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trente-et-unième série

de la pensée

On a souvent insisté sur l'extrême mobilité du phantasme,


sa capacité de « passage », un peu comme les enveloppes
et les émanations épicuriennes qui parcourent l'atmosphère
avec agilité. A cette capacité se rattachent deux traits fon-
damentaux : d'une part, qu'il franchisse si aisément la dis-
tance entre systèmes psychiques, allant de la conscience à
l'inconscient et inversement, du rêve nocturne à la rêverie
diurne, de l'intérieur à l'extérieur et inversement, comme
s'il appartenait lui-même à une surface qui domine et arti-
cule l'inconscient et le conscient, à une ligne qui réunit et
distribue sur deux faces l'intérieur et l'extérieur ; d'autre
part, qu'il se retourne si bien sur sa propre origine, et que,
comme « phantasme originaire », il intègre si bien l'origine
du phantasme (c'est-à-dire une question, l'origine de la nais-
sance, de la sexualité, de la différence des sexes, de la
mort...) '. C'est qu'il est inséparable d'un déplacement, d'un
déroulement, d'un développement dans lequel il entraîne
sa propre origine ; et notre problème précédent : « où
commence le phantasme à proprement parler ? » implique
déjà l'autre problème : « vers quoi va le phantasme, où
emporte-t-il son commencement ? » Rien n'est finalisé
comme le phantasme, rien ne se finalise autant.
Le commencement du phantasme, nous avons essayé de le
déterminer comme étant la blessure narcissique ou le tracé
de la castration. En effet, conformément à la nature de
l'événement, c'est là qu'apparaît un résultat de l'action
tout à fait différent de l'action même. L'intention (œdi-
pienne), c'était réparer, faire venk, et raccorder ses propres
surfaces physiques ; mais tout cela appartenait encore au
domaine des Images, avec la libido narcissique et le phal-

1. Cf. Laplanche et Pontalis, « Fantasme originaire... », p. 1853 ; Voca-


bulaire de la psychanalyse, pp. 158-159.

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LOGIQUE DU SENS

lus comme projection de surface. Le résultat, c'est châtrer


la mère et être châtré, tuer le père et être jué, avec trans-
formation, de la ligne phallique en tracé de la castration et
dissipation correspondante de toutes les images (la mère-
monde, le père-dieu, le moi-phallus). Mais si l'on fait ainsi
commencer le phantasme à partir d'un tel résultat, il est
clair que celui-ci exige pour se développer une surface d'un
autre type que la surface corporelle où les images se déve-
loppaient d'après leur loi propre (des zones partielles au
raccordement génital). Le résultat ne se développera que
sur un deuxième écran, donc le commencement du phan-
tasme n'aura de suite qu'ailleurs. Le tracé de la castration
ne constitue pas, ne dessine pas par lui-même cet ailleurs
ou cette autre surface : il ne concerne toujours que la sur-
face physique du corps, et ne semble la disqualifier qu'au
profit des profondeurs et des hauteurs qu'elle conjurait.
C'est dire que le commencement est vraiment dans le vide,
suspendu dans le vide. Il est wifh-out. La situation para-
doxale du commencement, ici, c'est qu'il est en lui-même
un résultat d'une part, et d'autre part reste extérieur à ce
qu'il fait commencer. Cette situation serait sans issue si la
castration ne changeait en même temps la libido narcissi-
que en énergie désexualisée. C'est cette énergie neutre ou
désexualisée qui constitue le deuxième écran, surface céré-
brale ou métaphysique où le phantasme va se développer, re-
commencer d'un commencement qui l'accompagne maintenant
à chaque pas, courir à sa propre finalité, représenter les
événements purs qui sont comme un seul et même Résultat au
second degré.
Il y a donc un saut. Le tracé de la castration comme
sillon mortel devient cette fêlure de la pensée, qui marque
sans doute l'impuissance à penser, mais aussi la ligne et
le point à partir desquels la pensée investit sa nouvelle sur-
face. Et, précisément parce que la castration est comme
entre les deux surfaces, elle ne subit pas cette transmutation
sans entraîner aussi sa moitié d'appartenance, sans rabattre
en quelque sorte ou projeter toute la surface corporelle de
la sexualité sur la surface métaphysique de la pensée. La
formule du phantasme, c'est : du couple sexué à la pensée
par l'intermédiaire d'une castration. S'il est vrai que le
penseur des profondeurs est célibataire, et le penseur dépres-

