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se
meurt
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LES ÉDITIONS DE
LA SOURCE DU LION
Le lion se meurt, petite histoire
d’un processus en devenir…
Florence Renault-Darsi
Le lion se meurt est né en 2003, lors d’une visite imprévue au zoo de Aïn Sebâa à Casablanca.
Nous y découvrons ce jour-là l’ampleur d’un désastre qui n’est certainement pas naissant et
porte déjà les stigmates d’un renoncement bien ancré. A cette époque, la source du lion
œuvre déjà sur un terrain non moins catastrophique de la ville, le parc de l’Hermitage. L’idée
d’un projet entre en germination et une première série de repérage est effectuée. Très vite,
et par la force des choses pourrait-on dire, le projet s’oriente autour de l’image symbolique
des 6 lions du zoo, incarcérés dans 3 cages de quelques 10 mètres de diamètre… l’occasion
rêvée pour tourner en rond. Deux approches complémentaires seront menées, deux « col-
lections » parallèles seront constituées. L’une, La collection du lion, recueille une série d’ob-
jets les plus divers sur le lion – photographies, chansons, figurines, jeux, produits de consom-
mation, etc. – L’autre, Le journal du lion, s’est réalisée avec la complicité d’une trentaine de
personnes, volontaires pour passer seules, une heure auprès des lions du zoo et transmettre
2 cette expérience par un texte, une photographie, un dessin, un film…
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En avril 2005, la matière ainsi réunie fait l’objet d’une première présentation dans l’espace
public sous le titre générique Le lion se meurt. L’exposition/action met en scène La collec-
tion du lion et des vidéos du Journal du lion dans l’espace d’une camionnette, repeinte aux
couleurs des transports scolaires et réaménagée pour l’occasion en lieu de présentation et
de rencontre 1 / 2 . L’Ouverture du projet s’accompagne de lectures publiques d’extraits du
Journal du lion 3 et d’une performance de Hassan Darsi, La peinture du lion, esquissée
durant l’inauguration 4 et prolongée en public chaque jour 5 jusqu’à sa présentation, le
jour de la Fermeture 6 . Durant les deux semaines de sa présentation, en même temps que
s’accomplira La peinture du lion et au fil des rencontres avec les passants 7 , le projet conti-
nuera de se nourrir des contributions que chacun voudra apporter à la collection du lion 8
et des productions de l’atelier de peinture ouvert au public pour l’occasion.
En Mai 2005, à l’occasion de la Passerelle artistique IV 1, la camionnette du lion se meurt
déménage 9 pour s’installer dans le parc de l’Hermitage 10 , opérant ainsi une passerelle
tant physique que symbolique entre deux lieux sensibles de Casablanca. Ce glissement
d’un lieu en voie de renaissance à un autre en déliquescence tente, à l’intérieur d’un
même processus par les différents médiums des arts plastiques, d’interroger le regard sur
des réalités contemporaines et d’opérer des transformations.
Un an plus tard, le projet, à l’image d’un puzzle en construction, s’enrichit d’une nouvelle
pièce, Le costume du lion 11 . Hassan Darsi, confronté aux problématiques de présentation de
La collection du lion, imagine un support mobile pour les différents objets qui la compose.
Sur le tissu des éléments prédécoupés d’un costume aux mesures de l’artiste sont apposées
par transfert une sélection d’images de ce qui constitue la collection. Finalisé, le costume
devient en lui-même un nouvel objet, l’artiste qui le porte, un support de son propre travail.
Porté lors de la Biennale d’art contemporain de Dakar 12 , pour une émission de débat télé-
1. Rencontres artistiques visé sur l’art contemporain à Casablanca, ou encore durant un vernissage d’exposition à
internationales organisée
chaque année par
Gand, le costume, à l’image des panneaux publicitaires promenés par des « hommes sand-
La source du lion. wich » devient le témoignage vivant et mobile du projet comme de la situation du zoo.
À l’automne 2007, Le costume du lion et La collection du lion s’installent à Rotterdam dans
une galerie d’art contemporain, car si la dimension pédagogique, de sensibilisation et de
communication du lion se meurt est une volonté affichée, le projet n’en demeure pas
moins un projet artistique ouvert sur les multiples voies opérées dans le champ des arts
plastiques, pertinent dans sa dimension d’ouverture, d’échange et de transmission, qu’il
s’offre au public dans un espace public ou dans un espace consacré à l’art.
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The lion is dying came into being in 2003, when, during an unplanned visit to the Aïn
Sebâa zoo in Casablanca, we discovered the extent of a genuine disaster; certainly not a
new-born one either, but one that already bore the stigmata of ingrained and deep-seat-
ed complacency. At the time, La source du Lion was already active in a no less catastroph-
ic area of town, the Hermitage Park. The idea of a project germinated and a very first set
of reconnaissance missions were undertaken. Very quickly, driven, one could say, by the
given circumstances, the project became orientated around the symbolic image of the 6
lions of the zoo, incarcerated into 3 cages, each of some 10 m in diameter… the ideal setup
for endless pacing in circles. Two complementary approaches were chosen; two parallel
« collections » set up. The first, « the lion’s collection » was a series of diverse objects, all
to do with the lion – photographs, songs, little figurines, games, products of consump-
tion… The other, « the lion’s journal » was realised with the complicity of about 30 per-
sons, who each voluntarily committed themselves to spend one hour alone with the lions
of the zoo, and to transmit this experience in the form of a text, a picture, an illustration,
a film…
In April 2005, the visual or textual material thus collected became the object of the first
presentation, in the public space, under the generic heading The lion is dying. The event
presented the Lion’s Collection along with some videos from the Lion’s journal, shown in
a van especially repainted in the colours of a school bus and designed to be a presenta- International artist
meetings, organized
tion and meeting space 1 / 2 . The Opening of the project was accompanied by public lec- annually by La Source
tures of chapters from the Lion’s journal 3 and with a performance by Hassan Darsi, The du Lion
lion’s painting, sketched during the inauguration 4 and continued in public every day 5
until its presentation, the Closing day 6 . During the two weeks of the presentation, in
parallel with The lion’s painting and as long as people crossed the action space 7 , the
project continued: it fed on the contributions everybody made to the lion collection 8
and the productions of the painting studio which was especially open to the public.
In May 2005, for the Passerelle artistique IV 1, The lion is dying ‘s van moved to yet another
location 9 : the Hermitage Park 10 , creating a physical and symbolic bridge between two
sensitive areas of Casablanca. This shift from a place in a state of revival to another one,
in decline, attempts, within the same process and by the use of various artistic media, to
question our way of looking at the realities of the contemporary world and the capacity
to operate for change.
