Vous êtes sur la page 1sur 11

Kant 

: L’art est-il la représentation d’une belle chose ou la belle représentation d’une chose ? :

I/ L’art est une plaisante imitation qui fait jouir l’homme tout en le faisant accéder à la
connaissance de lui-même et du monde:

1) L’art fait partie de la nature humaine en tant que celle-ci est encline à imiter les choses du
monde pour créer un autre monde plus dense et plus intense:

D’emblée, il faut admettre que l’art est le fait de l’homme puisqu’il repose sur l’usage de la
faculté naturelle de l’imitation : «  en effet, écrit Aristote au début de Poétique, imiter est naturel
aux hommes, dès leur enfance ; ils diffèrent des autres animaux en ce qu’ils sont très enclins à
l’imitation (…) ». Il ajoute que les hommes «  acquièrent leurs premières connaissances par
l’imitation, et ils trouvent tous plaisir aux imitations. ». Ainsi les arts «  imitent beaucoup de
choses en reproduisant leurs images par des couleurs et des figures de même que d’autres font
des imitations vocales. ». Le Stagirite considère ainsi que l’art est une activité technique et
artisanale qui reproduit les choses en usant du procédé de la représentation. Mais pour Aristote
cette représentation n’est pas une copie par duplication des objets du monde puisque il précise
que l’art réalise une sorte de distanciation qui instaure un recul critique qui permet à l’homme
de regarder avec plaisir ce qui a l’habitude de le rebuter dans le réel : « nous prenons du plaisir,
dit-il, à contempler la représentation la plus précise des choses dont la vue nous est pénible dans
la réalité, comme les formes des animaux es plus hideux et des cadavres. ».

Donc, Aristote établit une équivalence entre l’imitation et la représentation et ce grâce à


l’imagination. Cette équivalence n’est pas due au trait commun de la beauté qui caractérise à a
fois le monde et sa représentation artistique. En effet, la beauté n’est pas ce qui fait la différence
car l’artiste ne peut pas égaler ou surpasser la beauté du monde même s’il imite la nature : le
beau dans la nature n‘a pas besoin de l’art pour exister, mais ce dernier a le pouvoir de le
célébrer, quand il est réel ou de le créer, quand il est absent ou caché. Par ailleurs, la beauté du
monde existe et vaut sans l’art et l’art ne saurait l’égaler ou la dépasser. C’est pour cela qu’il faut
penser qu’Aristote entend par le fait d’imiter l’acte de déployer par l’artiste une vision claire qui
perçoit le monde tel qu’il est sans le transfigurer ou le défigurer par le prisme des
représentations humaines qui sont nécessairement particularisantes et réductrices. Il convient
de souligner que sous l’effet de l’habitude et des déterminismes culturels collectifs, les hommes
regardent le monde sans le voir et lui impriment souvent des significations triviales ou
utilitaristes alors que le fait de l’imiter, par le moyen de l’art, permet de le mettre à distance
pour le regarder différemment. L’art serait, en vérité, le moyen d’opérer une reconversion du
regard qui rend de nouveau le monde visible, spectaculaire et étonnant.
2) Ainsi parce qu’imiter c’est aussi voir le monde avec recul, l’art agit comme un moyen de
connaissance :

Parlant de l’art Aristote déclare que « l‘on se plaît à regarder des images parce qu’en les

regardant on peut apprendre et raisonner (…) ». En effet, l’habitude est génératrice

d’indifférence, elle annule la distance qui existe en principe entre l’homme et le monde et rend

ce dernier à la fois désirable et questionnable. Par contre, mettre à distance le réel c’est

l’objectiver, c’est-à-dire le poser devant le regard et l’offrir à l’attention comme un sujet digne

d’être questionné et pensé. Pour que cela ait lieu, il faut que l’homme puisse médiatiser son

rapport avec le monde par le biais d’un moyen technique ou artistique qui engendre l’espace de