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DE LA PENSÉE

sif rêve de fiançailles perdues, le penseur des surfaces est


marié, ou pense le « problème » du couple. Personne autant
que Klossowski n'a su dégager ce cheminement du phan-
tasme, parce qu'il est celui de toute son œuvre. Dans des
termes bizarres en apparence, Klossowski dit que son pro-
blème est de savoir comment un couple peut « se projeter »
indépendamment d'enfants, comme l'on peut passer du cou-
ple à la pensée érigée en couple dans une comédie mentale,
de la différence sexuelle à la différence d'intensité constitu-
tive de la pensée, intensité première qui marque pour la
pensée le point zéro de son énergie, mais à partir duquel
aussi elle investit la nouvelle surface2. Toujours extraire la
pensée d'un couple, par la castration, pour opérer une sorte
de couplage de la pensée, par la fêlure. Et le couple de
Klossowski, Roberte-Octave, a son correspondant d'une
autre façon dans le couple de Lowry, et dans le couple
ultime de Fitzgerald, la schizophrène et l'alcoolique. C'est
que non seulement l'ensemble de la surface sexuelle, parties
et tout, est entraîné à se projeter sur la surface métaphy-
sique de pensée, mais aussi la profondeur et ses objets, la
hauteur et ses phénomènes. Le phantasme se retourne sur
son commencement qui lui restait extérieur (castration) ;
mais comme ce commencement lui-même résulte, il se
retourne aussi vers ce dont le commencement résulte (sexua-
lité des surfaces corporelles) ; enfin, de proche en proche,
il se retourne sur l'origine absolue d'où tout procède (les
profondeurs). On dirait maintenant que tout, sexualité, ora-
lité, analité, reçoit une nouvelle forme sur la nouvelle sur-
face, qui ne récupère et n'intègre pas seulement les images,
mais même les idoles, même les simulacres.
Mais que signifie récupérer, intégrer ? Nous appelions
sublimation l'opération par laquelle le tracé de la castration
devient ligne de la pensée, donc aussi l'opération par laquelle
la surface sexuelle et le reste se projettent à la surface de
la pensée. Nous appelions symbolisation l'opération par
laquelle la pensée réinvestit de sa propre énergie tout ce
qui arrive et se projette sur sa surface. Le symbole n'est
évidemment pas moins irréductible que le symbolisé, la

2. Pierre Klossowski, Avertissement et Postface aux Lois de l'hospi-


talité, op. cit.

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LOGIQUE DU SENS

sublimation pas moins irréductible que le sublimé. Il y a


longtemps qu'il n'y a plus rien de drôle dans un rapport
supposé entre la blessure de la castration et la fêlure cons-
titutive de la pensée ; entre la sexualité et la pensée comme
telle. Rien de drôle (ni de triste) dans les chemins obses-
sionnels par lesquels passe un penseur. Il ne s'agit pas de
causalité, mais de géographie et de topologie. Cela ne veut
pas dire que la pensée pense à la sexualité, ni le penseur
au mariage. C'est la pensée qui est la métamorphose du
sexe, le penseur la métamorphose du couple. Du couple à
la pensée, mais la pensée réinvestit le couple comme dyade
et couplage. De la castration à la pensée, mais la pensée
réinvestit la castration comme fêlure cérébrale, ligne abs-
traite. Précisément le phantasme va du figuratif à l'abstrait ;
il commence par le figuratif, mais doit se poursuivre dans
l'abstrait. Le phantasme est le processus de constitution de
l'incorporel, la machine à extraire un peu de pensée, répartir
une différence de potentiel aux bords de la fêlure, à pola-
riser le champ cérébral. En même temps qu'il se retourne
sur son commencement extérieur (la castration mortelle), il
ne cesse de recommencer son commencement intérieur (le
mouvement de la désexualisation). C'est par là que le phan-
tasme a la propriété de mettre en contact l'extérieur et l'in-
térieur, et de les réunir en un seul côté. C'est pourquoi il
est le lieu de l'éternel retour. Il ne cesse de mimer la nais-
sance d'une pensée, de recommencer la désexualisation, la
sublimation, la symbolisation prises sur le vif opérant cette
naissance. Et, sans ce recommencement intrinsèque, il n'inté-
grerait pas son autre commencement, extrinsèque. Le risque
évidemment est que le phantasme retombe sur la plus pau-
vre pensée, puérilité et ressassement d'une rêverie diurne
« sur » la sexualité, chaque fois qu'il manque son élan et
rate le saut, c'est-à-dire chaque fois qu'il retombe dans
l'entre-deux surfaces. Mais le chemin de gloire du phantasme
est celui que Proust indiquait, de la question « épouserai-je
Albertine ? » au problème de l'œuvre d'art à faire — opérer
le couplage spéculatif à partir d'un couple sexué, rebrousser
le chemin de la création divine. Pourquoi la gloire ? En
quoi consiste la métamorphose quand la pensée investit (ou
réinvestit) de son énergie désexualisée ce qui se projette
sur sa surface ? C'est qu'elle le fait alors sous les espèces

