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LES ÉVOLUTIONS DU FORMALISME.

ENTRE LÉGALITÉ ET LÉGITIMITÉ

Philippe Ropenga

Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques »

2018/2 Volume 81 | pages 5 à 33


ISSN 0770-2310
Article disponible en ligne à l'adresse :
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R.I.E.J., 2018.81

ÉTUDES

Les évolutions du formalisme.


Entre légalité et légitimité*

Philippe ROPENGA
Docteur en droit, Avocat

Résumé

En droit, l'usage de la forme varie selon la perception du temps qui a cours à


une époque donnée. Le droit s'inscrivait jusqu'à une période récente dans le
temps par le biais de la légitimité. Cette notion unissait un élément
institutionnel portant sur l'élaboration de la loi et un élément spirituel qui
permettait de situer la loi par rapport à un repère spontanément admis. Une
approche interdisciplinaire qui s'appuie sur le droit français, l'histoire, la
philosophie et la sociologie révèle que l'union de ces deux éléments servait
l'État. L'actuelle perception du temps a rompu cette union. L'État est
contraint de rechercher une légitimité nouvelle au moyen du formalisme.
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Cette évolution est liée à des changements sociaux. Certains d'entre eux ont
été magistralement analysés par Alexis de Tocqueville dans De la
Démocratie en Amérique. D'autres ont été mis en évidence plus récemment
par les auteurs qui étudient la société postmoderne.

Abstract : The evolutions of formalities. Between legality and


legitimacy

In law, form varies according to the perception of time that predominates


during a given era. Law makers relied until recently on legitimacy to
acknowledge the passing of time. This notion of legitimacy combined both
an institutional and a spiritual element. The first one relates to the law-
making process while the second one connects law to a commonly accepted
frame of reference. An interdisciplinary approach drawing on French law,
history, philosophy, and sociology reveals that the combination of these two
elements has served the State. The current perception of time has however
broken this union. The State now has to search for a new legitimacy by
relying on formalities. This evolution is linked to social change. Some

*
Cet article a pour origine une intuition de Jacqueline LAFON rapprochant le lourd formalisme de
l'ancien droit romain de l'oppressant formalisme postmoderne. L'auteur la remercie
chaleureusement pour ses précieuses remarques.

5
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

changes have been masterfully analysed by Tocqueville in Democracy in


America. More recently, attention has been drawn to other changes by
authors studying the postmodern society.

Le formalisme est souvent critiqué pour sa pesanteur alors qu'il est


utilisé pour la protection de personnes réputées faibles. La protection des
plus faibles est pourtant un objectif louable. Il est utile d'étudier le
formalisme afin de dépasser l'agacement et de mieux comprendre les
enjeux sociaux et juridiques du recours à une forme. Selon François Geny,
« (…) pour qu'il s'agisse de formes juridiques, à proprement parler, il faut
que les manifestations envisagées soient requises à peine d'inefficacité
juridique (…) »1. Les formes utilisées par les professionnels qui exercent
une profession réglementée sont précisément destinées à garantir la légalité
des actes qu'ils établissent et leur efficacité juridique. L'information du
consommateur est une forme qui offre une protection légitime à ce dernier. Il
y aurait donc une différence entre la légalité d'une forme et sa légitimité.
Une telle différence n'existait pas à l'époque de Jean Bodin où le pouvoir
était fondé sur les lois de la nature auxquelles il obéissait et préservait la
liberté et la propriété de ses sujets : « la Monarchie royale, ou legitime, est
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celle où les subiects obéissent aux loix du Monarque, & le Monarque aux
loix de nature, demeurant la liberté naturelle et la proprieté des biens aux
subiects »2.
L'adjectif légitime date du XIIIe s. et l'Académie française en donne
deux sens : « Qui est fondé en droit ; qui présente les conditions, les
qualités requises par la loi ». On en trouve trace dans le droit français
récent. Ainsi la filiation légitime, donnée en exemple par le vénérable
dictionnaire, est celle qui repose sur un acte juridique et non seulement sur
le fait de la nature, par opposition à la filiation naturelle. La seconde
acception est signalée comme extension de la précédente : « Qui est
conforme au bon droit, à la raison, à l'équité ; qui se justifie, qu'on peut
admettre, excuser ».
Le formalisme en général est souvent critiqué pour sa trop grande
complexité alors que le formalisme de protection se développe et paraît

1
F. GENY, Science et technique en droit privé positif : nouvelle contribution à la critique de la
méthode juridique, t. III, Paris, Recueil Sirey, 1915, p. 98. Pour une présentation succincte de
l'approche de GENY, v. J.-L. HALPÉRIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris,
Presses de Sciences Po, 2012, nº 122.
2
J. BODIN, Six Livres de la République, Livre II, Jacques du Puys, Libraire Juré en l’Université
de Paris, 1580, p. 190.

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légitime. Quelles réalités le terme de formalisme recouvre-t-il selon que l'on


se place sous l'angle de la légalité (1) ou à l'aune de la légitimité (2) ?

1. Formalisme et légalité

Il sera vu que le formalisme en tant que manifestation de la légalité a


une double fonction : rappeler l'autorité de l'État (A) et inscrire le droit dans
le temps. (B).
A. Rappeler l'autorité de l'État
Ceci suppose l'affirmation des organes de gouvernement (1) et
l'exécution des missions régaliennes (2).
1. L'affirmation des organes de gouvernement
Les historiens et philosophes qui s'intéressent à l'évolution de la
société distinguent en général trois périodes : la période classique, la
période moderne et la période postmoderne. Comme l'indique M. Hartog,
ces différentes périodes se caractérisent par un rapport différent au temps,
en particulier au présent.3 La période classique se réfère au passé et
considère le présent en tirant des enseignements du passé ; ce qui survient
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est confronté à ce qui s'est produit. La Renaissance est un exemple de
redécouverte de la sagesse antique. La modernité quant à elle est tournée
vers l'avenir ; on ne méprise pas le passé mais on cherche avant tout à aller
de l'avant. Dans une optique moderne, la contemplation du présent permet
de se rendre compte du chemin qu'il faut encore parcourir. Depuis les
Lumières, le progrès a été recherché avec ardeur et on s'est employé à
permettre à tout un chacun de faire advenir ce qui n'était pas encore.
Tocqueville, témoin de ce changement de paradigme qui s'est brutalement
imposé en 1789, écrit : « Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche
dans les ténèbres »4. Le XIXe siècle a ainsi été marqué par une foi en la
science et en la poursuite de l'histoire.5 Cet état d'esprit se retrouve
également en droit : les hommes naissent libres et égaux en droit ; il
convient de reconnaître les effets juridiques de leur volonté. M. Halpérin
rappelle que les débats les plus vifs sur l'autonomie de la volonté datent de

3
F. HARTOG, Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p.
116 et suivante pour un exposé très clair de la différence entre régime classique et moderne
d'historicité ; p. 205 où l'auteur revient succession des différents régimes.
4
A. DE TOCQUEVILLE, « De la démocratie en Amérique, t. III, 17e éd. », in A. DE TOCQUEVILLE,
Œuvres complètes, Paris, Calmann Lévy, 1888, p. 554. L'œuvre est initialement parue en deux
volets, en 1835 puis 1840. Comme l'indique l'auteur dans son avertissement publié en tête du
tome III, il s'agit du second volet paru pour la première fois en 1840. Ci-après mentionné
Tocqueville.
5
F. HARTOG, Croire en l’Histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 16 et s.

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cette époque.6 Le droit des contrats a alors très nettement favorisé le


consensualisme.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la circulation des
personnes et de l'information s'est accélérée ; ceci a modifié notre rapport
au présent et marqué le début de la postmodernité. Jean-François Lyotard
estime que la période postmoderne s'étend « depuis au moins la fin des
années 50 »7. Alors que l'époque moderne a été caractérisée par
l'élaboration de « systèmes »8 articulés autour de notions abstraites telles
que la nation ou l'État qui ont, d'après Jean-François Lyotard, été des
« récits de légitimation » ou « méta-récits »9, l'époque postmoderne est celle
de leur destruction liée à une évolution technique. Selon lui, « Il est
raisonnable de penser que la multiplication des machines informationnelles
affecte et affectera la circulation des connaissances autant que l'a fait le
développement des moyens de circulation des hommes d'abord (transports),
des sons et des images ensuite (médias) »10. Ce mouvement des personnes
et des idées concerne principalement des États dont l'autorité repose sur un
fondement juridique qui n'est plus discuté. Il ne faut pourtant pas oublier que
le formalisme a pour fonction première de rappeler l'autorité de l'État.
L'étude des périodes classique et moderne soulignera l'importance de cette
fonction.
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La période classique s'étend jusqu'en 1789. L'État affirme son autorité
en la fondant en droit ; la création de droit revient à l'État. Ce principe n'a
pas toujours été évident comme le montre l'exemple romain. Au temps de la
République, il fallait disposer d'une action afin de faire valoir ses droits11. Le
préteur pouvait créer une nouvelle action au moyen d'un édit. Arthur Schiller
relève que les jurisconsultes incitaient le préteur à accorder de nouvelles
actions tandis que le magistrat disposait d'un pouvoir créateur important
grâce à l'interpretatio.12 Il s'appuyait sur les opinions des jurisconsultes qui
n'étaient à l'origine revêtues d'aucune autorité étatique pour rendre ses
décisions. Le préteur exerçait une influence sur le droit alors qu'il ne
s'agissait pas d'un organe gouvernemental. On comprend les craintes du

6
Au sujet des critiques de l'autonomie au XIXe s., v. J.-L. HALPÉRIN, Histoire du droit privé
français depuis 1804, op. cit., nº 132.
7
J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, s. l., Éd. de Minuit, 1979, p.
11.
8
M. MAFFESOLI, « Tribalisme postmoderne », Sociétés, n° 112, p. 9 et s.
9
J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne, op. cit., p. 8 et s.
10
Ibidem, p. 12 et s.
11
Le droit postclassique a tempéré ce principe. V. en ce sens M. KASER, R. KNÜTEL et S.
LOHSSE, Römisches Privatrecht : ein Studienbuch, Juristische Kurz-Lehrbücher, München, C.H.
Beck, 21e éd., 2017, paragr. 88.4.
12
A. A. SCHILLER, « Jurists’ Law », Columbia Law Review, vol. 58, décembre 1958, n° 8, p.
1226-1238, p. 1228 et s.