séparation où peut se déployer la relation entre le sujet et son objet. L’art accomplit cette mise

en rapport car, pour imiter le réel selon le mode de la vision lucide et participative, il utilise des

signes et des formes par lesquels il le représente. Or, l’objet ainsi représenté n’est pas le réel lui-

même, mais son double symbolique. Par ce processus de dédoublement, l’homme pose le réel

devant lui et le constitue ce faisant en objet d’étonnement, de méditation et de connaissance et

ce faisant il l’institue en sujet de la pensée puisque celle-ci commence toujours, selon Aristote,

dans l’étonnement. Or, l’étonnement, pur tous les penseurs de la Grèce antique, est un art de la

vision puisqu’ils l’entendent et le pratiquent comme un rapport au monde et une méthode de

connaissance. En effet, pour le penseur grec, s’étonner consiste à déterminer l’esprit à

rechercher dans le monde la présence effective du divin qui prouve la perfection de l’être. Il va

de soi que l’homme ne peut rien ajouter à ce monde qui ne manque de rien. La seule action que

sa nature l’autorise à accomplir est celle de constater l’excellence du monde en témoignant de

ses qualités. Par conséquent, l’art est le mode d’une vision qualitative et bonne qui fait bien voir

le monde et participe de ce fait de la théorie entendue dans le sens de l’art de prendre

conscience du caractère divin du cosmos. En effet, pour la culture grecque à laquelle appartient

Aristote, le monde est perçu et vécu comme un cosmos organisé, harmonieux, immuable

rationnel, parfait et éternel. Il s’ensuit que le monde est un modèle de perfection qui tient son
excellence des dieux qui l’animent et avec lesquels il se confond. Par conséquent, imiter le mode

par le biais de l’art c’est user de l’art comme un moyen qui permet à l’homme de comprendre

que le monde est grand, étonnant, beau en lui-même sans que l’homme ait contribué en quoi

que ce soit à cette excellence. En somme, dans la perspective grecque, l’art pense le monde pour

le peser, l’évaluer et le connaitre afin d’identifier la place à laquelle l’homme peut prétendre

dans cette totalité heureuse. En somme, l’art est un moyen d’élévation et une technique

orientée vers le gouvernement de soi et l’esthétisation de soi-même qui profitent à la

communauté des hommes. Il s’ensuit que le dispositif artistique permet de poser le monde

comme un modèle imitable par l’homme pour que ce dernier devienne un microcosme qui

reproduit l’excellence du macrocosme : par le truchement de l’art, l’homme voit le meilleur et le

voyant, il désire l’imiter en s’ajustant à lui et en travaillant à lui ressembler. Ainsi, quand Aristote

établit la fonction cathartique de l’art tragique, il la pense comme un moyen de connaissance qui

se sert du média de la représentation dramaturgique pour amener le spectateur à purger, par

personne interposée, son âme des passions destructrices qui affectent l’excellence humaine. En

effet, dans un premier temps, aimanté par l’excellence exemplaire du héros, le spectateur jouit

du plaisir qui résulte de son identification avec lui. Cette similitude valorisante incite le

spectateur à épouser totalement la trajectoire et les actes de son modèle et le prédispose à

partager son vécu et son ressenti. Mais, dès que les assauts du destin fatal fissurent l’exemplarité

du héros et révèlent les signes de sa fragilité et de son humanité, le spectateur terrifié par la

menace du châtiment inéluctable qui pèse sur son modèle, se désengage de la structure de

l’identification, désavoue le héros, décide de prendre ses distances avec lui et passe du

sentiment de l’admiration à celui de la pitié. Or si le spectateur se sentait, sous l’effet de la

fascination, inférieur au héros, la pitié inverse la distribution des rôles et le place en position de

supériorité puisque la pitié ne peut être éprouvée que pour un être qui nous est inférieur. Cette

nouvelle configuration relationnelle enclenche le retrait et la défection du spectateur et lui

permet, ce faisant, d’épurer son être d’une démesure possible et lui épargne la probabilité des
désagréments qui pourraient en résulter. C’est de la sorte que l’art tragique protège le

spectateur de sa propre démesure et fait éviter à la cité un état de désordre qui aurait pu nuire à

l’équilibre politique, social et moral qui garantit l’harmonie de la communauté.

