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LE MANAGEMENT STRATÉGIQUE EN PRATIQUES

Linda Rouleau, Florence Allard-Poesi, Vanessa Warnier

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2007/5 n° 174 | pages 15 à 24


ISSN 0338-4551
ISBN 9782746218581
DOI 10.3166/rfg.174.15-24
Article disponible en ligne à l'adresse :
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INTRODUCTION DOI :10.3166/RFG.174.15-24 © 2007 Lavoisier, Paris.

PAR LINDA ROULEAU,


FORENCE ALLARD-POESI,
VANESSA WARNIER

Le management
stratégique en pratiques

D
epuis le début des années 2000, de plus en plus
de chercheurs s’intéressent à la perspective de
la pratique en stratégie, c’est-à-dire à la
manière dont les gestionnaires font la stratégie dans
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leurs activités quotidiennes (Mounoud, 2001 ; Johnson,
Melin, Whittington, 2003 ; Golsorkhi, 2006 ; Johnson,
Langley, Melin et Whittington, 2007 ; Jarzabkowski,
Balogun et Seidl, 2007). Plutôt que de mettre l’accent
sur le contenu de la stratégie et les processus de change-
ment stratégique, ces travaux examinent les activités, les
routines, les discours et les conversations quotidiennes
des gestionnaires qui participent à la formation de la
stratégie de leur entreprise (Balogun, 2003 ; de La Ville
et Mounoud, 2003 ; Jarzabkowski, 2004).
Le développement de cette perspective dans le domaine
de la stratégie n’est pas étranger, d’une part, à ce que
l’on appelle le practice turn en sciences sociales
(Schatzki, Knorr-Cetina et von Savigny, 2001) et,
d’autre part, à la demande des gestionnaires qui, au-delà
des modèles prescriptifs qu’ils apprennent dans les
écoles de gestion, souhaitent que les chercheurs déve-
loppent des connaissances concrètes plutôt que des
modèles génériques difficilement actionnables. Ainsi,
tant dans les sciences sociales qu’en sciences de gestion,
il existe actuellement une tendance à privilégier l’action
humaine pour comprendre le fonctionnement des
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groupes et les liens qu’ils entretiennent Marie-José Avenier (1997) sur la stratégie
avec des structures plus larges que sont chemin faisant constituent des ouvrages
l’organisation et la société. En stratégie, le précurseurs de la perspective de la pratique.
tournant de la pratique implique de consi- Au début des années 2000, les travaux du
dérer la stratégie non plus comme ce qu’une groupe de recherche DRISSE qui se consa-
entreprise a, mais plutôt comme étant ce crait à l’étude des discours, des représenta-
que les individus font (Jarzabkowski et al., tions et des interactions sociales en straté-
2007). gie d’entreprise ont également contribué au
Les racines de ce mouvement sont surtout développement de cette perspective
européennes et regroupent principalement (Mounoud, 2001 ; 2004). De nombreux
des chercheurs britanniques, français, scan- jeunes chercheurs se sont ensuite intéressés
dinaves et allemands. Toutefois, des aux pratiques par le biais des communautés
chercheurs québécois et canadiens s’y inté- de pratique pour réapprécier des questions
ressent également. En fait, on retrouve trois théoriques classiques sur l’apprentissage et
noyaux d’influence importants qui, de la connaissance. Enfin, la perspective de la
manière imbriquée, marquent le développe- pratique est en plein renouvellement grâce à
ment de cette perspective en stratégie. une nouvelle génération de jeunes
Suite à l’article de Richard Whittington chercheurs et doctorants qui travaillent à ce
(1996) dans Long Range Planning, l’An- qu’on appelle désormais la fabrique de la
gleterre a constitué un terrain particulière- stratégie (Golsorkhi, 2006).
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ment fertile au développement de cette Au Canada, plusieurs chercheurs québécois
perspective. C’est en effet autour de ce ont, à la fin des années 1980 et dans les
chercheur que plusieurs séminaires et ate- années 1990, effectué des travaux visant à
liers ont été tenus sur la perspective de la approfondir comment les stratégies émer-
pratique au début des années 2000. Le gent. Nous pensons notamment ici aux tra-
numéro spécial de Journal of Management vaux d’Alain Noël, de Nicole Giroux et de
Studies paru en 2003 est venu consacrer les Christiane Demers pour ne nommer que
