secoua négativement la tête. Un sourire étira légèrement le coin des
lèvres de Larry Day.
— Le LSD est une substance synthétisée à partir d’un champignon parasite
atteignant le seigle, le froment et l’avoine, dit-il d’un ton professoral. C’est
un alcaloïde semi-synthétique, qu’on a découvert en 1938. À ce jour, c’est le
plus puissant des hallucinogènes connus. Une quantité infime est suffisante
pour déclencher des hallucinations…
Le jeune homme gémit puis sanglota quand Larry Day lui ôta son bâillon.
— Pitié… S’il vous plaît… Laissez-moi partir… Pitié…
Kyren sentit tous ses poils se hérisser, ramené par les supplications de
l’étudiant à ses propres souvenirs. À ces moments où, enfant, il avait lui aussi
supplié alors qu’il était impuissant face à la force brute de son agresseur. À la
puberté, en découvrant sa nature de Thérianthrope et sa force nouvelle, il
s’était juré de ne plus jamais supplier qui que ce soit. Il avait toujours tenu sa
promesse, depuis.
Si Larry Day espérait le voir implorer sa pitié comme Bobby Pillar le
faisait, il se mettait le doigt dans l’œil.
— Ouvre la bouche, ordonna ce dernier à l’étudiant en lui attrapant
durement le menton.
Bobby obéit, les joues barbouillées de larmes de désespoir. Larry Day lui
glissa un comprimé sur la langue puis l’obligea à refermer les mâchoires.
— Avale.
Kyren vit l’étudiant obéir puis Larry Day se redresser en reprenant dans sa
main le couteau qu’il avait délaissé quelques minutes.
— Voilà, Professeur, dit-il en revenant se poster devant lui. Je suis tout à
vous, maintenant.
Kyren, les sourcils froncés, jeta un regard à l’étudiant qui s’était remis à
sangloter. Si ses souvenirs étaient exacts, le LSD mettrait environ une demi-
heure à faire effet. Larry Day avait-il drogué toutes ses victimes avant de les
massacrer ? Il ne se souvenait pas avoir lu ce détail dans les rapports
d’autopsie. Mais les traces de cet hallucinogène n’avaient peut-être pas été
détectables lors de l’examen médico-légal : après tout, le LSD avait la
particularité d’être vite évacué du sang. Des analyses toxicologiques
supplémentaires n’avaient peut-être jamais été demandées, vu la cause
évidente du décès des victimes de Larry Day.
La sensation d’un frôlement sur la peau de son bras, suivie d’une cuisante
douleur, lui fit tourner la tête vers Day en poussant un grognement furieux.
Dans sa main, l’autre homme tenait son couteau à la pointe ensanglantée.
Kyren regarda brièvement la lacération superficielle sur son bras avant de
toiser son kidnappeur, conscient du parfait affûtage de sa lame.
Un sourire moqueur étira les lèvres de l’autre homme.
— C’est impoli, de m’ignorer, Professeur.
Kyren se força à ne pas réagir quand il approcha sa main libre de son
visage pour lui ôter son bâillon.
— Je suis persuadé que vous vous posez beaucoup de questions sur moi, en
bon éthologue. Pas vrai, Professeur ?
Kyren ne répondit pas, se contentant de remuer lentement sa mâchoire
endolorie.
— Je suis d’humeur sociable, reprit Day. Je veux bien vous éclairer, sur
certains points, si vous avez des questions.
— Vous êtes impuissant, Larry ? ironisa-t-il. C’est pour cela que vous
jouez du couteau sur vos victimes ?
Le coup de poing qui le cueillit à la mâchoire fut si bien donné qu’il aurait
pu l’assommer s’il avait été un humain ordinaire. Par chance, il n’en fut
même pas brièvement étourdi, bien qu’il sentit sa lèvre inférieure se fendre
sur sa gauche et du sang couler sur son menton. Larry Day n’était pas
costaud, mais il savait visiblement se battre…
— Ma vie sexuelle ne vous regarde pas ! siffla Larry Day.
Kyren sourit avec dédain.
— C’est pour ça que toutes vos victimes sont des hommes, n’est-ce pas ?
Vous êtes gay. Et impuissant.
— Je ne suis pas gay ! rugit-il en l’attrapant rudement par le cou.
— Expliquez-moi comment vous avez commencé à tuer des étudiants,
Larry, demanda Kyren d’une voix un peu étranglée.
— Ils le méritaient ! cracha-t-il en le lâchant brutalement. Ils le méritaient
tous !
— Pourquoi a-t-on retrouvé vos deux premières victimes nues dans la
chambre de George Nelson, et pas les autres ? s’enquit Kyren. Ils vous ont
invité à participer à une partie de jambes en l’air et vous n’avez pas réussi à la
lever ? C’est ça qui vous a rendu fou de rage ? C’est pour ça que vous les
avez tués ?
— Ils se sont moqués de moi ! rugit Larry Day en pointant vers lui son
couteau.
— Alors vous les avez tués pour réparer votre petit ego froissé ?
Le regard que lui lança l’autre homme le fit frissonner.
— Pourquoi l’as de pique, Larry ? demanda-t-il pour changer de sujet.
Day éclata d’un rire aux accents hystériques.
— C’était un paquet de cartes gagné sur une foire et abandonné dans ma
veste, la veille. J’ai voulu leur laisser un souvenir.
— À qui ? À la police ?
— À George et Roger ! répondit-il d’une voix exaltée. À mes yeux, le
pique n’est jamais qu’un cœur inversé transpercé d’une épée ! Je trouvais ça
ironique à souhait ! Les amoureux diaboliques transpercés par une lame !
Kyren préféra ne pas répondre. Larry Day leva son couteau et regarda la
lame d’un air étrangement concentré avant de sourire.
— Vous savez que je vais vous tuer, n’est-ce pas ? dit-il d’un ton jovial.
— Vous allez essayer, en tout cas, répondit Kyren d’une voix calme
malgré les battements fous de son cœur qu’il sentait jusque dans ses oreilles.
Un sourire aux lèvres, Larry Day s’approcha de lui avec une certaine
nonchalance.
— Vous d’abord, dit-il en levant son couteau. L’étudiant, ensuite.
Kyren banda les muscles, prêt à se dégager des cordes en utilisant sa force
de Thérianthrope pour se libérer. Le bras armé de Larry Day allait s’abaisser
quand la porte derrière lui s’ouvrit brutalement. La stupeur figea Kyren sur
place, sidéré de ne pas avoir entendu arriver qui que ce soit malgré son ouïe
de Thérianthrope.
— FBI ! hurla une voix masculine alors que Day abaissait son bras.
Kyren n’eut qu’une fraction de seconde pour se faire vivement basculer
avec sa chaise sur la droite. Des coups de feu retentirent dans la pièce,
déchaînant un bruit assourdissant pour ses oreilles, alors qu’il grognait de
douleur en amortissant sa chute avec son épaule, fermant malgré lui les yeux
sous la souffrance.
Un sifflement aigu maltraitant ses tympans, il perçut néanmoins l’impact
du corps de Larry Day sur le sol, sentit l’odeur ferreuse du sang et celle de la
mort se répandre dans la pièce. Rouvrant les yeux, il vit Cameron se
précipiter vers lui en rangeant son arme dans son holster alors que les autres
agents se ruaient vers le corps sans vie de Larry Day et sa deuxième victime
affolée.
— Kyren ? s’angoissa Cameron en se laissant tomber à genoux à ses côtés
pour prendre son visage entre ses paumes.
— Ça va, souffla-t-il d’une voix enrouée. Détache-moi…
Cameron lutta un instant avec les liens pour le libérer, ses mains
tremblantes rendant l’opération plus difficile.
Kyren ne put réprimer un faible geignement quand son amant repoussa la
chaise et porta instinctivement sa main à son bras meurtri. Cameron l’aida à
s’asseoir sur le sol froid, les yeux brillant d’inquiétude, puis il explora de ses
mains mal assurées son visage, s’attardant sur l’hématome de sa mâchoire,
puis sur son cou où des traces de brûlure témoignaient encore de la violence
de la décharge électrique du Taser.
Un pâle sourire aux lèvres, Kyren glissa son bras valide autour de la nuque
de son compagnon et enfouit son visage contre sa gorge.
— Ça va, répéta-t-il dans un chuchotement. Tu es arrivé à temps…
Cameron l’étreignit en fermant les yeux, crispant fortement les paupières
pour refouler ses larmes de soulagement, puis il enfouit ses doigts tremblants
dans les cheveux de son compagnon, l’obligeant à relever la tête pour
s’emparer de ses lèvres, glissant d’autorité sa langue dans sa bouche pour lui
offrir un baiser fougueux, vorace. Kyren lui rendit son baiser avec
empressement, tout aussi avide de contact que lui.
— J’ai eu si peur de te perdre, souffla Cameron d’une voix qui se fêla
quand il s’arracha à sa bouche.
Kyren appuya son front contre le sien avant de caresser de son nez celui de
son amant, réprimant d’une volonté de fer le ronronnement apaisant qui
voulait sortir de sa poitrine.
— Je t’aime, chuchota-t-il.
Une main posée à l’arrière de son crâne, Cameron le poussa doucement à
se blottir contre lui et déposa un tendre baiser dans sa chevelure.
— Je t’aime aussi, souffla-t-il.
Kyren sourit et ferma les yeux. Des bruits de pas s’approchant d’eux le
firent se raidir, mais Cameron caressa doucement son dos, tuant dans l’œuf
son anxiété.
— Comment va le gosse, Mark ? demanda son compagnon.
— Ça semble aller, mais on a demandé une équipe médicale, répondit-il.
— Il lui a donné du LSD, intervint Kyren.
Mark grogna, mais se tourna vers un des agents qui s’occupaient de
réconforter l’étudiant en larmes et lui répéta l’information.
— Comment ça va, Kyr ? demanda-t-il ensuite en reportant son attention
sur lui. Sacrée chute, hein ?