3) L’art procure du plaisir aux hommes :

C’est la recherche du plaisir qui justifie le désir que les hommes portent à tous les phénomènes
esthétiques des plus primitifs et enfantins aux plus sophistiqués. Dés leur plus tendre enfance,
les hommes éprouvent du plaisir à imiter en s’adonnant à de nombreuses pratiques tels que le
jeu, le déguisement, le mime, etc. L‘enjeu de ces pratiques est d’affirmer la puissance de vivre
qui a le pouvoir de déplacer l’expérience de l’existence dans un monde imaginaire et fictif crée
totalement par le désir et la volonté.

C’est pour cela qu’Aristote est formel : les hommes, atteste-t-il, aiment l’art parce qu’il leur offre
du plaisir. Ce dernier résulte essentiellement de la nature de la représentation. C’est cette
dernière qui constitue la matière et le fondement de cette joie. C’est cela que laisse entendre
Aristote quand il dit « il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est
possible, mais incroyable. ». Il faut entendre ce propos dans le sens que l’art est ce qui apporte
une vie plus dense que celle que les hommes vivent réellement et de laquelle ils ont besoin sans
qu’elle le soit pour autant nécessaire.

De même, il faut percevoir dans cette vision l’idée que l’objet représenté offre de la joie et du
plaisir aux hommes qui aiment l’art parce qu’il leur accorde la possibilité d’apprendre via un
monde artificiel et imaginaire mais possible et potentiel : «  le rôle propre du poète, écrit
Aristote, n’est pas de dire ce qui est réellement arrivé, mais de dire ce qui pourrait arriver selon
la vraisemblance ou selon la nécessité. ». Cet aspect de l’art éclaire davantage la théorie de
l‘imitation aristotélicienne puisque nous comprenons que la fonction première de l’art est de
créer un monde qui ressemble au monde réel mais qui a sur lui l’avantage d’être plus dense. A
vrai dire l’imitation chez Aristote est synonyme de création en tant qu’acte qui forme des êtres et
des univers crédibles pour l’imaginaire. Par conséquent, Aristote décèle dans l’art une puissance
de feindre et de faire semblant qui permet de mettre sur pied un autre monde façonné à nos
propres lois et fait de telle manière à rendre possible le plaisir de l’évasion et de l’expression
cathartique des émotions normalement contenus par les impératifs de la vie sociale.

II/ L’art est une invention et une réinvention du monde qui sert à le spiritualiser et à l’humaniser :
1) Pour Emmanuel Kant, le beau produit par l’art est particulier car l’art est non conceptualisable,
comme le beau d’ailleurs, puisque l’artiste peut s’interroger sur soi et sur le monde et a le
pouvoir- parce qu’il est une conscience dédoublée – de se représenter soi-même et le monde
pour les mettre à distance et les penser en leur absence effective :

En effet, rechercher une vérité, un sens en interprétant l’être, transformer ou recréer le monde
et son propre être, tout cela peut se faire sans l’art. Mais l’art le fait mieux car il libère l’homme
et le réconcilie avec le monde et avec lui-même et délivre sa puissance de vivre et sa joie et lui
redonne confiance en lui permettant d’avoir foi en sa singularité, son goût, sa sensibilité
esthétique, son émotion et sa force de jugement. En effet, l’homme a besoin de la beauté pour
qu’il se rappelle ce qu’il peut être et ce dont il est capable. Donc, l’art augmente notre puissance,
accroît notre perfection et notre joie puisqu’il peut aider l’homme à se découvrir, à se connaître
voire à s’inventer. Ce pouvoir de l’art s’explique pour Kant par le fait que l’art est un jugement
sans critère et sans concept. En effet, l’art, souligne Kant, est la seule pratique de l’esprit où se
réalise « le jeu libre et harmonieux des facultés humaines. ». Pour ce philosophe, le beau dans
l’art ne peut pas être défini, délimité, identifié. Il est éprouvé et ressenti et le sujet qui
l’expérimente n‘a pas besoin de l‘expliquer ou de le justifier : il le vit sans vouloir ou pouvoir le
discuter.

