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HUMILITÉ DE DIEU, PRIÈRE DE L'HOMME

Orietta Ombrosi

In Press | « Pardès »

2007/1 N° 42 | pages 155 à 169


ISSN 0295-5652
ISBN 9782848351209
DOI 10.3917/parde.042.0155
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Humilité de Dieu, prière de l’homme


ORIETTA OMBROSI

Devant l’oppression des humbles, les plaintes de pauvres


– à cette heure – je me lève, dit le Seigneur.
Ps 12, 6

GRANDEUR DE LA PETITESSE

S’il est vrai que la spiritualité juive refuse l’idée de l’incarnation


divine propre à la spiritualité chrétienne, il est aussi vrai, selon Levinas,
que les deux spiritualités partagent l’idée de l’humilité de Dieu 1, d’une
humilité qui peut être pensée comme un abaissement, une humiliation,
une descente de Dieu de sa majesté jusqu’à la petitesse de la condition
de l’homme. Une condition qui est cependant à définir, et sur laquelle
judaïsme et christianisme se distancieraient précisément. Le thème de
l’humilité de Dieu, ou kénose, selon la terminologie grecque-chrétienne
du passage des Lettres de Paul, Philippins 2, 6-8 2, évoque l’acte libre
de Dieu de se priver de sa « forme » et de sa « gloire » divines, pour
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descendre dans/sur/vers la « forme » humaine, jusqu’à subir la passion
du serviteur souffrant, jusqu’à endurer la mort honteuse de la croix. Dans
cette idée chrétienne il n’est donc pas seulement question d’incarnation,
mais aussi de mouvement d’abaissement, c’est-à-dire de renoncement à
la gloire et de consentement de la part de Dieu à une condition qui ne lui
serait pas propre, en l’occurrence une condition humaine, servile et souf-
frante. Or, Levinas suppose un certain voisinage entre les deux spiritua-
lités, la juive et la chrétienne, précisément sur cette idée de l’humilité de
Dieu, mais entendue uniquement en tant que consentement de Dieu « à
descendre jusqu’aux conditions serviles de l’humain 3 », c’est-à-dire en
tant que mouvement de descente et de proximité. Cette idée en effet serait
attestée par plusieurs passages de la Bible, comme Levinas le souligne
dans un texte très important sur « Judaïsme et kénose », que cette étude
se propose de relire, où les termes indiquant la majesté et la hauteur
divine sont souvent proches des termes décrivant un Dieu penché sur la

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156 ORIETTA OMBROSI

misère des hommes, qui « habite » même leur misère 4. Ce qui indique
une première ambivalence, une « énigme de l’humilité dans le Dieu
biblique ».
L’analyse de Levinas se fait très stimulante quand il se tourne vers
« l’inséparable » de « la conjonction en Dieu de la descente et de l’élé-
vation 5 », qui peut être découvert aussi dans le Talmud. Dans un premier
temps, Levinas rencontre ce thème dans le traité Meguila 31a), et le traite
explicitement : « Rabbi Yohanan a dit : Partout où vous trouverez la puis-
sance du Saint, béni soit-il, vous trouverez son humilité ; cela est écrit
au Pentateuque, redit dans les Prophètes et repris […] dans les hagio-
graphes. » Levinas reprend ainsi les versets évoqués par Rabbi Yohanan
– Deut. 10, 17-18, Is 57, 15, Ps 68, 5-6 – qui expriment en même temps
la hauteur et la gloire de Dieu dans sa Sainte demeure et Sa proximité
dans « les cœurs contrits et humbles », où l’humilité de Dieu signifie
surtout Sa proximité dans la misère des hommes. En outre, l’humilité de
Dieu peut s’entendre, comme dans le traité Sota 24a), comme l’exercice
des fonctions les plus modestes et les plus humbles, c’est-à-dire comme
la modeste activité d’un Dieu qui se fait « couturier » et « fossoyeur » de
l’homme, Gen 3, 21 et Deut. 34, 6. Mais elle peut signifier aussi, et cette
fois dans son sens le plus propre, c’est-à-dire dans le sens d’une «conjonc-
tion de l’élévation et de la descente », « la grandeur de l’humilité ou l’hu-
milité de la grandeur », sens qui est évoqué dans la page du Talmud de
Babylone, traité Houlines 60 a) et b), où il est question non pas tant de
cosmologie ou de cosmogonie, comme on pourrait le croire à la première
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lecture, mais de réduction de la lune – réduction qui serait infligée ou
offerte, selon la perspective, par Dieu à celle qui éclaircit les ténèbres de
toute nuit. Le problème talmudique repris et commenté par Levinas
concerne donc la petitesse de la lune. L’histoire, très intrigante pour l’in-
solite de la représentation qui voit Dieu et la lune en dialogue, naît de la
contradiction du verset 16 du premier chapitre de la Genèse entre la créa-
tion des deux « grands luminaires » et l’immédiate distinction entre « un
grand luminaire » et un « petit luminaire ». Cette contradiction est rappro-
chée du verset Nombres 28, 15 qui dicte, pour la nouvelle lune, le sacri-
fice d’un bouc comme expiation en l’honneur de l’Éternel ou, selon une
autre interprétation, comme expiation pour l’Éternel. Mais pourquoi et
en quoi y aurait-il contradiction entre ces versets ? Est-il concevable de
penser que l’Éternel doit expier pour une quelconque faute ? Et surtout
quel rapport y a-t-il avec l’idée de kénose ?
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Il faut repartir du récit de Rabbi Chimon ben Pazi. « Aussitôt après la