efforts qu’il a mis de concert avec Gerry ceux-là. Enfin, le GEPS (Groupe d’étude
Johnson et Leif Melin au développement de sur la pratique de la stratégie) vient d’être
cette perspective. Une seconde génération mis sur pied à HEC Montréal dans le but de
de chercheurs réunis cette fois autour de servir de lieu de collaboration, de concerta-
Paula Jarzabkowski, Julia Balogun et David tion et de rayonnement pour les chercheurs
Seidl ont ensuite pris la relève. L’aboutisse- québécois intéressés par le thème général
ment de leurs efforts communs a donné lieu de la pratique de la stratégie. Du côté du
à la sortie d’un numéro spécial sur la pers- Canada anglais, la perspective de la pra-
pective de la pratique au début de 2007 tique se développe par le biais de la notion
dans Human Relations. de travail institutionnel proposé par
Parallèlement, on a pu observer un chemi- Thomas Lawrence et Ray Suddary (2006).
nement similaire en France. Dans les années Depuis le début des années 2000, la pers-
1990, les travaux d’Hamid Bouchikhi pective de la pratique connaît donc une
(1993) sur l’entrepreneuriat et ceux de croissance rapide et est en voie d’insti-
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tutionnalisation. En plus de livres portant leurs actions en contexte, étant entendu que
sur ce thème (Jarzakkowski, 2005 ; ces actions ne sont pas le seul fait d’une
Golsorkhi, 2006 ; Johnson et al. 2007), délibération, mais qu’elles s’inscrivent dans
les activités de ces chercheurs sont réguliè- un contexte de relations sociales, de signifi-
rement diffusées dans les conférences cations, de règles et routines, de savoir-faire
internationales en management (Academy et d’objectifs donnant sens à l’action ;
of Management, Association Internationale autrement dit que ces actions actualisent et
de Management Stratégique, European renouvellent un ensemble de pratiques exis-
Group for Organization Studies, Strategic tantes. C’est ce que l’on entend générale-
Management Society) et dans plusieurs ment par perspective de la pratique, tra-
numéros spéciaux de revues (Journal duction de strategy-as-practice perspective
of Management Studies, European (Whittington, 1996 ; 2003 ; Jarzabkowski,
Management Journal, Human Relations, 2003 ; 2004).
Long Range Planning). Un site web dédié Entre ces deux pôles, on rencontre une
au thème Strategy as Practice (www.strate- diversité de positions qui font la richesse de
gy-as-practice.org) est en opération et la perspective de la pratique. Ainsi, certains
compte une communauté de chercheurs de travaux s’inspirent principalement de tra-
plus de 2000 membres. vaux en gestion ou en stratégie (Maitlis et
Lawrence, 2003 ; Salvato, 2003 ; Regnér,
2003) alors que d’autres (Jarzabkowski,
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I. – LA PERSPECTIVE
DE LA PRATIQUE 2003 ; Hendry, 2000 ; Whittington, 2001)
proposent de comprendre la pratique de la
Ce que nous appelons ici la perspective de stratégie en s’appuyant sur ceux des socio-
la pratique est une manière de penser et de logues (exemple : Bourdieu, Giddens) ou
faire la stratégie en devenir et dont les des philosophes (exemples : Foucault).
contours sont très fluides. En effet, la C’est par ailleurs autour de la notion de
manière de désigner cette perspective fait « pratique » elle-même que l’ambiguïté est
encore l’objet de nombreux débats. Pour la plus grande. Il y a plusieurs manières de
certains, il s’agit d’abord et avant tout de se situer par rapport à la notion de pratiques
faire état de l’activité des gestionnaires, et dépendamment de celle que l’on adopte,
c’est-à-dire de décrire dans le détail les acti- cela conditionne la vision de la stratégie qui
vités qui sont au cœur des processus straté- en découle.
giques auxquels ils participent. Dans cette À ce titre, une stimulante discussion sur le
voie, Johnson et al. (2003) ont suggéré les site strategy-as-practice a mené à définir
appellations suivantes : micro-stratégie, cinq sens acceptable du mot pratique1: 1) la
strategizing ou activity-based-viewed. praxis (l’action sur le monde) ; 2) les pra-
Pour d’autres, il convient plutôt parler de tiques de la stratégie (discours, standards et
pratiques. Dans ce cas, il s’agit de com- outils pour faire la stratégie) ; 3) la pratique
prendre comment les individus réalisent de la stratégie (dans le sens d’une spécialité

