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Potroush

Chez madame Potroush, la maîtresse d’école. Madame Potroush est en pyjama. On frappe à
la porte.
MME POTROUSH- Entrez !
Entre madame Marcus.
MME MARCUS- Bonsoir. Madame Potroush ?
MME POTROUSH- Elle-même. Entrez, je vous en prie.
MME MARCUS- Merci. Je suis désolée de vous déranger à une heure aussi tardive...
MME POTROUSH- Aucun problème. Je vous en prie, asseyez-vous.
MME MARCUS- Merci, (elle s’assied) Je ne vais pas vous embêter longtemps, madame
Potroush, je suis juste venue clarifier un petit détail concernant mon fils, Eliyahou
Marcus. Vous l’avez comme élève.
MME POTROUSH- Vous êtes la mère d’Eliyahou Marcus. Enchantée, Eliyahou est un
excellent élève.
MME MARCUS- Merci, (un temps) Le problème, c’est que depuis un certain temps, il
revient à la maison et me raconte des choses auxquelles j’ai un peu de mal à croire.
MME POTROUSH- Eliyahou ? Mais c’est un enfant tellement...
MME MARCUS- C’est bien pour ça. Moi aussi, au début, quand il a commencé à me débiter
ses élucubrations, j’étais très étonnée. Je n’ose même pas vous les répéter. Ça va sans
doute vous faire rire. (un temps) Tenez, par exemple, il y a deux jours, il est revenu de
l’école et il m’a soutenu, dur comme fer, qu’en cours de géographie, vous leur aviez
appris, vous, madame Potroush, que la Terre était plate. (la maîtresse sourit poliment)
C’est drôle, non ? (la maîtresse continue de sourire poliment) C’est-à-dire que c’est
drôle qu’un enfant soit capable d’affabuler à ce point... enfin... (un temps) Enfin... (un
temps) Enfin, quoi qu’il en soit, ça ne peut pas être vous qui leur avez dit une chose
pareille.
MME POTROUSH.- (toujours souriant poliment) Si. C’est moi.
MME MARCUS- Pardon ? (essaie de rire) Ah, c’est de l’humour !
MME POTROUSH- Pourquoi de l’humour ?
MME MARCUS- Pourquoi de l’humour ? (essaie de rire) Pourquoi de l’humour ... c’est-à-
dire que... (un temps)... que vous leur avez effectivement dit que la Terre était... plate ?
MME POTROUSH- Oui.
Un temps.
MME MARCUS- Ah... excusez-moi, mais... nous savons tous que la Terre est ronde.
MME POTROUSH- Nous savons tous ? Qui ça « tous » ? Moi, par exemple, je ne le sais pas.
MME MARCUS- Ah.
MME POTROUSH- Parfaitement. Et permettez-moi de vous poser une question simple : Si la
Terre est ronde, comment se fait-il que les gens qui vivent de l’autre côté, qui marchent
la tête en bas et les pieds en haut, ne tombent pas dans le ciel ?
MME MARCUS- Enfin, n’importe quel gamin sait que le « haut » et le « bas » sont des
concepts relatifs.
MME POTROUSH- Des « concepts relatifs » ! Qu’est-ce que c’est, des « concepts relatifs » ?
Madame Marcus, pourquoi lancer des mots compliqués sans réfléchir ? Moi, je pose une
question simple : comment les gens peuvent-ils marcher la tête en bas et les pieds en
l’air sans tomber et vous, vous me répondez par des « concepts relatifs ». Mais enfin,
vous croyez que j’ai un petit pois à la place de la cervelle ?
MME MARCUS- C’est la force de gravitation universelle...
MME POTROUSH- (commence à s’énerver) Vous êtes en train de vous égarer dans vos
concepts relatifs, madame Marcus.
Un temps.
MME MARCUS- Très bien, mais alors, si je puis me permettre, madame Potroush, comment
expliquez-vous, vous, que les gens qui vivent en Australie ne tombent pas dans le ciel ?
MME POTROUSH- C’est très simple : la Terre est plate.