création, la Lune dit au Créateur : “Souverain du monde, est-il possible
que deux rois portent la même couronne ?” Et Dieu répondit : “Va donc
et fais-toi plus petite !” […] Et la Lune : “Je viens d’énoncer une idée
sensée, est-ce une raison pour me diminuer ?” Et le Seigneur du Monde :
“Tu régneras jour et nuit, alors que le règne du Soleil se limitera au jour.”
“Où serait l’avantage d’éclairer en plein jour ?” réplique la Lune. » Après
quelques autres argumentations de la part de la lune impavide et quelques
justifications de la décision du Créateur, Dieu termine le dialogue en
invoquant les justes : « Des noms de justes évoquent ton titre : Jacob est
nommé petit dans Amos 7, 21, Samuel le Petit […], le roi David appelé
Petit David dans I Samuel, 17, 14. » La lune se tait enfin. Mécontente ?
Peut-être. Quoi qu’il en soit, son silence ne convainc pas le Créateur au
point que certains supposent, comme Rabbi Ben Lequish, que le bouc à
sacrifier pour la nouvelle lune est comme une expiation pour la faute de
l’Éternel, c’est-à-dire pour avoir réduit et diminué la lune ! Or, de ce récit,
Levinas, avec la sollicitation qui est le propre de sa lecture talmudique-
philosophique 6, semble tirer deux aspects de l’humilité, l’un concernant
la créature, l’autre concernant le Créateur.
D’abord, Dieu aurait proposé à la lune précisément la « grandeur de
la petitesse », c’est-à-dire l’humilité et « l’abnégation de la nuit » qui est,
en d’autres termes, « la noblesse des meilleurs », de ceux qui savent que
le retrait, le recul, l’ombre, choisis pour faire place à un autre, pour le
laisser briller dans sa splendeur, au prix du renoncement de son être
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propre, valent plus que toute grandeur et splendeur, fût-ce celle du roi
Soleil ; la noblesse de ceux qui savent que l’ombre n’est pas forcément
l’apanage des médiocres ou des « ratés », au contraire. Pourtant, « le
glorieux abaissement » est « un scandale pour la raison 7 » – et pour la
lune, déjà philosophe… Dans les réponses de la lune, Levinas lit les
répliques des Lumières de la pensée, faites de clarté et d’esprit de géomé-
trie, et celles de la gloire de l’Histoire universelle, de sa nécessité de
confronter toute singularité, fût-ce celle de l’histoire « latérale » et
« messianique » d’Israël, avec le « visible » et le « politique », avec l’uni-
versel en somme, qui ne reconnaît pas – comment pourrait-t-il le faire ?
– cette grandeur de l’humilité, qui n’a donc de sens que dans « la sain-
teté de la personne, où exaltation du renoncement dans la justice du juste,
elle est humanité de l’homme et image de Dieu 8 ». L’humilité n’aurait
donc de sens que dans la singularité du juste et de l’homme.
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158 ORIETTA OMBROSI

Ensuite, l’humilité du Créateur. Ici l’humilité, la grandeur de l’humi-


lité, s’accomplit dans « l’humiliation de la grandeur », c’est-à-dire dans
l’humiliation que le Créateur s’infligerait en se laissant contester par la
créature, au point de se mettre en discussion en demandant pour soi –
pour sa décision de réduire les dimensions de la lune – un acte expia-
toire, au point d’assumer la responsabilité du mécontentement de sa créa-
ture, restée insatisfaite et muette. « Sublime kénose d’un Dieu qui accepte
la contestation de sa sainteté dans un monde incapable de s’en tenir à la
lumière de sa Révélation 9 », écrit Levinas, et j’ajouterais, incapable de
s’en tenir aussi à l’ordre et à la beauté de Sa Création. Création dans
laquelle la créature peut intervenir, dialoguer avec son Créateur, et qui
est censée avoir un rôle bien précis, non seulement dans ce privilège du
dialogue, dans cette autonomie et égalité, voire liberté, mais un rôle aussi
dans une responsabilité, une dette vis-à-vis des autres créatures et même
vis-à-vis de son Créateur. Création, enfin, dans laquelle le Créateur « s’est
vidé 10 » en laissant à la créature cette liberté et cette responsabilité, une
liberté qui est responsabilité.

DÉPENDANCE DE DIEU À L’ÉGARD DE L’HOMME

Or, l’idée de l’humilité comme descente de Dieu – à partir de Sa posi-


tion de Très-Haut jusqu’au très bas et aux bas-fonds de l’homme –
« comme s’Il avait besoin des hommes », que ce soit dans l’économie de
la création ou dans la prière, est repérée par Levinas dans la culture tradi-
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tionnelle du judaïsme, et pas seulement dans l’évidence des textes
bibliques et la richesse des commentaires talmudiques, aussi dans le livre
Nefesh Hahaïm (L’âme de la vie) signé par un rabbin lituanien élève du
célèbre Gaon de Vilnius. Que Levinas se réfère ici à Rabbi Haïm de
Volozine (1759-1821) ne surprend pas. On connaît l’importance 11 de cet
auteur pour la réflexion levinassienne, mais il n’est pas inutile de la souli-
gner ici, là où Levinas pense la kénose de Dieu, en la traçant précisé-
ment dans une certaine subordination de Dieu à la responsabilité de
l’homme et aussi dans la modalité de la prière. Dans le livre de ce maître,
Levinas trouve l’idée d’une humilité de Dieu dans Son « besoin » de
l’homme, qui est appelé à être le gardien et le responsable de toute la
création, ainsi qu’à alléger, par sa prière, les souffrances du Créateur. Il
repère dans L’âme de la vie une kénose dans le sens de la « subordina-
tion dans une certaine mesure du Divin à la volonté humaine. Kénose
dans ce sub 12 », écrit Levinas.
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Mais le sub de cette « sub-ordination » ne renvoie-t-il pas à la même