One year later, the project is like a puzzle under construction, enriched by a new compo-
nent, The lion’s costume 11 . Hassan Darsi, facing the issues of presentation of The lion’s
collection’s, imagines a mobile ground for the different objects it constitutes. On the pre-
cut fabric elements, destined to be a costume in the artist’s size, a selection of images of
the objects in The Lion’s collection was transferred. Once completed, the costume itself
4 became a new object, and by putting it on, the artist becomes the ground for his own
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work. Worn during the Dakar Biennial for contemporary art 12 , for a TV programme dedi-
cated to the contemporary art discourse in Casablanca, and during an exhibition open-
ing in Gand, the costume, in the manner of a sandwich board, becomes a living and
mobile testimony for both the project and the situation at the zoo.
In the autumn of 2007, The lion’s costume and The lion’s collection landed in Rotterdam, in
a contemporary art gallery, because if its pedagogical dimension, of a researched means
of raising awareness and communication around The lion is dying is a clearly demonstrat-
ed motive, the project is no less an art project, open to the multiple strategies used in the
visual arts field, pertinent in its dimension of access, exchange and transmission,
whether it is presented to the general public in an open space, or in a space dedicated
exclusively to art.
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LE ZOO
Créé lors du protectorat français et situé dans une zone verte, il recevait à l’origine essentiellement des animaux de
petite taille: oiseaux, volaille, biches, singes, reptiles.
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LA PLATE-FORME
Un conteneur mobile aménagé en lieu de présentation et de rencontre. La plate-forme prend la configuration formelle
des bus de transport scolaires des écoles de Casablanca – fond jaune, texte noir sur bande blanche – afin de
souligner la portée pédagogique du projet.
LE JOURNAL DU LION
PRINCIPE: un journal intime écrit à plusieurs mains qui durera autant de jours qu’il y aura de volontaires pour y participer…
PROTOCOLE: chaque participant ira passer une heure auprès des lions au zoo de Ain Sebâa, seul. Un calendrier est établi
et une date précise est fixée avec chaque participant. Le zoo est ouvert de 8h à 18h tous les jours, chacun pourra
déterminer une heure à sa convenance dans la journée. Le rendez-vous est un engagement essentiel dans le projet, le
journal ne sera quotidien que si chaque volontaire est présent le jour dit. Chaque participant rendra compte de ce face-
à-face par un texte, à la manière d’un journal intime, dans le langage de son choix.
LA COLLECTION DU LION
«La collection du lion» s’est constituée des dons d’une soixantaine de personnes volontaires pour contribuer au projet,
au Maroc et à l’étranger. Ces «objets» utilisent la représentation du lion, à travers leur packaging, leur nom, leur identité
visuelle, leur sujet, leur motif, leur titre… Ce sont des produits de consommation, des objets personnels, des souvenirs,
des jouets… des histoires, des chansons… Le résultat est une collection d’une centaine d’objets dont le contenu
constitue un cabinet de curiosités.
LE COSTUME DU LION
Sur les différentes parties prédécoupées du costume, aux mesures de l’artiste, les images d’une sélection d’objets de
«La collection du lion» ont été imprimées par transfert. Ces éléments assemblés, le costume finalisé devient une
nouvelle pièce du projet «Le lion se meurt», un mode de présentation mobile pour «La collection du lion».
JUIN 2003 /
PROMENADE DOMINICALE
Florence Renault-Darsi
Un beau dimanche après-midi ensoleillé, après un déjeuner qui s’est un peu attardé.
Les enfants piaffent d’impatience et commencent à tourner en rond dans un espace
devenu trop étroit. La promenade s’impose. Après quelques tergiversations sur le choix
de la destination, une idée jaillit à force d’évoquer les sorties de l’enfance passée. Nous
voilà donc en route pour le zoo de Casablanca.
Aïn Sebâa, un quartier devenu un vague souvenir où l’on ne met plus guère les pieds
que pour des raisons professionnelles, à moins d’y habiter dans des conditions souvent
extrêmes… Le zoo et ses nombreux pensionnaires y sont depuis longtemps les vestiges
d’une autre époque ; d’ailleurs, quelques minutes suffisent pour se rendre compte de l’état
d’abandon total dans lequel on laisse infrastructures et animaux.
Sous le soleil dense du début de l’après-midi, l’eau est une denrée rare au zoo. Quand
8 elle n’est pas absente, elle croupit au fond de bassins ou autres abreuvoirs, qui n’en ont
que le nom, à l’odeur pestilentielle. Terrassés par l’ennui qui les gagne dans les quelques
mètres carrés de béton qu’on leur a concédé, les animaux sont abattus par la faim et la
soif, car si l’on en croit les reliquats de nourriture souillée qui jonchent le sol des cages,
c’est essentiellement avec des carottes que l’on nourrit les animaux ici. Des canards sans
mare traînent leurs palmes usées sur le sol sec de leur enclos, des flamants roses se bous-
culent pour tremper leurs longues pattes dans quelques centimètres d’eau vaseuse.
Là-bas, au bout de l’allée centrale, derrière un fouillis de cages rouillées et rapiécées
(qu’on imagine d’abord abandonnées), trois singes au regard hagard semblent attendre la
délivrance de la mort.
Quelques enfants qui ont enjambé les barrières, faute de gardien, tentent de les exci-
ter à coups de bâton et de cris stridents. On s’amuse comme on peut quand on n’a que la
souffrance et la misère en regard. Plus loin, c’est un autre groupe, devenu adulte par la
force du temps, qui crée l’animation en donnant aux babouins incarcérés le spectacle dés-
olant de leurs gesticulations et hurlements primaires. Cela n’amuse que les visiteurs, deve-
nus voyeurs, qui n’ont pas une seule seconde à l’esprit l’idée d’une quelconque cruauté.
On continue.
Les crocodiles du Nil ont depuis longtemps oublié combien la nature les a faits excel-
lents nageurs. Au détour d’une allée cabossée, une odeur, par trop familière, nous cha-
touille les narines… C’est la décharge du zoo, offerte elle aussi, dans ses plus beaux atours,
en spectacle permanent et évolutif.
Deux ours bruns tournent en rond, le poil sale et râpé, le regard absent. Pas d’eau, pas
un centimètre carré de verdure (c’est qu’ici on prend grand soin à ce que la végétation
soit en dehors des cages), la grisaille d’une dalle bétonnée et un vieux tronc d’arbre aban-
donné au sol comme seul paysage. A côté, dans les mêmes conditions (le zoo est exem-
plaire en matière de démocratie), le loup esseulé ne relève même plus la tête aux appels
des promeneurs.
Nous arrivons chez les lions, confinés deux par deux dans trois cages circulaires, pour
faciliter leurs errances. Leurs flancs amaigris dévoilent des côtes saillantes que seul un
souffle, qui ressemble plus à un soupir, relie à la vie. Le lion, le roi des animaux, figure
mythique de l’Afrique sauvage et de ses étendues à perte de vue, est devenu ici à Aïn
Sebâa (la source du lion…) le symbole de la décrépitude, de la souffrance, de la cruauté
et d’un “je m’en foutisme jusqu’au boutiste”.
