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Le Politiste


jeudi 18 août 2011
La modernité

"Il faut être absolument moderne" écrivait Rimbaud dans Une Saison en Enfer, signifiant
par là qu’il était grand temps pour l’art poétique de s’affranchir des thèmes classiques
de la poésie (l’amour, la mer, la mort, etc.) pour la réinventer. Mais cet "absolument" se
veut surtout la manifestation de la nécessité pour l'artiste de s'inscrire en rupture
radicale avec le passé. Aussi, la notion de modernité est complexe, car elle est relative à
chaque période historique : ce qui fut et se proclamait moderne hier, est aujourd’hui
devenu ancien. "Modernité" vient du latin modernus construit sur l’adverbe modo qui
signifie "récemment" et désigne "ce qui est actuel". Sur le plan de l'histoire des idées, la
modernité correspond à une période qui s'étend de la Renaissance au XXe siècle. Après
avoir définit plus précisément la modernité (1), nous montrerons en quoi son rapport au
passé est problématique (2), puis nous en soulignerons les principales conséquences
pour la vie moderne (3).

1/ La modernité commence par une distinction, voire une opposition aux Anciens.

A/ La célèbre querelle des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle permet d’illustrer l’
origine de la conception de modernité. Cette polémique, née à l’Académie française
sous le règne de Louis XIV, agita le monde intellectuel à propos de la création artistique
et littéraire. Elle oppose deux camps :
les Modernes : ils sont emmenés par Charles Perrault et estiment que l’histoire est
linéaire et en constante progression, ce qui suppose la possibilité d’une supériorité
technique des créateurs de l’époque sur ceux de l’Antiquité ;
les Anciens : ils sont emmenés par Nicolas Boileau et estiment au contraire que la
perfection a déjà été atteinte par les auteurs Grecs et Romains, et que, par conséquent,
les artistes ne peuvent faire que tenter de la retrouver. Le choix par Racine pour ses
tragédies de sujets antiques déjà traités par les tragédiens grecs illustre cette
conception de la littérature respectueuse des règles du théâtre classique élaborées par
les poètes classiques à partir de la Poétique d’Aristote.
Alors que les Modernes explorent de nouveaux thèmes et de nouvelles formes littéraires,
mettant en avant la culture et la langue françaises, les Anciens parient sur les sujets
inspirés du passé et l’imitation des textes antiques. Etre moderne, c’est donc s’affranchir
de l’autorité des Anciens et de suggérer que le meilleur se trouve dans le présent ou
dans l’avenir.
B/ Plusieurs notions sont caractéristiques de la modernité :
l’individu : il se constitue comme sujet, c’est-à-dire comme le centre possible d’une
réflexion (cf. "je pense donc je suis" de Descartes, les Essais de Montaigne). L’essor de
l’humanisme à partir du XVIe siècle place l’homme au centre des préoccupations
intellectuelles ;
la liberté : l’avènement des droits de l’Homme et du Citoyen en fait un droit inaliénable et
sacré ;
la raison : Dieu ou la nature cessent d’être des références et c’est désormais dans la
raison que les Occidentaux vont puiser leurs certitudes : "la raison est la chose du
monde la mieux partagée" écrit Descartes dans le Discours de la Méthode (1637), d’où la
nécessité d’établir une méthode fiable pour en faire le meilleur usage ; en outre, cette
raison est conquérante : la science doit "nous rendre comme maître et possesseur de la
nature" prédit Descartes ;
l’Etat : il est un élément qui doit permettre de rationaliser l’organisation de la vie en
société (une des premières occurrences du mot "Etat" figure dans le Prince de
Machiavel) ;
la sécularisation : la distinction entre la sphère privée et la sphère publique s’accomplit,
le religieux et le politique se séparent progressivement. La religion cesse de structurer la
vie sociale (cf. "Dieu est mort" de Nietzsche dans Le Gai Savoir) ;
le progrès : il devient la nouvelle foi des modernes, il repose sur la croyance en la
toute-puissance de la science et de la technique ;
le travail : alors que dans la Bible, il était synonyme de punition divine, il devient, avec le
développement du capitalisme et de l’idéologie libérale, un moyen de conquête de la
liberté.

2/ La modernité se caractérise essentiellement par un rapport problématique au passé,


à l'histoire et à la mémoire.

A/ Dans Histoire et Mémoire (1988), Jacques Le Goff montre que pour Descartes, il est
possible de progresser dans la connaissance par le moyen d’une réduction des choses
aux causes. Dans ces conditions, la mémoire devient inutile pour toutes les sciences et
le prestigieux statut que les Anciens conféraient à la mémoire s’effondre.

Avec la modernité, la mémoire, à travers l'histoire, devient un outil et peut être


instrumentalisée à des fins très variées, notamment politiques. Dans son Histoire de
France (2001), Marc Ferro montre la manipulation dont l'histoire a été l’objet au moment
où la rivalité franco-prussienne était des plus intenses : "Quand commence l’histoire de
la France ? Clovis ou Vercingétorix ? Lorsqu’il était écrit, dans les manuels de la IIIe
République, que "nos ancêtres étaient les gaulois", cela voulait dire que nos ancêtres n’
étaient pas les Francs". C’était une façon de faire oublier que nos ancêtres Francs
étaient un peu trop germaniques. Cette réécriture de l’histoire a pu ensuite nourrir le
sentiment de la revanche et être un élément déterminant dans l’entrée en guerre de la
France en 1914.

