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Orietta Ombrosi
In Press | « Pardès »
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GRANDEUR DE LA PETITESSE
PARDÈS N° 42
Pardès 42 14/05/07 16:46 Page 156
misère des hommes, qui « habite » même leur misère 4. Ce qui indique
une première ambivalence, une « énigme de l’humilité dans le Dieu
biblique ».
L’analyse de Levinas se fait très stimulante quand il se tourne vers
« l’inséparable » de « la conjonction en Dieu de la descente et de l’élé-
vation 5 », qui peut être découvert aussi dans le Talmud. Dans un premier
temps, Levinas rencontre ce thème dans le traité Meguila 31a), et le traite
explicitement : « Rabbi Yohanan a dit : Partout où vous trouverez la puis-
sance du Saint, béni soit-il, vous trouverez son humilité ; cela est écrit
au Pentateuque, redit dans les Prophètes et repris […] dans les hagio-
graphes. » Levinas reprend ainsi les versets évoqués par Rabbi Yohanan
– Deut. 10, 17-18, Is 57, 15, Ps 68, 5-6 – qui expriment en même temps
la hauteur et la gloire de Dieu dans sa Sainte demeure et Sa proximité
dans « les cœurs contrits et humbles », où l’humilité de Dieu signifie
surtout Sa proximité dans la misère des hommes. En outre, l’humilité de
Dieu peut s’entendre, comme dans le traité Sota 24a), comme l’exercice
des fonctions les plus modestes et les plus humbles, c’est-à-dire comme
la modeste activité d’un Dieu qui se fait « couturier » et « fossoyeur » de
l’homme, Gen 3, 21 et Deut. 34, 6. Mais elle peut signifier aussi, et cette
fois dans son sens le plus propre, c’est-à-dire dans le sens d’une «conjonc-
tion de l’élévation et de la descente », « la grandeur de l’humilité ou l’hu-
milité de la grandeur », sens qui est évoqué dans la page du Talmud de
Babylone, traité Houlines 60 a) et b), où il est question non pas tant de
cosmologie ou de cosmogonie, comme on pourrait le croire à la première
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homme. N’y a-t-il pas en effet une ressemblance entre ces sub, celui de
la sub-ordination de Dieu à l’homme et celui de la sub-stitution de
l’homme à l’autre homme ? En d’autres termes, dans le Levinas de
Autrement qu’être, le mouvement du sujet qui, malgré lui et passivement,
se vide de soi en transformant la déposition de soi en substitution pour
l’autre, ne peut-il pas être interprété comme kénose du sujet 21 qui reflète
la kénose de Dieu, l’abnégation d’un « Dieu renonçant à sa toute puis-
sance pour ne se complaire que dans le “pour-l’autre” 22 »?
On pourrait le dire aussi autrement. En effet, Levinas emploie aussi
un autre terme pour exprimer cette « grandeur de la petitesse », cette
manière de se faire petit, de se retirer, suggérée par le Créateur à la créa-
ture, par Dieu à la lune selon l’apologue talmudique évoqué plus haut.
Le mot qui peut être associé à ceux d’humilité et de kénose, bien qu’il
mette en valeur surtout le retrait et non le sens de descente élucidé par
Levinas, est le mot « anachorèse ». Il ne s’agit pas exactement de la même
structure, mais de quelque chose qui ressemble à la kénose et qui, au
moins, appartient au même registre sémantique. L’anachorèse est, me
semble-t-il, une autre manière de dire la kénose du sujet. Ce terme est
utilisé par l’auteur dans une note en bas de page d’Autrement qu’être, où
il en souligne le sens, à distinguer du sens commun (l’attitude propre à
l’anachorète, qui se retire du monde). «Anachorèse» signifie pour Levinas
« un mouvement du moi en soi, hors l’ordre. La sortie de cette fouille
souterraine, du plein dans le plein, mène dans une région où, dans l’Autre,
tout le poids de l’être se porte et se supporte 23 ». L’anachorèse consiste
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de l’amer adouci par l’amer 38 ! » Mais n’est-ce pas une manière d’ad-
mettre, malgré l’ironie, ce qu’ailleurs il refuse sûrement, à savoir que la
souffrance est liée au péché ? Dans cette concession de « suppos(er) du
moins, qu’il n’y a pas de souffrance sans péché », Levinas ne fait-il pas
un pas en arrière, par rapport à sa pensée sur la « souffrance inutile 39 »,
sur la souffrance humaine purement gratuite ?