Il s’ensuit que l’art fait cesser le conflit des facultés qui caractérise l’être de l’homme. En effet,
la partie/ ou la part morale s’oppose à la part égoïste en nous dans la situation par exemple ou
nous avons à choisir entre le fiat de mentir ou de dire la vérité. Ainsi, l’ordre du jugement qui
fait reposer sa décision sur l’axiome du «  c’est bien » décide en fonction de ce critère et
l’emporte sur notre part sensible ou morale. C’est le même phénomène qui a lieu quand la part
rationnelle de notre être s’oppose à notre part sensible et désirante comme lorsque nous
voulons céder à la tentation d’un glace alors que nous suivons un régime alimentaire, dans ce
cas de figure la décision repose sur l’axiome «  c’est bon ». dans chaque cas de figure, Il s’agit de
tensions internes qui nous font souffrir. Ainsi Chaque fois notre être est divisé aussi bien dans le
confit que lors de sa résolution parce qu’l n’y a chaque fois qu’une partie de notre personne qui
l’emporte sur l’autre. Cet état e trouble est provoqué par le fait que L’homme est sous l’effet
d’un jugement déterminant : une faculté est dite déterminante chez Kant quand elle décide du
jugement et de la prise de décision ou intervient dans un choix. Par contre dans l’art et grâce à lui
nous expérimentons «  le jeu libre et harmonieux des facultés humaines. » puisque
l’entendement (dans son travail l’entendement traite des données, les analyse, les évalue, les
relie et les synthétise. Pour cela il a besoin de commander à la sensibilité) et la sensibilité
s’accordent pour dire que c’est beau.
2) Le jugement esthétique relève de l’ordre du « jugement réfléchissant » car toutes les facultés
s’accordent sur le jugement du beau :

Le jugement esthétique auquel nous avons recours dans l’art n’a pas de critère. Il ne relève dans
ce sens ni de l’entendement ni de la sensibilité et c’est pour cela que nous disons qu’il est libre. Il
est dit aussi harmonieux car les facultés s’harmonisent et l’être de la personne est réconcilié ce
qui l’apaise et la réjouit. Cette possibilité de la liberté est augmentée car l’art est un arrêt de la
quotidienneté, un exotisme ou une évasion qui nous ramène paradoxalement vers le propre en
nous et vers notre puissance et notre singularité. En effet, l’art nous réapprend que notre
jugement est « sans concept », « sans intérêt » et « sans finalité ». Ces trois états sont des
moments de libération de l’homme du diktat de la raison et de la rationalité et des normes
canoniques du goût qui ne nous proposent que des expériences de la beauté adhérente et
conformiste puisque l’habitude et les déterminations sociales nous imposent de rechercher la
reconnaissance des autres en en se conformant à ce qu’l faut aimer pour admis socialement.
Kant nous permet de comprendre qu’un jugement qui adhère à un concept, un courant, un goût,
une mode, s’oppose à la beauté pure c’est-à-dire celle de la liberté, de l’harmonie et de la
créativité laquelle, à la fois, nous apaise et nous aide à nous affirmer en renforçant notre foi en
nous-mêmes et nos capacités. Cela explique pour quoi la connaissance artistique est une
connaissance par intuition. En effet, dans l’expérience artistique et esthétique, l’homme utilise sn
intuition et son pouvoir de connaitre immédiatement et spontanément le monde sans passer par
des médiateurs de la connaissance. Cette connaissance est possible car dans l’art l’homme juge
en l’absence de critères. Or puisque il n’y a pas de critères, l‘homme invente lui-même ses
propres critères. Il est de ce fait, même dans sa position de récepteur de l’œuvre artistique, un
créateur qui s’affirme par le caractère libre et personnel de son jugement (alors que la
connaissance par l’entendement et la raison est laborieuse, graduelle et procède par
décomposition). Cette connaissance intuitive et libre est une fenêtre ouverte sur l’absolu comme
c’est le cas dans toutes les grandes œuvres de l’humanité (les Chaussures de Van Gogh : l’idée
de l’usure et du passage de temps.