Sur le chemin de la sortie, un mendiant unijambiste, un autre aveugle… Il est vrai que
les hommes ne sont pas mieux lotis, mais cela justifie-il de laisser dépérir des animaux
sauvages dans un mouroir insalubre ? S’il est vrai que voir des plus pauvres que soi ça ras-
sure, alors soyez les bienvenus au zoo d’Aïn Sebâa, vous en sortirez rassérénés !
4 MARS 2004 / VAIS-JE RENCONTRER
DES DEVENIRS-LIONS ?
Jean-Paul Thibeau
Donc en ce 4 mars 2004, Hassan Darsi me dépose devant l’entrée du zoo, j’acquitte
mon droit d’entrée de 2 dh (si mon souvenir est juste). Je me dirige directement vers la
cage des « Lions de l’Atlas ».
Il est 15h.… Qu’est-ce qu’on vient chercher lorsque l’on rentre dans un zoo ? Qu’est-
ce que l’on fait lorsqu’on s’arrête devant une cage pour regarder un animal ?
Il est 15h02… La lionne et le lion sont là ! Je trouve un poste d’observation près d’un
arbuste attenant au grillage de protection peint en vert. J’accroche ma sacoche sur une
branche basse - plus haut je cale, entre 2 branchettes très serrées, mon carnet et mon stylo,
de façon à être le plus à l’aise pour tenter un tête à tête avec les deux fauves en captivité…
La lionne est allongée sur le flanc droit. Elle sommeille et entrouvre par intermittence
ses lourdes paupières pour regarder le lion qui à l’opposé, en face d’elle, cure lascivement
un os encore nappé de quelques bribes de chairs et de muscles… Elle referme ses pau- 9
pières et s’abandonne au farniente ou à l’ennui… En arrière fond, de l’autre côté de l’al-
lée, un loup loqueteux - en vie par on ne sait quelque souffle d’espoir - tourne en rond
autour des grilles de son antre… Les tourterelles roucoulent…
Le passage d’un train fracasse les tympans de tout se qui vit… La voie ferrée longe
le ridicule jardin zoologique… Les oiseaux reprennent leurs gazouillis… Le lion lache son
os, convoite d’un œil perçant l’eau qui se trouve dans un bassin dans le droit fil de son
museau. Il se redresse et se dirige placidement vers le bassin… Il lape lentement avec sa
langue longue et charnue la surface d’une eau dont on ne sait si elle est fraîche ou
chaude, croupie ou… La surface est moirée par un mélange d’ombre et de lumière tami-
sée par le piteux feuillage. Le lion se retourne, dresse sa queue, fléchit légèrement son
train arrière… Il arrose par de successifs jets de pisse la murette qui soutient les vieux
barreaux. Barreaux qui sont le premier parement de sa turne - le second étant constitué
d’une plate-bande de terre d’un mètre de large environs, sur laquelle croissent où
décroissent selon les saisons quelques arbustes qui distribuent une ombre maigrichonne,
des plantes qui gémissent au moindre souffle d’air… Bref un environnement méchant de
pauvreté. Et pour finir la rotondité absurde de tout cela - tel un troisième rempart pano-
ramique et fatal : le sempiternel grillage peint en vert, où les doigts des visiteurs s’agrip-
pent pour le secouer afin d’attirer l’attention des lions, qui s’enfoutent éperduement… Ils
chiquent d’indifférence l’humanité entière…
Hassan est revenu il fait quelques photos. Il me salue et s’en retourne… Je prends mon
carnet et réalise en quelques traits rapides 4 schémas. Le premier situe le contexte immé-
diat où se trouve la cage des deux fauves : circulaire elle est accolée à un petit appentis
destiné aux gardiens. Appentis qui en fait est pris en sandwich entre deux cages, puisque
symétriquement à la cage des lions se dresse la cage aux ours bruns. Le second posi-
tionne le lion par rapport à la lionne dans les quinze premières minutes de mon observa-
tion. Ils sont distants l’un de l’autre d’environs 4 mètres. Le troisième croque la fosse au
milieu de la cage dont les bords sont surmontés d’un assemblage mesquin de rocailles.
Le quatrième signale le tronc d’arbre entravant la cage, dont une extrémité repose sur la
vilaine rocaille et l’autre sur la murette de la cage… J’en profite entre chaque schéma pour
annoter des indices et des impressions…
Le lion s’éloigne du bassin, son regard porte au delà des barreaux vers le lointain, il
semble écouter quelque chose… La lionne, parée d’une barbichette blanche observe le
mâle avec des clignements réguliers de paupières - je ne sais si c’est par compassion ou
tendresse… Puis elle tourne sa tête et me fixe un instant… Nous sommes les yeux dans
les yeux, mais son regard me traverse simplement, avant de le retourner vers lui… Elle se
redresse nonchalamment, lèche ses babines, baille. Elle fixe intensément son partenaire.