1. Whittington R., “5 Reinforcing senses of practice”, Strategy-as-practice website, 10 mars 2005.


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professionnelle) ; 4) le caractère pratique même qu’à ceux qui se situent à l’extérieur


(dans le sens de ce qui est utile pour faire la de l’organisation. Elle propose ainsi une
stratégie) ; 5) le caractère social de la pra- approche démocratique et pluraliste de la
tique (dans le sens du tournant pratique en formation des stratégies. La stratégie ne se
sciences sociales). fait pas uniquement par les gestionnaires au
Les travaux s’inscrivant dans la perspective sommet, mais aussi aux différents niveaux
de la pratique retiennent souvent l’une ou de l’organisation. Il est également impor-
l’autre de ces acceptions, visant la description tant de faire des liens entre le micro et le
fine des actions des managers dans leur macro bien que l’on ne sache toutefois pas
contexte concret d’action pour les uns, le sens trop comment faire et que l’on y parvienne
(significations et objectifs) de ces actions et rarement (Whittington, 2006). Enfin, on
leurs sources ou déterminations (historiques, cherche à comprendre comment les acteurs
sociales et sociétales) pour les autres. utilisent les modèles stratégiques, les outils
Si les travaux s’inscrivant dans la perspec- techniques et les codes organisationnels
tive de la pratique ne relèvent donc ni d’un pour construire la stratégie. Le faire straté-
ensemble théorique unifié ni d’un même gique et le dire stratégique sont donc inti-
projet, ils visent cependant tous à leur mement liés à la manière dont les acteurs
manière à répondre aux questions sui- utilisent les objets et les artefacts qui les
vantes : Qu’est-ce que la stratégie ? Qui entourent pour construire la stratégie.
est le stratège ? Que font les stratèges ?
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Jarzabkowski et al. (2007) considèrent que II. – IMPLICATIONS
la spécificité de la perspective de la pratique MANAGÉRIALES
se trouve à l’intersection des liens entre ce
qui constitue le faire stratégique (la pratique Jusqu’à maintenant, les travaux dans la
de la stratégie), les pratiques stratégiques perspective de la pratique ont surtout fait
(divers types de ressources qui se combi- l’objet de développements théoriques et ont
nent à travers les pratiques) et les praticiens souligné la richesse des travaux empiriques
(acteurs qui influencent la constitution de la qui pouvaient être réalisés en adoptant une
pratique). Autrement dit, la perspective de telle perspective. Outre les considérations
la pratique s’intéresse à toute question de méthodologiques qui ont été peu étudiées,
recherche qui permet de faire des liens entre la question des implications managériales
ces différents éléments. de cette perspective constitue sans aucun
La stratégie peut dès lors être conçue doute le parent pauvre des travaux effectués
comme un ensemble d’actions élaborées au jusqu’à maintenant. Pourtant, cette question
travers d’interactions sociales, de routines est centrale dans la perspective de la pra-
et de conversations par le biais desquelles tique puisqu’elle implique de se demander
les gestionnaires de même que les membres à quoi elle sert. Quelle est l’utilité pour les
de l’organisation, définissent une direction gestionnaires de cette perspective ? Que
pour l’entreprise. La perspective de la pra- peut-on retenir comme enseignements pour
tique invite également les chercheurs à s’in- l’action ?
téresser à tous les acteurs de l’entreprise qui Certains diront que l’utilité de la perspec-
participent à la formation des stratégies de tive de la pratique tient à son projet fonda-
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mental qui consiste à décentrer la compré- l’on peut acquérir un plus grand contrôle
hension du fait stratégique de ses finalités sur ce que l’on fait et ce que l’on dit.
managériales (Hendry, 2000 ; Chia, 2004). À l’opposé, d’autres chercheurs voient dans
En considérant la stratégie comme n’im- la perspective de la pratique une manière de
porte quelle pratique sociale plutôt qu’une contribuer directement à la constitution de
catégorie de la gestion, il y a là une contri- l’avantage concurrentiel des entreprises
bution majeure pour l’action. En effet, c’est (Johnson et al., 2003). Alors que dans un
en s’éloignant de l’idéologie managériale et contexte stable et non mondialisé, l’avan-
en considérant la stratégie comme une tage concurrentiel passe davantage par la
action qui prend son sens en fonction du détention de ressources rares, ces
contexte socio-économique, politique et chercheurs soutiennent que dans un
culturel dans lequel elle évolue que cette contexte mondialisé, l’avantage concurren-
perspective peut avoir des apports privilé- tiel réside de plus en plus dans les micro-
giés au monde des affaires. Ainsi, consi- actifs et les ressources intangibles. En cela,
dère-t-on que c’est en faisant ressortir les ils rejoignent d’ailleurs les chercheurs des
dimensions cachées de l’action stratégique théories des ressources et des connais-
que l’on peut le mieux aider les gestion- sances (resource-based view, knowledge-
naires dans leur action. based view) dont les travaux reposent sur le
En suivant un tel raisonnement, la question même présupposé. Ils s’en distinguent tou-
de la performance stratégique se pose tefois par le fait que dans la perspective de
