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¡Les auteurs
¡Les coordinateurs
Introduction
¡Perspectives philosophiques sur l’enfance
La philosophie antique : l’enfant ou l’étranger éthique
La théologie chrétienne : l’enfance, péché de l’innocence
Descartes : les préjugés de l’enfance
Émile : « considérons un enfant fait… »
Nietzsche : l’enfance, premier âge et dernière métamorphose de l’esprit
L’enfance, « finitude anthume »
¡L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt : le contexte de l’Émile
De l’illumination de Vincennes au Premier discours
Connaître l’homme naturel
La genèse des facultés
L’objet de l’Émile
¡De la naissance aux premiers mots ou comment ne pas gâter l’ouvrage de la nature (Émile,
livre I)
Enfance et société
L’enfant est un être sensitif
Le chemin de la nature
¡Conclusion
Hans Christian Andersen, Contes
¡Introduction
Les contes ne sont pas destinés exclusivement aux enfants
Certains censeurs vont même jusqu’à déconseiller cette lecture aux enfants
Les enfants, nonobstant ces querelles, restent bien friands de leurs contes
¡L’enfance
Sa nature
La place de l’enfant dans la société européenne du XIXe siècle
L’enfance d’Andersen
¡Le conte
Sa forme et sa variété
L’engouement pour le conte au XIXe siècle
Le conte pour Andersen
¡Conclusion
Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance
¡Introduction
Wole Soyinka, un auteur nigérian
L’enfance
¡Conclusion
Littérature et langage
De l’âge d’or à la régression : l’enfant dans la littérature
¡Anthologie littéraire
L’enfance et l’âge d’or
« et ils m’ont mieux révélé à moi-même »
La sagesse de Dieu dans la bouche de l’enfant
L’enfance est un récit
La seconde naissance de l’enfant miraculeux
La cruauté de l’enfant ?
L’enfant révolté
L’enfance perdue
« cette chose haute à la voix grave qu’on appelle un père »
« ils comprendront jamais les choses »
L’enfance en citations
¡Introduction
¡Généralités
¡« Invention » de l’enfance
¡Imitation & éducation
¡Contes de fées & littérature pour enfants
¡Innocence & ingénuité
¡Curiosité
¡Jeux & jouets
¡L’enfant dans l’homme ou l’homme dans l’enfant
¡Nostalgie de l’enfance
¡Sexualité
¡Travers & déficiences
¡Auteurs au programme
Rousseau
Andersen
Wole Soyinka
Art et symboles
Les figures de l’enfance
¡Définir l’enfance
¡Éros/Cupidon, la puissance du dieu enfant
¡L’enfant et les animaux
¡Objets et lieux de l’enfance
Les objets de l’enfance
Les lieux de l’enfance : les jardins
¡Des pédagogues
Platon (428-348 av. J.-C.)
Montaigne (1533-1592)
Christine de Pisan (1364-1430)
John Locke (1632-1704)
Alain (Émile Chartier, dit, 1868-1951)
¡Dissertation n° 1
¡Dissertation n° 2
¡Dissertation n° 3
¡Dissertation n° 4
¡Dissertation n° 5
¡Dissertation n° 6
Dissertations comparées
¡Première proposition
Sujet
Dissertation pas à pas
Voici ce que peut donner cette dissertation rédigée
¡Deuxième proposition
Sujet
Dissertation rédigée
Méthodologie du résumé
¡Présentation de l’exercice
Descriptif et compétences à maîtriser
¡Méthodologie
Les étapes du travail
Le détail de chaque étape, à partir d’un texte-exemple.Résumé type CCINP/E3A
¡Entraînements
Résumé type CCINP/E3A
Résumé type CCINP/E3A
Résumé type CCINP/E3A
Résumé type Centrale
Résumé type CENTRALE
Résumé type CENTRALE
Résumé type Centrale
Les auteurs
Romain BERRY
Professeur agrégé de Lettres modernes, Romain Berry enseigne en CPGE littéraire (Spécialité Lettres
modernes en Khâgne) et CPGE scientifiques (MP* et PCSI) au lycée Claude Fauriel de Saint-Étienne
(42). Il a notamment publié la partie consacrée aux Années d’Annie Ernaux dans l’Atlande 2018 à
destination des Khâgneux, ainsi que de nombreux articles et ouvrages à destination des CPGE
scientifiques. Il fait partie du jury de Centrale-Supelec et du CAPES externe de Lettres.
Frédérique BOURNET
Frédérique Bournet est professeur agrégé de Lettres classiques.
Philippe CAPPELLE
Ancien élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, agrégé de Lettres modernes, professeur de Chaire
supérieure, Philippe Cappelle enseigne en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée
Henri-IV.
Marguerite CHOTARD
Agrégée de Lettres modernes et diplômée de Sciences Po Paris, Marguerite Chotard enseigne les
Lettres modernes au lycée Le Corbusier à Aubervilliers.
Mathieu COCHEREAU
Agrégé de philosophie et docteur de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en philosophie, Mathieu
Cochereau enseigne au lycée Cassin de Gonesse et en CPGE scientifiques au lycée Hoche de
Versailles. Il a publié Connaître Arendt aux éditions Ellipses en 2016 et a traduit plusieurs traités
philosophiques de Cicéron aux éditions Payot et Allia.
Pénélope DECHAUFOUR
Maîtresse de conférences en Études théâtrales à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, Pénélope
Dechaufour est spécialiste des écritures d’Afrique et des diasporas. Sa thèse, soutenue à l’Institut de
Recherche en Études théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, portait sur l’œuvre de
l’écrivain Kossi Efoui. Membre du RIRRA 21 (UPVM3) et chercheuse associée au laboratoire
SeFeA (IRET/Paris 3), elle a notamment dirigé le 100e numéro de la revue Africultures : « Afropéa,
un territoire culturel à inventer » (2015) et a publié plusieurs articles sur les dramaturgiques afro-
contemporaines et ultramarines. Son travail interroge les enjeux des présences du corps et de la
figure au sein de ces poétiques mémorielles marquées par le trauma et traversées par l’histoire
coloniale, les problématiques migratoires et celles liées à l’altérité.
Caroline DELVILLE
Agrégée de Lettres modernes, Caroline Delville est professeur en CPGE au lycée Germaine Tillion
de Montbéliard.
Catherine DURVYE
Agrégée de Lettres classiques, Catherine Durvye a été professeur en classes préparatoires au lycée
Lakanal de Sceaux.
Anne GRIFFET-BONNET
Anne Griffet-Bonnet, professeur agrégée de Lettres modernes, docteur ès Lettres de l’Université
Paris Sorbonne (avec une thèse en droit et littérature, sous la direction de Georges Forestier),
enseigne en CPGE scientifiques au lycée Marcelin Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés, et est membre
de divers jurys (CAPES de Lettres, Mines-Ponts, ESCP).
Maria LEONE
Agrégée de Lettres modernes enseignant en CPGE scientifiques au lycée Jean Perrin à Lyon, Maria
Leone est aussi spécialiste de Rousseau, auteur auquel elle a consacré plusieurs articles ainsi que
deux ouvrages : Voltaire et Rousseau, la révolution des esprits, éditions Le Figaro (2012) et
Rousseau et les femmes, EMCC éditions (2012).
Gilbert PONS
Agrégé de philosophie, critique d’art et photographe, Gilbert Pons vit et travaille désormais dans le
Tarn. Voici ses principales publications : L’Horloge de sable, Au Figuré, 1991 ; Choses feintes et
objets peints, les ambiguïtés de la nature morte, Au Figuré, 1993 ; Le Paysage, sauvegarde et
création (sous la direction de), Champ Vallon, 1999 ; Portraits de maîtres, les profs de philo vus par
leurs élèves (avec Jean-Marc Joubert), CNRS Éditions, 2008 ; Citations, un dictionnaire, Ellipses,
2010.
Philippe QUESNE
Ancien élève de l’ENS-Ulm, agrégé de philosophie, docteur en philosophie (thèse publiée aux
éditions Kluwer/Nijhoff sous le titre Les recherches philosophies du jeune Heidegger), Philippe
Quesne est professeur de Chaire supérieure en classes préparatoires littéraires (Khâgne) et
scientifiques (BCPST) au lycée Henri-IV.
Les coordinateurs
Philippe GUISARD & Christelle LAIZÉ
Agrégé de Lettres classiques, docteur de l’Université Paris X Nanterre en langues et littératures
anciennes (avec une thèse menée sous la direction d’Agnès Rouveret, Horace et l’hellénisme),
professeur de Chaire supérieure, Philippe Guisard enseigne en classes préparatoires littéraires au
lycée Henri-IV à Paris.
Agrégée de grammaire, docteur de l’Université Paris IV Sorbonne en langues et littératures
anciennes (avec une thèse menée sous la direction de Jacqueline Dangel et Françoise Létoublon,
Lieux de mémoire dans « l’Énéide » de Virgile), professeur de Chaire supérieure, Christelle Laizé
enseigne en classes préparatoires littéraires au lycée du Parc à Lyon.
Philippe Guisard et Christelle Laizé ont publié Le lexique grec pour débuter (Ellipses, 2012), Les
Verbes latins (Ellipses, 2009) ; Le Lexique latin pour débuter (Ellipses, 2008) ; Le Lexique nouveau
de la langue latine (Ellipses, 2007) ; Le Lexique nouveau de la langue grecque (Ellipses, 2006) ; La
Grammaire nouvelle de la langue latine (Bréal, 2001). Ils dirigent la collection « Cultures
antiques » chez Ellipses (L’Art de la parole, pratiques et pouvoirs du discours, 2009 ; Les Dieux et
les hommes, 2010 ; Le Pouvoir : diriger, commander, gouverner, 2011 ; Expériences et
représentations de l’espace, 2012 ; La famille, 2013 ; La guerre et la paix, 2014 ; Le corps, 2015 ;
Eloge et blâme, 2016 ; Le temps, 2017 ; Savoir, apprendre, éduquer, 2019) et la collection
« L’Intégrale » (Le Mal, 2010 ; La Justice, 2011 ; La Parole, 2012 ; Le temps vécu, 2013 ; La
guerre, 2014 ; Le monde des passions, 2015 ; Servitude et soumission, 2016 ; L’aventure, 2017 ;
L’amour, 2018 ; La démocratie, 2019 ; La force de vivre, 2020).
Ils sont auteurs, depuis janvier 2016, des Chroniques anachroniques du site
www.laviedesclassiques.fr.
Introduction
Philippe QUESNE
Perspectives philosophiques sur l’enfance
Hans Christian
Andersen,
Contes
Catherine Durvye
Wole Soyinka,
Aké,
les années d’enfance
Pénélope Dechaufour
Né en 1712 à Genève, Jean-Jacques Rousseau est d’abord élevé par son
père, horloger, et passe son enfance à lire Plutarque – alors que dans l’Émile
il déconseillera la lecture aux enfants. À l’âge de dix ans, il est placé en
pension à la campagne, puis apprend la gravure avant de fuir et d’entamer
une errance qui le porte d’Annecy à Chambéry en passant par Turin. Dans les
années 1740, il s’installe à Paris où il rencontre Denis Diderot et Étienne
Bonnot de Condillac, philosophes matérialistes qui auront sur lui une grande
influence. C’est à cette même époque, entre 1747 et 1751, qu’il a cinq enfants
avec Marie-Thérèse Le Vasseur, lesquels sont déposés aux Enfants-Trouvés
car Rousseau n’a que de très modestes revenus et ne peut subvenir aux
besoins d’une famille. Alors que l’Émile place l’éducation et l’enfance au
centre du système de Rousseau et en fait un devoir de l’homme, Jean-Jacques
restera, notamment à cause de Voltaire qui répand le secret dans les salons
parisiens, celui qui a abandonné sa progéniture. N’est-il pas quelque peu
paradoxal d’écrire un traité d’éducation qui, force est de le constater, est le
premier à considérer l’enfant pour lui-même et non pas en regard de l’adulte
en devenir, alors même que la vie de l’auteur semble en contradiction avec ce
programme ? Rousseau s’en voudra toute sa vie d’avoir abandonné ses
enfants mais dans Les Confessions il invoquera Platon pour justifier ce
choix : le philosophe grec, dans La République, faisait de l’éducation la clef
de voûte de la cité idéale parce qu’elle était la fabrique des citoyens, lesquels,
pour être justes, devaient être libérés des opinions transmises par habitude
dans le milieu familial. Pourtant, dans l’Émile, Rousseau rejette lui-même
l’éducation collective car il n’y a plus de patrie, affirme-t-il. La situation de
l’ouvrage est donc bien étonnante : écrit sur l’enfance d’un homme qui n’a
pas su élever ses propres enfants et traité d’éducation d’un citoyen de Genève
qui pense impossible autre chose qu’une éducation domestique dans les
grandes nations. Écrit en 1762, Émile est au cœur du système de Rousseau
non pas seulement en ce qu’il est un ouvrage sur l’enfance mais surtout en ce
que l’enfance elle-même nous dit quelque chose de la nature de l’homme.
L’objet de l’Émile
Face à la corruption du monde et aux vices de la société dans laquelle les
inégalités sont infiniment plus grandes que dans l’état de nature, plusieurs
solutions sont possibles. Après le coup d’envoi des deux premiers Discours
qui peuvent être lus comme des diagnostics, l’œuvre de Rousseau se veut un
remède. Celui-ci prend trois formes différentes. 1) Dans Du Contrat social, il
s’agit de comprendre comment transposer dans l’homme civil la vertu de
l’homme naturel et cela suppose une véritable transformation : la volonté
générale remplace la volonté particulière et l’indépendance de l’homme
naturel va devenir l’autonomie du corps politique. 2) Dans certains cas, il est
possible de réformer l’homme et de le rendre meilleur, d’en faire un citoyen
lorsque le pays en question est de petite taille et que la société n’est pas
encore suffisamment corrompue, c’est le sens des projets de constitution de
Rousseau concernant la Pologne ou la Corse. 3) Enfin, l’éducation est une
dernière façon de résoudre le problème anthropologique : il faut préserver
l’enfant des vices des hommes. Le mieux serait que cette éducation soit
publique et forme des citoyens capables d’intégrer le corps politique, comme
ce fut le cas à Sparte, mais dans les grandes monarchies les inégalités sont si
fortes et les hommes si corrompus que cela est impossible et qu’il faut donc
opter pour une éducation domestique, il convient de mettre l’enfant à l’abri
du monde pour le transformer en homme naturellement bon. C’est donc cette
troisième voie qu’il s’agit d’emprunter dans l’Émile : former un homme. La
tâche est d’autant plus ardue que la société excite notre amour-propre à tel
point que nous avons oublié notre humanité première.
Il faut avoir conscience de la révolution que représente l’Émile : critique de
la pédagogie des élites et émergence de l’enfance en tant que véritable
période de la vie. Les deux idées sont intimement liées. En effet, ce que
reproche Rousseau aux pédagogues dès la Préface, c’est de chercher
« l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant d’être homme15. »
La pédagogie traditionnelle, qui a pour idéal l’honnête homme des salons,
met en avant les savoirs humanistes. Il faut évidemment replacer cette
pédagogie dans le cadre de son époque, à savoir celle de l’émergence et du
développement de la bourgeoisie éclairée et citadine. L’enfance est devenue
une préoccupation majeure du siècle dans la mesure où l’éducation est un
véritable investissement pour les familles qui en ont les moyens. L’éducation
d’inspiration humaniste voit l’enfant comme une nature mauvaise qu’il
faudrait dresser pour l’« humaniser ». L’enfant doit être formé par la raison
pour combattre les passions et l’expérience nous apprend bien que le caprice
est chose commune dans cette période de la vie. Cette éducation que
Rousseau appelle « positive » fait fausse route à double titre. D’abord, elle
projette dans l’enfance les vices des hommes. C’est notre vie en société qui
excite nos passions, au travers de l’amour-propre. Ensuite, en voulant
éduquer l’homme par la raison, on ne respecte pas la genèse des facultés
humaines dans la mesure où la raison ne se développe que fort tardivement,
après que tous les sens se sont perfectionnés. Il est pour ainsi dire contre-
productif de vouloir exercer la raison chez l’enfant alors même que celle-ci
est inexistante. Cette critique de l’éducation traditionnelle se fait au nom de
l’enfance qui doit être respectée dans sa temporalité propre. Il faut ainsi
respecter l’ordre de la nature pour ne pas la corrompre. Cela a pour
conséquence de mettre en avant l’enfance pour elle-même et non en tant
qu’age adulte en puissance. L’Émile a pour ambition de former un
« homme » mais, pour cela, il s’agit d’abord de respecter le rythme de
l’enfance. Pour la première fois avec cet ouvrage, l’enfance devient un âge de
la vie proprement dit et non une préparation de l’âge adulte. L’enfant apparaît
et a même plusieurs âges, d’où le découpage de l’ouvrage. Le premier livre
va de la naissance à environ deux ans quand le deuxième débute avec
l’apparition du langage (qui succède aux pleurs du premier âge). Le livre III
s’intéressera au développement de la force de l’enfant (de 12 à 15 ans), le
quatrième à la puberté et enfin le livre V verra l’enfant devenu adulte se
marier.
Le chemin de la nature
L’exploration est une donnée importante de l’éducation, c’est pourquoi le
gouverneur doit mettre de la diversité dans les objets qu’il présente à Émile,
ce qui permet à l’enfant de multiplier ses expériences et d’exercer son corps.
Cette exploration est très importante pour préparer la connaissance de
l’enfant. En effet, Rousseau explique que la peur ne vient pas des sensations
mais de l’usage de notre imagination et de notre raison, lesquelles sont
excitées trop tôt chez les enfants. Par exemple, l’enfant n’a peur du tonnerre
qu’à partir du moment où il imagine ce que peut être le bruit qu’il entend.
C’est la raison qui effraie les hommes et qui favorise les passions et
l’imagination qui sont néfastes pour l’individu. La raison, l’imagination et les
passions portent l’enfant hors de lui-même : il pense à ce qui hors de portée,
il désire ce qu’il n’a pas actuellement, il se figure ce qui pourrait arriver.
C’est ainsi, par le développement des facultés dont l’enfant n’a pourtant pas
besoin, que l’on devient craintif et que l’on se met à quitter la route de la
nature. La peur naît d’une méconnaissance de ce qui nous entoure. Si les
enfants suivent le développement naturel de leurs facultés, ils auront bien
plutôt une confiance modeste en leur environnement, secondée par un corps
suffisamment robuste pour affronter les accidents. Mais cette confiance doit
être temporellement replacée : si la raison et l’imagination que l’on favorise
trop tôt sont dirigées vers l’avenir, les sens nous ramènent au présent. Le
temps de l’enfant est le présent, il n’existe rien d’autre pour lui que
l’actualité, raison pour laquelle il faut s’y installer pour que l’enfant se
développe. L’éducation positive favorise la raison et l’imagination mais
l’éducation négative s’attachera à présenter à l’enfant les objets à partir
desquels peuvent commencer à émerger des idées. D’où la nécessité de
respecter l’ordre naturel : « ses sensations étant les premiers matériaux de ses
connaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c’est préparer sa
mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à son entendement ; mais
comme il n’est attentif qu’à ses sensations, il suffit d’abord de lui montrer
bien distinctement la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les
causent26. » L’art et la nature s’opposent continuellement et l’enfance peut
basculer d’un côté ou de l’autre selon que l’on suit sa pente naturelle ou non.
Ainsi, le rôle du gouverneur est de ne point hâter la croissance de l’enfance
mais de faire en sorte qu’à chaque étape l’enfant soit pleinement lui-même.
La même logique conduit le gouverneur à ne point hâter l’acquisition du
langage car les enfants possèdent déjà leur langage, comparable à celui de
l’homme naturel dans le Second discours. Ce langage est naturel dans la
mesure où il communique les besoins de l’enfant et ne peut pas dépasser
l’immédiat. De la faiblesse du corps naît la dépendance envers autrui :
l’enfant a besoin d’être assisté pour vivre et son premier langage est
l’expression de cela. D’où la nécessité de le comprendre. La démarche est
toujours la même dans l’Émile : plutôt que vouloir faire de l’enfant ce que
nous voulons qu’il soit depuis notre point de vue d’adulte, il faut se mettre à
la place de l’enfant et se demander ce qui est le plus profitable à sa croissance
pour qu’il devienne un homme à l’abri de la corruption de la société. Le
premier langage qui consiste en pleurs doit bien être compris pour ne pas
faire de l’enfant un être capricieux, c’est-à-dire pour ne pas que s’immisce en
lui, par le résultat de ses pleurs sur les autres, l’idée de domination : « Les
premiers pleurs des enfants sont des prières : si l’on n’y prend garde, ils
deviennent bientôt des ordres ; ils commencent par se faire assister, ils
finissent par se faire servir27. » Si l’enfant devient un tyran, la responsabilité
en vient avant tout à ceux qui l’ont élevé. Comme l’enfant ne peut pas avoir
de notions morales telles que le bien et le mal (puisqu’il n’a pas encore
l’usage de la raison), il n’agit pas lui-même moralement. Il est d’abord un
être faible qui va mesurer sa propre force au monde extérieur. L’homme
naturel du Second discours devient un homme robuste parce qu’il est
constamment confronté à la nécessité des choses, ce ne sont que les hommes
civils qui sont susceptibles de céder au caprice et aux besoins artificiels. Mais
l’enfant, contrairement à l’homme naturel, n’a pas affaire qu’à des choses, il
a affaire à des humains. Et là est le danger. Puisqu’ils sont faibles, les enfants
ont besoin des autres, et cette dépendance peut engendrer le pire si les adultes
ne comprennent pas ce dont ils ont véritablement besoin car « sitôt qu’ils
peuvent considérer les gens qui les environnent comme des instruments qu’il
dépend d’eux de faire agir, ils s’en servent pour suivre leur penchant et
suppléer à leur propre faiblesse28 ». L’enfance n’est pas en elle-même
tyrannique, elle n’est que faiblesse. La tyrannie est plutôt ce que mettent en
elle les hommes en répondant de la mauvaise manière à cette faiblesse. Ce
n’est qu’ainsi que la « fantaisie » (ou le caprice) succède aux besoins réels.
L’essentiel du premier livre de l’Émile montre ce que n’est pas l’enfance et
ce que, pourtant, on a tendance à lui attribuer : le caprice, la bestialité ou les
passions. Tout cela est l’opposé de la nature de l’enfant, étant entendu que
nature est synonyme d’authenticité ici (et non d’origine comme dans le
Second discours). Comprendre l’enfance, c’est se maintenir dans le chemin
de la nature et tout faire pour que l’enfant ne le quitte pas. À cette fin, il ne
faut pas craindre de laisser l’enfant user de toutes ses forces qui ne seront pas
assez grandes pour qu’il puisse en abuser. Si l’enfant représente la faiblesse,
ses forces ne cessent de grandir et c’est la raison pour laquelle il convient de
guider ces dernières. À la fin du premier livre, lorsqu’Émile commence à
acquérir le langage, Rousseau énonce quatre maximes qui ont précisément
pour but de développer l’enfant sans faire germer en lui ce qui vient de
l’extérieur. Il faut donc : 1) laisser les enfants user de leurs forces sans
crainte, 2) les aider dans tout ce qui leur manque (en intelligence ou en force),
3) ne les aider que dans ce qui leur est réellement utile (il ne faut pas céder à
leurs caprices), 4) étudier leur langage pour comprendre ce dont ils ont
réellement besoin. Ces maximes favorisent la liberté de l’enfant et le préserve
de toute idée étrangère à son développement naturel, comme l’empire ou la
servitude. L’important est que l’enfant comprenne que ses désirs ne doivent
pas excéder ses forces, sinon ils deviennent artificiels et font dériver l’enfant
de sa route naturelle. On voit ainsi que chez Rousseau enfance et nature ne
doivent pas faire alternative et si le Second discours nous présentait le
sauvage comme l’enfance de l’humanité, il s’agit de rejouer cela dans notre
monde et de montrer qu’un homme naturel ne peut être formé qu’à condition
de veiller à écarter tout ce que la société peut introduire en lui. De même,
lorsqu’apparaît le langage proprement dit (et non les cris), il faut que le
gouverneur limite les mots de l’enfant aux idées qu’il peut concevoir. Par
conséquent, l’enfance n’est pas le moment du langage, celui-ci ne doit être
que très limité parce qu’étendre les mots de l’enfant revient à lui faire dire ce
qu’il n’est pas capable d’entendre. De nouveau, on gâte l’ouvrage de la
nature en voulant accélérer l’apprentissage du langage. L’enfance a une
valeur en elle-même et il faut apprendre à l’estimer pour ce qu’elle est, c’est
pourquoi le gouverneur ne doit pas se précipiter : « Resserrez donc le plus
possible le vocabulaire de l’enfant. C’est un très grand inconvénient qu’il ait
plus de mots que d’idées, et qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut
penser29. » La première enfance s’achève donc avec les premières idées, ce
premier temps est un temps sensitif décisif dans la formation de l’homme.
La raison et l’enfance
Même si Rousseau reconnaît à Locke, dans ses Pensées sur l’éducation,
d’avoir mis en avant la pratique du sport, il lui reproche de vouloir raisonner
avec les enfants. Il faut concevoir le corps de l’enfant comme un instrument
qu’il s’agit de perfectionner. Or, raisonner avec les enfants revient à vouloir
traiter l’enfant par la fin, c’est-à-dire à le considérer comme un instrument
totalement terminé, comme un chef-d’œuvre (que serait l’homme
raisonnable) et non comme l’œuvre en train de se former. S’il n’est pas
possible de raisonner avec un enfant, il faut alors que les interdictions ne
soient pas le résultat des volontés humaines mais qu’elles proviennent des
nécessités de la nature elle-même. Les enfants ne sentent pas le devoir et
l’obligation car il s’agit de notions morales étrangères à leur propre manière
de penser. L’enfant ne peut que sentir la nécessité des choses car elle est
accessible par les sens. C’est pourquoi il est vain d’attendre la moindre
moralité dans ses actions. L’enfance n’est ni morale ni immorale mais elle est
amorale, étrangère à toute moralité en raison de sa constitution propre. En
voulant rendre l’enfant « moral », on ne fait que gâter l’ouvrage de la nature.
Les interdictions devront être celles de la nature, des « murs d’airain » contre
lesquels l’enfant ne pourra rien. Dès lors que l’on comprend que la volonté
d’autrui est influençable, le vice s’introduit en nous et l’on devient maître ou
esclave. Si la moralité peut sembler bonne, elle est en réalité pernicieuse et
introduit les vices de la société dans l’enfant qui est encore naturel. Rousseau
oppose constamment la nature à la société et l’enfant, parce qu’il n’a pas
encore été introduit dans le monde moral, est un être naturel dont il faut
accompagner le développement. D’où ce principe général (qui explique la
condamnation de l’Émile par l’archevêque Christophe de Beaumont) :
« Posons comme maxime incontestable que les premiers mouvements de la
nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur
humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et
par où il y est entré34. » Laisser l’enfance se développer à son rythme consiste
alors à accompagner cette nature qui s’exprime à travers la liberté de l’enfant.
En faisant l’expérience du monde, l’enfant s’éprouvera lui-même. Le rapport
aux choses est ici primordial car ces dernières n’ont pas de volonté. C’est
pourquoi le pédagogue doit user de ruses pour que l’enfant rencontre toujours
cette nécessité au lieu des volontés humaines : si l’enfant casse un objet, il ne
faut pas le réprimander mais lui faire comprendre que l’objet s’est cassé de
lui-même et ne pas le remplacer. Progressivement, l’enfant comprendra
l’effet de ses actions sur les objets. L’éducation est bien paradoxale ici : il
s’agit de maîtriser l’environnement de l’enfant pour qu’il demeure naturel.
L’éducation est négative parce que le pédagogue ne fait rien, il empêche que
quoi que ce soit ne modifie l’enfant (au sens où il protège l’enfant de la
dénaturation de la société).
Comme l’enfant ne peut pas être moral, toute leçon est inutile. Au contraire,
il faut gouverner l’enfant par l’exemple : ne pas lui enseigner ce qui est moral
mais agir moralement devant lui. Rousseau parle de « vertus de singes » mais
elles sont les seules à la portée des enfants, lesquels n’ont pas d’idées mais
des images (impressions sensibles). Plutôt que de faire un discours sur le
danger des passions, il vaut mieux montrer à Émile un homme qui s’emporte.
Il comprendra par lui-même que la colère est néfaste. L’enfant possède en lui
le moyen de comprendre selon ses facultés propres. Comme l’homme naturel,
l’enfant est d’abord guidé par le sentiment de lui-même et son besoin de se
conserver, à savoir l’amour de soi. En suivant ce principe, on peut
progressivement faire comprendre certaines notions à l’enfant car elles vont
se développer naturellement en lui. Dans ce cadre, Rousseau présente la
généalogie de l’idée de propriété dans l’esprit de l’enfant comme un exemple
du développement intellectuel. Cette idée sert de modèle pour comprendre la
manière dont l’enfant peut être amené à penser. Comme l’enfant est d’abord
guidé par l’amour de lui-même, il ne sert à rien de partir d’une notion
abstraite, c’est dans son expérience personnelle que l’enfant pourra
apercevoir cette idée. De même, l’enfant ne pourra pas comprendre l’idée de
propriété (qui implique également celle de justice car il serait injuste de voler
ou détériorer ce qui est mien) à partir d’autrui. Il y a un égoïsme fondamental
de l’enfant qui est amoral et cet égoïsme est lié à la nécessité pour l’enfant de
se conserver. Rousseau imagine Émile labourer un terrain et y planter des
fèves, il acquiert l’idée de propriété à partir du travail qu’il a fourni. Mais ce
terrain était la propriété du jardinier Robert qui arrache les fèves d’Émile.
Ainsi, ce dernier comprend les implications de la propriété sans qu’il soit
besoin de leçons générales. Et Robert accepte de donner une partie de sa terre
pour qu’Émile y fasse pousser ce qu’il souhaite. Les « notions primitives »
viennent naturellement : « souvenez-vous qu’en toute chose vos leçons
doivent être plus en actions qu’en discours ; car les enfants oublient aisément
ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non pas ce qu’ils ont fait et ce
qu’on leur a fait35. » La propriété fonctionne ici comme un modèle de la
généalogie des idées chez l’enfant et démontre l’utilité de l’éducation
négative en même temps qu’elle démontre que l’éducation n’est pas une
correction d’une supposée nature mauvaise de l’homme.
Émile est désormais assez grand pour avoir quelques idées qui le font entrer
dans le monde moral. Or, ce monde est d’abord celui des adultes qui ont été
dénaturés. À l’opposé, l’enfance est le moment où l’on ne s’est pas encore
écarté du chemin de la nature. Les vices ne viennent pas du monde des
enfants mais de celui des adultes. Par exemple, les enfants ne mentent pas
naturellement, mais la compagnie des hommes, le désir de plaire ou le besoin
d’échapper à une sanction produisent en l’enfant la nécessité de mentir.
D’ailleurs Rousseau distingue deux types de mensonge pour montrer que les
deux sont étrangers à l’enfance : le mensonge de fait dont l’enfant n’a besoin
que s’il est dans une situation de soumission et le mensonge de droit (la
promesse) dont il ne peut pas faire usage dans la mesure où il ne peut
comprendre moralement ce que signifie tenir une promesse. Comme les vices
dont ils sont un exemple, les mensonges sont d’abord l’ouvrage des maîtres,
ils ne proviennent pas de l’enfant mais d’une mauvaise éducation, c’est-à-dire
du monde des adultes. C’est avec le développement de l’esprit que naissent
les vices et les enfants n’ont que très peu d’idées. Il faut même se méfier
lorsqu’ils paraissent brillants et parlent comme des adultes. Les enfants qui
semblent avoir de l’esprit n’ont en réalité pas conscience des idées qui sont
liées aux mots qu’ils utilisent (de même qu’ils ne savent pas ce que signifie
une promesse). Les mots qui sortent de leurs bouches sont comme des
diamants qui seraient tombés dans leurs mains sans qu’ils en connaissent la
véritable valeur. Les mots qu’ils utilisent sont des images et non des idées,
c’est-à-dire qu’ils sont avant tout des sons dont le sens leur échappe. Pour
comprendre l’enfance, il faut donc savoir mettre entre parenthèses notre
jugement, l’enfant n’est ni bon ni mauvais, ni stupide ni intelligent. Il est un
corps et esprit qui se forment et dont il faut prévenir la corruption. L’enfance
est aussi fondamentale à l’humanité que l’est le sommeil à l’individu : elle est
un temps nécessaire qu’il serait absurde de vouloir supprimer.
À cause de cette absence de raison chez l’enfant, Rousseau explique qu’il
est vain de vouloir lui apprendre des langues étrangères ou l’histoire. Certains
enfants peuvent ressembler à des prodiges mais de même que les vertus des
enfants ne peuvent être que des vertus de singes, de même l’impression de
génie que laissent certains enfants est une illusion. Comme l’a montré
l’entretien avec le jardinier Robert, les idées à la portée de l’enfant sont
limitées et partent de l’expérience. L’histoire et les langues étrangères
supposent des idées plus générales et même des comparaisons entre ces idées
dont l’enfant est incapable : « Il est aisé de mettre dans leurs bouches les
mots de rois, d’empires, de guerres, de conquêtes, de révolutions, de lois ;
mais quand il sera question d’attacher à ces mots des idées nettes, il y aura
loin de l’entretien du jardinier Robert à toutes ces explications36. » Cela
explique également pourquoi Rousseau critique les fables, pourtant
populaires auprès des enfants. Qualifiée de « fléau de l’enfance », la lecture
est aussi inutile que les leçons de morale parce que les enfants ne peuvent
rien y entendre. La morale des fables n’est pas la même pour les enfants et les
adultes car ce ne sont pas les mêmes éléments qui sont retenus. Dans son
analyse des Fables de La Fontaine, Rousseau montre que les enfants ne
suivent pas les intentions de l’auteur : le renard leur apparaît plus aimable que
le corbeau, ils préfèrent la fourmi à la cigale, le moucheron sera plus aimé
que le lion quand il terrassera ce dernier. Ainsi, les fables initient les enfants
davantage aux vices qu’aux vertus parce qu’ils sont marqués par les animaux
les plus remarquables, indépendamment de la moralité de leur conduite.
Conclusion
On voit que Rousseau fait de l’enfance une véritable période qui a sa propre
cohérence et ses propres facultés. Pour devenir un homme, Émile doit
d’abord avoir été un enfant. Au fond, c’est la première fois que l’enfance
apparaît en tant que telle et non pas en regard de l’âge adulte : « Chaque âge,
chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui
est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait ; mais
considérons un enfant fait : ce spectacle sera plus nouveau pour nous, et ne
sera peut-être pas moins agréable40. » L’enfance fonctionne surtout chez
Rousseau comme une occasion pour penser ce que peut être l’homme, elle un
miroir tendu qui, se souvenant de l’homme naturel du Second discours, nous
montre la possibilité d’une humanité qui échappe aux vices de son temps.
Loin d’être une époque qu’il faudrait refouler, elle est un moment de
cristallisation que nous n’avons pas su, jusqu’à maintenant, considérer pour
elle-même. Si Émile connaît peu de mots et a peu d’idées, il parle
distinctement et sait tout ce qu’il peut. Il est prêt à devenir homme qui ne sera
ni tyran, ni esclave, mais saura être pleinement autonome, c’est-à-dire libre –
parce qu’il a déjà éprouvé et développé cette liberté dans son enfance.
Bibliographie non exhaustive
Ouvrages de Rousseau
Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts, Paris, Flammarion, 1992.
– Lettre à Monseigneur de Beaumont, Lausanne, éditions L’Âge d’Homme, 1993.
– Du Contrat social, Paris, Flammarion, 2001.
– Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion,
2008.
Hans Christian
Andersen,
Contes
Catherine Durvye
Wole Soyinka,
Aké,
les années d’enfance
Pénélope Dechaufour
Introduction
L’enfance
Sa nature
Ses étapes et son étendue
S’il est aisé de considérer la naissance comme l’entrée dans l’enfance, il est
plus difficile d’en dater la sortie. Si l’on se réfère à l’étymologie latine, infans
désigne celui qui ne parle pas encore, qui ne sait pas parler ; le vieux verbe
poétique et archaïque latin, for, faris, fari, dérivé du verbe grec phèmi,
signifie bien parler à quelqu’un. L’enfance cesserait alors entre dix-huit mois
et deux ans, quand l’enfant commence à prononcer quelques mots. Mais on
peut aussi penser qu’il ne s’agit pas seulement de proférer quelques vocables,
mais de maîtriser sa pensée et de parler en connaissance de cause ; or pour ce
faire, il faut accéder à la connaissance rationnelle et objective du monde qui
nous entoure, à la raison, et être ainsi apte à porter des jugements objectifs
sur les choses. Cela demande du temps. L’enfance se trouve ainsi découpée
entre une petite enfance, infantia, de deux à sept ou huit ans, qui livre l’enfant
aux soins des parents et nourrices, période où il fait coexister sans toujours
les distinguer le réel et l’imaginaire, puis un âge malencontreusement dit « de
raison » que le latin désigne par pueritia, de sept à douze ans, au cours duquel
il apprend à lire, écrire et compter et commence à établir une hiérarchie entre
le monde imaginaire et la réalité qu’il ne privilégie tout à fait que vers 12 ans.
C’est à cet âge seulement qu’Émile peut commencer à s’adonner aux sciences
naturelles et à l’étude raisonnée du monde matériel ; il est adolescent
(adulescens, participe présent du verbe latin adolesco qui désigne celui qui
est en train de grandir, qui est en pleine croissance), mot qui n’apparaît dans
la langue française qu’au XVIIIe siècle ; il maîtrise alors la capacité de mettre
en relation deux ou plusieurs images et d’établir une relation de cause à effet :
il peut observer le monde physique d’un point de vue réaliste et scientifique.
L’étape suivante lui permet d’arriver à la pensée logique et à l’abstraction ; il
est alors pour ainsi dire adulte, en latin adultus, participe passé, qui désigne
une action accomplie, du même verbe adolesco ; il est pubère et presque
arrivé au terme de sa maturation. Et, si l’on en croit Rousseau, c’est alors
seulement que son Émile pourra s’adonner à la métaphysique, par nature
abstraite, et ajouter à son action une véritable conduite morale en apprenant à
maîtriser ses passions. Il a alors atteint sa majorité, il travaille, il est un
citoyen à part entière, il fonde une famille, il a trouvé sa place dans la société.
L’enfance a ainsi ses âges et ses métamorphoses successives : on est à l’âge
de la crèche, de la maternelle, de l’école primaire, du collège, du lycée, de
l’université avant d’entrer une nouvelle fois dans la vie, cette fois-ci dans la
vie active et civique. Et Rousseau d’observer dans l’Émile (IV) : Nous
naissons, pour ainsi dire, en deux fois : l’une pour exister, et l’autre pour
vivre.
Dans la mesure où l’on n’exige de vous que l’étude des deux premiers livres
de l’Émile, on peut considérer que la partie de l’enfance que l’on vous invite
à observer plus particulièrement est cette tranche des douze ou quatorze
premières années de la vie humaine qui précèdent ce que l’on désigne de nos
jours par l’adolescence ; cette adolescence, à présent distinguée de l’enfance,
en faisait encore partie jusqu’au XIXe siècle. Vous verrez de fait que les 38
contes, choisis parmi les 156 qu’a écrit Andersen, couvrent eux la totalité de
l’enfance, en général jusqu’au mariage qui met fin à l’enfance en faisant des
héros de ces contes des parents potentiels. Au cinquième et dernier livre de
l’Émile, Rousseau en fait autant en préparant le mariage de Sophie et d’Émile
et ce traité d’éducation couvre ainsi, lui aussi, une enfance qui s’étend jusqu’à
la maturité active et affective complète. Pour Andersen, l’enfant devient
adulte en faisant sa confirmation, c’est-à-dire vers 15 ou 16 ans, comme on le
voit dans La cloche : Puis vint le jour de la confirmation, le pasteur avait fait
un beau sermon, les communiants avaient été vivement émus, c’était un jour
important pour eux, d’enfants qu’ils étaient, ils devenaient soudain des
adultes, leur âme d’enfants devait passer en quelque sorte dans une personne
plus raisonnable. Il peut alors communier pour la première fois et partir à la
découverte du monde extérieur, voyage aux détours duquel il découvre
l’amour et conquiert une femme ; les filles confirmées, elles, peuvent aller au
bal et se chercher un mari. L’enfant n’est donc pas né homme, il l’est devenu
et a passé un quart de sa vie à se former. C’est pourtant sur cette première
enfance, celle des préadolescents, comme les nomment ceux qui, de nos
jours, sont toujours trop pressés de les voir grandir, que nous porterons nos
efforts, parce que les enfants de cet âge sont résolument différents des adultes
et souffrent de ce qu’on les traite trop souvent comme s’ils n’étaient que des
adultes en réduction.
