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QUE SONT LES MŒURS SANS LA LOI ?

Une critique de Pierre Manent

Smaïn Laacher

Éditions Esprit | « Esprit »

2016/2 Février | pages 68 à 73


ISSN 0014-0759
ISBN 9782372340106
DOI 10.3917/espri.1602.0068
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Que sont les mœurs sans la loi ?

Une critique de Pierre Manent

Smaïn Laacher*
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L’OUVRAGE de Pierre Manent1 ne saurait être déposé comme un
livre de plus dans le rayon des livres sur les forces et les faiblesses
de la nation française et la situation de la France aujourd’hui.
L’écriture élégante, parfois précieuse, conjuguée à un style incisif
mais jamais acerbe, offre au lecteur une variation politique et
réflexive, qui éloigne des nombreux manifestes idéologiques sur les
liens que devraient entretenir « la » religion musulmane et la société
française.

L’hôte et l’invité
Dans cet ouvrage, il est question d’un examen des forces et des
faiblesses de l’hôte (la France, terre chrétienne, mais peut-être
avant tout la France, terre de la loi) et de l’invité (l’islam et les
musulmans). Et ce sont bien leurs forces et leurs faiblesses respec-
tives qui constituent la réalité objective de leurs rapports histo-
riques. S’ils ne sont pas naturellement dans la même position, et
donc dans les mêmes dispositions, il leur est fait obligation de
coexister dans le même espace national. Mais cette coexistence,
parce qu’il n’en va pas autrement, ne peut faire oublier que leurs

* Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg (Dynamiques européennes, UMR


7367).
1. Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.

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relations sont asymétriques. Chez l’hôte, le commandement politique


ne gouverne pas le commandement religieux, et réciproquement,
même si leur histoire, conflictuelle, est une histoire commune.
Chez l’invité, ce sont ses « mœurs » qui gouvernent sa vie concrète
et quotidienne et qui sont au principe d’une vie bonne. Les mœurs
des musulmans, en tant que ces derniers constituent une « puis-
sance spirituelle » parmi d’autres, sont des pratiques et des usages
codifiés par une morale contraignante, la morale religieuse, qui
forme une sorte d’identité totale2, se traduisant par des pratiques qui
recouvrent tous les aspects de l’existence quotidienne : habillement,
alimentation, pudeur, sexualité, éducation, sépulture, relations
hommes-femmes, rapports aux autres religions et aux autres
systèmes culturels, etc.
De cette configuration se dégage un enjeu que Pierre Manent
énonce avec un perceptible désarroi : quelles conditions faut-il
réunir pour réaliser l’hospitalité de l’islam la plus acceptable pour
tous, dans une nation gouvernée par la loi, sans perdre son âme et
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son histoire, mais aussi ses mœurs et ses croyances ? Autrement dit,
comment accueillir et intégrer dans une visée commune, ou, pour
parler comme les phénoménologues, comment orienter l’esprit vers
un objet (comment aller avec), cette « force spirituelle » en « expan-
sion » qu’est l’islam dans le seul cadre encore légitime même s’il est
« affaibli », celui de la nation, dans laquelle peut se déployer ce que
l’auteur nomme une « forme de vie » ? Cette expansion signifie ici
force spirituelle sans limite territoriale, contrairement aux États-
nations tenus et retenus, quant à eux, tant par la puissance plus
grande d’autres États que par le droit international.

2. Identité totale ou totalitaire au sens où elle refuse (souvent violemment) l’existence d’une
pluralité de sphères dotées de leur propre rationalité et de leur principe de justification.
L’islam officiel ou officieux, quelles que soient la nature et la qualité de ses multiples (re)traduc-
tions locales, étend l’espace du sacré à la société entière et organise le moindre lien social en
lien sacré. C’est au sein de ce système de gestion des prescriptions islamiques sur terre (et on
peut même dire sans risque d’erreur sur toute la surface de la terre) que la notion d’identité prend
tout son sens ; qu’elle a même un sens pour les croyants revendiquant l’islam comme identité
unique et dernière. L’identité, dans la configuration qui nous intéresse ici, est d’abord, comme
dit Abdelmalek Sayad, une « identité “raciale” et ethnique, une identité linguistique, une iden-
tité sociale, une identité culturelle, une identité politique, une identité nationale, une identité
territoriale et enfin une identité religieuse (ce que signifie “être musulman”), qui n’est que
l’expression globale de toutes ces identités “régionales” dissociées et juxtaposées l’une à côté
de l’autre et qui n’ont d’existence que par les manifestations (violentes) qui les expriment et le
temps de ces manifestations ». Voir A. Sayad, « L’immigration en France : le choc des cultures »,
Actes du colloque « Problèmes de culture posés en France par le phénomène des migrations
récentes » (mai 1984), L’Arbresle, Centre Thomas More, coll. « Recherches et documents »,
no 51, 1987.