3) L’art nous fait prendre conscience de nous-mêmes :

Donc l’artiste crée et ne copie pas et l’imitation est un moyen parmi bien d’autres de l’art et non
sa finalité ou sa propriété nécessaire et suffisante. Cela découle du fait de la gratuité de l’art et
de son « inutilité » puisqu’il constitue une activité désintéressée et « dépréocuppée » en rupture
avec les buts habituels de l’activité humaine à savoir l’utilité, l’efficacité et la puissance. Par
ailleurs, l’art est spéculaire dans ce sens que l’œuvre d’art fonctionne comme un miroir dans
lequel l’homme- l’artiste et le récepteur- voit son reflet et s’extériorise dans le but de prendre
conscience de lui-même et de se connaître. Il faut entendre par ce propos que dans l’art
l’homme se cherche et se trouve puisqu’il y découvre un sens au monde, à soi et à l’existence et
ce faisant il donne forme à l’esprit et à l’absolu en les matérialisant. En tant que tel, l’art est
présence au monde, à soi et à l’être. Il humanise et spiritualise le monde puisqu’il il permet à
l’homme de retrouver son vrai rapport à l’être, de renouer avec l’être en train d’être – alors que
le temps économique et l’appropriation le coupe de l’être- et d’exister authentiquement en étant
dans le tout avec ses joies et ses tristesse et en captant ses mystères et ses énigmes sans
chercher à les résorber ou à les dépasser.

L’art en général et la poésie en particulier possèdent le pouvoir magique de révéler par la clarté
surprenante et étonnante de l’image et de la métaphore les secrets et les énigmes qui rendent
l’homme perplexe face à l’être. C’est ainsi que cette parole revêt un caractère innocent par son
refus d’émettre le moindre jugement sur le monde.

III/ l’art est la prise en charge de l’énigme de l’être qui échappe à l’ordre de la pensée :

1) Donc, le pouvoir étonnant que possède la parole poétique, est aussi ce qui permet
l’ouverture à l’être et ce qui permet d’être dans la plus grande proximité avec lui :