Sa faiblesse et sa dépendance
Il serait vain de croire que l’enfant qui naît présente déjà, en plus faibles,
toutes les caractéristiques de l’être humain adulte et faire appel trop tôt à sa
raison, à sa sagesse, à sa compréhension ne pourrait que lui imposer des
vérités étrangères posées comme un dictat autoritaire et mutilant ; quand ses
forces se seront accrues en même temps que sa taille, il est à craindre qu’il ne
se révolte et ne rejette brutalement tous les interdits qu’on lui aurait ainsi
imposés sans qu’il puisse en concevoir la raison ou la nécessité.
Car l’enfant naît en état de situation extrême, selon Bettelheim ; il est
démuni de tout et complètement dépendant ; son instinct de survie est son
seul guide et ne lui permet pas de dissocier son moi et les choses qui
l’entourent ; il est égocentrique de façon tout à fait inconsciente. Il est
enfermé en une sorte de rêverie intérieure où les impressions qui viennent du
dehors apparaissent comme de pures modifications affectives de son plaisir et
de son déplaisir. Il ne voit les choses et les événements que sous un aspect
utilitaire aboutissant à lui-même. Il lui faut cela pour survivre : il réclame à
manger, il doit avoir chaud, il doit être propre, il doit être rassuré pour
pouvoir enfin ajouter à la satisfaction de ses besoins vitaux des plaisirs moins
indispensables qu’il découvre peu à peu. Il n’a pour s’orienter que le plaisir et
la frustration et ne peut rien maîtriser par lui-même. Une fois qu’il se déplace,
il peut prendre lui-même ses jouets et, quand il marche, il continue d’explorer
le monde extérieur comme une partie de lui-même, sans doute dans une
pensée et une vision globales qui ne dissocient pas toujours les éléments du
tableau qu’il se représente : il est « moi avec son ballon », « moi dans les bras
de sa mère avec un livre ». Sa vision est syncrétique et complètement
dépourvue de capacités analytiques ; encore moins peut-il penser des
relations de cause à effet et comprendre les explications qu’on lui fournit. Il
ne peut que se livrer lui-même à des expériences pratiques et répétées ; il s’y
emploie d’ailleurs avec persévérance, intérêt et même inventivité ; ce n’est
pas autrement qu’il arrive à marcher, à ouvrir les portes et à grimper pour
attraper ce qui le tente.
Cette dépendance vitale lui apprend peu à peu à obtenir ce qu’il désire, sans
comprendre jamais pourquoi on le lui accorde ou le lui refuse, d’où ses
tentatives réitérées et le déploiement de tous ses charmes ou de tous ses cris
pour obtenir ce qui ne sera jamais pour lui qu’une chance ou une faveur.
Dans ses Propos, le philosophe Alain présente ainsi la démarche enfantine :
Crier pour avoir, c’est la méthode des enfants ; et cela est naturel ; car bien
loin de pouvoir rendre service aux autres, ils commencent par ne pas pouvoir
se servir eux-mêmes. Aussi ils ne savent que crier ; et, à force de crier, ils
finissent par avoir. Ces années d’enfance laissent de fortes habitudes. Et ce
que les hommes ont appelé Magie n’est que la méthode des enfants appliquée
à tout ; c’est toujours crier pour avoir […] Notre vie commence en effet par
la faveur, parce que nous sommes enfants avant d’être hommes. (Mai 1927).
L’enfant doit plaire à ceux qui lui dispensent toute sûreté et toute nourriture ;
cette extrême dépendance lui rend ses proches tout à tour aimables ou
haïssables et il doit apprendre à contrôler les multiples angoisses que cette
situation doit faire naître. Pour atteindre à la maturité, il lui faudra apprendre
à obtenir par sa réflexion, ses prévisions, son travail et ses efforts volontaires
une indépendance dont il est bien éloigné.
La sensibilité pour toute arme
La vie intérieure de l’enfant, tout entière repliée sur lui-même, doit se
présenter comme une caverne remplie d’émotions et de désirs, toujours vécus
dans l’instant présent et dans l’urgence puisqu’il n’a pas encore la notion du
temps. C’est une sorte d’inconscient agité, toujours extrême : quand sa mère
le quitte, c’est pour toujours, quand il a faim, c’est immédiatement et il se
sent déjà dépérir ; ses désespoirs sont immenses, ses joies fulgurantes ; il n’a
qu’un présent et pas d’avenir, et il commence tout juste à se remplir d’images
sensibles des expériences de son court passé. Ces petits enfants ne sauraient
par conséquent être des récipients à remplir de faits, pour reprendre l’image
dénoncée par Dickens ; leur âme doit plutôt être remplie et agitée de
mouvements affectifs violents qu’ils doivent apprendre à maîtriser par leur
propre expérience et c’est dans ce domaine que les jeux, comme les contes et
histoires, ont tout leur rôle à jouer : les contes sont le petit théâtre personnel
de l’enfant, où se joue à distance, de façon imaginaire, la tempête émotive qui
l’agite et le met mal à l’aise. Il gronde sa poupée pour se réconcilier aussitôt
avec elle, et il apprend ainsi peu à peu à croire que sa mère fâchée l’aime
encore ; il se rassure, il espère, il se constitue la possibilité d’un avenir plus
sûr et peut croire qu’en grandissant, en faisant ses prières, en rencontrant
quelque bonne fée, il pourra gagner son indépendance. L’enfant, qui doit se
fier au bon vouloir de ses pourvoyeurs naturels, ses parents et ses proches, a
besoin de croire et d’avoir confiance, puisqu’il ne peut pas savoir par lui-
même ce qui l’attend.
C’est pourquoi le conte peut représenter métaphoriquement, en une sorte
d’allégorie, l’état d’une conscience enfantine avec ses peurs, ses rires, ses
étonnements, ses affections. Dans Les fleurs de la petite Ida, la petite fille
s’attriste de voir les fleurs se faner et mourir, et ce d’autant plus qu’Andersen
a écrit ce conte pour la fille d’un de ses amis dont la femme était mourante ;
la petite fille est inquiète, sans pouvoir l’exprimer, de la maladie de sa mère
et reporte sur les fleurs ses inquiétudes ; pour la rassurer, l’étudiant du conte,
qui n’est autre bien sûr qu’Andersen, invente toute une histoire dont le
conseiller de chancellerie, qui assiste à la scène, lui fait reproche : A-t-on idée
de faire croire des choses pareilles à cette enfant ! C’est de l’imagination, ce
sont des stupidités ! Mais Ida, elle, trouve cela amusant et elle réfléchit
beaucoup à la question qu’elle pressent sans pouvoir la poser clairement et
sans même en être seulement consciente : pourquoi les fleurs meurent-elles
et, pire encore, pourquoi les mères peuvent-elles mourir ? C’est parce que les
fleurs, dit l’étudiant, ont bien dansé, elles ont mené bonne vie, elles sont
fatiguées, et si on les enterre, elles repousseront ; la fille, elle aussi, à son tour
grandira et deviendra mère. Ainsi est introduite l’idée rassurante d’une
continuité : la mort n’est plus qu’un passage d’une saison à une autre, d’une
génération à une autre. Ida ne saurait comprendre explicitement cette
explication, mais elle sent qu’on la rassure, elle fait dormir ses fleurs dans le
lit de sa poupée, elle calque l’enterrement des fleurs sur ce qu’elle sait de ces
cérémonies, aidée de ses cousins, elle s’entraîne, elle se familiarise avec la
mort. Sont-ce là des sujets pour des enfants ? Oui, et qui les tracassent bien
plus violemment qu’on ne le pense. Et ni les cacher, ni les exposer de façon
factuelle ne les apaiseraient ; mieux vaut les transposer dans le jeu et dans les
contes pour permettre à l’enfant de leur donner ainsi une place qui, à défaut
d’être vraie, est acceptable.
Enfin, puisque l’enfant ne perçoit les choses du monde extérieur que comme
une extension de son moi, il est normal qu’il leur prête les mêmes aptitudes
que les siennes. Il parle à ses jouets, aux animaux, aux fleurs, et à tout ce qui
l’entoure et se livre spontanément à l’animisme le plus complet. Il voit tout à
sa semblance et trouve bien naturel de marier son chien, d’en faire une
demoiselle d’honneur ou d’enterrer ses fleurs. Il affabule, il s’enchante de ses
inventions, il associe par juxtaposition plutôt que par des rapports logiques, il
cherche sa satisfaction sans jamais atteindre à l’objectivité et organise son
action en vue de sa convenance affective beaucoup plus qu’en fonction d’une
vérité objective qu’on aurait tort de vouloir lui inculquer trop tôt. Il
transfigure à sa convenance le réel qui l’entoure : il crée la réalité dont il a
besoin pour apaiser les angoisses que sa dépendance fait constamment naître.
C’est la raison pour laquelle les invraisemblances du conte qui choquent tant
certains éducateurs ne sont pour lui qu’une heureuse et agréable surprise,
elles jouent son jeu, l’aide à se construire un récit fictif à la réalité duquel il
croit pleinement : il joue de ses émotions et de ses sentiments, il se les
approprie et apprennent à les dominer aussi bien dans le jeu que dans les
contes. Quand le loup arrive, il crie, il a vraiment peur avant de se ressaisir et
de rire ; le loup peut parfois n’en être pas un. Sa vie imaginaire ressemble
beaucoup à un rêve éveillé.
L’imagination comme seul instrument de connaissance
et de prospective
Ainsi, l’imagination de l’enfant dresse une cartographie spontanée et sincère
de ses états d’âme et de ses humeurs par symboles interposés. La peur lui fait
voir un monstre, image de sa peur ; l’amour lui fait voir des fleurs ou un
cœur ; le symbolisme même du conte est pour ainsi dire sa langue première.
Ce n’est pas l’objet qui l’effraie ou le charme, c’est au contraire l’état d’âme
qui fait de l’objet le signe qui l’exprime. On le voit bien dans les rêves
successifs de La petite fille aux allumettes. La première allumette flambée
évoque l’image onirique d’un grand poêle de fer qui avait des boules et une
porte de laiton étincelant ; la deuxième, celle d’une salle à manger où trône
une oie farcie de pruneaux et de pommes qui fume en répandant un parfum
délicieux ; la troisième, celle des mille bougies d’un sapin de Noël qui se
transforment en étoiles brillantes dont l’une retombe ; la quatrième fait
apparaître celle de sa grand-mère qui lui a appris que quand une étoile tombe,
un être humain meurt ; le reste du paquet flambé en feu d’artifice la met dans
les bras de sa grand-mère, morte, mais à l’abri pour toujours auprès de la
seule personne qui avait été bonne pour elle. Chaque tableau est le signe de
ses besoins, chaleur, nourriture, lumière, affection protectrice. Ces tableaux
sont vivants et font figure de mirages : elle est assise sur le poêle, l’oie arrive
jusqu’à elle et embaume, elle est assise sous le sapin, elle tend ses mains vers
les étoiles, elle entend la leçon de sa grand-mère, elle s’envole dans les bras
de sa grand-mère auprès de Dieu. Tous les sens participent à ces
hallucinations, elle voit, elle touche, elle sent, elle entend et elle sourit de
bonheur à la vue de sa grand-mère. Et, écrit le conteur, personne ne sut
quelles belles choses elle avait vues et au milieu de quelle splendeur elle était
entrée avec sa vieille grand-mère dans la joie de la nouvelle année. Ses rêves
ont plus de vérité pour elle que la réalité extérieure qui la tue, puisqu’elle
meurt avec le sourire. La vie du cœur et de l’âme est bien plus réelle que celle
du corps. L’enfant vit ainsi dans un monde imaginaire et sa mise en images
du monde réel prime sur la perception objective qu’il n’en a pas encore. Le
monde merveilleux qu’il s’invente, dont il puise les images dans ses
souvenirs et dans les histoires qu’on lui raconte en les associant à ses
humeurs sans la moindre logique, est plus vrai pour lui que le monde du sens
commun ; cela lui permet de poser cet irréel comme un monde à sa
convenance, un monde qu’il maîtrise à sa guise, au lieu que le monde réel qui
l’entoure lui impose ses obstacles incompréhensibles et l’effraie.
Peu à peu, l’enfant inversera son choix, deviendra accessible à des
explications générales, susceptibles de rendre compte objectivement de la
réalité ; il n’aura plus autant besoin pour faire taire ses angoisses et exprimer
ses désirs de recourir à la magie de l’imagination, elle qui lui permet dans son
enfance de corriger, sans raison fournir, une réalité trop contraignante et
frustrante pour un petit enfant. Mais ce petit enfant, dépendant, tant qu’il
n’est pas sûr que son environnement humain immédiat le protégera, a besoin
de croire que des puissances supérieures – un ange gardien, par exemple –
veillent sur lui, et que le monde et la place qu’il y occupe sont d’une
importance primordiale. (Psychanalyse des contes de fées, « Le besoin de
magie chez l’enfant »). Il cherche donc des protecteurs dans les contes, des
dieux à sa mesure, qui apparaissent sous des formes variées, des grands-
mères, de sages vieillards, de généreuses vieilles femmes, des anges, mais
aussi des animaux bienveillants comme les oiseaux ou encore des fleurs. Tel
est le panthéon que le conte offre à la foi des enfants. Aussi, quand quelque
fée puissante a dit oui, il n’y a plus de problème, et la distance entre le désir
et l’objet est franchie n’importe comment (Alain, Propos, 2 janvier 1922).
Plus que crédule, l’enfant est donc croyant et ne trouve son chemin dans le
monde que par la foi qui l’anime et semble lui promettre, sans pourtant que
rien ne puisse le prouver, qu’il deviendra grand, libre et heureux, qu’il a ses
chances, malgré sa faiblesse, d’y parvenir. Si donc l’enfant arrive en ce
monde comme un étranger, fermé aux lois de la physique, les merveilles du
conte, du moins, ne lui sont pas tout à fait étrangères et lui permettent de
s’appuyer sur une foi inébranlable : Les contes sont réellement les lieux de
notre toute petite enfance. Nous les sentons vrais, c’est-à-dire en harmonie
avec nos pensées. Ici paraît le véritable croire, qui porte tout. La croyance
au monde extérieur repose peut-être sur le monde d’Aladin ; on voit
pourquoi ; c’est que l’absurde n’est plus alors une raison de ne pas être
(Alain, Propos, 1er décembre 1933).
L’enfance d’Andersen
C’est au regard de ces conditions qu’il faut considérer l’enfance
d’Andersen. Elle relève du miracle et l’on comprend qu’il ait sans cesse eu
envie d’en témoigner. A 28 ans, en 1833, il publie une première Biographie
dans laquelle il compile soigneusement ses souvenirs factuels ; en 1847, il
donne à son autobiographie sinon la forme, du moins le ton et la trajectoire
du conte, l’intitulant Mon conte de fées sans embellissements poétiques, pour
en arriver en 1855 au Conte de fées de ma vie. C’est ainsi qu’il y justifie le
choix de cette forme inhabituelle : Ma vie est un beau conte, riche et heureux.
Si, lorsque je n’étais encore qu’un pauvre enfant abandonné, j’avais
rencontré une puissante fée qui m’eût dit : « Choisis ta route et le but de ta
vie, puis selon tes dons et les lois de ce monde je te protégerai et je te
guiderai », mon sort n’aurait pu être meilleur, ni plus sagement ordonné.
L’histoire de ma vie confirme ce qu’elle m’a appris : « Il y a un bon Dieu qui
mène tout pour le mieux ». C’est à ce Conte de ma vie qu’on puisera les
citations de ce chapitre.
Paradis familial
Hans-Christian Andersen naquit en 1805 à Odense, dans l’île de la Fionie
qui se trouve au centre de la presqu’île danoise, et fut élevé par ses parents.
Son père était cordonnier et plein de regrets de n’avoir pas pu faire les études
auxquelles son esprit éveillé semblait l’avoir prédisposé. Ce père reporta sur
son fils unique les ambitions qu’il n’avait pas pu satisfaire pour lui-même : il
lui fabriqua force jouets, lui dessina des images et lui fit la lecture dès son
plus jeune âge, qu’il s’agisse des fables de La Fontaine, d’épisodes des Mille
et une nuits ou même de Shakespeare. Il éveilla ainsi la sensibilité du petit
garçon à la littérature et aux occupations intellectuelles et artistiques. Sans
doute Andersen hérita-t-il son talent de conteur de son père. C’est aussi avec
son père, peu porté sur le voisinage et peu sociable semble-t-il, qu’il allait
seul en promenade le dimanche dans la forêt, se familiarisant avec la nature ;
avec sa mère il allait glaner aux champs au moment des moissons ; il grandit
ainsi à l’école de la nature. Il profita aussi au sein de sa famille, c’est-à-dire
dans le milieu naturel de l’enfance, des spectacles de la petite ville d’Odense,
forte de son histoire, de ses fêtes populaires, de ses traditions comme de ses
superstitions. Il dit avoir été impressionné par la présence des troupes
espagnoles et françaises en 1808, par le passage d’une comète en 1811, par
les représentations théâtrales auxquelles il assista en famille dès l’âge de sept
ans. C’est la vie heureuse d’un enfant unique protégé, entouré et même gâté,
accueilli dans sa famille qui, malgré sa grande pauvreté, réussit à lui donner
une impression d’opulence. C’est un enfant aimé et bien traité. Même la folie
de son grand-père paternel, qui prête à rire dans la ville et qui l’inquiète, ne
suffit pas à gâcher le souvenir de ses promenades avec sa grand-mère dans les
jardins de l’hôpital dont elle s’occupait. Si son père fait figure d’intellectuel
et de libre penseur, sa mère, femme du peuple et superstitieuse, incarne la
sensibilité et le cœur. Mais cette harmonieuse prime enfance prend fin quand
il a sept ans, en 1812, avec le départ du père qui, fasciné par Napoléon,
s’engage dans les troupes danoises pour combattre la Suède aux côtés des
troupes napoléoniennes ; la paix est conclue avant qu’il ait pris part au
combat, mais c’est malade qu’il rentre à son foyer et qu’il meurt en 1816.
Il n’est guère assuré que cette enfance ait été aussi paradisiaque, mais c’est
ainsi qu’Andersen choisit de la présenter. Il est à craindre que des tensions
aient quelque peu troublé l’atmosphère familiale et que le déchirement qui
opposait une mère illettrée, sentimentale et attachée à une foi naïve et
superstitieuse à un père aigri et plus affranchi intellectuellement ait contribué
au dualisme constant des contes d’Andersen, dans lesquels se mêlent distance
ironique et foi naïve. Dans La Reine des neiges, l’auteur se reconnaît à la fois
dans le rejet critique de Kay pour tout ce qui n’est pas rationnel et dans la
naïve et pieuse détermination irrationnelle de Gerda : leur mariage pourrait
symboliser la réunion de ces deux aspects de sa personnalité. On retrouve
d’ailleurs ce même déchirement dans l’ironie du conteur qui met à distance ce
qu’il raconte, sans pour autant renoncer à la foi irrationnelle dans la magie et
la puissance de la ferveur. Car ainsi choyé et encouragé par sa mère, son père
et sa grand-mère, cet enfant rêveur se persuade de sa vocation d’acteur et de
poète dramatique, il y croit, il s’y tient et ne refusera aucun sacrifice pour y
parvenir : sa conviction et son obstination lui tiendront lieu de la puissante
fée qu’il mentionne dans le début du Conte de ma vie.
Retraite solitaire et théâtre
Une fois son père mort, sa mère doit reprendre des travaux de blanchisserie ;
retiré d’une école où on l’avait frappé, renvoyé d’une autre pour ses
bizarreries, il reste seul dans sa chambre : À partir de ce moment-là, je fus
pour ainsi dire entièrement livré à moi-même ; ma mère allait en journée
faire des lessives ; je m’amusais avec le petit théâtre que mon père m’avait
fait, je cousais des robes de poupées ou je lisais des pièces. Chez deux
voisines qui parfois l’accueillaient, il entend parler de la poésie comme d’une
chose sacrée. Et il commence à écrire des petites pièces qu’il joue pour son
entourage. Odense possédait en effet un théâtre et ses parents l’y avaient
emmené de bonne heure ; il fut séduit par ce spectacle vivant, réussit à
collectionner les programmes des représentations qui y étaient données à
défaut d’y assister et fixa très tôt la forme qui convenait à son imagination
créatrice. Le théâtre devint ainsi son lieu de prédilection et s’il ne devint pas
célèbre pour son œuvre dramatique, il le devint pour ses contes, écrits comme
autant de petites pièces.
Cette éducation solitaire lui épargna les défauts d’une éducation collective ;
son imagination se développait conformément à son mouvement propre, mais
sa bizarrerie l’exclut de plus en plus de toute intégration dans un milieu
scolaire ou professionnel. Mis en apprentissage dans une fabrique de draps, il
s’y emploie surtout à chanter et à déclamer, mais les plaisanteries de ses
compagnons l’épouvantent. Sa mère se propose de faire de lui un tailleur,
mais de son côté, il veut être acteur et auteur dramatique ; quand il va
solliciter auprès du futur roi une bourse pour aller au collège, le prince lui
conseille plutôt d’être tourneur ; et pour finir, à l’école des pauvres, il passe
pour fou : Les yeux fixés sur le mur, il m’arrivait de me perdre dans mes
rêves ou de raconter à mes camarades des histoires extraordinaires dont
j’étais naturellement le héros. Ils se moquaient de moi et comme ils avaient
entendu dire que j’étais un enfant bizarre, reçu dans des « grandes
maisons », je fus un jour poursuivi dans les rues par une meute déchaînée qui
hurlait « Voilà le faiseur de comédies ! ». Je me réfugiai dans un coin à la
maison pour pleurer et prier. Mais sa vocation est bien arrêtée : il veut
devenir célèbre et accomplir la prédiction qu’une diseuse de bonne aventure
consultée par sa mère aurait énoncée : Votre fils sera un grand homme et un
jour viendra où Odense illuminera en son honneur.
On voit que ces deux étapes de l’enfance d’Andersen vont à contre-courant
des pratiques de son époque : il a pu ainsi éviter sinon la pauvreté, du moins
la promiscuité et l’étouffoir de l’apprentissage et d’une scolarité précoce et
assidue, susceptible de lui faire oublier son génie propre. Il assure seul sa
formation, avec ses moyens d’enfant.
Errance dans la ville : le voyage initiatique.
Après cette réclusion et doté de cette vocation résolue, il lui restait encore à
parcourir la dernière étape de son enfance en partant découvrir le monde des
gens de lettres où il avait choisi de trouver la célébrité. C’est à Copenhague,
grande ville de 100 000 habitants et capitale d’un pays qui en comptaient un
peu plus d’un million, en plein âge d’or culturel danois, qu’il se rendit à 14
ans à peine, en 1819, après avoir fait sa confirmation et quitté sa mère, sa
grand-mère et sa ville natale. Il y erra pendant trois ans, seul, sans moyens,
allant de mansardes sordides en logements charitables que lui offraient des
bienfaiteurs attendris, tournant autour du Théâtre Royal sans guère parvenir à
être ni acteur ni chanteur ni danseur, écrivant des pièces, des poèmes, qui
étaient le plus souvent refusés, jusqu’à ce qu’il obtienne du succès, en 1835,
pour ses premiers contes et pour son premier roman, L’improvisateur. Son
voyage rempli d’embûches et d’épreuves, dont il n’a jamais cessé de croire
qu’il le conduirait au succès, est aussi périlleux et éprouvant que celui de
l’héroïne de La Reine des neiges, Gerda, qui va rechercher Kay jusqu’au fin
fond du Grand Nord. Il connut trois ans de véritable misère. Ce n’est qu’en
1822 que Jonas Collin, membre du comité directeur du Théâtre Royal, obtient
pour son protégé une bourse d’études qui lui permet, à près de 18 ans,
d’entrer au collège auprès des condisciples qui, eux, n’avaient qu’une
douzaine d’années ; il en sortira bachelier à 23 ans, après cinq années d’une
scolarité cauchemardesque, mais indispensable à l’épanouissement de ses
connaissances et de sa culture. Et ses nombreuses souffrances et épreuves,
comme dans un conte, lui ont permis d’obtenir ce qui paraissait impossible :
intégrer le cercle des lettrés de son époque qu’il a tous rencontrés et connus
dans son pays comme dans toute l’Europe. Le pauvre fils d’un cordonnier et
d’une blanchisseuse des bas-fonds d’Odense, laquelle avait fini par sombrer
dans l’alcoolisme comme on le voit sans Elle n’était bonne à rien, se trouva
ainsi projeté au beau milieu de l’intelligentia européenne en pleine
effervescence romantique : il côtoya tous les grands écrivains et les grands
artistes de son époque.
Comme on le voit, et contrairement à ce qui se passait en son temps,
Andersen a bénéficié d’une enfance longue, une enfance de plus de 25 ans
qui ne fut cependant pas sans tribulations : il la passa d’abord auprès de
parents attentifs et aimants qui entretenaient ses rêves, puis loin du monde,
dans la retraite de sa chambre qui lui permit de fortifier ses qualités propres
sans s’inquiéter de leurs débouchés possibles dans la réalité, puis il bénéficia
d’une instruction générale tardive, acquise en un temps où son
développement intellectuel pouvait l’assimiler sans pour autant tuer son
imagination. Son extrême sensibilité, la foi qu’il conserva dans la possibilité
d’accomplir sa vocation, le besoin de reconnaissance qu’il chercha toujours
font qu’il a su rester enfant assez longtemps pour affirmer sa personnalité,
l’imposer et résister à toute confiscation de la moindre parcelle de son génie.
Son enfance, ainsi menée à rebours de tous les usages de la période, s’est
trouvée à l’abri de la pression de l’école et de l’apprentissage qui l’auraient
peut-être détourné de sa vocation de poète. Non sans humour, il affirme
d’ailleurs que dans la rue où il habitait tous les garçons devenaient soldats et
qu’il eut la chance de naître dans la première maison de cette rue qui
échappait à cette règle ; il affirme aussi que si son père avait obtenu la place
de cordonnier qu’il avait sollicitée dans un village de campagne, il serait
devenu paysan. En quelque sorte, il semble penser comme Pascal que la
chose la plus importante à toute la vie est le choix d’un métier : (mais que) le
hasard en dispose. Et c’est à juste titre qu’il pense que le sort lui fut
favorable.
Le conte
Le conte merveilleux semble adapté au mode de pensée magique ou
onirique de l’enfant ; on peut même se demander si ce n’est pas à l’enfant lui-
même que nous devons cette forme littéraire, à sa manière puérile de raconter
et de se représenter le monde, à moins qu’il ne la tienne du petit monde des
nourrices, humbles femmes du peuple qui mettaient en commun leurs
histoires au service de leurs nourrissons. L’origine du conte de nourrice, elle,
est assurément populaire et remonte aux origines de l’humanité, comme le
mythe. La circulation de ces contes fut longtemps orale et on ne commença à
juger utile de les transcrire ou de les récrire que dans la seconde moitié du
XVIIe siècle. Ce n’est pourtant qu’au début du XIXe qu’on s’efforça de les
recenser de façon systématique, pour en faire un objet d’étude ethnologique,
plus encore que pour satisfaire le plaisir des enfants. Cette mise en vedette du
conte incita indubitablement les conteurs à en composer par eux-mêmes,
pratique qui semble d’ailleurs bien ancienne si l’on en croit un article du
Mercure galant qui, en 1697, annonçait la parution des Histoires ou contes
du temps passé de Perrault et disculpait d’emblée l’auteur de toute accusation
de plagiat en invitant les lecteurs à regarder les contes comme ayant pour
auteurs un nombre infini de pères, de mères, de grands-mères, de
gouvernantes et de grand-amies qui, depuis peut-être plus de 1 000 ans y ont
ajouté en enchérissant toujours les unes sur les autres beaucoup d’agréables
circonstances qui y sont demeurées. Et d’ajouter : Perrault est l’arbre qui
cache la forêt des contes.
Sa forme et sa variété
Le conte est en général une forme brève, bien adaptée à l’enfant dont
l’attention ne peut pas se soutenir très longtemps, ce qui n’empêche
cependant pas certains contes d’avoir une belle ampleur. Ainsi, si La
princesse sur le pois n’occupe qu’une page, L’histoire de dunes en couvre 40.
Les aventures de Télémaque de Fénelon constituent même un conte fort long
qui devait permettre au dauphin d’apprendre à gouverner au moyen
d’expérience fictives. Mais au-delà de ces longueurs variables, le conte a des
caractéristiques propres et permanentes : il raconte une histoire et c’est
souvent l’histoire qui retient les auteurs plus qu’un certain type de forme à
respecter.
Une histoire en images
Cette histoire est toujours concrète, susceptible d’être aisément mise en
images par un enfant. On a déjà remarqué que tous les objets, tous les
animaux, tous les personnages des contes ont leur équivalent réel dans
l’entourage de l’enfant. Parfois le conte ne met même en scène que des
objets. C’est le cas des bibelots du salon qui vont fournir, avec la sculpture de
l’armoire, tout le personnel de La bergère et le ramoneur qui commence
ainsi : As-tu jamais vu une armoire de bois vraiment vieille, toute noircie par
l’âge et ornée de volutes et de feuilles sculptées ? Ainsi interpellé, le lecteur
est appelé à participer lui-même à la mise en image de l’histoire, à rappeler
ses souvenirs et à mettre en branle son imagination pour se représenter la
scène. Aux côtés du personnage sculpté sur l’armoire, un homme entier à
pattes de bouc, autrement dit un faune entouré de tulipes, de roses et de têtes
de petits cerfs elles aussi sculptées, deux petites figurines en porcelaine, la
bergère et le ramoneur, et un grand sujet chinois, lui aussi de porcelaine, dont
la tête est articulée ; l’armoire, c’est la forêt et il se pourrait que le faune,
personnage fabuleux mi-homme mi-animal, y cache déjà dans l’ombre onze
femmes de porcelaine ; est-ce une sorte de Barbe-Bleue ? Les porcelaines,
elles, vivent sur la console, dans la société, au grand air, ce sont des
personnages humains ; les deux plus petites sont soumises à l’autorité de la
plus grande, qui plus est exotique, qualifiée par la bergère de vieux grand-
père. La petite bergère risque-t-elle d’être mariée au faune et de retourner à la
vie sauvage ? Le vieux chinois semble opiner de la tête à cette proposition. Il
y a dans la description de ce décor bien des menaces physiquement réunies
dans la pièce. Dans Le faux col, c’est toute une population saugrenue qui
s’agite au côté de la pièce maîtresse, le faux col, menteur et fanfaron, comme
son nom l’indique : une jarretière, un tire-botte, un peigne, un fer à repasser,
des chiffons, une paire de ciseaux ; tout ce petit monde gravite autour du
héros éponyme qui, bien immature, s’efforce de façon désordonnée et vaine
de faire de chacun d’entre eux sa femme. C’est de l’objet, même le plus
ordinaire, que part toute la création poétique d’Andersen, création qualifiée
d’iconomotrice par Régis Boyer dans l’édition de la Pléiade ; l’inspiration n’y
vient pas tant d’une idée que d’un objet ou d’un décor que l’imagination
transfigure. Aussi trouve-t-on dans les contes d’Andersen tout le capharnaüm
ordinaire d’objets domestiques : des briquets, des allumettes, toute sorte de
jouets, des livres d’images, des soldats de plomb, des poupées, des balles, des
toupies, des cloches, des sapins de Noël, une clef, un oiseau mécanique, un
câble électrique, des bougies, un bonhomme de neige et même un petit pois et
une goutte d’eau. On y trouve également toute une collection de fleurs et de
plantes ainsi que de nombreux animaux. Enfin, les contes abritent des
personnages humains qui sont, eux aussi, tous bien concrets et
reconnaissables pour un enfant danois : le ramoneur, qui passe régulièrement
dans les maisons du XIXe siècle, le paysan et la bergère bien à leur place dans
une économie qui est encore essentiellement agricole, des rois, des reines, des
princes et des princesses, puisque le Danemark est encore un royaume, le
charcutier, l’épicier, le soldat, le jardinier, la grand-mère, quelquefois un père
ou une mère, et assez rarement quelques enfants. L’enfant se trouve ainsi en
terrain connu, dans une histoire dont l’ancrage réaliste accrédite la véracité ;
il ne peut qu’être intéressé à ce qui va se passer.
La langue employée par le conteur est elle aussi entièrement concrète. Elle
fait le choix de phrases simples, tout au plus compliquées de quelques
subordonnées temporelles ; elle juxtapose les phrases ou bien n’use que de
liens de coordination qui soulignent seulement l’adjonction, rarement
l’opposition ou la cause. Elle n’analyse pas, elle nomme les personnes et les
objets, les décrit, avec force couleurs et détails, et y ajoute quelques
sensations dont la manifestation physique est bien connue de l’enfant : le
tremblement exprime la peur, on rougit d’émotion ou de plaisir, la tristesse
fait verser des larmes, la curiosité fait battre des mains, la joie rend muet,
mais peut aussi faire danser comme on le voit dans Le sapin, le baiser
exprime l’affection, mais peut aussi être parfois maléfique ; c’est la
manifestation physique qui est le signe du sentiment ; la petite sirène ne sera
sûre de l’amour du prince que s’il fait mettre par le pasteur sa main dans la
sienne pour qu’ils soient mari et femme. Et quand l’auteur veut donner des
explications audibles pour son jeune auditoire, il use de comparaisons elles
aussi bien concrètes. Ainsi pour donner une mesure à la profondeur de la mer,
il écrit dans La petite sirène : Il faudrait empiler une grande quantité de
clochers pour monter du fond à la surface, pour évaluer la richesse du soldat,
dans Le briquet, il compte en cochons en sucre des vendeuses de gâteaux, en
soldats de plomb, en fouets et en chevaux à bascules du monde entier. Quand
il veut faire découvrir un monde inconnu, il établit des correspondances avec
celui que connaît l’enfant : dans le palais sous-marin de la petite sirène, les
poissons nageaient jusqu’à elle, comme chez nous les hirondelles entrent en
volant quand nous ouvrons ; et même ces correspondances peuvent
fonctionner dans l’autre sens : C’étaient les petits oiseaux que la grand-mère
appelait les poissons, sans quoi elle ne se serait pas fait comprendre, puisque
ses petites filles n’avaient jamais vu d’oiseau. Pour expliquer la chaleur
douillette de sa chambre un soir d’hiver, il écrit : On s’y croirait dans une
bouteille bien bouchée remplie d’air chaud (Tante Mal-aux-dents). C’est
donc bien pour les enfants qu’il écrit ses contes comme il le confirme dans
une lettre à Ingemann en 1843 : Je saisis une idée pour les grands – et je la
raconte pour les petits tout en me rappelant que le père et la mère écoutent
souvent et qu’il faut leur donner un peu de quoi penser. Il fait en sorte que les
personnages accessoires soient bien accessibles pour les enfants, même si le
tout ne peut être compris que des adultes. Le conte fait donc se succéder des
tableaux très figuratifs que l’imagination de l’enfant complète et reconstruit à
sa guise.
Enfin Andersen fait du narrateur de son conte un personnage qui acquiert
une épaisseur et une présence pour ainsi dire concrètes, presque aussi
concrètes que celle des personnages. Il est là, comme un montreur de
marionnettes, comme le père ou la mère qui lisent ; c’est sa voix que l’enfant
entend et il s’adresse directement à l’enfant qui écoute. Il se manifeste de
façon originale, par exemple en apostrophant son auditoire dès l’entrée en
matière par Voilà, nous commençons, ou En Chine, tu dois le savoir,
l’empereur est un chinois et tous ceux qui l’entourent sont des chinois, ou
encore Tu sais sûrement ce qu’est un verre grossissant. Le tutoiement, joint à
l’apostrophe directe, introduit le lecteur dans l’immédiateté du conte. Il peut
aussi tenter de le déstabiliser en écrivant : Il y avait un vrai étudiant, ce qui
jette la suspicion sur la véracité de certains personnages des contes qui peut-
être n’ont présenté que de faux étudiants ou discrédite tout simplement
« l’espèce étudiant » qui pourrait comprendre bien des escrocs. Il invite ainsi
au dialogue l’enfant auquel il donne l’illusion que l’histoire est en train d’être
racontée, qu’elle est bien présente et même qu’il pourrait la modifier s’il le
voulait. Le conteur se contente parfois de plonger in medias res le lecteur
dans une atmosphère : Il faisait si bon à la campagne ! C’était l’été, qui
introduit Le vilain petit canard, ou encore Bien loin dans la mer, l’eau est
bleue comme les pétales du plus beau bleuet qui introduit La petite sirène. Et
quelquefois même le conteur donne d’emblée la parole, au style direct, à l’un
de ses personnages : « Mes pauvres fleurs sont mortes », dit la petite Ida.
Ainsi le conte, introduit par un conteur qui parle directement à son auditeur,
donne l’impression que le conte n’est pas lu, mais bien raconté, qu’il est en
train d’être créé devant nous. La distance entre le lecteur et l’auteur est
abolie ; le lecteur est associé au regard que l’auteur porte sur le personnage, il
joue avec les personnages tout comme lui. Le narrateur va même parfois
jusqu’à s’extasier de ce qu’il vient de raconter : ainsi, il termine La princesse
sur le pois par Voilà, c’est une vraie histoire ; cela pourrait traduire une
autosatisfaction jubilatoire de l’auteur qui se frotte les mains en disant : cà,
c’est une fameuse histoire ! ; cela pourrait aussi traduire ses doutes et son
incrédulité : en voilà une histoire ! Andersen se félicite lui-même ou s’étonne
d’avoir pu inventer une histoire pareille et il entraîne ainsi son lecteur avec
bonhomie à en faire autant : s’en réjouir sans tout à fait y croire. On peut
ainsi à peu près tout inventer ; d’ailleurs c’est le sujet même du conte Ce
qu’on peut inventer et nous aurions tort de nous priver de cette imagination,
cette faculté trompeuse, dont Pascal écrit à juste titre qu’elle semble nous être
donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire.
Mais si réalistes que soient les objets, si concrète que soit la langue, si
présent que soit le conteur, le conte se démarque fortement de ce réalisme
apparent en animant tous les objets, toutes les plantes et tous les animaux :
tous parlent, comme Julie s’en offusquait dans La nouvelle Héloïse, tous
s’agitent et se déplacent. Si cela surprend Julie, les enfants, eux,
spontanément animistes, habitués à chercher partout des explications qu’ils
ne comprennent que très partiellement, interrogent la nature comme la société
qui les entoure et ne sauraient s’étonner de cette particularité du conte. Cette
convention ne fait qu’épouser le mode d’appréhension des enfants. Tout
semble donc destiner aux enfants cette forme littéraire.
Temporalité brouillée et causalité absente
L’histoire procède par tableaux successifs dont le décor est décrit avec soin,
à peine séparés par des espaces temporels qui sont le plus souvent laissés
dans le vague ; c’est quelquefois le lendemain, mais souvent plus tard ou
alors, un jour, une nuit, quelquefois on égrène sans fin l’éternel retour des
saisons qui passent, ou encore on recourt à de vagues adverbes comme dans
La Reine des neiges : Gerda pleura beaucoup et longtemps, en l’occurrence
plusieurs années. L’écoulement du temps n’a donc pas la précision de la
réalité, mais plutôt le flou et la discontinuité du rêve. Parfois deux tableaux se
succèdent du jour au lendemain, quelquefois ce sont quinze ou vingt ans qui
ont passé et certains contes, même fort courts, couvrent l’espace de toute une
vie, voire celles de plusieurs générations.
L’époque elle-même à laquelle se déroule l’histoire reste incertaine et si
l’on peut remarquer qu’un seul des contes d’Andersen, La princesse au petit
pois, commence par le rituel Il était une fois, il faut pourtant y ajouter la
variante assez fréquente d’Il y avait une fois que l’on trouve par exemple
dans Le vaillant soldat de plomb, dans Le faux col et dans bien d’autres
contes. Ainsi, l’action du conte se trouve toujours renvoyée à un passé ancien
et indéterminé, non sans une exclamation ironique dans certains cas : Chaque
chose à sa place commence abruptement par l’exclamation Il y a plus de cent
ans de cela ! suivie d’un alinéa. Autant dire qu’on sort de la chronologie
ordinaire et l’on va pouvoir ainsi mettre en rapport des arrière-grands-parents
et des arrière-petits-enfants qui dans la réalité ne se sont pas connus. A cette
exclamation initiale succède le retour au temps présent : Et maintenant, cent
ans avaient passé pour finir par cette exclamation finale : L’éternité est
longue, plus longue que cette histoire. Le temps du conte, c’est cette éternité
des siècles qui toujours reproduisent les mêmes erreurs et les mêmes
rebondissements inattendus.