structure, bien que dans un tout autre langage, qui est celle de l’in de
l’In-fini dans Totalité et Infini et tant d’autres occurrences de l’œuvre de
Levinas ? Ne s’agit-il pas de la même descente de Dieu, bien que dite
autrement ? Du même mouvement de la célèbre formule « Dieu qui vient
à l’idée », qui est au cœur de toute sa réflexion ?
Levinas lui-même atteste cette analogie dans Transcendance et intel-
ligibilité, l’entretien de Genève 13. Interrogé sur différentes questions et
en particulier sur la kénose, il dit : « Est-ce la kénose ? C’est là 14, je pense
en tout cas, quelque chose qui s’en approche ! Ma formule “Dieu qui
vient à l’idée” exprime la vie de Dieu. Descente de Dieu. En allemand
c’est encore mieux : “wenn Gott fällt uns ein” (quand Dieu nous tombe
sous le sens). Cela rejoint ce que nous disions sur la proximité 15. » Il est
donc évident que cette idée ne touche pas seulement les curieux en théo-
logie, et surtout ceux qui sont habitués à un langage chrétien : d’une
certaine manière, l’humilité de Dieu, exprimée par ce terme gréco-théo-
logique de kénose, et également, comme le suggère Levinas, par le terme
hébreu ‘anawah 16, peut être considérée comme l’une des idées centrales
de la pensée de Levinas. Simplement, dans ce contexte, dans cet article
qui essaye d’en retracer les racines dans l’arbre du judaïsme, elle est
abordée dans une perspective théologique, où le mot « Dieu » et des
notions théologiques sont convoqués, malgré l’antipathie de Levinas
pour la « théologie » et ses malentendus – antipathie surtout vis-à-vis de
l’« onto-théologie » –, pour dire, pour penser une idée déjà pensée autre-
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ment : pensée et dite dans le langage de l’histoire de la philosophie, dans
Totalité et Infini, dans la relecture levinassienne de idée de l’Infini de
Descartes, idée toujours associée à l’ambiguïté du visage, entre misère
et hauteur ; ou bien, dans le langage d’Autrement qu’être, à travers les
thèmes de la Gloire de l’Infini, du prophétisme, et aussi du psychisme,
où apparaît à nouveau le même mouvement de descente d’un Dieu-Infini
qui commande aux lèvres du témoin, de celui qui consent déjà et dit
« hinneni 17 ». « Comme si Dieu avait renoncé à Sa toute-puissance, écrit
Catherine Chalier, pour confier à l’humain la tâche de Le rendre présent
jusque dans les plus humbles gestes 18. »
Pour revenir à la cosmologie de Rabbi Haïm de Volozine, sur laquelle
Levinas s’arrête longuement dans « Judaïsme et kénose », Dieu ou Elohim
– selon le nom qui indique le « maître du monde, source de toutes ses
forces » – a créé ex-nihilo le monde, ou mieux, une pluralité des mondes,
en dépendance de Son énergie créatrice et en suivant une structure hiérar-
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160 ORIETTA OMBROSI