Elle prend son élan, grogne et bondit sur lui… D’un mouvement de patte il la rabat sur
le côté… Côte à côte, ils restent un très long moment, les regards vides… Ils font spec-
traux dans ce « schizoo », qui ressemble plus à une consigne d’objets et à un mouroir
d’animaux où errent quelques visiteurs somnambuliques… La lionne se redresse à nou-
veau, se dirige vers les restes de barbaque, s’affale littéralement sur un gros os. Elle le lèche
longuement, puis consciencieusement elle racle avec ses crocs ce qui reste de carne…
Elle a un pelage ocre jaune brillant avec une ocelle noire derrière chaque oreille - lui,
une crinière de feu entremêlée de mèches terre d’ombre. Ils se sont postés à l’opposé l’un
de l’autre. Chacun ronge son os… Les oiseaux piaillent… Sous les pelages encore bril-
lant pour quelques temps, des muscles, de la chair perdent leur vitalité, leur force…
Pendant que madame ronge, lui se lèche délicatement le dessous de sa patte droite… Des
visiteurs essaient d’attirer l’attention des prisonniers par divers bruits de bouches, sifflets,
grognements grotesques, puis en heurtant le grillage… Ils s’en contrefoutent… Ils regar-
dent ailleurs, au loin, très loin, peut être vers l’Atlas…
Les moineaux en grappes se désaltèrent dans le bassin. La lionne rampe vers un mor-
ceau de carcasse, abandonné précédemment, par son compagnon…
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Le fracas d’un train déchire à nouveau l’espace… Les animaux de ce zoo sinistre doi-
vent être polytraumatisés depuis le temps qu’ils subissent l’étroitesse des cages, la puan-
teur, les bruits, la pollution… La lionne se dirige vers le bassin. Là, les yeux clos, elle
absorbe du liquide dans un mouvement de langue régulier provoquant un jeu de vague-
lettes concentriques sur la surface. Je fais le tour pour changer d’angle. La lionne a rejoint
son lion. Côte à côte, ils somnolent… Un espace d’incarcération étroit, des activités hyper-
limitées avachissent l’esprit des animaux et les renvoient à un seul recours : s’abrutir dans
la somnolence ou développer des mouvements répétitifs annihilants… Ce sont des formes
et des rythmes contrariés, des instincts déchirés, des « zoombies »… Nous n’existons plus
pour eux, nos regards sont autant d’insultes, nos gestes sont autant des pierres jetées sur
des animaux tapis au fond de leur bouge… Je tourne doucement autour de la cage, évitant
d’être bloqué par un groupe de visiteurs. Je fais des allées et venues, comme si c’était ma
propre cage… Les lions sont venus me rendre visite… Ils me baillent au nez… Puis me
tournant le dos, ils redressent leur tête, tendent les oreilles : ils écoutent au loin, très loin…
Enfin, ils s’enfoncent dans la nuit… Cette nuit que nous avons créé - oui ce très haut
moyen âge que nous avons produit et où nous sommes incapables de parler aux animaux,
de dialoguer avec eux. Où nous sommes incapables de rester une journée sans rien faire,
incapables d’être les mains vides, incapables de devenir ces hommes qui devaient réaliser
l’humanité. Nous sommes aujourd’hui capable du pire… Craquement d’os… un vol de
moucherons…
À 16h je sors du zoo pour me diriger tranquillement à pieds vers la Gare d’Aïn Sebâa
(“La source du lion”). Qu’est-ce qu’on a trouvé lorsqu’on quitte un zoo ? L’inhumanité…
5 AVRIL 2004 / LE SUPPLICE LÉONIN
Aziz Daki
6 AVRIL 2004
Florence Renault-Darsi
Il y avait un jeu que j’affectionnais particulièrement lorsque j’étais enfant, jouer aux ani-
maux. Ces petites figurines de plastique pouvaient capter ma plus grande attention des
heures durant, jouant les histoires interminables d’un monde fantastique ou se mêlaient
étroitement l’imaginaire et la vie, celle de ces animaux, glanée dans quelque documentaire
ou livre d’images, celle des hommes, intensément plus cruelle aux yeux de la petite fille de
quelques années que j’étais.
Il y avait, parmi tous ces animaux, une figurine que je me disputais sans cesse avec
mon frère, la pièce maîtresse de cette précieuse collection, la figurine du LION, emblème
suprême du pouvoir, de la force et de la noblesse… Celui qui la tirait au sort avait alors
droit de vie ou de mort sur le monde des animaux et dirigeait le jeu à son gré, fort de sa
suprématie… il était le représentant direct du roi des animaux.
Le temps a passé. Aujourd’hui, je me rends au zoo de Aïn Sebâa, il est 16h45. Je passe
rapidement auprès des autres animaux, prendre le pouls du zoo en cette fin d’après-midi,
avant de rejoindre les lions avec lesquels j’ai pris un engagement : passer une heure à leurs
côtés - si tant est que je puisse être à leurs côtés tout en étant séparée d’eux par des gril-
lages et des barreaux… qu’est-ce enfin « qu’être aux côtés » ?
Il a plu ces derniers jours, les daims trempent leurs pattes dans un mélange fangeux de
boue et d’excréments qui leur dessinent de grandes chaussettes noires. Je ne m’attarde pas
devant le spectacle insupportable des singes au cachot qui gesticulent fébrilement. Un
paravent de fortune masque en partie la décharge… quelques brouettes d’ordures ont dues
être évacuées depuis ma dernière visite… ou le tas a été regroupé pour ne plus empiéter
sur le chemin… une sorte de canalisation des déchets. J’approche. Le loup esseulé, miteux
et blessé dans sa chair est échoué dans un creux du béton. Quelle vie l’habite encore ? Je
me surprends à lui souhaiter une mort rapide qui mette fin à son errance psychotique.Voilà
les premiers lions, un couple, qui s’avère être - si j’en crois le gardien qui les nourrit - une
mère et son fils. Je m’approche au plus près. Ce que nous sommes finalement tous tenté de
faire, comme si l’observation du recul n’avait pas sa place ici… s’approcher au plus près de
la bête fauve, protégés par la cage qui la contient, une confrontation bien inégale, le frisson
12 sans le danger. Qu’importe, je tente d’établir un dialogue… vaine tentative j’en conviens
rapidement. Qu’avons-nous à nous dire ? Nous ne partageons tellement rien sinon la vie.
Et pourtant, n’est-ce rien la vie ? La lionne s’approche au plus près elle aussi, je voudrais y
trouver un signe d’intérêt. Nous sommes finalement à quelque un mètre cinquante l’une
de l’autre, les yeux dans les yeux. Des yeux dorés qui me transpercent plus qu’ils ne me
traversent en ce moment précis. Une gène intense m’envahit et je dois détourner le regard,
je me sens petite, vulnérable et honteuse de cette liberté que je prends à venir l’observer,
elle qui n’a pas d’autres choix que d’être la proie des regards. Elle ouvre une gueule béante,
les babines retroussées, comme pour rugir… aucun son ne sort de cette gorge puissante…
je la sens anéantie par cette vaine tentative d’intimidation et baisse la tête pour lui signifier
une sorte de compassion, de soumission. Elle semble ne pas me voir, s’en foutre royale-
ment. Elle se détourne lentement et retourne s’allonger auprès de son compagnon.
Je prends du recul sur le banc qui m’y invite, c’est vrai qu’il fait chaud et lourd, c’est
vrai qu’un quart d’heure seulement vient de s’écouler… Enfin ressentir l’attente, le rien
faire que d’être là, d’observer passivement les va-et-vient des visiteurs, les deux corps
allongés objets de ma présence. Enfin, je m’ennuie. Le temps semble suspendu. Il y a dans
cette attente quelque chose d’intensément paisible et paradoxalement douloureux… Une
douce souffrance qui me ramène insidieusement à mes souvenirs d’enfance, à ce jeu que
j’affectionnais particulièrement, à cette figurine emblématique du LION source de
conflits continuels…
Le temps passe finalement, l’heure s’est écoulée dans le déchirement sonore du train.
Je sors de ma torpeur et retourne me coller le nez au grillage pour saluer mes compagnons
d’ennui. Dans les deux autres cages, deux par deux, les lions continuent de s’ennuyer, eux
aussi… Je traîne un peu des pieds sur le chemin de la sortie. Qu’est-ce qui semble vouloir
me retenir ici ?
8 AVRIL 2004
Bearboz
13
9 AVRIL 2004
Rachid L’Moudenne
14
Dessins extraits de
la bande dessinée
réalisée par Bearboz
12 AVRIL 2004
Nadia Jebrou
Ce matin le soleil chauffe le ventre de mon amie l’oursonne, ma jolie voisine. L’oursonne
je l’aperçois parfois, une patte sous le menton, elle pense à quoi ? Tiens, j’entends le train.