Ces tableaux se succèdent dans une dramaturgie rapide et alerte, sans
grandiloquence, sans détails inutiles par une simple juxtaposition des
tableaux et des scènes. Dans leur paradis, Gerda et Kay jouent ou regardent
un livre d’images : ils sont tout petits et ne lisent pas encore ; en hiver ils
chauffent des pièces de monnaie pour dégeler un beau trou d’observation sur
la vitre : ils commencent à regarder le monde extérieur ; plus tard Kay, qui a
atteint l’âge de raison, âge de l’école et d’une observation objective de la
nature, regarde avec une loupe la configuration d’un flocon et préfère cette
rigueur mathématique au charme singulier des fleurs, toutes différentes, dont
on ne saurait étalonner la croissance. Nous le voyons ainsi grandir, désormais
tout fier d’une intelligence froide et critique et oublieux de la richesse de sa
sensibilité. Nous le voyons ensuite jouer à accrocher son traîneau à celui de la
Reine des neiges, puis disparaître. Plus tard nous verrons Gerda partir à sa
recherche, sans préparatifs ni transitions, et chaque chapitre la déplace dans la
nature d’abord, où elle cherche des alliés, puis parmi le personnel des contes
qui ont constitué ses lectures d’enfant et toute son éducation, puisque les
filles ne vont pas encore à l’école à cette époque : elle suit jusque dans leur
chambre le prince et la princesse tant elle est sûre que ce prince charmant doit
être Kay, elle fraternise avec la fille de brigands, enfin elle se fie au renne de
son enfance qui la transporte cette fois jusque dans le Grand nord où elle
pense retrouver Kay. Ses atouts ne sont pas le calcul mental, comme pour
Kay, mais le souvenir des promenades et des contes de son enfance, sa
recherche est irrationnelle et affective. L’enchaînement dramatique se fait
dans cette succession de tableaux, un peu comme la projection d’une lanterne
magique où les images fixes se succèdent les unes aux autres, sans
explication intermédiaire. Dans La Reine des neiges, d’un tableau à l’autre
l’action progresse et prend la forme du voyage : celui de Kay qui, tout savant
qu’il est devenu, ne peut ni se détacher du charme que le conte de la Reine
des neiges a jeté sur lui dans son enfance, ni de ce fait atteindre sa maturité
affective, et celui de Gerda, dont l’affection pour Kay se transforme peu à
peu en un amour fidèle qui la lance à la poursuite du mari auquel son enfance
l’a prédestinée, mari que ses études ont éloigné d’elle ; ses baisers redonnent
à Kay force et santé, au lieu que ceux de la Reine des neiges l’avaient rendu
insensible aux sentiments comme au froid qui le tuait.
Ces tableaux successifs égrènent donc les étapes d’un parcours sans les
relier autrement entre elles que par des liens temporels lâches, excluant tout
enchaînement causal ou logique, toute explication rationnelle. Les
événements arrivent, se succèdent, sans que leur cause soit jamais expliquée
ni leur signification élucidée. Dans Le faux col, les étapes sont ainsi
marquées : Et voilà qu’il fut mis à la lessive avec une jarretière, Et le fer
chaud arriva, Et la paire de ciseaux à papier arriva, Longtemps après le faux
col se retrouva dans une caisse ; les événements ballottent, semble-t-il, ce
malheureux faux col en mal de mariage sans rime ni raison et au gré du
hasard. Cette temporalité confuse laisse place à la substitution indispensable
qu’opère le conte merveilleux : il remplace l’enchaînement rationnel et causal
des événements par l’action magique.
Ressort magique de l’action
Car si les personnages semblent conduits par une série de hasards, c’est
pourtant le merveilleux et la magie qui permettent d’agir sur la destinée et
d’aller d’une étape à l’autre. Dans La Reine des neiges, c’est l’entrée dans
l’œil et dans le cœur de Kay de fragments du miroir du diable qui le déroute :
ces fragments inversent sa perception du bien et du mal. Sa sensibilité
d’enfant qui lui donnait de bons sentiments lui apparaît désormais comme
puérile et il privilégie la connaissance rationnelle détachée de tout sentiment,
se perdant même dans des recherches stériles et d’une abstraction mortelle : il
oublie de vivre pour connaître. C’est seulement quand il est de nouveau
capable de verser des larmes qu’il se débarrasse des débris de verre qui
obstruaient son œil. C’est le diable en personne qui est le moteur de cette
intrigue, relayé par la Reine des neiges, fée maléfique et symbole de la mort.
Pour satisfaire ce besoin de magie, Andersen introduit dans ses contes tout le
personnel issu des mythes et des religions scandinaves : des elfes, des nixes
(lutins), des fées, des magiciennes plus ou moins expertes, parfois distraites
et débutantes, comme la femme-qui-connaissait-la-magie dans La Reine des
neiges, parfois redoutables comme la sorcière de la mer dans La petite sirène,
parfois tâtonnante comme la marâtre d’Élisa qui, dans Les cygnes sauvages,
est incapable d’effacer tout à fait la bonté et la piété de ses beaux-enfants,
parfois simple rebouteuse comme dans Ce que racontait la vieille Johanne.
On croise aussi dans ces contes la fée Morgane, qui sous les traits d’une
vieille femme conseille Élisa, et une autre fée, parente de la Reine des neiges,
la Fée des Glaces qui donne son nom à un des contes les plus longs
d’Andersen. Nous y voyons aussi toute sorte de petits êtres surnaturels qui
peuplent le monde des contes d’Andersen : des lutins ou nixes, des sirènes,
des filles de l’air qui attendent d’avoir une âme immortelle, des petits anges
lumineux qui naissent de l’haleine de Gerda, des elfes et des trolls
malfaisants qui fourmillent çà et là et s’emploient à modifier quand ils le
peuvent le cours des choses. Dans Ce que racontait la vieille Johanne,
Rasmus, fidèle à la devise de son père « À quoi bon ! », aime Else, une jeune
fille riche qu’il n’a pas osé demander en mariage de peur d’être refusé parce
qu’il est pauvre ; il s’en est allé de par le vaste monde et, par dépit d’être ainsi
délaissée, Else l’envoûte à l’aide d’un bouillon magique qu’une rebouteuse
l’aide à entretenir fort longtemps et qui doit le forcer à revenir coûte que
coûte : elle connaissait un sortilège, un sortilège dangereux pour celui
auquel on l’appliquait, mais c’était l’ultime remède. Elle voulait faire
bouillir la marmite à son intention et il serait ainsi obligé de se mettre en
route, à quelque endroit qu’il se trouve dans le monde. Elle fait ainsi son
malheur, puisqu’il ne revient finalement que malade et après qu’elle en a
épousé un autre. Toutefois, le narrateur n’ose pas cautionner ce maléfice :
Nous ne croyons pas que c’était la faute de la marmite […] Il avait vécu une
vie dissolue au cours de ses voyages et c’était cela, plutôt que la marmite
noire qui bouillonnait, qui lui avait sucé les moelles et semé le désordre dans
son corps. C’est néanmoins l’histoire de la marmite qui lui inspira ce conte,
le dernier qu’il ait écrit, deux ans avant sa mort. L’on voit de même dans Les
cygnes sauvages, Élisa suivre à la lettre les consignes magiques de la fée
Morgane qu’elle a vue en rêve : elle tisse opiniâtrement des orties recueillies
dans une grotte et dans un cimetière pour confectionner des cottes de mailles
pour ses onze frères qui, ainsi vêtus, retrouveront leur forme humaine ; elle
doit accomplir cette tâche en silence, ses mains saignent et cela rappelle le
rituel sanglant du sacrifice. La petite sirène est elle aussi réduite au silence et
à la souffrance par la sorcière des mers, que l’on nous présente entourée de
tout l’attirail convenu des sorcières : des polypes moitié plantes, moitié
animaux, des squelettes épars, des couleuvres et des crapauds. Enfin, le récit
peut être tout simplement fantastique et prétendre donner à l’ombre d’un
savant plus de vie qu’au savant lui-même. Le moteur de l’action est ainsi
confié à la magie. Et de cela non plus, les enfants ne s’étonnent guère, eux
qui vivent sous le régime de la pensée magique, qui sentent dans la nature
tout un monde caché de forces et de puissances qui peuvent les secourir ou
leur nuire, et qui rejettent spontanément tous les artifices de la société qui
pourraient les tromper : dans Le Rossignol, seule une petite fille et le peuple
des pêcheurs sont charmés par le chant du rossignol ; les gens de la bonne
société lui préféreront l’oiseau mécanique ; et dans Les nouveaux habits de
l’empereur, seul un petit enfant voit et dénonce la nudité de l’empereur.
L’enfance voit et sent tout sans préjugé.
Chez Andersen, les caractéristiques du conte semblent donc
particulièrement bien adaptées aux enfants, même s’il convient lui-même que
les enfants n’y comprennent que les personnages accessoires et utiles à la
formation de leur personnalité affective et que la philosophie, la morale et la
religion des contes peuvent seulement être comprises par les adultes et faire
l’objet de doctes études. Et il n’énonce jamais à la fin de son conte une
quelconque leçon de morale ou de philosophie ; libre à ceux qui la cherchent
de la trouver conformément aux désirs et aux angoisses de leur âge. Le conte
d’Andersen n’est pas une leçon univoque, c’est une expérience, un jeu de rôle
à expérimenter, que chacun doit faire ou jouer pour lui-même.
Maturité professionnelle
Au retour de son apprentissage de mousse, Jorgen rentre dans son village et
se met à travailler aux côtés de son père, désormais veuf : La pêche
commença, Jorgen apporta son aide. Il avait grandi cette dernière année. Il
était plein d’énergie, il savait nager, se maintenir debout en battant des
pieds, faire des pirouettes et s’ébattre dans l’eau. L’été, il pêche avec son
père dans les dunes ; il se destine à lui succéder. Plus tard, recueilli chez le
commerçant Bronne, Jorgen se rendit fort utile à la ferme ; il participa à la
pêche, et l’on prenait du poisson à l’époque, plus qu’aujourd’hui. C’est
désormais un marin-pêcheur efficace, capable de subvenir à ses besoins, il
peut en épousant Clara succéder à Bronne. Dans le même conte, Else, l’amie
d’enfance de Jorgen, cherche à travailler comme appâteuse pour pouvoir
avoir de quoi vivre et se marier avec Morten qui est plus pauvre que Jorgen.
Tous deux sont bien conscients que l’indépendance implique la nécessité de
travailler et de jouer son rôle dans la société.
Au contraire, dans Ce que racontait la vieille Johanne, Rasmus, de retour de
son apprentissage, hésite à reprendre le métier de tailleur aux côtés de sa
mère devenue veuve ; il voudrait voyager et voir des pays étrangers ; sa mère
a bien de la peine à le faire rester au foyer, comme tailleur itinérant dans la
région. Plus tard, plein de dépit à l’idée qu’Else, la fille d’un riche fermier,
pourrait en épouser un autre, au lieu d’avouer son amour, il repart et erre
effectivement des années sans que l’on sache où il est allé. Jamais il ne
retravaillera ; il laissera tous ses biens en friches et s’appauvrira, ignorant les
attentions de Johanne, la fille du sabotier, qui, elle, travaille comme
domestique dans la ferme d’Else et lui est resté fidèle. Il ne s’installe pas dans
la société, il n’y songe même pas et n’y prend pas la place à laquelle il était
destiné : Il n’avait pas envie de travailler normalement. « À quoi bon ! »
disait-il. Il fréquentait le cabaret plutôt que l’église. Et Johanne a beau lui
rappeler la devise maternelle, « Compte sur toi-même et sur Notre
Seigneur ! », il a perdu l’énergie et la foi de son enfance et ne peut plus être
un homme digne de ce nom : on ne l’appelle plus que Rasmus le Pouilleux. Il
avait pourtant été un enfant gai, gentil et bon, si ravissant que l’un des grands
peintres de la ville le fit poser et le peignit, et il avait eu comme meilleure
camarade de jeux Johanne qu’il associait dans son enfance à tous ses projets
d’avenir. Refuser de travailler ou de tenir sa place dans la société semble bien
un signe d’immaturité et l’on n’est pas tout à fait homme dans les contes
d’Andersen quand on ne parvient pas à y occuper une fonction utile. La
blanchisseuse d’Elle n’était bonne à rien ne saurait, elle, être inutile, si
écrasante que soit sa condition, puisqu’elle subvient à ses besoins et à ceux
de son enfant, et la Johanne, fille de sabotier, n’a pas à rougir d’être servante
à la ferme.
Ceux qui ont fait des études accèdent à d’autres fonctions, ils sont maître
d’école ou précepteur, roi ou reine, naturaliste, savant, écrivain, poète,
critique littéraire. Le petit invalide envisage avec enthousiasme d’être ou
relieur ou mieux maître d’école, entretenant ainsi les goûts et l’enthousiasme
de son enfance pour les livres ; dans Chacun à sa place, le précepteur instruit
avec patience les petits barons orgueilleux et leur sœur qui, elle, profite
mieux de son enseignement que ses frères : elle atteint ainsi à la noblesse
d’esprit que ses parents ont oubliée en accédant à la noblesse de titre, et il n’y
aurait pas d’obstacle véritable à ce qu’elle épouse son précepteur, si l’on en
croit la flûte magique. Les princes et les princesses deviennent rois et reines
comme on le voit dans La princesse au petit pois, dans laquelle la princesse
sait se faire reconnaître par l’extrême délicatesse de sa sensibilité physique,
ou encore dans Les cygnes sauvages, quand Élisa est aussitôt reconnue par le
roi qui l’épouse comme digne d’être reine, tandis que ses frères redeviennent
de beaux princes, prêts à servir leur beau-frère aussitôt leur métamorphose
conjurée ; on le voit aussi dans Le vilain petit canard, qui finit par rejoindre
sa noblesse d’origine en devenant un cygne sauvage. Au contraire, les filles
d’Aldemar sont déclassées du fait de la conduite de leur père et de leur
arrogance et seule la charitable et pieuse Anne-Dorothée obtient la protection
des cigognes. Les naturalistes gardent l’avantage de ne pas trop s’éloigner de
la nature, même s’ils manquent de sensibilité : dans La cloche, la curiosité de
l’enfant qui reste pour étudier la rivière est somme toute sympathique et dans
Le Crapaud, le naturaliste, pourtant prêt à disséquer le crapaud qu’il croise,
est qualifié de bonne et joyeuse personne. Les savants en revanche n’ont pas
toujours bonne presse : c’est le grand-père savant qui, dans Chacun à sa
place, a voulu être baron et a fait preuve d’orgueil nobiliaire ; le savant de
L’ombre, lui, écrit sur le vrai, le bon et le beau, mais il n’est pas lu, il est
solitaire et à l’écart de la société, et il est supplanté par son ombre, un poète
d’antichambre, qui se contente de vivre en dénonçant le mal chez le voisin,
un maître-chanteur sans scrupule, peut-être un critique littéraire, toujours prêt
à relever les erreurs des autres et qui finit par tuer son propre maître. Quant à
ceux qui poussent leurs recherches jusqu’à percer les mystères de la vie et de
la nature, sans la sensibilité, sans la foi, ils se perdent comme Valdemar qui
oublie le bonheur de ses trois filles ou comme le petit Kay qui, loin du monde
des vivants, avait oublié Gerda et sa grand-mère.
Restent les poètes. Ceux qui persévèrent dans leur vocation sont souvent
pauvres et isolés dans leur mansarde, comme le vrai étudiant du Lutin chez le
charcutier ; ils contribuent à remplir le tonneau du charcutier, eux dont les
pages écrites finissent en papier d’emballage pour ce commerçant ; c’est dans
ce même tonneau que le narrateur de Tante Mal-aux-dents puise le manuscrit
d’un apprenti poète encouragé par sa tante. Dans Ce qu’on peut inventer,
c’est un autre apprenti poète que l’on croise : Il voulait être écrivain pour
Pâques, se marier et vivre de ses livres, et selon lui, il suffisait d’inventer,
mais il n’arrivait pas à inventer. Il recourt à une guérisseuse qui lui apprend à
voir, à entendre, à prier et à savoir raconter en lui prêtant ses lunettes et son
cornet acoustique ; mais une fois qu’il les a rendus, il ne sait plus garder les
yeux, les oreilles et le cœur ouverts, conditions indispensables si l’on veut
que les idées viennent : il ne pourra donc pas être poète et devra se contenter
d’être critique littéraire et de jouer au jeu de massacre avec les poètes. Le
critique vit aux dépens du poète, en parasite, c’est lui qui engraisse et qui
s’enrichit tandis que le vrai poète reste solitaire et pauvre le plus souvent.
L’étudiant de Tante mal-aux-dents, lui, veut être poète depuis sa toute petite
enfance, encouragé par sa grand-tante : grâce à son imagination débordante, il
transfigure tout ce qu’il voit ; tout petit il a subjugué sa tante en la prenant au
mot ; elle lui avait dit que si Monsieur Rasmussen mourait, il deviendrait un
petit ange de Dieu dans le ciel ; à l’enterrement, le jeune garçon refuse de
partir avant d’avoir vu l’ange. En même temps cette tante le gave de sucreries
qui lui donnent mal aux dents. Il associe donc le mal de poète et le mal aux
dents. Est-ce à dire que le poète est resté enfant ? Cette association, en tout
cas, laisse à penser que cette vocation lui vient de son enfance et que le
métier de poète est une souffrance à laquelle l’étudiant qui s’exprime ainsi
voudrait bien échapper. Et de fait dans Un caractère gai, le poète enterré,
bien semblable à Andersen lui-même, est présenté comme un homme très
malheureux : et pourtant, quand il était en vie, ses affaires marchaient bien,
comme on dit, il avait de bons revenus, et même un peu plus, mais il prenait
le monde – c’est-à-dire l’art – trop à cœur ; dans ce même conte, écrit en
1852, quand il avait 47 ans, il se présente ainsi : je ne suis pas tout jeune, je
n’ai ni femme ni enfant, ni bibliothèque, mais comme je vous l’ai dit je suis
abonné aux Petites Annonces ; c’est dans la vie quotidienne relatée par ce
journal qu’il puise toute son inspiration, mais il semble regretter que sa vie
d’artiste l’ait privé d’une vie de famille et d’une installation dans la société. Il
ressemble un peu au savant esseulé de L’ombre. Il n’est par conséquent pas
simple de devenir adulte et poète, adulte et savant.
Maturité matrimoniale
Le mariage semble aller de pair avec l’entrée dans la vie professionnelle et
c’est la grande affaire des contes d’Andersen. Issu du bas peuple, lui-même
semble avoir eu du mal à trouver une femme dans le milieu intellectuel
bourgeois dans lequel il s’est hissé et l’on sait que par trois fois il fut
éconduit. Ses contes reflètent cette déception.
On retrouve ses échecs dans la déconvenue de la petite sirène, dans celle du
soldat de plomb qui n’ose pas déclarer sa passion, dans celle du savant qui
voit son ombre épouser une princesse alors qu’il mène une vie solitaire, dans
celle du bonhomme de neige qui ne peut entrer dans la maison pour y épouser
le poêle, celle de la bonne à rien qui renonce à épouser le fils de la maison où
on l’emploie, celle du sapin qui pense un peu tard qu’il aurait pu épouser un
bouleau. On les retrouve encore dans les hésitations de Rasmus qui, parce
qu’il est plus pauvre qu’elle, n’ose se déclarer à Else, la fille du riche fermier,
dans celles du constructeur de navire qui renonce à demander en mariage Ida,
la fille aînée de Valdemar, parce qu’il est de condition inférieure. On les
retrouve enfin, non sans ironie, dans les vantardises du faux col qui énumère
les nombreuses fiancées qu’il n’a pas eues et qui l’ont éconduit, peut-être
même dans les fanfaronnades du Briquet, quand le soldat parvient à épouser
sa princesse en tuant tous ceux qui s’y opposent ; après tout, c’est le devoir
du soldat que de vaincre les obstacles. Or l’obstacle que la réalité oppose aux
rêves matrimoniaux, c’est souvent la mésalliance, celle des amours
ancillaires, celle qui permettrait à un simple soldat d’épouser une princesse
que son père a soigneusement enfermée dans un château de cuivre pour
combattre la prédiction, celle, franchement contre nature, des désirs
amoureux de la sirène pour un homme.
Il y a finalement peu de mariage réussis dans les contes d’Andersen. Dans
Le Briquet, c’est un peu à la hussarde que le soldat, qui a fait la guerre et qui
est désormais riche, obtient une épouse et devient roi. L’autre soldat du
recueil, le soldat de plomb, s’éprend d’une danseuse en papier qui lui paraît
un peu trop distinguée pour lui ; et pourtant, quand ils ont brûlé ensemble
dans la cheminée, il s’avère qu’elle ne le valait pas : il laisse un cœur de
plomb bien consistant, tandis qu’il ne reste d’elle que sa paillette calcinée,
noire comme du charbon.
Pourtant, le mariage de la princesse sur le pois et du prince, qui cherchait
une vraie princesse, semble plus prometteur en ce qu’il consacre une égalité
de noblesse et – il faut le souhaiter – de sensibilité. L’union de Kay et de
Gerda semble elle aussi plus équilibrée : malgré une certaine inégalité
intellectuelle, Kay a retrouvé la sensibilité de son enfance qui est aussi celle
de Gerda. Enfin le prince et la princesse que rencontre Gerda au cours de son
périple forment un couple heureux : la princesse extrêmement intelligente, qui
reçoit des prétendants en espérant en trouver un qui soit capable de lui faire
agréablement la conversation et de la distraire, épouse finalement un jeune
homme très pauvre, venu pour tester son intelligence plus que pour l’épouser
et qui a de la répartie ; c’est lui qu’elle choisit pour l’agrément de sa
conversation et malgré sa pauvreté ; s’il y a mésalliance de condition, il y a
égalité d’esprit. Il y aurait aussi égalité d’esprit si la petite baronne de Chacun
à sa place épousait le précepteur, fils du pasteur.
Mais les situations matrimoniales restent assez sombres chez Andersen. La
bergère et le ramoneur, pourtant de condition égale, n’ont pas tout à fait
réussi à s’affranchir et sont restés sur la console, sous la surveillance
désormais muette du chinois. Quant à l’ombre, elle n’épouse une princesse
qu’en trichant et en tuant son maître ; cette union est à peu près aussi
monstrueuse que celle que souhaite la petite sirène. La vieille fille, elle, est
privée de mari par la guerre. Valdemar souffre de voir sa fille aînée épouser
finalement un paysan. La bonne à rien se résout à faire un mariage de raison
avec un gantier. Et Johanne n’obtient jamais de Rasmus qu’il mûrisse
suffisamment pour la demander en mariage ; on peut cependant opposer
l’enfantillage et la coquetterie de la fille du fermier, Else, qui, comme la
petite sirène, pense pouvoir obtenir Rasmus par la magie noire d’un bouillon
de sorcière et l’humble et persévérante fidélité de Johanne, la fille du
sabotier, qui, faute d’épouser Rasmus, l’entoure de ses prières et prend soin
de lui dans sa déchéance. Le mariage demande une maturité, une attention à
l’autre et un oubli de soi auxquels peu des héros d’Andersen parviennent.
Le plus mûr de tous ces prétendants, c’est Jorgen, qui parvient à vaincre sa
jalousie et à renoncer à Else qui lui préfère son ami Morten ; il oublie sa fierté
et sa vanité et il va même jusqu’à donner son héritage, sa maison, à Morten,
pour qu’il puisse se marier tout de suite. Mais, pour avoir simplement songé,
dans un moment de jalousie, à tuer Morten, il endure le châtiment de la
prison, bien qu’il n’ait pas commis effectivement ce crime. Plus tard, c’est
aguerri par ces expériences qu’il s’éprendra d’un véritable amour pour Clara,
qu’il n’épousera pourtant pas dans ce monde-ci, mais qu’il accompagnera
dans sa mort avant de mourir lui-même dans un rêve extatique. La plus mûre
de toutes ces jeunes filles à marier, c’est Gerda qui cherche avec une
persévérance inébranlable son compagnon d’enfance et de jeux, dont elle va
faire son compagnon de vie. Et, dans Les cygnes sauvages, Élisa, malgré les
épreuves auxquelles elle est soumise, semble faire un bon mariage : son mari
est attentionné et reconstitue pour elle la grotte dans laquelle il l’a trouvée,
respectant ainsi son altérité et sa personnalité pourtant bien déconcertantes ;
de plus, il hésite à la condamner et ne le fait qu’avec émotion ; elle-même, et
malgré son mutisme contraint, reconnaît la délicatesse de cet amour et le lui
rend autant qu’elle le peut : Sa bouche était muette, une seule parole aurait
coûté la vie à ses frères, mais dans ses yeux, il y avait un amour profond pour
le bon et beau roi qui faisait tout pour lui faire plaisir.
Il semble donc qu’il faille être passé par bien des épreuves pour goûter le
bonheur d’une union véritablement assortie qui seule pourrait rompre la
solitude de l’enfant devenu adulte et réconcilier tous les aspects disparates de
sa personnalité. Car ceux qui restent seuls, la vieille fille, le savant, le poète,
semblent évincés d’une vie sociale épanouie et heureuse.
La conscience morale
La maturité s’accomplit également dans l’éveil de la conscience morale.
C’est tout l’objet du livre V de l’Émile. L’homme digne de ce nom ne doit
pas seulement intégrer la société par son travail et son mariage, il doit aussi
avoir développé sa conscience de manière à distinguer le bien et le mal et à
maîtriser ses passions.
On peut voir qu’au terme de sa quête Gerda a maîtrisé sa peur, ses
convoitises d’enfant, la souffrance, les dangers et la mort pour sauver Kay,
pensant toujours à lui au lieu de penser à elle. Cet altruisme se complète d’un
affermissement de sa foi, sa foi en un monde fraternel et en un Dieu qui
protège les hommes. Toute bonne action ne peut donc qu’être récompensée,
sinon dans ce monde, du moins après la mort qui, pour Andersen, n’anéantit
que le corps. L’arrivée de Gerda, sans chaussures et sans gants, dans le
royaume glacé de la Reine des neiges, véritable royaume de la mort, donne
lieu au combat gigantesque de deux armées, celle du mal et celle du bien.
D’un côté, les régiments de flocons de neige, grands et effrayants : ils étaient
vivants, c’étaient les avant-postes de la Reine des neiges. Ils avaient les
formes les plus étranges : certains ressemblaient à de gros hérissons affreux,
d’autres à des amas de serpents entrelacés qui avançaient leurs têtes, et
d’autres encore à de petits ours trapus au poil hirsute. De l’autre côté, en
disant son Notre Père, Gerda voit son haleine se faire de plus en plus dense et
se transformer en petits anges lumineux qui grandissaient à vue d’œil dès
qu’ils avaient touché le sol ; ils avaient tous des casques sur la tête et des
lances et des boucliers dans les mains […] Quand Gerda eut terminé son
Notre Père, elle était entourée de toute une légion. C’est le combat
gigantesque du mal contre le bien. Kay s’est réfugié au royaume du mal sous
l’influence des éclats du miroir du diable et Gerda vient l’y rechercher, aidée
des troupes divines que sa piété lui a acquises et dotée d’un pouvoir bien
supérieur à celui de la magie, comme le dit la Finnoise au renne : Ne vois-tu
pas comment les hommes et les animaux sont forcés de la servir, et comment
elle a si bien pu parcourir le monde, les pieds nus ? Il ne faut pas que nous
lui fassions savoir quel est son pouvoir. Il réside dans son cœur. Il vient de ce
que c’est une enfant gentille et innocente. La bonté est d’une puissance bien
supérieure à celle du mal. C’est un article de foi profondément ancré dans la
vision du monde d’Andersen, même s’il n’exclut pas les heures sombres du
doute comme on le voit dans L’ombre. Kay, embrassé par Gerda, se
débarrasse des éclats du miroir diabolique qui lui faisait voir le mal comme
bon et le bon comme mauvais ; il sort de son erreur juvénile, ici présentée
comme accidentelle, pour accéder à la maturité morale et revenir à la foi de
son enfance.
Dans Les cygnes sauvages, Élisa accède aussi à la maturité : elle s’oublie
elle-même pour ne plus penser qu’au salut de ses frères ; elle affronte tous les
dangers, elle supporte toutes les souffrances et s’expose même à la prison et à
la mort pour les sauver ; sa foi reste, elle aussi, inébranlable. Comme dans La
cloche, c’est le spectacle grandiose de la mer qui lui inspire cette force et
cette prière : Elle est infatigable, elle roule sans cesse ses vagues, et ce qui
est dur est raboté. Je veux être aussi infatigable ! Merci pour votre sagesse,
vagues claires avec vos rouleaux. Un jour, c’est ce que me dit mon cœur,
vous me porterez jusqu’à mes chers frères. La nature est bien pour elle à
l’image de la grandeur divine et de sa création, création qu’elle va survoler
pendant les deux jours qu’elle voyage, portée par ses frères. Sa foi est mise à
l’épreuve par la fée Morgane qui lui impose la souffrance, la solitude du
silence et de la prison, la menace de la mort imminente, mais jamais elle ne
défaille ; même l’amour qu’elle éprouve pour son mari ne la détourne pas de
sa tâche : Même en allant au-devant la mort, elle ne lâchait pas le travail
qu’elle avait commencé […] La populace se moquait d’elle. Mais Dieu, qui
l’a mise à l’épreuve, ne l’abandonne pas. Le peuple, qui l’avait raillée,
s’incline devant elle comme devant une sainte. Le clergé lui-même est
confondu : l’archevêque n’a pas su reconnaître la sainteté de celle qu’il a
prise pour une sorcière et condamnée. La conscience morale d’Élisa est bel et
bien éveillée et formée : elle peut désormais vivre, auprès de son beau et bon
mari, la paix et le bonheur au cœur.
Jorgen lui aussi parvient à ce bonheur des cœurs, ou des âmes, mais dans
l’éternité de la mort : Jorgen était dans la maison de Dieu, et tandis que la
nuit noire se faisait à l’extérieur, une lumière intérieure l’illuminait. C’était
la lumière de l’âme qu’on ne pourra jamais éteindre. C’est à l’union des
âmes qu’il parvient, répondant ainsi à la question que sa mère avait
soulevée au début du conte : oui, l’âme est bien immortelle et éternelle et les
épreuves de la vie terrestre sont compensées par le bonheur que réserve aux
âmes la vie éternelle. C’est d’ailleurs aussi parce que Kay a pu, grâce aux
larmes de Gerda, composer avec les glaçons géants le mot éternité qu’il est
libéré du sortilège de la Reine des neiges. Entre La Reine des neiges,
composée en 1844 et Une histoire des dunes, écrite en 1859, quinze années se
sont écoulées et la foi d’Andersen lui fait désormais espérer le bonheur dans
la vie après la mort plutôt que dans la vie terrestre. Quoi qu’il en soit, Jorgen
a bien lui aussi une conscience morale épanouie, lui qui a su vaincre ses
emportements et sa jalousie, sa marmite qui bouillonne, comme il le dit. Il a
même expié dans la prison, où il est retenu malgré son innocence, cet élan
meurtrier qui à deux reprises l’a saisi contre Morten, et c’est en prison qu’il a
affermi sa conscience. Si son père, qu’il n’a pas connu, ne croyait qu’à
l’existence de ce monde-ci et se contentait de l’amour qu’il y éprouvait pour
sa femme, son enfant, lui, vérifie l’espoir que sa mère fondait dans une vie
éternelle : Dieu leur a accordé un enfant, un fils qui leur a ressemblé selon le
corps et l’âme, qui a su aimer Clara en la prenant dans ses bras pour la sauver
du naufrage sans jamais faillir et qui la rejoint fastueusement dans l’éternité,
dans la maison de Dieu, qui devient son tombeau. L’amour vrai est éternel,
c’est le vent qui nous le confirme, ce même vent qui, ému par le véritable
amour du soldat de plomb, a jeté la danseuse dans le feu qui le consumait.
La conscience morale, qui nous permet de distinguer le bien et le mal est
donc bien d’origine divine, même s’il appartient à chacun de nous de la
développer au sortir de notre enfance et de ne pas la rejeter, comme l’avait
fait Kay. C’est cette conscience qui nous permet d’accéder à la maturité
morale, sans laquelle nous ne sommes jamais véritablement adulte et homme.
Dans Le rossignol, Andersen fait de cet oiseau au chant merveilleux la figure
de la conscience, conscience que l’empereur n’a pas fait grandir, comme on
le voit quand la mort fait peser sur lui toutes ses mauvaises et ses bonnes
actions auxquelles il n’a jamais réfléchi. Il est sauvé par le rossignol à l’égard
duquel il s’est certes mal conduit, mais au chant duquel il avait été ému ; sa
conscience est donc en lui, innée, mais bien enfouie et peu cultivée. Le
rossignol se chargera de l’aider à la développer et de lui apprendre à
réfléchir : Je chanterai, pour que cela te rende gai et t’amène aussi à
réfléchir. Je chanterai au sujet de ceux qui sont heureux et de ceux qui
souffrent ! je chanterai au sujet du bien et du mal qui t’entourent et qu’on te
cache. […] J’aime ton cœur plus que ta couronne, et pourtant la couronne
répand un parfum qui a quelque chose de sacré ! Mais il y met une condition
que ne renierait point Rousseau : Ne dis à personne que tu as un petit oiseau
qui te dit tout, et cela n’en ira que mieux. L’éducation de la conscience se fait
dans le for intérieur de chacun, dans la solitude et dans le silence.
On ne peut pas ignorer combien cet oiseau ressemble au poète qui fournit
aux enfants et aux adultes ces contes pour leur permettre de fortifier leur
conscience. C’est en effet en retournant à ces lectures faussement présentées
comme des lectures d’enfants que les criminels enfermés dans la forteresse
pourraient redonner force aux émotions de leur enfance qui transparaissent
encore et qui les portent au bien ; c’est aussi en relisant Le jardinier et ses
maîtres que l’on pourrait comprendre comment le poète est le double
nécessaire du roi, lui qui connaît les richesses du jardin sur lequel le roi règne
sans bien les connaître, lui qui dans La cloche accompagne le fils du roi dans
sa recherche de la connaissance du monde alors que tous les autres s’arrêtent
en cours de route, lui qui cherche à redonner un cœur au naturaliste dans Le
crapaud, lui qui rappelle à l’empereur que l’apparat ne suffit pas à assurer la
grandeur du trône. Andersen n’est pas révolutionnaire, mais il appelle dans
ses contes les grands de ce monde à une humanité et à une reconnaissance de
la bonté d’un peuple qui s’efforce d’accomplir au mieux les tâches
indispensables au fonctionnement de toute société : les maîtres ne doivent pas
s’offusquer des succès de leur jardinier et l’empereur doit écouter avec plus
d’attention son peuple, les adultes doivent aussi écouter leurs enfants et
même les réactionnaires auraient tort de refuser le progrès. Dans Le serpent
de mer, si tous les poissons considèrent avec mépris cette nouvelle invention
humaine qu’est le grand câble du télégraphe, le plus petit d’entre eux, curieux
comme un poète, en fait un serpent merveilleux, serpent de la connaissance
du bien et du mal, cependant plein de pensées, qui répand son message dans
toutes les langues sans pourtant faire de bruit. Est-il pourtant aussi
merveilleux qu’Andersen l’espère, ce merveilleux câble qui pourrait servir la
communication entre les hommes ? Les derniers développements des moyens
de communication informatiques, qui ont rendu ce serpent désormais
invisible et impalpable, posent encore cette question.
Sortir de l’enfance pour accéder à l’état adulte n’est pas une opération aussi
simple qu’il y paraît au premier abord : ce n’est pas seulement, comme on le
voit, une question d’âge, mais un apprentissage continuel pour conserver sa
nature de tout petit enfant, si particulière du fait qu’elle ne dispose que de sa
sensibilité pour aborder un monde inconnu, tout en l’enrichissant de
connaissances et d’outils rationnels qu’il faut cependant utiliser dans de
justes proportions ; c’est aussi passer de la subjectivité à l’objectivité, sans
renoncer pour autant à être soi-même ; c’est, pour reprendre les termes
d’Andersen, unir harmonieusement le corps et l’esprit, le cœur et la raison.
En ce sens, nous ne sommes jamais adultes et hommes, mais toujours en train
de le devenir, ce qui en laisse la chance à tous, même à ceux qui se sont
égarés, puisqu’en tout homme subsiste l’enfant qu’il a été dont il peut avec
effort ranimer l’innocence et la pureté ; pour Andersen, en effet, il ne saurait
y avoir de châtiment éternel et nous pouvons tous, comme Gerda et Kay,
redevenir enfants par le cœur et entrer dans le royaume de Dieu.
Ce qu’on peut finalement observer, c’est que les trois étapes de la formation
de l’enfant, formation de la sensibilité, puis de l’intelligence raisonnée, puis
du jugement, ne doivent pas seulement se succéder, chacune oblitérant
l’autre, mais au contraire se conjuguer et fusionner le plus harmonieusement
possible. L’on peut aussi observer que de ces trois étapes, la première est la
seule qui soit sinon naturelle, puisqu’aussitôt né l’enfant se développe dans le
milieu social qui le conditionne, du moins encore très proche de la nature.
C’est le milieu familial qui oriente dès l’origine la formation de la
personnalité de l’enfant ; l’adulte le sait d’ailleurs fort bien, lui qui, d’âge en
âge, revient souvent avec complaisance sur ses souvenirs d’enfance pour
mieux s’expliquer son parcours. La première patrie de nos personnalités est
donc la famille et le milieu familial. La seconde partie de notre enfance relève
de l’école et de la qualité des connaissances qu’elle dispense. La troisième
partie relève de la société dans laquelle chacun vit, des valeurs qu’elle
défend, des espoirs qu’elle donne, des modèles qu’elle offre aux regards des
jeunes gens. Si les parents ne savent pas laisser place au développement de
l’imagination et de la sensibilité enfantine, si les éducateurs des écoles ne
savent pas adapter leur enseignement aux aptitudes variées et particulières de
leurs élèves et se bornent à un enseignement uniforme et inadapté, si les
mœurs d’une société dégénèrent, tout cela entrave et corrompt forcément le
développement du génie particulier de chacun. Or Andersen dresse de
l’opinion publique, de la doxa de la société de son temps, une image souvent
inquiétante : l’argent et les origines sociales imposent leurs règles, les maîtres
ne sont pas toujours bienveillants, le travail du peuple est mal jugé et l’enfant
souvent laissé à l’abandon de ses propres forces ou soumis à un dressage
inapproprié. S’il est vrai qu’Andersen n’a pas écrit exclusivement ses Contes
pour des enfants, il est à noter qu’il a cependant toujours fait en sorte que ses
contes, même quand ils ne traitent pas particulièrement un sujet enfantin,
soient accessibles pour un enfant : l’enfant peut s’y imprégner d’une
atmosphère et y collecter des images qui, en revenant plus tard à sa mémoire,
amorceront sa réflexion désormais plus rationnelle et plus conceptuelle et lui
permettront de porter un jugement et de s’adapter à sa situation du moment
en fonction de sa sensibilité propre. Ainsi, les enfants peuvent s’amuser à
imaginer qu’un homme puisse envoyer son ombre dans la maison d’en face et
même se rassurer de voir qu’il lui en pousse une autre quand la première a
disparu, se réjouir du mariage de l’ombre avec une princesse et ne pas
s’appesantir sur la mort du savant, puisque le beau, le bon et le vrai n’ont pas
encore pour eux une signification concevable ; pour eux, le bon, le beau et le
vrai n’est jamais que ce qui convient à leur sensibilité. Ils ne découvriront
que plus tard combien il peut être inquiétant que dans la société, le vrai savoir
ou la vraie poésie disparaissent au profit de charlatans intéressés et menteurs
qui s’y répandent incognito et prolifèrent, ou plus simplement encore que
nous attachions souvent plus d’importance aux apparences qu’à notre être
véritable. Toutefois, les premières impressions des enfants continueront
d’alimenter tous les âges de la vie et rien ne serait pire que de renier son
enfance, comme le fait le jeune Kay. Il faut au contraire revenir à cette
enfance qui a mis à jour en nous nos tendances propres, tendances qu’il nous
appartient d’affirmer et de mettre en valeur en les rendant compatibles avec le
principe de réalité, une réalité qui ne s’impose à nous que progressivement.
Le danger serait d’ignorer cette enfance et notre première nature telle qu’elle
s’est affichée, comme le fait Rasmus qui abandonne sa gaîté et son activité
premières pour adopter la devise paternelle ; il ne serait pas moins dangereux
de prolonger indéfiniment notre enfance, loin de tout principe de réalité,
comme le fait sans le savoir la petite sirène. Le danger serait aussi de ne pas
faire advenir le raisonnement, seul capable de nous introduire dans un monde
rationnel et objectif, comme on voit les parents du petit invalide le faire avant
que l’exemple des contes qu’il leur rapporte ne les rende plus objectifs, ou
même de ne pas nourrir notre conscience après nous être adonnés à la
connaissance, comme le font Kay ou l’empereur de Chine ; car, Rabelais
nous le rappelle : science sans conscience n’est que ruine de l’âme. En
somme, si l’on se réfère au mythe de l’attelage ailé de Platon, les deux
chevaux sont la petite enfance, âge des passions et des humeurs, et
l’adolescence, avènement de la raison qui vient les tempérer ; la jeunesse est
l’âge de l’arrivée d’un cocher, qui va conduire ce double attelage, la
conscience : chacune des pièces de cet attelage est indispensable si nous
voulons que notre âme soit complète et en ordre.
La distraction
Il est facile de distraire la curiosité naturelle de l’enfant et de lui plaire en
satisfaisant son imagination : Andersen s’y emploie avec délices : il décrit
longuement des objets familiers, il parle à ses petits auditeurs sur un ton
bonhomme et joyeux, il tresse pour eux tout un réseau de symboles faciles à
décrypter.