chisée et enchaînée, fondée sur le principe selon lequel le monde « supé-


rieur » est l’âme de « l’inférieur », et « l’inférieur » le corps du « supé-
rieur ». Elohim, qui est au sommet de la hiérarchie, est l’âme, l’anima-
tion, la vie des mondes. Son énergie s’étend sur tout et tous. Quant à
l’homme, à chaque homme singulièrement, il occupe, dans cet ordre
différent d’un cosmos grec, une place exceptionnelle : dernier créé parmi
les créatures, il a sur son corps toute la dégradation de la créature, mais
dans son âme, toute la puissance du souffle divin (Gen 2, 7). L’homme
se trouve dans la condition assez particulière de co-naturalité avec la
création et d’intimité spéciale avec Dieu, « intimité qui est caractérisée
et par la supériorité d’Elohim par rapport à l’homme et par la dépen-
dance, voulue par Elohim, d’Elohim à l’égard de l’homme pour tout ce
qui concerne l’association d’Elohim avec les mondes […] ; de l’homme
dépend l’accroissement de la sainteté, de l’élévation et de l’être des
mondes ou de leur retour au néant 19 ». Dans cette cosmologie, Levinas
repère une « singulière ontologie » dans le fait que l’être ou le non-être
de l’autre – de l’autre monde – dépend de l’homme, mais non pas tant
de son arbitre ou de sa domination que de sa responsabilité, de son «accord
ou désaccord avec la volonté de Dieu inscrite dans la Thora », en un mot
de son éthique. La présence ou l’absence de Dieu en qualité d’âme du
monde dépend de l’homme : celui-ci répond des autres et de l’univers.
Mais il y a plus. À travers cette responsabilité par rapport aux mondes,
l’homme, chacun dans sa singulière responsabilité, est semblable à
Elohim : que Dieu a créé l’homme à son image (Gen 1, 26) et à sa ressem-
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blance (Gen 5, 1) signifie, dans l’interprétation de Volozine, que l’homme,
comme son Créateur, est l’âme du monde et des mondes, l’âme de toute
vie. Or, ce qui surprend, c’est que cette ressemblance choisie et voulue
par Dieu comporte le choix du partage et du renoncement, un partage
qui pour Dieu ne peut se faire que dans le renoncement, un choix divin
de sub-ordination à l’éthique de l’homme : « […] plus importante que la
toute-puissance de Dieu est la subordination de cette puissance au consen-
tement éthique de l’homme. Et c’est là aussi l’une des significations
primordiales de la kénose 20. »
Mais Levinas pousse encore plus loin cette pensée de Rabbi Haïm et
cette idée de kénose. On peut même avancer l’hypothèse selon laquelle,
dans l’interprétation et l’élaboration propre de Levinas, la ressemblance
de l’homme à son Créateur est envisagée précisément à partir de ce retrait,
de ce renoncement, de cette sub-ordination de Dieu à l’égard de l’homme,
sub-ordination qui en l’homme devient sub-stitution à l’égard de l’autre
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homme. N’y a-t-il pas en effet une ressemblance entre ces sub, celui de
la sub-ordination de Dieu à l’homme et celui de la sub-stitution de
l’homme à l’autre homme ? En d’autres termes, dans le Levinas de
Autrement qu’être, le mouvement du sujet qui, malgré lui et passivement,
se vide de soi en transformant la déposition de soi en substitution pour
l’autre, ne peut-il pas être interprété comme kénose du sujet 21 qui reflète
la kénose de Dieu, l’abnégation d’un « Dieu renonçant à sa toute puis-
sance pour ne se complaire que dans le “pour-l’autre” 22 »?
On pourrait le dire aussi autrement. En effet, Levinas emploie aussi
un autre terme pour exprimer cette « grandeur de la petitesse », cette
manière de se faire petit, de se retirer, suggérée par le Créateur à la créa-
ture, par Dieu à la lune selon l’apologue talmudique évoqué plus haut.
Le mot qui peut être associé à ceux d’humilité et de kénose, bien qu’il
mette en valeur surtout le retrait et non le sens de descente élucidé par
Levinas, est le mot « anachorèse ». Il ne s’agit pas exactement de la même
structure, mais de quelque chose qui ressemble à la kénose et qui, au
moins, appartient au même registre sémantique. L’anachorèse est, me
semble-t-il, une autre manière de dire la kénose du sujet. Ce terme est
utilisé par l’auteur dans une note en bas de page d’Autrement qu’être, où
il en souligne le sens, à distinguer du sens commun (l’attitude propre à
l’anachorète, qui se retire du monde). «Anachorèse» signifie pour Levinas
« un mouvement du moi en soi, hors l’ordre. La sortie de cette fouille
souterraine, du plein dans le plein, mène dans une région où, dans l’Autre,
tout le poids de l’être se porte et se supporte 23 ». L’anachorèse consiste
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en un mouvement du sujet, une fouille, un évidement qui est déjà remplis-
sage – « un plein dans le plein » –, évidement de soi, de son propre être,
et en même temps remplissage de l’autre, de l’être de l’autre. Ainsi, le
sujet porte et supporte tout le « poids de l’être » de l’autre. Il s’agit donc
d’un mouvement qui est recul, retrait, mais un retrait qui vient du dehors
et qui « n’est pas une négation de la présence, ni sa pure latence. […] Il
est altérité 24 ». On pourrait aussi se hasarder à penser que cette « anacho-
rèse » ou retrait ou contraction de soi, cette kénose du sujet en somme –
qui est « une anachorèse dans sa peau » et qui implique donc toute la
gravité du corps et la douleur de la chair 25 – est le reflet et la réponse
humaine à la contraction pré-originaire de Dieu 26 qui, dans le langage
cabalistique, porte le nom de tsimtsum. Comme si l’« anachorèse » était
une autre manière de dire le tsimtsum, non pas de Dieu mais de l’homme :
évidement en soi pour faire place à l’autre, un « retrait en soi qui est un
exil en soi 27 », retrait pour offrir à l’autre un lieu où poser sa tête. Comme
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si être créé « à l’image de Dieu » signifiait, pour la créature, lui ressem-


bler précisément dans ce mouvement de se faire petit, mouvement de
retrait, d’« anachorèse », de tsimtsum 28.

SOUFFRANCE DE DIEU, PRIÈRE DE L’HOMME

Si Dieu a besoin de la médiation éthique de l’homme pour faire être


le monde – les mondes selon la vision cosmo-téologique de Volozine – il
a surtout besoin de sa prière. En effet, loin de signifier une demande pour
soi, une quête en faveur de soi-même ou de son propre salut, comme on
l’entend communément, la prière, dans son sens d’évidement de l’âme
en face de Dieu, c’est-à-dire dans le sens de la prière d’Hannah (I Sam 1,
15), est un « s’offrir, un déversement de l’âme 29 ». Elle consiste aussi en
un « élever et livrer son âme vers les hauteurs et y adhérer », en un élever
l’âme comme s’élève vers le ciel la fumée du sacrifice. De plus, elle est
elle-même un sacrifice se détachant de soi et de se dés-intér-essant de soi-
même, elle est une offrande de soi pour nourrir l’âme du monde. Elle est
encore « service du cœur » ou « travail du cœur » au sens où elle travaille
à l’édification du monde ou à sa réparation. Dans cette perspective, prier
signifie donc « assurer le salut des autres au lieu de faire – ou avant de
faire – son propre salut 30 ». Une prière pour le bien de l’autre et non pas
pour mon propre bien est tout à fait concevable, mais, en suivant cette
logique du pour-l’autre qui arrive jusque dans l’intimité la plus intime du
murmure du cœur, qu’en est-il de la prière de l’homme souffrant qui
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demande pour soi, fût-ce pour un instant, le soulagement de sa propre
souffrance ? La supplication du souffrant n’est-elle pas une prière ? La
souffrance la plus intime serait-elle condamnée, en tant que prière pour
soi, au silence des lèvres et du cœur ? La prière serait-elle nécessairement
« sans demande », comme le rappelle le titre d’un article de Levinas 31 ?
Selon Rabbi Haïm, que Levinas suit ici de près, la dernière intention
de la prière du juste, même s’il souffre, ne concerne pas soi, mais vise
le Très-Haut, ou mieux, la souffrance de Dieu. Il y a en effet seulement
deux cas dans lesquels le rabbin, et le philosophe avec lui, admettent que
l’on puisse prier pour soi en apparence, tandis qu’en réalité il s’agit d’une
prière pour Dieu : dans le premier cas, lorsque dans la souffrance d’Israël,
peuple de Dieu, Son nom est profané ; dans l’autre cas, lorsque l’homme,
qui souffre de sa propre et singulière douleur, prie en fait pour la souf-
france de Dieu. Il y a là, dans cette pensée, quelque chose d’inouï et sur
quoi il faut méditer davantage. Il faut évoquer à nouveau le besoin et la
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dépendance de Dieu à l’égard de l’homme, qui avaient été soulignés à