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Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

pouvoir politique à l'égard du développement de la création prétorienne de


droit qui s'est poursuivi durant le Principat même si l'édit du prêteur était en
grande partie figé dès le début de celui-ci13. César a songé à la codification
en réaction à ce pouvoir créateur. Auguste, qui lui succéda, préféra la voie
du jus publice respondendi qui revêtait les opinions de certains
jurisconsultes d'une autorité particulière14 sujette à débats, notamment quant
à leur forme. Il prit soin de nouer de bonnes relations avec les jurisconsultes
influents, en particulier avec ceux qui lui étaient hostiles15. Hadrien accorda
semble-t-il plus facilement le qualificatif de jurisconsulte mais fixa la création
prétorienne au moyen de l'Édit perpétuel. Il institua une administration
impériale au centre de laquelle se trouvait le consilium et maîtrisait dès lors
l'interpretatio. Cette évolution semble paradoxale. La logique voudrait que
sous Auguste l'influence des jurisconsultes sur le droit décline. Mme
Plisecka montre qu'il n'en est rien. Elle indique que, comme le
gouvernement ne disposait pas de moyens de publication importants, le
droit était largement diffusé par les jurisconsultes et leurs opinions16. Ce
même après l'Édit perpétuel sous Hadrien. L'auteur attire l'attention sur un
point qui pourrait passer inaperçu aux yeux de lecteurs de la période
moderne ou postmoderne. Même les codifications de César ou Pompée ne
reflètent pas la volonté de faire du droit un système normatif. L'auteur insiste
sur le fait que le « rang social » des jurisconsultes ainsi que leurs
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« compétences » fondaient leur influence17. L'influence grandissante du droit
impérial s'explique par la quantité croissante de droit d'origine impérial
depuis l'Édit perpétuel18. Il n'y a pas eu de rupture avec le droit antérieur
mais une volonté constante d'affirmation des organes du gouvernement.

13
M. KASER, R. KNÜTEL et S. LOHSSE, Römisches Privatrecht, op. cit., no 2.16.
14
A. MAGDELAIN, « « Jus respondendi » », in Jus imperium auctoritas, CXXXIII, s. l., École
Française de Rome, 1990, p. 103-152, p. 110 et s. L'auteur revient sur la formule selon laquelle
les responsa des jurisconsultes sont délivrés ex auctoritate principis. Il estime que les responsa
des jurisconsultes n'engagent pas la responsabilité de l'empereur, contrairement aux rescrits,
mais celle du juriste qui rend l'avis. V. aussi ibidem, p. 108. André M AGDELAIN estime que ceux
qui avaient obtenu de l'empereur la qualité de jurisconsulte étaient qualifés de jura conditores
qui avaient le droit de créer du droit au moyen de responsa. Le terme conditor signifie créateur.
Voir également GAIUS, Institutes, I.17.
15
Ibidem, p. 104 et s. Contra K. TUORI, « The ius respondendi and the Freedom of Roman
Jurisprudence », Revue internationale des droits de l’Antiquité, vol. 51, 2004, p. 295-337, p. 305
et s. L'auteur rejette l'argument d'André MAGDELAIN en montrant que tous les jurisconsultes ne
disposaient pas du jus respondendi. Il demeure très difficile de circonscrire l'institution du jus
respondi, les sources étant rares et leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique plus que
douteuse.
16
A. PLISECKA, « The Roman jurists’ law during the passage from the Republic to the Empire »,
Jahrbuch Junge Rechtsgeschichte, vol. 4, 2009, p. 374.
17
Ibidem, p. 391. La phase de l'auteur est la suivante : « Numerous texts confirm that the
authority of the jurists, based on their skills and social position, continued to play an important
role during the Principate ».
18
Ibidem, p. 392.

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L'affirmation des organes de gouvernement dans la création du droit


vient d'être mise en évidence par le biais du droit romain. Durant le Moyen
Âge puis l'Ancien Régime, cette affirmation supposait de fonder l'autorité de
l'État en droit.
Avec l'avènement du Moyen Âge et de la féodalité apparaît une
société d'ordres qui repose sur le rang de chaque individu à la naissance.
Ce rang règle la vie du sujet de droit ; il use de privilèges qui sont propres à
tous les individus d'une même condition19 afin de mener son existence.
Dans la France féodale, les seigneurs exerçaient une très grande influence
sur ceux à qui ils avaient accordé leur protection. Le roi se trouvait au
sommet de la hiérarchie féodale et tous les seigneurs du royaume étaient
ses vassaux. Il se devait de rappeler qu'il était le roi et que son pouvoir
s'étendait sans pareil sur tout le royaume. La sénéchaussée de Beaucaire
étudiée par Robert Michel est un exemple représentatif. Devenue royale en
1226, l'institution n'a pas été profondément modifiée pour autant20. Le
sénéchal était avant tout un militaire qui exerçait son pouvoir dans les limites
de sa sénéchaussée sauf autorisation expresse du roi. Il devait entre autres
commander une armée, assurer le respect des instructions du roi, qu'il
faisait transcrire par un notaire, et gérer les finances. Dans la première
moitié du XIIe siècle, les sénéchaux royaux ne différaient guère des
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sénéchaux seigneuriaux tandis qu'à partir de la seconde moitié de ce siècle,
le roi commença à procéder à des enquêtes et exiger que le sénéchal rendît
la justice en consultant des prud'hommes ou des légistes21. La curia regis
était une institution administrative et judiciaire au sein de laquelle le judex
senescali ou juge mage, souvent légiste, occupait un rôle prépondérant. Le
juge mage recueillait les plaintes et scellait les actes judiciaires22. Sous
l'autorité du sénéchal se trouvaient les viguiers qui, dans la première moitié
du XIIe s., achetaient leur charge et s'occupaient du formalisme d'actes
moins importants, à savoir la conclusion des baux et la publication des
testaments23.
Il apparaît ainsi que les actes et conventions que l'on pourrait
considérer de droit privé sont indissociablement liés à la puissance publique.

19
Ph. SUEUR, Histoire du droit public français XVe-XVIIIe siècle  : Affirmation et crise de l’État
sous l’Ancien Régime, II, Paris, PUF, 2007, p. 25. L'auteur indique que « les privilèges sont
collectifs ». V. aussi, idem, p. 112 où l'auteur revient sur la sémantique de privilège et lien avec
privata lex.
20
R. MICHEL, L’administration royale dans la sénéchaussée de Beaucaire au temps de saint
Louis, Paris, Alph. Picard, 1910, p. 26 et s.
21
Ibidem, p. 34.
22
Ibidem, p. 48.
23
Ibidem, p. 54 et s.

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Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

Le formalisme rappelle l'autorité de l'État fondée en droit ; il varie selon


l'importance accordée à l'acte.
À mesure qu’une administration régalienne se développe, chacune de
ses activités prend de l'importance. Un État dont le pouvoir est bien
structuré doit se doter d'une administration qu'il contrôle. La différenciation
des fonctions de la curia regis date de la seconde moitié du XIIIe s.24. Au
terme de cette évolution, la justice était rendue par le Parlement ; la
Chambre des Comptes s'occupait de l'impôt et le Conseil du Roi veillait à
l'administration. Nonobstant la complexité de ce processus historique, la
personne de Philippe le Bel est souvent rattachée à l'organisation d'une
administration centrale25. Louis XI comprit l'intérêt de veiller en personne au
développement d'une fiscalité moderne26. Le formalisme du contrôle des
comptes connut une évolution parallèle à cet essor : la Chambre des
Comptes devait respecter une procédure solennelle et exigeante qui tenait
du rituel destiné à rappeler l'autorité du roi notamment au moyen de l'emploi
du latin technique27. Le latin est ici la langue de celui qui détient le pouvoir
par opposition à la langue du vulgaire.
L'enjeu de langue comme forme d'autorité ou manifestation de volonté
n'est pas une question passée ; la multiplication des rapports transnationaux
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caractéristique de la période postmoderne soulève des questions
semblables à celle qui se sont posées lors de la construction de la nation
française qui réunissait des individus qui ne partageaient ni la même culture,
ni la même langue, ni le même droit. Le texte emblématique de la

24
F. OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français des origines à la Révolution, s.l., Domat-
Montchrestien, 1948, nº 329.
25
E. BOUTARIC, La France sous Philippe le Bel. Étude sur les institutions politiques et
administratives du Moyen-Âge, s. l., Henri Plon, 1861, p. 12 ; A. DE TOCQUEVILLE, « De la
démocratie en Amérique, t. I, 17e éd. », in A. DE TOCQUEVILLE, Œuvres complètes, Paris,
Calmann Lévy, 1888, p. 168, note K insérée p. 321 : « Le goût de la centralisation et la manie
règlementaire remontent, en France, à l'époque où les légistes sont entrés au gouvernement ;
ce qui nous reporte au temps de Philippe le Bel ». Il faut par ailleurs noter que saint Louis a
accordé une grande importance à la justice et au fondement juridique des actes de son
administration. Saint Louis a d'ailleurs l'image d'un « roi justicier », comme l'écrit François
OLIVIER-MARTIN. V. sur ce point, F. OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français des origines à la
Révolution, op. cit., nº 68. La création de droit est une question délicate en droit français. Cette
difficulté tient en grande partie au rôle du juge dans le processus de création de droit. V. J. L.
LAFON, « La judicialisation de la politique en France », International Political Science Review,
vol. 15, avril 1994, n° 2, p. 135-142.
26
V. sur ce point J.-F. LASSALMONIE, « La politique fiscale de Louis XI (1461-1483) », Actes des
congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 1997,
n° 28, p. 255-265. p. 259.
27
O. MATTÉONI, « Vérifier, corriger, juger. Les Chambres des comptes et le contrôle des officiers
en France à la fin du Moyen Âge », Revue historique, vol. 641, 2007, n° 1, p. 31, p. 51.

11
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construction de la nation française par le biais de la langue28 est sans aucun


doute l'ordonnance dite de Villers-Cotterêts de 153929, en particulier les
articles 110 et 111 de celle-ci. À ce sujet, Mme Merlin-Kajman indique, dans
un très bel article, que le but de cette ordonnance n'était pas d'uniformiser la
langue ou de réprimer l'usage des dialectes. Selon l'auteur, « Quel que soit
ce qu'elle vise concrètement, la prescription de l'usage du “langage maternel
français” dans les actes publics [et non plus du latin] constitue, de ce point
de vue, la concrétisation linguistique de l'adage opposé à la fois à la
papauté et à l'empire par les jurisconsultes royaux, selon lequel le roi est
empereur en son royaume, adage auquel Bodin a donné des fondements
théoriques d'une cohérence sans précédent »30.
Cette affirmation s'est poursuivie en dépit de la fin de la période
classique. Le passage à la période moderne se marque par l'égalisation des
conditions. Alexis de Tocqueville insiste sur les effets de ce phénomène qui
a marqué le passage de la période classique à la période moderne :
« Quand les citoyens sont classés suivant le rang, la profession, la
naissance, et que tous sont contraints de suivre la voie à l'entrée de laquelle
le hasard les a placés, chacun croit apercevoir près de soi les dernières
bornes de la puissance humaine, et nul ne cherche plus à lutter contre une
destinée inévitable. Ce n'est pas que les peuples aristocratiques refusent
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absolument à l'homme la faculté de se perfectionner ; ils ne la jugent point
indéfinie; ils conçoivent l'amélioration, non le changement; ils imaginent la
condition des sociétés à venir meilleure, mais non point autre, et, tout en
admettant que l'humanité a fait de grands progrès et qu'elle peut en faire
quelques-uns encore, ils la renferment d'avance dans de certaines limites
infranchissables »31. M. Schleifer met en garde contre l'interprétation
consistant à faire de l'égalité selon Alexis de Tocqueville une équivalence
sociale et économique qui conduirait par exemple à réduire tout écart entre
les riches et les pauvres32. Claude de Seyssel avait, sous François Ier,