Une écriture visuelle : la magie du spectacle
Il décrit longuement les personnages, les objets et les lieux de ses contes,
qu’il s’efforce de rendre réalistes en même temps qu’il les transfigure,
opérant ainsi un effet de surprise bien propre à plaire aux petits enfants. Il
n’est qu’à lire la présentation du monde marin où évolue la petite sirène, dans
lequel les transpositions se multiplient à l’infini : l’eau dans laquelle elle vit
est l’équivalent de notre air, les poissons sont l’équivalent de nos oiseaux, les
coquillages sont nos tuiles, le corail nos murs et les petits jardins de chacune
des sœurs sont décorés de tout ce que les naufrages ont déposé au fond de la
mer ; quand ses sœurs les disposent en recourant à l’imagerie familière
d’êtres marins, une baleine ou une sirène, la plus petite le dispose en forme
de soleil et l’agrémente d’un sujet humain, forgeant ainsi sa passion pour le
monde humain. Cette féerie du monde marin se retrouvera bien des années
plus tard dans Le serpent de mer, le câble fournissant l’occasion de dérouler
tout un catalogue de la faune marine qui n’exclut aucun de ces habitants
légitimes de la mer, ni les plus communs, comme le petit maquereau, ni les
plus rares comme les holothuries et qui tous conversent doctement, à
l’exception du plus petit qu’ils renvoient toujours à son jeune âge et à son
ignorance. On retrouve encore dans Une histoire des dunes un paysage
sévère, mais envoûtant dont le caractère changeant est à l’image de nos vies.
C’est au moyen d’éléments visuels familiers et soigneusement déformés qu’il
intéresse et surprend à la fois son jeune public : la sorcière, dans Le briquet, a
une lèvre inférieure qui descend jusqu’à sa poitrine ; quand Élisa vole avec
ses frères au-dessus de la mer le premier navire qu’ils voient au-dessous
d’eux ressemble à une mouette, dans La petite sirène la profondeur de la mer
est mesurée en clochers, dans La Reine des neiges la Lapone écrit un
message à la Finnoise sur une morue séchée, dans Le rossignol les courtisans
prennent une vache et des grenouilles pour le rossignol, dans Le grand
serpent de mer le petit poisson vit au milieu de ses mille huit cents frères et
sœurs. C’est ainsi que le conteur étend l’imagination de son petit auditoire,
l’ouvre à d’autres paysages et à d’autres êtres, le prépare à la diversité du
monde et l’instruit en le distrayant, tout en alimentant sa curiosité et son
besoin de s’émerveiller. Il multiplie les couleurs, les formes et les
rapprochements les plus inattendus, tout en restant aussi proche que possible
d’une réalité qui constitue presque toujours le point de départ du conte : le
sable est bleu, le savon est vert, la clef de la porte devient magique, les
pommes de terre ont toute une histoire, un bout de bois peut enrichir
prodigieusement un pauvre homme, un petit pois peut être mis à l’honneur
dans un musée, une fleur de potager peut devenir la plus précieuse fleur du
monde, un faux col peut être un coureur de jupons, un bonhomme de neige
peut aimer un poêle, un moulin à vent peut philosopher. Et tous ces objets,
ces fleurs, ces animaux ou ces êtres humains parlent comme vous et moi, ont
des émotions bien humaines, qu’ils soient poltrons ou courageux, menteurs
ou honnêtes, médisants ou bienveillants, méchants ou bons. La
personnification est générale. C’est bien complaire à l’animisme enfantin
comme à sa vision en images.
Distanciation ludique
Andersen présente ses contes comme autant d’histoires à jouer et à rejouer
en multipliant les saynètes et le dialogue des personnages, en jouant d’une
double énonciation démultipliée pour atteindre un auditoire de tous âges, prêt
à revenir sur son enfance, et en refusant catégoriquement de donner une leçon
de morale, à laquelle l’enfant ne pourrait se plier qu’avec ressentiment.
Jeu théâtral
Ce qui distingue le plus Andersen de tous les confrères conteurs de son
époque, c’est la théâtralisation de son statut de narrateur, qui va au-devant des
questions de son auditeur, y répond pour lui et l’oblige ainsi à être partie
prenante de l’histoire. Ceci n’a rien d’étonnant si nous nous souvenons qu’il a
passé son enfance à écrire des pièces de théâtre dans sa chambre et qu’il a
occupé une grande partie de sa vie d’auteur à écrire pour le théâtre, au
demeurant sans succès. Tout dans son conte invite au dialogue, à commencer
par sa présence à la première personne du singulier et celle de son
interlocuteur à la deuxième personne du singulier, tutoiement qui eut dans
son histoire personnelle une si grande importance : le tutoiement place sur le
même plan les deux interlocuteurs. Nous sommes ainsi installés dans la
familiarité du jeu. Ainsi le narrateur apostrophe-t-il son auditoire : As-tu
jamais vu une armoire de bois ? ou Tu sais sûrement ce qu’est un verre
grossissant. Au théâtre de marionnettes, les enfants répondraient à grands cris
aux questions du conteur. Le texte des contes invite même au mime, quand
dans Le briquet, le soldat entre en scène, une, deux, une, deux ; ou à la reprise
des refrains comme Chaque chose à sa place ! ou Ouste ! Ouste ! Il ne s’agit
pas pour Andersen de rédiger, mais bien de raconter et de mettre en scène une
histoire parlée, mimée, voire rythmée. D’où l’insistance sur les descriptions
qui remplacent le décor et sur la multiplication des dialogues des personnages
entre eux, voire des monologues puisque les personnages pensent et
réfléchissent tout haut, comme les enfants, au style direct. Tout se passe ainsi
comme dans le jeu enfantin, où l’on commence par distribuer les rôles avant
de commencer à jouer. Ainsi, le conte d’Andersen se présente comme une
aire de jeu dans laquelle l’oralité de l’écriture introduit un lecteur, lui-même
bien habitué par ses jeux enfantins à distribuer des rôles comme à tenir celui
qu’il s’est donné à lui-même.
Double énonciation
Cette théâtralisation favorise la double énonciation et même la multiplie,
puisque l’auditeur peut avoir aussi bien quatre ans, que douze, vingt, trente
ou cinquante ans et que ce qu’il comprend change à chaque fois. Il y a donc
des dialogues entre personnages, mais aussi plusieurs dialogues entrepris
entre le narrateur-auteur et les lecteurs potentiels. Les personnages parlent
entre eux et l’on assiste même à de grandes conversations, par exemple dans
la basse-cour, quand les volailles exposent sentencieusement des idées reçues
assez mesquines, ce que d’ailleurs les poissons du Serpent de mer font aussi à
propos du câble électrique dont ils ne parviennent pas à s’expliquer la nature.
Dans ces satires, c’est le plaisir des grandes personnes qui est interpellé, plus
que celui des enfants qui ne sont préoccupés que par le sort du petit canard ou
par l’aventure du petit poisson que les grands cherchent toujours à faire taire.
Mais ce que dit l’auteur à l’adulte, c’est la sottise de tous les préjugés qui
l’empêche d’apprécier la nouveauté pour ce qu’elle est ; et ce que dit l’auteur
à l’enfant, c’est le danger que courent les plus petits, le petit canard comme le
petit maquereau auxquels il s’identifie, de ne pas s’émerveiller devant la
nouveauté s’ils se fient trop aux avis des adultes : heureusement, le petit
canard sait ne pas renoncer à ses aspirations et le petit poisson de mer garde
son idée : ce serpent démesurément long et mince est peut-être le poisson le
plus merveilleux de toute la mer. J’en ai le pressentiment. Un pressentiment
vaut mieux qu’un préjugé. On voit ici que le conte n’est pas univoque et
qu’en fonction de chacune de nos histoires et de nos aptitudes personnelles, le
sens du conte peut s’infléchir. Il y a une polysémie du conte qui en fait tout le
prix et qui le transforme pour chacun en miroir autobiographique, surtout si
l’auteur a la sagesse de ne pas en expliciter la morale. Si La petite sirène
évoque pour Andersen son propre échec à contracter un mariage désiré et son
profond désir d’avoir une âme immortelle qui le garantisse d’une mort et
d’une dissolution totale, elle évoquera pour un petit enfant la féerie du monde
marin, pour un autre la tristesse de quitter à jamais sa famille, pour un autre
l’aspiration à changer de nature, pour un autre la tristesse de voir son amour
dédaigné, certains peut-être entreverront la dimension religieuse d’un être
sans âme qui réussit après bien des efforts à en acquérir une, élévation sans
précédent, tandis que d’autres ne verront dans les filles de l’air que l’un de
ces êtres mystérieux et charmants, lutins ou elfes, dont les contes sont si
souvent remplis. Ainsi l’individualité de chaque enfant doit pouvoir
s’émouvoir dans les contes d’Andersen, qui renforceront son imagination
singulière sans rien lui imposer de l’extérieur.
Compensation thérapeutique
Le conte ne se limite pas pourtant à aider l’enfant à se voir de l’extérieur et
à distance, il le guérit aussi d’un certain nombre de ses peurs, de ses
angoisses et de ses frustrations. Il lui permet en s’identifiant à un personnage
de sortir de sa solitude et d’espérer, de se consoler et il lui fournit une
littérature adaptée à sa pensée pré-conceptuelle dans laquelle il profite des
bienfaits de la catharsis.
Espérance et confiance
Il y a souvent des tout-petits dans les contes, ou au moins des plus faibles,
faits à la semblance de l’enfant, dont il est à même de ressentir les émotions.
Ainsi les enfants s’identifient-ils d’emblée au vilain petit canard, au petit
maquereau, à la petite fille aux allumettes, à celle qui pleure dans Une peine
de cœur, au petit crapaud, à la petite sirène, aux impatiences du petit sapin
pressé de devenir grand, ou même au petit lutin qui hésite entre avoir à
manger et écouter de la poésie. Les enfants, qui sont les petits dans leur
famille, sont contents de trouver leurs semblables dans une histoire. Cela va
leur permettre d’expérimenter par procuration leur propre statut, de le sonder
et de l’aménager à leur convenance. Et quand le héros triomphe, quel
réconfort, quel espoir l’enfant éprouve-t-il à voir que sa faiblesse n’est pas
irrémédiable, qu’il n’est pas aussi ignorant qu’on le lui dit, qu’il va pouvoir
lui aussi grandir ! Comme l’invalide, qui ne se sentait bon à rien et qui rend le
bonheur à ses parents avant de réaliser sa vocation, il triomphe et retrouve
espoir en ce qui le concerne. La mise en abyme de ce conte est
particulièrement éclairante, au même titre que celle du Sapin : le conte
intervient pour redonner espoir aux plus faibles. Comme le petit canard,
l’enfant se sent prêt à bien des efforts pour réaliser ses rêves, comme le petit
maquereau ou le petit crapaud il veut satisfaire sa curiosité. Mais il est aussi
invité à partager les chagrins de la petite fille aux allumettes, qu’il oublie sans
doute dès qu’elle a rejoint le confort des bras de sa grand-mère ; il partage la
peine de la petite fille qui s’est trouvée exclue de l’exposition de la tombe du
chien, mais il est apaisé par ce qu’en dit le narrateur : il y a des peines dont
nous devrions rire ! Quant au petit sapin, sans doute l’admire-t-il d’être
devenu le héros de la fête et se console qu’on le brûle, puisqu’il reste au
moins de lui son étoile dorée. Il ne tire de toutes ces identifications que des
impressions, impression d’envie, de crainte, d’espoir, de compassion, mais il
apprend aussi que la gentillesse est souvent secourue, que trop de curiosité
peut être puni, que les efforts et les épreuves peuvent nous garantir une joie à
venir, qu’un malheur peut être suivi d’un bonheur, en même temps que tout a
une fin. En compagnie de tous ces doubles que lui fournit le conte, l’enfant
cesse d’être seul et se trouve en compagnie d’égaux à lui-même, en même
temps qu’il se forge une représentation concrète des sensations qu’il éprouve.
Les plus grands enfants chercheront dans les contes des modèles plus grands,
des jeunes gens et des jeunes filles en âge de travailler ou de se marier, et il
s’en trouve aussi dans les contes. Certes le soldat n’a plus la vogue qu’il
connaissait au XIXe siècle, mais le marin n’a pas perdu tout son prestige et
tous deux forment au courage et à la force, tout comme les aventures
préparent aux difficultés, qu’il s’agisse de celles de Jorgen, de Gerda ou
d’Élisa. L’identification vient ainsi accroître de façon profitable l’expérience
matérielle et physique assez réduite de l’enfant et lui ouvrir des perspectives
d’avenir propres à l’encourager.
Réconfort et consolation
Les contes peuvent aussi, à défaut de les encourager, consoler les enfants.
C’est ainsi que, dans Les fleurs de la petite Ida, l’étudiant console par son
conte la petite fille désolée de voir ses fleurs fanées. Elle apprend avec
douceur que tout vient et passe, que l’on peut mourir et même que cela est
inévitable, que l’on peut pourtant nourrir l’espoir d’un éternel retour, ici
saisonnier. Ce chagrin devient même un jeu de plus : elle soigne ses fleurs en
les couchant dans le lit de sa poupée, elle les enterre avec un faste d’enfant,
elle s’entraîne à la compassion : Ida donna d’abord un baiser aux fleurs, les
mit ensuite dans la terre avec la boîte, et Adolphe et Jonas tirèrent avec leurs
arcs au-dessus de la tombe, car ils n’avaient pas de fusils ni de canons. Nul
doute que la mention finale des fusils et des canons ne fasse oublier à certains
lecteurs la tristesse de cet enterrement ! Dans Le vilain petit canard, l’enfant
apprend à surmonter les railleries dont il a peut-être déjà souffert, en voyant
comment la persévérance du canard qui les supporte lui assure un véritable
anoblissement. Il peut aussi se consoler de sa pauvreté, de sa laideur,
puisque : Peu importe qu’on soit né dans la basse-cour, si seulement on est
sorti d’un œuf de cygne. Même la petite fille aux allumettes meurt au milieu
de splendeurs inégalées et consolantes. Pour Bruno Bettelheim, le réconfort
est le plus grand service que le conte de fées puisse rendre à l’enfant : la
certitude que, malgré toutes ses tribulations, non seulement il réussira, mais
qu’il sera débarrassé des puissances malveillantes et qu’elles ne reviendront
plus jamais menacer la paix de son esprit. (Psychanalyse des contes de fées,
« Imagination, guérison, délivrance et réconfort »). Après avoir eu bien peur,
l’enfant est soulagé de voir Élisa sortie d’affaire et ses frères retournés à leur
état d’homme.
Mais chez Andersen, il est vrai que certains contes peuvent difficilement
être réconfortants : comment l’histoire de Valdemar Daae pourrait-elle
l’être ? Comment la démesure du père peut-elle justifier la déchéance de ses
filles ? Comment Une histoire de Dunes, avec ses deux naufrages et la mort
des deux couples, peut-elle soulager un enfant des tourments de sa vie
intérieure ? Il faut d’ailleurs bien dire que ce ne sont pas ces deux derniers
contes qui sont le plus souvent repris dans les recueils de contes d’Andersen
édités pour les enfants et qu’ils sont l’un et l’autre publiés en 1859, c’est-à-
dire assez tardivement dans la vie de l’auteur. Certes dans Une histoire des
dunes, Jorgen et Clara s’unissent après leur mort et pour l’éternité et le petit
enfant peut ne pas faire de différence entre ce mariage posthume, si l’on peut
dire, et un véritable mariage, mais l’histoire d’Aldemar reste plus difficile à
éclairer. Ce ne sont plus à proprement parler des contes pour enfants ; l’on
peut d’ailleurs remarquer que le conteur n’y fait plus le même effort de
simplicité et qu’il délègue la narration pour l’un au vent et pour l’autre à la
tempête. Ce sont d’ailleurs deux « histoires », et non des contes, et elles ne
recourent pas à la magie. L’Histoire de Valdemar Daae stigmatise en fait
l’orgueil : L’orgueil s’y déployait avec arrogance et insolence, les maîtres de
ces lieux étaient nobles, mais Notre Seigneur n’y était pas. L’orgueil ne peut
qu’être puni et il doit inspirer la peur. Une histoire des dunes reste plus
ambiguë et sûrement difficile à comprendre, puisqu’un enfant ne peut guère
s’intéresser à la vie éternelle et peut être choqué des malheurs endurés par
Jorgen. De même La petite fille aux allumettes peut désoler un enfant, mais,
de façon égoïste il éprouve la satisfaction d’être, lui, à l’abri de ce sort :
comme les parents de l’invalide, il apprend qu’il y a plus malheureux que lui.
L’enfant fait ainsi l’apprentissage du sentiment de crainte mêlée de pitié, que
tout spectateur éprouve devant une œuvre sombre et tragique. Il n’est pas
forcément nécessaire que la littérature enfantine oblitèrent le malheur de
notre condition ; elle lui mentirait en le faisant.
Catharsis
Il faut sans doute recourir à la catharsis pour comprendre comment un
conte, même affligeant, peut être un bienfait pour les enfants. Les contes et
particulièrement les contes tristes peuvent les purger de certaines émotions et
passions violentes qui les agitent et opérer une sorte de catharsis.
Ce terme, que nous devons à Aristote, concerne essentiellement la tragédie,
mais il peut aussi jouer son rôle pour toute fiction, et particulièrement pour le
conte dont nous avons déjà mentionné la théâtralité : l’une comme l’autre en
effet s’adressent principalement aux sens, et plus particulièrement au sens
visuel, et présentent des personnages en action ; ce sont l’une et l’autre des
œuvres dramatiques, au sens étymologique, des œuvres qui mettent en scène
des actions. Ce terme grec métaphorique désigne soit la purification dans le
rituel religieux, qui intervient après une faute, soit la purgation des humeurs
en médecine. Aristote, lui-même fils de médecin, ne l’a employé que deux
fois, une fois à propos de la tragédie, au livre IV de la Poétique, et une autre
fois, dans la Politique, à propos de la musique. La catharsis peut s’appliquer à
tous les arts représentatifs. Ce terme a connu une vogue exceptionnelle et
suscité nombre d’interprétations. Il repose sur le principe que la fiction
violente ou triste n’afflige pas nécessairement le lecteur, mais qu’en suscitant
en même temps terreur et pitié, elle provoque un soulagement propre à le
guérir et même à lui faire éprouver un plaisir. Ce plaisir provient en priorité
de la sécurité que confère la fiction qui nous assure d’un désengagement
complet en matière d’action et de réaction : dans une fiction, l’intérêt du
lecteur n’est pas en jeu, à la différence de ce qui se passe dans la vie réelle.
D’autre part, l’image de la réalité reconstruite que propose le conte est bien
perçue comme un produit humain, celui du conteur, et non comme la réalité ;
elle ne cherche pas à créer l’illusion réaliste, mais plutôt à éveiller la curiosité
de l’enfant par son caractère énigmatique, par les problèmes qu’elle pose sans
les résoudre. Ainsi, les émotions et passions violentes éprouvées par les
personnages, tout autant que celles de crainte et de compassion qu’éprouve
l’enfant en se les représentant, pourraient purger ou purifier les enfants au
lieu de les accabler.
Dès lors, trois grandes orientations se dessinent :
– ou bien la sécurité de l’auditeur d’une fiction et le soulagement qu’il
éprouve à n’avoir pas à réagir dans les faits après avoir ressenti
péniblement de la crainte et de la pitié pour les personnages changent cette
épreuve en plaisir, simple apaisement assez égoïste sans aucune dimension
morale, ce qui fait du conte ou de l’histoire un pur divertissement ;
– ou bien le mélange de crainte et de pitié purifie l’auditeur de tout désir
d’imiter les fautes des personnages et il retrouve son innocence après
l’avoir un instant perdue ;
– ou bien les passions éprouvées, une fois le récit terminé et toujours parce
que l’on n’attend de lui aucune réaction matérielle immédiate, ouvrent au
lecteur le champ de la réflexion et de l’interrogation, franchissant la limite
des simples sens pour accéder à l’intelligibilité : il faut chercher et
comprendre.
La première de ces possibilités fait que le conte, par sa fonction ludique,
réalise une sorte de thérapie et délivre l’enfant d’une trop grande charge
émotive en la transformant en un plaisir esthétique : la mort de la petite fille
aux allumettes, si elle n’était pas égayée par la succession des rêves enfantins
hauts en couleurs et par l’apothéose finale, les affligerait, au lieu que le
spectacle des belles choses qu’elle avait vues et des splendeurs qui
l’accompagnent, elle et sa grand-mère, distraient et déchargent l’affliction
que l’on vient de ressentir à l’annonce qu’elle est morte, morte de froid, le
dernier soir de l’année. Tout contribue à donner à l’enfant l’idée d’une belle
mort, puisque l’enfant y éprouve un des grands plaisirs de sa vie, le confort
des bras de sa grand-mère. Pour la petite Ida, le conte transforme la mort des
fleurs en jeux et en rêves et la ravit : elle organise un enterrement grandiose,
un beau spectacle. L’enfant éprouve aussi le sentiment que c’est une « belle
histoire », de même qu’à la fin de La princesse sur le pois, l’auteur lui-même
écrit : Voilà, c’était une vraie histoire ! Mais cette fois c’est une histoire pour
rien, pour sa drôlerie, une belle histoire.
La deuxième possibilité introduit une dimension morale et nous incite à fuir
les défauts qui conduisent les personnages à une fin malheureuse. Ainsi,
après avoir éprouvé de la crainte et de la pitié pour Valdemar et ses filles,
nous pouvons nous sentir engagés à fuir l’orgueil ; ou bien, après avoir
assisté dans la crainte et avec quelque pitié à la dégradation du personnage de
Rasmus, nous nous sentons portés à ne pas refuser de nous engager dans la
vie civile comme dans nos vies sentimentales. Mais il ne s’agit là que d’une
réaction faite de crainte et assez égoïste. Dans L’invalide, les conditions de
vie difficiles, le labeur et leur peine avaient durci les mains des parents, mais
ils les avaient aussi rendus durs dans leurs jugements et leurs opinions. Cela
les dépassait, ils n’arrivaient pas à trouver d’explications, et le fait d’en
parler augmentait leur amertume et leur colère. Ils seront guéris de leur
ingratitude par la lecture de deux contes, celui du Bûcheron et de sa femme et
celui de L’homme sans chagrin ni peine. Ces deux contes les consolent, sans
arguments raisonnés, et les incitent à cesser leurs récriminations à l’égard de
leurs maîtres : ils ont réfléchi dans leur cœur, comme dirait Andersen, ils ont
vu plus malheureux qu’eux, ils sont consolés et leur pensée rabougrie s’est
éclairée. En même temps, ils trouvent ce livre de contes étrange parce qu’il
semble répondre aux questions qu’on se pose. Le conte dispense alors un
enseignement moral assez explicite : il ne faut pas ignorer son bonheur.
Enfin, dans la dernière hypothèse et toujours parce qu’on n’attend du lecteur
aucune réaction immédiate, les émotions éprouvées deviennent
problématiques et ouvrent le champ à une réflexion plus ou moins
intellectualisée sur une question que le conte a posée. La petite Ida, émue
d’entendre les remontrances adressées à l’étudiant par le conseiller, trouvait
pourtant amusant ce que l’étudiant disait de ses fleurs, et elle réfléchit
beaucoup à la question ; elle réfléchit au moyen du jeu et du rêve : elle
demande à sa poupée de prêter son lit aux fleurs malades, elle les couche et
les soigne, elle compatit ; puis ses préoccupations lui suggèrent les images de
son rêve dans lequel une poupée de cire prend le rôle du conseiller de
chancellerie et est tournée en dérision. Elle cherche à résoudre la question et
elle donne tort au conseiller, non par un raisonnement intellectuel, mais en
images : sa conviction est qu’il faut croire aux contes et à leur vérité.
Andersen termine également Le jardinier et ses maîtres par : Maintenant tu
peux réfléchir ! Il s’agit bien d’une invitation à s’interroger sur la nouvelle
version de la dialectique du maître et de l’esclave qu’il vient de proposer.
L’enfant réfléchira au moyen de ses sens : le jardinier lui plaît sans nul doute
qui produit légumes, fruits et fleurs variés avec goût et application, les
maîtres lui paraîtront ridicules, eux qui ne connaissent pas les richesses de
leur domaine et qui jalousent leur employé, mais ils seront aussi sensibles au
fait que le narrateur, leur ami, assure que c’étaient de braves gens et il y a
beaucoup de braves gens de la même espèce, et c’est heureux pour tous les
Larsen. Que faut-il donc penser ? Condamner les maîtres qui font preuve
d’ingratitude et de jalousie à l’égard de Larsen, ou se féliciter que ce soient
de braves gens puisqu’ils n’ont pas congédié leur jardinier ? Le jardinier doit-
il s’en sentir heureux ou humilié ? On peut d’ailleurs se souvenir que les
parents de l’invalide sont aussi les jardiniers d’un domaine. Andersen ne
prend pas parti dans ce conte qui met en scène la dialectique du maître et de
l’esclave ; peut-être même prévient-il les enfants que l’organisation du travail
dans nos sociétés a ses vicissitudes. L’apprentissage est difficile et durcit les
travailleurs certes, mais il les fait aussi réfléchir et forme leur jugement : le
serviteur sait qu’il ne peut vivre que si plus riche que lui le fait travailler. A
chacun d’interroger sa sensibilité et de voir ce qu’il peut ou non supporter.
Andersen ne semble pas opter pour la subversion, mais il pose la question et
laisse chacun libre de répondre à sa guise.
La catharsis permet donc de lire le conte à plusieurs niveaux, celui de la
simple satisfaction distractive et esthétique purement amorale, celui de
l’enseignement moral, dicté par la crainte et l’égoïsme, mais aussi celui d’une
réflexion qui trouve ainsi sa source, non dans l’intelligence, mais dans la
sensation : c’est la tension entre la crainte et la pitié et les émotions que
donne le récit qui invitent à l’interrogation. Andersen prend ainsi parti pour
les sensualistes. Et si les contes d’Andersen invitent bien à l’interrogation,
plus encore que les autres contes de fées, qu’ils soient de Perrault ou de
Grimm, c’est parce qu’il se garde le plus souvent de répondre à la question
qu’il soulève. Andersen n’est pas un moralisateur, mais un interrogateur
patient, parfois mélancolique, presque toujours bienveillant et amusé : il
montre les choses sensiblement, comme elles vont, et nous laisse en juger ; et
il n’exclut pas les enfants de l’exercice du jugement. Que les enfants aient
pour seul outil leur sensibilité ne les rend que plus à même d’apprécier les
bienfaits d’une lecture qui développe en eux un sixième sens, le sens
esthétique, qui peut les dissuader de se livrer à certaines passions nuisibles et
les initie à la morale, et qui surtout peut amorcer chez eux une pensée
réflexive intérieure et sensible, prémices du raisonnement, qui devra à long
terme interposer le savoir ou la raison entre l’émotion et l’action et, par la
même occasion, trouver un sens et un but à leur vie. Ce sont donc les
principales questions existentielles que le conte expose et met en
question pour les enfants : la connaissance de soi, la possibilité d’agir sur sa
destinée, la mort, la souffrance, l’amour, la haine, tous mouvements que
l’enfant éprouve sans encore les connaître. Chaque enfant reste libre de
trancher comme il le veut. C’est ainsi que la catharsis améliore l’enfant en lui
ouvrant de nouvelles perspectives cognitives qui le conduiront au
raisonnement et au jugement moral.
Il faut donc se féliciter qu’on ait fait du conte et même du conte de fées la
principale lecture destinée aux enfants : ce sont eux qui permettent aux
enfants de s’entraîner à la lecture et de profiter des plaisirs esthétiques, des
orientations morales et des encouragements à la réflexion qu’ils fournissent.
Ces lectures paraissent donc fondamentales et particulièrement propres à
mettre au jour les caractéristiques de la nature de l’enfance : le conte est sans
doute le jouet éducatif le plus utile que l’on puisse offrir aux enfants, et plus
encore si l’on prend le parti de le raconter plutôt que de le lire.
Conclusion
Au terme de cette étude il semble bien légitime d’avoir choisi, pour illustrer
une recherche sur l’enfance, les Contes réputés tristes d’Andersen. Ils ont le
mérite d’offrir de l’enfance une image sensible et éclairée, qui se situe dans la
filiation de Rousseau qui, je le rappelle, voit dans l’enfant un être tout entier
livré à la sensation et entièrement dépourvu de raison. Cette vision s’inscrit
également dans la lignée du romantisme, porté à croire l’enfant innocent et
pur, uniquement naturel et quasiment angélique, ce qui est plus
problématique au vu de la science et de la psychologie moderne.
Fort de cette conception de l’enfance et de l’expérience de sa propre enfance
dont il entretient constamment un souvenir vif et précis, Andersen flatte les
sens et l’imagination de l’enfant avec le plus grand soin, il l’encourage à ne
pas considérer sa dépendance comme définitive, il l’engage à supporter
vaillamment les épreuves des passages qui l’attendent, et il s’efforce de le
consoler de ses immenses chagrins qu’il trouvera dérisoires en grandissant.
Mais il reconnaît aussi en lui une aptitude à s’émerveiller et à porter des
jugements affectifs qui, pour n’être pas raisonnés et intellectualisés, n’en sont
pas moins sains, comme l’écrirait Pascal, puisqu’ils visent à sa sécurité et à
son équilibre. Ses jugements relèvent de ses sens et de ses passions, de la
compréhension et de la conviction, loin de toute démonstration et de tout
raisonnement, mais ils assurent son bien-être intérieur du moment. C’est pour
développer ces jugements affectifs de l’enfant qu’Andersen lui offre ses
contes, contes francs qui ne cachent aucune des difficultés propres à la
condition humaine : on y naît et on y meurt, on y aime sans être aimé en
retour, on y hait, on y souffre, on est courageux ou paresseux, fort ou faible,
audacieux ou craintif, heureux ou malheureux, toutes passions ou émotions
que l’enfant éprouve autant que nous. Il faut par conséquent tout lui montrer,
avec délicatesse et détours, mais sans omission. Car les enfants pensent,
même s’ils ne raisonnent pas encore. Toutes ces angoisses existentielles que
les enfants ressentent sans les concevoir trouvent un apaisement certain
quand ils comprennent qu’ils ne sont pas les seuls à en souffrir.
A l’âge où la raison commence à intervenir, elle entre nécessairement en
conflit avec les passions, conflit que Pascal décrit ainsi : Cette guerre
intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir
la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux
passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir
bêtes brutes. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure
toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le
repos de ceux qui s’y abandonnent et les passions sont toujours vivantes dans
ceux qui veulent y renoncer (Pensées, 29, édition Sellier). On ne saurait donc
abandonner les enfants à leur caverne houleuse de passions sans les policer et
les raisonner quand le développement de leur cerveau le permet. Car
l’homme est un animal domestique, dont le cerveau se forme essentiellement
dans le milieu social si l’on en croit Alain Prochiantz, professeur au Collège
de France, dans son ouvrage Singe toi-même (2019) : la station debout de
l’homo sapiens impose une forme du bassin qui limite la taille du crâne à la
naissance ; le cerveau du nouveau-né, c’est le dixième du cerveau de
l’adulte ; pour atteindre sa taille adulte, c’est après la naissance que le
cerveau se développe ; il se forme donc pour les neuf dixièmes en milieu
social, milieu nécessaire car l’enfant est vulnérable. Nous ne saurions donc
nous contenter de notre ça, pour reprendre la terminologie freudienne, c’est-
à-dire de nos seules passions, force nous est de nous adjoindre les services de
la raison et de nous insérer en nous forgeant un surmoi dans la société qui est
la nôtre : seule la confrontation de ce surmoi et du ça permettra de régler nos
actions et nos comportements, c’est-à-dire notre moi, de façon adaptée. Mais
il nous faut nous contenter d’une médiocre vertu, comme l’écrit Racine dans
sa préface d’Andromaque, à une époque où l’adjectif médiocre n’était pas
encore péjoratif, d’une réalisation de notre être qui n’est ni divine ni
héroïque, sans être pour autant bestiale ou monstrueuse. C’est bien à cette
conclusion que mènent les Contes d’Andersen : la tentation de se faire un
dieu par la raison a failli perdre Kay et les savants qui font taire toutes leurs
passions se perdent ; la sagesse semble être celle de celui qui va chez le
charcutier pour la bouillie, du maître qui ne congédie pas son esclave plus
compétent que lui, du jardinier qui reconnaît la bienveillance de ses maîtres et
le besoin qu’il a d’eux pour vivre, de l’amant qui ne tue pas son rival, d’un
homme qui prend sa place avec résolution dans une société dont il a besoin
pour vivre : il doit donc se contenter d’un compromis, appendre à trier ses
passions et à repousser celles qui sont asociales et agressives. S’il faut quitter
sa famille à l’adolescence, il faut rester dans son espèce et dans la société à
laquelle on appartient : le cygne rejoint avec bonheur l’espèce qui est la
sienne, la petite sirène convoite pour son malheur une espèce qui n’est pas la
sienne et ce n’est que dans un autre monde qu’elle pourra voir sa bonté
récompensée, Jorgen ne connaît pas le bonheur de l’union des corps dans la
société de marins qui le recueille, mais il renoue avec ses origines maternelles
et l’élévation spirituelle de son ascendance en connaissant le bonheur des
âmes dans l’éternité. Car, pour toute compensation à ces tribulations
terrestres que l’enfant devra subir en grandissant, il y a chez Andersen, la
certitude qu’un Dieu bon et juste reconnaîtra en chacun de nous la moindre
parcelle de bonté qui nous a habité et nous accueillera auprès de lui ; même
les criminels, après avoir purgé leur peine, pourront échapper à la malédiction
éternelle.
On a souvent reproché aux contes d’être édifiants et trop bien-pensants et de
former les enfants en fonction de ce que la société dans laquelle ils sont nés
attend d’eux, en quelque sorte de les mettre en liberté surveillée. De fait,
Andersen prétend montrer qu’il faut pour bien grandir se trouver à l’âge
adulte en état de travailler, de fonder une famille et de fortifier sa conscience.
Il ne sépare pas la conscience d’une religion fondamentalement chrétienne en
affirmant sa confiance dans un Dieu juste et bon, en revendiquant
l’immortalité de l’âme, en prenant sa part du péché originel, mais il
l’aménage à son usage en niant le châtiment éternel et la résurrection de la
chair. Ces dogmes sont indispensables à sa sécurité et à son équilibre. L’être
naturel de l’enfant ne produira donc à terme qu’un homme domestiqué. Cela
est vrai, mais que dirait-on d’un conte qui préparerait les enfants à une vie
asociale et amorale, qui en ferait un solitaire sur son île déserte, comme
Robinson, lequel n’aspire, souvenons-nous en, qu’à sortir de sa solitude et à
recomposer une société policée et plus propre à combler ses désirs humains.
Il existe un conte dans lequel les enfants sont livrés à eux-mêmes sur une île
déserte, Sa majesté des mouches de William Golding (1956) ; si au départ les
enfants tentent bien de reproduire les conduites auxquelles leur éducation
familiale et scolaire les a formés, ils retombent rapidement à un état sauvage,
agressif, criminel et meurtrier ; et que dire du soulagement qu’apporte à ces
enfants, du moins à ceux qui ont survécu à la guerre à laquelle ils se sont
livrés, l’arrivée des adultes ! Il n’est guère souhaitable de créer des enfants
sauvages ou plutôt de les abandonner complètement à ces passions
désordonnées qui les agitent. L’innocence des enfants n’est peut-être qu’un
mythe. Et, en s’adressant à eux par l’intermédiaire des contes, on peut, sans
flétrir leur spontanéité et leur imagination, en les distrayant et en les
instruisant – instruere signifie en latin ranger en ligne de bataille, c’est-à-dire
donner les moyens de se battre dans les épreuves qui vont être les leurs – leur
apprendre à penser, c’est-à-dire à peser par eux-mêmes le poids de leurs
actions – puisque pensare, en latin, signifie à la fois peser au moyen d’une
balance et penser au sens figuré. Voici le conte devenu à la fois miroir et
balance indispensable à l’arsenal de jouets des enfants.
Andersen fait donc dans ses contes ce que fait tout enfant qui reconstruit
l’univers dans lequel il est plongé pour le rendre propre à ses besoins. Il y
cherche avant tout aide et protection dans une société qui garantira sa survie,
obtenue par le travail, sa sécurité, obtenue grâce à l’ordre moral et public,
l’affection qu’il trouve dans l’amitié ou dans l’amour, enfin l’espoir fragile
qu’il place dans un au-delà surnaturel qui lui assurera après la mort une
compensation à la hauteur de ses souffrances, de sa vertu et de sa foi. Il a su,
adulte, rester enfant, comme ses contes le recommandent, mais il le fait avec
une expérience et une connaissance du monde qui est celle d’un adulte et non
d’un enfant ; il ne leur promet donc pas merveille, même si ces contes restent
bien des contes merveilleux, mais il les prépare aux déceptions qu’il leur
faudra supporter et aux efforts qu’ils devront fournir en leur en montrant le
bénéfice.
Jean-Jacques Rousseau,
Émile ou De l’éducation
(livres I et II)
Mathieu Cochereau
Hans Christian
Andersen,
Contes
Catherine Durvye
Wole Soyinka,
Aké,
les années d’enfance
Pénélope Dechaufour
Introduction
L’enfance
L’enfance désigne couramment les premières années d’un individu, jusqu’à
l’adolescence environ. L’enfant est ce petit d’homme, entre le bébé et
l’adolescent. Son quotidien est fait d’apprentissages. L’institution scolaire et
la famille sont au cœur de ses préoccupations. Ce premier âge est bien
évidemment fondamental dans la construction psychique de l’être social. Elle
est marquée par la « naissance » (motif mystique), l’entrée au monde et donc
plus globalement par la notion de commencement. C’est une étape
constitutive du développement de la personnalité par le contact au sein d’un
environnement qui lui est propre et qui varie en fonction des données socio-
culturelles de la famille et de l’endroit du monde où l’on grandit. Mais il faut
également prendre en compte les multiples rites de passage qui fondent ce
temps de l’enfance et qui sont au cœur du découpage d’Aké, les années
d’enfance. S’intéresser à l’enfance, c’est réfléchir à ce dans quoi un individu
a baigné les premières années de sa vie et qui l’a, indubitablement, marqué
voire façonné. L’enfant provient d’une source déterminée (on peut d’ailleurs
penser aux expressions qui descendent de ce vocable : « l’amour est enfant de
Bohème »). Il est d’abord descendance et va ensuite dériver vers l’état de
l’homme à l’âge adulte : autonome, maître de lui-même – de ses actes et de
ses choix – reproduisant ce dont il descend ou bien alors s’y arrachant plus ou
moins radicalement. C’est ce parcours – de l’enfance à l’âge adulte – qui
permet de cerner le mode de fonctionnement d’un individu et d’asseoir sa
personnalité, c’est-à-dire, sa manière d’être au monde et de tisser des
relations avec les autres ; mais c’est aussi là où s’ancre les modes
d’incarnation de l’imaginaire qui seront ensuite propres à chacun. De l’intime
au collectif, revenir à l’enfance c’est faire le chemin à rebours de qui l’on est
aujourd’hui pour mieux comprendre certaines valeurs qui peuvent être les
nôtres ou certains choix que nous faisons, parfois même dans des moments
où l’on a l’impression que notre libre arbitre nous échappe.
Plus que la figure de l’enfant, le thème de l’enfance nous renvoie au milieu
dans lequel l’enfant évolue. Au type de parole qui forgera son rapport au
langage, à la parole articulée, mais qui déterminera sa capacité à gérer les
émotions et la place occupée par son monde intérieur. Le narrateur d’Aké, les
années d’enfance, qui n’est autre que l’auteur lui-même puisqu’il s’agit d’un
récit autobiographique, est d’ailleurs empreint d’une vie intérieure
particulièrement forte et intense qui se heurte sans cesse aux aspects du réel
dont il nous livre, au fil du récit, ses décryptages à hauteur d’enfant. En effet,
à de rares exceptions près, le roman donne à voir le monde au travers du
regard de Wole Soyinka l’enfant. Ce retour en arrière qui mobilise une
poétique de la mémoire n’est pas ici sans jouer admirablement des modalités
du souvenir, de ses fluctuations, et surtout celles de l’imaginaire, faculté dont
la puissance ne se déploie jamais autant que durant l’enfance. Wole Soyinka
nous donne à voir le monde d’Aké, petite bourgade du Nigeria, entre les
années 1930 et 1950, mais il témoigne depuis le regard de l’enfant qui
décrypte le réel en le passant au filtre de l’imaginaire. C’est pourquoi les
abondantes descriptions du roman ouvrent sur un univers fascinant où le réel
se voit souvent distordu, ce qui permet finalement d’en éclairer une autre
facette. La construction des personnages est sans doute l’élément qui
structure le plus cet univers qui frôle la fantasmagorie : Bukola, l’enfant aux
compagnons invisibles, Moâ-même, le parasite gentleman, Pa-Adatan, le
matamore hérissé de gris-gris, et surtout Chrétienne Sauvage, la mère de
Soyinka, dont le surnom oxymorique traduit bien l’environnement
contradictoire dans lequel l’enfant évolue. En ce sens, l’entreprise de Wole
Soyinka revêt une dimension balzacienne. Il se saisit d’archétypes pour
dépeindre une galerie de portraits avec la fausse naïveté de l’écrivain qui
devenu adulte replonge dans ses souvenirs d’enfance. Et comme avec La
Comédie humaine, Aké est une vaste fresque de l’époque de Wole Soyinka
qui est susceptible de servir de référence aux générations futures ainsi qu’aux
présentes puisque dans les années 1980, très peu de romans relatent les
réalités et les rouages des sociétés coloniales de la première moitié du
XXe siècle.