Un temps.
MME MARCUS- Si je comprends bien, mon fils n’a rien inventé du tout.
MME POTROUSH- Eliyahou ? Certainement pas. Eliyahou est un élève sérieux et intelligent.
Que faire, moi, je n’ai pas du tout l’impression de vivre sur une boule. Désolée. Et entre
nous, madame Marcus, quand vous dites : « les gens qui vivent en Australie »... avez-
vous déjà vu l’Australie ?
MME MARCUS- Non.
MME POTROUSH- Avez-vous une preuve de l’existence de l’Australie ?
MME MARCUS- Une preuve ? De l’existence de l’Australie ?
MME POTROUSH- Oui, oui, vous m’avez bien entendue. Êtes-vous sûre que ça existe,
l’Australie ? Car, en y réfléchissant bien, qui attire notre attention sur l’Australie ? Qui
édite les cartes géographiques d’Australie ? Qui nous informe sur ce qui se passe en
Australie, bref, qui essaie de nous convaincre qu’un endroit tel que l’Australie existe ? -
l’ambassade d’Australie. Et comment voulez-vous qu’ils soient objectifs, ceux-là,
puisqu’ils sont Australiens.
MME MARCUS- Tout de même, si je puis me permettre, madame Potroush, bon, en ce qui
concerne la Terre, j’avoue qu’il y a quelque chose dans ce que vous dites, mais pour
l’Australie – franchement...
MME POTROUSH.- Je n’affirme pas que l’Australie n’existe pas, madame Marcus, mais je
n’affirme pas non plus qu’elle existe, je n’ai moi-même pas assez approfondi le sujet
pour prendre position. C’est juste que gober tout ce qu’on me raconte – ça, je refuse !
MME MARCUS- Madame Potroush, il ne s’agit pas uniquement de cartes géographiques et
de livres, mais des gens y sont allés.
MME POTROUSH- Où ?
MME MARCUS- En Australie.
MME POTROUSH- Comment savent-ils qu’ils y sont allés ?
MME MARCUS- Qu’est-ce que ça veut dire, comment savent-ils ? Ils ont pris un avion pour
l’Australie et ont débarqué en Australie.
MME POTROUSH- Et comment savaient-ils qu’ils étaient bien arrivés en Australie ?
MME MARCUS- C’est ce qu’on leur a dit.
MME POTROUSH- Exactement ! « On » leur a dit ! Qui ça « on » ?
MME MARCUS- Les Australiens.
MME POTROUSH- Exactement ! Vous attendiez-vous à ce que les Australiens leur disent
autre chose ? Mais est-ce parce qu’ils le disent, que nous, on doit le croire ! Quelqu’un
débarque tout à coup et affirme qu’il est docteur, cela suffit-il à faire de lui un grand
chirurgien ? Peut-être est-il simplement porteur ? D’ailleurs, ce nom d’Australie, –
Australia en anglais –, moi, ça me fait plutôt penser à Austria, et Austria, c’est quoi ?
L’Autriche ! Bref, je me demande si l’Australie ne serait pas tout simplement une
déformation de l’Autriche que personne, allez savoir pourquoi, ne prend la peine de
corriger. Bien que, entre nous, l’Autriche aussi ne me paraisse pas totalement fiable.
MME MARCUS- Pour vous dire la vérité, madame Potroush, la question de savoir si la Terre
est ronde ou plate, j’avoue que moi aussi, je me la suis souvent posée sans oser en
parler. Pourquoi devrais-je être la première à crier « plate » alors que le monde entier
crie « ronde » ? J’ai été la seule à crier sur Marco l’épicier, parce qu’il vend toujours des
yaourts périmés, eh bien, personne n’est intervenu, ils sont tous restés là sans broncher,
alors moi, ça m’a suffi, en ce qui concerne la Terre, j’avais décidé de ne rien dire, mais
maintenant que je vois que vous pensez la même chose, eh bien, j’admets volontiers que
je n’ai jamais été totalement convaincue par le globe, je suis donc ravie d’avoir enfin
trouvé quelqu’un qui, comme moi, refuse tous ces... tous ces... vraiment, tous ces... tout.
