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Armand Colin

L'ÉCONOMIE DU DON CHEZ FRANÇOIS PERROUX: ACTUALITÉ ET PERTINENCE DU MODÈLE


PERROUSSIEN D'AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT POUR LE TROISIÈME MILLÉNAIRE
Author(s): Jacques Poirot
Source: Revue Tiers Monde, Vol. 48, No. 192 (OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007), pp. 833-852
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23592988
Accessed: 02-06-2016 09:24 UTC

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L'ECONOMIE DU DON
CHEZ FRANÇOIS PERROUX

ACTUALITE ET PERTINENCE DU MODELE PERROUSSIEN


D'AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT
POUR LE TROISIÈME MILLÉNAIRE

Jacques Poirot

L'objectif du développement, «couvrir les coûts de


l'Homme », ainsi que les principes d'une économie du don
préconisés par François Perroux dans L'économie du
XXe siècle se retrouvent dans les Objectifs du millénaire pour
le développement et dans les propositions du Projet objectifs
du millénaire. Le don, comme le souhaitait F. Perroux, est
présenté par les experts internationaux comme un des
modes de l'aide publique au développement le plus efficace
pour atteindre les objectifs de réduction de la pauvreté fixés
par la communauté internationale.

Mots clés : Économie du don, aide publique au développe


ment, Objectifs du millénaire pour le développement, Projet
objectifs du millénaire.

Le Comité d'aide au développement de l'Organisation de coopération et de


développement économiques (OCDE) définit l'aide publique au développement
(APD) par l'ensemble des prêts ou dons aux pays en développement de la part du
secteur public qui ont pour premier objectif la promotion du développement
économique et du niveau de vie des pays aidés, et qui présentent un caractère
concessionnel, défini pour les prêts par un élément don de 25 % 1 (Jacquet et

* Maître de Conférences en économie, Laboratoire BETA-CNRS, Université de Nancy 2.


L'auteur tient à remercier Hubert GÉrardin, maître de conférences en économie et directeur de
l'IPAG à l'Université de Nancy 2, pour ses commentaires, suggestions et remarques. Le point de vue
exprimé n'engage que l'auteur.
1 - Le chiffre de l'APD comprend également l'assistance technique. L'élément don d'un prêt est
calculé en comparant le prêt de l'APD à un prêt équivalent consenti à un taux de 10 %. Il est donc nul
pour un prêt consenti à 10 %, correspond à 100 % pour un don, et prend une valeur intermédiaire
pour un prêt concessionnel consenti à un taux d'intérêt inférieur à 10 % (Jacquet et Naudet, 2006).
Pour être incluse dans l'APD, la valeur actualisée des flux de remboursement générés par le prêt ne
doit pas excéder 75 % de sa valeur nominale. Le taux d'actualisation a été fixé par le Comité d'aide au
développement (CAD) à 10 % (Charnoz et Severino, 2007).

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - p. 833-852 - REVUE TIERS MONDE 833

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Jacques PoiROi

Naudet, 2006). L'APD a suscité de nombreux débats, portant sur les caractéris
tiques essentielles qu'elle devrait présenter : finalité, montant, modalités de sa
répartition entre les pays en développement, permanence des transferts, sources
de financement indépendantes ou non du contrôle des États (Brunel, Kipre et
PÉROUSE DE MONTCLOS, 2005 ; COHEN, guillaumont JEANNENEY et JACQUET, 2006 ;
Cohen et Portes, 2003 ; Gabas, 2005 ; Guillaumont, 2005 ; Groupe des Nations
unies pour le développement, 2005 ; Gunning, 2005 ; Nations unies, 2002 ;
Sogge, 2003). La finalité de l'aide est l'élément principal qui détermine en grande
partie les formes qu'elle devrait revêtir. Doit-elle, selon le paradigme du dévelop
pement, avoir pour objectif prioritaire de promouvoir le développement ou bien
doit-elle, selon le paradigme redistributif, s'attacher à maintenir un niveau de vie
décent dans les pays en développement, même si les transferts de capitaux sont
incapables à court terme d'initier un processus de croissance auto-entretenu
(Jacquet et Naudet, 2006) ? Est-il préférable d'attribuer une aide en priorité aux
pays qui sauront l'utiliser avec efficacité, car ils bénéficient d'une bonne gouver
nance capable de promouvoir le développement ? Faut-il au contraire attribuer
l'aide en fonction des besoins des populations, même s'il en résulte parfois des
gaspillages ou un surcroît de corruption ? Il n'est pas possible de répondre, de
façon cohérente, à cet ensemble de questions sans se référer à une véritable
philosophie du développement.

François Perroux, décédé en 1987, après avoir été pressenti pour le prix
Nobel en 1977, a inspiré nombre d'écoles de pensée, sans que ces dernières y
fassent souvent explicitement référence (Barre, Blardone et Savall, 2005 ; Maré
chal, 2005 et 2003). Il a proposé une nouvelle philosophie du développement en
assignant à l'économie d'être au service du genre humain. Dans quelle mesure
l'économie du don, qui constitue le fondement de nouvelles relations sociales
entre les individus et que préconise cet auteur, serait-elle susceptible d'apporter
une réponse cohérente et humaniste à l'ensemble des problèmes soulevés par
l'APD ? Nous analyserons, dans une première partie, le modèle d'aide au dévelop
pement proposé par F. Perroux, où le don joue un rôle essentiel. Nous examine
rons ensuite, dans une seconde partie, dans quelle mesure on trouve une optique
péroussienne dans les objectifs du développement, notamment les Objectifs du
millénaire pour le développement (OMD). Nous nous demanderons également si
les recommandations des experts dans le domaine du développement s'ins
crivent dans la logique des principes proposés par F. Perroux.

Dans notre analyse, nous nous référerons exclusivement à l'ouvrage fonda


mental de F. Perroux, L'économie du XXe siècle (1969). En effet, dans ses autres
travaux majeurs, comme Industrie et création collective, images de l'homme
nouveau et techniques collectives (1970) ou Économie et Société : contrainte,
échange, don, (I960), cet auteur ne traite pas les problèmes du don et de la
création collective dans la même optique. L'économie du XXe siècle porte essen
tiellement sur le mode de fonctionnement de l'économie aux niveaux national et
international et l'angle adopté est davantage philosophique et historique, une
optique que nous n'avons par ailleurs pas retenue dans cet article. L'activité
comme création collective ainsi que le rôle du don dans l'économie, s'ils sont
évoqués dans une publication plus récente de F. Perroux, Pour une philosophie
du nouveau développement (1981), ne font pas l'objet d'analyse et de dévelop
pements aussi précis et « engagés » que dans l'ouvrage qui nous intéresse. Ce

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L'économie du don chez François Perroux

texte plus récent a en effet été rédigé à la demande de l'UNESCO, à la suite de la


réunion d'un groupe de 27 experts (dont faisait partie F. Perroux) en août 1979
L'UNESCO les avait chargés de réfléchir à la mise en œuvre d'un développement
nouveau. Il avait été demandé à F. Perroux de se placer «du point de vue de
l'interrogation philosophique », ce qui explique sans doute le style « modéré » de
l'auteur ainsi que la nature des thèmes abordés qui n'entrent pas directement
dans la problématique de l'économie du don.