La mémoire peut aussi servir à faire diversion et à détourner les esprits d’un présent peu
glorieux en entretenant le souvenir des héros passés, souvent en les auréolant d’une
dimension mythique. Ou encore, elle peut être un moyen de victimisation participant à ce
que Pascal Bruckner appelle dans La tentation de l’innocence (1995) une stratégie
collective de refus de la responsabilité. Dans tous les cas, elle peut être sujette à
maintes transformations et entretient de manière ambivalente, à la fois les doutes et des
certitudes.

B/ Dans Nous autres, modernes, Alain Finkielkraut discerne le passage progressif, au


cours du XXe siècle, à une modernité érigée en esprit de révolte. Elle se fait de plus en
plus revendication politique et cristallise des valeurs. Etre moderne apparaît comme le
bien, et dès lors, toute résistance au procès de modernisation apparaît comme le mal.
De nos jours, est qualifié de réactionnaire ou de rétrograde, tout opposant à la modernité
sans même qu'il soit fait attention à la rationalité de son argumentation. Selon le
philosophe, cette dramatisation du débat provient de la nécessité de rendre compte d’
une violence de l’histoire que Dieu ne peut plus justifier. Désormais, ce qui justifie la
violence, c’est l’action au nom de la modernité. Pour cette raison, on assiste à un culte
contemporain du nouveau. Le révolté et la jeunesse sont promus au rang de valeur en
soi, tandis que la transmission et l’ancien sont voués aux gémonies.

Finkielkraut oppose Sartre, pour qui l’engagement est moderne au sens où il fait l’œuvre
d’un acte, à Barthes qui, à la mort de sa mère, écrit dans son journal qu’il lui est
désormais devenu indifférent d’être moderne. Il fait ainsi la différence entre le moderne
pour qui le "passé pèse" et le survivant pour qui le "passé manque". La modernité lui
apparaît ainsi comme une période de deuil du passé vécu sur le mode de la tragédie
(philosophie de l’absurde), du manque (nostalgie ou mélancolie) ou du déni
(engagement). La modernisation socio-économique a comme corollaire l’obligation de
se confronter à l’incertitude.

3/ Les changements induits par la modernité sont ambivalents car à la fois synonymes d’
une plus grande liberté et d’un accroissement de l'incertitude.

A/ Dans Sociologie (1908), Georg Simmel montre que la modernité se caractérise par un
élargissement des cercles sociaux, c'est-à-dire à la fois par leur multiplication mais
aussi par leur densification. Les individus des sociétés modernes sont pris dans un plus
grand nombre de groupes sociaux et sont en contact avec un plus grand nombre de
personnes. Cela a pour conséquence d’affaiblir les liens traditionnels qui faisaient la
cohésion de la communauté, au profit d’une sociabilité élargie à la société entière. Au
sein de chaque cercle social, il incombe à l’agent de remplir un rôle (professionnel,
familial, etc.). Si les cercles sociaux se multiplient, alors l’agent a davantage de rôles à
remplir et, pour Simmel, cela le rend plus libre.

Dans ce mouvement de multiplication des cercles sociaux, il est possible qu'émergent,


dans l’esprit des individus, des contradictions internes. Comme une personne est
amenée à endosser davantage de rôles sociaux, des contradictions peuvent surgir entre
la pluralité des rôles et l’unité psychique. Simmel souligne que "la pluralité des
appartenances sociologiques engendre des conflits internes et externes, qui menacent l’
individu de dualité psychique, voire de déchirement". Cependant, il pense qu’à terme,
cette tendance schizophrénique sera surmontée au profit de l’unité individuelle : "plus la
variété des intérêts des groupes qui se rencontrent en nous et veulent s’exprimer est
grande, plus le moi prend nettement conscience de son unité". Autrement dit, ce qui s’
affirme dans cette multi-appartenance c’est le moi de l’individu davantage que le
déchirement dû aux différents rôles sociaux.

B/ Dans Sociologies de la modernité (1999), Danilo Martucceli montre que la modernité


correspond à une période de liberté, mais aussi de doute grandissant. La conscience
humaine se trouve écartelée entre le sentiment d’appartenir à un temps spécifique et la
volonté inquiète de donner un sens à un monde de plus en plus complexe qui échappe
aux catégories de compréhension traditionnelles. La spécialisation de la société se
traduit par une parcellisation en groupes distincts et hiérarchisés. Les individus sont
certes plus libres, car ils s’autonomisent de plus en plus, mais ils ne parviennent plus à
se satisfaire des représentations du monde simplificatrices pour rendre compte de la
complexité des phénomènes. Par conséquent, la modernité charrie avec elle une
multiplicité de nouvelles questions auxquelles les réponses du passé ne sont plus
satisfaisantes et demeurent, désormais, insatisfaites. Au bout de la réalisation du
programme cartésien, il y a la société de l’incertitude.
Nicolas à 8/18/2011 10:30:00 PM
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