28
D'autres textes moins connus du grand public portent sur d'autres aspects de la nation
française. On citera à titre d'exemple : l'ordonnance de Philippe III Le Hardi de 1278 interdisant
aux avocats d'invoquer le droit romain lorsque le droit coutumier était applicable ; l'édit de Saint-
Germain-en-Laye de 1679 par lequel Louis XIV accorda une place plus importante à
l'enseignement du droit français. Les rapports entre droit coutumier et droit écrit n'ont
cependant pas connu une évolution linéaire. V. sur ce point A. RIGAUDIÈRE, « La royauté, le
Parlement et le droit écrit aux alentours des années 1300 », Comptes rendus des séances de
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 140, 1996, n° 3, p. 885-908.
29
Ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice citée dans la version reproduite sur
Legifrance.
30
H. MERLIN-KAJMAN, « L’étrange histoire de l’ordonnance de Villers-Cotterêts : force du passé,
force des signes », Histoire Épistémologie Langage, vol. 33, 2011, n° 2, p. 79-101, p. 87.
31
TOCQUEVILLE, p. 54 et s.
32
J. T. SCHLEIFER, The Chicago companion to Tocqueville’s Democracy in America, Chicago,
The University of Chicago Press, 2012, p. 59. V. aussi M. GAUCHET, « Tocqueville, l’Amérique

12
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souligné l'influence du « peuple moyen »33 qui s'enrichissait par le


commerce auquel les nobles ne pouvaient se livrer. À l'époque d'Alexis de
Tocqueville, l'adjectif « démocratique » était souvent employé afin de
désigner l'influence de la classe moyenne au sein d'une société dont les
institutions pouvaient par ailleurs être monarchiques34. L'analyse
tocquevillienne porte sur les différents aspects du mouvement qui emporte
une société traditionnelle vers la modernité à laquelle son auteur ne cherche
pas à résister. Durant la période moderne, chacun regardait en direction de
l'avenir et pouvait prendre part à l'avancée de l'humanité portée par
l'universalisme des Lumières. Le formalisme pouvait être perçu comme une
entrave au progrès mais il fallait conserver les formes et les institutions qui
rappelaient l'autorité de l'État Nation triomphant. Il y eut de ce fait une
tendance au recul du formalisme sans aucun bouleversement institutionnel.
À l'affirmation des organes de gouvernement s'est ajoutée l'exécution des
missions régaliennes.
2. L'exécution des missions régaliennes
Il est impossible de bâtir une administration sans s'assurer de la
probité et de la fidélité de ceux qui pouvaient autrefois servir un seigneur
local. L'État contrôle et sanctionne son personnel. Robert Michel relève que
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saint Louis a voulu séparer les fonctions administratives et judiciaires
notamment pour empêcher les incarcérations arbitraires en accordant le
pouvoir d'incarcérer au seul juge en considération des faits qui rendaient la
privation de liberté nécessaire35. Selon M. Cassan, les juges seigneuriaux
ont été très critiqués dès le début du XIVe s. pour des raisons de forme
tenant à la manière dont ils s'exprimaient, à leur tenue vestimentaire ou plus
simplement à leur ignorance36. L'ordonnance dite de Viviers-en-Brie publiée
en 1320 s'inscrit dans un contexte de lutte contre les prévarications37 et
détermine l'organisation et les attributions de la Chambre des comptes38.
« Vu sous cet angle, on comprend comment la procédure de vérification des
comptes, tout en restant une démarche de contrôle, se définit aussi comme

et nous », Libre, 1980, n° 7, p. 43, p. 84. V. encore sur ce point A. DE TOCQUEVILLE lui-même
qui n'exclut la persistance de différentes situations de fortune. TOCQUEVILLE, p. 297 et s.
33
Claude DE SEYSSEL, La grant monarchie de France, chapitre XIV. L'ouvrage a paru pour la
première fois en 1519.
34
V. L. JAUME, Tocqueville, Paris, Fayard, 2008, p. 28 et s.
35
R. MICHEL, L’administration royale dans la sénéchaussée de Beaucaire au temps de saint
Louis, op. cit., p. 66.
36
V. sur ce point M. CASSAN, « Officiers “moyens”, officiers seigneuriaux – Quelques
perspectives de recherches », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, octobre
2001, n° 27, nº 8 et s.
37
O. MATTÉONI, « Vérifier, corriger, juger. », op. cit., p. 56 et s.
38
Ordonnance touchant la Chambre des Comptes prise par Philippe V vers l'Épiphanie 1319 et
publiée le 17 avril 1320.

13
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

une démarche d’évaluation d’un personnel administratif qui doit être


constamment “ressourcé” et “purifié”39 », remarque M. Mattéoni.
Les développements qui précèdent montrent que la forme est à la fois
une manifestation de la légalité de l'action étatique, un moyen pour l'État de
contrôler cette dernière et une prérogative du personnel de l'administration.
Quoi que l'on puisse penser de la persistance du monopole de forme au
sujet de certains professionnels du droit au fil des siècles, le triomphe de
l'État Nation a conforté la continuation de la théorie de Bodin selon laquelle
la souveraineté doit être fondée en droit. L'autorité de l'État est établie ;
quant aux professionnels chargés de la rappeler, ils ont vu leur monopole
maintenu durant la période moderne.
La forme est également nécessaire à l'inscription du droit dans le
temps.
B. Inscrire le droit dans le temps
Il est important de voir que le temps est un repère (1) qui a été utilisé
afin de lier la légalité à la légitimité (2).
1. Le temps comme repère
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L'étude du formalisme conduit à s'intéresser à la perception du temps
qui avait cours lors de l'adoption d'une norme juridique. Une telle perception
ne se limite pas aux rapports auxquels l'État et partie prenante mais marque
toute la société. Il est de ce fait intéressant de partir du droit privé avant de
relier ces questions à la légitimité de l'État. M. Hartog rappelle qu'une
formule cicéronienne résumait l'état d'esprit antérieur à la Révolution
française : Historia magistra vitae40. M. Nadel précise que si Cicéron n'était
pas ce que l'on appellerait aujourd'hui un historien, il attachait une grande
importance à l'exemplum. Cette figure dont la conduite inspire l'attitude qu'il
convient d'adopter41. Une telle manière de penser n'incite pas à la refonte du
droit mais à son adaptation. En ce sens, Auguste Ribéreau mentionne le
« religieux attachement que le peuple romain portait aux vieilles
institutions » afin d'expliquer que l'Édit Perpétuel a contribué tant à la
modernisation du droit qu'à sa préservation42. Le droit romain a accordé une

39
Ibidem, p. 65.
40
F. HARTOG, Régimes d’historicité, op. cit., p. 84 et s.
41
G. H. NADEL, « Philosophy of History before Historicism », History and Theory, vol. 3, 1964, n°
3, p. 296, p. 299 et s.
42
Auguste RIBÉREAU mentionne le « religieux attachement que le peuple romain portait aux
vieilles institutions » afin d'expliquer que l'Édit perpétuel a contribué à la modernisation du droit
et à de préservation. V. sur ce point A. RIBÉREAU, Théorie de l’in bonis habere ou De la
propriété prétorienne. Épisode de la lutte du pouvoir prétorien contre le formalisme du vieux
droit des Romains, s. l., Durand et Pedone-Lauriel, 1867, p. 7 et s.

14
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

importance de moins en moins grande à la forme qui est toutefois demeurée


un élément de classification des contrats43. Avec l'expansion de l'empire et
le développement des relations économiques avec les étrangers, le
formalisme ancien issu du droit des Quirites, citoyens romains, présente
quelques inconvénients. La mancipatio, par exemple, est une procédure fort
contraignante qui repose sur un rituel avec la chose en main et en présence
de cinq témoins44. Ceci empêche les ventes conditionnelles45 ou à terme.
Aussi le prêteur usa-t-il de son pouvoir afin de créer l'in bonis habere et de
contourner cet obstacle sans porter atteinte à la mancipatio46. On pourrait en
conclure que la mancipatio a été marginalisée. Une telle affirmation paraît
fondée si on considère le droit romain comme un système juridique47 dont
on observe les effets. Elle n'accorde pas à une grande importance à l'effort
consistant à adapter le droit aux contingences tout en préservant la
mancipatio. Une telle démarche ne peut se comprendre qu'en reconnaissant
l'autorité du passé qui s'impose au détriment de l'élaboration d'un système
juridique. Ce rapport au temps légitime l'invocation d'une action préexistante
afin de défendre un droit. La nécessité d'invoquer une action freine le
développement des droits subjectifs48.
Ce souci d'adapter les formes existantes sans porter atteinte à
l'autorité du passé se retrouve au Moyen Âge et sous l'Ancien régime. Ainsi,
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la lettre de change était déjà au XIIe s. un contrat très complet passé en la
forme authentique comportant de nombreuses clauses49. À partir du XIVe s.,
les marchands italiens ont développé l'usage de la lettre de change comme

43
Au sujet de la classification, André MADGELAIN rappelle que « L'espoir a toujours été déçu de
capter l'essence du consensualisme grâce à l'étude d'un ou de tous les contrats consensuels.
La structure d'un type contractuel ne renseigne que sur elle-même. L'information reste
parcellaire. La somme des parcelles ne forme pas un tout, mais une collection. Le
consensualisme ne se confond pas avec le total de ses manifestations.
Il convient d'abandonner la méthode purement arithmétique de l'addition pour faire appel à un
instrument de travail beaucoup plus efficace, l'ensemble. Le droit romain connaît d'authentiques
ensembles. ». V. A. MAGDELAIN, Le consensualisme dans l’édit du prêteur, Paris, Recueil Sirey,
1958, p. 1.
44
V. sur ce point, GAIUS, Institutes, I, 119.
45
V. sur ce point, A. RIBÉREAU, Théorie de l’in bonis habere ou De la propriété prétorienne.
Épisode de la lutte du pouvoir prétorien contre le formalisme du vieux droit des Romains, op.
cit., p. 34.
46
V. sur ce point ibidem, p. 11 ; confer A. MANTELLO, Diritto privato romano. Lezioni, II, Torino,
Giappichelli, 2012, § 45.
47
L’approche systémique du droit romain, en particulier celui de la période classique, est fort
discutable. V. M. KASER, R. KNÜTEL et S. LOHSSE, Römisches Privatrecht, op. cit., paragr. 2.26,
3.22.
48
A. MANTELLO, Diritto privato romano. Lezioni, II, op. cit., paragr. 3.4 ; M. KRIECHBAUM, Actio,
ius und dominium in den Rechtslehren des 13. und 14. Jahrhunderts, Aktiv, 1996, p. 14 et s. ;
confer M. KASER, R. KNÜTEL et S. LOHSSE, ibidem, paragr. 4.1 et s.
49
V. L. BLANCARD, « Note sur la lettre de change à Marseille au XIIIe siècle. », Bibliothèque de
l’École des Chartes, vol. 39, 1878, n° 1, p. 110-128, p. 129.

15
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

moyen de paiement international avec endossement sur le document.