Il est difficile de déterminer dans quelle mesure les auteurs qui sont à l'origine
des OMD, comme A. Sen ou J. Sachs, ont été directement influencés par la
pensée de F. Perroux. Selon J-P. Maréchal, A. Sen aurait ignoré l'œuvre de
F. Perroux (Maréchal, 2003). Par conséquent, nous nous contenterons d'analy
ser la « proximité intellectuelle » entre les idées de F. Perroux et celles des
auteurs des OMD. Certains experts internationaux ayant participé aux travaux sur
les OMD ont pu être inspirés par l'œuvre de F. Perroux, mais cela dépend très
vraisemblablement de la culture économique de leur pays d'origine. Sauf à mener
une enquête auprès de ces experts, il n'est pas possible de savoir précisément si
ces derniers connaissent les concepts proposés par F. Perroux, et dans quelle
mesure ils ont été directement influencés par ses travaux, et notamment par les
idées et les recommandations développées dans L'économie du XXe siècle.

I - LE MODELE D'AIDE PUBLIQUE AU DEVELOPPEMENT


DE FRANÇOIS PERROUX

François Perroux, après avoir montré la nécessité d'établir au niveau mondial


une économie du don, a proposé un programme de développement pour les
pays les moins avancés économiquement.

1 - Justification et pertinence du don international

Pour F. Perroux, le don est une forme d'allocation des ressources plus efficace
que les prêts avec intérêt pour financer les investissements dans les pays en
développement. Il est également justifié par le caractère collectif de l'activité
économique et l'existence de mobiles allocentriques chez les individus.

a - De l'efficacité du don comme forme d'allocation des ressources

F. Perroux rejette les critiques traditionnelles faites aux transferts de capitaux


sous forme de dons et montre que le don doit être considéré comme une
procédure d'aide avec sa logique et son mode de fonctionnement propres.

Il rappelle que le paiement des intérêts, selon la théorie économique, garantit


« une répartition rationnelle des capitaux, leur rendement tendant à s'égaliser
dans chacun de leurs emplois. » Le taux d'intérêt, indispensable dans le calcul
économique, permet «d'évaluer pour un emploi la renonciation à un emploi

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Jacques Pol KO I

alternatif » (EV, p. 413) 2- Les transferts sans contrepartie fausseraient ce méca


nisme. Mais, pour F. Perroux, cet argument « tombe quand les marchés sont à
créer ou quand les mécanismes du marché international sont à ce point exténués
qu'ils doivent être suppléés » (EV, p. 416). Il ne convient pas d'avoir un « respect
superstitieux » pour cette loi de répartition des capitaux. En effet, dans les pays où
il n'existe pas de marchés des fonds investissables, « l'application pure et simple
de la règle classique signifierait que les investissements s'y font d'après les calculs
du seul prêteur» (EV, p. 415), comme cela était le cas pendant la période
coloniale. Et, par la suite, quand le stade de la colonisation est dépassé, faute de
pouvoir « espérer que dans des marchés imparfaits les fonds investissables se
répartissent de telle façon que leur rendement tende à devenir égal dans chaque
emploi, on s'efforce de les diriger en appréciant leur productivité sociale, c'est-à
dire les effets composites sur le revenu national, sur la balance des comptes, sur
l'emploi du capital disponible et à les coordonner compte tenu de leurs produc
tivités sociales » (EV, p. 415).

F. Perroux ne considère pas que les contraintes de remboursement et de


paiement des intérêts qui pèsent sur l'emprunteur soient suffisantes pour éviter
un mauvais emploi des ressources transférées aux pays en développement. En
effet, selon le schéma classique, l'aide permet au pays bénéficiaire, dans un
premier temps, d'importer des équipements. Comme le rappelle l'auteur, « il y a
excès d'importations sur les exportations pour l'emprunteur ». Dans un second
temps, grâce aux achats d'équipement, ce dernier peut élever « son produit réel
global, [...] assurer le service et le remboursement de l'emprunt et [...] redresser
ses deux balances, sur opérations courantes et sur capital » (EV, p. 417) 3. La
contrainte du remboursement obligerait à une gestion sévère, exercerait une
pression sur les prix et les coûts, et serait un frein au gaspillage. F. Perroux,
cependant, s'interroge sur l'efficacité réelle des contraintes imposées à l'emprun
teur : « Demandons-nous, à neuf, en quoi l'obligation d'assurer le service de
l'emprunt et de le rembourser engendre des contraintes économiques à l'égard
du pays emprunteur qui le pousse à augmenter son produit global et à pratiquer
des prix tels que ce supplément de produit soit exportable ». En fait, l'auteur
estime que, « chez les plus rudimentaires des pays sous-développés, c'est une
éducation combinant conseils et pressions qui évite le mauvais emploi des res
sources ; une bonne réforme fiscale, des changements heureux dans les élites
directrices ont plus de poids que l'obligation de remboursement » (EV, p. 418).
Cet auteur rappelle que, « dans beaucoup de pays sous-développés, l'activité est
exposée aux aléas naturels et aux fluctuations amples et brusques de quelques
exportations très concentrées » et il conclut que « la rigueur, le seul manque de
compréhension du créancier risque de plonger le débiteur dans la crise qui brise,
s'ils ont tendance à se former, les mécanismes classiques ».

En définitive, selon F. Perroux, il n'y a « aucune raison d'invoquer les lois


libérales à l'encontre des pratiques du Gift» (EV, p. 418). L'aide sous forme de

2 - Nous désignerons par EV l'ouvrage de F. Perroux, L'économie du XXesiècle (1969, 3e édition).


3 - Cette analyse relève sans doute du paradigme du développement, mais F. Perroux estime
qu'une partie de l'aide doit permettre à terme de promouvoir une croissance et un développement
auto-entretenus.

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L'économie du don chez François Perroux

dons paraît plus appropriée que les prêts classiques pour transférer des res
sources aux pays en développement. C'est un « procédé comme un autre d'amé
nagement économique des ressources en capital ».

b - Le caractère collectif de l'activité économique

F. Perroux montre que la production et l'innovation revêtent un caractère


collectif 4, au niveau de l'entreprise comme au niveau d'une nation, à cause de la
présence des économies externes. Celles-ci « rendent à peu près impossible
d'isoler un produit et un profit de la firme qui serait rigoureusement et exclusive
ment le sien, à plus forte raison d'imputer ce produit aux activités des seuls
collaborateurs de la firme et ce produit aux seules décisions du chef de firme »
(EV, p. 426). Il apparaît ainsi, pour F. Perroux, une interdépendance étroite entre
toutes les firmes, toutes les industries et toutes les nations. « Le produit se révèle
dépendant d'économies externes de l'environnement de plus en plus étendues.
Le produit de l'entreprise dépend du produit de l'industrie, qui dépend du
produit de la nation, qui dépend du produit de la région du monde à laquelle la
nation appartient, qui dépend de l'ensemble articulé des régions du monde.
Chaque produit particulier est le fruit de décisions par une unité particulière,
mais aussi de décisions étrangères aux comportements de cette unité » (EV,
p. 405). Il en résulte que « le principe de la rigoureuse (et apparente) équivalence,
chacun a droit à son produit, est remis durement en question » (EV, p. 426).