propos de la création. La finalité de toute prière est en effet le « besoin »
du « Très-Haut », besoin pour faire être, pour sanctifier et élever le monde.
On a déjà évoqué, bien que rapidement, comment de toute parole sortie
de la bouche de l’homme, de toute pensée née dans son esprit, de tout
acte issu de sa main, dépend l’être et la lumière des mondes ; comment
Dieu a placé l’homme pour coopérer dans la création du ciel et de la terre
à l’ombre de Sa main forgeuse. La main de l’homme comme l’envers de
la main de Dieu. Bien que ce pouvoir soit, bien entendu, une responsa-
bilité illimitée et à laquelle personne ne peut se soustraire, il faut que
chacun sache, comme l’écrit Levinas, « qu’aucun détail de ses actes, de
ses paroles, de ses pensées de tous les instants, n’est perdu 32 ».
La prière et ses instants de grâce ne sont donc pas perdus. Mais, d’une
manière surprenante, presque paradoxale, certainement étrangère à un
penser commun, ce besoin de Dieu qui va jusqu’à dépendre des actes,
paroles, pensées de l’homme pour la création, assume encore un autre
sens, plus ex-centrique. Dieu a besoin de la prière de l’homme non seule-
ment parce qu’elle est acte ou pensée du juste, mais pour alléger Sa propre
souffrance. Et c’est seulement pour cette raison, pour alléger la souf-
france de Dieu qui souffre déjà dans ma souffrance, qu’une prière pour
moi est possible : « dans la mesure où la souffrance de chacun est déjà
la grande souffrance de Dieu qui souffre pour lui, pour cette souffrance
qui, mienne, est déjà sienne, le moi qui souffre peut prier et, dès lors, il
peut prier pour soi : il prie pour soi-même en vue de faire cesser la souf-
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france de Dieu qui souffre dans la souffrance du moi. Le moi n’a pas à
prier de sa propre souffrance : Dieu avant toute demande, est déjà avec
le moi 33 ». En d’autres termes, dans la prière, dans la supplication du
souffrant, la réponse de Dieu est Sa propre souffrance. Dieu répond en
souffrant dans la souffrance de l’homme, comme le dit le Psaume 91, 15 :
« je suis avec lui dans sa détresse ». Et ce verset est notamment, comme
dit Levinas, le « verset sur la kénose, telle que l’annonce le judaïsme :
l’humilité de Dieu dans son association à la misère des misérables 34 ».
Levinas reprend d’autres images, à travers Volozine, pour dire cette
humilité de Dieu, Son abaissement jusque dans la souffrance et la misère
de l’homme. La première se réfère à Ex 17, 8-16, c’est-à-dire à l’épisode
de la guerre contre Amalec, l’autre à Nm 21, 4-9, où est narré l’épisode
du serpent d’airain, et à leur mise en relation dans le commentaire talmu-
dique du traité Roch Hochana 29 a). Ces deux épisodes bibliques, cités
par Rabbi Haïm et par Levinas pour montrer les deux seuls cas où il est
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164 ORIETTA OMBROSI

possible de demander « pour soi », ont en commun d’un côté la vertica-


lité du bras levé par Moïse depuis le haut de la colline et celle de la perche
où il fixe le serpent d’airain, de l’autre le regard du peuple orienté vers
cette hauteur. Mais dans cette dimension de hauteur et de verticalité, le
rabbin lituanien – et le philosophe tient à le souligner – découvre
l’inouï d’un abaissement infini. En effet, pour Volozine, le bras de Moïse
qui, selon le traité talmudique, rappelle au peuple en détresse le Très-
Haut dont dépend le sort de la victoire, devient le bras qui, « dans leur
détresse rappelle aux hommes l’abaissement d’un Dieu outragé pour qui
la prière est priée 35 », l’abaissement de Dieu dans la profanation de Son
Nom dans le malheur d’Israël. Voici donc le premier cas où il est possible
de prier « pour soi » : quand Israël est frappé, « persécuté et honni », quand
dans cette persécution est aussi menacée « la manifestation même parmi
les hommes de la gloire et du message divins 36 », quand, dans la persé-
cution d’Israël, est profané le Nom du Très-Haut qui souffre déjà et
toujours de cette persécution.
Comment ne pas rappeler ici, fût-ce avec pudeur et retenue, la profa-
nation du Nom et la menace du message biblique contenues dans la persé-
cution des Juifs dans la Nuit de l’histoire ? Comment ne pas penser à la
com-union, à l’intimité de souffrance entre Dieu et les persécutés, dans
les prières muettes des nuits d’Auschwitz ?
De même, le serpent d’airain posé sur la perche en Nm 21, 4-9 rappelle
le Très-Haut vers lequel toute prière doit s’orienter comme le veut le
Talmud, et plus singulièrement chez Volozine il devient « le rappel d’un
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Dieu qui déjà souffre » pour les péchés des hommes et par les souffrances
infligées par les morsures des serpents, c’est-à-dire qu’ici le regard de
l’homme orienté dans la prière est tourné vers la souffrance de Dieu qui
déjà souffre dans sa souffrance. Voici donc le second cas où l’on peut
prier pour soi – « c’est comme prière pour ce Dieu qui souffre que la
prière de l’homme peut se faire “prière pour soi” 37 ». Par conséquent,
on peut dire que Dieu souffre trois fois : une première fois parce que
l’homme a péché, une deuxième, parce que l’homme, en péchant, est
tombé dans la souffrance, une troisième, parce que, pour expier cette
faute, Il doit se substituer à lui dans cette souffrance. Dieu souffrirait et
de la douleur de la faute de l’homme et de la douleur de sa souffrance et
de celle de l’expiation dans la substitution. Et Levinas conclut : « c’est
dans ce surplus de la souffrance de Dieu dans ma souffrance que réside-
rait précisément l’expiation, c’est dans la souffrance de Dieu que se fait
le rachat de la faute jusqu’à la cessation de la souffrance. Saint exploit
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HUMILITÉ DE DIEU, PRIÈRE DE L’HOMME 165