Prenez la physique, par exemple, c’est vraiment n’importe quoi. Et si on ne peut rien y
comprendre, c’est parce qu’il n’y a rien à comprendre. Mon cerveau, lui, ne cesse de me
répéter qu’il s’agit d’une vaste fumisterie, bien que je n’aie, personnellement, jamais
étudié la physique... n’empêche qu’un jour, j’ai rencontré un physicien, et il avait une
barbichette et des yeux de filou. Or moi, quand je regarde une personne droit dans les
yeux, je sais tout de suite si elle est crédible ou non. En ce qui concerne ce physicien, je
ne lui aurais jamais donné un chèque en blanc, si vous voyez ce que je veux dire. Le
problème, c’est que pour des questions comme la forme de notre planète, des questions
qui ne nous touchent pas directement, ou plutôt qui ne touchent pas directement notre
porte-monnaie, nous faisons preuve de laxisme et laissons le champ libre aux
imposteurs. Alors eux, évidemment, ils s’en donnent à cœur joie et clament haut et fort
que la Terre est ronde !
MME POTROUSH- C’est exactement la même chose en ce qui concerne l’Australie.
MME MARCUS- C’est que... voilà, en ce qui concerne l’Australie, j’ai du mal à vous suivre.
Il s’agit tout de même de l’Australie.
MME POTROUSH- Mais je viens de vous expliquer que...
MME MARCUS- Je ne dis pas que vous n’avez pas raison, seulement, vous comprenez... en
terminer d’un coup avec un pays aussi vaste... Certes, c’est loin, l’Australie... et ça a
quelque chose de... d’un peu mythique mais...
MME POTROUSH- Un mythe, exactement, un mythe ! Tout n’est que mythe.
MME MARCUS- Il est vrai que les preuves, comme vous l’avez si justement souligné,
manquent sérieusement d’objectivité. Mais, si l’Australie n’existe pas...
MME POTROUSH- Elle n’existe pas !
MME MARCUS- D’accord, je suis prête à admettre que l’Australie n’existe pas. Cependant,
vous avez aussi émis des doutes concernant l’Autriche, et là, je ne peux absolument pas
être d’accord avec vous. D’abord parce que l’Autriche est beaucoup plus proche de
nous, mais ce n’est pas la raison principale. La raison principale, c’est que j’ai un cousin
qui vit en Autriche.
MME POTROUSH- À ce qu’il dit !
MME MARCUS- Certes. Mais ce n’est pas du tout le genre à mentir, c’est mon cousin.
MME POTROUSH- Qui parle de mensonges ? Il s’agit d’une confusion. Peut-être vous a-t-il
dit autre chose mais vous, vous avez cru entendre le mot « Autriche ». Peut-être vous a-
t-il dit qu’il avait vu des « gros riches », et vous avez compris « Autriche ».

MME MARCUS- Il vit en Autriche.


MME POTROUSH- Peut-être vous a-t-il dit qu’il avait mangé de l’autruche.
MME MARCUS- De quoi ?
MME POTROUSH- De l’autruche ! De la volaille ! Vous savez bien, de l’autruche, avec des
plumes.
MME MARCUS- Il vit en Autriche ! J’ai un cousin qui vit en Autriche. Je peux vous montrer
les lettres qu’il m’a envoyées de là-bas.
MME POTROUSH- Inutile, moi, ce qu’on me montre ne me prouve rien du tout.