Pour F. Perroux, le processus d'innovation représente aussi un processus de


création collective : « le mode collectif de la création économique surgit de
l'observation des sociétés contemporaines» (EV, p. 716). Dans ce processus,
l'État et ses administrations publiques jouent un rôle important : « la recherche
scientifique et technique organisée par l'État prolonge ou supplée la recherche
scientifique et technique organisée par les grandes entreprises et leurs groupes.
L'information scientifique et technique ne se répand pas seulement par les
canaux du marché, mais par des centres de productivité publics ou mixtes ».

L'innovateur n'est plus celui qui est capable « de faire du nouveau », mais celui
qui se montre le plus efficace « pour acquérir les meilleurs techniciens, trier à leur
bénéfice les innovations possibles, obtenir les alliances politiques ou administra
tives qu'il faut » et, pour cela, il doit disposer « des capacités et des compétences
du politicien, peut-être même du politique » (EV, p. 716).

La construction d'une économie du don, au niveau national comme au niveau


international, est alors pleinement justifiée dans la mesure où aucun acteur
national ou international ne peut imputer directement à son activité une part de
la production et du revenu global, national ou mondial. Dans l'optique de F. Per
roux, on peut aussi considérer que les innovations faites dans un pays, et qui ont
contribué à y développer la production et à y accroître le revenu, ne sont pas
véritablement la propriété exclusive des nationaux. Ainsi, « les formes collectives
de production commandent les formes redistributives de répartition» (EV,
p. 405). Cet auteur estime, par conséquent, qu'il faut « remettre en cause nos

4 - La production et l'innovation sont également considérées par A. Sen comme une création
collective (Gérardin et POIROT, 2005).

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Jacques Poirot

représentations de l'échange et de la distribution des revenus, qu'il s'agisse des


échanges interindividuels ou entre les nations. « Les formes collectives de pro
duction et de distribution au sein des nations, les essais supranationaux de
collaboration entre les peuples n'imposent-ils pas des conduites individuelles et
des représentations collectives fort éloignées de celles dont ont vécu les sociétés
libérales et individualistes ? » (EV, p. 425).

C'est l'absence d'une véritable prise de conscience par l'ensemble de la


population du caractère collectif de l'activité économique qui est responsable,
selon les termes de F. Perroux, de « l'avarice des nations ». L'auteur déplore en
effet que les « représentations individuelles et collectives retardent » (EV, p. 426),
tant au niveau des hommes d'affaires, que des travailleurs ou des hommes
politiques. « Les hommes d'affaires en leur immense pluralité continuent de
raisonner, de réagir et d'agir comme si l'économie n'était à aucun degré collec
tive » (EV, p. 426). Les travailleurs ne défendent que leur intérêt de classe et les
« hommes politiques épousent les préjugés de leur temps ». F. Perroux déplore
que, dans ce contexte, ne soit uniquement acceptée la loi du rien pour rien, du
« nothing for nothing », selon laquelle « le produit ne bénéficie qu'aux natio
naux ». Faute d'éducation et d'une « formation suffisante des esprits », « on admet
qu'il est toujours facile d'isoler un produit de la nation, qu'il est suscité et doit
être employé par des échanges onéreux, que nul étranger n'a le moindre titre à
en percevoir la plus minime fraction. L'ordre des propriétés individuelles a, de la
sorte, un analogue dans l'ordre des propriétés collectives des nations » (EV,
p. 389).

c - La finalité de l'économie : une économie du genre humain


justifiée par les mobiles allocentriques des acteurs

« Les résultats présents [de l'économie moderne], appréciés à l'échelle de la


planète et à l'égard de l'espèce entière, sont des plus médiocres », estime F. Per
roux. En effet, « la moitié des êtres humains restent soumis à un régime d'écono
mie infrahumaine », et l'auteur ajoute : « accablés par la mort, la maladie, l'igno
rance, ils ressemblent à des bêtes traquées» (EV, p. 385). Il relève de façon
pessimiste que « le diagnostic serait moins inquiétant si nous pouvions nous tenir
assurés que nous sommes en possession d'un système excellent, mais d'efficacité
lente ou retardée ; il existe, au contraire, de puissantes raisons qui incitent à
douter de l'efficacité du système. » Ce dernier en outre « détruit la nature et tend
à en tarir la fécondité » (EV, p. 387). C'est pourquoi l'auteur propose de créer une
économie du genre humain, une économie de l'espèce, c'est-à-dire une écono
mie de tout homme et de tous les hommes, dont la finalité essentielle serait de
couvrir les coûts de l'homme sur l'ensemble de la planète 5. Cette « économie de
l'espèce implique d'énormes redistributions du produit, à l'intérieur des vieilles

5 - Les coûts de l'homme comprennent trois catégories : « 1) ceux qui empêchent les êtres humains
de mourir ; 2) ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie physique et mentale minima ; 3)
ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie spécifiquement humaine, c'est-à-dire caractéri
sée par un minimum de connaissances et de loisirs (EV, p 367-368). La couverture des coûts de
l'homme, une idée chère à F. Perroux, fait également l'objet de développements de sa part dans
l'ouvrage Pour une philosophie du nouveau développement (1981). On pourra se reporter à GÉrar
din et poirot (2005).

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L'économie du don chez François Perroux

nations, à l'intérieur des nations naissantes et économiquement sous


développées, entre les nations» (EV, p. 404). Une redistribution des revenus
d'une grande ampleur ne peut s'opérer qu'en faisant appel aux mobiles désinté
ressés des individus, dont la spécificité est exclue, selon F. Perroux, par les
analyses néoclassiques.

Au sein d'une économie du don, « les transferts de capitaux sans contrepartie


paraissent appelés à devenir une procédure non exceptionnelle, et par force une
école de solidarité : ils amèneront nécessairement à l'exploitation d'une nappe,
encore dormante et stérilisée aujourd'hui, de mobiles allocentriques qu'il est
parfaitement injustifiable de ne pas utiliser» (EV, p. 409). F. Perroux, en se
référant à E. Mounier, considère que « tout homme [...] est à la fois égocentrique
et allocentrique » et juge « comme incontestable l'existence d'une famille de
mobiles désintéressés » (EV, p. 422). Or l'organisation actuelle de l'économie ne
permet pas à cette classe de motivations de s'exprimer librement. Et l'auteur se
demande, de façon quelque peu provocatrice, si dans nos économies « l'exclusive
accentuation de l'intérêt personnel, le développement systématique des mobiles
égocentriques n'appartiennent [...] pas à un stade de nos sociétés en voie de
développement ? » (EV, p. 425). À ce propos, il fait remarquer « qu'on croupit
dans la répétition inlassable de platitudes sur l'intérêt personnel et sur la coïnci
dence des intérêts particuliers et de l'intérêt général » (EV, p. 426). Pour cet
auteur, « si le désir de donner hante chaque être humain, une organisation
économique qui ne lui octroie pas normalement des occasions de se satisfaire ne
saurait, par définition, réaliser les conditions du rendement social optimum. Les
sujets satisfont alors une partie seulement de leurs tendances et sont dans une
situation telle qu'une partie de leurs tendances est sacrifiée ou refoulée » (EV,
p. 422). Les transferts de capitaux sans contrepartie financés par les impôts d'État
permettront, dans une certaine mesure, à l'ensemble de la population de satis
faire ces mobiles désintéressés.