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Communauté et division
Pour dire les choses rapidement mais sans schématisme, l’islam,
pour Pierre Manent, se confondrait avec l’umma, et celle-ci avec les
musulmans comme membres d’une croyance collective. Si l’on sait
aujourd’hui à quoi renvoie historiquement, sociologiquement et poli-
tiquement la nation dotée d’un État légitime et internationalement
reconnue (même quand cette nation, comme la nation française, est
le lieu bien « malmené de l’activité civique »), on présume inconsi-
dérément la force et les pouvoirs de l’umma et, par conséquent, on
s’illusionne sur sa virilité, ses possibilités et ses capacités objectives.
Être musulman collectivement, c’est avant tout être conforme ou
s’efforcer de se conformer à la pluralité des normes (la coutume, la
religion, les règles de civilité, le droit et les principes premiers de
la sharî’a) issue d’une pluralité de registres3 : usages établis,
pratiques collectives, droits locaux, etc. On est donc loin de l’exis-
tence d’une umma (communauté)4 ou d’une umma islamiyya (nation
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islamique) exerçant sa souveraineté pleine et entière, toujours et
partout, sur tous les musulmans. Plus encore, ce que l’on appelle
l’umma a toujours été une fiction politique. La règle, dans la reli-
gion musulmane, n’est pas l’unité mais la division, la fitna, et la mise
à l’épreuve rarement pacifique. S’il est vrai qu’en réaction à l’ordre
tribal et clanique et pour la constitution d’une communauté de foi5
l’umma apparaît avec l’Hégire en 622, les premières scissions et
divisions apparaissent dès 656 et ne cesseront jamais.
Pierre Manent a raison de dire que la relation à l’islam des auto-
rités politiques françaises doit laisser entièrement au corps politique
le pouvoir de commander, car ce qui est en jeu, c’est la « poussée
de l’islam comme phénomène intérieur et extérieur ». En réaction
à cette « poussée », le corps politique « agirait […] par une mesure
inséparablement défensive à l’égard de l’islam extérieur et amical
quoique autoritaire à l’égard de l’islam intérieur » (p. 136). Or les
frontières extérieures dans l’idéologie islamique ne sont pas liées à
des bornes objectives, à des commandants religieux ou des institu-
tions religieuses légitimes universellement reconnus (comme la
papauté), mais à des horizons confessionnels, qui sont des limites

3. Le mot registre est entendu ici au sens de sa définition première : un en-registrement,


une mémoire et un acte de catégorisation, de spécification : langue, texte littéraire, poésie, textes
sacrés, etc.
4. Au sens étymologique cela signifie « mère » (umm).
5. « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes, vous
ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez à Allah » (sourate 3, verset 110).

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de ce que chaque musulman peut observer empiriquement, à partir


de sa position et de sa situation, en matière de soumission et
d’allégeance aux obligations religieuses réelles ou supposées.

Les musulmans « comme ils sont »