Il est légitime de penser que le nœud de ces questions peut peut-être
se résoudre, pour se trancher, dans ce nom de lieu et de souffrances
inutiles qu’est Auschwitz. En note de son article, à propos du « pas de
souffrance sans faute » talmudique 40, Levinas écrit : « Peut-on continuer
à le dire depuis la passion d’Auschwitz ? Peut-être toujours de soi à soi,
sans faire entrer cet apophtegme dans un prêche. » Et j’ajouterais, dans
une théodicée ancienne comme les amis de Job. Après Auschwitz 41, il
est insupportable de relier la souffrance au péché de l’autre et méprisable
de le prêcher à celui qui est prostré dans sa douleur. Pour autant, il est
peut-être possible de le supposer, de le sentir, de le croire, de le conce-
voir pour soi-même ou de trouver un sens à sa propre souffrance.
Levinas insiste donc beaucoup sur l’intimité entre l’homme souffrant
et Dieu souffrant, sur l’idée d’un Dieu qui s’humilie, qui s’abaisse et
souffre pour sa créature, qui trouve cette intimité dans l’instant fugitif et
fragile de la prière. Une prière qui est toujours prière pour l’autre, et
même pour cet Autre qui est aussi le Tout Autre. À ce propos, dans le
passage sur la kénose de Transcendance et Intelligibilité, le philosophe
évoque une autre image midraschique 42 d’après laquelle Dieu lui-même
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souffrance – la mienne – non inutile 44, le pour soi devient pour l’autre,
et cela doublement : chez l’homme, qui ne prie pas pour soi mais pour
Dieu, pour alléger Sa souffrance ; chez Dieu, demandant la prière pour
soi, mais parce qu’il souffre pour l’autre, pour la souffrance de l’autre.
De plus, dans cette prière, Israël est – et le devient dans l’instant d’in-
vocation de chacun de ses fils – celui qui porte, celui qui supporte, toute
la souffrance de l’humanité, y compris la souffrance de tous les péchés,
et pour cela précisément, porte et supporte aussi « cette Passion de Dieu ».
Dans cette « torture », Dieu reste, certes, celui « à qui » toute prière est
adressée, celui vers qui se lèvent les lèvres, mais aussi celui « pour qui »
toute prière est dite, fût-ce dans le silence. Cependant c’est à l’homme,
à la prière de l’homme, et premièrement à la prière du Juif, de porter, de
supporter, d’alléger la « Passion de Dieu 45 ». C’est dans le fragile, dans
le timide instant de prière, que la souffrance de l’autre, et la passion de
Dieu pour les tourments, les afflictions, les malheurs de ses fils, peuvent
trouver, fugitivement, un baume.
À une limite extrême, Levinas parvient même à penser la coïncidence
entre prière et souffrance, une prière qui est inscrite dans la souffrance.
On a vu comment l’humilité de Dieu arrive jusqu’à être dépendance à
l’égard de l’homme, et de sa prière, pour faire être le monde et pour
soulager Sa souffrance. Levinas pousse encore cette idée jusqu’à penser
l’humilité de Dieu dans une prière qui ne se complaît pas sur elle-même,
qui ne se reconnaît même plus comme telle. Une prière qui, à la rigueur,
n’est même plus une prière. Une prière qui serait tacitement, violem-
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NOTES
1. Dans un autre essai important sur le sujet, Levinas réfléchit sur le problème de l’Homme-
Dieu et se réfère surtout à l’idée de vérité persécutée de S. Kierkegaard et à ses propres
concepts de « trace » et de « substitution ». Cf. « Un Dieu-Homme ? » (1968), in Entre
nous. Essai sur le penser-à-l’autre, Grasset, 1991, p. 64-71. J’aborde ici cette idée
d’un autre point de vue.
2. Cf. aussi 2 Cor, 8, 9. Le terme kénose renvoie en propre au terme « vide », mais aussi
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lui, une multiplicité d’êtres […]. C’est là que Dieu a transcendé la création elle-même.
C’est là que Dieu “ s’est vidé”. Il a créé à qui parler. » (C’est moi qui souligne.)