Kyren n’eut pas la force de s’indigner de l’entendre raccourcir son nom
une nouvelle fois. Que Mark en parle le faisait s’interroger sur sa chute. Les
agents avaient-ils eu le temps de la prendre en considération ? Il ne le pensait
pas. Ils avaient tiré pour le sauver, en espérant ne pas les toucher, lui et
Bobby Pillar. Ils avaient pris le risque, face à l’arme blanche levée. Cameron
avait-il tiré ? Son arme ne lui semblait pas sentir la poudre fraîche…
— Mon bras a morflé, admit-il d’une voix lasse.
— Je vais l’emmener à l’hôpital, précisa Cameron gravement. Je veux
qu’on l’examine.
Mark opina. Kyren, lui, sentit son cœur s’emballer. Non seulement il
détestait les hôpitaux, mais en plus, avec sa capacité de guérison de
Thérianthrope, il risquait d’attirer l’attention des médecins sur lui. C’était une
très mauvaise idée.
— Je n’ai rien de cassé, affirma-t-il en se détachant de Cameron.
— On va vérifier.
Il ouvrait la bouche pour protester quand Bobby Pillar, que des agents
escortaient à l’extérieur, poussa un hurlement de terreur pure en se retrouvant
face au chien de l’équipe cynophile. Mark soupira lourdement en voyant le
maître-chien et l’animal prendre la direction de la sortie.
— Les effets du LSD commencent, observa Kyren.
— On dirait, répondit-il sombrement. Je vais aider les gars à gérer le gamin
en attendant l’arrivée de l’équipe médicale. Cam, tu m’appelles pour me tenir
au courant de ce qu’on vous dit, à l’hôpital ?
Cameron acquiesça et lui offrit un léger sourire avant d’aider son
compagnon à se redresser. Kyren s’appuya contre lui avec reconnaissance
avant de se laisser entraîner dehors.
Ils avaient atteint la sortie et se dirigeaient vers la voiture banalisée
qu’utilisaient Cameron et Mark habituellement quand le chien policier aboya
d’un air méchant et se précipita vers eux. Kyren se tendit et se retourna
vivement pour faire face à l’animal. Le chien s’arrêta net et gronda avant de
couiner et de repartir vers son maître la queue entre les pattes.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? demanda Cameron, perplexe, en
déverrouillant les portières.
Kyren, à ses côtés, arqua un sourcil, l’air parfaitement innocent.
— Moi ? Je pensais que c’était toi qui lui avais fait peur !
Cameron cilla légèrement et regarda brièvement vers l’animal avant de
hausser les épaules sans insister. Ouvrant la portière du côté passager, il
sourit à son amant.
— Allez grimpe ! dit-il en le regardant tendrement. On passe te faire
examiner et on rentre à la maison.
— On ne pourrait pas rentrer directement ? demanda Kyren en s’installant
sur le siège. J’aurai juste un bleu, j’en suis sûr.
— Dis-moi, Professeur, tu es docteur en médecine ?
— Non, répondit Kyren. Mais…
— Moi non plus, le coupa Cameron. Alors on va à l’hôpital. Même si c’est
pour rien. Je préfère l’idée d’y aller inutilement à celle de te voir faire un
malaise à la maison et de réagir trop tard.
Kyren n’eut pas besoin de jauger son regard longtemps pour savoir qu’il
était sérieux. Il fit la moue, mais rendit les armes.
— Entendu, soupira-t-il. Allons donc te rassurer.
Cameron sourit et lui prit la main qu’il porta brièvement à ses lèvres avant
de fermer la portière du jeune homme pour contourner le véhicule et se
mettre au volant.
27
Étendu de côté, sa joue appuyée sur l’oreiller de Kyren qui dormait
toujours, Cameron contemplait son amant. Allongé sur le ventre, détendu
dans son sommeil, rien ne pouvait laisser penser qu’il avait failli être tué la
veille, hormis le large bleu qui ornait son bras droit de l’omoplate au coude.
Étonnament et à son grand soulagement, Kyren avait vu juste en affirmant
qu’il n’avait rien de cassé, la veille. La radiographie que les urgentistes lui
avaient fait passer n’avait rien montré. Qu’il ne se soit pas blessé dans sa
chute était un vrai miracle.
Doucement, il repoussa le drap, posa une main sur le dos de son
compagnon et suivit de ses doigts la colonne vertébrale du jeune homme,
descendant jusqu’à ses reins dans une lente caresse. Kyren entrouvrit les yeux
et se cambra de manière féline sous sa main, un soupir de bien-être
s’échappant de ses lèvres. Souriant, Cameron se pressa contre lui et posa un
baiser sur son épaule gauche.
— Bonjour, mon amour, murmura-t-il contre sa peau.
— Mmm, fit simplement Kyren avant d’attraper son poignet en sentant ses
doigts s’égarer sous l’élastique de son caleçon.
Cameron lui sourit quand il roula sur le flanc pour lui faire face.
Doucement, il tendit les doigts vers sa joue et la caressa. Ce faisant, son
regard gris se fit plus grave.
— J’ai eu si peur de te perdre…
Kyren se hissa légèrement sur un coude, ravalant une grimace à la douleur
sourde qu’il ressentit dans son bras à ce mouvement – signe que malgré sa
nature de Thérianthrope, il avait encore un bel hématome –, et alla presser ses
lèvres sur celles de son compagnon.
— Tu ne me perdras jamais Cam, promit-il à voix basse. Je t’aime.
Cameron l’attira contre son corps pour l’étreindre de toutes ses forces,
enfouissant son visage dans son cou afin de s’enivrer de l’odeur de sa peau
tiède, appréciant de sentir le battement vigoureux de son pouls sous ses
lèvres. Kyren se hissa sur lui, écartant les cuisses pour le chevaucher, et
ronronna presque de bonheur en percevant contre son bassin la réaction
positive de son compagnon au simple fait d’être tout contre lui.
Courbant la nuque, il déposa une pluie de baisers sur le visage de son
amant avant de laper ses lèvres d’un coup de langue mutin. Les yeux clos,
Cameron ne résista pas une seconde quand il passa le barrage de ses lèvres
pour envahir sa bouche, sa langue y prenant ses aises comme une souveraine
en territoire conquis.
Sa douce capitulation poussa Kyren à réclamer plus encore. S’arrachant à
ses lèvres, il baisa sa gorge, lécha sa pomme d’Adam, puis explora ses
épaules de ses lèvres et ses flancs de ses doigts.
— Hun Hun, fit-il quand Cameron entreprit de lui rendre ses caresses.
— Quoi ? s’étonna son compagnon.
— Tu ne touches pas.
— Kyren, protesta Cameron. Je…
— C’est moi qui te touche, le coupa-t-il. C’est moi qui te fais l’amour.
Cameron sentit son cœur manquer un battement puis s’emballer.
— Sauf si ça ne te plaît pas, ajouta Kyren, soudain un peu moins sûr de lui.
— L’idée me plaît beaucoup, au contraire, le rassura Cameron d’une voix
un peu enrouée en prenant son visage entre ses paumes. Mais tu n’avais
encore jamais fait mine de le vouloir, alors…
Kyren sourit et souda ses lèvres aux siennes pour le faire taire.
— Cette fois, je le veux, dit-il contre sa bouche. Je veux te faire mien.
— Je suis déjà à toi, chuchota Cameron.
— Parfait, alors, répondit-il avant de reprendre sa bouche pour un
langoureux baiser.
Quand il s’arracha à ses lèvres, ils avaient tous les deux le souffle court.
Allongé sous lui, Cameron le contempla, le regard empli d’amour et de
confiance, offert à ses désirs. Kyren baisa sa mâchoire puis repartit à la
conquête de sa peau.
À la douceur de ses baisers, il ajouta de tendres morsures et de délicats
coups d’ongles. La respiration de Cameron se fit plus profonde alors qu’il
refermait ses lèvres sur un téton, jouant de sa langue sur le petit morceau de
chair qui durcit. Il le mordilla doucement, arrachant à son compagnon un râle
rauque.
— Kyren…
Titillant l’autre téton de son compagnon de ses doigts, Kyren quitta les
hanches de son amant pour se poster entre ses jambes et descendit lentement
le long de son corps, embrassant son ventre, souriant en sentant des
frémissements parcourir les muscles de Cameron.
Son compagnon ne résista pas quand il tira sur son caleçon, soulevant de
lui-même les hanches pour l’aider à le faire glisser le long de ses cuisses.
Kyren s’écarta brièvement, le temps de débarrasser son amant de
l’encombrant vêtement, de se dévêtir lui-même, puis de s’emparer du
préservatif et du lubrifiant dans l’armoire. Les yeux mi-clos, Cameron le
regarda faire sans protester, le regard luisant de convoitise, son sexe tendu se
dressant fièrement.
Plutôt que de s’intéresser tout de suite à l’objet de ses désirs, Kyren prit le
temps de caresser les jambes de son amant, s’attardant sur le creux tendre de
ses genoux, puis sur la peau sensible entre ses cuisses, jusqu’à sentir son
compagnon frissonner. Cameron planta ses talons dans le matelas quand il
enfouit son nez contre ses testicules et gémit lorsqu’il entreprit de lécher puis
de sucer ses bourses pleines, le cœur battant.
— Kyren, souffla-t-il finalement d’une voix enrouée, tu me tues, là…
— Comment ça ? demanda Kyren, d’un ton faussement innocent en
glissant un doigt sur la hampe raide de son amant, taquinant le lourd bâton de
chair.
Cameron frémit de tout son être et allait protester quand Kyren lui décocha
un sourire coquin avant de l’avaler. La vision de sa verge disparaissant entre
les lèvres de son amant, la sensation de sa bouche humide et chaude autour de
lui et la lueur de désir brillant dans le regard de son amant lui soutirèrent un
cri de plaisir. Kyren émit un petit son d’approbation tout en montant et
descendant sur son sexe dur, envoyant un frémissement de plaisir le long de
sa colonne vertébrale.
Ahanant sous le plaisir, Cameron glissa ses doigts dans les cheveux de son
amant, sentant son regard s’embuer de plaisir sous les succions et les coups
de langue de Kyren, massant inconsciemment le cuir chevelu et la nuque de
son compagnon, l’encourageant dans sa tâche sensuelle sur la musique de ses
gémissements.
Kyren finit par s’écarter de sa verge, refermant ses doigts sur sa colonne de
chair pour soulager ses mâchoires, le branlant et baisant son sexe avant d’en
lécher le gland avec délectation, savourant son goût salé sur sa langue.