Ce n’est donc pas avec un islam hypothétique et introuvable (un
« islam de France », célèbre formule vide de sens) que la puissance
publique doit conclure une alliance républicaine. L’intérêt supérieur
commun et la recherche d’une visée commune ne résident en aucun
cas, contrairement à ce que pense Pierre Manent, dans une coexis-
tence tacite, ou peut-être pire encore,
[dans un] compromis [qui] reposera nécessairement sur deux prin-
cipes qui ne peuvent valoir que s’ils sont honorés ensemble : d’une
part, les musulmans sont acceptés « comme ils sont », on renonce
à l’idée vaine et passablement condescendante de « moderniser »
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autoritairement leurs mœurs, pour ne rien dire de cette « réforme
de l’islam » à laquelle aspirent avec une passion un peu difficile à
comprendre tant d’athées de notre pays ; d’autre part, on préserve,
on défend, on « sanctuarise » certains caractères fondamentaux de
notre régime et certains traits de la physionomie de la France
(p. 71).
S’il est vrai, comme l’affirme à juste titre l’auteur, que la laïcité
n’a ni la force ni le pouvoir qu’on lui accorde pour « régler » des
problèmes de religion, en particulier celui de la neutralisation de
la religion musulmane en France (qui n’est pas la neutralisation reli-
gieuse de l’État), « accepter » les immigrés de confession musul-
mane (quel que soit leur statut juridique) « comme ils sont », c’est
accepter une coexistence des « mœurs », c’est-à-dire une existence
côte à côte et re-liés par le seul lien qu’est le territoire national. Qui
sera juge et par quelles procédures seront fixés les standards juri-
diques et moraux des bonnes mœurs qui conviendraient à la
République ?
Des expériences de cette nature, consistant à laisser les musul-
mans « comme ils sont », ont existé et existent encore aujourd’hui
dans des pays européens proches historiquement et culturellement
de la France. En Italie, en Allemagne6 et en Angleterre7 (particu-

6. Voir Libération du vendredi 10 août 2007.


7. L’Angleterre offre, en la matière, une expérience structurale plus radicale. Le premier
tribunal islamique a vu le jour en 1982, à Leytonstone. D’autres à sa suite sont nés à Londres,

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lièrement), des autorités habilitées, censées protéger les personnes


et leur dignité (par exemple l’interdiction des sévices), consentent
à l’introduction dans le droit positif national d’une référence
sharî’atique censée justifier publiquement le respect des cultures
(« ils peuvent battre leurs femmes, puisque c’est écrit dans leur
Livre »). Mais cela en dit long sur le mépris pour les personnes qui
ne mériteraient pas de partager le même bien – et la même défini-
tion du bien. Voilà de quoi méditer sérieusement sur les intentions
et les conséquences de ce qu’il faut bien appeler une indifférence
politique aux soucis des autres : on les laisserait tout simplement
« comme ils sont ».

Au fond, ce que dessine la proposition de Pierre Manent, c’est


une logique de lutte « mœurs contre mœurs ». Certes, les musul-
mans ont les leurs, mais les non-musulmans n’en sont pas
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dépourvus. Rappelons-nous, entre autres, les débats sur le Pacs et,
bien avant, sur l’avortement, le divorce : ne s’agissait-il pas de
faire évoluer les mœurs dans nos sociétés dites libérales ?
Autrement dit, de trouver l’adaptation la plus appropriée de la loi
aux mœurs de nombreux citoyens ? La loi n’est-elle pas, dans cette
perspective, constitutive des mœurs ? Comme le dit très justement
Horace dans sa vingt-quatrième ode : Quid leges sine moribus, quid
mores sine legibus ? (« Que sont les lois sans les mœurs, que sont les
mœurs sans les lois ? »)
Rappelons à Pierre Manent qu’en France, des centaines de
milliers de personnes de culture musulmane, athées ou croyantes,
sont en lutte entre elles et en elles-mêmes dans une « guerre des
subjectivités […] entre des modes antinomiques d’être sujet, au nom
du même Nom8 ». Notre avenir collectif ou notre souci de la chose
commune doit consister à ne rien accorder aux musulmans comme

à Birmingham et dans le Yorkshire (nord de l’Angleterre). Tous ces tribunaux sont liés aux
mosquées et rendent une « justice » fondée principalement sur la sharî’a. Abdul Karim, rédac-
teur en chef du Bangla Mirror, qui a pris la défense de l’archevêque de Cantorbéry, Rowan
Williams, dans la polémique déclenchée par sa défense de l’application partielle de la loi musul-
mane, précise, dans un entretien pour Le Monde du 9 février 2008 : « La sharî’a est utilisée dans
ce quartier pour régler essentiellement des problèmes matrimoniaux. Cela fait gagner du
temps et c’est moins coûteux que la justice civile. Nos docteurs de la foi sont des hommes d’une
grande sagesse. »
8. Fethi Benslama, l’Idéal et la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, Paris,
Lignes, 2015, p. 11. Les italiques sont de l’auteur.

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nation, mais à attribuer aux musulmans les mêmes droits et la


même considération qu’aux autres en tant que citoyens. Rien ne
serait plus fatal, pour tous, qu’ils constituent un ordre politique à
part dans la société et les institutions. Comment produire une visée
commune en les laissant être « ce qu’ils sont » ?
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