Néanmoins la pratique ne se généralisa qu'au cours du XVIe s.50. Les
juristes ont toujours cherché à adapter le droit aux changements sociaux51
même s'ils ne recherchaient pas l'efficacité du droit. L'attachement au
formalisme ne doit pas pour autant occulter la forte poussée du
consensualisme.
La période moderne s'ouvre à la suite de la Révolution française
marquée par l'esprit des Lumières. Interprétant l'Allégorie à la gloire de
Napoléon d'Alexandre Veron-Bellecourt, M. Hartog relève que Napoléon Ier
incarne la modernité tant par ses conquêtes que par le Code civil52. La
volonté individuelle et le consensualisme triomphent. L'importance de la
volonté a été « absolutisée »53, selon l'expression de M. Mantello, en droit
moderne. Dans la ligne du Code civil voulu par Napoléon, tous les contrats
doivent reposer sur quatre éléments : le consentement en lui-même bien sûr
mais aussi la capacité qui permet de vérifier si les parties sont capables de
consentir, une cause qui permet d'examiner d'une autre façon l'accord de
volonté et l'objet sur lequel porte le consentement. Certes, la cause en tant
que notion a disparu du Code civil français le 1er octobre 2016
conformément à l'article 1128 nouveau du Code civil.54 Néanmoins, l'analyse
de la contrepartie de l'obligation demeure et le rôle du juge dans le contrôle
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de l'équilibre contractuel est désormais inscrit dans la loi55. La récente

50
H. VAN DER WEE, « Anvers et les innovations de la technique financière aux XVIe-XVIIe
siècles », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 22, 1967, n° 5, p. 1067-1089,
p. 1079 et s.
51
Il en est, plus récemment des contrats sous forme électronique dont le régime figure aux
articles 1125 nouveaux du Code civil.
52
F. HARTOG, Croire en l’Histoire, op. cit., p. 155.
53
Le passage paraphrasé débute ainsi : « Avendo esse “assolutizzato”, il peso della volontà in
ogni contratto (…) ». V. A. MANTELLO, Diritto privato romano. Lezioni, I, Torino, Giappichelli,
2009, § 29.
54
Article 1128 nouveau du Code civil dans la rédaction issue de l'ordonnance 2016-131 du 10
février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des
obligations : Sont nécessaires à la validité d'un contrat : 1° Le consentement des parties ; 2°
Leur capacité de contracter ; 3° Un contenu licite et certain ».
55
Il n'est pas question de revenir ici sur la cause. On se contentera de renvoyer le lecteur aux
articles 1169 nouveau et s ci-après reproduits et de l'inviter à les rapprocher des articles 1164
nouveau et s. dudit Code.
« Art. 1169 – Un contrat à titre onéreux est nul lorsque, au moment de sa formation, la
contrepartie convenue au profit de celui qui s'engage est illusoire ou dérisoire.
Art. 1170 – Toute clause qui prive de sa substance l'obligation essentielle du débiteur est
réputée non écrite.
Art. 1171 – Dans un contrat d'adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l'avance par
l'une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties
au contrat est réputée non écrite.
L'appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l'objet principal du contrat ni sur
l'adéquation du prix à la prestation ».

16
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

réforme du droit des obligations porte la marque de l'époque postmoderne.


Le Code manifeste l'intérêt renouvelé pour le consentement et la volonté.
L'article 1133 nouveau ne retient qu'une conception objective de l'erreur56.
Cependant, le législateur, désormais soucieux de protéger ceux qu'il estime
faibles, étend le champ des vices du consentement notamment par le biais
de l'abus de dépendance prévu à l'article 1143 nouveau qui ne concerne
pas seulement la violence économique.57 Le Livre III nouveau du Code civil,
« Des sources d'obligations », accorde une place importante au contrat en
lui consacrant le Sous-Titre I. Ce dernier contient un Chapitre II « La
formation du contrat » dont la Section 3 « La forme du contrat » comporte
des Dispositions générales qui s'ouvrent sur l'article 1172 : « Les contrats
sont par principe consensuels. Par exception, la validité des contrats
solennels est subordonnée à l'observation de formes déterminées par la loi
à défaut de laquelle le contrat est nul, sauf possible régularisation. En outre,
la loi subordonne la formation de certains contrats à la remise d'une
chose. » Cet article fait écho à l'article 1102, alinéa 1er, nouveau du Code
civil qui prévoit que « Chacun est libre de contracter ou de ne pas
contracter, de choisir son cocontractant et déterminer le contenu et la forme
du contrat dans les limites fixées par la loi. » Le principe d'essence moderne
est préservé : la volonté triomphe58.
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56
Ce changement de conception explique le changement de terminologie. L'erreur sur la
substance est remplacée par l'erreur sur les qualités essentielles. V. sur les vices du
consentement en général, F. DOURNAUX, « La réforme des vices du consentement », Droit et
patrimoine, mai 2016, n° 258, p. 57 ; G. LOISEAU, « La consécration de la violence
économique », in Réforme du droit des contrats et pratique des affaires, Ph. Stoffel-Munck
(dir.), Paris, Dalloz, 2015, p. 33 ; G. LOISEAU, « Les vices du consentement », Contrats,
concurrence. consommation, 2016, dossier 3.
57
V. Le Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février
2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
58
Ce rôle joué par la volonté dans le Code civil de 1804 peut surprendre au regard du caractère
autoritaire du régime bonapartiste. TOCQUEVILLE explique ce paradoxe de la façon suivante :
« Notre législation civile a eu pour auteur un homme qui voyait son intérêt à satisfaire les
passions démocratiques de ses contemporains dans tout ce qui n’était pas directement et
immédiatement hostile à son pouvoir. (…) Tandis que le torrent démocratique déborderait sur
les lois civiles, il espérait se tenir aisément à l’abri derrière les lois politiques. Cette vue était à la
fois pleine d’habileté et d’égoïsme ; mais un pareil compromis ne pouvait être durable. Car à la
longue, la société politique ne saurait manquer de devenir l’expression et l’image de la société
civile ; et c’est dans ce sens qu’on peut dire qu’il n’y a rien de plus politique chez un peuple que
la législation civile ». TOCQUEVILLE, p. 323, note 1. M. HALPÉRIN ne partage pas cette analyse.
L'historien estime notamment qu'« en revenant au rôle des juristes dans l’élaboration des
clauses générales et des formules techniques, certains articles du Code civil parmi les plus
importants – nous pensons au triptyque 544, 1134 et 1382 – sont le résultat d’une alchimie
complexe, intégrant diverses influences et, que les rédacteurs du Code l’aient ou non voulu,
laissant la porte ouverte à des interprétations flexibles, y compris dans le sens du libéralisme ».
V. J.-L. HALPÉRIN, « L’histoire de la fabrication du code – Le code : Napoléon ? », Pouvoirs,
novembre 2003, n° 107, p. 11, p. 17. Ces deux analyses incitent à penser que Napoléon Ier était
avant tout un homme de son temps, c'est-à-dire ancré dans la modernité.

17
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

La postmodernité repose ainsi sur deux éléments : la prédominance


du présent59 et la disparition des « récits de légitimation » abordés plus haut
et qui sont la clef de voûte de l'œuvre de Jean-François Lyotard60. Cette
modification du rapport au temps affecte le droit. À ce sujet, Jean
Carbonnier relève que la sociologie et les sondages peuvent amener à
penser que le droit serait dans un état de « révision permanente »61. Le
recours aux outils informatiques amène à produire davantage de données
qu'il faut sans cesse interpréter, évaluer et prendre en compte afin de
modifier le droit. Ces outils sont particulièrement efficaces en matière
d'analyse de données chiffrées ; le droit doit, autant que possible, être réduit
à son aspect quantitatif afin que le potentiel des machines soit exploité62.
Ce changement permanent provoque une perte de repère. L'hégémonie de
l'instant fait obstacle à écoulement du temps dans lequel s'inscrit le droit. Il
est frappant de constater que durant les périodes classiques et modernes
qui accordaient une grande importance au temps qui passe, l'élément
institutionnel de la légalité était indiscutablement lié à l'élément spirituel.
Autrefois, le droit venait rappeler la stabilité d'un ordre social fondé sur des
éléments spirituels qui n'étaient pas juridiques. En ce sens, plusieurs
auteurs relèvent que la validité formelle63 ad validitatem ou ad probationem
tend à établir l'existence d'un droit 64. Le formalisme des actes solennels peut
être perçu comme une condition de fond autant que de forme, comme le
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remarque M. Forray65. Cette affirmation se vérifie en matière immobilière,
L'opposabilité des droits immobiliers à l'égard des tiers au moyen de la
publicité foncière peut être considérée comme relative à la validité car l'acte
de vente est conclu pour être opposable à tous66. Aujourd'hui, l'État joue sur
un autre registre. Dans sa thèse relative au formalisme soutenue en 1959,
Alain Piedelièvre prédit : « On peut avancer, sans grand risque d'erreur, que
le législateur tend de plus en plus à réglementer les actes que chaque
individu est amené à faire. Ceci de manière très générale, car cette
réglementation n'est pas seulement remarquable sur le plan juridique ; il

59
M. MAFFESOLI, « Tribalisme postmoderne », op. cit., p. 14.
60
Y. C. ZARKA, « Éditorial. Le pouvoir sur le savoir ou la légitimation postmoderne », Cités, mai
2011, n° 45, p. 3-7.
61
V. J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République (1996), Champs, Paris,
Flammarion, 2006, p. 101.
62
En ce sens, v. J.-F. LYOTARD, op. cit., p. 12 et s ; R. GUÉNON, Le règne de la quantité et les
signes des temps, Tradition, Gallimard, 2015 [1945], p. 61.
63
F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau  ? : pour une théorie dialectique du
droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 324 et s.
64
J. FLOUR, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme », in Le droit privé français au
milieu du XXe siècle : Études offertes à G. Ripert, tome I, Paris, LGDJ, 1950, p. 95, nº 6.
65
V. FORRAY, « Le consensualisme dans la théorie générale du contrat », Paris, LGDJ, 2007.
66
V. ibidem, nº 10 ; A. PIEDELIÈVRE, Les transformations du formalisme dans les obligations
civiles, Thèse Paris, 1959, p. 95 et s.

18
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

suffit de citer l'ingérence étatique dans la vie économique ; la vie familiale


même tend à perdre de son indépendance (…) »67. M. Halpérin note que
l'ordre public de protection du consommateur remonte aux années 6068. M.
Revet souligne à l'occasion de la récente réforme du droit des obligations
que la protection des plus faibles n'était pas la préoccupation première des
rédacteurs du Code de 180469 Avec la fin de l'État-Providence, l'État reste
omniprésent mais n'a plus les moyens de ses ambitions ; il se contente de
tout réguler70. La légalité de son action ne lui suffit plus ; il souhaite
désormais « Corriger, redresser et éduquer »71, selon les mots de Jean
Carbonnier. L'information d'une partie au contrat est de ce fait très
importante. Il ne s'agit plus seulement du consentement qui engage mais
aussi de la connaissance qui consiste, comme l'indique M. Terré, à savoir
que l'on s'engage72. En ce sens, Mme Cunha relève que le temps en
matière de consentement est aujourd'hui lié à la réflexion et à la
rétractation73. Selon l'auteur, le formalisme du cautionnement a glissé de la
preuve de l'engagement de la caution à celui de la conscience de l'étendue
de son engagement74. Ceci pourrait sembler paradoxal à une époque qui
donne en exemple ceux qui « se défoncent »75 au détriment de ceux qui
essaient de se poser. Ce rapport au temps et à l'information apparaît en
revanche logique si on considère que ce formalisme s'adresse à un individu
dont la capacité de réflexion est présumée douteuse !
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Le lien entre la légalité et la légitimité subit l'influence de la perception
du temps dont l'importance vient d'être mise en évidence. Il évolue de ce fait