Où va-t-il ? Il fait beaucoup de bruit, juste là, à côté… Mais c’est quoi un train ? Le bruit
arrive, repart, tûut tûut, au loin tôout… Les oiseaux, des tourterelles je crois, le bruit du vent,
les arbres, grands, petits, les enfants, grands, petits. Ils me regardent mais je ne les intéresse
pas longtemps ! En face mon ami le loup tourne, tourne… Sur un banc, un homme, une
femme, jeunes. Je vois qu’ils sont amoureux. Moi j’aime bien les amoureux, eux ils restent
longtemps près de moi, ils m’admirent, ils le disent, enfin c’est ce qu’il me semble puisqu’ils
restent près de moi si longtemps… Je montre mon ventre, ils aiment bien, ils rient. De l’au-
tre côté des grilles, une autre lion. Lui il somnole. Il a de la chance, sa lionne est avec lui. Elle
pose son museau sur ses pattes à lui. Moi je la trouve très belle, mais il y a un mur qui nous
sépare et j’ai du mal à la voir. Alors je rêve à elle, je rêve qu’elle pose son museau sur mes
pattes à moi. Un autre couple passe très vite. Je n’existe pas pour eux. Pourtant en les voyant,
je me lève, je tourne un peu, je suis la grille en montant sur le muret pour être plus proche
d’eux. De l’autre côté de l’allée, le loup fait pareil. Il semble attendre quelque chose. Il reste
allongé, immobile. Je vois plein de mouches au-dessus de son dos. Pourquoi ? A côté de lui
les chèvres s’agitent, bêlent, les mâles se battent. Il ne bouge pas, ses yeux sont tristes. Un
chat gris se faufile entre les barreaux, s’approche puis passe tout à côté de moi. Il ne s’arrête
pas, ne me salue pas, il continue son chemin et sort de l’autre côté puis entre à nouveau, sans
bruit, puis ressort. Il se cache dans les herbes hautes puis je le vois entrer chez le condor. Où
va-t-il ? Il peut aller partout lui. Je me lève pour mieux voir, je cligne de l’œil. Un enfant me
regarde, surpris, en mangeant des pops corn. Il me les tend. Je n’aime pas les pops corn. Je
me recouche sur le dos, pour voir le ciel, rien que le ciel et les nuages qui glissent. Ma cage
n’a pas de barreaux sur le dessus, je ne sais pas pourquoi parce que toutes les autres en ont.
Les hommes ont peut-être peur que mes voisins s’envolent. J’ai entendu dire que le désir fait
tant de choses ! Un ciel barré de barreaux, ça doit faire bizarre ! De ma cage, j’ai de la chance
de voir le ciel, je plisse les yeux. Un pigeon descend boire l’eau du bassin. Les hommes l’ont
rempli ce matin, ils voulaient même me doucher avec leur tuyau, mais je n’en avais pas envie.
Tiens, encore un train, il ne s’arrête pas celui-là ! D’où vient-t-il ? Sur le banc, en face, la
femme pose sa tête sur l’épaule de l’homme, tout doucement. L’enfant repasse avec ses pops
corn. Je ne l’intéresse plus. Je l’ai peut-être vexé tout à l’heure…
Je devrais faire honneur à ceux qui viennent me voir au lieu de toujours dormir. La
preuve ! Qu’est-ce que j’entends ? Je lève l’oreille. « C’est le roi lion tu sais » dit une mère à
son petit qui me montre du doigt. Lequel de nous est le roi ? C’est quoi un roi ? Je compte
les trains. Encore un… Le bruit arrive de loin, du côté du vent. Je le sais car c’est comme les
nuages. Il ne s’arrête pas. Il passe très longtemps. Et puis j’entends la voix. Toujours la voix
qui annonce « attention au départ ». A qui s’adresse-t-elle ? L’enfant sourit, il repasse encore.
Il est chez lui ou chez moi. Je ne sais plus. Cette fois il me regarde, me parle avec ses yeux.
Je saute sur un tronc d’arbre pour qu’il m’admire. Après tout je suis peut-être roi et de toute
façon j’aime bien m’étirer !
Savez-vous qu’à force de tout surveiller avec mes yeux mi-clos, de réfléchir et d’écou-
ter, j’ai appris à lire les journaux que les gens déplient quand ils sont assis sur le banc en
face. Ce matin, j’ai même lu un grand titre dans l’Economiste du 13 avril qui disait que
« l’Hôtel Lincoln est un patrimoine devenu danger public » ! C’est quoi un patrimoine ?
Hôtel Lincoln ça doit être un de mes voisins ! Mais pourquoi un danger public ? J’ai plissé
les yeux très fort pour lire ce qui était écrit dessous en plus petit. Je n’ai pas tout compris,
mais il paraît que « le propriétaire de ces lieux délabrés voulait construire autre chose à la
place. Il avait bien raison. Mais l’hôtel est un bel exemple d’architecture, à telle enseigne
16 que les amoureux du vieux Casablanca ont voulu le protéger (…) L’hôtel a été classé au
Patrimoine (…) Autant dire que le classement ne sert à rien sauf à tout bloquer, jusqu’au
jour où un mur s’effondre et tue un squatter. Il faut aller jusqu’au bout des bonnes inten-
tions, leur donner les moyens d’exister, sinon elles vont paver l’enfer, comme dit le pro-
verbe ! » C’est quoi l’enfer ? Un endroit avec des grilles partout ? Comme chez nous ici ?
Est-ce qu’ils nous ont classés nous ? Sûrement des amoureux qui l’ont fait, pleins de
bonnes intentions, pour eux et pour leurs petits… Mais moi je m’en moque. Ce soir, « à
l’heure où les lions vont boire » comme disait le poète, je m’éclipserai silencieusement, là
où je serai le roi, et j’irai loin, très loin, comme le train. Je me concentrerai très fort, j’ai
appris à le faire, j’ai eu tout le temps quand je fermais les yeux. Et je m’envolerai. Je regar-
derai une dernière fois la belle lionne, ma voisine. Après ma disparition, les hommes diront
sûrement qu’un autre patrimoine est devenu un danger public. Ils auront peur pour leurs
petits. Les lions font peur aux hommes, les loups aussi, mais mon ami n’a pas la force de
venir avec moi. Le loup sera peut-être mort ce soir. J’aurai bien aimé qu’il fasse comme
moi, car je sais que dans sa tête, il pensait aussi à un ailleurs meilleur. Il ne le verra jamais.
Dommage ! Eh, l’ami, écoute la voix là-bas. La voix qui me dit « attention au départ » !