Cameron en hoqueta presque de plaisir et rejeta la tête en arrière quand Kyren
le reprit entre ses lèvres, l’accueillant profondément dans sa gorge.
L’instant d’après, il sentit son amant caresser son intimité de ses doigts
lubrifiés et frissonna de tout son être. Tout en jouant de sa langue sur sa verge
raide, Kyren passa lentement l’anneau de chair d’un doigt, l’enfonçant
prudemment dans sa chaleur. Cameron ne put réprimer un soupir rauque.
Kyren releva lentement la tête et suçota doucement son gland tout en
bougeant son doigt en lui, soutirant au jeune homme un long gémissement.
Cameron poussa un cri quand, après avoir remis du lubrifiant sur ses
doigts, il ajouta un deuxième doigt dans son intimité, trouvant dans sa lente
exploration l’épicentre de son plaisir qu’il titilla savamment.
— Kyren…
Le gémissement éperdu de Cameron le fit sourire. Reprenant sa colonne de
chair entre ses lèvres, il le suça plus fort. Cameron comprit dans un éclair de
conscience qu’il allait jouir. Sa voix le trahit quand il voulut prévenir son
amant. Un cri de reddition déchira sa gorge alors qu’il s’abandonnait dans la
bouche de Kyren.
Les yeux flous, les oreilles bourdonnantes, le souffle rauque, son esprit
flottant dans une bienheureuse dimension post-orgasmique, il prit à peine
conscience que Kyren remontait le long de son corps pour frôler ses lèvres
d’un baiser. Sentant son amant caresser sa lèvre inférieure de sa langue, il
ouvrit la bouche pour l’accueillir contre la sienne et put se goûter sur ses
lèvres. Un grognement lui échappa et il referma ses bras sur le corps de
Kyren pour le retenir contre lui. S’écartant de sa bouche, Kyren caressa son
nez du sien avant de lui sourire amoureusement, son regard se perdant dans
ses yeux gris encore noyés de plaisir.
— Tourne-toi, chuchota-t-il d’une voix rauque.
Cameron obéit immédiatement, sans poser de questions ni protester. Kyren
s’allongea contre son dos et l’enveloppa de ses bras, passant tendrement ses
mains sur le corps de son amant, caressant sa peau moite de sueur, appréciant
ses frémissements sous ses caresses.
Déposant un baiser au creux de sa nuque, il reprit le lubrifiant et en couvrit
ses doigts qu’il glissa entre les fesses de son compagnon. Cameron se
contracta autour de ses doigts en le sentant pénétrer son intimité. Kyren
appuya son front contre sa colonne vertébrale, le cœur battant, et bougea
doucement ses doigts en lui, préparant ses chairs.
— Kyren… Viens, souffla son amant, encourageant.
Kyren embrassa son épaule et retira ses doigts pour enfiler rapidement le
préservatif. Cameron inclina la tête et il se cambra vers lui, le cœur battant la
chamade. Refermant sa main gauche sur la hanche de son amant, Kyren se
positionna contre son intimité et donna une lente poussée. Cameron haleta
sous lui et il s’immobilisa, lui laissant le temps d’encaisser la douloureuse
brûlure parcourant ses chairs sous son intrusion.
Le souffle difficile, tremblant de désir, il déposa de tendres baisers sur le
dos de son compagnon et caressa doucement sa peau de sa main libre.
Cameron finit par pousser son corps vers le sien. Un grognement de plaisir
s’échappant de ses lèvres, Kyren répondit immédiatement à ce geste par un
léger déhanchement. Le corps de Cameron l’accueillant progressivement plus
facilement, il approfondit ses coups de reins jusqu’à pouvoir enfin claquer
son bassin contre les fesses de son compagnon qui gémissait à présent sous
lui. Glissant une main sur le ventre de Cameron, il attrapa son sexe et entama
un va-et-vient sur sa verge.
— Plus fort, souffla Cameron d’une voix suppliante.
Kyren gronda avant de lâcher son sexe. Glissant son bras en travers du
torse de son amant, il le redressa de façon à l’installer à genoux sur le lit, son
torse moite de sueur servant d’appui à son dos, son sexe dur toujours
profondément enfoui en lui. Renversant la tête en arrière sur l’épaule de son
compagnon, Cameron poussa un cri de plaisir en sentant la verge de Kyren
appuyer sur sa prostate à chaque poussée.
Kyren l’enlaça plus fort en sentant ses hanches perdre le rythme, ses
vigoureux va-et-vient se faisant erratiques alors que les cris de plaisir de
Cameron, sa chaleur et son étroitesse l’entraînaient vers l’orgasme. Un
feulement lui échappa et il étreignit fermement Cameron en jouissant,
plantant légèrement ses dents dans l’épaule de son compagnon en sentant les
muscles internes de Cameron se contracter tout autour de lui en réponse à son
plaisir.
Un bonheur primitif enfla dans sa poitrine en sentant Cameron s’affaler
contre lui, le corps encore parcouru de petits spasmes de plaisir. Un
ronronnement silencieux prit naissance dans sa poitrine. Il l’étouffa avant
qu’il ne devienne sonore et embrassa Cameron dans le cou.
— Je t’aime, chuchota-t-il d’une voix rauque.
Cameron tourna la tête pour pouvoir l’embrasser avec langueur. Mettant un
terme à leur baiser, un sourire aux lèvres, Kyren le poussa à s’étendre sur le
lit et s’écarta un instant pour jeter son préservatif avant de revenir s’allonger
contre son flanc.
— J’ai le droit d’espérer une journée tranquille avec toi ? demanda-t-il
alors que Cameron l’enlaçait.
— Il faudra qu’on aille faire ta déposition au bureau, répondit son amant.
Et j’aurai droit à un débriefing avec Mark, sans doute dans la foulée. Mais
rien ne presse. Ce matin, c’est juste toi et moi.
Kyren enfouit son visage dans le cou de son compagnon et ferma les yeux.
— Ça me va, murmura-t-il.
Cameron appuya ses lèvres et son nez contre la chevelure brune de son
compagnon. Se faisant la promesse, en le sentant serein entre ses bras, de ne
jamais laisser personne menacer impunément celui qu’il aimait.

Tandis que son compagnon l’escortait vers l’entrée de l’immeuble où se


tenait l’antenne locale des bureaux du FBI, Kyren repensa à la dernière fois
qu’il s’était volontairement approché de cet endroit et se crispa légèrement en
se souvenant de l’antipathique agent de sécurité.
Laissant Cameron déposer son arme dans le panier prévu à cet effet devant
un jeune agent à l’entrée, il passa le détecteur de métaux. Cameron le suivit,
récupéra son arme qu’il glissa dans son holster d’épaules, puis caressa
brièvement la main de son compagnon de la sienne.
— Suis-moi, dit-il en lui offrant un sourire. On va te faire un badge.
Kyren hésita puis opina et lui emboîta le pas. Voyant Cameron se diriger
vers un agent de sécurité, il fut soulagé de constater qu’il ne s’agissait pas du
détestable personnage auquel il avait eu affaire, quelques semaines plus tôt.
Laissant Cameron discuter avec ce dernier, il se soumit docilement à la photo
obligatoire et se vit rapidement transmettre un laissez-passer provisoire.
— Tu auras un pass définitif plus tard, l’informa Cameron en clipsant un
badge de visiteur à la poche de sa veste. Le temps que toute la paperasse soit
faite.
Il acquiesça d’un signe de tête. Cameron le prit par la nuque et plongea son
regard dans le sien.
— Tu es sûr que ça va ?
Kyren sourit faiblement.
— Je repensais juste à la seule fois où je suis venu ici…
Le regard de Cameron s’assombrit légèrement.
— J’ai été con.
Une moue de dérision plissa les lèvres de Kyren.
— Je l’avais été avant toi…
Cet aveu amena une lueur amusée dans les yeux gris de son amant,
chassant son expression un peu chagrine.
— Un point partout, balle au centre, dit-il d’un ton moqueur.
Kyren sourit plus sincèrement. Cameron caressa tendrement le fil de sa
mâchoire de son pouce puis désigna les ascenseurs d’un petit mouvement de
la tête.
— On y va ?
— Je te suis.
Cameron lui prit la main sans se soucier des autres agents présents autour
d’eux et l’entraîna vers les ascenseurs. L’estomac un peu noué, Kyren soupira
silencieusement quand les portes de la cage de fer se refermèrent sur eux.
Profitant du fait qu’ils étaient seuls dans l’ascenseur, Cameron glissa ses
bras autour de sa taille et le plaqua contre la paroi métallique. Kyren eut un
petit halètement de surprise avant que les lèvres de son compagnon ne se
soudent aux siennes, sa langue plongeant dans sa bouche pour un baiser aussi
farouche que bref. Attrapant sa lèvre inférieure entre ses dents, Cameron la
mordilla avant de la lécher d’un coup de langue apaisant et de s’écarter.
Kyren le regarda d’un air tellement rêveur qu’il sourit avec satisfaction.
— Ça va mieux, pas vrai ?
Kyren se détacha de la paroi pour glisser ses mains sur la nuque de
Cameron. Se tendant vers lui, il caressa tendrement ses lèvres des siennes, le
regardant à travers les cils de ses yeux mi-clos. Cameron entrouvrait la
bouche pour aller quémander un baiser plus profond quand l’ascenseur
s’ouvrit. Kyren s’écarta et lui jeta un regard goguenard en le voyant dans
l’attente, l’air perdu et envieux.
— Absolument ! dit-il d’une voix rieuse.
Cameron sourit, beau joueur, et posa une main au creux de ses reins pour
sortir de l’ascenseur.
— Bonjour, Cameron, le salua le vigile de l’étage.
Cameron sourit à l’homme d’une quarantaine d’années.
— Salut, Pitt, dit-il gaiement. Kyren, je te présente Peter Brad, l’agent de
sécurité de notre étage. Pitt, voilà le professeur Kyren Lakelan, mon
compagnon.