67
V. A. PIEDELIÈVRE, ibidem, p. 54.
68
J.-L. HALPÉRIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, op. cit., nº 234.
69
V. Th. R EVET, « Une philosophie générale », op. cit., nº 5 et s.
70
V. sur ce point J. CHEVALLIER, « La régulation juridique en question », Droit et société, vol. 49,
septembre 2001, n° 3, p. 827-846, p. 829. Rappr. P. MAISANI et F. WIENER, « Réflexions autour
de la conception post-moderne du droit », Droit et société, 1994, n° 27, p. 443., p. 445 et s. Les
auteurs estiment que l'État n'a même plus les moyens d'assurer la régulation ; ce qui explique
la délégation au secteur privé.
71
V. J. CARBONNIER, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, juin
2001, p. 166.
72
Sur la distinction entre connaissance et consentement selon M. TERRÉ, v. F. TERRÉ,
L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, Anthologie du Droit, Paris, LGDJ,
2014 [1957], nº 234.
73
V. V. CUNHA, Le formalisme en droit des contrats, Thèse Nice, 1er janvier 2002, nº 695.
74
V. ibidem, nº 766.
75
V. J. COURNUT, « Les défoncés », in L’individu hypermoderne, N. Aubert (dir.), coll. Sociologie
clinique, s. l., Éditions Érès, 2004, p. 59-71. M. COURNUT rappelle que ce vocabulaire est celui
des toxicomanes. V. spécialement p 66 et s. où l'auteur indique qu'il s'agit avant tout d'une
attitude physique et qu'elle amène un appauvrissement du langage. Rappr. M. GAUCHET,
« Conclusion : vers une mutation anthropologique ? », in L’individu hypermoderne, loc. cit., p.
74 et s. Mme AUBERT souligne que l'individu recherche l'excès et l'urgence pour ne pas avoir à
se poser des questions sur le sens de ce qu'il fait.

19
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

avec cette dernière. Son évolution apparaît nettement lorsque l'on envisage
la chose publique. C'est pourquoi les développements qui suivent traitent
essentiellement de droit public.
2. Le lien entre légalité et légitimité
Il a été vu qu'au Moyen Âge, le roi cherchait à se distinguer des
seigneurs. Une grande attention a été accordée dès cette époque à la
manifestation du pouvoir royal. M. Genet indique que la légitimité désignait
alors la conformité à la loi76. Les juristes renouèrent le lien avec Rome afin
de fonder le pouvoir politique. Le prince ou princeps recherche la justice77. Il
serait envisageable de soutenir que si ce qui est légitime est juste alors ce
qui est juste s'impose à l'individu. Le prince disposerait d'un pouvoir de
contrainte afin de contraindre à faire ce qui lui semble juste. L'auteur nuance
fortement cette analyse. Au Moyen Âge, le roi a besoin de l'Église pour
légitimer son pouvoir. Les attributs de la légitimité ne sont pas liés au
regnum mais à l'ecclesia78. « Dans ces conditions, qui de l’Empereur (ou du
roi quand il devient empereur en son royaume) ou du Pape est le
bénéficiaire du “service” imposé par la domination symbolique ? La réponse
de l’Empire romain chrétien est l’Empereur ; celle de Byzance et des
Carolingiens est les deux, le Pape/Patriarche et l’Empereur, dans une
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collaboration où la supériorité politique de l’Empereur est clairement affirmée
et où la supériorité spirituelle du pape/patriarche est sans cesse
menacée »79. Hilaire de Curzon, auteur légitimiste, a formulé cette dualité de
la légitimité de façon moderne : « La Providence de Dieu, en créant la
société, a mis en face de la force physique de la multitude, le pouvoir ; un,
seul, au-dessus de tous ; mais en donnant au pouvoir, ou pour mieux dire à
l'Autorité, le droit de commander au nom de Dieu, elle a imposé à la
multitude le devoir de lui obéir comme à Dieu lui-même. Ce devoir, imposé à
toute conscience humaine, est la force morale qui est la garantie du pouvoir
légitime contre les entreprises de la force brutale ; (…) s'il est possible et
trop souvent facile d'usurper le pouvoir par la violence, il est impossible
d'usurper la légitimité ».
Ainsi, la légitimité peut difficilement être réduite à un élément
institutionnel. Une loi régulièrement faite et conforme à la volonté du prince
n'est pas nécessairement légitime. Afin d'être légitime, elle doit également
reposer sur un élément spirituel extérieur au processus institutionnel

76
J.-Ph. GENET, « Pouvoir symbolique, légitimation et genèse de l’État moderne », in La
légitimité implicite, J.-Ph. Genet (dir.), coll. Histoire ancienne et médiévale (no 2), Paris,
Publications de la Sorbonne, 2017.
77
Ibidem, no 5.
78
Ibidem, no 14 et s.
79
Ibidem, no 16.

20
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

d'élaboration de la loi. Cet élément vise à situer la loi par rapport à un repère
spontanément admis tel que Dieu, un ancêtre ou un prédécesseur. Ce
repère joue aussi un rôle important dans le processus institutionnel. MM.
Guyotjeannin et Mattéoni soulignent à ce sujet que les actes du Moyen Âge
visent à légitimer leur auteur80. La légitimité s'inscrit dans la durée. Les actes
sont annotés, conservés, copiés, assemblés en registre. Ces opérations
sont méthodiques, imposent un choix et confèrent une nouvelle légitimité à
l'auteur des actes81. La légitimité vient du passé. Mme Renoux-Zagamé
rappelle que le contrôle de civilité vise à l'examen des lois. Ce contrôle a été
institué par le roi et constitue une auto-limitation de son pouvoir de créer du
droit. Il obéit dès le XIVe s. à une procédure qui peut aboutir à un refus
d'enregistrer la loi. La loi nouvelle est comparée à la loi ancienne. On se
réfère au jus civile afin de se prononcer sur les contrariétés ente la loi
nouvelle et une loi ancienne82. M. Martin estime que le contrôle de civilité
s'inscrit dans un « mouvement de constitutionnalisation » qui tient en deux
principes, à savoir la garantie du pouvoir contre lui-même et la
reconnaissance par la société du caractère fondamental de certaines
normes qui peuvent être invoquées en justice83.
Peut-on parler de constitution médiévale ? Il n'y a pas d'écrit qui
puisse être considéré comme la loi fondamentale unique. M. Bonin relativise
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l'importance du texte unique au regard de l'essor récent de la jurisprudence
constitutionnelle française84. M. Quaglioli indique que la difficulté du
constitutionnalisme médiéval vient du fait que depuis le XVIIIe s., la
constitution a été perçue comme un « système de normes »85. L'auteur cite
Alexis de Tocqueville pour affirmer que le principe d'auto-limitation n'est pas
moderne mais médiéval : « La démocratie, telle que n’avait point osé la
rêver l’antiquité, s’échappait toute grande et toute armée du milieu de la

80
O. GUYOTJEANNIN et O. MATTÉONI, « Écrire, décrire, ordonner : Les actes et la légitimité du
pouvoir à la fin du Moyen Âge », in La légitimité implicite, op. cit., no 8.
81
Ibidem, no 12 et s.
82
M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, « Du contrôle de civilité à l’enregistrement des lois : fondements du
contrôle judiciaire du souverain monarchique », in Des chartes aux constitutions. Autour de
l’idée constitutionnelle en Europe (XIIe-XVIIe siècles), Madrid, Casa de Velázquez, Podcasts
d’actes de colloque, 16 janvier 2014, en ligne, https://www.casadevelazquez.org/recherche-
scientifique/news/des-chartes-aux-constitutions/, consulté la dernière fois le 9 octobre 2018.
83
F. MARTIN, « Légitimité, légalité et civilité dans l’ordre juridique royal. Conflit, procédure et
consensus aux origines du constitutionnalisme (France, XVe - XVIe siècles) », in Des chartes
aux constitutions. Autour de l’idée constitutionnelle en Europe (XIIe-XVIIe siècles), op. cit. ?
84
P. BONIN, « Les lois fondamentales comme constitution de l’ancienne France, une invention
des légitimistes », in Des chartes aux constitutions. Autour de l’idée constitutionnelle en Europe
(XIIe-XVIIe siècles), op. cit ?
85
D. QUAGLOLI, « Constitution et constitutionnalisme (XVIe-XVIIe siècles) », in Des chartes aux
constitutions. Autour de l’idée constitutionnelle en Europe (XIIe-XVIIe siècles), op. cit.

21
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

vieille société féodale »86. M. Foronda souligne que la constitutionnalisation


implique la « reconnaissance » de ce qui est « déjà là ». La forme écrite
assure la « pérennité » de cette reconnaissance87. L'écrit porte la marque du
passé et de la personne du souverain. La perception du temps change et le
droit suit ce mouvement. M. Jaume estime qu'Emmanuel Kant a fondé
philosophiquement la conception moderne du droit selon laquelle l'individu
obéit à la loi parce qu'il est libre et qu'il a confiance en ses dirigeants88. Le
politologue souligne que la loi ne se préoccupe pas de la finalité du pouvoir
mais de son exercice. Le droit crée des institutions. « C'est pourquoi le rôle
de l'opinion publique prend une telle importance : non seulement l'opinion
est un moyen d'éclairer les gouvernants en fonction, mais elle est aussi ce
qui permet aux citoyens de définir ensemble des buts à réaliser »89. La
formulation de la loi se fait dès lors plus abstraite ; les faits et les personnes
laissent la place aux concepts et aux institutions. Comme le remarque de
manière fort pertinente Georges Burdeau : « Obéir à la loi, c'est cesser
d'obéir à un homme »90.
Bien que les périodes classique et moderne se distinguent l'une de
l'autre par la perception du temps, elles maintiennent toutes deux le lien
entre l'élément institutionnel qui vise à garantir la conformité et l'élément
spirituel qui vise à situer la loi par rapport à un repère extérieur. M. Delruelle
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relève que si les légendes et les personnages illustres étaient source de
légitimité dans les sociétés traditionnelles, les sociétés modernes se
repèrent par rapport à des notions abstraites telles que la nation91.
La période postmoderne rompt le lien qui unissait étroitement les
éléments institutionnel et spirituel du fait de la disparition de ce que Lyotard
appelle les « récits de légitimation ». La légalité, élément institutionnel, se
distingue de la légitimité, élément spirituel. Ces repères contribuaient à une
« homogénéisation nationale », selon l'expression de M. Maffesoli. Les
institutions qui la réalisaient sont désormais « mitées » par des individus qui
se regroupent par affinité. L'affect a remplacé la raison92.

86
A. DE TOCQUEVILLE, « De la démocratie en Amérique, t. I, 17e éd. », op. cit., p. 58.
87
F. FORONDA, « Conclusions », in Des chartes aux constitutions. Autour de l’idée
constitutionnelle en Europe (XIIe-XVIIe siècles), op. cit.
88
L. JAUME, La liberté et la loi : Les origines philosophiques du libéralisme, Paris, Fayard, 2000,
p. 260 et s.
89
Ibidem, p. 299.
90
G. BURDEAU, « Le déclin de la loi », Archives de Philosophie du droit, 1963, n°8, p. 37.
91
E. DELRUELLE, « Modernité et démythisation du politique », in Mythe et politique : actes du
colloque de Liège, 14-16 septembre 1989, F. Jouan et A. Motte (dir.), Paris, Librairie Droz,
1990, p. 108 et s.
92
M. MAFFESOLI, « Tribalisme postmoderne », op. cit., p. 10.