de l’amer adouci par l’amer 38 ! » Mais n’est-ce pas une manière d’ad-
mettre, malgré l’ironie, ce qu’ailleurs il refuse sûrement, à savoir que la
souffrance est liée au péché ? Dans cette concession de « suppos(er) du
moins, qu’il n’y a pas de souffrance sans péché », Levinas ne fait-il pas
un pas en arrière, par rapport à sa pensée sur la « souffrance inutile 39 »,
sur la souffrance humaine purement gratuite ?
Il est légitime de penser que le nœud de ces questions peut peut-être
se résoudre, pour se trancher, dans ce nom de lieu et de souffrances
inutiles qu’est Auschwitz. En note de son article, à propos du « pas de
souffrance sans faute » talmudique 40, Levinas écrit : « Peut-on continuer
à le dire depuis la passion d’Auschwitz ? Peut-être toujours de soi à soi,
sans faire entrer cet apophtegme dans un prêche. » Et j’ajouterais, dans
une théodicée ancienne comme les amis de Job. Après Auschwitz 41, il
est insupportable de relier la souffrance au péché de l’autre et méprisable
de le prêcher à celui qui est prostré dans sa douleur. Pour autant, il est
peut-être possible de le supposer, de le sentir, de le croire, de le conce-
voir pour soi-même ou de trouver un sens à sa propre souffrance.
Levinas insiste donc beaucoup sur l’intimité entre l’homme souffrant
et Dieu souffrant, sur l’idée d’un Dieu qui s’humilie, qui s’abaisse et
souffre pour sa créature, qui trouve cette intimité dans l’instant fugitif et
fragile de la prière. Une prière qui est toujours prière pour l’autre, et
même pour cet Autre qui est aussi le Tout Autre. À ce propos, dans le
passage sur la kénose de Transcendance et Intelligibilité, le philosophe
évoque une autre image midraschique 42 d’après laquelle Dieu lui-même
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se met des tefilines. Bien que cette image de Dieu en plein rituel puisse
suggérer un simple anthropomorphisme, elle rappelle au contraire, et
magnifiquement, l’intime correspondance entre la tête de l’homme pieux
et la tête de Dieu, la silencieuse communion entre la douleur de l’un et
celle de l’Autre. Dans cet instant de prière, dans ce geste de se serrer
dans les tefilines, il y a une profonde et silencieuse intimité, intimité de
souffrance : « “Que ma tête soit soulagée, que mon bras soit soulagé” –
prière de Dieu dont la tête et le bras sont enserrés par les courroies des
tefilines et supportent tout le poids de la souffrance d’Israël, c’est-à-dire
toute la souffrance de l’humanité, même celle qu’elle doit à son péché
même. Les prières des hommes qui souffrent ont à soulager cette torture
ou cette “Passion” de Dieu 43. » Dans l’instant de la prière de l’homme
est déjà inscrite, tacitement, « la prière de Dieu » qui le prie, dans sa
prière, d’alléger Sa souffrance, qui est passion pour les souffrances de
son peuple et de tous les hommes. Dans la prière donc, comme dans la
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166 ORIETTA OMBROSI

souffrance – la mienne – non inutile 44, le pour soi devient pour l’autre,
et cela doublement : chez l’homme, qui ne prie pas pour soi mais pour
Dieu, pour alléger Sa souffrance ; chez Dieu, demandant la prière pour
soi, mais parce qu’il souffre pour l’autre, pour la souffrance de l’autre.
De plus, dans cette prière, Israël est – et le devient dans l’instant d’in-
vocation de chacun de ses fils – celui qui porte, celui qui supporte, toute
la souffrance de l’humanité, y compris la souffrance de tous les péchés,
et pour cela précisément, porte et supporte aussi « cette Passion de Dieu ».
Dans cette « torture », Dieu reste, certes, celui « à qui » toute prière est
adressée, celui vers qui se lèvent les lèvres, mais aussi celui « pour qui »
toute prière est dite, fût-ce dans le silence. Cependant c’est à l’homme,
à la prière de l’homme, et premièrement à la prière du Juif, de porter, de
supporter, d’alléger la « Passion de Dieu 45 ». C’est dans le fragile, dans
le timide instant de prière, que la souffrance de l’autre, et la passion de
Dieu pour les tourments, les afflictions, les malheurs de ses fils, peuvent
trouver, fugitivement, un baume.
À une limite extrême, Levinas parvient même à penser la coïncidence
entre prière et souffrance, une prière qui est inscrite dans la souffrance.
On a vu comment l’humilité de Dieu arrive jusqu’à être dépendance à
l’égard de l’homme, et de sa prière, pour faire être le monde et pour
soulager Sa souffrance. Levinas pousse encore cette idée jusqu’à penser
l’humilité de Dieu dans une prière qui ne se complaît pas sur elle-même,
qui ne se reconnaît même plus comme telle. Une prière qui, à la rigueur,
n’est même plus une prière. Une prière qui serait tacitement, violem-
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ment aussi, dans la souffrance elle-même. Quand Levinas réfléchit sur
les risques du « religieux » et sur les Psaumes de David qui « tracent la
voie qui mène de l’intériorité plus intime – au-delà de toute extériorité »,
il cite un apologue sur la prière qui fait – ou ne fait pas – lever le Seigneur
de son trône.
Lever ou descendre, lever pour descendre.
Selon ce passage 46, le roi David conjure le Seigneur au moins cinq
fois de se lever à son secours. Mais le Très-Haut ne veut rien savoir et
lui répond, comme précédemment à la lune impavide : « David, mon fils,
même si tu me fais lever tant et tant de fois, je ne me lève pas. Et quand
je me lève ? Quand tu verras « les pauvres opprimés et quand tu enten-
dras les soupirs des malheureux 47 » (Ps 12, 6). Selon le commentaire de
Levinas, bien que le roi David, « le psalmiste », soit le fils bien-aimé, sa
prière est encore l’imploration d’une âme recourbée sur elle-même, enfer-
mée sur elle, sur sa propre « coquille » et même incapable, éventuelle-
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HUMILITÉ DE DIEU, PRIÈRE DE L’HOMME 167