Kyren sentit une douce chaleur l’envahir à l’entendre le présenter comme
son compagnon avec autant de naturel. Tendant la main, il serra les doigts de
l’Afro-Américain qui lui souriait cordialement en détaillant sa mâchoire
carrée et son regard franc. Il l’apprécia immédiatement et lui sourit.
— Enchanté.
— Moi de même professeur, répondit l’agent d’une voix grave.
Malgré le brouhaha ambiant, Cameron entendit Mark siffler et tourna la
tête vers son équipier. Voyant ce dernier lui faire signe, il hocha la tête et
salua le vigile avant d’entraîner Kyren vers son collègue. Mark les salua d’un
sourire.
— Comment ça va, Kyr ? Tu as rencontré Brad Pitt, à ce que j’ai vu ?
Kyren haussa les sourcils, surpris.
— Brad Pitt ? répéta-t-il.
Cameron se racla la gorge.
— Peter Brad, souffla-t-il. Le vigile.
Kyren lui jeta un regard interloqué.
— Très mature, les garçons ! railla-t-il. De qui est ce jeu de mots
lamentable ?
Cameron désigna son équipier du pouce, l’air déconfit. Mark grommela.
— Tu es prêt à faire ta déposition ? demanda-t-il.
Kyren roula des yeux, mais acquiesça.
— Comment va l’étudiant ? demanda-t-il.
— Il a passé la nuit à l’hôpital, pour être sous surveillance médicale le
temps que les effets du LSD s’estompent, mais ça va, physiquement, répondit
l’autre agent.
— Il a de quoi nourrir quelques cauchemars…
Cameron se rapprocha de lui en l’entendant énoncer ce fait platement.
Malgré ses efforts, Kyren ne put résister à sa chaleur et se plaqua contre son
flanc. Mark jeta un bref regard à son équipier.
— Je me charge de sa déposition, lui dit-il. Rédige ton rapport pendant ce
temps-là. Comme ça, tu pourras retourner chez toi rapidement. Le boss nous
donne à tous les deux une semaine de congé.
— Le débriefing…
— Je m’en suis chargé, le coupa Mark. On n’avait pas besoin d’être deux
pour expliquer au boss ce qui s’est passé là-bas.
Cameron lui donna un coup de poing amical dans l’épaule.
— Tu es génial, Mark.
Ce dernier renifla.
— Je sais, répondit-il en accompagnant sa réponse d’un clin d’œil.
Se tournant vers Kyren, il lui offrit un sourire engageant.
— Tu me suis ?
Kyren coula un regard incertain vers Cameron qui hocha doucement la
tête, encourageant.
— Je t’attendrai ici, assura-t-il en tapotant sa chaise de bureau.
— OK, soupira-t-il en se forçant à sourire.
Mark lui fit signe de l’accompagner et ils s’éloignèrent vers une pièce
reculée, laissant Cameron à sa tâche.

*
À force de répondre aux questions de Mark pour remplir sa déposition,
Kyren eut presque l’impression de revivre son rapt. Légèrement nerveux, il
frôla distraitement sa nuque, sentant encore des élancements douloureux là où
le Taser l’avait électrisé. Regardant l’agent poser ses dires sur papier, il garda
pour lui le souvenir des sentiments contradictoires qui l’avaient tourmenté. Se
montrant aussi neutre et objectif que possible, il rapporta les faits de manière
quasi scientifique.
— Tu crois que tu as besoin de voir un psy ? demanda Mark au moment où
il se levait de sa chaise pour faire mine de quitter la pièce, une fois sa
déposition finie.
— Je te demande pardon ? souffla-t-il en s’immobilisant face au jeune
homme, surpris par la question de l’équipier de son amant.
Mark, embarrassé, se passa une main sur la nuque.
— Tu es très détaché, par rapport à ce qui t’est arrivé, dit-il d’un ton mal à
l’aise. Un peu trop, si tu veux mon avis. En général, ça arrive quand on est
sous le choc…
Kyren secoua négativement la tête.
— Je comprendrais tout à fait que ce soit le cas, Kyren, ajouta vivement
Mark. Cela ne ferait pas moins de toi un homme courageux.
— Je vais très bien, affirma-t-il.
— Tu aurais pu être tué, hier. Personne ne sort indemne de ce genre
d’événement. Alors si tu as besoin de voir quelqu’un…
— Si j’en ressentais le besoin, je saurais qui aller voir, le rassura-t-il. C’est
gentil, Mark, mais ça va. Je t’assure.
Mark le regarda d’un air hésitant, paraissant vouloir insister. Se penchant
légèrement, Kyren tendit le bras vers lui pour poser une main sur son poignet.
— Inutile de t’inquiéter pour moi, affirma-t-il.
— Très bien, soupira Mark.
Kyren se redressa et lui sourit légèrement.
— Je t’avais mal jugé. Tu es un chic type, au fond, Mark.
Mark renifla, arquant un sourcil moqueur.
— Ouais, je sais que je t’ai pris à rebrousse-poil, la première fois… Mais
quand on a appris à me connaître, on ne peut que succomber à mon charme.
Kyren étouffa un petit rire.
— Aussi vite qu’à ton humour douteux…
Captant le regard qu’il jetait vers la porte, Mark sourit.
— Tu peux y aller, affirma-t-il en rassemblant ses documents. Je suppose
que Cameron en a fini, lui aussi.
Kyren acquiesça et quitta le bureau où ils s’étaient enfermés pour être au
calme. Retournant vers Cameron, il le vit se pencher légèrement pour
récupérer un feuillet imprimé et se rasseoir pour signer le document, gigotant
un peu inconfortablement sur sa chaise. S’arrêtant derrière lui, un sourire
irrépressible relevant le coin de ses lèvres, il posa ses mains sur les épaules de
son compagnon, s’amusant de son petit sursaut et se pencha sur son oreille.
— Est-ce que je dois m’excuser, Cam ? l’interrogea-t-il à voix basse d’un
ton taquin.
— Comment ça ? demanda son amant en tournant la tête pour le regarder,
les sourcils légèrement froncés.
Kyren lui jeta un regard entendu. Rougissant légèrement, Cameron fit
rouler son épaule droite sous sa main.
— Ne te fous pas de moi, bougonna-t-il.
— Je n’oserai jamais, répondit-il d’un ton trahissant son amusement.
Cameron sourit et lui donna une tape sur les doigts. Kyren se redressa avec
un sourire aux lèvres.
Cameron se leva et éteignit son ordinateur avant de faire face à son amant.
Apercevant Mark qui revenait près d’eux, il attrapa son rapport et le lui
tendit.
— Sérieusement ? feignit de s’indigner son équipier. Tu me prends pour ta
secrétaire, ou quoi ?
— Tu allais de toute façon déposer tes papiers chez le boss, répondit-il
dans un sourire angélique.
Mark leva les yeux au ciel.
— File !
Cameron ne se le fit pas dire deux fois. Attrapant la main de Kyren, il salua
Mark d’un clin d’œil et entraîna son amant vers la sortie. Une fois enfermé
avec son compagnon dans l’ascenseur, Kyren le regarda d’un air songeur.
— Donc, tu es en congé…
— Ouais, répondit Cameron avec un sourire satisfait.
— Ça veut dire que je peux profiter de toi, aujourd’hui ?
— Je pensais que tu l’avais déjà fait, observa son amant.
— C’est vrai, admit-il dans un sourire égrillard. Mais je n’en ai peut-être
pas eu assez.
— Peut-être ? répéta Cameron.
— Peut-être que toi, si ?
Cameron lui jeta un regard brûlant.
— Devine.
Kyren s’esclaffa joyeusement avant d’enlacer son compagnon pour
l’embrasser brièvement à pleine bouche. Pressé contre lui, les bras de
Cameron tendrement refermés autour de son corps, il sourit.
— Je n’en aurai jamais assez, chuchota-t-il, une émotion profonde brillant
dans ses yeux ambrés. Parce que tu es mon âme sœur et que je t’aime…
Cameron sourit et caressa lentement son nez du sien, le regard tendre.
— Moi aussi, je t’aime.
Les portes de l’ascenseur se rouvrant les firent se séparer. Déclipsant le
badge de son compagnon, Cameron le tendit au vigile et ils quittèrent les
lieux.
28
Malgré le soleil matinal, la neige contre le bord des fenêtres et les étoiles
de givre cristallisées sur les vitres ôtèrent toute envie de se lever à Kyren
lorsqu’il ouvrit les yeux. Soupirant faiblement, il se retourna et se blottit
contre le corps chaud de Cameron, toujours profondément endormi. Ce
n’était sans doute guère étonnant vu la quantité d’alcool que lui avait fait
ingurgiter ses frères après avoir compris qu’il préférait lui-même éviter les
boissons alcoolisées. Savoir que Cameron avait un chauffeur sobre les avait
déculpabilisés et Cameron n’avait pas fait attention à leur petit manège, les
deux autres s’amusant à tour de rôle à remplir son verre quand il regardait
ailleurs.
Ils étaient restés tard chez les parents de son amant, à la plus grande joie de
Pattie, la mère de celui-ci. Bien qu’il fût resté assez distant avec eux, Jack
avait paru très fier en vantant la résolution de l’affaire du « Tueur à l’as de
pique » à la fratrie de Cameron.
Ce clair orgueil paternel, malgré les perceptibles tensions existant entre lui
et son fils, lui avait serré le cœur, conscient de la tristesse de Cameron par
rapport à leur relation. Il lui suffisait de voir la façon dont le regard de son
compagnon s’éclairait quand Jack lui adressait la parole pour dire autre chose
que des banalités pour comprendre à quel point son père lui manquait.
Cela l’avait déterminé à tout faire pour les rapprocher. Il ne savait pas
encore comment, cela dit. Mais il allait faire ce qui était en son pouvoir pour
arranger les choses.
— Est-ce que ces crétins ont fait ce à quoi je pense ? marmonna Cameron
d’une voix lourde de sommeil.
Kyren sourit en enfouissant son visage dans le cou de son compagnon.
— Absolument.
— Merde, soupira Cameron. Désolé, bébé. Je pensais avoir été plus
vigilant que ça…
— Tu vas être malade ? demanda-t-il à voix basse.
— Non, grommela son compagnon en caressant doucement sa hanche.