22
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

Cette évolution postmoderne a un effet sur la légalité. Georges


Burdeau insiste à juste titre sur le fait que « La fixité de la loi est le
témoignage d'une bonne conscience sociale ; mais elle suppose une société
stable, des croyances fermes, des représentations qu'aucun doute
n'ébranle. Toute loi inclut en elle les préceptes d'une morale sociale. » C'est
tout le contraire de la planification93.
Ce constat recoupe celui de M. Ost et Michel van de Kerchove.
L'affaiblissement de la bourgeoisie a favorisé l'apparition d'une société
reposant essentiellement sur des rapports de force et au sein de laquelle
l'« effectivité » est la préoccupation première94. Soucieux du rapport au
temps, ces auteurs belges relèvent qu'une norme suit quatre phases
successives : on examine d'abord sa légalité, ensuite sa légitimité en la
confrontant au jugement du public, enfin son application. La quatrième et
dernière phase de « feed-back législatif » vise à prendre en compte
d'éventuelles « controverses » en vue de réviser la norme95. Les deux
premières phases s'inscrivent dans la logique moderne et ne suffisent plus
dans une société qui tend avant tout à réguler les rapports de force. Elles
sont complétées par les deux dernières qui sont postmodernes.
L'insuffisance de la légalité apparaît clairement en droit pénal. Alors que la
légalité des délits et des peines est un principe fondamental en vertu de
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l'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le législateur
français qui souhaite agir avec efficacité a dû en restreindre la portée afin de
ne pas avoir à élaborer de loi trop précise96. Cette situation a conduit Mme
Drago à soutenir récemment que le principe de légalité criminelle devait être
reformulé afin de prendre en compte la « norme pénale » et non seulement
la loi pénale97. Ce ne sont pas les seuls effets de la postmodernité. D'autres
apparaissent là où la légalité s'efface. Ces développements confortent
l'analyse de M. Ost selon laquelle une loi suppose la formulation d'un
principe antérieur qui sera reformulé au fil du temps98. Comme le lien qui
unissait les éléments institutionnel et spirituel est désormais rompu, l'étude
de ces effets actuels n'a pas sa place dans une partie relative à la légalité.
Au terme de ce paragraphe, il apparaît que durant les périodes
classique et moderne, la légitimité reposait sur deux éléments : l'un
institutionnel, l'autre spirituel. Il ne suffit pas qu'une norme juridique soit
adoptée de manière régulière. Elle doit prendre en compte un repère

93
G. BURDEAU, « Le déclin de la loi », op. cit., p. 39 et s.
94
En ce sens, v. F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 358.
95
Ibidem, p. 355.
96
B. BOULOC, Droit pénal général, coll. Précis, Paris, Dalloz, 2017, no 81 et s.
97
M.-L. DRAGO, Le principe de normativité criminelle, reconfiguration du principe de légalité
criminelle, Thèse Montpellier, 2016.
98
F. OST, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 57 et s.

23
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

spontanément admis. La perception du temps exerce une influence sur le


choix de ces repères. La période classique se détermine par rapport au
passé et aux figures exemplaires tandis que la période moderne se
détermine par rapport à l'avenir et à des notions abstraites. La
postmodernité centrée sur le présent perd ce repère spirituel. L'élément
institutionnel ou légalité se détache de la légitimité.
Il ressort de cette première partie que les formes juridiques ont pour
fonction de rappeler la légalité de l'État, soit en contrôlant le fonctionnement
des organes de gouvernement, soit en encadrant l'initiative privée et sa
portée juridique. Toutefois, depuis le début de la période postmoderne, l'État
ne puise plus sa légitimité aux mêmes sources.

2. Formalisme et légitimité

Les structures gouvernementales sont affaiblies (A) ; l'État se cherche


une légitimité nouvelle (B).
A. L'affaiblissement des structures gouvernementales
Les structures gouvernementales continuent à remplir leurs fonctions
mais leur origine étatique ne justifie plus à elle seule leur existence. Les
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structures gouvernementales sont affaiblies par la perte de leur légitimité (1).
Ce phénomène s'aggrave en raison du recours à la régulation (2).
1. La perte de légitimité des structures gouvernementales
Jean-François Lyotard estime qu'au début du XIXe s. le
développement du savoir passait par des « récits de légitimation » qui
pouvaient faire référence notamment à la liberté, au peuple, à la nation ou à
l'État. Ces références légitimaient la recherche scientifique et la diffusion du
savoir à travers l'enseignement99.
L'époque postmoderne est caractérisée par un processus de
« délégitimation » du savoir qui n'est plus structuré par de telles références
unanimement admises. Ceci se traduit par un éclatement des disciplines
anciennes au profit de la multiplication des disciplines nouvelles100. La
société postmoderne préfère les experts aux savants, les décideurs aux
penseurs101. L'expertise est liée à la détention d'information ; le savoir est

99
V. J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne, op. cit., p. 54 et s. Cet auteur insiste beaucoup
sur la forme des énoncés scientifiques doit se conformer à aux usages du milieu scientifique
pour être légitime. G. BERNARD, « Sur la crise “postmoderne” de la légitimation et la confusion
des raisons », Cités, mai 2011, n° 45, p. 90.
100
Ibidem, p. 65 et s.
101
Sur l'importance des experts et des décideurs au sein de la société postmoderne, V. ibidem,
p. 29 et s.

24
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

personnalisé en ce que les experts les mieux informés deviennent des


autorités102.
Ceci s'oppose à la période classique qui, comme le note Michel Villey,
privilégiait un processus collectif d'élaboration du savoir par le dialogue au
sein d'une école. Selon cet auteur, « les constructions du savoir étaient
anonymes comme les cathédrales »103. La légitimité des structures
gouvernementales s'appuyait sur la légalité ainsi que sur une culture
pluriséculaire104. Avec l'accélération des échanges d'informations
caractéristiques de l'ère postmoderne, cette construction qui a tenu malgré
les secousses de l'histoire est aujourd'hui ébranlée. L'administration accorde
désormais beaucoup d'importance à l'information et produit de nombreuses
chartes à destination des administrés105.
Celui qui détient l'information est en position de force par rapport à
celui qui l'ignore. Selon Michel Crozier, « L'information, c'est du pouvoir, et
parfois, pour un bref moment, l'instrument essentiel du pouvoir »106. D'après
M. Jacquemin, le formalisme a pour fonction principale d'« énoncer une

102
Les autorités perdent cependant aisément leur légitimité. V. sur ce point M. KUNTZ, « Le
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postmodernisme contre la science », Commentaire, août 2014, p. 583, p. 585 : « La pensée
postmoderne aidant, les autorités scientifiques ne sont plus seulement interrogées sur la qualité
et l’honnêteté de leurs experts – ce qui est désagréable pour ces derniers, mais est matière à
débat légitime –, mais sont aussi attaquées sur la validité et sur l’universalité de la méthode
scientifique en matière d’évaluation des risques ».
103
V. M. VILLEY, « De la dialectique comme art du dialogue et ses relations au droit. Conférence
faite au Centre de philosophie du Droit de l’université de Münster (1982) », in M. VILLEY, La
Nature et la Loi - Une philosophie du droit, F. Terré et Ch. Delsol (préf.), Paris, Cerf, 2014, p.
11, p. 13 et s.
104
La doctrine insiste sur l'importance de la famille et de la propriété dans le Code de 1804. V.
notamment J.-P. JEAN et J.-P. ROYER, « Le droit civil, de la volonté politique à la demande
sociale », Pouvoirs, novembre 2003, p. 127-142, p. 130. Les auteurs rappellent que le Code
protège d'abord la propriété avant la famille qu'il organise notamment en fixant les règles de
transfert de propriété qui relève du droit patrimonial de la famille. F. DEKEUWER-DÉFOSSEZ,
« Droit des personnes et de la famille : de 1804 au pacs (et au-delà...) », Pouvoirs, novembre
2003, p. 37. Les évolutions d'institutions que l'on aurait tort de croire immuables ne sont pas les
seules à contribuer à cette remise en question de la légitimité de l'État. Celui-ci voit sa légitimité
concurrencée par d'autres acteurs. V. sur ce point F. HARTOG, Régimes d’historicité, op. cit.,
p. 199 « aujourd'hui, le privilège régalien de la définition de l'histoire-mémoire nationale est
concurrencé ou contesté au nom de mémoires partielles, sectorielles, particulières (de
groupements, d'associations, d'entreprises, de collectivités, etc.), qui toutes veulent se faire
reconnaître comme légitimes, aussi légitimes, voire plus légitimes. L'État-nation n'a plus à
imposer ses valeurs, mais à sauvegarder au plus vite, ce qui, dans le moment présent,
immédiatement, voire dans l'urgence est tenu pour « patrimoine » par les divers acteurs
sociaux. »
105
J. CHEVALLIER, « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », Revue
française d’administration publique, vol. 137-138, août 2011, n° 1, p. 217-227, p. 222.
106
M. CROZIER, La société bloquée, coll. Sociologie, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 65.

25
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

information107. L'importance accordée à l'information est désormais


tellement grande que notre droit souhaite rééquilibrer les rapports entre les
experts et les personnes peu ou mal informées afin de protéger ces
dernières. Il en va ainsi du consentement libre et éclairé de la personne qui
s'engage. Ceci est particulièrement intéressant en matière de contrats qui
reposent sur des données complexes, en particulier les contrats
d'investissement. La Cour de cassation relève dans son rapport annuel de
2010 que « Techniquement, le droit de savoir de l'investisseur n'existe pas
en tant que tel : seules existent des obligations d'informer et, si l'on tient à
traduire ces obligations en droit, il faut prendre garde qu'il ne s'agit que de
droits de créance, c'est-à-dire de droits personnels patrimoniaux, et plus
précisément de créances contractuelles108. L'article 1112-1 nouveau109 du
Code civil réaffirme l'existence de ce devoir d'information qui repose sur un
fondement autonome dans le sens de la thèse soutenue par Mme Fabre-
Magnan110.
Le devoir d'information a aussi une incidence sur le développement
du formalisme. La postmodernité a encouragé le développement de la
catégorie des contrats d'adhésion consacrée par l'article 1110 nouveau du
Code civil111 au contenu standardisé. Il est possible de pester contre ce
formalisme toujours plus contraignant aux sources multiples. Néanmoins, les
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professionnels du crédit peuvent avoir un intérêt à la définition toujours plus
précise des contraintes formelles car il est moins risqué de suivre un
standard bien défini que de réfléchir à la rédaction d'une clause dont on ne

107
V. H. JACQUEMIN, Le formalisme contractuel : Mécanisme de protection de la partie faible,
Bruxelles, Larcier, 2010, nº 44.
108
V. « Rapport annuel », Cour de cassation, 2010, p. 127.
109
Art. 1112-1. nouv. du Code civil : « Celle des parties qui connaît une information dont
l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre doit l'en informer dès lors que,
légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant.
Néanmoins, ce devoir d'information ne porte pas sur l'estimation de la valeur de la prestation.
Ont une importance déterminante les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le
contenu du contrat ou la qualité des parties.
Il incombe à celui qui prétend qu'une information lui était due de prouver que l'autre partie la lui
devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu'elle l'a fournie.
Les parties ne peuvent ni limiter, ni exclure ce devoir.
Outre la responsabilité de celui qui en était tenu, le manquement à ce devoir d'information peut
entrainer l'annulation du contrat dans les conditions prévues aux articles 1130 et suivants ».
110
M. FABRE-MAGNAN et J. GHESTIN, De l’obligation d’information dans les contrats : essai d’une
théorie, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1992. Pour l'incidence de la
réforme, v. M. FABRE-MAGNAN, « Le devoir d’information dans les contrats : essai de tableau
général après la réforme », JCP G 2016.706 ; C. GRIMALDI, « Quand une obligation
d’information en cache une autre : inquiétudes à l’horizon… », Recueil Dalloz, 2016, p. 1009.
111
M. REVET voit en la distinction entre contrat d'adhésion et contrat de gré à gré une nouvelle
summa divisio. V. Th. REVET, « Une philosophie générale », Revue des contrats, 2016, p. 5, nº
9, nº 20 et s. Selon l'auteur, seuls les contrats de gré à gré reposent sur la commune intention
des parties.