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moins en termes économiques ou de résul- la pratique, c’est l’agencement des routines,
tats qu’en termes d’apprentissage et de des conversations et des interactions qui
contrôle de l’action. Autrement dit, en constituent les ressources rares et le savoir.
essayant de comprendre quelles sont les Pour d’autres, ce sont les frontières entre la
habiletés que mettent en avant les gestion- recherche et le monde de l’entreprise que la
naires quand ils font la stratégie, en repé- perspective de la pratique permet de repen-
rant les activités qui la composent et en ten- ser (Balogun et al., 2003). En effet, si l’on
tant de rendre explicite ce qui est tacite dans veut comprendre les pratiques des gestion-
la formation des stratégies, les connais- naires et comment se fait la stratégie au
sances produites ont d’abord et avant tout quotidien, cela nécessite aussi d’interroger
pour but de soutenir concrètement l’action nos manières de faire de la recherche. Une
des gestionnaires plutôt que leur proposer perspective de la pratique implique une
des modèles complexes et difficilement proximité plus grande avec les personnes
applicables (Wilson et Jarzabkowski, qui se prêtent volontiers au jeu de la
2004). La prise de conscience de l’exis- recherche. Bien sûr, cette plus grande
tence de micro-dynamiques qui sont mises proximité implique en retour de repenser
au jour dans ces travaux est susceptible de les critères de validité de la recherche et de
contribuer au renforcement de la réflexivité se poser un certain nombre de questions. La
managériale en regard de la manière dont recherche dans la perspective de la pratique
ils font les choses (Denis et al., 2007). C’est nécessite-t-elle une plus grande implication
en développant ses capacités réflexives que dans la pratique ? Quel est le danger de faire
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de la recherche en portant les deux cha- munautés de pratique et les pratiques orga-
peaux ? Et si la perspective de la pratique nisationnelles.
conviait les chercheurs à s’inscrire dans le
monde de la pratique, et les gestionnaires 1. La construction des savoirs de gestion
dans celui de la recherche, bref, invitait Ce thème explore la manière dont les
simplement chercheurs et praticiens à dia- connaissances que les gestionnaires et les
loguer autrement ? consultants utilisent, se construit à travers
le temps. La construction de savoirs action-
nables et le dévoilement des savoirs cachés
III. – PRÉSENTATION
à partir de l’expérience des stratèges et de
DES ARTICLES
ceux qui les entourent sont des thèmes qui,
Ce numéro spécial tente d’apporter des malgré l’importance capitale qu’ils revêtent
réponses à la question de l’utilité de la pers- pour la perspective de la pratique, sont
pective de la pratique pour l’action. Nous encore peu développés.
avons insisté auprès de tous les auteurs afin Marie-José Avenier et Christophe Schmitt
qu’ils exposent leurs travaux en portant une partent de l’idée que les connaissances
attention particulière aux implications développées par les gestionnaires dans l’ac-
managériales qui en découlent. Les articles tion restent souvent implicites faute de
qui suivent portent sur une grande diversité temps. Ils proposent donc une démarche de
d’objets (exemples : travail de consultant, recherche visant à élaborer des savoirs
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gestionnaires de première ligne, outils de actionnables, c’est-à-dire des savoirs issus
gestion, développement des compétences, de l’expérience des gestionnaires et dont la
organisation artistique, gestion du temps, mise en action vise à fournir des repères
projets internet, sécurité, etc.). Ils réfèrent pour susciter la réflexion et le questionne-
également à des ancrages théoriques et dis- ment de celui ou celle qui l’applique. De
ciplinaires tout aussi variés (exemple : théo- plus, ils explorent diverses manières de
ries de la communication, théories des res- communiquer les savoirs actionnables for-
sources, théories du changement, théorie de malisés qui puissent favoriser la réceptivité
la structuration, approches discursives, et l’appropriation de ces savoirs par les ges-
anthropologiques et psychosociales). Ils tionnaires. En définitive, cet article fournit
privilégient toutefois des méthodes de des pistes de réflexion et propose des
recherche qualitatives et longitudinales moyens concrets pour renouveler les rap-
allant de l’observation participante à la ports que le monde académique et le monde
recherche-action. Le caractère varié des de la pratique entretiennent.
contributions proposées reflète le potentiel L’article d’Olivier Babeau révèle certaines
de la perspective de la pratique en stratégie. facettes cachées du rôle des consultants
Nous avons regroupé ces articles sous les dans la formation de la stratégie. Si l’exper-
rubriques suivantes : 1) la construction des tise et la force de travail qu’ils apportent
savoirs de gestion, 2) les approches discur- sont souvent relevées, leurs rôles d’inter-
sives de la stratégie, 3) les acteurs comme face entre l’entreprise et son environne-
vecteur de l’activité stratégique, 4) les com- ment, sont rarement soulignés par la littéra-
ture. Babeau montre ainsi que l’expertise
Le management stratégique en pratiques 21