La force d’Aké, les années d’enfance, est celle d’un récit qui dépasse le
genre de l’autobiographie pour se faire fresque historique et construire une
mémoire que les livres d’histoire ont longtemps voulu mettre de côté. Wole
Soyinka passe son enfance dans une société régit par l’impérialisme
britannique qui a colonisé le Nigeria depuis le XIXe siècle. La richesse du
point de vue du narrateur se loge dans les hiatus qui définissent
l’environnement socio-culturel dans lequel Wole Soyinka va grandir
quelques années avant l’indépendance du Nigeria. C’est donc une période de
transition. La colonisation a déjà laissé une empreinte indélébile qui
caractérise l’hybridité des pratiques et des croyances sociétales nigérianes.
Mais, une classe moyenne émerge en ne tournant pas complètement le dos
aux traditions populaires et aux langues vernaculaires. C’est cet entre-deux
que l’auteur donne à voir et que l’on aurait tort de reléguer aux temps passés
car si, aujourd’hui, les sociétés africaines ont évolué, elles demeurent
hybridées par l’histoire coloniale autant que l’Occident l’est également. Au
fil du récit, Wole Soyinka nous invite donc à mieux comprendre les
dynamiques et les fondements d’une réalité qui est de plus en plus présente
dans l’Europe du XXIe siècle : la réalité postcoloniale.
Conscientisation naissante
Le roman s’ouvre sur les premières années de vie du jeune Wole pour se
refermer sur un moment de prise de conscience qui sera déterminant et qui
marquera l’entrée dans l’adolescence :
Pas de chaussures, dis-je avec un soupir, sentant peser sur moi le poids de mes années.
Le moment était venu d’entreprendre les mutations mentales nécessaires pour accéder à un nouvel
univers d’adultes irrationnels et à leur discipline. (p. 313)
Plus loin, évoquant la disparition – comme il était apparu un peu plus tôt –
de son oncle Dipo, Wole confiera :
Mais le soldat de fortune avait enfin un nom. Malgré le silence que Chrétienne Sauvage gardait
obstinément sur ce problème, j’avais acquis la conviction qu’il ne pouvait s’appeler que Dipo.
Tandis que la nouvelle entité, Femi, rejoignait la famille. Oncle Dipo rejoignait le cortège
d’inconnus qui marquaient notre existence de leur présence vivante avant de s’en aller pour ne plus
revenir. La durée de son passage avait été des plus brèves mais, comme elle convenait à un vrai
Dipo, elle avait été aussi l’une des plus soudaines et des plus tempétueuses. (p. 177-178)
Conclusion
Aké, les années d’enfance, est un récit autobiographique qui part du regard
d’un des plus grands écrivains de notre époque sur les mystères d’une
enfance vécue à la fin de la colonisation britannique au Nigeria.
Aux thématiques classiques des récits d’enfance dont la narration est
construite à « hauteur d’enfant7 » (l’éducation, l’école, l’obéissance, les
punitions, la religion, la nourriture, les relations hommes-femmes, les
camarades de classe, la famille, les jeux, les anciens et le respect qui leur est
dû…), Wole Soyinka adjoint un regard essentiel sur la complexité de la
société hybride dans laquelle il a grandi et qui est le fruit de l’héritage
colonial. En filigrane et par les yeux de l’enfant, le lecteur comprend mieux
la double appartenance culturelle et le sentiment de crise identitaire qu’elle
peut engendrer. Au Nigeria, à cette époque, Wole grandit entre des parents
chrétiens et les traditions spirituelles yorouba. Il est baigné dans une réalité
diglossique, entre l’anglais et le yorouba, qui va constituer un « imaginaire
hétérolingue » sans doute à l’origine d’une vision unique du monde.
Quelques années avant les indépendances, le jeune Wole se surprend à devoir
se construire parmi les frottements et le passage d’un monde ancien à un
monde nouveau qui ne font que redoubler la « transition » qui marque son
existence.
Transition entre l’enfance et l’adolescence, les balbutiements intimes de la
vie de Wole ont cours au même moment que ceux d’une Afrique qui est elle-
même en transition, qui se cherche en se dépêtrant encore brutalement avec
les stigmates de la colonisation, les échos de la Seconde Guerre mondiale qui
mobilise certains des leurs dans un conflit qui ne fait pas sens pour eux,
l’arrivée de la télévision… Tradition et modernité sont présentes ici mais sans
toutefois s’opposer car c’est leur relation et ce qu’elle produit qui intéresse
l’auteur nigérian. Face aux découvertes et aux énigmes de la vie, face à tout
ce qui compose ce « plurivers » qui façonnera l’enfant devenu adulte,
Soyinka use malicieusement – et avec beaucoup de finesse et de poésie
malgré une langue très sobre – du détour par la fable, l’imaginaire, la
métaphore et le sous-texte du récit que nous lisons, nous, depuis notre
position d’adulte.
Aké, les années d’enfance, c’est la force, l’humour, l’incompréhension, le
lâché prise aussi parfois et l’innocence, beaucoup, d’un regard d’enfant sur
une réalité que nous avons désormais tous en partage : la réalité des identités
postcoloniales.
Indications bibliographiques
N.B. : Toutes les citations tirées du roman proviennent de la publication aux Éditions Pierre
Belfond, 1984.
Wole Soyinka, De l’Afrique et autres essais.
Étienne Galle, Connaître Wole Soyinka.
Alain Ricard, Wole Soyinka ou l’ambition démocratique.
Jean Pierre Zirn et Bankole Bello, Wole Soyinka, poète citoyen. (Documentaire disponible en
ligne)
« Avec Wole Soyinka », émission France Culture à réécouter en podcast, Série « Une semaine en
Afrique », épisode no 4.
1. Il est possible d’écrire yourouba ou yoruba, les deux orthographes étant admises.
2. Costume masque Yoruba invoquant une divinité ancestrale.
3. Fonctionnaire, administrateur colonial.
4. Seigneur, prends-nous par la main
Faiseur de hauts faits, prends-nous par la main
Toi qui suis sans déserter, prends-nous par la main
Seigneur, prends-nous par la main.
Prière musulmane en arabe.
5. Si la maison brûle, il faut que je mange
Si la maison est cambriolée, il faut que je mange
L’enfant qui a faim, qu’il parle.
6. Monarque yorouba.
7. Du côté du cinéma on pense, par exemple, au célèbre film de François Truffaut : L’argent de poche
(1976).
Littérature et langage
De l’âge d’or
à la régression : l’enfant
dans la littérature
Philippe Cappelle
L’enfance
en citations
Gilbert Pons
Anthologie littéraire
La représentation de l’enfance engage des thèmes multiples et des
problématiques diverses. On a pris le parti, dans cette courte anthologie, à la
fois de donner le sentiment de cette diversité, et de proposer un resserrement
autour d’un problème précis.
La diversité se verra dans les multiples voix et formes que les textes
produisent et font percevoir. L’enfance se trouve dans tous les genres, à
toutes les époques, et sur tous les tons. C’est qu’elle est une image de
l’humanité même.
Mais l’ensemble de ces textes fera émerger un problème plus particulier,
celui de l’opposition, de la tension, entre deux figures de l’enfant et du
rapport à l’enfance : l’enfant miraculeux et le rêve d’un retour à l’âge d’or
d’un côté ; la régression infantile et le scepticisme quant aux « valeurs »
censées structurer le monde humain, de l’autre. Cette tension n’est guère
relative aux contextes : on la retrouve constamment, quoique sous des formes
très variées. Elle nous semble témoigner d’une interrogation elle-même
constante, qui se reflète très visiblement dans les formes qu’affectent les
écritures de l’enfance.
Cette variation sur le thème de l’âge d’or a pour point de départ une
circonstance réelle : la naissance du fils d’un consul, ami de Virgile
(destinataire, avec son épouse, de ce texte : Pollion et Lucine). Cela donne au
mythe un sens politique : c’est le règne d’Auguste, et le retour à l’ordre et à la
paix, qui rendent possible cet avenir radieux que le poème figure par les
images mythiques de la réconciliation universelle.
Mais l’enfant y joue un rôle central, au-delà de la circonstance réelle.
L’image de l’enfant miraculeux, envoyé par les dieux ou le destin, pour
sauver l’humanité, est une donnée mythique et religieuse très importante. On
réfléchira notamment à l’analogie entre l’enfance et l’âge d’or : si un enfant
est nécessaire à son retour, n’est-ce pas parce que l’âge d’or est, ou a été, une
enfance de l’humanité ? – mais ce mythe lui-même n’a-t-il pas quelque
rapport avec l’image que nous nous faisons de l’enfance elle-même comme
une sorte d’âge d’or de l’individu ?
La cruauté de l’enfant ?
Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Les Contemplations est un recueil de poèmes, écrit par Victor Hugo, publié
en 1856. Il est composé de 158 poèmes rassemblés en six livres. Le souvenir
y prend une place prépondérante, puisque Victor Hugo y expérimente le
genre de l’autobiographie versifiée. Ce recueil est également un hommage à
sa fille Léopoldine Hugo, morte noyée dans la Seine. Le premier Livre du
recueil, « Autrefois », évoque l’enfance et la jeunesse, comme dans ce poème,
intitulé « L’Enfance ».
L’enfant chantait ; la mère au lit, exténuée,
Agonisait, beau front dans l’ombre se penchant ;
La mort au-dessus d’elle errait dans la nuée ;
Et j’écoutais ce râle, et j’entendais ce chant.
L’enfant avait cinq ans, et près de la fenêtre
Ses rires et ses jeux faisaient un charmant bruit ;
Et la mère, à côté de ce pauvre doux être
Qui chantait tout le jour, toussait toute la nuit.
La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à chanter… –
La douleur est un fruit : Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.
Sorte de « fable », qui se conclut par la « morale » exprimée dans les deux
derniers vers, ce bref poème rend sensible à un paradoxe cruel : l’enfant,
intact dans son monde de rires, de jeux et de chants, semble indifférent au
mal qui finira par emporter sa mère. Image d’une indifférence de la Nature
même, dont l’enfant est proche ? C’est la cruauté de ce paradoxe que la
métaphore finale est chargée d’adoucir.
L’enfant révolté
Arthur Rimbaud, « Les Poètes de sept ans », daté de
mai 1871, œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1972
Le poème comporte 64 vers répartis en 6 « strophes » de longueur inégale
(on a extrait ici deux de ces ensembles) . Il se présente comme une sorte de
récit d’enfance à la troisième personne. Le manuscrit du poème se trouve
dans la lettre que Rimbaud envoie le 10 juin à Paul Demeny, poète et éditeur
parisien.
Tout le jour il suait d’obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits,
Semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies.
Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
À l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s’ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour pendant du toit. L’été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
À se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s’illunait,
Gisant au pied d’un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son œil darne,
Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !
Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s’effrayait ; les tendresses, profondes,
De l’enfant se jetaient sur cet étonnement.
C’était bon. Elle avait le bleu regard, – qui ment !
L’enfance perdue
Émile Verhaeren, Poèmes, 1891
Émile Adolphe Gustave Verhaeren est un poète belge flamand d’expression
française. Ses poèmes, écrits en vers libres, s’inscrivent dans le mouvement
symboliste. Sa pensée anarchisante et sa passion pour les images de la ville
moderne, caractéristiques de son œuvre, entrent ici en contraste avec
l’évocation d’une enfance perdue.
VERS L’ENFANCE
Les passions d’éveil et de savoir ? – Vidées.
Alors, viens voir ton bel ange gardien, le tien,
Qui lentement s’assied sur tes tombeaux d’idées.
Il te parle, très doucement, de l’autrefois ;
Écoute : et les saluts, jadis, à l’oratoire,
Et les Noël et les Pâques et puis les Croix
Et les âmes des tiens qui sont en purgatoire.
Écoute : et les premiers alléluias chantés,
Et, le samedi soir, les bonnes litanies,
Et les psaumes, de nef en nef, répercutés
Et lents, aux pas égaux de leurs monotonies.
Écoute : et les processions – et puis encor
Les ex-votos en Mai dressés sur des estrades,
Et la Vierge Marie, avec son Jésus d’or,
Et les enfants de chœur qui sont des camarades.
Écoute : et du petit village il s’en souvient
Ton cœur ; écoute : et puis, accueille en confiance,
À cette heure d’ennui, ton bon ange gardien,
Le tien, qui te rhabillera de ton enfance.
Hélas ! doux, tranquille et clair, il ne ferait
Qu’un bruit, sur mon cerveau, de blanches étincelles,
Que mon absurdité bougonneuse viendrait
Lui déchirer les yeux et lui casser les ailes.
L’enfance
en citations
Gilbert Pons
L’enfant est le père de l’homme.
William Wordsworth, « L’arc-en-ciel »
L’enfance est le puits de l’être.
Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie
Introduction
Qu’ils soient issus de textes variés quant à l’origine géographique de
l’auteur, à son époque, à ses convictions idéologiques ou religieuses, au genre
qu’il pratique et à son style, ou de ceux des trois écrivains au programme
(dont la teneur et le ton ne sont d’ailleurs pas moins diversifiés), les
fragments qui composent cette anthologie n’ont pas pour but d’épargner à
l’étudiant la lecture de Rousseau, d’Andersen et de Wole Soyinka, non, du
reste, rien ne peut légitimement se substituer à la confrontation directe avec
les œuvres mêmes : en l’espèce un volumineux essai de pédagogie sur
l’enfance qui fit date, des contes pour enfants à la réputation légendaire, le
récit de ses premiers âges par un Nigérian qui reçut cinq ans plus tard le prix
Nobel. Le lecteur constatera au passage, je le présume, que ce recueil contient
presque autant de philosophes que d’écrivains ; il y a une raison à cela qui
n’est pas anodine. L’écriture philosophique ressortit à une organisation de
concepts, ils sont évidemment solidaires les uns des autres mais leur
enchaînement obéit à des règles logiques, en tout cas argumentatives, qui,
comme telles, peuvent être adoptées sans dommage, et pour cause, dans un
autre discours. Bref, s’il n’est pas trop difficile d’extraire une ou deux
phrases d’un texte philosophique pour les planter ailleurs, dès lors qu’on a
pris les précautions requises (elles seront détaillées plus loin), déraciner
quelques phrases d’un conte ou d’un récit autobiographique est autrement
délicat, en raison d’une solidarité qui tient à la cadence même de la narration
ou du dialogue, à une cohésion qui n’est pas seulement linéaire mais, disons,
globale, celle de l’histoire constituant le noyau de l’œuvre. Seules les
considérations, disons, « abstraites », ou ayant une portée générale, peuvent
donc faire l’objet d’une citation adéquate, parce qu’elles peuvent entrer en
résonance avec le contexte différent, non narratif, c’est-à-dire non
dramatique, où elles vont être transplantées et ne présupposent pas la
connaissance de l’intégralité de l’histoire, à tout le moins des événements et
des situations qui les précèdent, pour être opératoires.
Cette courte anthologie n’a pas pour but, on s’en doute, de flatter la paresse
intellectuelle en mâchant la besogne à ceux qui boudent à l’idée de lire et de
se concentrer, non, son objectif est de proposer aux candidats un ensemble
substantiel de références qui permettra d’améliorer la qualité de leurs
prestations écrites, mais aussi orales, en se frottant aux pensées de quelques
grands auteurs. Comme elles sont systématiquement accompagnées de leurs
références précises l’usager curieux ou perfectionniste pourra toujours, en
revenant à la source, dénicher d’autres passages intéressants, ce qui doterait
son travail d’un surcroît d’originalité. Qu’il s’agisse de littérature, de
philosophie, ou de culture générale, le programme du concours est vaste, on
le sait, et du coup intimidant ; mais la destination de ce recueil n’est pas de
donner un semblant de hauteur à une pensée plate grâce à des reliefs
postiches qu’il suffirait de placer ici ou là, au fil des pages, pour être quitte du
devoir – une citation n’est pas une garniture intellectuelle ; son objet est de
montrer qu’on ne pense pas seul, que les idées des autres, anciens ou
modernes, écrivains ou savants, possèdent une vie, à la fois propre et
communicative, un éclat singulier qui ne fait pas d’ombre à ceux qui les
incorporent à leur discours, pour peu, bien sûr, que par respect pour les
auteurs, soit signalé, par des guillemets notamment, qu’il s’agit d’un
emprunt.
La plupart des documents proposés sont extraits d’œuvres de plus grandes
dimensions, ils ont été choisis pour leur singularité conceptuelle, bien sûr,
mais aussi pour leur autonomie potentielle, pour leur aptitude à s’inscrire
dans un contexte différent ; leur utilisation efficace exige toutefois quelques
précautions. En effet, la construction d’un devoir n’est pas un travail de
marqueterie, c’est-à-dire une simple juxtaposition d’éléments, en soi
remarquables, mais pas forcément compatibles les uns avec les autres. Se
pose ipso facto le problème de la sélection, comme celui du dosage.
Afin d’aider l’étudiant dans son travail de repérage, mais sans lui dicter
pour cela une problématique ou une philosophie particulière à travers le choix
et la répartition des fragments, on a classé ceux-ci en fonction de leur idée
directrice – reconnaissons néanmoins qu’il y en a parfois plusieurs dans le
même extrait, surtout lorsqu’il est assez long, et que l’ordre dans lequel les
passages ont été rangés aurait pu être différent (à l’intérieur de chaque
rubrique la disposition adoptée est chronologique). Une citation doit
intervenir dans le texte qui la reçoit pour cristalliser, de façon plus précise,
plus nerveuse, et plus dense, l’option qui la précède et qui, d’une certaine
manière, l’appelait ; mais elle peut aussi annoncer un changement de cap
dans la problématique, un « coup de théâtre » en quelque sorte. Bref, une
citation bien employée, une citation à laquelle on a confronté sa pensée, peut
soutenir une option, elle peut aussi appuyer ou prolonger un argument – mais
en aucun cas elle ne peut en tenir lieu1 –, elle peut enfin orienter la pensée en
marche vers d’autres paysages… Ajoutons que certains textes retenus étant
trop longs pour être intégrés tels quels dans le corps du devoir – ils se
révéleraient encombrants et feraient passer leur usager pour un compilateur –,
il conviendra donc, à la différence du mauvais cuisinier dénoncé par Platon2,
de découper avec soin la partie propre à être incorporée, ce qui revient à en
suivre les articulations naturelles. Rien d’ailleurs ne s’oppose à ce que le
candidat prolonge une phrase de son cru par une citation, et cela sans faire
intervenir de ponctuation, il suffit pour cela de faire précéder les mots de
l’auteur en question par des pointillés. L’intérêt de ce processus est de rendre
plus fluide et plus naturelle l’intervention de la séquence empruntée et le
« retour sur investissement » ne peut en être que meilleur.
Généralités
« … nous avons tous été enfants avant que d’être hommes. » (René
Descartes, Discours de la méthode (1637), II, Folio, 1994, p. 85.)
« Le caractère de l’enfance paraît unique ; les mœurs, dans cet âge, sont
assez les mêmes, et ce n’est qu’avec une curieuse attention qu’on en pénètre
la différence : elle augmente avec la raison, parce qu’avec celle-ci croissent
les passions et les vices, qui seuls rendent les hommes si dissemblables entre
eux, et si contraires à eux-mêmes. » (La Bruyère, Les Caractères (1688),
« De l’homme », 10/18, 1963, p. 224.)
« L’enfance de l’homme a deux époques distinctes pour lesquelles notre
langue ne fournit qu’un même mot. Les latins, qui les ont distinguées, les ont
exprimées par les mots infans et puer. La signification de ce mot infans (qui
ne sait pas parler) prouve qu’ils avaient plus considéré l’homme civil que
l’homme naturel. Pour nous, nous fixerons cette époque au temps où l’enfant
peut pourvoir lui-même à ses besoins, c’est-à-dire, marcher et manger seul ;
sans prétendre indiquer ce temps au juste, nous ferons remarquer que, pour
les enfants des paysans, cette époque est ordinairement de trois à quatre ans.
Nous observons de plus que l’enfant naturel doit être plus précoce et que la
comparaison avec quelques animaux nous porte à croire que ce temps doit
être, à peu près, la trentième partie de la vie ordinaire. Après cette courte
digression, nous continuerons de nous servir du mot enfant pour désigner le
second âge de l’homme que nous allons considérer.
Ce second âge comprend un assez grand espace de temps, que la nature
emploie à perfectionner l’individu et à le mettre en état de se reproduire. Les
moyens dont elle se sert pour y parvenir sont le mouvement, l’appétit et le
sommeil, moyens si heureusement unis que l’un ne manque jamais d’amener
l’autre ; en effet, le mouvement fait naître l’appétit, l’appétit à son tour
nécessite le mouvement et tous deux, dès qu’ils sont satisfaits, provoquent le
sommeil. Il n’est pas besoin d’avoir beaucoup observé les enfants, pour
savoir que le mouvement est leur état naturel. Les entraves qu’on leur donne,
les menaces qu’on leur fait, les châtiments qu’on leur inflige, les contraignent
quelquefois, et ne les changent jamais ; les perd-on de vue un instant ? ils
courent, ils sautent, ils s’agitent, il faut qu’ils se remuent. Un enfant
tranquille, à moins qu’il ne soit fatigué, est un enfant malade ; ce symptôme
est certain. Notre élève, disons mieux, celui de la nature, n’est pas contraint à
ce repos forcé ; cette sage gouvernante le force, au contraire, à s’exercer sans
cesse ; il a trop à faire pour rester en place. » (Pierre Choderlos de Laclos,
Traité sur l’éducation des femmes (1783), Pocket, 2009, p. 39-40.)
« Il paraît qu’il y a dans le cerveau des femmes une case de moins, et, dans
leur cœur, une fibre de plus que chez les hommes. Il fallait une organisation
particulière, pour les rendre capables de supporter, soigner, caresser des
enfants. » (Chamfort, Maximes et pensées (1795), § 406, Folio, 2005, p. 119.)
« Un enfant, selon le bon vouloir de chacun, est la chose la plus grande et la
plus importante dans ce monde, la chose la moins importante et la plus
insignifiante, et l’on a l’occasion de se faire une idée profonde du caractère
d’un homme en apprenant ses conceptions à cet égard. » (Sören Kierkegaard,
Ou bien… ou bien…, La légitimité esthétique du mariage (1843), Gallimard,
2005, p. 401.)
« Quelle idée aurions-nous de notre mode d’apparition sur la terre, et de
notre manière d’exister dans la première enfance, si l’on nous avait
abandonnés dès le bas âge dans la solitude ; si la vue de ce qui arrive à nos
semblables et les récits de nos parents ne nous instruisaient de ce qui nous est
arrivé dans cette période de la première enfance dont notre mémoire ne garde
point de traces ? Or, chaque phénomène psychologique, dans son évolution
progressive, a pour ainsi dire sa première enfance, phase que la conscience ne
peut point saisir, ni la mémoire retenir, et dont nous ne jugeons que par
induction, par analogie, par l’observation indirecte de manifestations
extérieures que nous avons de bons motifs de croire liées aux phénomènes
intérieurs, soustraits à l’observation directe. » (Antoine-Augustin Cournot,
Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la
critique philosophique (1851), § 372, Vrin, 1975, p. 437.)
« Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires :
l’horreur de la vie et l’extase de la vie. C’est bien le fait d’un paresseux
nerveux. » (Charles Baudelaire, Œuvres complètes, vol. 1, Journaux intimes,
« Mon cœur mis à nu » (1864), XL, Pléiade, 1976, p. 703.)
« Les enfants commencent par aimer leurs parents ; devenus grands ils les
jugent ; quelquefois ils leur pardonnent. » (Oscar Wilde, Le portrait de
Dorian Gray (1891), L. de Poche, 1966, p. 87.)
« … l’enfant pense beaucoup par images, les mots, pour lui, sont comme
des êtres vivants, les phrases suggèrent des tableaux qui vont bien au-delà de
leur sens littéral. » (Robert-Louis Stevenson, Essais sur l’art de la fiction,
“Rosa Quo Locorum” (1896), Payot, 1992, p. 79.)
« Les enfants vivent les plus étranges aventures sans en être aucunement
troublés. » (James M. Barrie, Peter Pan (1911), Librio, 2019, p. 14.)
« L’enfant est comme séparé du spectacle de la nature, et ne commence
jamais par s’en approcher tout seul ; on le lui montre et on le lui nomme.
C’est donc à travers l’ordre humain qu’il connaît toute chose ; et c’est de
l’ordre humain qu’il prend l’idée de lui-même, car on le nomme et on le
désigne à lui-même, comme on lui désigne les autres. » (Alain, Éléments de
philosophie (1916), Gallimard, 1963, p. 214.)
« Nous avons tous, dans l’enfance, eu un “moi” ainsi débile ; c’est pourquoi
les premiers événements de notre existence ont une si grande importance
pour la vie ultérieure. La tâche sous laquelle ploie notre enfance est écrasante,
nous devons, en peu d’années, parcourir l’évolution, la distance énorme qui
sépare le primitif de l’âge de la pierre de l’homme civilisé actuel, en
particulier y parer aux aspirations sans frein encore de l’instinct sexuel
infantile. » (Sigmund Freud, Psychanalyse et médecine (1925), Gallimard,
1938, p. 223.)
« Comme nous communiquons entre nous par nos rêveries, nous
communiquons par nos enfances. D’une enfance, on peut tout raconter, on est
sûr d’intéresser. » (Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté
(1948), José Corti, 1973, p. 99.)
« … le mot, chez l’enfant, fonctionne d’abord comme phrase. » (Maurice
Merleau-Ponty, Signes (1960), « Le langage indirect et les voix du silence »
(1952), Gallimard, 1969, p. 50.)
« Dès lors que nous avons un enfant, nous nous sentons mis de côté. Nous
devenons une excroissance latérale du plasma germinatif. » (Jean Rostand,
Pensées d’un biologiste (1954), J’ai lu, 1973, p. 11-12.)
« Pas un peintre n’est passé de ses dessins d’enfant à son œuvre. Les artistes
ne viennent pas de leur enfance, mais de leur conflit avec des maturités
étrangères : pas de leur monde informe, mais de leur lutte contre la forme que
d’autres ont imposée au monde. » (André Malraux, Les Voix du silence, III,
« La création artistique », Gallimard, 1956, p. 279.)
« Quel privilège de profondeur il y a dans les rêveries de l’enfant ! Heureux
l’enfant qui a possédé, vraiment possédé, ses solitudes ! Il est bon, il est sain,
qu’un enfant ait ses heures d’ennui, qu’il connaisse la dialectique du jeu
exagéré et des ennuis sans cause, de l’ennui pur. » (Gaston Bachelard, La
poétique de l’espace (1957), PUF, 1978, p. 34.)
« Les conduites des adultes ne me semblaient suspectes que dans la mesure
où elles reflétaient l’équivoque de ma condition enfantine : c’est contre celle-
ci qu’en fait je m’insurgeais. Mais j’acceptais sans la moindre réticence les
dogmes et les valeurs qui m’étaient proposés. » (Simone de Beauvoir,
Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), Folio, 1978, p. 22.)
« Avoir des enfants, qui à leur tour auraient des enfants, c’était rabâcher à
l’infini la même ennuyeuse ritournelle. » (Simone de Beauvoir, Mémoires
d’une jeune fille rangée (1958), Folio, 1978, p. 196.)
« Et tout être humain porte témoignage quand il se souvient de son enfance,
d’une enfance légendaire. Toute enfance est, à fond de mémoire,
légendaire. » (Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie (1960), PUF,
1971, p. 117, note.)
« Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux
hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de
mieux ; en avoir, quelle iniquité ! » (Jean-Paul Sartre, Les mots (1964), Folio,
1972, p. 19.)
« Et puis j’étais un enfant sage : je trouvais mon rôle si seyant que je n’en
sortais pas. En vérité, la prompte retraite de mon père m’avait gratifié d’un
“Œdipe” fort incomplet : pas de Sur-moi, d’accord, mais point d’agressivité
non plus. Ma mère était à moi, personne ne m’en contestait la tranquille
possession : j’ignorais la violence et la haine, on m’épargna ce dur
apprentissage, la jalousie ; faute de m’être heurté à ses angles, je ne connus
d’abord la réalité que par sa rieuse inconsistance. » (Jean-Paul Sartre, Les
mots (1964), Folio, 1972, p. 24.)
« Il est certain que l’enfant enregistre et grave en lui beaucoup plus
d’impressions, pendant la période même où il ne parle pas, que l’adulte n’en
a conscience. Il a tendance à rejeter l’origine de ces thèmes familiers dans
une vie antérieure, et c’est sans doute ce que faisait Pythagore, quand il
concentrait sur ses vies passées, comme disait Empédocle, toute la tension de
son diaphragme, c’est-à-dire toute la force de sa pensée. » (Pierre-Maxime
Shuhl, L’imagination et le merveilleux, Flammarion, 1969, p. 18.)
« Je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance.
Comme tout le monde, ou presque, j’ai eu un père et une mère, un pot, un lit-
cage, un hochet, et plus tard une bicyclette… Comme tout le monde, j’ai tout
oublié de mes premières années d’existence. » (Georges Perec, W ou le
souvenir d’enfance (1975), Gallimard, 2020, p. 25.)
« Mon enfance fait partie de ces choses dont je ne sais pas grand-chose. Elle
est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j’ai grandi, elle m’a
appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient
plus. » (Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (1975), Gallimard, 2020,
p. 25.)
« Même si je n’ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de
photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je n’ai pas
d’autre choix que d’évoquer ce que trop longtemps j’ai nommé l’irrévocable ;
ce qui fut, sans doute, pour aujourd’hui ne plus être, mais ce qui fut aussi
pour que je sois encore. » (Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance
(1975), Gallimard, 2020, p. 26.)
« … il n’y a de vérité que dans l’origine et l’origine est dans l’enfant. »
(J.-B. Pontalis, Perdre de vue, « La chambre des enfants » (1979),
Gallimard, 1988, p. 174.)
« Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les
qualités qui font de “beaux souvenirs d’enfance”… de ceux que leurs
possesseurs exhibent d’ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Et
comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de
fabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tout point
conformes aux modèles les plus appropriés, les mieux cotés ? J’avoue que
j’hésite un peu… » (Nathalie Sarraute, Enfance (1983), Folio, 2019, p. 31.)
« Invention » de l’enfance
« L’art médiéval, jusqu’au XIIe siècle environ, ne connaissait pas l’enfance3
ou ne tentait pas de la représenter ; on a peine à croire que cette absence était
due à la gaucherie ou à l’impuissance. On pensera plutôt qu’il n’y avait pas
de place pour l’enfance dans ce monde. » (Philippe Ariès, L’enfant et la vie
familiale sous l’ancien régime (1960), Éditions du Seuil, 1973, p. 23.)
« Dans la société médiévale, que nous prenons pour point de départ, le
sentiment de l’enfance n’existait pas ; cela ne signifie pas que les enfants
étaient négligés, abandonnés, ou méprisés. Le sentiment de l’enfance ne se
confond pas avec l’affection des enfants ; il correspond à une conscience de
la particularité enfantine, cette particularité, qui distingue essentiellement
l’enfant de l’adulte même jeune. Cette conscience n’existait pas. C’est
pourquoi, dès que l’enfant pouvait vivre sans la sollicitude constante de sa
mère, de sa nourrice ou de sa remueuse, il appartenait à la société des adultes
et ne s’en distinguait plus. » (Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous
l’ancien régime (1960), Éditions du Seuil, 1973, p. 134.)
« On admet désormais [XVIe-XVIIe siècles] que l’enfant n’est pas mûr pour la
vie, qu’il faut le soumettre à un régime spécial, à une quarantaine, avant de le
laisser rejoindre les adultes. » (Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale
sous l’ancien régime (1960), Éditions du Seuil, 1973, p. 464.)
« Les idées admises concernant l’enfant étaient des plus défavorables sous
l’Ancien Régime. Nul doute pour nos ancêtres du XVIIe siècle classique,
l’enfant est une petite brute sale, vicieuse, ignorante et menteuse. Bossuet :
“L’état de l’enfance est le plus vil et le plus abject de la nature humaine après
celui de la mort.” Pour en faire un bon chrétien et un digne sujet du roi, il faut
enfermer l’enfant dans un internat où des religieux ne parlant que le latin le
soumettront à un régime qui s’apparente à ce qu’on appellera plus tard un
lavage de cerveau. Il sortira de là “éduqué”, “morigéné” et en état de se
produire en société. » (Michel Tournier, Petites proses (1994), Folio, 1998,
p. 26.)
Curiosité
« Si, vers le milieu de l’âge, un homme garde encore les croyances, les
illusions, les franchises, l’impétuosité de l’enfance, son premier geste est
pour ainsi dire d’avancer la main pour s’emparer de ce qu’il désire ; puis,
quand il a sondé les distances presque impossibles à franchir qui l’en
séparent, il est saisi, comme les enfants, d’une sorte d’étonnement ou
d’impatience qui communique de la valeur à l’objet souhaité, il tremble ou il
pleure. » (Honoré de Balzac, La duchesse de Langeais (1834), L. de Poche,
1965, p. 66.)
« … l’enfant s’occupe beaucoup plus à connaître qu’à vouloir. De là ce
regard sérieux, contemplatif de certains enfants, dont Raphaël a tiré si
heureusement parti pour ses anges, surtout dans sa Madone sixtine. C’est
pourquoi également les années d’enfance sont si heureuses que leur souvenir
est toujours mêlé d’un douloureux regret. » (Arthur Schopenhauer,
Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851), PUF, 1964, p. 156.)
« À cette même époque où la vie sexuelle de l’enfant atteint son premier
degré d’épanouissement – de la troisième à la cinquième année – on voit
apparaître les débuts d’une activité provoquée par la pulsion de rechercher et
de savoir. La pulsion de savoir ne peut pas être comptée parmi les
composantes pulsionnelles élémentaires de la vie et il n’est pas possible de la
faire dépendre exclusivement de la sexualité. Son activité correspond d’une
part à une sublimation de l’action d’emprise, et, d’autre part, elle utilise
comme énergie le désir de voir. Toutefois les rapports qu’elle présente avec
la vie sexuelle sont très importants. La psychanalyse nous montre ce besoin
de savoir bien plus tôt qu’on ne le pense généralement. L’enfant s’attache aux
problèmes sexuels avec une intensité imprévue et l’on peut même dire que ce
sont là les problèmes éveillant son intelligence. » (Sigmund Freud, Trois
essais sur la théorie sexuelle (1905), Gallimard, 1987, p. 67.)
« On sait que chez les enfants la curiosité est en général dirigée vers la vie
sexuelle des parents ; c’est donc une curiosité infantile et, dans la mesure où
elle persiste plus tard, elle est une tendance dont les racines plongent dans la
phase infantile de la vie. » (Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse
(1917), Payot, 1965, p. 209.)
« … beaucoup de psychanalystes ont été frappés de l’attirance qu’exerçaient
sur l’enfant toutes les espèces de trous (trous dans le sable, dans la terre,
grottes, cavernes, anfractuosités). […] L’enfant ne peut se tenir de mettre son
doigt ou son bras entier dans le trou. » (Jean-Paul Sartre, L’être et le néant
(1943), Gallimard, 1965, p. 704, 705.)
« Tout se passe comme si Léonard n’avait jamais tout à fait mûri, comme si
toutes les places de son cœur avaient été d’avance occupées, comme si
l’esprit d’investigation avait été pour lui un moyen de fuir la vie, comme s’il
avait investi dans ses premières années tout son pouvoir d’assentiment, et
comme s’il était resté jusqu’à la fin fidèle à son enfance. Il jouait comme un
enfant. » (Maurice Merleau-Ponty, (Sens et non-sens (1966), « Le doute de
Cézanne » (1945), Gallimard, 1996, p. 30.)
« La volonté de regarder à l’intérieur des choses rend la vue perçante, la vue
pénétrante. Elle fait de la vision une violence. Elle décèle la faille, la fente, la
fêlure par laquelle on peut violer le secret des choses cachées. Sur cette
volonté de regarder à l’intérieur des choses, de regarder ce qu’on ne voit pas,
ce qu’on ne doit pas voir, se forment d’étranges rêveries tendues, des rêveries
qui plissent l’intersourcilier. Il ne s’agit plus alors d’une curiosité passive qui
attend les spectacles étonnants, mais bien d’une curiosité agressive,
étymologiquement inspectrice. Et voilà la curiosité de l’enfant qui détruit son
jouet pour aller voir ce qu’il y a dedans. Si cette curiosité d’effraction est
vraiment naturelle à l’homme, ne faut-il pas s’étonner, pour le dire en
passant, que nous ne sachions pas donner à l’enfant un jouet de profondeur,
un jouet qui paie vraiment la curiosité profonde ? Nous avons mis du son
dans le polichinelle, et nous nous étonnons que l’enfant, dans sa volonté
d’anatomie, se borne à déchirer des habits. Nous ne retenons que le besoin de
détruire et de briser, oubliant que les forces psychiques en action prétendent
quitter les aspects extérieurs pour voir autre chose, voir au-delà, voir au-
dedans, bref échapper à la passivité de la vision. » (Gaston Bachelard, La
Terre et les Rêveries du Repos (1948), José Corti, 1978, p. 7-8.)
« Pour qu’une histoire accroche vraiment l’attention de l’enfant, il faut
qu’elle le divertisse et qu’elle éveille sa curiosité. » (Bruno Bettelheim,
Psychanalyse des contes de fées (1976), Pluriel, 1983, p. 17.)
« Cette tranquillité toujours inquiète qui fait l’enfance, les mille questions
qui couvent sous la peau douce et le regard aigu sont bien autre chose que la
question “qui suis-je ?” ou “d’où viens-je ?” que l’on pense hâtivement
résoudre par des réponses engageant les figures des parents et le devenir
adulte. Les questions enfantines, facilement transformées par l’écoute adulte
en interrogations préfabriquées, révèlent un étonnement qui porte sur
l’univers dans son entier par mille tentatives et intérêts.
L’enfant est spontanément philosophe, métaphysicien même ; il est
spontanément astronome et physicien, herboriste et minéralogiste,
collectionneur et chercheur. Il existe au cœur de l’enfance une disposition
encyclopédiste sauvage qui est amour du monde.
Comment Freud a-t-il pu réduire l’intérêt intellectuel de l’enfant à une
simple curiosité sexuelle et à une volonté de connaître la façon dont on fait
les bébés ? » (Pierre Péju, La petite fille dans la forêt des contes, Robert
Laffont, 1981, p. 118.)
« Oh, écoute, arrête de me tourmenter avec tes questions… Tu ferais mieux
de jouer, comme tous les enfants, au lieu de traîner derrière moi sans rien
faire, tu ne sais plus quoi inventer, tu vois bien que je suis occupée. »
(Nathalie Sarraute, Enfance (1983), Folio, 2019, p. 30.)
Nostalgie de l’enfance
« Les années d’enfance demeurent dans la mémoire de chacun comme les
temps légendaires de la vie. Il en est de même pour la mémoire des nations,
dont les temps légendaires sont les temps de l’enfance. » (Giacomo Leopardi,
Pensées (1845), CII, Allia, 2007, p. 110.)
« Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie.
– C’est comme un manuscrit palimpseste dont on fait reparaître les lignes par
des procédés chimiques. » (Gérard de Nerval, Les filles du feu (1854),
« Angélique », GF-Flammarion, 1991, p. 61.)
« Mon enfance, voir mon enfance ? Plus de dix lustres me séparent d’elle et
mes yeux presbytes pourraient peut-être y parvenir si la lumière qui en émane
n’était interceptée par des obstacles de tous genres, hautes montagnes en
vérité : toutes les années et certaines heures de ma vie. » (Italo Svevo, La
conscience de Zeno (1923), Folio, 2008, p. 15.)
« Des souvenirs d’enfance et de quelques autres se dégage un sentiment
d’inaccaparé et par la suite de dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui
existe. C’est peut-être l’enfance qui approche le plus de la “vraie vie”. »
(André Breton, Manifestes du surréalisme (1924), Gallimard, 1979, p. 54-
55.)
« Comme beaucoup d’autres, j’ai fait ma descente aux enfers et, comme
quelques-uns, j’en suis plus ou moins ressorti. En deçà de cet enfer, il y a ma
première jeunesse vers laquelle je me tourne comme vers l’époque de ma vie
qui fut la seule heureuse, bien que contenant déjà les éléments de sa propre
désagrégation et tous les traits qui, peu à peu creusés en rides, donnent sa
ressemblance au portrait. » (Michel Leiris, L’âge d’homme (1939), Folio,
1993, p. 29.)
« Sur le trajet qui nous ramène aux origines, il y a d’abord le chemin qui
nous rend à notre enfance, à notre enfance rêveuse qui voulait des images, qui
voulait des symboles pour doubler la réalité. » (Gaston Bachelard, La Terre
et les Rêveries du Repos (1948), José Corti, 1978, p. 122.)