Mais je pensais me réveiller le premier, t’offrir un petit-déjeuner au lit et puis
t’amener ton cadeau…
— Tu m’as déjà donné mon cadeau, rappela Kyren en pensant à la douce
écharpe reçue la veille.
Cameron déposa un tendre baiser au creux de son cou.
— C’est une autre sorte de cadeau. Reste là, je vais le chercher.
Kyren hésita à le retenir un instant, mais le laissa finalement quitter le lit et
sortir de la chambre après s’être habillé. Resté seul, il s’étendit sur le dos et
fixa le plafond, sentant son cœur battre un peu trop vite dans sa poitrine, un
sentiment d’angoisse le prenant à la gorge.
Il espérait qu’il ne s’agissait pas de ce à quoi il pensait. La veille, en
prenant la veste de Cameron au portemanteau de ses beaux-parents pour
l’amener à son compagnon qui ne marchait plus très droit, il avait senti un
petit paquet cubique dans une de ses poches. Son cœur avait eu un raté en
comprenant qu’il s’agissait d’un écrin.
Partagé entre l’envie et la crainte, il avait soigneusement dissimulé son
trouble. Mais il espérait que son compagnon n’allait pas le demander en
mariage, ce vingt-cinq décembre, parce qu’il ne pourrait pas lui donner une
réponse positive avant d’en avoir parlé à son chef de meute.
Et rien ne lui permettait d’affirmer qu’il aurait son aval : Loukian avait
déjà eu assez de mal à accepter que son âme sœur soit un humain. Une union
le ferait bondir et rugir de colère, à n’en pas douter, bien que le lien unissant
des flammes jumelles soit, pour les Thérianthropes, plus solide que celui d’un
mariage humain.
Un son aigu, faible glapissement, lui parvint. Une odeur canine lui envahit
les narines. S’asseyant vivement sur le lit, il regarda, médusé, Cameron se
diriger vers lui, un chiot dans les bras. C’était un jeune labrador au pelage
crème. L’animal tentait de lécher le menton de son compagnon qui souriait en
lui caressant l’arrière des oreilles. Kyren ravala un soupir, attendri par la mine
ravie de son compagnon, mais sceptique quant à la possibilité de s’entendre
avec le jeune chien. Ce dernier releva brusquement le nez en se raidissant
puis se débattit en aboyant et grondant de plus en plus fort au fur et à mesure
que Cameron s’approchait de la chambre, les yeux fixés sur Kyren, dévoilant
ses petits crocs.
Profondément surpris par l’agressivité soudaine du chiot, Cameron fut
obligé de le poser sur le sol pour ne pas le laisser tomber. Kyren redressa le
dos et carra les épaules, se demandant quelle serait l’attitude finale de
l’animal.
Après un bref moment de flottement, le chiot semblant comprendre qu’il se
retrouvait devant un adversaire trop fort pour lui, il s'enfuit vers la porte
d’entrée la queue entre les pattes, pour se mettre à la gratter avec
acharnement.
Haussant les sourcils, Cameron regarda son amant d’un air interloqué.
Désabusé, Kyren planta ses coudes sur ses genoux en se penchant un peu en
avant et appuya son menton sur son poing droit.
— Tes talents de dresseur sont impressionnants, mon chéri, dit-il avec une
pointe d’ironie.
— Il a été adorable, jusqu’ici, objecta Cameron en retournant près du chiot.
Je suppose qu’il a été surpris de te voir.
Kyren leva les yeux au ciel et se rallongea pour s’étirer, un grognement de
satisfaction lui échappant. Il entendit Cameron parler au chiot d’une voix
apaisante et réprima tant bien que mal une grimace, se demandant combien
de temps il faudrait à son amant avant de se résigner. Les grondements
menaçants reprirent soudain et il roula sur le lit d’une manière
inconsciemment féline jusqu’à pouvoir regarder Cameron qui tentait de faire
accepter à l’animal de s’approcher de la chambre. Il entendit sans surprise
dans le grognement du chiot vibrer une note dangereuse.
— Il va finir par te…
L’exclamation de surprise douloureuse de Cameron le dispensa d’achever
sa phrase. Déposant l’animal qui s’enfuit se cacher le plus loin possible de
Kyren, Cameron regarda sa main meurtrie d’un air chagrin.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il, consterné, en se levant pour le
rejoindre.
Cameron lui jeta un regard dépité.
— Ouais… Il n’a pas mordu vraiment fort…
Kyren lui prit la main et caressa la légère marque laissée par le chiot dans
la chair de son compagnon.
— Les chiens ne t’aiment pas, hein ? murmura Cameron.
Kyren pinça brièvement les lèvres et baissa les yeux.
— C’est toujours comme ça, avec les chiens, admit-il.
Cameron fit la moue avant de pencher la tête pour poser son front contre le
sien.
— Je suis désolé, minauda presque Kyren sans relever les yeux. Je sais que
tu les adores…
Cameron haussa les épaules avant de l’enlacer tendrement.
— On va voir s’il s’habitue… Si d’ici demain, ça ne va pas mieux, je sais
qu’il fera le bonheur du fils d’un collègue…
Kyren hocha la tête et enfouit son visage dans la nuque de son compagnon.
Conscient que l’animal ne changerait pas de comportement à son égard,
légèrement attristé par la déception qu’il ne pouvait éviter à son amant, il était
néanmoins soulagé de savoir que sa nature de Thérianthrope ne condamnerait
pas le chiot à se retrouver dans un refuge.

Cameron dut se résigner devant l’antipathie que le chiot affichait envers


son compagnon et l’offrit au garçon d’une dizaine d’années d’un de ses
collègues, le lendemain. Les yeux pétillants de joie du gamin lui mirent du
baume au cœur, quand il reprit la route pour se rendre au travail.
De son côté, Kyren profita de son absence pour se rendre dans un quartier
résidentiel de Chicago, décidé à voir Loukian. Se garant devant l’immense
propriété dont son ami avait hérité à la mort de son père, il descendit de sa
Chevrolet et gravit les quelques marches du perron pour sonner à la porte
d’entrée. Nerveux, il se racla la gorge et regarda autour de lui en attendant
qu’on lui ouvre.
Il était déjà venu chez son ami. Dix ans plus tôt, en tant que léopard
solitaire, il y avait même logé, comme tout jaguar étranger sur le territoire du
clan de Chicago l’aurait fait, jusqu’à la date où le Conseil devait donner sa
décision sur sa bienvenue ou non dans l’Illinois. Une fois l’accord du Conseil
de Clans obtenu, Loukian l’avait laissé libre de vivre à Chicago, mais l’avait
tenu à l’œil.
Loin de son pays natal, ne connaissant rien ni personne, apercevoir le
visage de Loukian de temps à autre sur le campus l’avait plus rassuré
qu’ennuyé. Le jeune homme, étudiant de dernière année en droit, l’avait
compris et n’avait même plus cherché à se dissimuler dans la foule pour le
surveiller. Ils avaient fini par passer leur temps libre ensemble. Au fil du
temps, il avait compris que le farouche jaguar souffrait de la perte d’un être
cher, ce qui les avait rapprochés, lui-même souffrant du décès prématuré de
son père adoptif. Loukian avait appris à le voir pour ce qu’il était : un Demi-
sang d’une autre Caste, qui n’avait pas reçu l’éducation normale des jeunes
Thérianthropes appartenant à un Clan. Le jaguar avait été extrêmement
surpris par sa faculté d’adaptation et le système de valeurs qu’il avait mis en
place de lui-même pour réussir à dissimuler sa nature aux humains.
De fil en aiguille, une amitié était née entre eux et Loukian avait suggéré à
l’Alpha son adoption au sein de leur Clan. Quand ce dernier avait donné son
accord, leur amitié s’était muée en une sorte d’affection fraternelle, Loukian
conservant toujours un œil bienveillant sur lui. Cet attachement ne s’était
jamais démenti, même après le retour de Jacek dans la vie de son ami.
Pourtant, venir trouver Loukian chez lui, sur son territoire, le perturbait.
La porte de la maison s’ouvrit sur Jacek. Kyren nota immédiatement les
lèvres rosies et gonflées de l’autre homme, tout comme sa chevelure
légèrement ébouriffée. Il se mordit la langue, priant pour ne pas avoir
interrompu les deux amants. Cela aurait été la meilleure façon de mettre
Loukian en rogne et ce n’était absolument pas ce qui arrangerait ses affaires,
dans l’immédiat.
— Kyren, sourit Jacek. Entre. Loukian t’attendait ?
— Bonjour, Jacek, répondit-il en pénétrant dans le hall. Non, je suis
venu… pour lui parler de quelque chose.
Jacek lui coula un regard songeur en refermant la porte derrière lui. Kyren
pencha la tête de côté, lui offrant sa gorge. Jacek s’approcha après une brève
hésitation et frôla sa mâchoire de ses lèvres avant de s’écarter.
— Suis-moi.
Kyren obéit sans un mot, lui emboîtant le pas. Bien que conscient que leur
présence avait été détectée avant qu’ils se soient arrêtés derrière la porte du
bureau de Loukian, Jacek frappa de son poing, l’épais battant garantissant
l’intimité de la pièce.
— Entrez.
Jacek ouvrit la porte et fit signe au jeune homme de passer devant lui.
Kyren le remercia d’un sourire.
— Kyren, le salua Loukian. Que me vaut l’honneur de ta visite ?
Kyren s’avança pour s’arrêter en face de son ami qui se tenait debout
derrière un sombre bureau en bois massif. L’imposant meuble était dans sa
famille depuis des générations. Personne ne l’y avait jamais vu assis. Cela
tenait sans doute au fait que ce fauteuil avait toujours été celui de l’Alpha.
Relégué au rang de bras-droit tant qu’il n’avait pas la carrure de porter la
charge du Clan tout entier, Loukian devait se sentir indigne de trôner derrière
le bureau de ses ancêtres.
— Je suis venu te présenter une requête, dit-il après s’être raclé la gorge.
Loukian fit le tour du bureau sans le quitter des yeux. Sentant son pouls
s’accélérer malgré lui, Kyren ne recula pas quand son ami baissa la tête vers
lui, lui offrant au contraire sa gorge avec soumission.