des consultants s’appuie sur des informa- les tensions entre les groupes d’acteurs pré-
tions collectées lors de missions antérieures sents dans l’organisation. Cette transforma-
et que leur valeur ajoutée consiste essentiel- tion est liée au caractère dual et multidi-
lement en une transmission « à la marge » mensionnel du plan stratégique qui, en
d’informations censées rester confiden- même temps qu’il permet la cohésion, porte
tielles (mais bien sûr non réellement straté- en lui-même des éléments pouvant freiner
giques pour l’organisation source). Loin la mise en place de la stratégie.
d’être le fait d’entorses à des règles déonto- De leur côté, Mathieu Detchessahar et
logiques strictes, ces pratiques relèvent Benoît Journé proposent une analyse dis-
d’un véritable savoir-faire et de la maîtrise cursive de la mise en œuvre d’outils de ges-
de règles tacites de la part des consultants : tion des compétences dans une usine d’un
savoir ce que l’on peut dire, ne pas dire, grand laboratoire pharmaceutique. Dans
comment le dire, à qui le dire. La maîtrise cette organisation, les outils de gestion de la
de ces règles et de leur application en situa- qualité et de recherche de l’efficience ali-
tion permet tout à la fois de garder la mentent un discours organisationnel centré
confiance des clients, et de leur garantir un sur l’expertise. Les auteurs montrent que
apport pour la fabrique de la stratégie. les outils de gestion de compétence mis en
œuvre dans ce contexte constituent des
2. Les approches discursives textes qui sont lus et appropriés en fonction
de la stratégie de ce discours organisationnel. Ainsi, si les
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La perspective de la pratique accorde une outils compétence visent à promouvoir la
grande importance à la question du langage flexibilité et la polyvalence tout autant que
et au rôle du discours dans la formation des les savoirs techniques, ne seront retenues
stratégies. Les deux textes suivants s’y inté- que les pratiques et interprétations faisant
ressent particulièrement en montrant com- écho aux autres textes et pouvant être rap-
ment les approches discursives permettent portées au discours organisationnel préva-
de jeter un regard nouveau sur la mise en lant. Le lieu où se fabrique la stratégie est
place d’outils de gestion. ici insaisissable : les stratèges sont partout
Chahrazed Abdallah examine la production distribués le long des chaînes de lecture et
et l’appropriation du discours stratégique d’écriture des différents textes que consti-
dans une organisation artistique de manière tuent les outils de gestion.
à ouvrir la boîte noire des processus de dif-
fusion et de réception de la stratégie dans ce 3. Les acteurs comme vecteurs
type d’organisation. Elle souligne d’abord de l’activité stratégique
les dualités discursives qui structurent le La perspective de la pratique considère que
discours contenu dans le plan stratégique. la stratégie n’est pas uniquement le fait des
Elle montre ensuite comment les acteurs de gestionnaires de la direction comme les
l’organisation s’approprient ce discours. approches classiques en stratégie le laissent
Dans un premier temps, le plan stratégique souvent entendre. Elle postule que la
est l’objet d’une appropriation commune et fabrique de la stratégie se fait dans le flux
rassembleuse. Dans un second temps, cette d’activités de l’ensemble des acteurs de
appropriation devient différenciée et reflète l’entreprise.