11. Levinas s’appuie souvent sur l’œuvre de Rabbi Haïm de Volozine. Il lui consacre les
articles « À l’image de Dieu d’après R. Haïm Voloziner », in Au-delà du verset, Minuit,
Paris, 1982, p. 182-200 et « De la prière sans demande. Note sur une modalité du
judaïsme », in Études philosophiques 38, n° 2, 1984, p. 157-163 (cet article est presque
identique à « Judaïsme et kénose » dans sa partie relative à Rabbi Haïm), ainsi qu’une
grande partie de l’article « Judaïsme et kénose », art. cit. Il l’évoque aussi dans Difficile
Liberté. Essai sur le judaïsme, Albin Michel, 1979 (2a), p. 79 sq. ; Du sacré au saint,
Minuit, Paris, 1977, p. 147 ; Au-delà du verset, Minuit, Paris, 1982, p. 48 ; Hors sujet,
Fata Morgana, Montpellier, 1987 ; À l’heure des nations, … op. cit., p. 205 ; Entre
nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Grasset, Paris, 1991, p. 225. Enfin, Levinas cite
toujours le rabbin Haïm dans ses entretiens. Pour le rôle de Rabbi Haïm dans la pensée
de Levinas, cf. l’important article de C. Chalier, « L’âme de la vie. Levinas, lecteur de
R. Haïm de Volozin », in Levinas, Les Cahiers de l’Herne, l’Herne, 1991, p. 442-260.
12. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 141.
13. E. Levinas, Transcendance et intelligibilité, Labor et Fides, Genève, 1996, p. 60.
14. La prière de l’homme qui peut soulager la « Passion de Dieu ». Je reviendrai sur ce
thème qui fait l’objet même de cet essai.
15. Ibid. Voir dans À l’heure des nations, op. cit., p. 129, un passage très significatif et
très proche, à propos du visage et du « tu ne tueras point » (je souligne) : « […] n’est-
ce pas là, à travers le visage d’autrui, la signifiance même de la parole de Dieu, inouïe
signifiance du Transcendant qui d’emblée me concerne et m’éveille ? Révélation –
conjoncture, ou “Kénose” – où se pense concrètement la vérité “abstraite” du mono-
théisme sans représentation ou images, le “lieu” où l’Infini descend des “hauteurs
célestes” – de son absoluité ou de la mythologie de ses arrière-mondes – et où préci-
sément “Il vient à l’idée” ».
16. En affirmant ironiquement être « accusé un peu de défendre la kénose », Levinas insiste
sur la nécessité d’un équivalent hébraïque à ce terme. Il semble le trouver précisément
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26. Que Levinas soit attentif à cette idée de contraction originaire ou pré-originaire est
attesté par les pages « Séparation et absolu » de Totalité et Infini. Essai sur l’extério-
rité, Hijhoff, La Haie, 1961, p. 106-108 où il est question de la création ex-nihilo.
27. Autrement qu’être, op. cit., p. 168.
28. L’unique fois, à ma connaissance, où Levinas parle explicitement de cette idée de tsimt-
sum (ou « zimzoum ») est en se référant précisément à rabbi Haïm de Volozine. Cf. « À
l’image de Dieu d’après Rabbi Haïm de Volozine », in Au-delà du verset, op. cit., p. 200.
Levinas interprète cette idée ainsi : « Dieu se contracte préalablement à la Création pour
faire place, à côté de soi, à l’autre que soi », tandis que Rabbi Haïm l’entend plutôt
« comme un événement gnoséologique » pour penser la finitude humaine, non point
comme une « défaillance », mais comme « un événement originaire » ou « une nouvelle
image de l’Absolu ». C’est dans ce sens que je me suis permis de parler de tsimtsum
de l’homme comme «image» du tsimtsum de Dieu, dans le sens spécifique d’un «retrait»
ontologique, c’est-à-dire selon une perspective toute levinassienne de ce mythe luria-
nique via Rabbi Haïm. D’ailleurs, selon Catherine Chalier, Levinas interprète cette idée
« dans le sens d’un retrait de l’”étendue ontologique” » cf. La trace de l’Infini, op. cit.,
p. 27. Charles Mopsik, au contraire, a souligné la distance de la pensée levinassienne
de l’idée lurianique de la contraction de l’Infini, car cette idée servirait au philosophe
uniquement pour dire « la séparation de la créature vis-à-vis de son Créateur » (p. 430)
et cela serait en nette contradiction avec la pensée lurianique elle-même. Cf. Mopsik,
« La pensée d’E. Levinas et la cabale », in Emmanuel Levinas, op. cit., p. 428-441.
29. « Judaïsme et kénose », in op. cit., p. 147.
30. Ibid., p. 148.
31. « De la prière sans demande », art. cit.
32. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 146. Levinas cite Rabbi Haïm de Volozine.
33. Ibid., p. 149.
34. Transcendance et intelligibilité, op. cit., p. 59.
35. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 150.
36. Ibid., p. 149
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