« Malheureusement nous n’écrivons que nos rêves d’oisiveté, nous avons la
nostalgie d’une molle enfance. » (Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries
de la Volonté (1948), José Corti, 1973, p. 49-50.)
« Modelage ! rêve d’enfance, rêve qui nous rend à notre enfance ! On a
souvent dit que l’enfant réunissait toutes les possibilités. Enfants, nous étions
peintre, modeleur, botaniste, sculpteur, architecte, chasseur, explorateur. De
tout cela qu’est-il devenu ? » (Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de
la Volonté (1948), José Corti, 1973, p. 95.)
Sexualité
« Si le petit sauvage était abandonné à lui-même ; qu’il conservât toute son
imbécillité et qu’il réunit au peu de raison de l’enfant au berceau, la violence
des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le col à son père, et
coucherait avec sa mère. » (Denis Diderot, Œuvres, Le neveu de Rameau
(1774 ?), Pléiade, 1951, p. 494.)
« Les jeunes filles naïves sont souvent fières, une fois fiancées, de
manifester leur joie à propos du fait que tout leur devient permis, qu’elles
peuvent voir toutes les pièces de théâtre, assister à tous les spectacles. La
curiosité de tout voir, qui se manifeste ici, a été très certainement au début
une curiosité sexuelle, tournée vers la vie sexuelle, surtout vers celle des
parents. » (Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1917), Payot,
1965, p. 205.)
« Toutes les zones érogènes ne sont pas également efficaces ; aussi est-ce un
événement important dans la vie de l’enfant lorsque, à force d’explorer son
corps, il découvre les parties particulièrement excitables de ses organes
génitaux et trouve ainsi le chemin qui finira par le conduire à l’onanisme. »
(Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916), Payot, 1965, p. 294.)
« … l’un des buts de la psychanalyse est de parvenir à soulever le voile
d’amnésie qui recouvre les premières années de l’enfance, de rappeler au
souvenir conscient les manifestations de la vie sexuelle de la première
enfance. Or ces premiers faits sexuels sont associés à des impressions
pénibles : peur, sentiment d’interdiction, déception, punition. » (Sigmund
Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1936), « Révision de la
science du rêve », Gallimard, 1936, p. 41.)
« La psychanalyse a soulevé bien des révoltes en parlant de la libido
enfantine. On comprendrait peut-être mieux l’action de cette libido si on lui
redonnait sa forme confuse et générale, si on l’attachait à toutes les fonctions
organiques. La libido apparaîtrait alors comme solidaire de tous les désirs, de
tous les besoins. Elle serait considérée comme une dynamique de l’appétit et
elle trouverait son apaisement dans toutes les impressions de bien-être. Une
chose est sûre en tout cas, c’est que la rêverie chez l’enfant est une rêverie
matérialiste. L’enfant est un matérialiste né. Ses premiers rêves sont les rêves
des substances organiques. » (Gaston Bachelard, L’eau et les rêves (1942),
José Corti, 1979, p. 12-13.)
« Il est très dangereux que l’adulte se mêle de la vie sexuelle de l’enfant
pour désapprouver, blâmer, interdire. Il risque en effet de provoquer un
traumatisme qui peut avoir des répercussions sur toute la vie sexuelle ou
affective de l’enfant, même devenu adulte. Surtout, il oblige l’enfant à
attacher de l’importance à des gestes qui pour lui sont encore sans
signification : c’est de la vie animale et pas autre chose. Y introduire une
interdiction, un tabou, c’est faire du mal à l’enfant – souvent le faire passer
du sain au malsain, du normal au pathologique. » (Françoise Dolto, Les
étapes majeures de l’enfance (1994), « Problèmes de la petite enfance »
(1949), Folio Essais, 2001, p. 105-106.)
Auteurs au programme
Rousseau
« La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la
famille : encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps
qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien
naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au
père ; le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous
également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus
naturellement, c’est volontairement ; et la famille elle-même ne se maintient
que par convention. » (Jean-Jacques Rousseau, Contrat social (1762), I, 2,
GF-Flammarion, 2001, p. 46.)
« On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on
va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes
de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils
cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant
que d’être homme. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), I, Garnier, 1982,
p. 2.)
« La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est de n’en
contracter aucune ; qu’on ne le porte pas plus sur un bras que sur l’autre ;
qu’on ne l’accoutume pas à présenter une main plutôt que l’autre, à s’en
servir plus souvent, à vouloir manger, dormir, agir aux mêmes heures, à ne
pouvoir rester seul ni nuit ni jour. Préparez de loin le règne de sa liberté et
l’usage de ses forces, en laissant à son corps l’habitude naturelle, en le
mettant en état d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose
sa volonté, sitôt qu’il en aura une. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), I,
Garnier, 1982, p. 42.)
« Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui
de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les
lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces
petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un
bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir
d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas
plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? » (Jean-Jacques
Rousseau, Émile (1762), II, Garnier, 1982, p. 62.)
« Il y a un excès de rigueur et un excès d’indulgence, tous deux également à
éviter. Si vous laissez pâtir les enfants, vous exposez leur santé, leur vie ;
vous les rendez actuellement misérables ; si vous leur épargnez avec trop de
soin toute espèce de mal-être, vous leur préparez de grandes misères ; vous
les rendez délicats, sensibles ; vous les sortez de leur état d’hommes dans
lequel ils rentreront un jour malgré vous. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile
(1762), II, Garnier, 1982, p. 72.)
« Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ?
C’est de l’accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment
par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré
vous d’en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de
tourment que la privation même de ce qu’il désire. » (Jean-Jacques Rousseau,
Émile (1762), II, Garnier, 1982, p. 73.)
« À considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible,
plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand
besoin de pitié, d’amour, de protection, qu’un enfant ? Ne semble-t-il pas que
c’est pour cela que les premières voix qui lui sont suggérées par la nature
sont les cris et les plaintes ; qu’elle lui a donné une nature si douce et un air si
touchant, afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa faiblesse et
s’empresse à le secourir ? Qu’y a-t-il donc de de plus choquant, de plus
contraire à l’ordre, que de voir un enfant, impérieux et mutin, commander à
tout ce qui l’entoure, prendre impudemment un ton de maître avec ceux qui
n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr, et d’aveugles parents, approuvant
cette audace, l’exercer à devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu’il
devienne le leur ? » (Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), II, Garnier, 1982,
p. 75.)
« La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. Si
nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui
n’auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre ; nous
aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L’enfance a des manières de
voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que d’y
vouloir substituer les nôtres ; et j’aimerais autant exiger qu’un enfant eût cinq
pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à quoi lui servirait la
raison à cet âge ? Elle est le frein de la force, et l’enfant n’a pas besoin de ce
frein. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), II, Garnier, 1982, p. 78.)
« … l’enfance est le sommeil de la raison. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile
(1762), II, Garnier, 1982, p. 103.)
« Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raisonnement, et tantôt je
les fais raisonner avec assez de finesse. Je ne crois pas en cela me contredire
dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que je ne me contredise souvent
dans mes expressions. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), II, Garnier,
1982, p. 104, note.)
« La seule habitude utile aux enfants est de s’asservir sans peine à la
nécessité des choses, et la seule habitude utile aux hommes est de s’asservir
sans peine à la raison. Toute autre habitude est un vice. » (Jean-Jacques
Rousseau, Émile (1762), II, Garnier, 1982, p. 178.)
« Respectez l’enfance, et ne vous pressez point de la juger, soit en bien, soit
en mal. Laissez les exceptions s’indiquer, se prouver, se confirmer longtemps
avant d’adopter pour elles des méthodes particulières. Laissez longtemps agir
la nature, avant de vous mêler d’agir à sa place, de peur de contrarier ses
opérations. Vous connaissez, dites-vous, le prix du temps et n’en voulez point
perdre. Vous ne voyez pas que c’est bien plus le perdre d’en mal user que de
n’en rien faire, et qu’un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que
celui qu’on n’a point instruit du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer
ses premières années à ne rien faire. Comment ! n’est-ce rien que d’être
heureux ? n’est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée ? De sa
vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République, qu’on croit si austère,
n’élève les enfants qu’en fêtes, jeux, chansons, passe-temps ; on dirait qu’il a
tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir. » (Jean-Jacques. Rousseau,
Émile (1762), II, Garnier, 1982, p. 202.)
« Je ne vois qu’un bon moyen de conserver aux enfants leur innocence ;
c’est que tous ceux qui les entourent la respectent et l’aiment. Sans cela, toute
la retenue dont on tâche d’user avec eux se dément tôt ou tard ; un sourire, un
clin d’œil, un geste échappé, leur disent tout ce qu’on cherche à leur taire ; il
leur suffit, pour l’apprendre, de voir qu’on le leur a voulu cacher. » (Jean-
Jacques Rousseau, Émile (1762), IV, Garnier, 1982, p. 254.)
« Une observation plus générale et plus sûre que celle de l’effet des climats
est que la puberté et la puissance du sexe est toujours plus hâtive chez les
peuples instruits et policés que chez les peuples ignorants et barbares. Les
enfants ont une sagacité singulière pour démêler à travers toutes les singeries
de la décence les mauvaises mœurs qu’elle couvre. Le langage épuré qu’on
leur dicte, les leçons d’honnêteté qu’on leur donne, le voile du mystère qu’on
affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant d’aiguillons à leur curiosité.
À la manière dont on s’y prend, il est clair que ce qu’on feint de leur cacher
n’est que pour le leur apprendre ; et c’est, de toutes les instructions qu’on leur
donne, celle qui leur profite le mieux. » (Jean-Jacques. Rousseau, Émile
(1762), IV, Garnier, 1982, p. 251.)
« Quoique la pudeur soit naturelle à l’espèce humaine, naturellement les
enfants n’en ont point. La pudeur ne naît qu’avec la connaissance du mal : et
comment les enfants, qui n’ont ni ne doivent avoir cette connaissance,
auraient-ils le sentiment qui en est l’effet ? Leur donner des leçons de pudeur
et d’honnêteté, c’est leur apprendre qu’il y a des choses honteuses et
déshonnêtes, c’est leur donner un désir secret de connaître ces choses-là. Tôt
ou tard ils en viennent à bout, et la première étincelle qui touche à
l’imagination accélère à coup sûr l’embrasement des sens. Quiconque rougit
est déjà coupable ; la vraie innocence n’a honte de rien. » (Jean-Jacques
Rousseau, Émile (1762), IV, Garnier, 1982, p. 253-254.)
« … je réponds premièrement qu’il y a des mystères qu’il est non seulement
impossible à l’homme de concevoir, mais de croire, et que je ne vois pas ce
qu’on gagne à les enseigner aux enfants, si ce n’est de leur apprendre à
mentir de bonne heure. Je dis de plus que, pour admettre les mystères, il faut
comprendre au moins qu’ils sont incompréhensibles ; et les enfants ne sont
pas même capables de cette conception-là. Pour l’âge où tout est mystère, il
n’y a pas de mystères proprement dits. » (Jean-Jacques. Rousseau, Émile
(1762), IV, Garnier, 1982, p. 310.)
« On nous donne, dans les traités d’éducation, de grands verbiages inutiles
et pédantesques sur les chimériques devoirs des enfants ; et l’on ne nous dit
pas un mot de la partie la plus importante et la plus difficile de toute
l’éducation, savoir la crise qui sert de passage de l’enfance à l’état
d’homme. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), V, Garnier, 1982,
p. 528.)
« Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux
enfants le premier pas vers le mal. » (Jean-Jacques Rousseau, Les confessions
(1782), I, GF-Flammarion, 2002, p. 69.)
« Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j’en
suis fâché : quoique né homme à certains égards, j’ai été longtemps enfant, et
je le suis encore à beaucoup d’autres. » (Jean-Jacques Rousseau, Les
Confessions (1769-70), IV, GF-Flammarion, vol. 1, 1991, p. 211.)
« Le long éloignement d’un enfant qu’on ne connaît pas encore affaiblit,
anéantit enfin les sentiments paternels et maternels, et jamais on n’aimera
celui qu’on a mis en nourrice comme celui qu’on a nourri sous ses yeux. »
(Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1769-70), XI, GF-Flammarion,
vol. 2, 1985, p. 327.)
« Le parti que j’avais pris à l’égard de mes enfants, quelque bien raisonné
qu’il m’eût paru, ne m’avait pas toujours laissé le cœur tranquille7. En
méditant mon Traité de l’Éducation, je sentis que j’avais négligé des devoirs
dont rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu’il
m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’Émile, et
le trait même est si clair, qu’après un tel passage il est surprenant qu’on ait eu
le courage de me la reprocher. » (Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions
(1769-70), XII, GF-Flammarion, vol. 2, 1985, p. 366-367.)
Andersen
« La petite pâquerette était aussi heureuse que si c’était le dimanche, et
c’était pourtant un lundi ; tous les enfants étaient à l’école ; pendant qu’ils
étaient assis sur leurs bancs et s’instruisaient, elle était en haut de sa petite
tige verte, elle apprenait aussi, par le soleil et tout ce qu’elle voyait autour
d’elle, combien Dieu est bon, et elle trouvait que tout ce qu’elle sentait en
silence était clairement exprimé par le beau chant de l’alouette ; et la
pâquerette admirait avec une sorte de respect l’heureux oiseau qui pouvait
chanter et voler, mais elle n’était nullement attristée de ne pouvoir le faire
elle-même. » (Andersen, Contes, vol. I, “La pâquerette” (1838), L. de Poche,
1963, p. 191-192.)
« Sa grand-mère lui avait raconté, lorsqu’il était encore tout petit, mais allait
entrer à l’école, que dans le jardin du Paradis chaque fleur était un délicieux
gâteau, le pollen un vin merveilleux ; sur l’une était l’histoire, sur l’autre la
géographie ou des tableaux ; on n’avait qu’à manger des gâteaux et l’on
savait sa leçon ; plus on en mangeait, plus on était bourré d’histoire, de
géographie et de tables de multiplications. » (Andersen, Contes, vol. I, « Le
jardin du Paradis » (1838), L. de Poche, 1963, p. 228.)
« Dans le monde entier, il n’est personne qui sache autant d’histoires que
Ole Ferme-l’œil. Il sait vraiment conter.
Vers le soir, quand les enfants sont assez sagement assis à leur table ou sur
leur tabouret, Ole Ferme-l’œil arrive, il monte l’escalier, sans bruit, car il
marche sur ses bas, il ouvre la porte tout doucement, et pfut ! il jette du lait
doux dans les yeux des enfants, très peu, presque rien, mais toujours assez
pour qu’ils ne puissent pas tenir les yeux ouverts, ni, par conséquent, le voir ;
il se glisse derrière eux, leur souffle légèrement dans le cou, et alors ils ont la
tête lourde, c’est vrai, mais cela ne fait pas de mal, car Ole Ferme-l’œil ne
veut que du bien aux enfants, il veut seulement qu’ils se tiennent tranquilles,
et ils le sont surtout quand on les met au lit ; il faut qu’ils soient tranquilles
pour qu’on puisse leur raconter des histoires. » (Andersen, Contes, vol. I,
« Ole Ferme-l’œil » (1842), L. de Poche, 1963, p. 301.)
« Chaque fois que meurt un bon enfant, un ange de Dieu descend sur la
terre, prend l’enfant mort dans ses bras, étend ses grandes ailes blanches,
s’envole vers tous les lieux que l’enfant a aimés, et cueille toute une poignée
de fleurs qu’il apporte à Dieu, afin qu’elles fleurissent encore plus belles que
sur la terre. Le Bon Dieu presse toutes les fleurs sur son cœur, mais à la fleur
qu’il préfère il donne un baiser, et alors elle peut parler et chanter dans la
suprême béatitude. » (Andersen, Contes, vol. I, “L’ange” (1843), L. de
Poche, 1963, p. 339.)
« … les enfants ne doivent pas tout savoir. » (Andersen, Contes, vol. II, “Le
lin” (1849), L. de Poche, 1968, p. 174.)
« C’était une enfant pauvre, fière et orgueilleuse. Il y avait en elle une
mauvaise graine, comme on dit. Toute enfant, c’était pour elle un plaisir
d’attraper les mouches, d’en détacher les ailes et d’en faire un animal
rampant. Elle prenait le hanneton et le bousier, perçait chacun d’une aiguille,
puis mettait près de leurs pattes une feuille verte ou un petit bout de papier, et
la pauvre bête s’y attachait solidement, le tournait et retournait pour se
dégager de l’aiguille.
“Voilà le hanneton qui lit ! disait la petite Inger, voyez comme il tourne la
page !”
En grandissant, elle devint plutôt pire que meilleure, mais elle était jolie et
ce fut son malheur, sans quoi elle aurait été giflée autrement qu’elle ne le fut.
“Il faudra force lessive pour laver pareille tête ! disait sa propre mère.
Enfant, tu as souvent piétiné mon tablier, j’ai peur que souvent, plus tard, tu
ne piétines mon cœur.”
Et c’est bien ce qu’elle fit. » (Andersen, Contes, vol. III, « La petite fille qui
marcha sur le pain » (1859), L. de Poche, 1971, p. 133-134.)
« La maison était en deuil, le deuil était dans les cœurs, le plus jeune enfant,
un gamin de quatre ans, fils unique, joie des parents, espoir de l’avenir, était
mort ; il y avait bien deux filles aînées, la plus grande devait justement faire
sa confirmation cette année-là, toutes deux étaient de bonnes et aimables
filles, mais l’enfant que l’on perd est toujours le plus cher, et celui-là était un
fils et le plus jeune. C’était une dure épreuve. Les sœurs se désolaient comme
se désolent les jeunes cœurs, émues surtout de la douleur des parents, le père
était abattu, mais la mère écrasée par son grand deuil. Nuit et jour elle avait
été auprès de l’enfant malade, l’avait soigné, l’avait pris et porté, elle avait
senti qu’il était une partie d’elle-même, elle ne pouvait imaginer qu’il était
mort, qu’on allait le mettre dans le cercueil et l’enfouir dans la tombe. »
(Andersen, Contes, vol. III, « L’enfant dans la tombe » (1859), L. de Poche,
1971, p. 189.)
« Maintenant je vais vous raconter une histoire que j’ai entendue quand
j’étais petit, et toutes les fois que j’y ai pensé depuis, elle m’a semblé
beaucoup plus belle ; car il en va des histoires comme de beaucoup de gens,
elles deviennent de plus en plus belles avec l’âge, et c’est fort agréable. »
(Andersen, Contes, vol. III, « Ce que fait le patron est toujours bien fait »
(1861), L. de Poche, 1971, p. 293.)
Wole Soyinka
« Elle [la demeure du chanoine] était située à l’endroit le plus élevé du
territoire habité de la mission et il s’en fallait de peu qu’elle ne dominât la
grille. Elle tournait le dos au monde des esprits et des ghommides qui
habitaient les bois épais et pourchassaient jusque chez eux les enfants qui s’y
étaient aventurés trop profondément en allant chercher du bois, des
champignons ou des escargots. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance
(1981), L. de Poche, 1993, p. 22.)
« La carcasse de voiture n’a pas changé de place, elle trône toujours à
l’endroit où les enfants y grimpaient pour leurs voyages vers les pays
fabuleux. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de Poche,
1993, p. 25-26.)
« Nous dormions souvent chez le libraire. Mme B. envoyait une servante à
la maison pour dire que nous allions manger et dormir chez elle, et le tour
était joué. Lorsque les choses se gâtaient pour nous, nous courions nous
mettre à l’abri derrière elle et elle nous protégeait de son corps. “Non, non,
c’est moi qui prends la correction”, disait-elle. » (Wole Soyinka, Aké, les
années d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 44.)
« Tinu prenait des airs de plus en plus suffisants. Ma compagne de jeux de
naguère était entrée dans un monde nouveau et, bien que nous continuions à
jouer ensemble, elle avait maintenant une nouvelle base à sa disposition.
Tous les matins on la réveillait avant moi, on la lavait, on la faisait manger et
l’un des aînés de la maison la conduisait à l’école. Mes jouets et mes jeux
perdaient rapidement de leur intérêt. » (Wole Soyinka, Aké, les années
d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 57.)
« J’ai presque trois ans. En tout cas je viens à l’école. J’ai des livres. […]
Tu sais, tu n’as pas besoin de venir à l’école tous les jours. Viens seulement
quand tu en as envie. Peut-être que demain, quand tu te réveilleras, tu te diras
que tu préfères rester jouer à la maison…
Je le regardai avec stupéfaction. Ne pas avoir envie d’aller à l’école ! Les
cartes en couleurs, les images et tout ce qui était accroché aux murs, les
jetons colorés, les craies, les ardoises, les encriers dans de jolis trous ronds,
les crayons de couleur et les cahiers de dessin, une étagère pleine de
modelages d’animaux et d’êtres humains, d’outils, d’objets en raphia et en
osier à divers stades de fabrication, et même les tableaux noirs, la craie et le
chiffon… Je n’avais encore jamais vu une salle de jeux aussi attrayante. »
(Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 58.)
« Si tu crois que parce qu’on t’a accepté à l’école tu es maintenant un grand
garçon à la maison, eh bien tu te trompes ; tu as encore beaucoup à
apprendre. Il y a des choses qu’on ne peut pas t’apprendre à l’école. » (Wole
Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 100.)
« Ils parlaient de moi comme si je n’avais pas été là. C’était une de leurs
étranges habitudes, mais j’avais également remarqué que c’était là le propre
de la plupart des grandes personnes ; ils parlaient de leurs enfants devant eux
comme s’ils n’avaient pas été là. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance
(1981), L. de Poche, 1993, p. 102-103.)
« J’espérais que moi-même un jour je pousserais et deviendrais grand
comme mon père, mais je n’étais pas du tout pressé. » (Wole Soyinka, Aké,
les années d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 165.)
« Il était entendu à Isara que les enfants du Directeur ne se prosterneraient
pas pour saluer ; notre chaperon y veillait toujours. Quand les enfants du
Directeur arrivaient pour Noël et la Nouvelle Année, il fallait qu’ils soient
amenés dans toutes les maisons, sinon leurs habitants auraient été
mortellement offensés. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981),
L. de Poche, 1993, p. 215.)
« Ce que certains ne savent pas, c’est que, si nous nous battons, nous
sommes punis. Chaque fois que nous rentrons à la maison les vêtements
déchirés ou que quelqu’un vient dire que nous nous sommes battus, nous
sommes punis. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de
Poche, 1993, p. 238.)
« – Tu crois que je suis trop jeune pour quitter la famille, n’est-ce pas,
Père ?
– Non, les enfants quittent leur famille pour beaucoup de raisons, pas
seulement pour les livres. Non, je me disais simplement que tu allais peut-
être trouver les autres trop âgés. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance
(1981), L. de Poche, 1993, p. 241.)
« Bon. Maintenant écoute-moi bien. Ce que tu vas subir est douloureux
mais… REGARDE-MOI !
J’arrachai vivement mon regard au sinistre plateau et le plongeai dans ses
yeux brûlants.
C’est mieux. Écarte toujours ton esprit des sources de douleur. Bien, tu vois
ce garçon. Il a ton âge. C’est à toi de décider si tu veux te couvrir de honte en
pleurant devant lui. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de
Poche, 1993, p. 245-246.)
« Il y eut quelques autres événements initiatiques qui m’introduisirent dans
ce monde nouveau, et avant que l’année n’arrivât à son terme je n’avais plus
besoin de surprendre les remarques de Chrétienne Sauvage pour reconnaître
que j’étais maintenant beaucoup moins enclin à la rêverie et que je réagissais
avec un certain enthousiasme à un environnement bruyant. » (Wole Soyinka,
Aké, les années d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 276.)
« Tu as dit : apprenez-leur à lire et à écrire ; c’est ce que nous avons fait. Et
nous leur avons dit aussi : donnez à vos enfants une maison propre, saignez-
vous aux quatre veines pour les envoyer à l’école. Et elles le font. C’est à
cause de leurs enfants qu’elles refusent de rester assises chez elles à attendre
que leur fainéant de mari apprenne la même leçon. Après tout, les femmes du
pays egba sont habituées à travailler dur. Mais maintenant nous leur avons
donné une bonne raison : leurs enfants. » (Wole Soyinka, Aké, les années
d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 305.)
« – J’espère que les Blancs de ta nouvelle école aiment les mioches
raisonneurs, dit Joseph en me lançant un regard où l’on lisait quelque chose
qui ressemblait à de la pitié. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance
(1981), L. de Poche, 1993, p. 311.)
« – On apprend aux élèves à dire “Sir” dans ces écoles. Seuls les esclaves
disent “Sir”. C’est une de leurs façons d’affaiblir le caractère de leurs élèves à
un âge où ils sont impressionnables. Sir, Sir, Sir, Sir, Sir ! Très mauvais. »
(Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de Poche, 1993, p. 319.)
« Je n’enverrai jamais Koye ni aucun de ses frères dans une école dirigée
par des Blancs, dit-il en pointant le doigt dans ma direction. Mais tu dois bien
comprendre ceci : ce n’est pas seulement parce qu’ils sont blancs, c’est aussi
parce que ce sont des colonisateurs. Ils essaient de détruire la force de
caractère de nos enfants… » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance
(1981), L. de Poche, 1993, p. 372-373.)
« J’ai toujours constaté que les enfants avaient un pouvoir d’observation
remarquable. » (Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance (1981), L. de
Poche, 1993, p. 374.)
1. « … lorsque nous faisons de l’autorité d’autrui le fondement de notre assentiment à l’égard de
connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c’est
de façon anonyme que valent les vérités rationnelles. Il ne s’agit pas alors de demander : qui a dit
cela ? Mais bien qu’a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance a une noble origine, le penchant à
suivre l’autorité des grands hommes n’en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des
lumières personnelles que par désir d’imiter ce qui nous est présenté comme grand. » (Emmanuel
Kant, Logique (1800), Vrin, 1997, p. 87.)
2. « … tout discours doit être organisé à la façon d’un être vivant ; avoir lui-même un corps à lui, de
façon à n’être ni sans tête ni sans pieds ; mais à avoir un milieu aussi bien que des extrémités, tout
cela ayant, dans l’écrit, convenance mutuelle et convenance avec l’ensemble. » (Platon, Œuvres
complètes, vol. 2, Phèdre, 264 c, Pléiade, 1950, p. 60.)
3. « … notre vieille société traditionnelle se représentait mal l’enfant, et encore plus mal l’adolescent.
La durée de l’enfance était réduite à sa période la plus fragile, quand le petit d’homme ne parvenait
pas à se suffire ; l’enfant alors, à peine physiquement débrouillé, était au plus tôt mêlé aux adultes,
partageait leurs travaux et leurs jeux. De très petit enfant, il devenait tout de suite un homme jeune,
sans passer par les étapes de la jeunesse, qui étaient peut-être pratiquées avant le Moyen Âge et qui
sont devenues des aspects essentiels des sociétés évoluées d’aujourd’hui. » (Préface à la nouvelle
édition, p. II.)
4. Le prince et le pauvre, roman de Mark Twain (1882).
5. Romans pour la jeunesse, respectivement de Charles Dickens (1849) et d’Hector Malot (1878).
6. Incarnation du méchant – en grec kakos veut dire laid –, ce brigand, fils de Vulcain, fut tué par
Hercule.
7. « J’avais mis mes enfants aux Enfants-Trouvés ; c’en était assez pour m’avoir travesti en père
dénaturé, et de là, en étendant et caressant cette idée on en avait peu à peu tiré la conséquence
évidente que je haïssais les enfants ; en suivant par la pensée la chaîne de ces gradations j’admirais
avec quel art l’industrie humaine sait changer les choses du blanc au noir. Car je ne crois pas que
jamais homme ait plus aimé que moi à voir de petits bambins folâtrer et jouer ensemble, et souvent
dans la rue et aux promenades je m’arrête à regarder leur espièglerie et leurs petits jeux avec un
intérêt que je ne vois partager à personne. » (Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur
solitaire (1782), Garnier, 1997, p. 121.) Il s’en expliquait déjà dans une lettre : « Oui, Madame, j’ai
mis mes enfants aux Enfants-Trouvés ; j’ai chargé de leur entretien l’établissement fait pour cela. Si
ma misère et mes maux m’ôtent le pouvoir de remplir un soin si cher, c’est un malheur dont il faut
me plaindre, et non un crime à me reprocher. Je leur dois la subsistance, je la leur ai procurée
meilleure ou plus sûre au moins que je n’aurais pu la leur donner moi-même. » (à Madame de
Francueil, 20 avril 1751.)
Art et symboles
Les figures de l’enfance
Frédérique Bournet
Définir l’enfance
Enfant est une traduction du terme latin infans, composé du préfixe négatif -
in et du participe présent du verbe fari, qui signifie parler. Ainsi,
étymologiquement, l’enfant c’est celui qui ne parle pas. À Rome, le terme
infans désigne sans distinction de sexe les individus jusqu’à 7 ans. À partir de
7 ans, la population se sépare en puella, pour les filles, et en puer, pour les
garçons. Cela correspondrait au fameux « âge de raison » défini par le concile
de Latran en 1215 comme l’âge auquel l’enfant est censé acquérir le
discernement du Bien et du Mal. L’émergence de la conscience morale
permet à l’enfant de 7 ans de communier.
De 7 à 17 ans, c’est la pueritia, dont une partie correspondrait à notre
adolescence (traduit mot à mot du latin « croissance »), même si
officiellement les enfants sont suivis par un pédiatre (du grec médecin des
enfants) jusqu’à l’âge de 16 ans. Dans cette perspective, on pourrait définir
l’enfant comme un être en apprentissage, que le père doit éduquer ou faire
éduquer en vue d’en faire un vir accompli.
On relèvera que puer et païs, qui désignent en latin et en grec l’enfant (que
l’on songe aux dérivés « puéril », « puerpéral » ou « pédagogique »,
« pédiatrique ») servent également à appeler les esclaves.
Ainsi, l’enfance pourrait se définir comme un état inférieur, un état
d’indigence et de manque : « l’enfance est le sommeil de la raison », dit
Rousseau dans l’Émile. L’enfant ne possède pas ce qui constitue selon
Aristote le propre de l’homme, à savoir le langage articulé ; il est privé du
logos, qui signifie à la fois langage et raison. Gottfried de Strasbourg (XIIe-
XIIIe siècle), quand il raconte la réaction de Tristan abandonné par des
marchands norvégiens sur un rivage, insiste sur le désespoir de l’enfant : « il
s’assit et se mit à pleurer », « car, quand il leur arrive quelque chose, les
enfants ne savent que pleurer ».
Comme c’est un être de manque, l’enfant tend à devenir un grand, un adulte.
Adulte est là encore un mot calqué sur le latin adultus, « qui a grandi, qui a
fini de grandir ». D’où les nombreux romans dits « de formation », où le
héros par les expériences qu’il fait gagne en vigueur et en sagesse, et quitte
l’état de l’enfance pour celui de la maturité.
Du fait de son indigence, l’enfant est un être faible, sans autonomie aucune,
qui doit être protégé par ses parents, sa famille, ou, à défaut, par un autre
adulte bienveillant. Sinon, il est à la merci d’individus malfaisants. Il suffit
par exemple de citer la Cosette des Misérables de Victor Hugo qui, telle une
Cendrillon du XIXe siècle, est maltraitée par le couple Thénardier à qui l’avait
confiée sa mère Fantine et qui en ont fait leur souillon, que Jean Valjean
sauvera d’une existence sordide.
Chez Hugo, toujours, la souffrance enfantine symbolise l’injustice. Pensons
aux premiers vers de « Melancholia » (in Les Contemplations, III) :
« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement. »
Si ces vers sont frappants, c’est que l’enfance est très souvent associée à
l’innocence et l’insouciance. L’enfant ne doit pas être asservi ni réifié dans
un mouvement mécanique et répétitif telle une bête brute, ni terrorisé, mais
doit bénéficier d’une éducation : c’est par le biais de la culture qu’il pourra
devenir un être conscient et responsable, un « honnête homme » autant qu’un
citoyen. C’est pourquoi de nombreux penseurs ont imaginé ou théorisé la
meilleure méthode pour élever les enfants.
Le chariot de marche
Un chariot de marche, parfois appelé trotteur, est un objet que l’on donne
aux enfants pour les aider dans l’apprentissage de la marche. D’aucuns ont
parfois décrié cet usage car il arrive que l’enfant ne fasse pas l’effort de
lâcher le chariot pour avancer de manière autonome. Kant, célèbre pour ses
promenades dans les jardins de Königsberg, utilise la métaphore de la marche
pour évoquer la paresse intellectuelle qui maintient les hommes refusant
l’autonomie dans une forme de minorité de l’esprit.
Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité,
c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est
imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du
manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle
d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la
devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis depuis
longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à rester leur vie durant des
mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si
commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi, un directeur spirituel qui
a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’ai pas
besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; et
d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne. Les tuteurs ne manquent pas de faire que les
hommes tiennent pour très dangereux le pas vers la majorité. Après avoir abêti leur bétail et avoir
soigneusement pris garde de ne pas permettre à ces tranquilles créatures d’oser faire le moindre pas
hors du chariot où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient
de marcher seules.
[…]
Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité devenue
comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement incapable de se servir
de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en fait l’essai. Préceptes et formules, ces
instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable ou plutôt au mauvais usage de ses dons
naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue.
Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessus du fossé même plus
étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sont-ils peu nombreux ceux
qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant
cependant une démarche assurée.
Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si seulement on
lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, il se trouvera toujours quelques hommes
pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après voir
rejeté eux-mêmes le joug de la minorité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa
propre valeur et de la vocation de chaque homme a penser par lui-même.
[…]
Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plus inoffensive de toutes les
libertés, c’est-à-dire celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines.
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les lumières ? , 1784
Trad. J. Mondot, Université de Saint-Étienne, 1991
La poupée
La poupée est un jouet que l’on retrouve dans toutes les civilisations depuis
l’ère historique. Les poupées grecques sont des poupées articulées, et à
l’époque hellénistique et romaine, elles s’ornent même de jupes pour
dissimuler l’articulation au niveau du genou. Ces poupées ressemblent à des
statues en modèles réduits. Elles constituent vraisemblablement des objets
relevant d’un rite de passage de l’enfance vers l’âge adulte. En effet, la veille
de leur mariage, les jeunes filles déposaient dans un temple leur poupée.
Dans les Misérables, la poupée est un jouet, objet qui incarne la possibilité
même du jeu, mais aussi se rapproche d’un objet religieux : à l’approche de
Noël, elle ressemble à la Vierge, cette poupée « vêtue d’une robe de crêpe
rose avec des épis d’or sur la tête » et que Cosette appelle « la dame »,
comme la petite et chétive Bernadette Soubirous, placée comme bonne à tout
faire appelait la « belle Dame » Celle qui lui apparut en 1858.
Chapitre IV – Entrée en scène d’une poupée
La file de boutiques en plein vent qui partait de l’église se développait, on s’en souvient, jusqu’à
l’auberge Thénardier. Ces boutiques, à cause du passage prochain des bourgeois allant à la messe
de minuit, étaient toutes illuminées de chandelles brûlant dans des entonnoirs de papier, ce qui,
comme le disait le maître d’école de Montfermeil attablé en ce moment chez Thénardier, faisait
« un effet magique ». En revanche, on ne voyait pas une étoile au ciel.
La dernière de ces baraques, établie précisément en face de la porte des Thénardier, était une
boutique de bimbeloterie, toute reluisante de clinquants, de verroteries et de choses magnifiques en
fer-blanc. Au premier rang, et en avant, le marchand avait placé, sur un fond de serviettes
blanches, une immense poupée haute de près de deux pieds qui était vêtue d’une robe de crêpe rose
avec des épis d’or sur la tête et qui avait de vrais cheveux et des yeux en émail. Tout le jour, cette
merveille avait été étalée à l’ébahissement des passants de moins de dix ans, sans qu’il se fût
trouvé à Montfermeil une mère assez riche, ou assez prodigue, pour la donner à son enfant.
Éponine et Azelma avaient passé des heures à la contempler, et Cosette elle-même, furtivement, il
est vrai, avait osé la regarder.
Au moment où Cosette sortit, son seau à la main, si morne et si accablée qu’elle fût, elle ne put
s’empêcher de lever les yeux sur cette prodigieuse poupée, vers la dame, comme elle l’appelait. La
pauvre enfant s’arrêta pétrifiée. Elle n’avait pas encore vu cette poupée de près. Toute cette
boutique lui semblait un palais ; cette poupée n’était pas une poupée, c’était une vision. C’étaient
la joie, la splendeur, la richesse, le bonheur, qui apparaissaient dans une sorte de rayonnement
chimérique à ce malheureux petit être englouti si profondément dans une misère funèbre et froide.
Cosette mesurait avec cette sagacité naïve et triste de l’enfance l’abîme qui la séparait de cette
poupée. Elle se disait qu’il fallait être reine ou au moins princesse pour avoir une « chose » comme
cela. Elle considérait cette belle robe rose, ces beaux cheveux lisses, et elle pensait : Comme elle
doit être heureuse, cette poupée-là ! Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique
fantastique. Plus elle regardait, plus elle s’éblouissait. Elle croyait voir le paradis. Il y avait
d’autres poupées derrière la grande qui lui paraissaient des fées et des génies. Le marchand qui
allait et venait au fond de sa baraque lui faisait un peu l’effet d’être le Père éternel.
Dans cette adoration, elle oubliait tout, même la commission dont elle était chargée. Tout à coup,
la voix rude de la Thénardier la rappela à la réalité : – Comment, péronnelle, tu n’es pas partie !
Attends ! je vais à toi ! Je vous demande un peu ce qu’elle fait là ! Petit monstre, va !
La Thénardier avait jeté un coup d’œil dans la rue et aperçu Cosette en extase.
Cosette s’enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas qu’elle pouvait.
Chapitre VIII
[…] Puis il se tourna vers Cosette.
– Maintenant ton travail est à moi. Joue, mon enfant.
[…] Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua à demander :
– Madame, est-ce que c’est vrai ? est-ce que je peux jouer ?
– Joue ! dit la Thénardier d’une voix terrible.
– Merci, Madame, dit Cosette.
Et pendant que sa bouche remerciait la Thénardier, toute sa petite âme remerciait le voyageur.
[…] Cosette avait laissé là son tricot, mais elle n’était pas sortie de sa place. Cosette bougeait
toujours le moins possible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle quelques vieux chiffons et
son petit sabre de plomb.
Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. Elles venaient d’exécuter une
opération fort importante ; elles s’étaient emparées du chat. Elles avaient jeté la poupée à terre, et
Éponine, qui était l’aînée, emmaillotait le petit chat, malgré ses miaulements et ses contorsions,
avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues. Tout en faisant ce grave et difficile
travail, elle disait à sa sœur dans ce doux et adorable langage des enfants dont la grâce, pareille à la
splendeur de l’aile des papillons, s’en va quand on veut la fixer :
– Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là est plus amusante que l’autre. Elle remue, elle crie, elle est
chaude. Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te
voir et tu la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t’étonnerait. Et puis tu verrais
ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t’étonnerait. Et tu me dirais : Ah ! mon Dieu ! et je
te dirais : Oui, Madame, c’est une petite fille que j’ai comme ça. Les petites filles sont comme ça à
présent.
Azelma écoutait Éponine avec admiration.
[…]
Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n’importe quoi.
Pendant qu’Éponine et Azelma emmaillotaient le chat, Cosette de son côté avait emmailloté le
sabre.
Cela fait, elle l’avait couché sur ses bras, et elle chantait doucement pour l’endormir.
La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de
l’enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder,
bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu’un, tout l’avenir de la femme
est là. Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout
en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l’enfant devient jeune fille,
la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la
dernière poupée.
Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu’une
femme sans enfant.
Cosette s’était donc fait une poupée avec le sabre.
[…] Tout à coup Cosette s’interrompit.
Elle venait de se retourner et d’apercevoir la poupée des petites Thénardier qu’elles avaient quittée
pour le chat et laissée à terre à quelques pas de la table de cuisine.
Alors elle laissa tomber le sabre emmailloté qui ne lui suffisait qu’à demi, puis elle promena
lentement ses yeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari, et comptait de la
monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou
chantaient, aucun regard n’était fixé sur elle. Elle n’avait pas un moment à perdre. Elle sortit de
dessous la table en rampant sur ses genoux et sur ses mains, s’assura encore une fois qu’on ne la
guettait pas, puis se glissa vivement jusqu’à la poupée, et la saisit. Un instant après elle était à sa
place, assise, immobile, tournée seulement de manière à faire de l’ombre sur la poupée qu’elle
tenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu’il avait
toute la violence d’une volupté.
Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper.
Cette joie dura près d’un quart d’heure.
Mais, quelque précaution que prit Cosette, elle ne s’apercevait pas qu’un des pieds de la poupée –
passait, – et que le feu de la cheminée l’éclairait très vivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait
de l’ombre frappa subitement le regard d’Azelma qui dit à Éponine : – Tiens ! ma sœur !
Les deux petites filles s’arrêtèrent, stupéfaites. Cosette avait osé prendre la poupée !