Par ailleurs, F. Perroux insiste sur l'efficacité avec laquelle doit fonctionner
une économie du don : « une économie moderne ouverte aux mobiles désinté
ressés et à l'esprit de don n'a rien de commun avec une économie où fleurissent
les institutions de bienfaisance et où la donation surgit à chaque occasion » (EV,
p. 427). L'économie du don n'est pas une économie qui se contenterait de « faire
au don sa part » en laissant à ce dernier une place marginale. Au contraire, une
économie du don, « c'est une économie dont les institutions vitales imposent
l'utilisation, chez tous, des mobiles désintéressés auxquels est restituée leur
efficacité proprement économique » (EV, p. 427). Une aide publique au dévelop
pement, qui aurait par conséquent un caractère permanent dans l'optique du
paradigme redistributif, s'insère parfaitement dans une économie du don et se
justifierait en partie par la nécessité, pour atteindre un optimum social, de satis
faire collectivement les mobiles allocentriques de la population des pays
donateurs.

2 - Le programme de développement

François Perroux propose un programme de développement qui serait


financé par les fonds rendus disponibles à la suite d'un désarmement mondial et

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - REVUE TIERS MONDE 839

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Jacques Poirot

qui serait mis en œuvre par un centre mondial coordonnateur du développe


ment. Ce dernier prendrait en compte les complémentarités régionales et ren
drait plus efficaces les plans de développement.

a - Une source de financement : le désarmement mondial

L'auteur constate que « les plans de développement, quand bien même le


réarmement ne les compromettrait pas, ne sont pas à la hauteur » et que les fonds
qui sont consacrés au réarmement pourraient et devraient être affectés au finan
cement du développement (EV, p. 396). Faisant preuve d'un grand réalisme, il
ajoute : « le moyen est de partir de ce qui est, c'est-à-dire des prélèvements faits
pour réarmer et de les transformer en moyens de financement d'intérêt com
mun » (EV, p. 412). Et, en défenseur des peuples du Tiers monde, il se demande
si, au milieu du XXe siècle, l'espèce se montrera [...] capable de renoncer à tuer,
de protéger et de favoriser la vie » (EV, p. 396).

En s'appuyant sur une étude des Nations unies, il estime « qu'avec un quart
des ressources employées au réarmement, le monde libre pourrait augmenter de
2 % par an le revenu national par tête des pays sous-développés » (EV, p. 399).
Selon l'auteur, les charges du réarmement représentent 10 % du revenu total, et
« avec 10 % du revenu global des économies développées du monde libre, une
politique spectaculaire de développement est arithmétiquement possible qui
dépasserait vraisemblablement de beaucoup la capacité utile d'absorption des
pays économiquement sous-développés dans les mesures difficiles d'indemnisa
tions accordées à des productions non solvables par les moyens ordinaires du
commerce » (EV, p. 399). Si les sommes du réarmement affectées au développe
ment dépassent les capacités d'absorption des pays en développement, il serait
alors possible de consacrer seulement 2,3 % du revenu national au développe
ment, ce qui correspond à « 6,5 fois le montant actuel des capitaux à destination
des pays sous-développés », et « une politique très bienfaisante, d'allure et de
rythme modérés, peut être mise en œuvre » (EV, p. 399).

Déplacer les dépenses d'armement vers des dépenses destinées à promouvoir


le développement peut aussi, dans l'esprit de F. Perroux, faciliter la reconnais
sance du don, chez de nombreux théoriciens et praticiens de l'économie, comme
un procédé d'affectation de l'aide, aussi valable que les autres, sans effet immé
diat négatif sur le fonctionnement de l'économie. Cet économiste explique en
effet que « personne ne peut invoquer contre cette opération [déplacement des
dépenses d'armement vers le développement] les lois du marché puisque le
réarmement a été sans rapport avec les besoins du marché (consommateurs)
mais a réalisé des distorsions massives dans l'allocation des ressources par com
paraison à ce qu'eût exigé le marché sans réarmement » (EV, p. 412-413).

Pour éviter que le désarmement, et par conséquent l'arrêt de la production


d'armes, entraîne, compte tenu de l'importance de ce secteur, une « grave dif
ficulté de transition », avec « le risque [...] d'une dépression historique anéantis
sant les efforts de reconstruction de l'économie mondiale et imposant aux peu
ples les dislocations de la grande dépression », F. Perroux imagine que « les pays

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L'économie du don chez François Pl. H ROUX

frappés par la dépression6 s'entendent pour des exportations combinées


d'ensembles complémentaires de biens d'équipement vers les points straté
giques » (EV, p. 411-412). Conformément aux principes du paradigme redistribu
tif, « ces ensembles complémentaires de biens d'équipement sont distribués sous
forme de Gift ». Les producteurs, reconvertis, seraient financés par un « Centre
international de soutien, alimenté par les dépenses appliquées à l'armement, et
après élévation du produit réel dans les pays bénéficiaires de Gifts, par des
contributions de ces pays calculées selon l'élévation de leur produit réel » (EV,
p. 412).

b - Création de centres de développement régionaux

Pour promouvoir avec efficacité le développement, les États devront, dans


l'esprit de F. Perroux, renoncer à utiliser l'aide internationale pour maintenir leur
zone d'influence. Les expériences dont l'auteur a été le témoin ont été « malheu
reusement conduites par nations ». Les « calculs de productivité sociale sont
faussés dès l'origine », lorsque chaque État développé n'apporte exclusivement
son aide qu'à un nombre limité de pays qu'il souhaite contrôler (EV, p. 415). Il en
résulte inévitablement des « doubles emplois » et un « gaspillage du capital exté
rieur et des ressources économiques locales » (EV, p. 416). L'auteur déplore à ce
propos l'absence de coordination entre les plans anglais et américains au lende
main de la Seconde Guerre mondiale, et il constate avec un certain dépit que « le
front commun des hommes blancs devant les hommes de couleur n'est pas
encore celui d'une armée uniquement soucieuse de sauver des vies, de diriger
des croissances, de réparer un passé d'exactions » (EV, p. 397).

Il faudra que les responsables acceptent de s'affranchir des frontières natio


nales et changent complètement leur perception du monde. En effet, F. Perroux
soulève le problème suivant : « la place de ces pôles dans l'espace géographique
n'est pas telle que les plus grandes richesses présentes ou potentielles soient au
voisinage des besoins les plus urgents » (EV, p. 402). Il est nécessaire de recher
cher « un compromis régional entre des espaces de besoins et des espaces de
productions potentielles : on définira de la sorte une région mondiale de déve
loppement. Les limites nationales importeront peu et constitueront des obstacles
plus souvent que des avantages » (EV, p. 402). Dans ce cas, « un développement
interfonctionnel, un trafic interfonctionnel apparaîtraient peu à peu plus essen
tiels, peut-être plus stables que les trafics internationaux par quoi nous sommes
obsédés. »

Dans la logique de la mondialisation perroussienne de l'économie, « l'institu


tion centrale des régions du monde en quête de la structure économique, de leur
survie et de leur prospérité est le Centre de développement » dont l'initiative de
la création est de la compétence des Nations unies. Mais, pour que la recherche
d'un développement auto-entretenu n'amène pas les responsables à négliger la
couverture des coûts de l'homme, le contenu des statuts de cet organisme devra
lui faire obligation « d'affecter une partie déterminée de ses ressources à la
couverture des coûts de l'homme » (EV, p. 403).