26
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

sait comment elle sera interprétée par la jurisprudence. L'argument du corps


de règles unique, directement applicable par le praticien, en particulier de
formation non juridique, est souvent employé afin de justifier une réforme
législative ou l'adoption d'une nouvelle réglementation dans différents
domaines du droit privé112. Ces différentes normes et exigences formelles
sont imposées par l'administration. M. Chevallier relève qu'au sein de celle-
ci, la formation juridique n'est pas nécessaire et que les juristes « sont
perçus comme des gêneurs »113. L'administration ne se contente pas de
transcrire les lois en actes réglementaires directement applicables ; elle
détermine les questions auxquelles il doit être répondu et les réponses à y
apporter114. Elle sanctionne les violations au moyen d'amendes
administratives115. Entre formaliser et normaliser, la différence est ténue
lorsqu'il s'agit d'actes standardisés.
Il a été vu que la suprématie de la loi reposait sur le lien entre un
élément institutionnel et un élément spirituel. Il va être vu que la régulation
est adaptée à la situation qui vient d'être décrite.
2. L'irruption de la régulation
Contrairement à la loi abstraite, la régulation est un droit qui
s'intéresse au « concret » et évolue en permanence comme le souligne M.
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Chevallier116. L'auteur rappelle que l'État et les acteurs privés élaborent les
normes en se concertant afin d'aboutir à des compromis qui recherchent
l'efficacité117. À ce sujet, M. Rouban estime que « L’État postmoderne n’est
pas seulement une machine économique, à la recherche de la meilleure
expertise, c’est également et peut-être surtout une machine à produire de
l’idéologie comme en témoignent les nombreuses campagnes médiatiques
visant à modifier non seulement le comportement des citoyens mais

112
V. notamment en droit immobilier, la présentation officielle de la réglementation thermique
sur http://www.rt-batiment.fr/batiments-neufs/reglementation-thermique-2012/presentation.html
(consulté la dernière fois le 9 octobre 2018).
113
J. CHEVALLIER, « La place de l’administration dans la production des normes », Droit et
société, décembre 2011, n° 79, p. 623-636, p. 628 et s. De plus, en France, la carrière de
magistrat est aujourd'hui semblable à celle de tout fonctionnaire, notamment en ce qui
concerne le recrutement au moyen d'un concours administratif, celui de l'entrée à L'École
nationale de la magistrature. V. J. L. LAFON, « The Judicial Career in France : Theory and
Practice under the Fifth Republic », Judicature, vol. 75, 1991-1992, p. 97.
114
J. CHEVALLIER, « La place de l’administration dans la production des normes », ibidem, p.
631 et s. L'auteur nuance son analyse en rappelant que l'administration subit des influences
extérieures, d'une part et que ce sont les politiciens qui rendent les arbitrages, d'autre part. V.
sur ce point idem, p. 633 et s.
115
V. sur ce point D. FERRIER, « Loi du 17 mars 2014 “relative à la consommation”... et pour un
encadrement renforcé des relations entre professionnels », Recueil Dalloz, 2014, p. 889.
116
J. CHEVALLIER, « La régulation juridique en question », op. cit., p. 833 et s.
117
Ibidem, p. 829.

27
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

également leur représentation de l’espace public »118. D'après cet auteur ce


n'est pas l'État qui disparaît mais la frontière entre le secteur public et le
secteur privé119. L'administration a adopté une « approche managériale »120,
note M. Caillosse. M. Jaume dresse le constat suivant : « Dans les pays à
tradition étatique forte comme la France, Loi, État et Souveraineté sont trois
figures en crise, ce qui peut annoncer, à la fois, de nouveaux modes de
régulation sociale et une autre philosophie du droit que celle qui s’était
élaborée, chez nous, autour de l’État défenseur de l’intérêt général »121. Le
juge a désormais un rôle normatif122 et politique123. M. Fallon remarque
qu'en matière de libre circulation, le juge communautaire « a été un incitant
à l'action du législateur »124. Ainsi la lutte contre les discriminations
constitutives d'atteintes à la libre circulation a-t-elle ensuite été étendue à la
lutte contre toutes les autres discriminations125. Quoi que l'on en pense,
cette accélération de la création de droit est source de « désorientation »126.
Le fait que le jus cogens qui repose sur des principes plus anciens s'appuie
sur « un temps plus long »127 conforte l'analyse selon laquelle cette
accélération est récente.
La régulation fonctionne mais occasionne des troubles certains.
L'action étatique ne peut bien sûr pas être illégitime. Les sources auprès
desquelles l'État puisait sa légitimité ne peuvent plus être exploitées car elle
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suppose un changement de perception du temps qui remettrait en cause la
régulation postmoderne. Par conséquent, L'État se doit de rechercher une
légitimité nouvelle.
B. La recherche d'une légitimité nouvelle
L'État recherche une nouvelle légitimité par le biais de l'efficacité (1)
et de l'égalité (2) comme le montreront les développements relatifs à cette
évolution très récente du droit.

118
L. ROUBAN, « Les paradoxes de l’État postmoderne », Cités, décembre 2007, n° 18, p. 20.
119
Ibidem, p. 22.
120
J. CAILLOSSE, L’État du droit administratif, coll. Droit et société, Issy-les-Moulineaux, LGDJ,
2015, p. 43.
121
L. JAUME, « “Loi ” », Cités, janvier 2008, n° 8, p. 237.
122
J. CHEVALLIER, L’État de droit, Paris, LGDJ, 2017, p. 69, 75, 98 ; F. OST et M. VAN DE
KERCHOVE, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 55.
123
J. CAILLOSSE, L’État du droit administratif, op. cit., p. 21.
124
M. FALLON, « Le droit communautaire : un espace en expansion continue », in L’accélération
du temps juridique, Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove (dir.), Bruxelles, Publications des
Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2000, p. 307 et s.
125
Ibidem, p. 311 et s.
126
G. DE STEXHE, « La modernité comme accélération du temps : temps manquant, tant
manqué ? », in L’accélération du temps juridique, op. cit., p. 40.
127
M. CHEMILLER-GENDREAU, « Sur quelques rapports du temps juridiques aux autres formes de
temps », in L’accélération du temps juridique, op. cit., p. 286.

28
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

1. Le biais de l'efficacité
M. Chevallier souligne que la poursuite de l'intérêt général doit être
désormais soutenue par le souci d'efficacité : « Relayant le thème de
l'« intérêt général », l'efficacité est devenue (…) dans l'état postmoderne, le
nouveau principe logique appelé à guider l'action publique »128. En droit
privé, le souci d'efficacité ne se retrouve pas seulement en droit de la
consommation mais aussi en droit des sûretés. M. Dupichot a consacré un
article à ce sujet. Il souligne que le formalisme a été réduit tout en indiquant
notamment que le gage est devenu un contrat solennel à la suite de
l'ordonnance de 2006129. Alors que l'efficacité doit permettre d'atteindre plus
sûrement un objectif, le législateur postmoderne semble avoir fait de la
recherche de l'efficacité un objectif qu'il est malaisé de définir. En droit du
crédit, l'instauration d'un gage de stock traduit, d'après la commission
présidée par le M. Grimaldi chargée de réfléchir à la réforme du droit des
sûretés, la volonté d'affirmer la possibilité de recourir à un gage de chose
fongible en droit commercial130. Cette réforme a, par ailleurs, modifié le droit
commun des sûretés afin d'autoriser le gage de chose fongible prévu aux
articles 2333 et suivants du Code civil. Étant donné qu'un stock est par
nature composé de choses fongibles, le gage de stock aurait pu être
encadré par le droit commun des sûretés. Le législateur a cependant affirmé
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l'existence de dispositions particulières en matière de stock et les a
assorties d'un formalisme particulier prévu aux articles L. 527-1 et suivants
du Code de commerce dont le texte dans sa version d'origine ne
mentionnait qu'un gage sans dépossession. Aussi louable qu'elle soit, cette
manière de procéder à ses défauts. Cette dualité de forme correspondant à
une dualité de régime a conduit la Cour de cassation à se prononcer en
Assemblée plénière sur la possibilité pour les parties d'opter pour l'un ou
l'autre de ces deux régimes. Cette formation a décidé que les parties ne
pouvaient opter pour le droit commun dès lors que le régime du gage de
stock était applicable131. La Chambre commerciale de la juridiction a par la
suite jugé que, dans le cas d'un gage de stock avec dépossession, le choix
du droit commun était possible132. L'ordonnance relative à la loi dite

128
J. CHEVALLIER, L’État post-moderne, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 23 septembre 2014, p. 75.
129
Ordonnance nº 2006-346 du 23 mars 2006 relative aux sûretés. V. Ph. DUPICHOT,
« L’efficience économique du droit des sûretés réelles », Les Petites Affiches, avril 2010, n° 76,
p. 7, nº 10.
130
V. Rapport dit « Grimaldi », p. 11 : « Serait ainsi grandement facilitée la constitution du gage
sur stocks, qui est aujourd’hui nécessaire au développement du crédit commercial ».
131
Cour de cassation, Assemblée plénière, 7 décembre 2015, nº 14-18435.
132
Cass., Com., 1er mars 2016, nº 14-14.401, note Ph. SIMLER, Ph. DELEBECQUE, JCP G
2016.943 ; R. BONHOMME, Bull. Joly Entreprises en difficulté, mai 2016, p. 179 ; M. BOURASSIN,
Gaz. Pal. 7 juin 2016, p. 72 ; M.-P. DUMONT-LEFRAND, Gaz. Pal., 21 juin 2016, p. 36.