Christian Bobin déclare dans l’ère du vide que : « c’est celui qui s’absente qui peut le mieux
parler des présences […] ça lui donne une vue d’oiseau de proie sur tout ce qu’il peut voir  ».
Mais si la parole poétique permet à l’homme de rétablir le rapport immédiat avec l’être, ce
pouvoir est, toutefois, conditionné par de longues heures d’attente et de méditation devant le
spectacle de l’être : « Patience, Patience dans l’azur, chaque atome de silence est la chance
d’un fruit mûr », écrit à ce propos Paul Valéry. En effet, afin de mener une quête efficace de la
vérité, l’homme doit aussi refuser d’émettre tout jugement sur l’être et ce sur le monde en
adoptant le silence comme modalité de l’écoute et de la participation car comme le souligne
Christian Bobin : « le pur silence : c’est l’élément naturel de l’âme, autant que l’eau pour le
nageur au-delà de l’horizon ». Du reste c’est pour cette raison que l’art est souvent un acte de
célébration de l’être qui s’apparente, selon les dires du poète Hölderlin, à une prière : « Puis je
levais les yeux : dans le soir miroitant // Le fleuve apparaissait. Une émotion sacrée// Me fit
vibrer le cœur : soudain je ne ris plus / Soudain, plus grave, je laissais nos jeux d’enfant et
balbutiai, vibrant : il faut prier ». Hölderlin décrit ainsi un certain cycle d’attitude qu’il nécessaire
d’adopter pour atteindre la plus grande proximité avec l’être, et afin surtout d’établir
effectivement une certaine fusion avec lui. Toutefois, c’est paradoxalement en passant par ce
qui est tragique que l’homme peut atteindre les vérités et atteindre les plus grandes
significations. C’est cette situation critique que présente Bobin dans son livre l’homme-joie « Il
faut que le noir s’accentue pour que la première étoile apparaisse ». De ce fait, c’est ce cycle
d’attitude que l’homme a à adopter qui lui permettent d’atteindre les vérités de l’être et du
monde au-delà de toute parole humaine et au-delà de ses limites, que se subsume la vraie parole
de l’être qui se déploie justement dans l’art. En effet, l‘homme est confronté à la limite de
l’incapacité à dire quoi que ce soit du réel, c’est à dire à dire que son pouvoir de dire le monde et
l’être bute sur l’indicible. Par conséquent, la parole artistique devient celle qui met l’homme face
à situation tragique d’être chaotique ne pouvant aucunement expliquer le monde et son
existence. En somme, l’art a le pouvoir d’accompagner l’homme dans sa fusion avec l’être en
rendant possible son étonnement.

2) La puissance de l’art réside dans sa capacité à lutter contre le néant et l’échec contre
lesquels il s’affirme en tentant de créer continuellement du neuf et de l’inédit à partir de ce
même néant :