— De quoi as-tu peur, petit ? demanda calmement Loukian après l’avoir
flairé, relevant la tête pour plonger son regard dans le sien.
Kyren allait répondre quand il entendit Jacek tourner les talons dans son
dos.
— Reste, Jacek, demanda Loukian.
Jacek s’immobilisa puis pivota derechef, penchant légèrement la tête de
côté pour les considérer d’un air songeur.
— Si cela concerne quelque chose de privé, Kyren a peut-être envie que
cela reste entre vous, observa-t-il paisiblement.
Loukian regarda Kyren en silence. Ce dernier secoua la tête.
— Tu ne me déranges pas, Jacek, dit-il sincèrement.
Jacek haussa les épaules et se rapprocha d’eux. Loukian s’écarta de Kyren
pour poser ses fesses sur le bord du bureau et désigna une chaise au jeune
homme. Sans protester, Kyren alla s’asseoir en face de lui, laissant la
possibilité à Jacek de s’installer sur la chaise la plus proche de Loukian s’il le
désirait.
— Quelle est ta requête ? demanda Loukian.
Kyren prit une brève inspiration avant de plonger son regard dans celui de
son ami.
— Je pense que Cameron a l’intention de me demander en mariage…
Loukian se raidit. Kyren baissa vivement les yeux et croisa ses mains sur
ses genoux, le cœur battant.
— Loukian, j’implore…
— L’exil temporaire ne t’a donc pas suffi ? gronda Loukian, les traits
tendus de colère, l’interrompant net. L’Alpha a déjà été plus que tolérant en
acceptant de te conserver dans notre clan malgré cette relation, Kyren ! Et il a
pris cette décision sur base de mon intervention en ta faveur !
Kyren serra si fort ses doigts entre eux que ses jointures blanchirent.
— Et je t’en serai toujours reconnaissant, Loukian, dit-il d’une voix
assourdie.
— J’ai toléré votre relation à cause de vos liens de flammes jumelles ! Cela
ne peut-il suffire ?
— Les liens des flammes jumelles sont plus puissants encore que ceux
d’un mariage humain, intervint Jacek d’une voix apaisante. Mariés ou pas,
Kyren et Cameron sont déjà unis aux yeux des Thérianthopes.
Loukian lui jeta un regard noir. Sans se troubler, Jacek haussa doucement
les épaules.
— Je ne fais qu’établir un constat, Loukian.
Loukian serra les dents, mais ne trouva aucun argument à lui opposer.
— En tant qu’Humain, il est logique que Cameron se sente l’envie de
l’épouser, ajouta Jacek. D’ailleurs, il serait certainement d’un très mauvais
effet de contraindre Kyren à refuser cette demande.
— Pourquoi ? demanda un peu sèchement Loukian.
Jacek haussa de nouveau les épaules.
— Cela risquerait de porter un coup à l’ego de son compagnon, voire de
provoquer une rupture.
Kyren se tendit de tout son corps, écarquillant les yeux d’angoisse devant
la sombre prédiction de Jacek.
— Nous ne pouvons pas provoquer la séparation de deux flammes
jumelles, n’est-ce pas ? reprit ce dernier en regardant calmement Loukian.
Cela serait risquer la santé mentale et la vie de Kyren, après tout.
Loukian croisa les bras sur son torse, la mine sinistre. Un long moment, il
resta silencieux, ses yeux verts pailletés d’or posés sur Jacek, réfléchissant
aux propos de son amant qui supporta sans broncher son minutieux examen
oculaire. Finalement, il soupira.
— Cela ne me plaît pas, dit-il sombrement en reportant son regard sur
Kyren.
Le jeune homme parut se recroqueviller sur lui-même. Loukian pinça les
lèvres et laissa retomber ses bras le long de son corps en se redressant,
quittant son appui contre le bureau pour s’approcher de son ami.
— Cela ne me plaît pas, reprit-il, mais comme l’a fait remarquer Jacek, ce
sont les coutumes humaines et aux yeux des nôtres, tu es déjà uni. Je ne
m’opposerai donc pas à ton mariage.
N’osant y croire, Kyren releva lentement la tête pour le regarder.
— Toutefois, ajouta Loukian, j’y mets une condition.
— Laquelle ? demanda prudemment Kyren d’une voix enrouée.
— En tant que chef de meute, je t’interdis toujours de lui dire quoi que ce
soit au sujet des Thérianthropes.
Du coin de l’œil, Kyren vit un bref pincement de désapprobation serrer les
lèvres de Jacek devant cette interdiction. Le visage de son ami reprit si vite
son impassibilité qu’il se demanda s’il avait rêvé. Reportant toute son
attention sur Loukian, qui le fixait intensément, il opina d’un hochement de
tête.
— Je te promets qu’il n’en apprendra jamais rien.
— Bien, maugréa Loukian. Alors l’affaire est entendue. Marie-toi si tu le
veux.
— Et n’oublie pas de nous inviter, ajouta Jacek d’un ton jovial pour
contrebalancer la grise mine de son amant.
Kyren sourit malgré lui et se leva.
— Si je te le demande, seras-tu mon témoin ? demanda-t-il à Loukian. Tu
es ce qui se rapproche le plus d’un grand frère, pour moi…
Loukian fronça les sourcils et détourna les yeux. Kyren tendit une main
vers lui, sans le toucher. Attendant. Au bout d’un instant, Loukian referma sa
main sur la sienne et l’attira contre lui dans une étreinte ferme. Se sentant en
sécurité au creux de ses bras, tous ses instincts félins libérés sous la
dominance de son chef de meute, Kyren ronronna de satisfaction et frotta son
visage contre son épaule en fermant les yeux. Loukian glissa son nez dans ses
cheveux bruns et laissa un ronronnement grave s’échapper de sa poitrine
avant de le repousser gentiment.
— C’est d’accord, petit, dit-il d’un ton bougon.
Le sourire que Kyren lui servit le fit grogner d’un air désabusé.
— File, maintenant, conseilla-t-il en faisant comme s’il n’avait pas vu le
sourire que réprimait tant bien que mal Jacek.
Kyren acquiesça et les salua avant de les laisser seuls. Jacek alla
tranquillement jusqu’à la fenêtre du bureau et regarda Kyren reprendre sa
voiture pour quitter les lieux. Après l’avoir rejoint d’un pas silencieux de
prédateur, Loukian referma ses bras autour de son corps svelte. Fermant les
yeux, Jacek se laissa aller contre le torse de son compagnon sans opposer de
résistance. Loukian baissa la tête pour embrasser la gorge de son amant.
— Pourquoi ai-je l’impression de m’être fait avoir ? demanda-t-il
pensivement.
— Tu t’es montré bon et juste, comme tous les dominants devraient l’être,
répondit Jacek d’une voix grave. Tu ne t’es pas fait avoir. Tu as pris en
compte le bonheur et la santé d’un membre de ton clan qui en appelait à ta
loi, pour prendre la décision la plus adaptée. Tu as fait la chose à faire.
Loukian ne put réprimer un sourire.
— Tout a l’air si facile, quand tu es avec moi…
Jacek haussa les épaules et se détacha sans brusquerie de son compagnon.
— Si tu n’as plus besoin de moi, je dois retourner travailler, Loukian.
Loukian recula d’un pas et hocha la tête, lui donnant la permission tacite de
s’en aller. Quelques secondes plus tard, il regardait la porte du bureau se
refermer derrière son amant sans bruit, sans chercher à le retenir.
29
L’odeur lui fit relever le nez de ses notes avant même que Cameron ne
fasse entendre ses clés dans la serrure. Kyren repoussa son ordinateur, sur
lequel il rédigeait un article pour un journal scientifique, et regarda la porte
de l’appartement s’ouvrir sur son compagnon.
L’animal ronronnant qu’il tenait dans ses bras était magnifique. D’une robe
écaille et blanc, son pelage blanc, noir et rouge se présentait sous forme de
taches sur sa tête et son dos souple : certains l’auraient appelé un « calico ».
Le doré de son regard paraissait si proche de la couleur de ses propres yeux
que Kyren se troubla un instant.
Cameron ferma la porte, puis, câlinant le chat, s’avança vers la cuisine, un
sourire engageant aux lèvres.
— Au refuge, ils m’ont dit qu’il était très sociable…
Kyren faillit sourire et se leva. Il trouvait touchante cette idée fixe qu’avait
son amant de leur trouver un animal de compagnie. Touchante, mais vaine : il
n’avait aucune illusion concernant la réaction de l’animal quand il percevrait
ce qu’il était vraiment.
— Sociable, hein ? fit-il doucement, désireux de retarder le moment où le
chat le verrait comme une menace.
Cameron hocha la tête. L’envie dans ses yeux serra le cœur de Kyren.
Il imaginait parfaitement l’incompréhension qui serait celle de son amant
quand il deviendrait évident que le matou agréable qu’il cajolait se
transformerait en boule de nerfs furieuse.
L’histoire de l’antipathie canine ne pourrait pas se répéter, avec le chat.
Pourrait-il vraiment se taire ?
Combien de mensonges devrait-il prononcer, pour expliquer à son
compagnon qu’aucun animal ne l’accepterait jamais ?
Combien de temps Cameron fermerait-il les yeux sur les blancs de son
passé et les silences qu’il lui servait quand il le questionnait ?
— Tu ne veux pas le caresser ? demanda Cameron en lui jetant un regard
encourageant et plein d’espoir.
— Si, bien sûr…
Il tendit la main vers l’animal qui ronronnait et le vit approcher la tête
instinctivement pour être caressé. Mais ses doigts n’avaient pas encore
effleuré le pelage doux du chat que celui-ci sauta par terre, quittant les bras
de Cameron dans un feulement furieux, les poils de sa queue dressée hérissés,
ses canines blanches dévoilées. Raidi de tout son être, il fixa sur Kyren un
regard agressif. Ce dernier soupira et recula d’un pas avant de croiser ses bras
sur son torse, foudroyant de son regard doré le félin. Cameron, abasourdi,
hésita sur la réaction à avoir.
— Eh bien, ta chatte n’a pas l’air de m’aimer, marmonna Kyren en se
détournant.
Cameron ramassa l’animal qui grondait et lui caressa gentiment la nuque et
le haut de la tête.