6 - F. Perroux suppose en effet implicitement que la reconversion des industries d'armement


entraînerait un début de dépression dans les pays occidentaux.

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - REVUE TIERS MONDE 841

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Jacques Poirot

Pour F. Perroux, l'aide au développement est une action collective au niveau


mondial, dans «son esprit» comme «dans ses résultats» (EV, p. 420). «Les
centres de développement7, par leur expansion, feront gagner ou perdre un peu
plus à telles ou telles nations, un peu moins à telles autres ; ils favoriseront ou
défavoriseront très inégalement les industries ou les groupes sociaux» (EV,
p. 420). En effet, comme le fait remarquer cet auteur, la détermination de la
« dépense à engager est malaisée et nécessairement arbitraire, qu'il s'agisse d'une
dépense de réarmement ou d'une dépense de sauvetage collectif et de dévelop
pement. Dans les deux cas, les incidences sont difficiles à dégager et les limites
entre l'avantage commun et les avantages particuliers fort incertains » (EV,
p. 400). De plus, la contribution des pays développés devrait être non pas
proportionnelle à leur revenu réel, mais progressive. Tout ce système, dans la
logique du paradigme redistributif, « repose sur une préférence accordée à
l'œuvre à faire et met une sourdine aux calculs trop rigoureux des intérêts
particuliers des individus, des groupes sociaux et des nations » (EV, p. 420). Et
l'auteur estime que des « comptabilités qui se voudraient trop rigoureuses stérili
seraient l'effort avant qu'il soit entrepris » (EV, p. 400).

Au début de ce troisième millénaire, les idées généreuses de F. Perroux dans


le domaine de l'économie du don ont-elles influencé les objectifs de la commu
nauté internationale et les recommandations des experts concernant les modes
de financement du développement ? Cette question fait l'objet de la seconde
partie.

II - VERS UNE EMERGENCE PROGRESSIVE D'UNE ECONOMIE


DU GENRE HUMAIN GRÂCE À L'AIDE PUBLIQUE AU
DÉVELOPPEMENT ?

Les grands principes défendus par François Perroux dans son programme de
développement fondé sur le don sont-ils repris actuellement par les responsables
de l'aide publique au développement ? Comment, à cet égard, les objectifs de la
communauté internationale ont-ils évolué dans le domaine du développement
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour aboutir, en septembre 2000, à
l'adoption de la Déclaration du millénaire par laquelle les dirigeants mondiaux
s'engagent, à travers les Objectifs du millénaire pour le développement, à réduire
la pauvreté, à améliorer la santé et à promouvoir la paix, le respect des droits de
l'homme, l'égalité des sexes et la viabilité environnementale ? Le rapport publié
en 2005 8 par le Projet objectifs du millénaire (POM) précise quels devraient être,
selon les experts internationaux du développement, le niveau de l'aide publique
apportée par les pays développés ainsi que ses modalités, pour que puissent être
atteints les OMD (POM, 2005). Le POM est un organe consultatif indépendant
créé par Kofi Annan, alors secrétaire général de l'ONU, qui a pour mission
d'analyser les progrès réalisés et les efforts déployés par la communauté interna
tionale pour atteindre les Objectifs du millénaire. Le rapport reflète dans une

7 - Il s'agirait ici, dans l'esprit de F. Perroux, de centres régionaux opérant sous le contrôle du
Centre de développement créé par les Nations unies.
8 - Ce rapport est souvent appelé « Rapport Sachs », du nom du président du groupe de travail.

842 REVUE TIERS MONDE - N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007

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L'économie du don chez Francois Perroijx

large mesure le consensus qui s'est dégagé à la suite de la réflexion menée au sein
de ce groupe de travail. Les recommandations, qui devraient avoir sans doute une
influence sur les futures décisions des dirigeants au niveau mondial comme au
niveau des États nationaux, concernent les investissements à réaliser pour attein
dre les OMD, ainsi que les modalités de leur financement où l'aide publique au
développement occupe une place centrale. Nous avons considéré que ces recom
mandations étaient représentatives de la conception du rôle des pays développés
qu'ont la plupart des gestionnaires du développement.

Le rapport du POM déplore les efforts insuffisants des pays développés en


faveur du développement de 2000 à 2005, malgré l'adoption des OMD en 2000.
Les recommandations les plus récentes, souvent pressantes, retenues par la
majorité des experts internationaux et des gestionnaires du développement,
s'inscrivent-elles dans l'optique du modèle et du programme de développement
proposés par F. Perroux ? Il est vrai que les structures économiques se sont
transformées depuis que cet auteur, en se référant à la période qui a suivi la
Seconde Guerre mondiale, a développé son analyse. Tel est le cas, en particulier,
du poids relatif de certains États dans le monde, de l'apparition de nouvelles
technologies ou de nouvelles formes de consommation. Néanmoins, les grands
principes préconisés par F. Perroux pour promouvoir un développement juste
peuvent aisément être intégrés dans un contexte économique, technique ou
social différent de celui qu'il a connu.

Nous analyserons, tout d'abord, dans quelle mesure les OMD s'inscrivent dans
une optique perroussienne. Le mode et les sources de financement durables
proposés par le POM seront ensuite examinés et confrontés aux recommanda
tions faites par F. Perroux.

1 - Les OMD : une orientation vers la conception


perroussienne de l'aide

Une correspondance a été tout d'abord établie entre les OMD retenus en 2000
et les objectifs que François Perroux avait assignés au développement. L'effort
que le POM demande aux pays développés a été ensuite comparé au montant de
l'APD que cet auteur estimait indispensable pour créer une économie du genre
humain.

a - Les OMD et la couverture des coûts de l'homme

Réunis en septembre 2000 pour le Sommet du millénaire 9, les dirigeants


mondiaux, en adoptant la Déclaration du millénaire, ont lancé un nouveau parte
nariat entre les pays riches et les pays pauvres. Celui-ci a été ensuite réaffirmé en
2001, lors des négociations de Doha sur le commerce international, puis en
mars 2002 à Monterrey, lors de la Conférence internationale sur le financement
du développement, et également lors du Sommet mondial pour le développe
ment durable, la même année à Johannesburg. Les OMD sont les premiers
objectifs internationaux pour lutter contre la pauvreté qui bénéficient d'une

9 - Assemblée générale de l'ONU du 13 septembre 2000.