MME MARCUS- Écoutez, en ce qui concerne la Terre et l’Australie, je suis entièrement
d’accord avec vous. D’ailleurs, puisque nous en sommes à ce genre de sujets, je peux
vous révéler qu’il m’est aussi arrivé, plus d’une fois, de remettre en doute l’existence de
divers points reculés du monde comme l’Alaska, le Zimbabwe, et même... je vous
l’avoue, la Turquie. Parce que, ça se passe comment, en fait ? Les gens se mettent à
vous raconter tout un tas d’histoires, les journaux écrivent des articles, bref, on en fait
tout un plat, et finalement, eh bien, l’individu normal se laisse emporter, il perd son sens
critique et ne prend même plus le temps de s’arrêter une seconde pour se demander :
Que signifie la Turquie ? Oui, simplement : Que signifie la Turquie ? S’il le prenait, ce
temps, et s’il se posait ne serait-ce que quelques questions, il ne croirait plus aussi
facilement tout ce qu’on veut lui faire avaler. Moi, la géographie m’a toujours laissée
sceptique. Ce qu’on vous montre c’est des montagnes, des collines, des fleuves, et une
mer par-ci, par-là. C’est de la science, ça ? C’est du tourisme ! En plus, j’ai connu
quelques géographes. J’avais même une amie qui a étudié la géographie, elle a épousé
un ingénieur en mécanique qui lui a pourri la vie et maintenant elle se retrouve divorcée
avec deux gosses. Depuis, moi, je garde mes distances vis-à-vis de la géographie. Alors,
quand vous me dites que l’Australie...
MME POTROUSH- L’Autriche aussi. Des mots, rien que des mots.
MME MARCUS- Mais là, avec l’Autriche, moi, j’ai le problème de mon cousin...
MME POTROUSH- Il vous a raconté qu’il avait mangé de l’autruche, c’est tout. De
l’autruche.
MME MARCUS- Mais les timbres sur ses lettres viennent de là-bas.
MME POTROUSH- Ça peut très bien être des timbres italiens qui représentent des autruches.
MME MARCUS- Évidemment, je ne peux pas vous affirmer à cent pour cent qu’il n’a jamais
mangé d’autruche et ne m’a jamais parlé d’autruches... mais tout de même, l’Autriche...
MME POTROUSH- De l’autruche, de l’autruche...
MME MARCUS- Pour être tout à fait sincère, c’est vrai que, pour ma part, je me suis plus
d’une fois fait la réflexion que toute cette partition du royaume austro-hongrois avait
quelque chose de... comment dire... de... fabriqué. Oui, j’avoue, il y a quelque chose là-
dedans qui ne me convainc pas à cent pour cent. Parce que tout le monde sait que la
Hongrie, c’est la Hongrie, tandis que l’Autriche, qu’est-ce que c’est que l’Autriche ?
MME POTROUSH- La Hongrie.
MME MARCUS- Exactement. Le seul problème, c’est mon cousin...
MME POTROUSH- Il parlait d’autruche.
MME MARCUS- Apparemment.
MME POTROUSH- Bien que moi, je n’aie jamais mangé d’autruche.
MME MARCUS- D’ailleurs, est-ce que ça existe, les autruches ?
MME POTROUSH- Non. Ça n’existe pas.
MME MARCUS- Alors de quoi me parlait mon cousin ?
MME POTROUSH- Je ne sais pas. Peut-être de Potroush, et chez vous, c’est devenu
autruche ?
MME MARCUS- Potroush... Quelle drôle d’idée ! C’est quoi, Potroush ?
MME POTROUSH- Potroush, c’est moi.
MME MARCUS- Ah. (un temps) Ah, Potroush.
MME POTROUSH- Oui, Potroush. Vous pouvez constater par vous-même à quel point tout
est simple, tout converge, il suffit d’avoir le courage de penser logiquement et de poser
les bonnes questions. C’est comme ça avec la science moderne, on a beau faire des tours
et des détours, on en revient toujours à moi. C’est exactement ce que j’enseigne à mes
élèves. Tout est Potroush. Et lorsqu’ils grandissent et quittent l’école, ils savent.
MME MARCUS.- Je vous remercie infiniment, madame Potroush, j’ai été ravie de faire votre
connaissance, et excusez-moi de vous avoir dérangée.
MME POTROUSH.- De rien, madame Marcus. Eliyahou est un excellent élève. Dites-lui de
ma part que tout est Potroush.
MME MARCUS- Je n’y manquerai pas. Je vous souhaite une bonne nuit.
Elle sort.

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