14 AVRIL 2004
Jaqueline Alluchon
Voilà, ça y est, j’y suis. Devant les lions d’Afrique. Je m’attendais au pire.
Aujourd’hui, 14 Avril, 11h du matin : il fait bon frais, tout semble lavé par les pluies de
cette nuit. Un côté campagnard : les coqs excités, les tourterelles très bavardes. J’ai fait le
grand tour : les flamants roses, les paons, les singes, les lamas, les petites chèvres. Tout le
monde est très calme (à part les coqs) et maintenant les lions.Vantés au soleil, ils se redres-
sent, de temps en temps comme si on les avait dérangés, baillent et se recouchent : ils atten-
dent. Dans l’enclos du milieu, ceux qui dormaient enchevêtrés tout à l’heure se sont réveil-
lés et le plus vieux, très vieux, s’est mis à rugir, comme un fumeur atteint de bronchite
chronique au réveil, sans que les lionnes d’à côté étalées sur le dos au soleil ne bronchent.
Je n’éprouve pas la tristesse que chacun évoque toutes les fois que l’on parle du zoo
d’Ain Sebâa. La paille est fraîche, l’eau coule dans les bassins, ont-ils assez à manger ? Je
trouve ce zoo bien dessiné, les abris et les cages sont noyés dans des plantations généreuses.
Il est midi, personne, juste le train et le grincement d’une roue de brouette fatiguée.
J’ai parlé trop vite, voilà le lion qui s’est approché et qui recommence à rugir ou tousser
plutôt. Pas d’odeurs, je me souviens de celle de la ménagerie du cirque Amar que mon
grand-père nous emmenait voir l’été en France : les lions de l’Atlas ; il nous racontait qu’il
y avait encore des panthères dans la montagnes et que les acrobates du cirque venaient
directement de la place Djemma el Fna. Alors le cirque ? Pas le cirque ? « Les jeux du
cirque », la fosse aux lions, le martyre de St Blandine ? Maintenant ce sont les footballeurs,
les lions de l’atlas, qui font le spectacle. Alors zoo ? ou pas zoo ? Toutes les villes ont des
zoos. Je n’en connais que deux : celui de Pékin (les pandas) et celui de Vincennes aux auda-
cieuses et fragiles constructions de ciment grillagé qui reproduisent (le grand rocher) les
reliefs karstiques de l’Asie du Sud.
Politiquement incorrecte je trouve du charme à celui-ci, il ne faudrait pas grand-chose
pour qu’il redevienne pimpant et accueillant pour les petits-enfants et qu’il assume son
rôle dialectique… Et les animaux ? heureux ? Malheureux ? Non décidemment je n’ai pas
d’opinion là-dessus, et les lions qui se prélassent comme moi au soleil en ces premiers
jours de printemps ne me donnent pas de réponse. J’imagine seulement leur envie de cro-
quer les enfants qui tournent autour de leur enclos en criant. Le seul qui me met mal à
l’aise c’est ce loup, tout seul, qui arpente sans cesse le rebord de sa cage. On dit aussi qu’il
y a un endroit où des singes sont enfermés dans le noir parce qu’ils sont méchants, je ne
le chercherai pas. Maintenant, je vais retourner chez moi et la question que je me pose 17
c’est l’autoroute ou pas ?
15 AVRIL 2004
Anne-Laure Boyer
Cher Lion,
Je devrais déjà être avec toi. Je ne sais pas si tu m’attends, et pourtant, depuis plus d’une
semaine, il ne se passe pas un jour sans que je pense à toi, à notre rendez-vous, dont moi
seule sait qu’il est fixé. Je suis en route vers toi, dans un taxi, une boîte de fer qui nous fait
avancer plus vite, pour venir te voir. Et toi, tu es dans ta cage. Je suis déjà « avec » toi, et j’ai
quitté mon « travail » pour venir te voir ; mon « travail », c’est un bureau. Un bureau, c’est…
un peu comme ta cage, sauf que je peux en sortir, plus ou moins quand je veux. Et puis la
différence, c’est que depuis ce genre de cage, on peut créer d’autres cages, pour d’autres
êtres, comme toi, par exemple.
Depuis ce genre de cage, on peut aussi « voir » le reste du monde, ou du moins c’est ce
qu’on croit. Toi depuis ta cage, tu vois seulement ce qu’il y a autour de ta cage, et pas plus
loin. Peut-être même que tu es né dans cette cage ? Ce n’est pas mon cas. Et j’ai même la
chance d’avoir vu pleins de cages, et même ce qu’il y a autour. Mais je n’ai pas encore vu
ta cage. Je viens d’arriver devant l’entrée du zoo. Et j’ai peur, car tu sais, ou peut être tu ne
le sais pas, mais je vais te le dire : parfois c’est dur de sortir de sa cage… Mais j’arrive.
Il y a écrit « Vivre, c’est aider les animaux ». Je ne comprends pas cette phrase. Je
n’aime pas rentrer ici. J’ai l’impression de rentrer en prison déguisée en quelque chose de
joli et d’amusant. Une prison qui me renvoie à mes propres prisons, celles où je vis sans
m’en rendre compte, celles que je crée… Je t’entends. Tu cries, sans que je t’aie vu. Ton
cri m’a appelé ? Je me retourne, tu es derrière moi. J’arrive. Je suis là, devant ta cage, je
cherche le banc qui est destiné à admirer le spectacle de ta vie. Je te croyais rentré dans
l’abri qui te protège de la pluie et du froid, mais tu es là, dehors, dans la prison de plein
air, allongé contre un bord de ta fosse.
Tu ne bouges pas. J’ai peur de ne pas te voir bouger, pendant le temps que je vais pas-
ser face à toi ; j’ai peur que tu restes allongé, les yeux ouverts… les yeux ouverts comme
ceux d’un mort. Je vais fumer une cigarette. Ça va me détendre, et peut être m’éviter de
me demander à quoi peut penser un lion allongé dans sa cage, toute la journée, toute la
semaine, tout… je cherche mon tabac.
Un mec vient me parler, en arabe. Il ne parle pas français. Je ne parle pas arabe. On
fume une cigarette ensemble. Je ne comprends pas ce qu’il raconte. Mais il reste avec moi,
et il continue à me parler. Je ne comprends toujours pas, et mes seules réponses sont des
sourires impuissants. (Pas besoin de cage pour se sentir enfermé) Un trio se forme. Lui,
moi, et le lion. Le Lion qui n’a toujours pas bougé. Je me rends compte qu’ils sont deux.
L’autre est allongé aussi. Il n’a pas bougé non plus. Une heure est passée. Je dis au revoir
à Nabil, et je repars. Et mon histoire avec le lion se termine comme ça. Une histoire qui
n’a pas eu lieu.