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Dans son article, Geneviève Musca exa- managers de première ligne en contexte de
mine minutieusement les interactions entre changement (légitimistes, négociateurs,
techniciens et journalistes réunis autour indifférents, contestataires). Pour faciliter
d’un projet internet financé par un grand le déploiement du changement dans une
groupe de presse. Elle montre comment ces organisation et tenter de s’assurer de l’im-
acteurs construisent dans le cours de leurs plication des managers de première ligne
actions une nouvelle compétence d’édition tout au long du projet, il importe de com-
interactive, qui constitue un avantage prendre comment ils se positionnent en
concurrentiel distinctif pour le groupe de fonction des différentes phases de dévelop-
presse. De son étude longitudinale, elle pement du changement. En adoptant une
souligne trois types de pratiques fondamen- approche pratique du changement, les
tales dans la construction de cette nouvelle auteurs montrent que les managers de pre-
compétence. Elle montre ainsi que la multi- mière ligne ne sont pas que des destina-
plication des échanges et des interactions taires du changement, comme le sous-
directs entre les journalistes et les techni- entend encore une large part de la littérature
ciens facilite le développement d’un lan- en stratégie.
gage commun. De multiples micro-expéri-
mentations permettent également la mise en 4. Les communautés de pratique
place d’un cadre structurant les échanges, et les pratiques organisationnelles
facilitant par là la construction de cette Bien qu’elle soit davantage associée à la
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nouvelle compétence. Enfin, les activités dimension managériale, l’étude des com-
aux frontières des différentes équipes impli- munautés de pratique et celle des activités
quées jouent un rôle central dans sa diffu- organisationnelles au quotidien est d’une
sion. La perspective de la pratique fournit grande importance pour la réalisation des
ainsi un éclairage complémentaire de la stratégies de l’entreprise. En effet, c’est
théorie basée sur les ressources et les com- dans l’étude en profondeur de la manière
pétences dynamiques en permettant de dont les gens organisent leur activité au
comprendre comment se construit un avan- quotidien que l’on peut le mieux com-
tage concurrentiel dans un contexte dyna- prendre les véritables causes du succès et de
mique et turbulent. l’échec de la mise en place des stratégies.
David Autissier et Isabelle Vandangeon- Stéphanie Dameron et Emmanuel Josserand
Derumez réexaminent le rôle des managers proposent une analyse relationnelle du
de première ligne et la manière dont ils se développement d’une communauté de pra-
comportent en contexte de changement. Le tique. À partir de l’histoire d’un réseau de
changement est devenu un phénomène per- soin réunissant des chirurgiens dentistes
manent dans lequel ces managers jouent un au sein d’une communauté de pratique, ils
rôle-clé. Ils ont cependant été jusqu’à pré- analysent les relations qui ont façonné
sent peu étudiés tant dans la littérature en l’évolution de la communauté étudiée.
stratégie que dans celle sur le changement. Chaque phase du développement d’une
À partir de l’analyse en profondeur de deux communauté de pratique est marquée par
projets de changement, les auteurs propo- un équilibre spécifique entre participation
sent une typologie des comportements des des acteurs et réification de leurs pra-
Le management stratégique en pratiques 23