ment, d’entendre la présence, « la levée de Dieu ». Une prière, en somme,


encore pour soi et pas du tout ouverte à l’autre, contrairement aux lèvres
qui invoquent. « Comme si cette levée ne pouvait être sollicitée de plein
droit que dans la souffrance et les soupirs des opprimés eux-mêmes,
opprimés au point de ne plus savoir qu’ils prient Dieu de toute leur souf-
france – au point d’ignorer que, dans la rue où ils sont descendus, il sont
aussi, à leur insu, sur la voie même qui mène de l’intimité la plus intime
au-delà de toute extériorité 48 », écrit Levinas.
Comme si seulement dans cette prière de souffrance, dans cette invo-
cation en tant que souffrance, pouvait se lever le Très-Haut, se lever pour
descendre, pour s’abaisser à recueillir ceux qui ne savent plus ni deman-
der ni prier ni blasphémer ni pleurer. Et ainsi les élever vers cet énigma-
tique « au-delà de toute extériorité ». Comme si l’humilité de leur souf-
france – souffrance « inutile », « sans défense », « sans demande », « sans
nom » – pouvait susciter, elle seule, l’énigme de Son humilité.

NOTES
1. Dans un autre essai important sur le sujet, Levinas réfléchit sur le problème de l’Homme-
Dieu et se réfère surtout à l’idée de vérité persécutée de S. Kierkegaard et à ses propres
concepts de « trace » et de « substitution ». Cf. « Un Dieu-Homme ? » (1968), in Entre
nous. Essai sur le penser-à-l’autre, Grasset, 1991, p. 64-71. J’aborde ici cette idée
d’un autre point de vue.
2. Cf. aussi 2 Cor, 8, 9. Le terme kénose renvoie en propre au terme « vide », mais aussi
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à « sans réalité, vain », par opposition aux termes qui indiquent le plein et la plénitude.
Ce mot est à penser comme proprement grec, n’ayant pas une origine indo-européenne.
Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque : Histoire des mots.
Dans le sens chrétien, ce terme a pris le sens spécifique de spoliation et renoncement
par le Christ de la « forme » divine, et de son abaissement dans la mort sur la croix.
3. E. Levinas, « Judaïsme et kénose », in À l’heure des nations, Minuit, Paris, 1988, p. 133-
151. Ici, p. 133.
4. Levinas en trouve des exemples dans le Psaume 12, 6, Ps 113, Ps 147, 3 ou encore
dans Isaïe 57, 15 (Levinas souligne).
5. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 134.
6. Cf. David Banon, « Une herméneutique de la sollicitation. Levinas lecteur du Talmud »,
Les Cahiers de la nuit surveillée, Emmanuel Levinas, Verdier, 1984, p. 99-115; Catherine
Chalier, « Levinas et le Talmud », in La trace de l’Infini. Emmanuel Levinas et la source
hébraïque, Cerf, Paris, 2002, p. 235-252.
7. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 136.
8. Ibid., p. 137.
9. Ibid.
10. Voir ce passage important de Difficile Liberté. Essai sur le judaïsme, Albin Michel,
1976, p. 200 : « Le vrai paradoxe de l’être parfait a consisté à vouloir des égaux hors
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168 ORIETTA OMBROSI