Il a fait une drôle de tête le chauffeur de petit taxi, lorsque j’ai insisté pour sortir sous le
rideau d’eau : « non impossible d’attendre, j’ai un rendez-vous »
- « Un rendez-vous au zoo d’Aïn Sebâa ? »…
18 - « Oui c’est un truc un peu fou, un truc d’artiste »
- «… »
- « Un rendez-vous avec le roi des animaux »
- « 23 dirhams »
Il pleut, il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille, y a que les escargots qui sortent avec
ce temps de chien, à ne pas mettre un chat dehors. Gadoue partout, la quête commence, où
est-il ?
Col vert migrateur. Lui et sa bande de cannes, franchement contents, ne montrent que
croupions et pattes, occupés têtes dans l’eau à farfouiller avec leur bec orange le cloaque
qui leur sert de marre. C’est sûr que là-dedans il y a à boire et à manger ! Canard de bar-
barie commun. La barbarie, c’est où ? Qui a osé donner un nom de baptême associant
barbarie et commun(e) ? Inoffensifs ils tendent désespérément leur cou à travers le gril-
lage pour essayer de manger quelques brins d’herbe. Cygnes noirs et blancs attendant la
fin du déluge, dormant sur une seule patte, tête sous l’aile.
Daim d’Europe. Dame Nature ou messieurs les généticiens, s’il vous plaît, donnez à ces
pauvres cervidés les palmes qui leur permettraient de ne pas glisser dans la boue
jusqu’aux genoux.
Une tortue terrestre sur une pierre, sauvée des eaux ! Cactus.
Grue de Stanley, Afrique. Flamand rose migrateur. Stoïques les deux pieds dans la merde,
mais fiers avec un maintien majestueux. Seul l’œil, comme passé à la Javel, s’ouvre et se ferme
comme ceux des baigneurs de celluloïd. Pas vu de colombe, mais la pluie cesse, une chaleur
pénétrante s’abat sur nos carcasses, de la vapeur monte du sol, les odeurs se libèrent. Lapin
commun. Perruche d’Australie. Paon bleu d’Asie. Quelques mouettes rieuses, elles sont les
seules à pouvoir s’évader. Un aigle à peine visible, il se cache. Cornes et croupes d’Oryx
d’Afrique. Odeur du foin. Battement aérien d’une envolée de pigeons, sifflement du train qui
passe. Gazelle Doras : amputée d’un sabot. Une paire de Lamas, blancs et cotonneux, je ne
sais par quel miracle. Élan d’Afrique du Sud, femelle mitée, mâle résistant encore.
Gardiens de zoo.
Pas envie de continuer, mais après cette ellipse il faut aller à l’essentiel, vers les cages. Un
loup couvert de plaies. Et là, sur un banc, un couple le regarde. Je ne veux pas croiser ses
yeux ; peur de lui montrer : les grandes siestes sous les arbres de la savane, les lionnes qui
préparent la chasse, la curée d’un drôle de zèbre, les miettes pour les lionceaux, les
mouches sur les naseaux, les grands coups de langue, les bâillements à vous décrocher la
mâchoire, l’approche du point d’eau au crépuscule, la crainte des animaux au moindre
feulement. Partir. Franchement Hassan la prochaine fois tu nous envoies où ? Monsieur
Life’s Good, LG pour les intimes, offrez un zoo virtuel à Aïn Sebâa ! Quelle publicité.
19 AVRIL 2004 / PHOTOZOO 19
Youssouf Amine Elalamy
Monsieur le Directeur,
Permettez-moi de soumettre à votre haute bienveillance mon projet ci-après dénommé
« photozoo ». Je tiens à préciser d’emblée que je n’attends rien en contrepartie, si ce n’est
une lecture curieuse et attentive. C’est lors d’une visite à votre établissement, face à la cage
aux lions, que j’ai pris conscience pour la première fois de l’état pitoyable de vos résidents.
L’un de vos fauves était à ce point figé qu’il m’a semblé un instant être en présence d’un
vieux livre d’images, d’où mon idée de photozoo.
Monsieur, j’ai la conviction que mon projet de parc zoophotographique, vous permet-
tra de remédier à cette situation au plus vite. Ma proposition est on ne peut plus simple.
Il s’agit de libérer vos animaux et de remplacer chacun d’entre eux par son propre por-
trait. Une fois traités et retouchés au Photoshop, vos protégés paraîtront tous heureux et
bien portant. Vos animaux ne tomberont plus malades, vous n’aurez plus jamais à les
nourrir, à nettoyer leurs cages, ni même à supporter leurs humeurs et leurs odeurs. Vous
pourrez aussitôt remercier votre vétérinaire ainsi qu’une bonne partie de votre personnel
et faire suffisamment d’économies sur votre budget pour vous adjoindre les services d’un
bon directeur artistique car, vous l’aurez compris, de lui dépendra la réussite de votre pro-
jet.
Le photozoo présente, Monsieur le Directeur, d’autres avantages que vous ne soup-
çonnez peut-être pas encore. Les tirages pourront être adaptés aux événements du
moment ainsi qu’au public présent ce jour-là. Les photos placées derrière les cages seront
tirées en rouge et vert les jours de fête nationale, en camouflages militaires en temps de
guerre, dans des tons pastels au printemps, en monochromie les jours de deuil, et ainsi de
suite. Pour respecter les convictions de chacun, on pourra même envisager de truquer cer-
tains clichés. C’est ainsi que les vendredis, toutes les femelles poseront voilées derrière
leurs barreaux, tandis que les mâles, autres que les boucs et les fox-terriers, déjà réputés
pour leur pilosité faciale, seront agrémentés d’une barbe réglementaire. Vous pourrez
aussi, les techniques infographiques aidant, présenter aux visiteurs un chameau à trois
bosses, un zèbre à rayures rouges, à carreaux ou même à pois. Et si vous le souhaitez, il
vous sera possible d’augmenter la taille d’une pie, de réduire celle d’un éléphant jugé trop
encombrant ou, mieux, de réduire le cou d’une girafe pour la mettre en cage.
Monsieur le Directeur, voilà en quelques mots mon projet de photozoo qui présente,
vous en conviendrez, de multiples avantages. Certes, l’outil photographique ne permet pas
de montrer un lion en mouvement ; mais si la pauvre bête paraît à ce point figée sur la
photo, elle aura au moins, cette fois-ci, une bonne raison de l’être.
Respectueusement
20 AVRIL 2004
Selma Zerhouni
Je n’y suis pas allé. Je ne l’ai pas vu. J’ai entrepris de le faire à plusieurs reprises vou-
lant honorer mes engagements avec Flo. C’était la moindre des choses. L’objectif n’est-il
pas simplement que l’on ouvre les yeux. Que l’on touche cette misère silencieuse dans le
regard d’un vieux lion abandonné et triste ? A trois reprises, je me suis retrouvée dans la
voiture avec des préoccupations qui ont fait diversions. Heureuses alternatives que de se
dire : plus tard, lorsque j’aurais plus de temps. Il n’y a pas urgence. Rien ne peut changer
d’ici là. Pas de miracle en vue. Beaucoup de paroles nous abreuvent, mais si peu d’actions.