— Comment as-tu su que c’était une chatte ?
Kyren haussa les épaules et alla s’appuyer contre le plan de travail, mettant
de la distance entre lui et le chat méfiant qui ne le quittait pas des yeux.
— La génétique, dit-il un peu distraitement. Les chats tricolores ont cette
pigmentation-là grâce à l’inactivation d’un des deux chromosomes X durant
l’embryogenèse.
— Donc, il n’y a aucun mâle tricolore, c’est ça, Professeur ?
Kyren sourit et secoua négativement la tête.
— Il y en a, mais ils ont trois chromosomes sexuels et sont stériles, en
général.
— Mmm, fit Cameron en reportant son attention sur le chat. Alors, ma
belle ? Tu vas faire ami-ami avec mon gros matou à moi ?
Kyren tressaillit, son cœur s’emballant brutalement. Posant un regard
écarquillé sur le visage de son amant, il le fixa en silence.
— Quoi ? s’étonna Cameron. Je ne peux pas t’appeler mon « gros
matou » ?
— Je ne suis pas gros, répondit-il d’une voix un peu étranglée.
Cameron lui sourit un peu malicieusement.
— Tu es vexé ? s’amusa-t-il.
Kyren lui tira légèrement la langue avant de considérer à nouveau le chat
dont s’était entiché son amant. Au Japon, il aurait eu le nom de « Mi-Ke »,
signifiant « triple fourrure », à cause de ses taches et aurait été réputé pour
porter bonheur. Pouvait-il réussir, avec cet animal, là où il avait échoué avec
tous les autres ? Pouvait-il l’apprivoiser ? Entre félins, ils pouvaient sans
doute se comprendre et s’entendre. Non ?
Décidant de donner une seconde chance à la chatte qui semblait apaisée, il
tendit les doigts vers sa tête. En lui, il sentait son léopard désireux de sentir
l’intruse.
Prudemment, il frôla les poils noirs entre les oreilles du chat qui feula et
cracha avant de tenter de le griffer d’un vif coup de patte. Il s’écarta d’un
bond et réprima de toutes ses forces le feulement rageur de son léopard.
Visiblement, non, ils n’étaient pas faits pour s’entendre !
Terrifié par son regard noir, le farouche animal quitta les bras d’un
Cameron interloqué et se précipita dans le salon pour aller se cacher sous un
meuble, un grondement sourd sortant de sa gorge.
— Euh… Ça va ? demanda Cameron d’une voix hésitante.
Kyren haussa les épaules avec agacement.
— Tu veux un animal de compagnie ? Prends un poisson rouge ! grinça-t-il
en quittant la cuisine.
Cameron entendit la porte de la chambre se refermer un peu sèchement et
sursauta avant de se mordre l’intérieur de la joue, se demandant avec
inquiétude à quel point son compagnon avait été indisposé par le
comportement désagréable du chat à son égard.

Après avoir éteint la plaque à induction sur laquelle il avait fait cuire une
blanquette de poulet en suivant à la lettre la recette trouvée sur Internet,
Cameron tendit les bras au-dessus de sa tête, s’étirant sans pouvoir réprimer
un bâillement, et jeta un regard vers l’horloge.
Une moue plissa ses lèvres : cela faisait deux bonnes heures que Kyren
s’était enfermé dans leur chambre. Visiblement, cette histoire avec le chat
l’avait affecté plus qu’il ne l’avait imaginé, puisqu’il n’avait pas daigné sortir
du lit quand il avait été le prévenir qu’il allait entreprendre la préparation du
dîner…
Supposant que son estomac criant famine pousserait son compagnon à se
lever cette fois-ci, il retourna dans la pièce, ignorant la chatte venue se frotter
contre sa jambe puis repartie se cacher en le voyant prendre la direction de la
chambre.
Ouvrant la porte, il découvrit son compagnon couché en chien de fusil,
profondément endormi. S’approchant du lit, il s’assit sur le matelas et tendit
la main vers le visage de son amant, écartant quelques mèches pour dégager
ses traits paisibles dans le sommeil. L’écriture de l’article que Kyren devait
publier pour la fin du trimestre suivant devait le fatiguer plus qu’il ne l’avait
pensé jusqu’à présent, pour qu’il s’assoupisse si tôt.
Tandis qu’il le contemplait, hésitant à le réveiller, le jeune homme soupira
dans son sommeil et se retourna, roulant sur le dos. Le léger pull qu’il portait
remonta dans son mouvement, dévoilant légèrement son ventre et la fine
ligne de poils descendant vers son pubis. Presque sans y penser, il caressa la
mince bande de peau visible. Kyren frémit puis ouvrit les yeux. Son regard
encore lourd de sommeil fit sourire Cameron.
— Espèce de loir, chantonna-t-il presque en se penchant vers lui. Bien
dormi ?
Kyren se frotta les yeux d’une main et grommela en hochant mollement la
tête. Cameron effleura ses lèvres des siennes.
— Tu m’en veux ? demanda-t-il à voix basse.
— Pour quelle raison ? s’enquit Kyren d’une voix enrouée.
— Pour le chat, répondit-il avec une petite grimace. Il n’a pas l’air de
t’apprécier énormément…
Kyren ne put s’empêcher d’éclater de rire. Cependant, ce n’était pas un rire
joyeux, et Cameron eut un pincement au cœur en s’en rendant compte.
— Je suis désolé, soupira finalement son compagnon en détournant les
yeux. J’aurais dû te dire que toutes les bestioles me détestaient. Les chiens
n’ont pas l’exclusivité de l’antipathie, à mon égard.
Cameron s’étendit contre lui et glissa son visage dans son cou en
l’étreignant, baisant très tendrement le creux claviculaire du jeune homme.
— Il s’habituera, peut-être, dit-il avec optimisme.
— Comme le chien ? railla Kyren, désabusé.
Cameron sourit et se redressa sur un coude, appuyant son menton sur son
poing, pour contempler son amant avec une pointe de moquerie.
— Comment toi, professeur d’éthologie, peux-tu être si détesté par les
animaux ?
Kyren le regarda en silence un instant.
— Ça a toujours été comme ça, avoua-t-il d’une voix pleine de regrets.
D’aussi loin que je me souvienne, ils ne m’ont jamais supporté…
Cameron fit la moue. Pensivement, il caressa la peau du ventre de son
compagnon de sa main libre, mêlant doucement ses doigts dans les poils
bruns de son amant, puis les tirant légèrement.
— Un poisson rouge, hein ? finit-il par dire d’un air désabusé.
Kyren sourit malgré lui.
— Ouais…
— Un poisson, répéta Cameron en plissant le nez.
— Il y a moins de risque qu’il me déteste, ironisa Kyren. Quoique… Il se
suicidera sans doute en sautant de son bocal si je m’en approche !
Cameron s’esclaffa.
— Kyren ou le suicide du poisson rouge !
Kyren tendit les mains et le prit par le col pour l’attirer vers lui, tendant le
cou pour souder ses lèvres aux siennes. Cameron sourit contre sa bouche.
— Tu peux toujours te contenter de ton « gros matou », souffla Kyren, le
regard moqueur, quand il s’écarta.
Cameron mordilla sa lèvre inférieure, un sourire aux lèvres.
— C’est que j’aime beaucoup les chats…
« Tu en as un très grand sous la main », songea Kyren.
Un instant, il fut tenté de lui parler, de lui avouer sa nature, mais il chassa
vite cette idée : non seulement Cameron ne le croirait pas sans preuve et
pourrait le prendre pour un monstre, ce qu’il ne supporterait pas, mais en plus
Loukian lui avait interdit de parler des Thérianthropes à son compagnon.
Transgresser l’interdit d’un chef de meute était lourdement punissable : s’il
parlait à son amant, ce n’était pas seulement l’exil qu’il risquerait, mais bien
la mort. Et pas uniquement la sienne, mais aussi celle de Cameron. Rien ne
justifierait jamais le prix de la vie de son compagnon. Rien. Pas même le
soulagement de sa conscience. Pour la vie de Cameron, il pouvait se taire.
Pour la sécurité de l’homme qu’il aimait, il pouvait trahir sa confiance.
Quand bien même cela resterait à jamais comme une invisible épine sur son
cœur.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? murmura Cameron.
Kyren cilla.
— Quelque chose te perturbe, affirma son compagnon. Pourquoi tu ne
m’en parles pas ?
— Tu te fais des idées…
Cameron fronça les sourcils. Kyren sourit, une grande douceur passant
dans son regard doré. Posant une main sur la joue de son amant, il caressa sa
pommette d’un pouce tendre.
— Je me demande juste combien de temps tu supporteras de ne pas avoir
d’animal domestique, à cause de moi…
Une vive surprise écarquilla les yeux de Cameron, chassant son expression
irritée.
— Kyren, je m’en fiche !
— Ce n’est pas vrai, dit-il d’une voix douce.
Cameron secoua brièvement la tête avant de se pencher pour poser son
front contre le sien, fermant les yeux en laissant son nez frôler celui de son
compagnon, lui donnant un doux baiser d’Esquimaux.
— Je t’aime, Kyren, dit-il très tendrement. Peu importe qu’on n’ait jamais
d’animaux à la maison. C’est avec toi que je veux faire ma vie. Avec toi que
je veux bâtir un foyer. Construire une maison. Vieillir.
Ému, Kyren eut un sourire un peu tremblant avant de glisser ses bras
autour du corps de Cameron, glissant son visage dans son cou.
— Moi aussi, Cam, c’est ce que je veux…
Cameron l’embrassa sur la tempe, un sourire aux lèvres.
— Hey, fit-il à voix basse. Kyren ?
— Mmm ?
— Veux-tu m’épouser ? chuchota-t-il.
Kyren, la gorge nouée, prit une inspiration un peu sifflante avant de hocher
la tête.
— Oui, souffla-t-il. Oui, je le veux. Bien sûr que je le veux !
Cameron l’étreignit avec force, le cœur battant à tout rompre, ivre de joie.
Relevant la tête, il regarda le visage rayonnant de Kyren, ses yeux luisants de
larmes contenues, et sourit avant de s’emparer de ses lèvres pour un long
baiser fougueux.