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - REVUE TIERS MONDE 843

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Jacques Poirot

reconnaissance planétaire. Les huit grands objectifs, qui s'inscrivent dans la logi
que du paradigme redistributif, se déclinent en 18 cibles et 48 indicateurs. Si la
notion de coûts de l'homme développée par F. Perroux a sans doute été ignorée
par ceux qui ont établi les Objectifs du millénaire, on retrouve la plupart des
objectifs que cet auteur avait assignés aux dépenses destinées à « couvrir les coûts
de l'homme » dans une économie du genre humain. La première catégorie de
coûts, « empêcher les êtres humains de mourir », apparaît avec les objectifs N° 1
(réduire l'extrême pauvreté et la faim), N° 4 (réduire la mortalité infantile), et N° 6
(combattre le VIH/sida, le paludisme et d'autres maladies). La deuxième catégorie
de coûts, « permettre à tous les êtres humains une vie physique et mentale
minima », comprenant « les activités de préventions hygiéniques, de soins médi
caux, de secours invalidité, vieillesse, chômage», regroupe certaines cibles de
l'objectif N° 8 (mettre en place un partenariat mondial pour le développement),
la cible N° 16 (en coopération avec les pays en développement, formuler et
appliquer des stratégies qui permettent aux jeunes de trouver un travail décent et
utile) et la cible N° 17 (en coopération avec l'industrie pharmaceutique, rendre
les médicaments essentiels disponibles et abordables dans les pays en développe
ment). La troisième catégorie de coûts de l'homme, « ceux qui permettent à tous
les êtres humains une vie spécifiquement humaine, c'est-à-dire caractérisée par
un minimum de connaissances et un minimum de loisirs », est concernée par
l'objectif N° 2 (assurer l'éducation primaire pour tous) et la cible N° 3 (promou
voir l'égalité et l'autonomisation des femmes). L'objectif N° 8 (assurer un environ
nement durable) ne correspond pas directement à un objectif lié à la couverture
des coûts de l'homme, mais F. Perroux a par ailleurs vigoureusement dénoncé
les atteintes à la nature, aux espèces animales et végétales. On remarquera
toutefois que le droit à un loisir minimal qu'il mentionne n'a pas été inclus dans
les Objectifs du millénaire, ni la création de systèmes sociaux versant des revenus
de substitution en cas de perte de revenu pour les individus. Chez F. Perroux, les
objectifs liés à la couverture des coûts de l'homme présentent un caractère
universel, tandis que certains objectifs et a fortiori certaines cibles ou indicateurs
des OMD sont le reflet des problèmes contemporains. Ces derniers peuvent ne
pas avoir un caractère permanent, comme certaines épidémies qui préoccupent
actuellement les dirigeants.

Ces OMD visent non pas les États mais leur population, et principalement la
frange la plus pauvre, comme le souhaitait F. Perroux quand il précisait que les
centres de développement régionaux devraient consacrer une part de leurs
ressources à la couverture des coûts de l'homme. Il existe en effet souvent des
différences d'intérêts et même d'objectifs entre les gouvernements et leur popu
lation, et notamment la partie la moins favorisée, parfois négligée. Par ailleurs,
aucun des OMD, comme le soulignent P. Jacquet et J.-D. Naudet « ne comporte
explicitement une notion de dynamique ou de soutenabilité » (2006, p. 81) 10. De
même, F. Perroux n'avait fixé aucune condition de ce type pour l'octroi d'une
aide aux pays les plus pauvres.

10 - Ces auteurs font néanmoins remarquer que l'objectif N°1 de réduire de moitié la pauvreté
monétaire entraîne implicitement une croissance durable, s'il est associé à l'extension des droits
humains.

REVUE TIERS MONDE - N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007

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L'économie du don chez Francois Perroux

Les Objectifs du millénaire se rapprochent très sensiblement des conceptions


de F. Perroux concernant la nécessaire couverture des coûts de l'homme, un des
objectifs de l'aide internationale. Il semblerait qu'à la suite d'un « processus
d'essais et d'erreurs », la communauté internationale ait été conduite à adopter
une vision plus réaliste et plus humaine du développement. L'application des
principes du paradigme du développement s'est soldée par de nombreux échecs,
comme dans la promotion du développement par la libéralisation des écono
mies, qui s'est révélée incapable d'éradiquer la pauvreté dans certaines régions
du monde, ou encore avec les aides conditionnelles, qui devaient permettre au
sein des pays en développement de renforcer l'action de certains groupes consi
dérés comme les plus efficaces pour assurer croissance et développement écono
miques. Le maintien de la pauvreté et des inégalités dans de nombreux pays a
incontestablement amené la communauté internationale à privilégier, dans les
OMD, la couverture des coûts de l'homme, à promouvoir l'émergence d'une
économie du genre humain au service de l'espèce, comme l'avait souhaité F. Per
roux. Quel serait alors le coût, pour les pays développés, d'une stratégie menée
en faveur des OMD, et corrélativement le montant de l'aide publique qu'ils
devraient financer ?

b - Le coût des OMD pour les pays développés

Le POM estime que « le coût de réalisation des OMD dans l'ensemble des pays
dotés d'une gouvernance adéquate correspond à 0,44 96 du Revenu national brut
(RNB) des pays de l'OCDE en 2006 et 0,54 96 en 2015 (contre 0,23 96 en 2002 et
0,25 96 en 2003), soit moins que les 0,7 96 sur lesquels les pays riches s'étaient
eux-mêmes engagés » (POM, p. 299). Toutefois, ces pourcentages ne prennent en
considération que l'APD directement consacrée à la réalisation des OMD. Si on
inclut les autres APD, qui ne sont pas directement en rapport avec les OMD, le
« montant total des besoins d'aide publique au développement pourrait donc
approcher le pourcentage visé de 0,7 96 ».

La réalisation des OMD devrait entraîner un doublement du montant de l'aide


octroyée par les pays de l'OCDE par rapport à 2005, le montant étant exprimé en
points de RNB de ces pays. Même si on comptabilise les autres aides, qui ne sont
pas liées directement à la réalisation des OMD, l'effort demandé aux pays déve
loppés (0,7 96 du RNB) est très inférieur à ce que F. Perroux avait imaginé comme
niveau raisonnable (2,5 96). Cependant le rapport du POM souligne que, en 1975,
« lorsque l'économie de l'ensemble des pays donateurs représentait la moitié de
ce qu'elle est aujourd'hui, la réalisation des OMD aurait exigé des donateurs
beaucoup plus que 1 96 de leur RNB. Aujourd'hui après deux décennies et demie
de croissance économique dans les pays développés, les OMD sont clairement à
portée de main » (POM, p. 301). Il aurait été sans doute possible, avec un apport
plus important des pays développés, d'adopter des objectifs plus ambitieux pour
les OMD ; on peut juger que la cible 1, « réduire de moitié entre 1990 et 2015 la
proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour »,
ainsi que la cible 2, « réduire de moitié entre 1990 et 2015 la proportion de la
population qui souffre de la faim », sont à cet égard insuffisamment ambitieuses.
Le choix d'objectifs limités résulterait-il, pour reprendre les mots de F. Perroux,
d'une « avarice » de plus en plus grande des nations, attestée par la diminution du

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - REVUE TIERS MONDE 845

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Jacques PoiROT

poids de l'aide publique dans le RNB des pays donateurs de l'OCDE depuis I960
(0,5 % en I960 à moins de 0,3 % en 2005) (PNUD, 2005, p. 88) ?