lui, une multiplicité d’êtres […]. C’est là que Dieu a transcendé la création elle-même.
C’est là que Dieu “ s’est vidé”. Il a créé à qui parler. » (C’est moi qui souligne.)
11. Levinas s’appuie souvent sur l’œuvre de Rabbi Haïm de Volozine. Il lui consacre les
articles « À l’image de Dieu d’après R. Haïm Voloziner », in Au-delà du verset, Minuit,
Paris, 1982, p. 182-200 et « De la prière sans demande. Note sur une modalité du
judaïsme », in Études philosophiques 38, n° 2, 1984, p. 157-163 (cet article est presque
identique à « Judaïsme et kénose » dans sa partie relative à Rabbi Haïm), ainsi qu’une
grande partie de l’article « Judaïsme et kénose », art. cit. Il l’évoque aussi dans Difficile
Liberté. Essai sur le judaïsme, Albin Michel, 1979 (2a), p. 79 sq. ; Du sacré au saint,
Minuit, Paris, 1977, p. 147 ; Au-delà du verset, Minuit, Paris, 1982, p. 48 ; Hors sujet,
Fata Morgana, Montpellier, 1987 ; À l’heure des nations, … op. cit., p. 205 ; Entre
nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Grasset, Paris, 1991, p. 225. Enfin, Levinas cite
toujours le rabbin Haïm dans ses entretiens. Pour le rôle de Rabbi Haïm dans la pensée
de Levinas, cf. l’important article de C. Chalier, « L’âme de la vie. Levinas, lecteur de
R. Haïm de Volozin », in Levinas, Les Cahiers de l’Herne, l’Herne, 1991, p. 442-260.
12. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 141.
13. E. Levinas, Transcendance et intelligibilité, Labor et Fides, Genève, 1996, p. 60.
14. La prière de l’homme qui peut soulager la « Passion de Dieu ». Je reviendrai sur ce
thème qui fait l’objet même de cet essai.
15. Ibid. Voir dans À l’heure des nations, op. cit., p. 129, un passage très significatif et
très proche, à propos du visage et du « tu ne tueras point » (je souligne) : « […] n’est-
ce pas là, à travers le visage d’autrui, la signifiance même de la parole de Dieu, inouïe
signifiance du Transcendant qui d’emblée me concerne et m’éveille ? Révélation –
conjoncture, ou “Kénose” – où se pense concrètement la vérité “abstraite” du mono-
théisme sans représentation ou images, le “lieu” où l’Infini descend des “hauteurs
célestes” – de son absoluité ou de la mythologie de ses arrière-mondes – et où préci-
sément “Il vient à l’idée” ».
16. En affirmant ironiquement être « accusé un peu de défendre la kénose », Levinas insiste
sur la nécessité d’un équivalent hébraïque à ce terme. Il semble le trouver précisément
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dans ‘anawah et renvoie à l’attitude de Moïse dans Nb 12, 3. Cf. Transcendance et
Intelligibilité, op. cit., p. 57.
17. Il serait intéressant de reprendre et étudier ces thèmes précisément à partir de ce mouve-
ment de descente, une descente, pour autant, différente de celle à partir de l’émana-
tion envisagée par Plotin. Cf. Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Hijhoff, La Haie,
1961, 1990, p. 105 : « Plotin retourne à Parménide, quand il figure par l’émanation et
par la descente l’apparition de l’essence à partir de l’Un » (Levinas souligne).
18. C. Chalier, « L’âme de la vie », art. cit., p. 448.
19. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 143-144.
20. Ibid., p. 145.
21. Déjà Marc Faessler a parlé d’une kénose du sujet, mais peut-être dans un autre sens
encore. Cf. M. Faessler, En découvrant la transcendance avec Emmanuel Levinas,
Cahiers de la revue de théologie et de philosophie, n° 22, Genève, Lausanne, Neuchâtel,
2005, p. 59-63.
22. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 147.
23. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1974, p. 172, note 1.
24. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 143.
25. Je ne peux pas m’arrêter sur ce point qui ferait l’objet d’un autre essai. Qu’il suffise
donc d’évoquer le thème et d’en souligner l’importance.
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HUMILITÉ DE DIEU, PRIÈRE DE L’HOMME 169

26. Que Levinas soit attentif à cette idée de contraction originaire ou pré-originaire est
attesté par les pages « Séparation et absolu » de Totalité et Infini. Essai sur l’extério-
rité, Hijhoff, La Haie, 1961, p. 106-108 où il est question de la création ex-nihilo.
27. Autrement qu’être, op. cit., p. 168.
28. L’unique fois, à ma connaissance, où Levinas parle explicitement de cette idée de tsimt-
sum (ou « zimzoum ») est en se référant précisément à rabbi Haïm de Volozine. Cf. « À
l’image de Dieu d’après Rabbi Haïm de Volozine », in Au-delà du verset, op. cit., p. 200.
Levinas interprète cette idée ainsi : « Dieu se contracte préalablement à la Création pour
faire place, à côté de soi, à l’autre que soi », tandis que Rabbi Haïm l’entend plutôt
« comme un événement gnoséologique » pour penser la finitude humaine, non point
comme une « défaillance », mais comme « un événement originaire » ou « une nouvelle
image de l’Absolu ». C’est dans ce sens que je me suis permis de parler de tsimtsum
de l’homme comme «image» du tsimtsum de Dieu, dans le sens spécifique d’un «retrait»
ontologique, c’est-à-dire selon une perspective toute levinassienne de ce mythe luria-
nique via Rabbi Haïm. D’ailleurs, selon Catherine Chalier, Levinas interprète cette idée
« dans le sens d’un retrait de l’”étendue ontologique” » cf. La trace de l’Infini, op. cit.,
p. 27. Charles Mopsik, au contraire, a souligné la distance de la pensée levinassienne
de l’idée lurianique de la contraction de l’Infini, car cette idée servirait au philosophe
uniquement pour dire « la séparation de la créature vis-à-vis de son Créateur » (p. 430)
et cela serait en nette contradiction avec la pensée lurianique elle-même. Cf. Mopsik,
« La pensée d’E. Levinas et la cabale », in Emmanuel Levinas, op. cit., p. 428-441.
29. « Judaïsme et kénose », in op. cit., p. 147.
30. Ibid., p. 148.
31. « De la prière sans demande », art. cit.
32. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 146. Levinas cite Rabbi Haïm de Volozine.
33. Ibid., p. 149.
34. Transcendance et intelligibilité, op. cit., p. 59.
35. « Judaïsme et kénose », art. cit., p. 150.
36. Ibid., p. 149
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37. Ibid., p. 151.
38. Ibid., p. 150.
39. « La souffrance inutile », in Entre nous, op. cit., p. 100-112.
40. Chabbath 55a.
41. Cf. les réflexions de Levinas sur la fin de la Théodicée après Auschwitz dans l’article
« La souffrance inutile », art. cit.
42. Il n’en donne pas les références.
43. Transcendance et intelligibilité, op. cit., p. 60.
44. C’est-à-dire dans la perspective éthique de l’inter-humain. Levinas écrit : « dans cette
perspective se fait une différence radicale entre la souffrance en autrui où elle est, pour
moi impardonnable et me sollicite, et la souffrance en moi, dont l’inutilité congéni-
tale peut prendre un sens […] en devenant la souffrance pour la souffrance […] de
quelqu’un autre », « La souffrance inutile », art. cit., p. 104.
45. Évidemment ce sujet évoque, et cela mériterait une étude à part, le thème du serviteur
souffrant d’Isaïe 53, 1-12. Particulièrement, verset 4.
46. Berechith Rabah, sec. 75, paragraphe 1.
47. « Les cordes et le bois. Sur la lecture juive de la Bible », in Hors sujet, Fata Morgana,
Montpellier, 1987, p. 181.
48. Ibid.

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