Éponine se leva, et, sans lâcher le chat, alla vers sa mère et se mit à la tirer par sa jupe.
– Mais laisse-moi donc ! dit la mère.
Qu’est-ce que tu me veux ?
– Mère, dit l’enfant, regarde donc !
Et elle désignait du doigt Cosette.
Cosette, elle, tout entière aux extases de la possession, ne voyait et n’entendait plus rien.
Le visage de la Thénardier prit cette expression particulière qui se compose du terrible mêlé aux
riens de la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes : mégères.
Cette fois, l’orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait franchi tous les intervalles,
Cosette avait attenté à la poupée de « ces demoiselles ».
[…] L’étrange voyageur s’éclipse quelques instants de l’auberge et revient avec la belle poupée à
trente francs, qu’il offre à Cosette.
Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. Son visage était encore
inondé de larmes, mais ses yeux commençaient à s’emplir, comme le ciel au crépuscule du matin,
des rayonnements étranges de la joie. Ce qu’elle éprouvait en ce moment-là était un peu pareil à ce
qu’elle eût ressenti si on lui eût dit brusquement : Petite, vous êtes la reine de France.
Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait.
Ce qui était vrai jusqu’à un certain point, car elle se disait que la Thénardier gronderait, et la
battrait.
Pourtant l’attraction l’emporta. Elle finit par s’approcher, et murmura timidement en se tournant
vers la Thénardier :
– Est-ce que je peux, Madame ?
Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi.
– Pardi ! fit la Thénardier, c’est à toi. Puisque monsieur te la donne.
– Vrai, Monsieur ? reprit Cosette, est-ce que c’est vrai ? c’est à moi, la dame ?
L’étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il semblait être à ce point d’émotion où l’on
ne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à Cosette, et mit la main de « la dame » dans
sa petite main.
Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé.
Nous sommes forcé d’ajouter qu’en cet instant-là elle tirait la langue d’une façon démesurée. Tout
à coup elle se retourna et saisit la poupée avec emportement.
– Je l’appellerai Catherine, dit-elle.
Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette rencontrèrent et étreignirent les
rubans et les fraîches mousselines roses de la poupée.
– Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise ?
– Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.
Maintenant c’étaient Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.
Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans
dire un mot dans l’attitude de la contemplation.
– Joue donc, Cosette, dit l’étranger.
– Oh ! je joue, répondit l’enfant.
Victor Hugo, Les Misérables, tome II Cosette, livre III, chapitre IV
– Entrée en scène d’une poupée et Chapitre VIII
– Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-être un riche
Les billes
J’avais six ans quand nous quittâmes la rue de Médicis. Notre nouvel appartement, 2, rue de
Tournon, au second étage, formait angle avec la rue Saint-Sulpice, sur quoi donnaient les fenêtres
de la bibliothèque de mon père ; celle de ma chambre ouvrait sur une grande cour. Je me souviens
surtout de l’antichambre parce que je m’y tenais le plus souvent, lorsque je n’étais pas à l’école ou
dans ma chambre, et que maman, lasse de me voir tourner auprès d’elle, me conseillait d’aller
jouer « avec mon ami Pierre », c’est-à-dire tout seul. Le tapis bariolé de cette antichambre
présentait de grands dessins géométriques, parmi lesquels il était on ne peut plus amusant de jouer
aux billes avec le fameux « ami Pierre ».
Un petit sac de filet contenait les plus belles billes, qu’une à une l’on m’avait données et que je ne
mêlais pas aux vulgaires. Il en était que je ne pouvais manier sans être à neuf ravi par leur beauté
une petite, en particulier, d’agate noire avec un équateur et des tropiques blancs ; une autre,
translucide, en cornaline, couleur d’écaille claire, dont je me servais pour caler. Et puis, dans un
gros sac de toile, tout un peuple de billes grises qu’on gagnait, qu’on perdait, et qui servaient
d’enjeu lorsque, plus tard, je pus trouver de vrais camarades avec qui jouer.
André Gide, Si le grain ne meurt (1926)
La lanterne magique
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me
mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher
redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me
distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique,
dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et
maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de
surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement
d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais
inquiet, dans une chambre d’hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en
descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt
triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers
le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui
n’était autre que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les
coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait
Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n’avais pas
attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité
mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour
écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante et qu’il avait l’air de
comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n’excluait pas une certaine
majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait
arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui
continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs
fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,
s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme
ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et
surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi
mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé
mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire
quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que
j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même.
L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si
tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de
porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le
maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et
dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la
casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les
malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me
faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Combray
« Le joujou du pauvre »
À la suite d’Aloysius Bertrand, auteur de Gaspard de la Nuit (1842),
Baudelaire écrit de la poésie en prose, afin de s’adapter, comme il l’explique
à Arsène Houssaye, « aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de
la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». Dans « le joujou du pauvre »,
le « peintre de la vie moderne » évoque les enfants pauvres, comparés à de
petits animaux, et leur joie incrédule face à un présent, même modeste – on
retrouvera ici un peu des réactions de Cosette. La fin du poème ressemble à
une scène de genre : deux enfants en miroir, un riche et un pauvre, observant
tous les deux avec fascination un rat, vivant jouet, et se rejoignant dans une
communion qui échappe à l’adulte mais pas au poète.
Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent. Il y a si peu d’amusements qui ne soient pas
coupables !
Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez
vos poches de petites inventions à un sol, – telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les
forgerons qui battent l’enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, – et le long
des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous
rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s’agrandir démesurément. D’abord ils n’oseront pas prendre ;
ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s’enfuiront
comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant
appris à se défier de l’homme.
Sur une route, derrière la grille d’un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli
château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne
si pleins de coquetterie.
Le luxe, l’insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu’on
les croirait faits d’une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.
À côté de lui, gisait sur l’herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu
d’une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l’enfant ne s’occupait pas de son
joujou préféré, et voici ce qu’il regardait :
De l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant,
sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si,
comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait
de la répugnante patine de la misère.
À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant
pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un
objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte
grillée, c’était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie
elle-même.
Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur.
Baudelaire, Le Spleen de Paris
Des pédagogues
Platon (428-348 av. J.-C.)
Aristocrate athénien, il est le disciple de Socrate (470-399 av. J.-C.), que
l’oracle de Delphes avait déclaré « le plus savant des hommes » parce qu’il
savait qu’il ne savait rien. Aux yeux de Socrate, le pédagogue est une sorte de
sage-femme (telle était la profession de sa mère, Phénarète) qui aide l’esprit
de son élève à accoucher de la découverte de la vérité. Il dialogue avec son
interlocuteur, lui pose des questions jusqu’à ce qu’il abandonne l’opinion
pour la vérité. Dans le Théétète, Socrate explique l’art de la maïeutique :
« ceux qui me fréquentent donnent pour commencer l’impression d’être
ignorants ; de moi, ils n’ont jamais rien appris, mais c’est de leur propre
fonds qu’ils ont fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes
enfantées. » Dans le Ménon, il parvient à faire accoucher un païs, un esclave,
d’une vérité géométrique. « Taon de la cité », Socrate est condamné à mort à
la suite d’un procès où il était accusé de corrompre la jeunesse et de ne pas
croire aux dieux de la Cité.
Pour Platon, le but de l’éducation est la connaissance du Beau et du Bien.
Dans la République, il envisage un État juste qui forme des individus
vertueux, et son système repose les figures du gardien et du philosophe-roi.
Contrairement aux sophistes, Platon pense que le rôle de l’État est de
s’occuper de l’éducation des enfants, qui commence vers 7 ans, avec le
développement harmonieux de l’esprit et du corps, grâce à la pratique de la
musique, de la danse et de la gymnastique. Il bannit en revanche les poètes de
sa cité idéale, considérant que les légendes mensongères débitées par
Hésiode, Homère et les autres poètes rabaissent les dieux et les hommes,
égarent l’esprit et empêchent de se consacrer à la recherche de la vérité.
Dans le Théétète (155d), Socrate explique à Théétète affirmant qu’il
s’étonne à en avoir le vertige qu’ : « il est tout à fait d’un philosophe, ce
sentiment : s’étonner » et que « la philosophie n’a point d’autre origine, et
celui qui a fait d’Iris la fille de Thaumas a l’air de bien s’entendre en
généalogie. » Thaumas est dans la mythologie grecque un Titan fils de Gaïa,
la Terre ; il incarne l’étonnement (en grec s’étonner se dit thaumazein). Avec
l’Océanide Électre, il a une fille, Iris, l’arc-en-ciel, la messagère des dieux,
qui dans le Cratyle est le symbole de la dialectique car elle représente le
mouvement d’élévation vers la vérité. Or, dans des « ateliers à visée
philosophique » instaurés en maternelle, on s’est aperçu que l’enfant avait
une immense capacité à s’étonner et à poser des questions (cf. Ce n’est qu’un
début, de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier). De là à dire comme Michel
Onfray que « tous les enfants sont philosophes, mais seuls quelques-uns le
restent. »
Montaigne (1533-1592)
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Pantagruel, 1542).
Dans la lignée de Rabelais, Montaigne, au chapitre XXVI du livre I des
Essais, dédié à une femme, Diane de Foix, et intitulé « de l’institution des
enfants » dénonce une éducation pédante en prônant l’habile homme plus que
l’homme savant. Alors que la pédagogie scolastique est comparée à un
gavage, l’humaniste, filant la métaphore équestre, compare le bon pédagogue
à un guide qui adapte le rythme aux besoins et difficultés de son élève.
Il faut que l’élève puisse s’approprier le savoir, comme l’abeille fait son
miel : « La verité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus
à qui les a dites premierement, qu’à qui les dict apres. Ce n’est non plus selon
Platon que selon moy, puis que luy et moi l’entendons et voyons de mesme.
Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui
est tout leur ; ce n’est plus thin ny marjolaine : ainsi les pieces empruntées
d’autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout
sien : à sçavoir son jugement. Son institution, son travail et estude ne vise
qu’à le former. »
C’est le jugement qu’il faut aiguiser : « que mon guide se souviene où vise
sa charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de
Carthage que les meurs de Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut
Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir qu’il mourut là. Qu’il ne
luy apprenne pas tant les histoires, qu’à en juger. […]
Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son
sçavoir ; il ayme mieux nous laisser desir de soy que satieté. »
Il faut élargir notre vue : « Nous sommes tous contraints et amoncellez en
nous, et avons la veue racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à
Socrates d’où il estoit. Il ne respondit pas : D’Athenes ; mais : Du monde.
Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estandue, embrassoit
l’univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections
à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous
nous. »
Enfin, Montaigne fait l’éloge du théâtre dans le cadre éducatif : « j’ai
soustenu les premiers personnages és tragedies latines de Bucanan3, de
Guerente4 et de Muret5, qui se representerent en nostre college de Guienne
avec dignité. En cela Andreas Goveanus, nostre principal, comme en toutes
autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de
France : et m’en tenoit-on maistre ouvrier. C’est un exercice que je ne
mesloue poinct aux jeunes enfans de maison : et ay veu nos Princes s’y
adonner depuis en personne, à l’exemple d’aucuns des anciens, honnestement
et louablement. Il estoit loisible mesme d’en faire mestier aux gens d’honneur
en Grece : Aristoni tragico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta
erant ; nec ars, quia nihil tale apud Graecos pudori est, ea deformabat6. Car
j’ay tousjours accusé d’impertinence ceux qui condemnent ces esbattemens,
et d’injustice ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comediens
qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publiques. »
L’infanticide
Médée meurtrière de ses enfants
Une des plus célèbres fresques de la villa des Dioscures à Pompéi
(aujourd’hui conservée au Musée archéologique de Naples) est une réplique
d’un tableau du peintre grec Timomaque qui représente Médée s’apprêtant à
tuer ses enfants. L’Antiquité était fascinée par ce moment où Médée regarde
ses fils avant de les tuer. Pascal Quignard, dans Le sexe et l’effroi
(chapitre VIII, Médée) commente ainsi :
« Dans la fresque de la maison des Dioscures, les enfants jouent aux osselets
sous le regard de leur pédagogue. Médée se tient debout sur la droite. Une
longue tunique plissée tombe jusqu’à ses pieds. La main droite va chercher la
poignée de l’épée que la main gauche tient. Le regard se tourne vers les
enfants qui continuent à se livrer à leur lusus avec toute la sécurité et l’illusio
de leur âge : l’un est debout, les jambes croisées, légèrement appuyé sur la
table cubique, l’autre se tient assis sur la table elle-même. Tous deux ont les
mains tendues vers les osselets qu’ils vont devenir. La rage de Médée est
calme. C’est l’immobilité, l’effrayant silence qui précède l’accès de la folie.
En latin : l’augmentum. » (p. 189). Quignard poursuit : « La fresque traduit le
vers le plus célèbre de l’Antiquité que prononce Médée (Euripide, Médée,
1079) : “Je comprends quels malheurs je vais oser Mais mon thymos (ma
vitalité, ma libido) est plus fort que mes bouleumata (les choses que je
veux)”. […] L’instant qu’a choisi la peinture n’est pas psychologique ;
l’héroïne n’est pas déchirée entre la folie et la raison. L’instant est tragique :
Médée assiste impuissante au torrent qu’elle ne parvient pas à contenir en elle
et qui va l’emporter jusqu’à l’action. » (p. 192) Et Quignard rappelle ce
passage extraordinaire de la pièce éponyme de Sénèque, où, « au terme de
l’action Médée prétend qu’elle va “fouiller” ses viscères avec son épée afin
de s’assurer qu’un troisième enfant ne s’y trouve pas en gestation » (p. 193).
En 1635, en pleine période baroque, Corneille, lecteur d’Euripide et de
Sénèque, fait représenter sur scène cette légende de la sorcière Médée, fille
du roi de Colchide. Fratricide (sur son frère Absyrte) et régicide (sur la
personne de Pélias), elle agit par amour pour Jason qu’elle a aidé dans sa
conquête de la Toison d’or avec les Argonautes ; elle franchit le pas de
l’infanticide quand son époux la répudie pour épouser Créüse (« un objet plus
beau la chasse de mon lit », explique-t-il à Pollux à l’acte I scène 1), la fille
de Créon, roi de Corinthe chez qui le couple avait trouvé refuge pour
échapper à Acaste, fils de Pélias. Jason, qui fait le rappel de ses exploits
guerriers explique qu’il est toujours sorti vainqueur de toutes les situations
difficiles parce qu’il avait su se faire aimer par des femmes puissantes,
expose à Pollux, stupéfait de tant d’ingratitude envers Médée, que c’est parce
qu’il a des enfants qu’il s’est résolu à abandonner sa femme pour en épouser
une autre :
« L’amour de mes enfants m’a fait l’âme légère ;
Ma perte était la leur ; et cet hymen nouveau
Avec Médée et moi les tire du tombeau :
Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paix s’est conclue. » (I, 1)
Créon chasse donc Médée, mais, Jason ayant supplié Créuse de convaincre
son père de ne pas exiler aussi leurs deux enfants, le roi annonce à Médée
qu’elle doit quitter seule Corinthe :
CRÉON.
Va, dis-je, en d’autres lieux
Par tes cris importuns solliciter les dieux.
Laisse-nous tes enfants : je serais trop sévère,
Si je les punissais des crimes de leur mère ;
Et bien que je le pusse avec juste raison,
Ma fille les demande en faveur de Jason.
MÉDÉE.
Barbare humanité, qui m’arrache à moi-même,
Et feint de la douceur pour m’ôter ce que j’aime !
Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,
Qu’ils me rendent le sang que je leur ai donné. (Acte II, scène 2, v 491-500)
Devant la rudesse de Créon, la réplique de Médée semble à double sens et annoncer le meurtre
qu’elle rumine.
Médée cherche ensuite à faire changer d’avis Jason :
« Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite ;
Que je t’admire encore en chacun de leurs traits,
Que je t’aime et te baise en ces petits portraits ;
Et que leur cher objet, entretenant ma flamme,
Te présente à mes yeux aussi bien qu’à mon âme.
JASON.
Ah ! Reprends ta colère, elle a moins de rigueur.
M’enlever mes enfants, c’est m’arracher le cœur ;
Et Jupiter tout prêt à m’écraser du foudre,
Mon trépas à la main, ne pourrait m’y résoudre.
C’est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux,
Seule de notre hymen pourrait rompre les noeuds.
MÉDÉE.
Cet amour paternel, qui te fournit d’excuses,
Me fait souffrir aussi que tu me les refuses :
Je ne t’en presse plus, et, prête à me bannir,
Je ne veux plus de toi qu’un léger souvenir. »
Cet échange est déterminant car Médée se rendant compte que Jason est
attaché à ses enfants décide de le faire souffrir en les frappant, comme elle
l’explique à la scène IV de l’acte III à sa confidente Nérine, qui cherche en
vain à la détourner de ce monstrueux projet (« Madame, épargnez-les,
épargnez vos entrailles ») :
MÉDÉE.
Il aime ses enfants, ce courage inflexible :
Son faible est découvert ; par eux il est sensible ;
Par eux mon bras, armé d’une juste rigueur,
Va trouver des chemins à lui percer le cœur.
Mais, comme on le voit, Médée n’est pas la seule furieuse dans la pièce ; en
effet, Jason, qui faisait preuve au début de la pièce d’un opportunisme nuptial
fort peu moral, foulant aux pieds les lois sacrées de l’hyménée, s’emporte
contre ses enfants. Il est lui aussi en proie au furor comme le montrent les
vers « Que la sorcière en vous commence de souffrir :/Que son premier
tourment soit de vous voir mourir. », qui sont en miroir des sombres
imprécations de Médée à l’acte III scène IV. Ces enfants qu’il prétendait tant
chérir, voici qu’il les appelle « indignes rejetons » et « petits ingrats » parce
qu’ils ont apporté la robe empoisonnée à Créuse alors qu’elle avait plaidé
auprès de Créon pour qu’on ne les exilât pas. Il va même jusqu’à envisager
leur mise à mort : « c’est vous […] que malgré la nature/Il me faut
immoler… ». Ces propos inhumains sont toutefois encadrés par deux vers qui
soulignent leur instrumentalisation. Ce renvoi au rang de chose peut être
rapproché du fait qu’on emploie souvent en latin pour désigner les enfants le
mot de genre neutre pignus : pigna amoris, des gages d’amour, expression
que l’on retrouve traduite dans la réplique de Médée à la scène VI : « ces
gages de nos feux ».
JASON.
Instruments des fureurs d’une mère insensée,
Indignes rejetons de mon amour passée,
Quel malheureux destin vous avait réservés
À porter le trépas à qui vous a sauvés ?
C’est vous, petits ingrats, que malgré la nature
Il me faut immoler dessus leur sépulture.
Que la sorcière en vous commence de souffrir :
Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
Toutefois qu’ont-ils fait, qu’obéir à leur mère ? (Acte V scène 5)
Médée n’a plus rien d’humain, comme le souligne l’exclamation d’un Jason
en proie aux excès de la passion (« exécrable » connote la haine) : « Horreur
de la nature », « tigresse », qui annoncent dans sa dernière tirade quelques
vers plus loin à la scène VII « l’inhumaine ». Elle annonce triomphalement
l’accomplissement du scelus nefas. Mais si c’est son bras qui a frappé et
immolé les enfants, Jason n’est pas innocent. En effet, par son attitude impie
qui lui fait s’enorgueillir de changer de femme au gré des situations de la vie,
et par le dolor qui le pousse à vouer ses enfants à la mort après le décès de
Créuse, il apparaît lui aussi hors de l’humanité. Il est en quelque sorte associé
au crime, qu’il a presque commis en paroles, et il a armé le bras qui l’a
accompli. La didascalie finale « il se tue » qui indique son suicide le fait
passer du statut de bourreau à celui de victime. Il rejoint la liste des
personnages sacrifiés à la vengeance de Médée, mais ses derniers pensers ne
sont point pour ses enfants dont il ne déplore pas tant le trépas que celui de la
reine, à qui il s’adresse avant de retourner son poignard contre lui-même :
« Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux/Si je vais te revoir plus
tôt que tu ne veux. » Quant à Médée, elle s’envole sur un char, comme à la
fin de la tragédie d’Euripide : le père de son père, le Soleil, lui fournit un char
pour s’enfuir loin de Corinthe et rejoindre Égée à Athènes. Chez le tragique
grec, Médée va emmener les corps de ses fils sur les hauteurs de Corinthe où
elle va fonder un culte en leur honneur, ces enfants dont elle disait, elle, « la
femme qui n’a pas eu de chance » : « même si tu les tues, ce sont tes
amours ».
Le festin d’Atrée
Ovide raconte au livre VI des Métamorphoses que Pélops a une épaule
gauche en ivoire, parce que son père l’a, dans son enfance, découpé en
morceaux et servi aux dieux de l’Olympe dans un festin pour éprouver s’ils
étaient vraiment omniscients. Or, les dieux, hormis Déméter qui était trop
préoccupée par la disparition de sa fille Perséphone et avait mangé du plat, ne
touchèrent pas au ragoût qu’ils avaient deviné sacrilège. Ils ramenèrent
Pélops à la vie, en remplaçant le morceau d’épaule qui avait été consommé
par un morceau d’ivoire. Quant à Tantale, ils le condamnèrent aux Enfers à la
faim et à la soif éternelle : tout près de lui se trouvent un arbre chargé de
fruits et une étendue d’eau fraîche ; mais dès qu’il tend la main pour se
désaltérer ou se restaurer, l’eau et les fruits se reculent. Ayant toujours sous
les yeux les objets de son désir, il ne peut jamais le satisfaire et son attitude
impie l’a condamné à endurer les tourments éternels de la frustration. Mais
Pélops, selon certaines versions de la légende, commit un crime en tuant
Myrtilos, qui l’aurait aidé à vaincre à la course de char Oenomaos, dont il
était l’écuyer. La malédiction lancée par Myrtilos en mourant contre Pélops et
sa descendance pourrait expliquer les malheurs des Atrides, c’est-à-dire des
descendants d’Atrée. Une autre variante dit que Thyeste et Atrée avaient
assassiné leur demi-frère Chrysippe, et que ce meurtre serait la cause de la
malédiction des Atrides. Atrée, dont le nom signifie en grec « sans crainte »,
comme il avait apprits que son frère Thyeste avait une relation adultère avec
sa femme, tua ses deux fils et les lui servit après les avoir fait cuire lors d’un
banquet de réconciliation. Sénèque le tragique en fait le sujet d’une de ses
pièces, Thyeste :
Au tout début de la pièce, Tantale apparaît sur scène avec Mégère. Elle lui
ordonne de souffler sur le palais la « rage des Furies ». À l’acte IV, le
messager rapporte comment Atrée, possédé par le furor, après avoir immolé
ses neveux, s’est occupé tranquillement du festin qu’il veut offrir à son frère :
« Il coupe les corps en morceaux, il sépare du tronc les épaules et les attaches
des bras, met à nu les articulations, brise les os, et ne laisse en leur entier que
la tête et les mains qu’il avait reçues dans les siennes en signe de fidélité. Une
partie des chairs est embrochée et se distille lentement devant le feu ; l’autre
est jetée dans une chaudière que la flamme fait bouillonner et gémir : le feu
laisse derrière lui ces effroyables mets, il faut le replacer trois fois dans le
foyer pour le forcer enfin à s’arrêter et à brûler malgré lui. Le foie siffle
autour de la broche, et je ne saurais dire laquelle gémit plus fort de la chair ou
de la flamme, qui, noire comme la poix, se dissipe en fumée. […] Le
malheureux Thyeste déchire ses enfants, et de sa bouche cruelle dévore ses
propres membres. Il est là, les cheveux brillants et parfumés, la tête
appesantie par le vin. Plus d’une fois son estomac s’est fermé à ces funestes
aliments.
À l’acte V, après avoir commis le scelus nefas de dévorer ses enfants,
l’infortuné père découvre petit à petit la monstruosité du crime qui vient
d’être commis, et par son frère et par lui.
THYESTE.
Quel trouble agite mes entrailles ? que sens-je trembler dans mon corps ? Je sens un poids qui
m’accable, et j’entends résonner dans ma poitrine des gémissements qui ne sont pas les miens.
Venez, ô mes enfants, votre malheureux père vous appelle ; venez, votre vue dissipera cette
douleur. Mais d’où, me parlent-ils donc ?
ATRÉE.
Ouvre tes bras, heureux père, les voici. Reconnais-tu tes enfants ?
THYESTE.
Je reconnais mon frère ! Peux-tu bien, ô terre, porter un pareil crime ! Tu ne te plonges pas avec
nous dans l’abîme du Styx ! tes flancs ne se sont pas ouverts pour précipiter dans le gouffre du
chaos ce royaume et son roi ! Mycènes n’est pas détruite, et ses maisons renversées ! nous ne
sommes pas encore lui et moi dans l’enfer auprès de Tantale ! Entrouvre-toi d’une extrémité
jusqu’à l’autre ; et, par la déchirure immense de tes entrailles, laisse-nous tomber dans un abîme
plus profond que le Tartare, plus profond que celui où gémissent nos aïeux, s’il en est un dans un
gouffre où l’Achéron nous couvre de tous ses flots. Que les âmes coupables se promènent sur nos
têtes, et que le Phlégéthon brûlant, devenu l’instrument de notre supplice, roule sur nous ses sables
embrasés. O terre, peux-tu rester ainsi comme une masse inerte et privée de sentiment ? Il n’y a
plus de dieux.
ATRÉE.
Songe plutôt à recevoir avec amour tes enfants si impatiemment désirés : ton frère ne veut plus
retarder ton bonheur ; jouis de leur présence, embrasse-les, partage entre eux les caresses.
THYESTE.
Voilà donc ce traité de paix, cette amitié rendue, cette foi jurée entre frères ? c’est donc ainsi que
tu abjures la haine ? Ce ne sont plus mes fils vivants que je te demande ; frère, je demande à mon
frère une grâce qui ne prend rien sur son crime et sur sa haine, la permission de les ensevelir.
Rends-moi d’eux ce que tu me verras brûler à l’instant. Ce n’est pas pour les garder que je les
demande, mais pour les perdre.
ATRÉE.
Tu auras de tes fils tout ce qui en reste ; ce qui n’en reste plus, tu l’as déjà.
THYESTE.
En as-tu fait la pâture des oiseaux cruels ? les as-tu jetés en proie aux bêtes féroces ?
ATRÉE.
C’est toi-même qui les as mangés dans cet horrible festin.
THYESTE.
C’est pour cela que les dieux ont été frappés d’horreur ! c’est pour cela que le soleil est retourné en
arrière ! Quels cris ? quelles plaintes faire entendre ? quelles paroles suffiront à ma douleur ? Je
vois leurs têtes coupées, leurs mains arrachées, et tous leurs os mis en pièces. Ce sont là les seules
parties que leur père n’a pu dévorer. Mes entrailles s’agitent, ce crime enfermé dans mon sein fait
effort pour en sortir, et cherche vainement une issue.
Dissertations comparées
Anne Griffet-Bonnet,
Romain Berry
Méthodologie du résumé
Maria Leone
Dissertation n° 1
par Anne Griffet-Bonnet
Sujet
Dans son roman autobiographique intitulé Les Mots, Jean-Paul Sartre écrit que la mort de
son père lui « donna la liberté », et il poursuit : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ;
qu’on n’en tienne pas grief aux hommes, mais au lien de paternité qui est pourri. […] Eût-il
vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort
en bas âge ; au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d’une rive à
l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ».
Cette assertion vous semble-t-elle correspondre aux analyses menées dans les œuvres
inscrites cette année à votre programme ?
Éditions utilisées
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Éditions Folio.
Hans Christian Andersen, Contes, Éditions Le Livre de Poche (classiques).
Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance, Éditions Belfond.
Dissertation rédigée
La scène 5 de l’acte IV de Dom Juan de Molière s’ouvre sur cette injonction
du héros éponyme à son père Dom Louis qui vient de lui reprocher sa
bassesse : « Eh, mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous
puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui
vivent autant que leurs fils ». Il souhaite la disparition pure et simple de son
père, le plus tôt possible, afin d’être débarrassé de ce donneur de leçons qui
tente de diriger sa vie et de lui imposer une conduite vertueuse. De même,
dans son roman autobiographique intitulé Les Mots, Jean-Paul Sartre écrit
que la mort de son père lui « donna la liberté », et il poursuit : « Il n’y a pas
de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes, mais au
lien de paternité qui est pourri. […] Eût-il vécu, mon père se fût couché sur
moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au
milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d’une rive à
l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour
toute la vie ». Jean-Paul Sartre évoque ici le décès de son père comme une
opportunité pour lui. C’est donc d’abord d’une expérience personnelle qu’il
s’agit (comme en témoignent les marqueurs de la première personne du
singulier : « mon », « moi », « m’ », « je »). Le philosophe se réjouit d’avoir
grandi sans la présence de son père et il explique ce soulagement qui peut
paraître incongru : grâce au décès précoce de son père (« il est mort en bas
âge », c’est-à-dire alors que notre auteur était tout petit), présenté ici comme
une « chance », l’enfant a pu acquérir de l’autonomie (« me donna la
liberté »), évitant de se sentir « écrasé » par un père omniprésent, et
parcourant tranquillement le chemin de la vie (« je passe d’une rive à l’autre,
seul »). Cette expérience singulière fait ensuite l’objet d’une généralisation,
ce que l’auteur appelle une « règle » sur la relation père-fils, vue comme
invariablement délétère. Notre auteur l’envisage en effet de manière
négative : « pas de bon père », « lien de paternité […] pourri ». Le rapport
entre un fils et son père serait par essence dégradé, corrompu, altéré.
Personne n’est, selon notre auteur, coupable de cet état de fait, consubstantiel
à la paternité même. L’image du père couché « de tout son long » sur son fils,
redoublée par l’allusion explicite à Énée et Anchise (lors de la destruction de
Troie, Énée s’était enfui en portant sur son dos son père Anchise, aveugle et
paralysé), rend compte de la lourdeur du père pour le fils, lequel perd son
autonomie et sa capacité d’avancer aussi vite qu’il le voudrait. Dans cette
optique, Sartre, heureusement orphelin, évolue seul parmi ses congénères
freinés quant à eux par le poids paternel. Ils deviennent des types (cela étant
marqué par l’emploi du pluriel : « des Enées », « leurs Anchises »), des
symboles de cette omniprésence handicapante : les pères sont « invisibles »
mais sont pourtant là, continuellement et pour toujours, « à cheval sur leurs
fils pour toute la vie », haïssables. Jean-Paul Sartre soutient ici une thèse
assez paradoxale : on a plutôt tendance en effet à envisager la présence d’un
père comme structurante pour un enfant, et sa disparition précoce comme un
grave manque pour le petit orphelin qui aurait bien besoin d’un guide. Pour
notre auteur, le père est loin de pouvoir jouer ce rôle : aveugle, il ne peut
guider son fils, et l’empêche plutôt d’avancer en pesant sur lui. À l’issue de
cette analyse, on peut se demander si le lien entre un père et son enfant est à
ce point délétère qu’il faille se réjouir de la mort prématurée de celui qui ne
ferait que peser de tout son poids sur l’existence de l’enfant, l’empêchant
d’avancer et d’acquérir une autonomie. Le rapport père-fils en est-il par
essence corrompu ? Ne peut-on supposer au contraire que l’enfant, loin d’être
freiné dans son élan par la lourdeur d’un père écrasant, gagne à être
accompagné et guidé par un adulte bienveillant qui l’aide à acquérir une
autonomie progressive ? À la lumière de l’essai de Jean-Jacques Rousseau
intitulé Émile ou de l’éducation, des Contes de Hans Christian Andersen et
du roman de Wole Soyinka : Aké, les années d’enfance, nous verrons, après
avoir essayé de comprendre et d’expliquer le soulagement de Jean-Paul Sartre
de ne pas avoir eu de père, que nos œuvres présentent au contraire des images
de pères épanouissants pour leurs enfants. Guide discret, sachant s’entourer
d’adjuvants, le père demeure essentiel à la construction de l’enfant, et sa perte
ne saurait être vue comme un soulagement.
Certes, on peut comprendre dans un premier temps que Sartre tente de voir
la disparition de son père sous un jour positif, tant la présence paternelle peut
sembler écrasante. Le père est, en particulier pour son fils, une figure tutélaire
omniprésente susceptible de réduire son autonomie.
Tout d’abord, le père voit en son fils un prolongement de lui-même et lui
impose une voie toute tracée, lui ôtant toute forme d’autonomie et de liberté
de faire ses choix. Rousseau évoque l’Égypte où « le fils était obligé
d’embrasser l’état de son père » (Émile, p. 87). En France, les parents
destinent aussi leur enfant « à l’épée, à l’église, au barreau » (Émile, p. 88).
Le fils d’un aristocrate sait qu’il hérite du « rang » de son père, et considère
qu’il n’a pas à apprendre ni à travailler, sa noblesse lui tenant « lieu de bras,
de jambes ainsi que de toute espèce de mérite » (Émile, p. 229). Dans « La
Reine des neiges », la petite fille de brigands a quant à elle hérité de tares
héréditaires qui se manifestent par sa cruauté envers les animaux, le fait
qu’elle soit « gâtée et entêtée » (Contes, p. 176-177). Elle menace Gerda de
lui « planter le couteau dans le ventre » (p. 178), imitant les hommes de sa
famille qui ont tué les postillons, le cocher, les domestiques. Le narrateur du
conte intitulé « Un Caractère gai » se réjouit d’avoir « hérité d’un caractère
gai » : « Mon père m’a légué la meilleure part de sa succession » (p. 231).
Les petits canards, alors même que leur père est qualifié de « canaille qui ne
vient jamais voir [la cane] », « ressemblent tous à leur père » (Contes,
p. 128). L’enfant est marqué par sa famille, par une hérédité, ce qui est
symbolisé dans l’œuvre de Soyinka, par le fait que Père, le père de son père,
pratique des scarifications très douloureuses sur Wole alors qu’il n’a que huit
ans. Il restera marqué à jamais sur les pieds et les poignets par ce rite
traditionnel (Aké, les années d’enfance, p. 245, ch. 9). Alors même que son
père est mort avant sa naissance, Jørgen a hérité du caractère colérique de sa
famille d’origine : « Quelque chose se mit alors à bouillonner dans son sang
espagnol de haute naissance » (Contes, « Une histoire des dunes », p. 301).
Outre cette hérédité naturelle, le père impose ses volontés à l’enfant. Dans
« Le Briquet », la jeune princesse est enfermée dans sa chambre, et seul son
père peut lui rendre visite « car il a été prédit qu’elle se marierait avec un
soldat tout ordinaire, et le roi n’aime pas cela ! » (Contes, p. 36). Les
desiderata du père engagent donc à un enfermement de sa fille, totalement
privée de la liberté d’aller et venir. Une vieille dame d’honneur veille même
près du lit de la princesse pour canaliser ses rêves (Contes, p. 38), et le roi,
accompagné de son épouse, suit le lendemain matin le chemin marqué par
des croix accompli la nuit par la jeune fille. Puis on marque son trajet par de
la farine. Cela fait finalement « bien plaisir » à la princesse de substituer le
petit soldat à ce couple parental étouffant (Contes, p. 41). Valdemar Daae
refuse de son côté que la petite Ida épouse le maître d’œuvre pourtant très
habile car « pourquoi vouloir mélanger les torchons avec les serviettes ? […]
et la petite Ida se consola, car il fallait bien qu’elle se console ! » (Contes,
p. 275). Le plus souvent, cette nécessité de supporter l’absence de liberté est
intégrée par l’enfant même qui n’en a même plus conscience voire la
revendique : de même qu’Énée se charge spontanément de son père aveugle,
la petite bergère refuse d’abandonner à son triste sort le vieux Chinois, qui dit
être son grand- père et, « prétend[ant] avoir autorité sur elle », lui indique à
ce titre lui aussi très fermement qui elle doit épouser : « Tu auras là un mari.
[…] Cette nuit, dès que la vieille armoire se mettra à craquer, vous vous
marierez, aussi vrai que je suis un Chinois » (Contes, p. 190). Or, ayant réussi
à se libérer de son joug, en s’enfuyant avec l’aide de celui qu’elle aime, non
seulement elle fait marche arrière et décide de revenir « à la maison », mais
elle est prête à payer « très cher » pour réparer son grand-père qui s’est cassé
en se lançant à leur poursuite (Contes, p. 193-194). « Il sera de nouveau
comme neuf et pourra nous dire beaucoup de choses désagréables » conclut
ironiquement le ramoneur, estomaqué par un tel masochisme. L’enfant peut
donc rechercher avec ferveur le manque de liberté lié aux désirs paternels,
alors que cette privation est très lourde. Dans certaines circonstances selon
Rousseau, le rapport entre le père (ou son substitut) et le fils est même
comparable à un double fardeau que chacun porte : « Le disciple ne regarde
le maître que comme l’enseigne et le fléau de l’enfance ; le maître ne regarde
le disciple que comme un lourd fardeau dont il brûle d’être déchargé ; ils
aspirent de concert au moment de se voir délivrer l’un de l’autre » (Émile,
p. 104). Ainsi, le père peut, en dirigeant, même inconsciemment, les choix de
l’enfant, se montrer écrasant.
D’autre part, le père veut éduquer son enfant, l’instruire, s’opposant à son
désir de s’amuser et de vaquer aux occupations de son âge. Le marchand
ambulant devenu conseiller donne à ses enfants « une bonne éducation ». Le
baron qui lui succède emploie le fils du pasteur comme précepteur. Celui-ci
considère le fait d’appartenir à une famille noble comme « un éperon qui
pousse à développer ses capacités » (Contes, « Chaque chose à sa place »,
p. 244-247). L’omniprésence d’un père soucieux avant tout de l’avenir de ses
enfants peut leur sembler pesante. Selon Rousseau, la prévoyance, « véritable
source de toutes nos misères », est l’apanage des pères et ruine l’insouciance
de l’enfance par « l’extravagante sagesse d’un père » qui a tendance à
constamment anticiper sur l’avenir (Émile, p. 143). Or, le premier devoir de
l’éducateur devrait être de favoriser les jeux, les plaisirs du petit car on
regrette assez vite le temps de l’enfance, « cet âge où le rire est toujours sur
les lèvres et où l’âme est toujours en paix ». Notre philosophe interroge les
pères : « Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un
temps si court qui leur échappe et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient
abuser ? ». Les leçons du père peuvent être longues et pénibles pour l’enfant :
« Cela me paraissait être une complication inutile » conclut Wole lorsque son
père l’envoie chercher la Bible pour lui expliquer la différence entre l’eau et
la pluie (Aké, les années d’enfance, p. 105). La mère elle-même n’est pas sûre
que l’enfant puisse « comprendre toutes ces discussions » (p. 106). Dans
notre roman, cela est d’autant plus marqué que le lien exclusif du père avec
son fils peut isoler l’enfant de son entourage. Chrétienne Sauvage déplore la
trop grande proximité entre Wole et Essay, et la reproche à ce dernier : « Il
passe tellement de temps seul avec toi. Ça le coupe vraiment du reste de la
famille » (Aké, les années d’enfance, p. 176). C’est le cas aussi de la petite
princesse dont Andersen raconte l’histoire dans « Le Briquet » : par peur
d’une mésalliance, le père n’autorise que ses propres visites. Essay quant à
lui veut que son fils soit le plus cultivé possible, ce que souhaite aussi Wole,
enfant précoce, qui s’est rendu spontanément à l’école avant l’âge demandé,
et adore lire. Selon Père, « Ayo ne croit pas qu’il faille laisser les enfants
mûrir dans leur corps avant de forcer leur esprit » (Aké, les années d’enfance,
p. 240). Il enverra donc dès que possible Wole au lycée, malgré le fait que
tous ses camarades soient beaucoup plus âgés que lui (p. 240-241). Cela
revient à « envoyer son fils à la bataille » d’après le grand-père qui, comme
Rousseau, déplore cette attitude (p. 242)1. Le père, anticipant sur la nécessité
de faire mûrir intellectuellement son enfant, l’empêche de jouir de sa jeunesse
et de s’amuser avec les enfants de son âge.
Enfin, le père apparaît comme une figure autoritaire qui peut jouer sur la
crainte que l’enfant éprouve à son égard pour se faire obéir. Le fait qu’Essay
parle comme « s’il était à tu et à toi avec Dieu », ce qui en fait une forme de
dieu lui-même, effraie le jeune Wole (Aké, les années d’enfance, p. 51), qui a
souvent peur des réactions de son père dans notre roman. Il est « horrifié »
lorsqu’il apprend que le sacristain a répété qu’il s’était montré insolent avec
lui le dimanche précédent : « Essay ne plaisantait pas lorsqu’on lui signalait
qu’on s’était mal conduit à l’église » (Aké, les années d’enfance, p. 107).
L’enfant est d’autant plus terrorisé que son père a l’habitude de rester
immobile tant qu’il ne signale pas sa présence dans la pièce adjacente. Wole
reste donc « collé au sol, respirant à peine » et se met « à prier » (p. 108).