2 - Le don, mode de financement le plus efficace


pour atteindre les OMD

Dans quelle mesure, ainsi que l'avait préconisé François Perroux, le don tend
à s'imposer au niveau international comme mode de financement privilégié de
l'aide au développement ? Selon le POM, l'aide doit avoir en effet le caractère de
don, être multilatérale et constituée de flux durables et prévisibles.

a - Une aide désintéressée en cohérence avec l'annulation


de la dette

Le POM recommande le don à la place du prêt, principalement pour les pays à


faible revenu et, au sein de ce groupe de pays, en premier lieu pour les pays les
moins avancés. L'argument principal rejoint celui avancé par F. Perroux : éviter
les crises liées à un endettement excessif. Le choix du don comme moyen de
financement s'inscrit logiquement dans la démarche préconisée par le POM, qui
consiste à annuler la dette pour les pays les plus pauvres et à l'alléger pour de
nombreux pays à revenu intermédiaire (POM, p. 246). Pour le POM, il s'agit de
maintenir la « viabilité de la dette », c'est-à-dire un « niveau d'endettement com
patible avec la réalisation des OMD, de façon à ce que les pays atteignent 2015
sans endettement excessif. Car si le montant de l'aide devait atteindre chaque
année 15 à 20 % du RNB de certains pays en développement les plus pauvres,
annuler la dette, lui donner un « coup d'éponge », selon les termes de F. Perroux,
reviendrait à la laisser se reconstituer en l'espace de quelques années à la suite
des prêts indispensables pour atteindre les OMD.

b - Une aide multilatérale

Le POM rejette l'aide bilatérale et invite les donateurs à se concerter pour que
l'aide revête un caractère multilatéral, rejoignant en cela les souhaits de F. Per
roux pour qui l'aide devait être totalement désintéressée et accordée sous forme
de dons et non de pseudo-dons, servant directement les intérêts du donateur.

Le POM constate en effet que « la qualité de l'aide bilatérale est souvent très
médiocre ». F. Perroux l'avait mis en avant, souvent l'aide bilatérale n'est pas
désintéressée. Elle répond, d'une façon générale, aux « objectifs des donateurs
distincts sans être coordonnée pour faciliter l'exécution d'un plan national » dans
le pays d'accueil. Au plan technique, il s'agit souvent d'une aide liée favorisant les
« entrepreneurs du pays donateur ». En outre, le système bilatéral ne permet pas
de réaliser des économies d'échelle, car « les différents organismes bilatéraux
travaillent à une bien moindre échelle et tendent à imposer aux pays des coûts de
transactions plus élevés que ne le font les donateurs multilatéraux (car le pays
bénéficiaire doit être en relation avec une bonne vingtaine d'organismes dona
teurs bilatéraux) ». Enfin, les « résultats ne sont pas analysés ni évalués systémati
quement », à cause de la complexité du système d'aide bilatérale (POM, p. 248).

846 REVUE TIERS MONDE - N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007

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L'économie du don chez François Perroux

Néanmoins, le POM reconnaît que « les organismes donateurs bilatéraux ont


souvent le grand avantage d'accroître l'appui de l'opinion publique des pays
industrialisés en faveur du développement » (POM, p. 248). Il est alors crucial que
cette aide apparaisse au public comme étant de « bonne qualité », malgré les
difficultés techniques du système, car « une aide de mauvaise qualité a donné
naissance à l'idée fausse que l'aide ne fonctionne pas, et cela a compromis l'appui
que l'opinion publique peut donner, à long terme, à la notion d'aide au dévelop
pement » (POM, p. 234).

F. Perroux avait pressenti toutes les difficultés techniques de l'aide bilatérale.


C'est pourquoi il a proposé une gestion régionale de l'aide par un « Centre de
développement régional », chargé de distribuer les ressources collectées auprès
des donateurs et de coordonner leurs actions. Pour éviter que les dons ne se
transforment en pseudo-dons, bénéficiaires et donateurs seraient représentés
dans les organes de décision, qui devraient respecter par ailleurs un statut relati
vement contraignant.

Même si les propositions du POM sont très en retrait par rapport aux idées de
cet auteur sur l'organisation de l'aide multilatérale, elles constitueraient un pro
grès par rapport à la situation actuelle, si elles étaient appliquées. Le POM note en
effet qu'en 2005 la coordination de l'aide dans un cadre multilatéral n'a guère
progressé. Les organismes techniques de l'ONU « sont habituellement invités à se
cantonner dans des petits projets pilotes ». Quant aux organismes multilatéraux,
« ils se font fréquemment concurrence pour amener les gouvernements dona
teurs à financer de petits projets au lieu de contribuer à des plans et des budgets
à l'échelle nationale » (POM, p. 232).

b - Une aide constituée de flux durables et prévisibles

F. Perroux l'avait observé, l'aide sous forme de dons n'a jamais eu et ne peut
pas avoir un caractère exceptionnel tant qu'il existera de grandes inégalités de
développement. Il se réfère aux emprunts internationaux du XIXe siècle « dont ni
le service ni le remboursement n'avaient jamais été faits et dont une fraction
pourtant avait rempli son rôle économique [...] (effets de complémentarité réelle,
élévation des produits et du produit global en termes réels) » (EV, p. 410).

Dans cette perspective, le POM préconise des flux de dons durables, pour que
l'aide soit « prévisible et définie à long terme, pour répondre aux besoins de
l'augmentation d'échelle » n, comme c'est le cas par exemple dans le domaine de
la santé, où « la formation d'un grand nombre d'infirmières ou la construction
d'écoles de médecine prend plusieurs années et requiert un appui financier
concret. En précisant leurs engagements à plus long terme, les pays partenaires
de développement pourraient ainsi, au niveau du pays, favoriser l'adoption d'un
horizon à long terme » (POM, pp. 242-243).

Selon le POM, les dons doivent concerner les dépenses d'investissement et de


fonctionnement. Ces dernières ont un caractère récurrent et sont indispensables

11 - Il y a augmentation d'échelle lorsque l'aide dans un secteur donné, comme l'éducation ou la


santé, initialement réduite à certains objectifs, a pour ambition de couvrir l'ensemble des besoins de la
population.

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - REVUE TIERS MONDE 847

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Jacques Poirot

pour que les progrès acquis dans la lutte contre la pauvreté puissent être mainte
nus, notamment dans les pays les plus pauvres. F. Perroux avait fait la même
analyse, quand il précisait qu'une partie des ressources affectées aux « centres
régionaux » devrait servir à couvrir les coûts de l'homme.

3 - La pérennisation des sources de financement

Pour financer le développement, F. Perroux avait proposé que, dans le cadre


d'un désarmement généralisé, les crédits pour l'armement ainsi disponibles
soient affectés, tout ou partie, à l'aide au développement sous forme de dons. De
cette façon, on ne demanderait pas d'efforts nouveaux à la population des pays
développés, qui avait pu s'accoutumer à des taux d'imposition élevés. Une poli
tique d'aide pourrait alors, selon F. Perroux, être plus facilement acceptée. Le
montant des crédits publics affectés à l'aide, définitivement fixé en proportion du
revenu national et/ou des dépenses publiques totales, risquerait peu d'être remis
en cause par la population ou ses représentants, car, dans le système perroussien,
le versement des dons publics en faveur des pays en développement aurait en
quelque sorte un caractère automatique ; il garantirait aux bénéficiaires, dans un
cadre multilatéral, la pérennité des transferts, leur permettant d'établir des plans
de long terme, plus efficaces que les plans de court terme pour éradiquer la
pauvreté.

Comme le souligne le rapport du POM, les pays donateurs devraient augmen


ter leurs efforts, même si ceux-ci demeurent limités, pour que les OMD soient
atteints en 2015- Pour que l'aide soit accordée sous forme de dons, il est néces
saire de faire appel aux fonds publics des pays donateurs. Même si certains États
se sont engagés à atteindre l'objectif fixé depuis de nombreuses années à 0,7 %
de leur RNB, et ont commencé à augmenter le montant de leur aide pour cela, la
pérennité de l'aide dépend, dans une large mesure, de la bonne volonté des
gouvernements. C'est sans doute en anticipant ce risque de manque de crédibi
lité envers les engagements durables des pays développés que les auteurs du
rapport du POM ont insisté, en présentant le « chiffrage » du coût des OMD, sur
l'effort limité des pays développés, soit 0,54 % du RNB en 2015 12.

