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Une expression toute faite : dévorer un livre.

Si on se donnait pour tâche, comme une contrainte à la


Raymond Roussel, d’écrire un livre à partir de cette expression ? Stéphane Malandrin, dont c’est le
premier roman, n’est pas le premier auteur à la prendre au pied de la lettre. L’exemple, qu’il rappelle
lui-même, vient de loin et de haut : Jean de Patmos, pas moins, à qui, dans son Apocalypse, un ange
enjoint de manger un livre, ce qu’il fait. Mais ici, il s’agissait d’élaborer, en partant de ce qui devait
cesser d’être une métaphore, tout un roman.

Le principe posé, les choses ne pouvaient cependant s’enchaîner que d’une certaine manière…
Quand aurait-on pu, à la rigueur, envisager de manger des livres ? Réponse : quand ils étaient en
vélin, c’est-à-dire en veau, laissant encore « sentir l’animal, (…) deviner l’empreinte de ses veines, les
taches vitreuses, les nodosités, les traces de l’implantation de ses poils qui restent sur chaque feuille
» ; et quand ils n’avaient pas encore ce goût « de cuivre, de plomb, de titane et de céruse » des
ouvrages imprimés. Qui aurait pu vouloir manger ces livres d’autrefois ? Un petit miséreux, à moitié
juif, vivant, par exemple, à Lisbonne, vers 1488, Adar Cardoso, grand amateur de larcins et bêtises,
accomplis avec Faustino, son frère de lait. Il aurait suffi que tous deux soient enfermés dans une
crypte par un moine désireux de leur apprendre à lire. Pas dans un but désintéressé, bien entendu :
l’homme d’église aurait voulu « connaître (…) sans jamais le lire soi-même » le fameux Opuscule
polyglotte du moine Haberlus, dont la lecture est censée rendre fou. Puis, nos lascars auraient tué le
moine, n’auraient pas su comment sortir de leur prison, et Adar, affamé, en serait venu à dévorer
l’Opuscule susdit. D’où lui serait venu le goût de dévorer tous les livres, une fois sorti quand même
de la crypte, en fin de compte. Et puis, pour faire bon poids, il se serait aussi transformé en un
monstre mi-homme, mi-bœuf, la digestion du vélin, « aliment sec par excellence », exigeant des
glandes salivaires et un estomac de ruminant.

Il y a des sources, et des modèles, revendiqués dans une longue bibliographie finale, un peu indigeste
(le lecteur commence peut-être à en avoir soupé), mais que justifie l’érudition extrême exigée par
toute l’entreprise. Parmi les modèles, le premier est Rabelais, pas de doute, pour les longues phrases
retombant toujours sur leurs pattes, les énumérations qui s’emballent, le parallèle constant entre les
codex qu’on « déchir[e] (…) en deux par la tranche » et qu’on « mange comme un gâteau », et des
nourritures plus classiquement comestibles, « petits pâtés pimparneaux », « pipefarces » et autres «
cretonnée[s] de fèves au gras de lard ». On sait que, chez l’auteur de Gargantua, ce parallèle signifiait
l’appétit de savoir au temps de l’humanisme commençant. Chez Malandrin aussi, il doit pouvoir se
lire comme une allégorie. On cherche laquelle.

Mais on risque de ne pas trouver. Car le deuxième grand modèle, c’est Flaubert. Pour La Tentation de
saint Antoine, certes, mais pas seulement. L’ermite du Croisset est passé à la postérité comme
l’exemple d’une vie vouée à l’écriture en tant que telle, quitte à ce qu’elle se célèbre dans un livre «
sur rien ». La digestion appelle la défécation, c’est bien connu, et Malandrin le rappelle dans un long
passage rabelaisien. À ses pieds, son improbable héros aperçoit « une épaisse flaque blanche et
visqueuse dans laquelle, par extase mystique et excès mental, [il] voit flotter des phrases ».

Tous les livres dévorés par notre auteur lui-même aboutissent, dans une mise en abyme plus
baroque que médiévale, à ce Mangeur de livres qu’il faut donc lire avant tout comme une célébration
du pur plaisir non d’écrire ceci ou cela, mais d’écrire tout court — Adar ne se soucie pas du contenu
des ouvrages qu’il ingère, seule compte leur saveur. Ce plaisir de l’écriture en tant que telle se donne
carrière à tous les niveaux : le vocabulaire, plein d’ « onciales », de « chamoiseurs » et de « corneurs
à la turlurette » ; la phrase exubérante ; l’intrigue, de plus en plus insolemment abracadabrante, dans
les convulsions qui doivent la ramener… à son point de départ, bien entendu.
Certains diront qu’on pourrait se passer de ce qui constitue, avec tout ce que le mot suggère de vain
et de réjouissant, une fantaisie. Mais c’est justement sa gratuité qui en fait l’intérêt, et peut-être,
tout paradoxe mis à part, l’utilité. Car un éloge de la lecture et de l’écriture s’engendrant
réciproquement, en un cercle jubilatoirement clos, sans souci des problèmes du monde et de
l’accablante obligation de le réparer… Est-ce, par les temps qui courent, si superflu que ça ?

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