L’art rend cela possible car il a le pouvoir non pas d’expliquer et d’élucider, mais de créer
l’obscur et l’ambigu et de révéler le mystère et d’œuvrer à l’approfondir au lieu de le
résorber comme le déclare le poète Pierre- Jean Jouve: « l’esprit s’aiguise à contempler/ la
forme insaisissable où rien/ Ne lui parle qu’un souvenir/ il ne voit la réalité/ que par de
brusques déchirures. ». L’artiste ne crée pas le mystère, il le révèle et le saisit quand il se
manifeste par ses signes. En effet «  le mystère, nous explique l’historien des idées, Jean
Starobinski, est ici le fait d’une réalité inhabituelle qui se montre, il est de l’ordre de
l’évidence. Jamais ce mystère n’est produit (…) par une tendance à voiler ou à masquer par le
moyen de l’énigme verbale. La chose mystérieuse est mystérieuse parce que révélée et saisie
dans le moment même de l’apparition. ». il s’ensuit que l’art transcende la vérité pour dire
l’évidence du manque, du déficit, du vide, du néant et du non-sens ; son action débouche ainsi
non pas sur la question de la vérité, mais sur celle de l’énigme de l’être et de l’absolu. A ce
propos Philippe Jaccottet écrit dans Eléments d’un songe : «  Que  reste -t-il, sinon cette façon
de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraisemblablement la possibilité de
tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l’abîme pour se
maintenir au dessus, sinon le franchir ( qui serait le supprimer) ; une manière de parler du
monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer et l’anéantir, mais qui le montre tout
nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que
terrible. ». En effet la possession du réel échappe à l’art et ce dernier est réduit à constater que
ce qui dans le réel ne peut que s’évanouir. Mais le néant est paradoxalement la condition de
l’effort de l’expression et de l’évocation : c’est le vide disponible et prêt à être rempli comme le
montrent les vers suivants de Gérard de Nerval : «  Souvent dans l’être obscur habite un Dieu
caché/ et comme un œil naissant couvert par ses paupières, /un pur esprit s’accroit sous l’écorce
des pierres/ ». Ou encore Baudelaire quand il écrit : « en cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu
qu’une orbite/ Vaste, noir et sans fonds ; d’où la nuit qui l’habite/ Rayonne toujours sur le monde
qui s’épaissit toujours/. ». Néanmoins, Cette lutte est la condition de la naissance des œuvres de
la pensée et de l’esprit. Habituellement nous croyons que la pensée doit avoir pour finalité de
nous permettre d’expliquer les phénomènes, de répondre aux questions que la raison se pose et
de résoudre les énigmes que nous croisons dans notre effort de rendre intelligible notre être et
le monde. Nous exigeons de la parole qu’elle soit la lumière qui éclaire les nombreuses zones
d’ombre qui nous environnent. Il y a cependant dans cette vision des choses une part démesurée
d’optimisme tributaire de notre tendance à exagérer les pouvoirs et les capacités de la raison. La
pensée en acte sait depuis les premiers philosophes grecs de la nature que la raison rencontre
immanquablement dans son déploiement une indépassable opacité des objets sur lesquels
porte le questionnement. Le fait que ces objets soient inconnaissables et non conceptualisables
ne signifie pas pour autant qu’ils soient impensables. La pensée a le droit de tout penser y
compris l’inintelligible. C’est peut-être cet effort d’affronter l’énigmatique et de tenter de dire
les raisons de son opacité qui constitue la force et la dignité de la pensée laquelle devient, en
face de l’inconnu, esprit. Affirmer, à la suite de l’effort de la pensée et de l’art, ne pas atteindre
le savoir, c’est accéder, en vérité, au degré le plus élevé de la pensée puisqu’il s’agit de travailler
à creuser l’approfondissement de l’énigme et non œuvrer à sa résolution. Ceci est rendu
possible par le fait que les possibilités et les puissances du langage symbolique et métaphorique
de l’art sont sans limites et sans frontières. En effet, le langage artistique est sans contraintes
comme l‘écrit George Steiner dans Réelles présences « Le langage ne connaît pas de terme
conceptuel ou projectif. Nous sommes libres de dire ce que nous voulons de tout et de rien ». il
est vrai que dans l’art les deux actes de conceptualisation et d’imagination, ont indéniablement
le pouvoir d’abolir, de renverser ou de mêler toutes les catégories d’identité et de temporalité.
L’art est dans ce sens le lieu où se déroule, contre toute logique, l’anti-factuel. Cette catégorie
de la logique et de la grammaire a le pouvoir d’exprimer le probable, la projection dans le futur,
l’espoir, l’ambition, le désir et la volonté. Par l’anti-factuel, la parole met entre les mains de
l’homme une infinité de suppositions désirées, voulues ou rêvées : « au sein de la grammaire, les
temps du futur, les optatifs, les conditionnels, sont les formes qui représentent le phénomène
conceptuel et imaginatif de l’infini (…) nous pouvons dire n’importe quelle vérité et n’importe
quel mensonge. Nous pouvons affirmer et nier dans le même souffle».
3) Il s’ensuit que moyennant l’art, l’homme peut dire l’improbable, traiter de l’absence voire
de l’impossible :