tiques. Cet équilibre dépend de la nature François-Régis Chevreau et Jean-Luc


des dynamiques relationnelles se nouant Wybo développent une approche pratique
entre les acteurs et de leurs dimensions de la culture de sécurité. Ils soulignent le
identitaire, affective et fonctionnelle. Cet caractère peu actionnable d’une conception
article met en évidence l’importance des anthropologique de la culture de sécurité.
dynamiques sociales et relationnelles lors Ils proposent de concevoir cette culture
du développement de pratiques com- comme un ensemble de principes d’actions
munes. (généraux et techniques), principes qui,
De son côté, Luciana Castro Gonçalves s’ils sont portés par les valeurs et savoirs
offre une description détaillée et minutieuse des acteurs, constituent une culture de sécu-
des interactions dans une communauté de rité. Cette conception sert de guide pour
pratique technologique peu formalisée au l’appréciation de deux processus de maî-
sein d’une direction des systèmes d’infor- trise des risques chez Sanofi-Aventis. Les
mation d’un grand groupe industriel fran- actions à l’œuvre dans ces deux processus
çais de l’automobile. S’inscrivant contre la sont ainsi considérées non pas tant en
vision idyllique que véhicule la littérature termes de leurs finalités, mais des pratiques
sur les communautés de pratique, elle fait le (interactions, significations et valeurs)
pari d’en montrer les dimensions cachées. qu’elles révèlent. L’article montre ainsi que
Si une communauté de pratique facilite la perspective de la pratique modifie finale-
l’apprentissage et le partage d’informa- ment notre regard sur l’action, qui ne doit
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tions, son caractère peu structuré constitue pas être évaluée uniquement au travers des
un terreau fertile pour la prolifération de objectifs qu’elle sert, mais également au
conflits tant en son sein qu’avec l’environ- travers des dimensions sociales et de sens
nement organisationnel dans lequel elle qu’elle porte.
s’inscrit. En s’intéressant aux pratiques Ce numéro se termine par un ensemble d’en-
quotidiennes des chefs de projet internet, tretiens dans lesquels Ann Langley, Damon
l’auteur, grâce à une approche micro-pro- Golsorkhi et Valérie Chanal livrent leur point
cessuelle, témoigne de la nécessité de de vue sur la perspective de la pratique. Ils
rendre compte des interactions et des règles expliquent en quoi elle consiste, quels en
sociales que les acteurs mobilisent pour sont les enjeux et les implications. Ce dos-
comprendre la fragilité et les difficultés sier spécial constitue une invitation à prendre
auxquelles se heurtent les communautés de position dans les débats autour desquels se
pratique technologiques. structure la perspective de la pratique.

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