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DE LA PENSÉE

de l'Evénement : avec cette part de l'événement qu'il faut


appeler l'ineffectuable, précisément parce qu'il est de la
pensée, ne peut être accompli que par elle et ne s'accomplit
qu'en elle. Alors se lèvent des agressions et des voracités
qui dépassent tout ce qui se passait au fond des corps ; des
désirs, des amours, des accouplements et copulations, des
intentions qui dépassent tout ce qui arrivait à la surface des
corps ; et des impuissances et des morts qui dépassent tout
ce qui pouvait survenir. Splendeur incorporelle de l'événe-
ment comme entité qui s'adresse à la pensée, et que seule
elle peut investir, Extra-être.
Nous avons fait comme si l'on pouvait parler d'événe-
ment, dès qu'un résultat se dégageait, se distinguait des
actions et passions dont il résultait, des corps où il s'effec-
tuait. Ce n'est pas exact, il faut attendre le second écran,
la surface métaphysique. Auparavant il n'y a que des simu-
lacres, des idoles, des images, mais non pas des phantasmes
comme représentations d'événements. Les événements purs
sont des résultats, mais des résultats au second degré. Il
est vrai que le phantasme réintègre, reprend tout dans la
reprise de son propre mouvement. Mais tout a changé. Non
pas que les nourritures soient devenues des nourritures
spirituelles, les copulations des gestes de l'esprit. Mais
chaque fois s'est dégagé un verbe fier et brillant, distinct
des choses et des corps, des états de choses et de leurs
qualités, de leurs actions et de leurs passions : comme le
verdoyer distinct de l'arbre et de son vert, un manger (être
mangé) distinct des nourritures et de leurs qualités consom-
mables, un s'accoupler distinct des corps et de leurs sexes —
vérités éternelles. Bref, la métamorphose, c'est le dégage-
ment de l'entité non existante pour chaque état de choses,
l'infinitif pour chaque corps et qualité, chaque sujet et
prédicat, chaque action et passion. La métamorphose (subli-
mation et symbolisation) consiste pour chaque chose dans
le dégagement d'un aliquid qui en est à la fois l'attribut
noématique et l'exprimable noétique, éternelle vérité, sens
qui survole et plane sur les corps. C'est là seulement que
mourir et tuer, châtrer et être châtré, réparer et faire venir,
blesser et retirer, dévorer et être dévoré, introjeter et pro -
jeter deviennent événements purs, sur la surface métaphy-
sique qui les transforment, où leur infinitif s'extrait. Et

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LOGIQUE DU SEKS

tous les événements, tous les verbes, tous ces exprimables-


attributs communiquent en un dans cette extraction, pour
un même langage qui les expriment, sous un même « être »
où ils sont pensés. Et, de même que le phantasme reprend
tout sur ce nouveau plan de l'événement pur, dans cette
part symbolique et sublimée de l'ineffectuable, il puise aussi
dans cette part la force de diriger Peffectuation, de la dou-
bler, d'en mener k contre-effectuation concrète. Car l'événe-
ment ne s'inscrit bien dans la chair, dans les corps, avec la
volonté et la liberté qui conviennent au patient penseur,
qu'en vertu de la part incorporelle qui en contient le secret,
c'est-à-dire le principe, la vérité et finalité, la quasi-cause.
La castration a donc une situation très particulière entre ce
dont elle résulte et ce qu'elle fait commencer. Mais ce n'est
pas seulement la castration qui est dans le vide, entre la
surface corporelle de la sexualité et la surface métaphysique
de la pensée. Aussi bien, c'est toute la surface sexuelle qui
est intermédiaire entre la profondeur physique et la
surface métaphysique. Dans une direction la sexualité peut
tout rabattre : la castration réagit sur la surface sexuelle
d'où elle résulte, et à laquelle elle appartient encore par
son tracé ; elle brise cette surface, lui fait rejoindre les
morceaux de la profondeur, bien plus elle empêche toute
sublimation réussie, tout développement de la surface méta-
physique, et fait que la fêlure incorporelle s'effectue au
plus profond des corps, se confonde avec la Spaltung des
profondeurs, et que la pensée s'écroule en son point d'im
puissance, dans sa ligne d'érosion. Mais dans l'autre direc-
tion la sexualité peut tout projeter : k castration préfigure
la surface métaphysique qu'elle fait commencer, et à laquelle
elle appartient déjà par l'énergie désexualisée qu'elle dégage ;
elle projette non seulement k dimension sexuelle mais les
autres dimensions de la profondeur et de la hauteur sur
cette nouvelle surface où s'inscrivent les formes de leur
métamorphose. La première direction doit être déterminée
comme celle de la psychose, la seconde comme celle de la
sublimation réussie ; et entre les deux toute la névrose,
dans le caractère ambigu d'Œpide et de la castration. Il en
est de même de la mort : le moi narcissique la regarde de
deux côtés, suivant les deux figures décrites par Blanchot
— la mort personnelle et présente, qui écartèle et « contre-