29
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

« Macron »133 a allégé le formalisme du gage de stock et permet


expressément d'opter pour l'un des deux régimes dans le cadre de gages,
avec ou sans dépossession, conclus après le 1er avril, date d'entrée en
vigueur de cette réforme.
Mais il y a pour l'État un moyen plus puissant d'asseoir sa légitimité :
promouvoir l'égalité.
2. Le biais de l'égalité
Alexis de Tocqueville relève qu’« il est d'ailleurs facile de concevoir
que, si les hommes qui recherchent avec passion les jouissances
matérielles désirent vivement, ils doivent se rebuter aisément ; l'objet final
étant de jouir, il faut que le moyen d'y arriver soit prompt et facile, sans quoi
la peine d'acquérir la jouissance surpasserait la jouissance. La plupart des
âmes y sont donc à la fois ardentes et molles, violentes et énervées.
Souvent, la mort y est moins redoutée que la continuité des efforts vers le
même but »134. Selon lui, l'égalité de conditions conduit les citoyens à
aspirer à un droit commun à tous les individus135. Les individus, tous égaux,
se soumettent à l'opinion commune qui n'est imposée par aucune autorité
visible136 et contribue à accroître l'attrait de l'égalité.
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Louis Lavelle explique sans détour les raisons d'une telle inclination :
« (…) pour se distinguer de tous les autres, [l'individu] s’enferme dans ses
propres limites et ne laisse plus paraître au-dehors que les instincts du corps
et les mouvements de l’égoïsme. Par une sorte de paradoxe, n’ayant plus
de rapport avec le foyer commun de toute existence, mais seulement avec
d’autres individus séparés, il finit par les imiter afin, s’il n’espère pas les
surpasser, de ne leur être du moins inférieur en rien. Cette fausse
ressemblance abolit, au lieu de les resserrer, tous les liens réels par
lesquels les êtres peuvent s’unir. C’est le corps qui agit en eux, ou la vanité,
sans que l’esprit soit consulté (…) »137.

133
Ordonnance nº 56-2016 du 29 janvier 2016 relative au gage des stocks.
134
TOCQUEVILLE, p. 229.
135
TOCQUEVILLE, p. 487.
136
L. JAUME, Tocqueville, op. cit., p. 93 et s. En ce sens, V. C. LEFORT, « Chapitre 10 / La
menace qui pèse sur la pensée (1997) », in Tocqueville et l’esprit de la démocratie – The
Tocqueville Review / La Revue Tocqueville, L. Guellec (dir.), coll. Références, Paris, Presses
de Sciences Po, 2005, p. 295-303, p. 296 et s. ; F. GUÉNARD, « Désir d’égalité et envie. Les
passions démocratiques dans De la démocratie en Amérique de Tocqueville », Philosophie, juin
2007, n° 2, p. 34-51, p. 36 et s.
137
L. LAVELLE, L’erreur de Narcisse (1939), s. l., Le Félin, 2015, p. 191 et s. Confer J. COURNUT,
« Les défoncés », op. cit., p. 66 et s. ; M. GAUCHET, « Conclusion », op. cit. p. 294 et s.

30
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

François Furet estime qu'il existe une « passion de l'égalité »138. M.


Citot dépeint quant à lui l'égalité comme un « dieu tutélaire auquel des
adeptes sacrifient toutes les autres idées concurrentes (équité, justice,
liberté, responsabilité, efficacité, etc.)139 ». On notera que l'efficacité n'est
pas absente de la pensée postmoderne mais que l'égalité doit primer. Si la
moindre différence apparaît comme une injustice et que tout semble
possible, le législateur doit supprimer sur-le-champ toute inégalité afin de
montrer son efficacité et gagner la légitimité qui lui fait défaut140. S'il n'y
parvient pas, le juge le fera à sa place141 ; si aucun argument juridique n'est
pertinent, il se fondera sur les droits de l'Homme142.
Le législateur se doit de traquer la moindre inégalité afin d'y remédier.
Une très grande diversité de personnes est ainsi déclarée faible143.
L'égalisation progresse par étapes. Un groupe d'individus fait d'abord
reconnaître sa différence par l'opinion publique144, clame ensuite que cette
différence aboutit à une différence de traitement illégitime. Alors le

138
F. FURET, « Le système conceptuel de la “Démocratie en Amérique” », Commentaire, 1980,
n° 12, p. 605, p. 611.
139
V. CITOT, « Pour en finir avec quelques poncifs sur l’égalité (les dangers de l’égalitarisme en
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matière culturelle, économique et politique) », Le philosophoire, juin 2012, n° 1, p. 133-185, p.
141.
140
V. sur ce point F. ROUVILLOIS, « Judiciarisation de la société : une entrée en matière », in La
société au risque de la judiciarisation, F. Rouvillois (dir.), coll. Colloques & débats, Paris, Litec,
2008, p. 5, p. 20 et s. L'auteur indique que cela permet aux politiques de se montrer très actifs
sans réel effet. Rappr. J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République (1996),
op. cit., p. 115 et s.
141
F. ROUVILLOIS, « Judiciarisation de la société : une entrée en matière », op. cit., p. 13.
L'action en justice est devenue, selon l'auteur, une « tribune militante ». F. FONDARD, « La
judiciarisation de la famille, ce qu’en pense l’UNAF », in La société au risque de la
judiciarisation, op. cit., p. 37, p. 38.
142
J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République (1996), op. cit., p. 120 ; M.
BODIN, Les notions relatives en droit civil, Thèse Bordeaux IV-Montesquieu, 2011, nº 82. Michel
VILLEY a consacré une partie de son œuvre à l'analyse critique des droits de l'homme en les
confrontant au droit naturel. V. notamment M. VILLEY, « Le droit naturel (1985) », in La Nature et
la Loi – Une philosophie du droit, F. Terré et Ch. Delsol (éds.), Paris, Cerf, juin 2014, p. 29, p.
34.
143
V. notamment Jean HAUSER, « Une théorie générale de la protection du sujet vulnérable ? »,
Revue Lamy Droit civil 2011.83 ; Rapport annuel, Cour de cassation, 2009. Le rapport présente
une étude de jurisprudence relative à ce sujet.
144
Sur le besoin de reconnaissance à l'époque postmoderne V. G. LIPOVETSKY, « Temps contre
temps ou la société hypermoderne », in Les Temps hypermodernes, G. Lipovetsky et S.
Charles (dir.), Paris, Grasset, 2004, p. 139 ; D. COHEN, « Catégorie de personnes, égalité et
différenciation », in Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil, P.
Bloch, C. Duvert et N. Sauphanor-Brouillaud (dir.), coll. Études juridiques, Paris, Économica,
2006, p. 91, p. 93 et p. 103. L'auteur est plutôt favorable à la reconnaissance de ces groupes
qui deviennent des « catégories » lorsqu'elles sont reconnues. Il considère que ce processus
favorise la « cohésion sociale ». V sur ce point, idem, p. 105.

31
R.I.E.J., 2018.81 Les évolutions du formalisme. Entre légalité et légitimité

législateur intervient afin de supprimer cette différence145, légitimer ce


groupe et gagner ainsi sa légitimité. Dans le cadre de ce processus, le
groupe l'emporte sur l'individu ; les membres qui ne suivent pas la logique
du groupe, pour quelque raison que ce soit, sont ignorés. Il en va de même
pour ceux qui sont objectivement dans la même situation de fait que les
membres de ce groupe mais n'en font pas partie. La légitimation du groupe
passe par le formalisme, par exemple par l'ouverture du mariage, acte
solennel, aux personnes homosexuelles146.
Au terme de ces développements consacrés à la recherche d'une
légitimité nouvelle, il apparaît que l'État promeut l'efficacité et l'égalité afin de
gagner une légitimité perdue. Cette reconquête passe par le formalisme.
L'information circule désormais très vite et celui qui la détient et en use
habilement est une autorité aussi légitime que les structures
gouvernementales. L'État accorde désormais une importance disproportionnée
au plus petit détail de la vie privée de tout un chacun en informant le faible et
en encadrant son existence par le biais du formalisme. La protection des
plus faibles est une difficulté inéluctable pour tout État respectueux du droit.
On peut donc se réjouir de l'attention accordée à la lutte contre les
discriminations qui vise à protéger les faibles. L'étude du formalisme à
travers le temps nous invite à rappeler que l'État régalien protège tous les
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individus. Mme Dejoux insiste sur le fait que les enquêtes royales de saint
Louis avaient surtout pour finalité de faire connaître le souci du roi pour la
justice rendue à ses sujets147. La poursuite actuelle de l'égalité est pour
l'État une autre manière d'affirmer sa légitimité.
Cette partie a permis de relever l'importance du formalisme à l'époque
postmoderne. La forme est devenue un outil de légitimation alors qu'elle
n'était auparavant que le vecteur d'une légitimité provenant de sources
spontanément admises. Il est possible de regretter cette évolution,

145
Pour une plutôt analyse favorable de ce processus, v. Cohen, « Catégorie de personnes,
égalité et différenciation », ibidem, p. 101 et s. Sur un ton plus critique, V. N. SAUPHANOR-
BROUILLAUD et C. BLOUD-REY, « Catégories de personnes et droit des contrats », in
Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil, op. cit., p. 157, nº 23.
146
Sur les limites de l'égalisation par la suppression de la différence de sexe, V. A. CHEYNET DE
BEAUPRÉ, « “Homme et femme il les créa” : Retours sur l’égalité dans le droit de la famille »,
Recueil Dalloz, 2008, p. 1216 et s. ; C. DUVERT, « L’homme et la femme dans le Code civil ou la
dialectique du donné et du construit », in Différenciation et indifférenciation des personnes dans
le code civil, op. cit., p. 25, nº 14 et s., spéc. nº 15. M. HAUSER indique que les personnes
homosexuelles font désormais partie d'une « “nouvelle aristocratie” du mariage » à la différence
des concubins qui sont exclus de l'adoption. V. J. HAUSER, « Le mariage asexué », Revue
trimestrielle de droit civil, 2013, p. 579 et s.
147
M. DEJOUX, « Un gouvernement rédempteur ? Les enquêtes de réparations de Louis IX
(1247-1270) », in Gouverner les hommes, gouverner les âmes : XLVIe Congrès de la SHMESP
(Montpellier, 28-31 mai 2015), coll. Histoire ancienne et médiévale, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2016, p. 259 et s.

32
Philippe Ropenga R.I.E.J., 2018.81

considérer que le formalisme de légalité est issu d'une tradition utile tandis
que le formalisme de légitimité représente une contre-tradition néfaste.
« Seulement, à vrai dire, on ne peut plus alors parler proprement de
“bénéfique”, non plus que de “maléfique”, en tant que ces deux termes sont
essentiellement corrélatifs et marquent une opposition qui n'existe plus, car,
comme toute opposition, elle appartient exclusivement à un certain domaine
relatif et limité ; dès qu'elle est dépassée, il y a simplement ce qui est, et qui
ne peut pas ne pas être, ni être autre chose que ce qu'il est ; et c'est ainsi
que, s'il on veut aller jusqu'à la réalité de l'ordre le plus profond, la “fin d'un
monde” n'est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d'une
illusion »148. Ces mots de René Guénon, parus en 1945, incitent à envisager
l'avenir avec lucidité et optimisme.
Cette étude relative à l'évolution du formalisme a montré que la
légitimité désignait à la fois l'élément institutionnel et l'élément spirituel sans
lequel une loi, bien que faite de manière régulière, n'est pas légitime. Cet
élément spirituel n'est pas de nature juridique. Il contribue à inscrire le droit
dans le temps. La postmodernité a instauré l'hégémonie du présent. L'État
ne peut de ce fait plus tirer sa légitimité des sources auxquelles il puisait
jusqu'alors. Il ne parvient que de manière imparfaite à fonder sa légitimité
sur la recherche d'efficacité et d'égalité, laquelle implique à son tour de
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recourir au formalisme.

148
R. GUÉNON, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), Paris, Gallimard,
2015, p. 289.

33

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