Pour reprendre le cas de figure envisagé par F. Perroux, si un désarmement


était concevable actuellement, les crédits du budget des armées suffiraient-ils à
financer au niveau de l'ensemble des pays développés les dons publics en faveur
des OMD ? D'après le rapport du Programme des Nations unies pour le dévelop
pement (PNUD) de 2004, les dépenses consacrées à l'armement exprimées en
points de PIB ont diminué de 1990 à 2002 dans de nombreux pays, notamment
aux Etats-Unis et en France, passant pour les premiers de 5,3 % à 3,4 % et pour la
seconde de 3,5 % à 2,5 %■ Simultanément, pour ces mêmes pays, l'aide diminuait
très sensiblement, passant respectivement de 0,21 % à 0,13 % pour les États-Unis
et de 0,60 % à 0,38 % pour la France. Les dépenses militaires, qui représentaient
plus de 1,5 % pour de nombreux pays de l'OCDE en 2002, demeurent une source

12 - Mais ils ont dû préciser qu'avec les autres dépenses indispensables, moins directement liées
aux OMD, l'effort atteindrait en définitive 0,7 % du RNB, un engagement ancien, mais non tenu, des
pays développés.

REVUE TIERS MONDE - N° 192 - OCTOBRE-DECEMBRE 2007

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L'économie du don chez François Perroux

potentielle encore importante de financement du développement, en cas de


désarmement généralisé. Néanmoins, dans le contexte international actuel
comme à l'époque de F. Perroux, il n'y a raisonnablement que peu d'espoir de
voir les crédits militaires se transformer en crédits pour le développement.
D'ailleurs, la diminution du poids des dépenses militaires ne s'est pas traduite par
une augmentation de l'APD. C'est pourquoi de nouvelles sources de financement
durables sont à rechercher.

Pour rendre crédible auprès de l'ensemble des acteurs l'engagement définitif


des pays développés en faveur des OMD, le POM (2005, p. 305) suggère de créer
des mécanismes de financement indépendants des États, comme ceux qui ont été
proposés dans le rapport Landau (2004) ou dans le rapport du Groupe technique
sur les mécanismes innovants de financement (non daté), en instituant des taxes
sur les transactions financières, des taxes à vocation environnementale (taxes sur
les émissions de carbone ou sur les transports). Ce mode de financement pré
sente l'avantage de ne pas entraîner des efforts budgétaires supplémentaires
pour les États, difficiles à accepter dans un contexte où la plupart des gouverne
ments, notamment dans l'Union européenne, cherchent à rétablir l'équilibre
budgétaire 13.

Des auteurs ont fait remarquer qu'il serait parfois nécessaire de limiter l'aide
aux pays en développement, notamment sous forme de dons, faute d'une « capa
cité d'absorption » suffisante chez ces derniers (PNUD, 2005 ; Severino, 2005 ;
POM, 2005). F. Perroux avait évoqué cette possibilité, mais uniquement dans
l'hypothèse où la part du budget des armées, devenue inutile, aurait été entière
ment affectée au financement de dons, soit 10 % du RNB des pays développés.
Avec des parts plus limitées du RNB consacrées à l'aide, F. Perroux considérait
implicitement que ce problème ne se posait pas. En fait, selon de nombreux
auteurs, et notamment ceux du rapport du POM, « les pays [bénéficiaires] sont en
mesure d'absorber de brusques hausses des moyens de financement pour de
nombreuses raisons » (rendre l'enseignement primaire ou la santé gratuits pour
les plus pauvres, etc.).

Le modèle et le programme de développement proposés par François Per


roux reposent sur l'application de l'économie du don au niveau international, sur
le transfert sans contrepartie de capitaux des pays riches vers les pays pauvres. Le
don et même le pseudo-don, selon les termes de F. Perroux, se révèlent plus
efficaces pour promouvoir le développement que les prêts traditionnels sans
intérêt. Ils sont parfaitement justifiés par le caractère collectif de la production et

13 - Le POM propose par ailleurs la mise en place d'une Facilité de financement internationale
proposée par le Royaume-Uni, consistant à émettre, sur les marchés internationaux de capitaux, des
obligations adossées à des engagements à long terme des donateurs juridiquement contraignants
(POM, p. 305).

N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007 - REVUE TIERS MONDE 849

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Jacques PomoT

par l'exploitation rationnelle des mobiles allocentriques des acteurs. Le pro


gramme de développement, toujours selon F. Perroux, serait financé sans dif
ficulté par les crédits rendus disponibles grâce à un désarmement généralisé. La
création de centres régionaux de développement permettrait une utilisation plus
efficace de l'aide.

Les objectifs de la communauté internationale et les recommandations des


experts et des gestionnaires du développement s'inscrivent assez largement dans
la perspective du modèle perroussien. Les Objectifs du millénaire pour le déve
loppement sont proches des objectifs visés par cet auteur avec la couverture des
coûts de l'homme. Les participants du Projet objectifs du millénaire, dont les
opinions reflètent un certain consensus des experts au niveau international sur le
financement du développement, préconisent, comme l'avait fait F. Perroux quel
ques décennies auparavant, une aide désintéressée sous forme de dons, multila
térale, durable et prévisible. Pour les experts du POM, cette aide devrait assurer
non seulement les dépenses d'investissement, mais encore les dépenses de
fonctionnement, afin que soient couverts ce que F. Perroux appelait les coûts de
l'homme, principalement les dépenses de santé et d'éducation, et cela sans
attendre que s'amorce un processus de croissance dans les pays en développe
ment concernés. Dans la logique de l'instauration d'une économie du don au
niveau international, les membres du groupe de travail du POM, comme F. Per
roux dans ses travaux, préconisent un « coup d'éponge » sur la dette des pays les
plus pauvres. Toutefois, les experts internationaux se montrent beaucoup moins
ambitieux que F. Perroux ne l'était dans le montant de l'aide que devraient verser
les pays riches. Pour garantir la pérennité d'une aide d'un montant suffisant, les
experts du POM préconisent la recherche de sources de financement indépen
dantes des Etats. F. PERROUX s'était également soucié de trouver une source de
financement susceptible d'être facilement acceptée par la population, en propo
sant d'affecter à l'aide au développement une partie des crédits devenus sans
objet après un désarmement généralisé, et en ne demandant pas ainsi d'efforts
supplémentaires à la population.

Aujourd'hui, François Perroux apparaît comme un économiste visionnaire.


Son idée de créer une économie du genre humain, une économie au service de
l'homme, pour tout homme et pour tous les hommes, a été en grande partie
acceptée, de fait, par la communauté internationale avec les OMD. Les recom
mandations actuelles des experts internationaux relèvent, pour une bonne part
d'entre elles, de la logique de son modèle. On ne peut que regretter l'oubli dans
lequel sont parfois tombés les travaux de cet auteur, auxquels les responsables
des pays développés, renonçant à l'avarice des nations, auraient dû prêter une
plus grande attention.

850 REVUE TIERS MONDE - N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007

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L'économie du don chez François Perroux

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852 REVUE TIERS MONDE - N° 192 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007

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