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DE LA PENSÉE

dit » le moi, le livre aux pulsions destructrices des profon-


deurs autant qu'aux coups de l'extérieur ; mais aussi la mort
impersonnelle et infinitive, qui « distancie » le moi, lui
fait lâcher les singularités qu'il retenait, l'élève à l'instinct
de mort sur l'autre surface où « l'on » meurt, où l'on ne
cesse pas et ne finit pas de mourir. Toute la vie biopsychique
est une question de dimensions, de projections, d'axes, de
rotations, de pliages. Dans quel sens, dans quel sens ira-t-on ?
de quel côté tout va-t-il basculer, se plier ou se déplier ?
Déjà sur la surface sexuelle les zones érogènes du corps se
livrent un combat, combat que la zone génitale est censée
arbitrer, pacifier. Mais elle est elle-même le lieu de passage
d'un plus vaste combat, à l'échelle des espèces et de l'huma-
nité tout entière : celui de la bouche et du cerveau. La
bouche, non pas seulement comme une zone orale super-
ficielle, mais comme l'organe des profondeurs, comme
bouche-anus, cloaque introjetant et projetant tous les mor-
ceaux ; le cerveau, non pas seulement comme organe corporel,
mais comme inducteur d'une autre surface invisible, incor-
porelle, métaphysique où tous les événements s'inscrivent
et symbolisent3. C'est entre cette bouche et ce cerveau que
5. C'est Edmond Perrier qui, dans une perspective évolutionniste, faisait
une très belle théorie du « conflit entre la bouche et le cerveau » ; il
montrait comment le développement du système nerveux chez les verté -
brés amène l'extrémité cérébrale à prendre la place que la bouche occupe
chez les vers annelés. Il élaborait le concept d'attitude pour rendre compte
de ces orientations, de ces changements de trasition et de dimension. Il
se servait dl'une méthode héritée de Geoffroy Saint-Hilaire, celle des pliages
idéaux qui combinait de manière complexe l'espace et le temps. Cf.
« L'Origine des embranchements du règne animal », Scientia, mai 1918.
La théorie biologique du cerveau a toujours tenu compte de son carac -
tère essentiellement superficiel (origine ectodermique, nature et fonction
de surface). Freud le rappelle et en tire grand parti dans Au-delà du
principe de plaisir, ch. 4. Les recherches modernes insistent sur le rapport
des aires de projection corticales avec un espace topologique : « La pro -
jection convertit en fait un espace euclidien en espace topologique, si
bien que le cortex ne peut pas être représenté adéquatement de façon
euclidienne. A la rigueur il ne faudrait pas parler de projection pour le
cortex, bien qu'il y ait au sens géométrique du terme projection pour de
petites régions ; il faudrait dire : conversion de l'espace euclidien en
espace topologique », un système médiat de relations restituant les struc -
tures euclidiennes (Simondon, op. cit., p. 262). C'est en ce sens que nous
parlons d'une conversion de la surface physique en surface métaphysique,
ou d'une induction de celle-ci par celle-là. Nous pouvons alors identifier
surface cérébrale et surface métaphysique ; il s'agit moins de matérialiser
la surface métaphysique que de suivre la projection, ]a conversion, l'induc -
tion du cerveau lui-même.

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LOGIQUE DU SENS

tout se passe, hésite et s'oriente. Seule la victoire du cer-


veau, si elle se produit, libère la bouche pour parler, la libère
des aliments excrémentiels et des voix retirées, et la nourrit
une fois de toutes les paroles possibles.

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