Cette puissance de l’art de son immense aptitude à créer de la fiction, c’est-à-dire à raconter une
histoire sur soi ou sur le monde. En effet parler à soi-même, de soi-même ou à autrui, c’est,
chaque fois, inventer et réinventer l’être et le monde en produisant à l’égard de soi, d’autrui ou
du monde un discours élaboré qui institue du sens et indique une orientation voire une
destination au désir et à la volonté: « à la différence, écrit George Steiner dans Réelles présences
–et cette différence est fondamentale- du végétal et de l’animal, l‘homme seul peut construire
et analyser la grammaire de l’espoir ». George Steiner considère dans ce texte que le potentiel
sémantique d’innovation et de signification de la parole est infini. Cela est dû au fait, selon
George Steiner, que le signifié est toujours en excès par rapport au signifiant : « La parole, écrit-il,
est une réfutation de l’impossibilité de l’infini ». Par son usage de cette parole, l’art travaille sur
un fonds inépuisable et de ce fait ouvert à l’infini et au renouvellement, comme le souligne Paul
Claudel lorsqu’il déclare qu’ « il n’y a point autour de moi de solidité, je suis situé dans le chaos,
je suis perdu à l’intérieur de la Mort… j’ai perdu ma proportion, je voyage au travers de
l’indifférent. ». il poursuit en expliquant les causes de cette situation quand il écrit « Nous ne
savons plus où nous sommes, notre vision n’a plus le visible pour limite, mais l’invisible pour
cachot, homogène, immédiat, indifférent, compact. ».La poésie est intimement liée à cette
impossibilité de penser et de nommer. Elle ne résout pas le problème, elle ne nous offre pas une
parole qui dit l’étrangeté du monde, elle dit simplement la douleur de cette impossibilité de dire
fait vivre le ravissement/ l’étonnement que nous éprouvons dans cette douleur. Ainsi, quand
Wittgenstein déclare que « ce qui ne peut s’énoncer clairement doit être tu », il montre l’attitude
la plus sage à avoir devant ce monde mystérieux et perplexe. Mais le silence revendiqué peut
correspondre à un langage qui sait être attentif à ce qui le dépasse et qui s’efforce de décrire
cette expérience même du dépassement sans chercher à la résorber. Ce type de langage nous le
rencontrons dans la poésie car elle est le discours humain pour lequel le vide est l’indice de
l‘absolu comme le dit ce vers de Baudelaire : « insatiablement avide/ De l’obscur et de l’incertain
et je suis la plaie et le couteau ».

Mais, paradoxalement, pour le poète le néant est la condition de l’effort de l’expression et de


l’évocation. Il est le vide qui autorise la création et est pleinement disponible pour créer un
monde à partir des signes de la langue. Mais dans l’acte créateur du poète ces signes valent par
eux-mêmes et ne veulent aucunement prétendre à l’adéquation avec le réel. Au contraire, le
poète s’efforce de sauver le langage du réel et ne pas le laisser s’appauvrir dans la représentation
car le langage vaut par lui-même, c’est-à-dire par sa musicalité, son esthétique et sa puissance
d’évocation. Cette libération du langage et de sa puissance atteint son sommet dans l’œuvre de
Mallarmé : «  je m’arrête, écrit-il, rêvant aux exils, et je m’effeuille,/comme près d’un bassin dont
le jet d’eau m’accueille,/ les pâles lys qui sont en moi/ triste fleur qui croît seule et n’a pas
d’autre émoi/ Que son ombre dans l’eau vue avec atonie/ oui, c’est pour moi, que je fleuris,
déserte. C’est pour cela que L’esthétique de Mallarmé utilise la symbolique des fleurs pour
suggérer la puissance d’évocation de ce signifiant : « le Maître, par un œil profond, a, sur ses
pas,/ apaisé de l’éden l’inquiète merveille/ dont le frisson final, dans sa voix seule, éveille/ pour
la rose et le lys le mystère d’un nom/ je dis : une fleur ! Et hors de l’oubli où ma voix relègue
aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée
et même suave ; l’absente de tous bouquets. ». Mallarmé réussit, ce faisant, ce qu’il appelle
l’isolement de la parole poétique. Pour lui, isoler la parole de l’art c’est la séparer du réel par les
procédés de l’esthétique et de l’écriture artistique. Cette parole isolée reste toutefois chargée de
mémoire et de réminiscences : « la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve
atmosphère. » et c’est cette nouvelle ambiance créée par le poète qui fait revivre le mot en le
chargeant d’exprimer de nouvelles émotions.

Vous aimerez peut-être aussi