— Je vous aime, professeur Lakelan, souffla-t-il contre sa bouche.
— Je vous aime aussi, agent Gilroy, répondit-il sincèrement. Plus que tout
au monde.
Cameron sourit et caressa doucement sa joue de son nez, tendrement. Un
grand fracas les fit sursauter brutalement, rompant la douceur de ce moment.
Kyren et lui échangèrent un coup d’œil puis quittèrent le lit.
Kyren le vit prendre son arme de service, soigneusement rangée dans le
tiroir d’une commode. Il ne protesta pas, bien qu’il juge cette précaution
inutile : il ne percevait aucun autre intrus que la chatte.
Ils sortirent de la chambre, Cameron le devançant. Son compagnon étouffa
un juron en découvrant l’état des murs. Partagé entre la consternation et
l’amusement en découvrant le vieux canapé en cuir tout griffé, Kyren, lui,
passa une main dans ses cheveux et grimaça.
— C’est pour flinguer le chat, pas vrai, chéri ? dit-il en désignant l’arme de
son amant.
— Il a déchiré tout le papier peint… Et mon canapé !
Kyren opina et lui coula un regard lourd d’ironie.
— Elle a visiblement mauvais caractère.
S’avançant dans la pièce, il évalua les dégâts d’un coup d’œil. Cameron
alla ranger son arme tandis qu’il pestait en découvrant des cadres photo et des
serre-livres sur le sol. Kyren alla ramasser les dégâts causés par l’animal,
foudroyant du regard la chatte qui filait prudemment se cacher sous un
meuble du salon.
— Tu comptes faire quoi ? demanda-t-il quand il sentit Cameron revenu
dans son dos. La ramener au refuge ?
— Mark était avec moi, quand je l’ai choisie. Je vais lui demander de
passer la chercher.
Kyren éclata de rire.
— Mark ?
Cameron s’agenouilla derrière lui et glissa son bras gauche autour de sa
taille, l’attirant contre son torse. Abandonnant le petit tas d’éclats de verre et
de céramique blanche qu’il avait fait, Kyren se laissa aller contre lui, un
sourire amusé aux lèvres.
— Il adore les chats, lui chuchota Cameron à l’oreille. Et il faut bien qu’il
y ait une femme fidèle dans sa vie, pour le stabiliser. Pas vrai ?
Kyren gloussa.
— Entre mauvais caractères, ils devraient s’entendre !
Cameron rit à son oreille avant de poser un baiser au creux de son cou.
Puis, souriant tendrement, il cala son menton sur l’épaule de son amant et
tendit son bras droit devant eux.
Kyren sentit son cœur s’emballer en découvrant un petit écrin dans sa
main. Cameron ouvrit doucement la boîte, dévoilant une bague en or blanc
toute simple, élégante dans sa discrétion.
— Elle te plaît ? murmura-t-il, un peu intimidé.
— Beaucoup, souffla Kyren, frissonnant d’émotion.
— J’aimerais que tu la portes, murmura Cameron. Mon fiancé.
Kyren opina en silence, incertain que sa voix lui reste fidèle. Cameron prit
la bague et la passa doucement à l’annulaire gauche de son compagnon avant
de caresser tendrement du pouce son doigt bagué.
— Je t’aimerai jusqu’à la mort, Kyren, chuchota-t-il.
Kyren se retourna dans ses bras et glissa ses bras autour de sa nuque,
éperdu d’amour.
— Je t’aimerai toujours, moi aussi, mon amour. Toujours.
Épilogue
Vêtu d’un costume gris perle taillé sur mesure et d’une chemise blanche,
Kyren tentait tant bien que mal de finir de nouer sa cravate quand Jacek et
Loukian pénétrèrent dans le boudoir qui lui était réservé pour se préparer,
dans l’immense bâtiment qui abritait la salle de réception de son mariage. Il
leur offrit un sourire de bienvenue et, délaissant sa cravate récalcitrante,
laissa les deux hommes le saluer brièvement à la manière des Thérianthropes.
— Tu n’es pas nerveux ? demanda Loukian en s’écartant.
— Pas vraiment, dit-il en lui coulant un regard à travers le miroir tout en
reprenant sa tâche. Pourquoi ?
Son ami et chef de meute haussa ses imposantes épaules.
— Je me serais attendu à trouver un jeune marié au bord de la panique. Pas
souriant et impatient.
Un petit sourire moqueur étira ses lèvres en voyant Kyren tirer d’un air
agacé sur sa cravate, comprenant sans peine à sa mine qu’il envisageait de
s’en passer.
— Laisse-moi faire, intervint Jacek.
Acceptant l’aide de l’autre homme, Kyren baissa les bras et laissa un Jacek
à la mine paisible nouer correctement sa cravate. Il le sentit s’écarter
rapidement et le remercia d’un sourire avant de se contempler dans le miroir.
— Si tu as le moindre doute, c’est le moment ou jamais de t’enfuir,
observa Loukian.
— Je vais épouser l’homme que j’aime, Loukian, répondit-il sereinement,
plutôt satisfait de l’image que lui renvoyait son reflet. Je m’apprête à dire
« oui » à mon âme sœur. Pourquoi aurais-je des doutes ?
— Tu n’as aucune raison d’en avoir, affirma Jacek comme Loukian
haussait derechef les épaules. Cameron et toi formez un très joli couple.
Touché, Kyren lui sourit avant de voir du coin de l’œil Loukian lever les
yeux au ciel. Kyren soupira légèrement devant son manque de motivation
évident et épousseta un grain de poussière imaginaire de la manche de son
costume.
— Je te remercie d’être là, Loukian…
— Tu m’as demandé d’être ton témoin, rappela son ami.
— Et je te le redis : je suis très touché que tu aies accepté. C’est gentil de
t’être occupé d’obtenir notre licence de mariage, d’ailleurs, ajouta-t-il.
Loukian allait hausser les épaules une nouvelle fois quand il vit Jacek lui
faire de grands yeux. Comprenant qu’il était en train de ternir la joie de
Kyren par sa bougonnerie, il ravala une grimace.
— Je me suis dit que tu apprécierais que je glisse un mot pour vous, au
County Clerck, dit-il en lui offrant un sourire. Certains employés tatillonnent,
avec les possesseurs d’une carte verte. Et puis je suis ton avocat : il faut bien
que je serve à quelque chose, de temps en temps !
Kyren rit silencieusement, mais hocha la tête.
— Tu es prêt ? demanda Jacek après avoir jeté un regard par la fenêtre. Je
pense qu’il est l’heure que Loukian rejoigne l’autre témoin.
Kyren acquiesça. Loukian lui sourit et les précéda pour rejoindre Mark,
déjà posté près de l’officier qui allait célébrer le mariage, en tant que témoin
de Cameron. Jacek posa une main encourageante sur l’épaule du futur marié.
— On se voit plus tard, dit-il avant de s’éclipser pour aller s’installer sur la
chaise qui lui était réservée.
Kyren le regarda s’éloigner avant de reporter son attention sur les
personnes présentes. Les amis et la famille de Cameron étaient là, formant
deux rangées d’invités qu’il fallait remonter pour faire face à l’officier chargé
de les unir. Lui-même n’avait pu inviter que Loukian et Jacek : Duncan
remplaçait Loukian dans son rôle de chef de meute, pour la journée, en tant
que cousin de la branche maternelle du jeune homme, et Jérémy se serait
ennuyé, sans son meilleur ami, dans une réception pleine d’Humains.
— Tu n’hésites pas à partir en courant, n’est-ce pas ?
Kyren inspira profondément, pris d’une brutale émotion, et se tourna vers
Cameron, qui venait d’arriver à ses côtés.
— Absolument pas, dit-il en le dévorant du regard. Tu es superbe.
Son amant avait réussi, par il ne savait quel miracle, à ne pas avoir l’air
d’être un agent fédéral en mission, dans son costume noir. Sa chemise
blanche était impeccable, son nœud de cravate parfaitement noué, et il portait
même une pochette blanche, tranchant soigneusement avec sa cravate
sombre.
— Et toi, tu es très sexy, comme toujours, répondit Cameron en lui offrant
un sourire espiègle.
Kyren lui rendit son sourire avant de lui tendre la main. Cameron entrelaça
ses doigts aux siens sans hésiter et porta sa main à ses lèvres pour embrasser
leurs doigts joints, le regard plongé dans le sien.
Sans avoir à se parler, et sans lâcher la main de l’autre, ils avancèrent
ensuite vers l’officier sous le regard de leurs proches. Prêts à se promettre
amour et soutien à travers les années et les tempêtes de la vie.
Lexique
[1]Wildcat : chat sauvage, en français.
[2]Sue est le surnom donné au squelette de Tyrannosaurus Rex découvert
dans le Dakota du Sud par la paléontologue Sue Hendrickson et exposé de
façon permanente au Muséum Field de Chicago.
[3]I.U.B. : Acronyme pour l’Université de l’Indiana, située à Bloomington.
[4]Le « Bureau » : Fédéral Bureau of Investigation (FBI)
[5]U.K. : Acronyme pour l’Université du Kentucky
[6]B.A.U. : Behavioral Analysis Unit – Unité d’Analyse Comportementale
du FBI qui utilise les sciences du comportement dans les enquêtes
criminelles.
[7]« Roger » est un terme qui signifie « compris » dans les conversations
radio.
[8]« Pallida mors aequo pulsat pede » : locution latine se traduisant par « La
mort frappe d’un pied indifférent »
[9]S.W.A.T. : unité spécialisée des forces de police des États-Unis existant
24h/24 dans certaines grandes polices, dont le département de Chicago, et
chargée de fournir une assistance en cas de perquisition ou d’arrestation,
notamment.
[10]R.A.S. : abréviation pour « rien à signaler »
[11]Diéthylamide de l’acide lysergique est le nom scientifique du LSD.
Remerciement
À mes parents, pour m’avoir donné le goût de la lecture et pour me
soutenir, même quand ils ne comprennent pas vraiment ;
À Matth, qui a été le premier à me lire et à me dire de persévérer dans cette
voie ;
À toute l’équipe de MxM Bookmark, pour croire en moi ;
Et à toutes les personnes qui auront voulu lire ce livre.

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