Mais même s’il ne le punit pas le jour même, Essay a la « mémoire longue,
volontairement interminable même. Cela faisait partie de sa patience
diabolique. Des jours, des semaines après que le coupable avait oublié son
incartade, au bout de plusieurs semaines pendant lesquelles Essay l’avait
même complimenté, pour quelque effort particulier de bonne conduite, pour
une réussite ou une initiative, pour une commission faite exactement comme
il fallait malgré sa complexité, pour de bonnes notes en classe, etc., Essay
vous convoquait lorsque vous ne vous souveniez plus de rien » (p. 108). Le
retardement des punitions infligées par le père est donc une torture
supplémentaire pour l’enfant, qui craint les colères paternelles. C’est
qu’Essay dissèque les moindres gestes de Wole : il lui fait refaire son passage
devant le Lave-Mains pour le rendre conscient du mouvement qu’il accomplit
alors, et charge ensuite tous les habitants de la maison de le surveiller (Aké,
les années d’enfance, p. 114-115). Essay « avait patiemment observé », et sa
vigilance n’est « jamais en défaut ». Lorsque Wole tire sans le vouloir un
coup de carabine, il s’aperçoit qu’il n’est heureusement pas mort, mais craint
finalement davantage la punition à laquelle il s’expose : « Naturellement, une
terreur différente s’empara de moi. En fait, ce ne fut qu’à ce moment-là que
la peur intervint. L’acceptation de la mort avait été facile ; la pensée de la
réaction de mon père à mon insouciance était bien autre chose » (Aké, les
années d’enfance, p. 126). Wole préfère s’enfuir et se réfugier sur son rocher
plutôt que de se plier au rituel habituel de son père qui consiste à faire
d’abord comme si de rien n’était avant de punir : « Qu’il formule sa punition
selon son désir, mais je n’allais pas rester dans l’incertitude » (p. 127).
L’enfant éprouve d’ailleurs « un sentiment de pitié » envers le pauvre maître
d’école sur lequel Essay applique la même méthode lorsqu’il demande à
Odejimi de recoller la rose qu’il a coupée dans son jardin. Il reconnaît « le
commencement d’une longue et difficile leçon pour le maître fautif » (p. 132-
134). La crainte du père se manifeste par la fonction d’espionnage assignée
aux cadres qui entourent les maximes religieuses, permettant aux enfants de
voir l’image d’Essay s’y refléter et de les prévenir qu’il arrive, signalant que
c’est « le moment de se tenir tranquille » (p. 166). Là encore, le père est
assimilé à une forme de dieu : « SOUVIENS-TOI MAINTENANT DE TON
CRÉATEUR saisissait son image au moment où il sortait de sa chambre dans
un battement de rideau sans âge. Cela mettait fin à toutes les sottises que nous
pouvions être en train de faire ». Ici, le message inscrit sur le cadre semble
entrer en écho avec l’arrivée d’Essay. Les enfants sont finalement
constamment sous l’œil du père, dans l’angoisse de son arrivée (p. 166). Le
garçon d’Edo affirme aussi que son père le tuerait s’il savait qu’il a risqué de
se faire tuer avec le juju de l’étudiant qui a enterré des amulettes pour
empêcher ses adversaires de réussir à l’entretien d’entrée au Lycée National.
C’est sa principale crainte et il sombre « dans un désespoir total » (Aké, les
années d’enfance, p. 317). Dans « Une Histoire des dunes », le jeune Jørgen,
qui « n’avait pas quatorze ans, c’était encore un enfant », part sur un navire
pour devenir mousse, et subit l’enseignement de substituts paternels durs qui
lui imposent « punitions et coups de poing » (Contes, p. 301). Rousseau
déplore cette peur que développent les enfants face à la figure paternelle. Le
père comme le maître jouent sur la peur qu’a l’enfant de leur force et de leur
autorité, et sont malheureusement sans cesse en train de le gronder et de le
réprimander : « Les pères et les maîtres n’ont jamais assez tôt tancé,
réprimandé, flatté, menacé » (Émile, p. 160). « L’âge de la gaieté se passe au
milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de l’esclavage. On tourmente
le malheureux pour son bien » (Émile, p. 138). L’autorité paternelle peut
effectivement être pesante pour l’enfant qui finit par vivre dans la crainte.
Ainsi, le fait que Sartre se réjouisse de la mort prématurée de son père, aussi
étonnant que cela puisse paraître, peut s’expliquer par le fait qu’un père
puisse substituer ses choix à ceux de ses enfants, les guider avec trop de
sérieux et trop de sévérité pour atteindre des objectifs qu’il leur a lui-même
fixés.
Cependant, nos œuvres donnent à voir de très belles relations père-fils,
marquées par le désir de guider l’enfant vers sa maturité. Le lien de paternité
semble n’avoir rien de délétère a priori.
En effet, le rôle naturel du père est d’élever son enfant. Lorsque son épouse
meurt, Valdemar Daae va partout avec « ses trois filles » (Contes, p. 275), et
appauvri, c’est avec elles qu’il quitte le manoir : « Elles étaient trois… et leur
père était avec elles » (« Le Vent raconte l’histoire de Valdemar Daae et de
ses filles », p. 281-282). Rousseau n’a aucune hésitation à ce sujet : « Qui
donc élèvera mon enfant ? Je te l’ai déjà dit, toi-même ». Le père, loin d’être
un poids pour son enfant, est son ami : « Veut-il donc se faire un ami ? Qu’il
élève son fils pour l’être, le voilà dispensé de le chercher ailleurs. Et la nature
a déjà fait la moitié de l’ouvrage » (Émile, p. 99). Rousseau déplore que les
mères confient l’éducation de leur enfant à des nourrices car cela délite la
famille : si les femmes redevenaient mères, les hommes redeviendraient
« pères et maris » (Émile, p. 94). De même que la mère devrait être la
véritable nourrice d’un enfant, le père devrait prendre le relais en tant que
précepteur et l’enfant devrait passer des mains de l’un dans celles de l’autre.
« Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné, que par le plus habile
maître du monde ». Mais le père préfère malheureusement vaquer à ses
affaires plutôt que d’élever son enfant qui finit dans une pension, un couvent,
un collège, ce qui corrobore l’idée déjà émise d’une famille décomposée dont
les enfants se connaissent à peine et se traitent en étrangers. Le père de
famille affairé préfère payer quelqu’un pour faire à sa place le travail qui lui
incombe, manquant à sa tâche qui ne se limite pas à engendrer et nourrir son
enfant. Il devrait l’élever lui-même. Celui qui ne le fait pas le regrettera et ne
sera jamais consolé, « versera longtemps sur sa faute des larmes amères »
(Émile, p. 99). L’idéal serait que l’enfant ne connaisse comme supérieur que
« son père et sa mère ou à leur défaut sa nourrice et son gouverneur », ce qui
est déjà beaucoup voire trop, mais la réalité est tout autre : Rousseau donne à
plusieurs reprises l’image d’un père qui délègue ses fonctions, ne fait que
rémunérer un maître (lui verser des « appointements ») et « examiner les
progrès » que fait l’enfant, avant de « disparaît[re] » (Émile, p. 260). Si le
père complète si bien la mère, c’est qu’il a une autorité naturelle sur l’enfant.
Là où la mère est parfaite pour prendre en charge le nouveau-né avec
douceur, le père sait se faire obéir. Rousseau voit la mère comme
généralement plus soumise à l’enfant. Lorsqu’il prend l’exemple de l’enfant
capricieux qui le réveille la nuit, et qu’il doit enfermer dans un cabinet pour
qu’il s’endorme enfin, il explique qu’il a rencontré l’hostilité de la mère de
l’enfant, une « dupe » qui a fini par le détester parce qu’il contrariait son
petit, ce qui signifie pour elle « ne pas lui obéir en tout » (Émile, p. 202).
C’est aussi le père qui donne son « consentement » à la mise en scène
orchestrée par le précepteur, au cours de laquelle on autorise l’enfant à sortir
seul pour l’en dissuader à jamais. Et c’est bien le père qui clôt la leçon en
disant très « sèchement » à son fils que s’il sort seul, il devra rester dehors.
« Le pauvre enfant eût voulu être cent pieds sous terre » (Émile, p. 204).
Bukola, la jeune àbikù qui perd régulièrement connaissance lorsqu’elle rentre
en transe, a plus de facilité à tyranniser sa mère que son père, lequel sait bien
qu’il faut parfois lui opposer des refus : « Elle [ma mère] a accepté mais mon
père a refusé ». Le libraire se réfugie chez Essay et Chrétienne Sauvage pour
« échapper à la tyrannie de cette enfant » (p. 49). Même type de phénomène
chez les Soyinka : un enfant qui a de la fièvre est souvent épargné par
Chrétienne Sauvage lorsqu’il a fait une bêtise, et il échappe au pasan, mais
Essay n’est « pas aussi impressionné par la Température » (Aké, les années
d’enfance, p. 122). C’est aussi Chrétienne Sauvage qui, pressentant que son
mari ne saura pas modérer ses coups, fait en sorte que Wole ne soit pas battu
alors qu’il a détruit totalement avec une tige d’ewudu le jardin dont Essay
était si fier (fin du chapitre V, p. 137-138)2. Pour diverses raisons, il incombe
donc naturellement au père d’élever son enfant avec une certaine fermeté.
D’autre part, l’enfant peut voir spontanément en son père un parfait modèle
à suivre. Wole éprouve une véritable admiration pour son père, tenu
« pratiquement pour invulnérable » (Aké, les années d’enfance, p. 42) et
auquel il consacre de longues descriptions : il l’observe le matin en train de
faire sa gymnastique, de se laver impeccablement les dents (p. 139), admire
son écriture (p. 43). Il espère devenir « grand comme [s]on père » (p. 165, ch.
7), et imite sa grande sociabilité, au grand dam de Chrétienne Sauvage qui
déplore qu’il invite comme Essay ses amis à déjeuner à l’improviste :
« Celui-là sera comme son père. Il amène ses amis à l’heure des repas, sans
avertir » (Aké, les années d’enfance, p. 59). Le narrateur du conte « Un
Caractère gai », fait un portrait très positif de son père, homme « enjoué et
avenant », cocher de corbillard qu’il admire et est fier de suivre dans ses actes
et ses opinions : « comme lui, quand il était encore de ce monde », « et mon
père pensait la même chose », « je sais à quoi m’en tenir, grâce à ce que j’ai
appris par mon père (Contes, p. 232). Dans « Ce que racontait la vieille
Johanne », Rasmus rêve de devenir un grand tailleur, suivant le modèle de
son père qui exerce ce métier : « C’est son père qui le lui avait dit » (Contes,
p. 389). Rousseau préconise que le père fasse en sorte que l’enfant, en le
voyant agir bien, ait envie de suivre son exemple : « Il faut trouver en soi
l’exemple qu’il se doit proposer. […] C’est votre temps, ce sont vos soins,
vos affections, c’est vous-même qu’il faut donner. […] Il y a des
témoignages d’intérêt et de bienveillance qui font plus d’effets et sont
réellement plus utiles que tous les dons » (Émile, p. 162). Le philosophe
définit l’homme comme « imitateur » (Émile, p. 176). Le père est donc dans
nos œuvres présenté comme un modèle positif auquel l’enfant s’identifie
volontiers. Il aime la complicité qu’il a avec son père. Tout comme Essay
dort avec Père lorsque la famille se trouve à Isara (Aké, les années d’enfance,
p. 244, ch. 9), Wole dort dans la chambre d’Essay, et a le sentiment d’être un
privilégié, de « jouir d’un traitement spécial », d’appartenir avec son père à
« un monde à part » (p. 145). C’est « notre chambre » dit-il à Lawanle qui se
permet de rentrer sans frapper et qui le remet à sa place : « Depuis quand est-
ce que tu es Papa ? » (p. 147). L’enfant peut ainsi souhaiter accentuer une
proximité et une ressemblance avec un père souvent admiré.
Enfin, le père est une figure protectrice, qui permet à l’enfant de grandir
paisiblement sous son aile. Une vieille femme des environs d’Owu, qui
témoigne de la mort de son fils unique la forçant à élever ses treize petits-
enfants raconte que la mort du père met les enfants dans une situation
catastrophique. Elle a dû se remettre à cultiver le champ qu’il lui a laissé,
mais la pauvreté les guette néanmoins : « Nous parvenons tout juste à gagner
notre vie, tout juste. Même les études des enfants sont irrégulières. Ils ne
peuvent aller à l’école qu’un à la fois » (Aké, les années d’enfance, p. 332).
Mis en pension chez les Lambercier, Rousseau se sent également faible :
« Eloigné de mon père, je n’étais qu’un pauvre orphelin » (Émile, p. 221).
L’enfant sans père a tendance à mûrir trop vite, ce qui n’est pas dans l’ordre
des choses : il faut selon le philosophe laisser « l’enfance à [sa place] dans
l’ordre de la vie humaine, il faut considérer l’homme dans l’homme et
l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa place et l’y fixer » (Émile,
p. 139). Le père, plus mûr, maintient le fils dans l’état d’enfance qui est le
sien, voyant « mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou
nuire à sa conservation » (Émile, p. 147). Un père est donc là pour préserver
et rassurer son enfant : lorsque Wole prétend qu’il faut remettre à l’intérieur
de son crâne le sang qui s’est écoulé lors de sa chute de la balançoire
improvisée, le père ne cherche pas à lui faire entendre raison, et lui affirme
simplement qu’il s’est servi du biberon de Dipo pour replacer le sang (Aké,
les années d’enfance, p. 64). C’est Essay qu’on appelle lorsque Wole est
blessé par un coup de machette, et c’est en entendant sa voix que l’enfant se
risque à ouvrir l’œil, prenant conscience qu’il n’a pas perdu la vue (p. 74).
C’est également à Essay que pense Wole lorsqu’il est perdu après avoir
fugué : « C’était une chose à demander à mon père lorsque je rentrerais à la
maison » (p. 88). Le monde semble plein d’obstacles à l’enfant dépourvu de
père, qui expérimente une grande faiblesse. Dans « Les Cygnes sauvages »,
Élisa, chassée par son père qui ne la reconnaît pas après qu’elle a été grimée
par sa méchante belle-mère, ce qui équivaut à la perte de son père (« Il fut
tout effrayé et dit que ce n’était pas sa fille », p. 97), se sent triste et isolée :
« Lorsqu’elle regardait droit devant elle, elle avait l’impression d’être
entourée par toute une série de palissades successives. Oh ! c’était une
solitude qu’elle n’avait jamais connue auparavant » (Contes, p. 99). Dans le
conte « Elle n’était bonne à rien ! », la mort du père, Erik, le gantier, d’une
« grave et longue maladie » laisse la mère dans un dénuement atroce, alors
« qu’elle s’est donné bien du mal à cause de l’enfant ». Le petit dort aux
pieds de sa mère, « recouvert d’un vieux tapis » (Contes, p. 265-267).
L’enfant se sent donc naturellement protégé lorsque son père veille sur lui, et
affaibli en l’absence de père.
À l’issue de cette deuxième partie, nous devons donc contredire l’assertion
de Jean-Paul Sartre selon laquelle le lien de paternité serait « pourri ». Dans
nos œuvres, les pères sont bel et bien des éducateurs naturels, aimés et
respectés par leurs enfants, qu’ils chérissent et protègent.
Finalement, si la tentation de « tuer » symboliquement le père est bien
connue en psychanalyse dans le processus nécessaire d’acquisition d’une
autonomie, le lien d’un enfant avec son père est essentiel à son équilibre, au
point que l’enfant ne cesse de chercher des modèles de substitution lorsque
son père fait défaut ou disparaît. La présence d’une figure paternelle est donc
primordiale pour la construction d’un enfant, qu’il faut néanmoins savoir
guider sans être pesant.
Aucun enfant ne souhaite a priori être privé de ses parents, et la mort d’un
père a quelque chose de tragique et de terrible pour son enfant. Si Rousseau
décide que son élève Émile sera « orphelin », c’est qu’il s’agit d’un élève
fictif, qui sera par cet état entièrement sous sa responsabilité : « Chargé de
leurs devoirs, je succède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il
ne doit obéir qu’à moi » (Émile, p. 103). Mais les élèves réels qu’il
accompagne ou dont il raconte l’histoire ont bel et bien des pères auxquels ils
sont attachés. Dans le court chapitre XI du roman porté à notre étude, Essay,
malade, envisage sa mort dans des monologues surpris par l’enfant, et va
même jusqu’à convoquer Wole pour lui passer le relais : il deviendra
« l’homme de la famille » (Aké, les années d’enfance, p. 271). Wole explique
alors que, sans véritablement saisir ce qui arrive à Essay (« Je comprenais à
peine »), il est « inconsciemment poussé par un besoin d’être avec la famille,
de partager l’intimité tranquille du toucher, des regards, dans un
rapprochement palpable en chacun de nos actes » (p. 271). Il a conscience
que ce passage est primordial : « Cela semblait si important pour lui et
soudain, je fus saisi par le sentiment que j’étais en train d’accomplir une
importante transition, à cause d’une promesse qui me liait éternellement. Il
était clair que rien ne devait m’empêcher d’accomplir cette promesse faite
entre deux personnes sur un terrain mal connu, encore inexploré ». L’enfant,
par une forme de mimétisme, tombe même malade, comme son père. Il a une
forte fièvre et se doute comme ses parents que cela a à voir avec la
conversation qu’il a eue avec son père. Finalement, Essay semble guérir. Et
c’est « un sentiment de libération, un soulagement psychique profond, une
sensation de sursis durable » qui s’installent. Wole y voit l’acceptation de sa
part d’un « nouvel ordre » et éprouve « un sentiment de gratitude à l’endroit
d’une force invisible qui [les] avait délivrés d’une Menace entrevue mais
demeurée sans nom » (Aké, les années d’enfance, p. 274). Chez Andersen,
Jørgen renonce à son funeste projet de projeter le navire sur le banc de sable,
pour tuer son rival Morten, ce qui reviendrait à tuer tout l’équipage, son père
adoptif y compris, lorsqu’il voit le « visage blême de son père », déjà malade.
« Il lui fut impossible de suivre l’impulsion que lui dictait la méchanceté »
(« Une Histoire des dunes », p. 306). Contrairement à ce que dit Jean-Paul
Sartre, l’enfant est généralement terrifié à l’idée de voir son père disparaître.
Mais le père de l’enfant ne doit pas prendre une place telle qu’il apparaisse
comme un modèle pétrifiant pour l’enfant qui, en grandissant, doit faire ses
propres choix et prendre son autonomie. Si Rousseau valorise, on l’a vu, une
imitation positive des actes vertueux, il l’oppose à l’imitation mise en place
par le paysan, qui fait toujours « ce qu’il a vu faire à son père », et n’agit
donc que « par routine », comme un « automate » (Émile, p. 196). Dans le
conte intitulé « Ce que racontait la vieille Johanne », Rasmus Le Pouilleux, le
paresseux qui ne prend aucun soin de son arbre, ne fait que répéter l’attitude
délétère de son père : « “À quoi bon !” était sa devise, tout comme elle avait
été celle de son père » (Contes, p. 386). « Il tenait plus de son père que de sa
mère » (Contes, p. 394). Fataliste comme son père Ølse, il renonce à
demander la belle Else (pourtant amoureuse de lui) en mariage, et quitte la
région, ce qui peine sa mère : « Il tient un peu trop de son père » (p. 396). À
son retour, il refuse de prendre les médicaments prescrits par le médecin,
alors qu’il est malade car « À quoi bon ! » et cesse de travailler, préférant
fréquenter le cabaret, répétant toujours « À quoi bon ! » comme son père,
alors même que Johanne, son amie d’enfance, l’engageant à se ressaisir, le
prévient : « C’est une mauvaise devise que tu as ! » (Contes, p. 399). Ayant
suivi le modèle de son père, il meurt, pauvre et triste, vieux avant l’âge.
L’enfant ne parvient pas, par ce type de mimétisme, à acquérir une
intelligence propre, même parvenu à l’âge adulte. À l’inverse, une évolution
favorable de l’enfant est parfaitement visible dans le roman que nous
étudions. Essay est initialement pour l’enfant une véritable figure de
référence, à l’aura particulière : il surgit le matin « comme par enchantement
en haut du perron » devant tous les enfants de l’école rassemblés (Aké, les
années d’enfance, p. 54). Le statut quasi-divin du père, admiré par tous, est
confirmé au début du chapitre VIII lorsque l’électricité est installée dans la
maison d’Aké. Les enfants ignorent tout de ce type d’installation à ce point
qu’Essay, « habile à maintenir l’illusion », leur fait croire que c’est de la
magie et calque la phrase prononcée par Dieu dans la Genèse : « Que la
lumière soit » (Aké, les années d’enfance, p. 185). Mais ce statut s’estompe
peu à peu. La réponse de Wole à l’inconnu arrogant qui lui demande
pourquoi il refuse de se prosterner prouve qu’il n’assimile plus son père à un
dieu : « Vous n’êtes qu’un homme comme mon père, non ? », ajoutant que
s’il ne se prosterne pas devant Dieu, il ne se prosternera pas devant eux. En
outre, spontanément, l’enfant se détache de la crainte qu’il a de son père. Par
exemple, lorsque Bunmi va rapporter à Essay que Wole l’a menacée si elle
touchait à son goyavier, il s’attend « à être appelé d’un instant à l’autre »,
mais conclut : « Je m’aperçus que cela ne m’inquiétait guère » (Aké, les
années d’enfance, p. 175). Wole grandit et l’emprise de son père sur lui
disparaît, tout comme, en son temps, Essay s’était détaché de Père, en
embrassant la religion chrétienne. Père croit en effet en Ogun (p. 236) ce qui
le fait d’ailleurs passer pour un « incroyant » aux yeux de Chrétienne
Sauvage (p. 237). D’autres enfants dans le roman ont besoin de manifester
une véritable hostilité à leur père pour prendre leur envol : au lycée, Wole
constate qu’il est fréquent que les étudiants distribuent à leur amis de l’argent
dérobé à leurs pères. Cela peut occasionner des ruptures familiales violentes :
« Apprenant que son père se trouvait dans les murs du lycée, le fils fit sa
valise et prit la fuite. Il ne revint pas et nous apprîmes qu’il n’était pas
retourné chez lui non plus » (Aké, les années d’enfance, p. 278). Dans « Les
Cygnes sauvages », la méchante reine, après avoir placé « la petite sœur Élisa
chez des paysans », décide de chasser les petits princes de la maison, sans
leur apporter aucune aide : « Envolez-vous de par le monde et tirez-vous
d’affaire tout seuls » (p. 96). Ce départ et ce voyage sont présentés comme
nécessaires à leur évolution : « Il fallait qu’ils repartent, qu’ils montent haut
vers les nuages, qu’ils aillent loin dans le vaste monde ». L’enfant qui mûrit
doit donc progressivement se défaire de l’image d’un père tout puissant pour
imposer ses choix.
Par conséquent, le père, tout en restant si possible présent, doit savoir
partager voire déléguer son rôle à d’autres éducateurs afin qu’ils proposent
des modèles différents, aptes à l’engager vers l’autonomie, à son enfant. Il est
peut-être préférable, sans souhaiter que le père ne meure comme c’est le cas
pour celui de Jean-Paul Sartre, que cela ne soit pas le père lui-même qui se
charge totalement de son éducation. Chrétienne Sauvage et son mari
collectionnent « les petits abandonnés » et ne refusent jamais de recueillir les
enfants que des parents leur amènent pour « qu’on les “forme” » (Aké, les
années d’enfance, p. 142). Dans « La Petite Sirène », c’est la mère du roi
veuf qui éduque ses enfants, et qui formule les règles : « Lorsque vous aurez
quinze ans, vous aurez la permission de […] » (Contes, p. 57). Dans
« L’Invalide », les parents acceptent que le maître d’école vienne voir Hans,
et lui « parle de la taille de la terre et de nombreux pays » (Contes, p. 423). Ils
acceptent ensuite, une fois Hans guéri, qu’il traverse la mer pour aller à
l’école secondaire, ce qui suppose qu’ils ne le reverront pas pendant de
nombreuses années. Ole, son père se réjouit de l’avenir de maître d’école
promis à son fils (Contes, p. 427). Rousseau emploie souvent le groupe
nominal « les pères et les maîtres », montrant une véritable collaboration
entre eux, comme lorsqu’il s’agit de remettre sur le droit chemin l’enfant
particulièrement capricieux dont il a la charge ponctuelle (Émile, p. 204).
Dans Émile, on comprend qu’il peut être difficile d’éduquer l’enfant quand
on est son père car naturellement on ne veut pas lui faire de peine, ce qu’un
étranger pourra faire si c’est nécessaire. Par exemple, Robert le jardinier
donne une leçon à l’enfant en s’opposant à lui, en saccageant le petit terrain
qu’il mettait tant de soin à cultiver, ce dont l’enfant ressent une grande
injustice. Alors qu’il est en larmes, le jardinier, loin de s’excuser, l’accuse
d’avoir en premier saccagé ses propres plantations de melons exquis et lui
apprend que « personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le
travail des autres afin que le sien soit en sûreté ». Émile n’ayant point de
jardin, le jardinier accepte de lui en céder un petit bout du sien, s’il ne touche
plus à SA propriété. Voilà comment « inculquer aux enfants les notions
primitives » : ils comprennent que « l’idée de la propriété remonte
naturellement au droit de premier occupant par le travail. Cela est clair, net,
simple, et toujours à la portée de l’enfant ». Les leçons du maître « doivent
être plus en actions qu’en discours » (Émile, p. 169), ce qu’un étranger sera
plus à même de faire, le père étant naturellement porté à protéger son enfant.
Comment demander à un père de ne pas remplacer une fenêtre cassée au
risque que l’enfant s’enrhume, de le laisser dormir dans une pièce sans
fenêtre et dans l’obscurité pour lui apprendre le respect des objets (Émile,
p. 170), ce que Rousseau met en pratique lorsqu’un élève est capricieux ?
Broda Pupa, le voisin des Soyinka à Isara, va apprendre à Wole comment se
servir d’une machette, comment se comporter face à un serpent, en le laissant
seul face à l’animal pendant dix minutes (alors qu’à Aké, les serpents sont
tués par les adultes bien avant que les enfants n’arrivent) ou face à un essaim
d’abeilles ; c’est un véritable initiateur et Wole est fier de retenir ses leçons,
de les appliquer. Il se sent protégé, finalement beaucoup plus que lorsque ses
parents le préservent de tout danger. Il applique ces conseils lorsque lui-
même est la proie d’un essaim, quelques jours plus tard : « Au moment où je
touchais le sol, je sentis que Broda Pupa pouvait être fier de moi. Ses
instructions résonnaient clairement dans ma tête et je les suivis comme s’il
s’agissait d’un exercice, me disant qu’il était vraiment providentiel qu’à peine
deux semaines plus tôt, nous ayons rencontré la victime au visage boursouflé.
Je ressentais à nouveau l’exultation de me voir l’objet d’une protection
spéciale. À Isara, c’était un sentiment constant, indiscutable, et que rien ne
pouvait menacer d’ébranler » (Aké, les années d’enfance, p. 235, ch. 9). Il est
ensuite « rempli de la joie d’avoir su [s]e protéger grâce à une leçon dont l’à-
propos tenait de l’augural » (p. 236). Cette efficacité de la leçon pratique
donnée par le père de substitution est d’autant plus réelle que le père véritable
a parfois de mauvaises bases éducatives voulant par exemple, selon
Rousseau, que son fils pratique des activités qui le distinguent des enfants du
peuple, alors qu’il faudrait lui apprendre ce qui lui sera utile : « Une
éducation exclusive qui tend seulement à distinguer du peuple ceux qui l’ont
reçue préfère toujours les instructions les plus coûteuses aux plus communes
et par cela même aux plus utiles. Ainsi, les jeunes gens élevés avec soin
apprennent tous à monter à cheval parce qu’il en coûte beaucoup pour cela,
mais presque aucun d’eux n’apprend à nager parce qu’il n’en coûte rien et
qu’un artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit » (Émile,
p. 215). Le bon père sera comme cet ami de Milord Hyde évoqué à la toute
fin du livre II d’Émile, qui a voulu examiner les progrès de son fils de neuf
ans après trois ans d’absence, et auquel son fils a répondu que le cerf-volant
dont on voyait l’ombre était non pas dans le ciel, mais sur le grand chemin,
réponse que le père jugea très pertinente au point d’envoyer au gouverneur
une pension viagère en plus de ses appointements, ce qui signifie que le bon
père juge l’esprit pratique de son enfant, et non l’illusoire maîtrise de théories
géométriques qui ne seraient pas de son âge. D’ailleurs, ce père sait s’effacer
devant l’habileté du maître3 : il embrasse son fils et « finissant là son examen,
s’en va sans rien dire » (Émile, p. 260). Le bon père sait donc accepter de
l’aide dans la lourde tâche d’éducation qui lui incombe, et cette aide permet à
l’enfant d’acquérir l’autonomie nécessaire pour voler de ses propres ailes.
Il semble donc qu’il faille nettement modérer le propos initial de Jean-Paul
Sartre : l’enfant ne peut souhaiter ne pas avoir de père, mais celui-ci doit lui
laisser une autonomie progressive, et se faire aider d’un éducateur qui
compensera ses failles.
Pour conclure, si un père paraît toujours écrasant pour son enfant puisqu’il
lui dicte ses choix, le guidant sans possibilité de dévier d’un chemin
prédéfini, l’empêche de jouir de sa jeunesse, et se montre parfois violent dans
ses punitions et ses remarques, il n’en reste pas moins un socle indispensable
à son épanouissement. Naturellement fait pour l’éduquer, il est un modèle
pour l’être qu’il a engendré, et qu’il tente de protéger au mieux. Nul ne donc
saurait se réjouir de la disparition d’un père et sans doute Jean-Paul Sartre
n’essaie-t-il que de ne pas trop souffrir de l’absence du sien. Tout père peut
exceller dans sa fonction, en laissant peu à peu l’enfant acquérir de
l’autonomie et nouer des interactions affectives avec d’autres éducateurs qui
viennent compléter ce que ses parents lui apportent initialement. Ainsi, le lien
indissociable entre le père et le fils perdurera, sans être toxique. Au contraire
de ce que dit Jean-Paul Sartre dans Les Mots, le respect et l’amour naturels
qu’un fils porte à son père peut donc s’épanouir, puisque, comme le soutient
Marcel Proust dans À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, « pour un bon fils,
son père est toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons
objectives de l’admirer ».
1. Précisons que Wole souhaite cette émancipation que craint son grand-père : « Je n’avais pas peur de
quitter ma famille. Au contraire, j’étais prêt à tout faire pour pouvoir la quitter. Je ne voulais pas qu’il
proteste auprès d’Essay en disant que j’étais beaucoup trop jeune » (p. 241).
2. Lorsque Wole bat son petit frère à la fin du chapitre VIII, il est surpris que Chrétienne Sauvage ne le
rapporte pas à Essay et a même « la conviction que l’on prenait bien soin de le maintenir dans
l’ignorance de ce qui s’était passé » (p. 185). À noter que la mère pense paradoxalement qu’Essay est
« trop patient » avec Wole (p. 159). À plusieurs reprises dans le roman, elle demande à Essay de
punir Wole mais il refuse (c’est le cas lorsqu’il vole le Lactogen, p. 162).
3. Le précepteur doit ainsi veiller à ne pas trop vouloir briller aux yeux du père de l’enfant, en adoptant
une éducation ostentatoire qui irait à l’encontre du simple éveil des sens et des principes éducatifs
très minimalistes sur lesquels se fonde l’éducation préconisée par Rousseau. En effet, le précepteur
traditionnel voulant prouver que la famille qui l’emploie a bien fait de l’employer, qu’il ne perd pas
son temps et qu’il gagne bien l’argent qu’on lui donne, pourrait faire en sorte que son élève puisse
montrer ses acquis, en faire étalage. Il se ficherait alors que ce qu’il lui apprend soit utile, pourvu
qu’on puisse voir le résultat de cet apprentissage.
Dissertation n° 2
par Romain Berry
Sujet
J.M.G. Le Clézio, dans L’Inconnu sur terre, paru en 2001, écrit : « J’aime la gaîté simple de
l’enfance. Ceux que la vie étonne, que la vie surprend, et qui s’amusent du monde, ceux-là
aussi ont la vertu. Ils ne sont pas sérieux. Les grandes choses, les beaux discours, les
événements historiques, ça ne les intéresse pas. Même, quelquefois, ils les regardent, du coin
de l’œil, ils les écoutent du coin de l’oreille, l’air un peu étonné, et ces grandes choses et ces
belles phrases tombent à plat, un peu dépitées, sans plus oser être solennelles ». Dans quelles
mesures cette citation semble-t-elle pertinente au regard des œuvres de Rousseau, Andersen
et Soyinka ?
Éditions utilisées
Émile ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau, livres I et II, GF, no 1428.
Contes, Hans Christian Andersen (traduction par Marc Auchet), Livre de Poche no 16113.
Aké, les années d’enfance, Wole Soyinka (traduction par Étienne Galle), Belfond, no 820.
Dissertation rédigée
Dans Le Livre du rire et de l’oubli, publié en 1979, Milan Kundera déclare :
« Les enfants sont sans passé et c’est tout le mystère de l’innocence magique
de leur sourire ». En perçant ainsi un des secrets des enfants, l’écrivain
tchèque suggère qu’ils sont pris dans un élan vital permanent qui les porte à
découvrir le monde, sans forcément fixer les événements qui les ont marqués.
Inconsciemment amnésique, essentiellement naturel, l’enfant accumule les
expériences sans se rappeler ce qui a peu lui arriver, comme si, étanche aux
valeurs, aux principes et à la morale, il ne pouvait que s’étonner, sans jamais
se lasser, des trouvailles, des rencontres ou des trésors quotidiens. De façon
analogue, J.M.G. Le Clézio, dans son essai L’Inconnu sur terre paru en 2001,
souhaite louer cette innocence car l’enfant, pas encore gâché et gâté par ses
semblables, découvre le monde de façon sensible, en capturant dans des
« mots-boîte » tout ce qui l’enchante dans le monde. C’est pourquoi, Le
Clézio déclare : « J’aime la gaîté simple de l’enfance. Ceux que la vie
étonne, que la vie surprend, et qui s’amusent du monde, ceux-là aussi ont
la vertu. Ils ne sont pas sérieux. Les grandes choses, les beaux discours,
les événements historiques, ça ne les intéresse pas. Même, quelquefois, ils
les regardent, du coin de l’œil, ils les écoutent du coin de l’oreille, l’air un
peu étonné, et ces grandes choses et ces belles phrases tombent à plat, un
peu dépitées, sans plus oser être solennelles ». Tout d’abord, en utilisant le
verbe « j’aime », l’auteur propose un jugement personnel, servant de thèse :
s’il n’avait qu’à retenir quelque chose de l’enfance, ce serait cette gaieté
franche, que la suite de la citation va développer plus précisément, en
expliquant pourquoi la joie de l’ingénu enfant est louée et en mettant en
valeur ce qui s’opposerait à cette spontanéité de l’enfant. La proposition
relative périphrastique, dans sa valeur globalisante, décrit comment se
construit le rapport au monde : l’enfant s’étonne, se laisse surprendre et
s’amuse. L’auteur utilise donc trois verbes qui dénotent la candeur et
montrent que l’enfant ne connaît pas le vice. Par la reprise anaphorique
« ceux-là », la définition se déplace sur donc dans le domaine de l’axiologie
car les enfants sont « aussi » – et l’adverbe prend tout son sens – capables
d’un rapport sain au monde. En effet, leur éveil, associé à leur capacité à
s’émerveiller devant les beautés les mystères de la vie, est une « vertu »
qu’un adulte doit reconnaître. Parce que les mots leurs paroles ne sont pas
claires, parce que leur bredouillement atteste un « moi » qui, lui, bredouille,
se construit et se cherche, certes « ils ne sont pas sérieux », mais ils sont
vrais. Leur folie, leur interprétations farfelues, leur cheminement de pensée,
échappant à toute explication rationnelle, est un signe de vérité qui fait fi du
regard des autres. L’enfant ne joue pas pour être quelqu’un qui n’est pas, il
est vrai dans le sens plein du terme, sans prétendre exister par et sous le
regard d’autrui. Jouer un rôle dans l’histoire ou prendre part à des
« événements historiques » se terminera par un oui, mais pourquoi… très
naïf, de même qu’un discours truffé de clinquantes figures de rhétorique sera,
à coup sûr, perçu comme un galimatias. Cependant, la citation n’a rien
d’idéaliste. Le Clézio ne dresse pas de portrait idyllique de l’enfant ; il sous-
entend que, espiègle et curieux, il est désireux de percer à jour les secrets des
adultes qui chuchotent ou usent de codes qu’il ne comprend pas. Toutefois, la
conclusion est le même : les « beaux discours » demeurent logorrhétiques.
L’antithèse entre « grandes » et « tomber à plat » dans la citation atteste que
l’enfant, peu enclin à la solennité, préfère la légèreté d’une vie sans faux-
semblant, autrement dit d’une vie vraie, fondée sur la « gaîté », dans laquelle
chacun profite du moment présent mû par un élan la curiosité. Ainsi, alors
que la spontanéité et la candeur de l’enfant le poussent à des paroles
balbutiantes et des considérations dérisoires pour les adultes, quelle
importance peut-on accorder à cette absence de sérieux, qui, paradoxalement,
peut s’avérer profondément heuristique et construire un rapport au monde,
franc, épuré de stéréotypes, d’interdictions ou de belles paroles, qui sont
celles des grands ? Certes, l’enfant, assoiffé de connaissances, s’amuse et
s’émerveille de tout ce qui l’entoure, sans prétention de « sérieux » ou sans
intérêt porté aux « grandes choses », aux « beaux discours » des adultes qu’ils
ne comprennent pas. Toutefois, la pensée de Le Clézio est clivante et oublie
ceux qui ne connaissent pas la vertu justement, ceux pour lesquels le sort, peu
clément, les prend dans les rets de la cruauté. Les « belles phrases » et les
« grandes choses » imposent une conduite qui contraint la spontanéité de
l’enfant. Dès lors, la construction d’un rapport sensible au monde peut
s’avérer ardue s’il ne sort pas de cet émerveillement car la « gaîté » est aussi
un voile pour celui qui refuse de voir la réalité telle qu’elle est. Il est donc
raisonnable de penser que, pour apprendre, l’enfant doit cesser de se laisser
surprendre ; c’est ainsi qu’il percera le secret des « beaux discours » qui
n’auront plus rien de verbeux pour lui. Pour étayer notre propos, nous nous
appuierons sur les livres I et II de Émile ou de l’éducation écrit par Jean-
Jacques Rousseau au XVIIIe siècle, sur les Contes du danois Hans Christian
Andersen, écrivain du XIXe siècle, ainsi que sur le roman Aké, les années
d’enfance, dans lequel l’écrivain Wole Soyinka, qui reçut le Prix Nobel de
Littérature en 1986, raconte ses onze premières années dans le village d’Aké
au Nigeria.
L’enfant s’amuse de tout et s’étonne de tout. Il construit un rapport
authentique et singulier au monde, fait de fraîcheur et de spontanéité. Certes,
il trébuche, « [tombe] à plat », mais rien n’est grave pour celui qui est avide
de découvertes et qui n’intellectualise pas ce qui lui arrive.
L’enfant, tout d’abord, se laisse guider par ce que la vie lui offre. C’est
pourquoi elle l’« étonne », le « surprend » et l’amuse. Son expérience au
monde est ainsi liée à une forme de légèreté, de laquelle le « sérieux » est
fondamentalement exclu. C’est bien cette spontanéité qui caractérise le petit
Wole, narrateur d’Aké, les années d’enfance. En effet, il construit un rapport
sensible au monde sur le mode du jeu et du décalage comique. Chaque
personne rencontrée durant son enfance est l’occasion d’un portrait, souvent
caustique, mettant en évidence un type. Ainsi, le gentleman arriviste Moâ-
même, comme le mercenaire déjanté Paa Adatan et ses gris-gris, l’abikú
Bukola et ses fausses transes, ou bien le misogyne Balogun, tous sont
l’occasion de portraits au vitriol, signes que Wole découvre le monde au fil
de ses rencontres et de ses pérégrinations. C’est pourquoi, au chapitre III, le
petit curieux suit la fanfare du village et s’étonne de tout ce qu’il découvre.
Surpris de voir que « [seules] des constructions particulières telles que
l’église et le cénotaphe se trouvaient isolées » (page 65) et que « [tout] le
reste était cousu ensemble d’une seule pièce » (page 65), il découvre ces
« morceaux symboliques d’Aké » (page 67) que sont l’atelier du
photographe, la maternité de Mlle Makota, les couturières, l’étal des affreuses
sorcières aux « poitrines plates et vides » (page 72) et le marché où « il
paraissait impossible qu’il existât tant de choses au monde » (page 71). Ces
petites « choses » domestiques frappent le narrateur qui s’émerveille de tout.
L’élan vitalisant qui porte l’enfant à la découverte est aussi celui du petit
batracien dans « Le Crapaud » d’Andersen. Bien que sa mère le mette en
garde contre le monde extérieur et le seau du puits qui pourrait l’écraser, le
petit « souhaite simplement pouvoir arriver un jour jusqu’à la margelle du
puits