Pourquoi s’occuper d’un lion quand toutes les misères du monde côtoient notre quoti-
dien. Il ne peut rien dire, rien écrire lui. Une fois mort, le gardien sera débarrassé d’une
tâche supplémentaire et pourra faire une sieste plus longue. Déjà, il en faisait assez avec
le salaire de misère que lui offrait le zoo.
Et puis, fallait-il aller au zoo pour voir des choses que l’on connaît que l’on fréquente
20 déjà dans l’humain. Lorsque l’on fonce comme des fous dans notre belle capitale toute de
route express fendue, et que l’on s’arrête pile devant un regard qui s’accroche à notre
mémoire comme une sangsue. Jamais aller au zoo à Casablanca n’a été aussi redoutable.
L’exercice de Flo nous charge d’une mission de consignation qui aurait eu l’avantage de rap-
porter à nos enfants un état désespérant, pour le corriger peut-être, et s’engager dans de
nouvelles voies.Voilà pour le côté utilitaire. En réalité, je ne veux pas garder en mémoire cet
état-là et je ne veux pas le raconter. Je le vis comme un mauvais rêve à chaque fois que la
putréfaction atteint mes yeux ou pire mon nez.
Le lion du zoo est un vieux souvenir que j’évoque avec mes enfants. Quand ils étaient
petits, je les avais amenés en leur racontant de belles histoires d’animaux fiers et libres.
Avant d’aller au zoo de Casablanca, ils avaient entamé la chanson du roi lion dans la voi-
ture. Le lion qu’ils avaient vu est sans doute à la même place aujourd’hui. Il ne bougeait
pas, ne levait pas les yeux, ne rugissait pas. J’ai mis une heure à consoler le cadet. Excuses-
moi Flo, je ne veux pas y retourner. La majesté du roi de la jungle a été violée par ce
dimanche après-midi.
21 AVRIL 2004 /
UNE HISTOIRE DE LION EN CAGE
Nawal Slaoui
10h15 Je pénètre le zoo, et cherche une cage pour découvrir le lion de Ain Sebaa. Je
me rends aux trois d’entre elles pour en choisir une. Elles ont toutes 7 mètres de diamè-
tre environ, circulaires, sol en béton, ce petit peu pour tourner en rond, aller et venir et
devenir fou. La cage que je choisis enferme deux lions. Je m’approche tout près, ça sent
les excréments ; humain, animal, c’est pareil, ça ne change rien pour les félins.
Ils m’entendent me rapprocher, l’un d’eux me regarde, et je me demande, si, malgré
ses yeux rouge vif, il voit encore. C’est-ce parce qu’il m’a vu ou plutôt parce qu’il a
entendu mes pas que je choisis cette cage. Ce lion est éveillé, il semble conscient de son
entourage, je l’appelle « Vivant ». L’autre reste allongé, indifférent à ma présence, il a l’air
de s’ennuyer, de démissionner, de s’en foutre Royalement, je l’appelle « César »
Vivant ne tient pas en place. Il grimpe sur le rebord trop étroit du muret d’où jaillis-
sent les barreaux épais, il fait quelques pas et redescend. Ce passage ne lui est d’aucune
utilité, ça lui fait un choix de promenade en moins. De toutes les manières, à sa place, les
barreaux contre mon visage, c’est vraiment pas mon truc. La cage ronde est trop petite
pour ces lions, pas étonnant qu’ils restent allongés.
Soudain, le lion en cage, Vivant le lion impatient rugi, plusieurs fois, de plus en plus
fort. Sa gueule écrasée contre les barreaux, il en a marre ! Il se plaint encore une fois, peut-
être quelqu’un comprendra-t-il enfin ? Le rugissement vient de ses tripes, littéralement, le
muscle de son ventre se crispe à l’approche du vomissement sonore. Jusqu’à présent je
n’avais entendu ce son qu’à la télé et pendant un instant je cru qu’il voulait vomir, qu’on
lui avait donné de la viande pourrie et qu’il ne l’avait pas supporté. Mais non, sa gueule
n’a rien rejeté, rien de pâteux, pas de liquide verdâtre, pas de bave, pas de sang, rien sauf
un son de détresse, un son d’épuisement moral, une tentative ultime pour atteindre un être
raisonnable, voire responsable.
10h30 Une classe de 30 ou 40 enfants arrive, les lions redressent les oreilles, lèvent un
peu la tête. Ils semblent avoir l’habitude des enfants. Les petits cris humains ne les per-
turbent pas pour autant.
10h45 Le temps passe si vite. Je me suis trompée, les cris inconscients des enfants ont
qu’en même fait rugir les lions de la cage d’à côté. Tout ce brouhaha a créé un effet de
contagion. Vivant et César se lèvent, tournent, marchent au pas, tournent encore, suivent
ensembles le même chemin, rasant le mur, ils se croisent, se touchent, demeurent solidaires. 21
Les mouches ont envahi mon jean, elles sont grosses celles-là, il y en a même une qui se
pose sur mon carnet de notes. Ça pu ici, ça pu la merde, ça pu l’abandon. Et que vois-je ?
Incroyable ! Vivant se hisse sur le rebord du mur étroit et s’allonge pour « admirer la vue »,
entre nous, il l’envie plutôt. Le rebord est beaucoup trop étroit pour lui, il n’arrive pas à
confortablement y reposer l’une de ses pattes arrière alors il la laisse pendre dans le vide.
11h00 César toujours aussi « paisible » se met à rugir. L’habit ne fait pas le moine. Ça
vibre très fort dans mon torse, c’est comme l’effet que font les basses en boîte de nuit.
Mais la techno sound du lion ne me défoule pas, bien au contraire, tout mon corps se rai-
dit. Mon moral en prend un coup là, surtout après le départ des jeunes visiteurs, surtout
après le retour au calme et à l’indifférence.
11h15 Témoin d’une petite heure dans la journée de deux lions en cage, je ne veux pas
les quitter, mais j’ai du boulot, alors je dois partir. Je me demande si le reste de leur jour-
née ressemble à l’heure que je viens de passer en leur compagnie. Probablement que Oui.
22 AVRIL 2004
Sandrine Wyman
Donc, vous êtes les lions. Je choisis de m’arrêter devant votre cage parce que toi, à
droite, tu as levé la tête quand je suis arrivée. Effort pénible mais qui m’a touché. A droite,
ils tournent en rond et rugissent, à gauche, ils dorment. Tu te lèves, t’approches de moi et
t’en vas en grognant. Ton compagnon en fait de même et votre cri est impressionnant.
Quelques échanges entre vous et tu t’écroules à l’autres bout de la cage. -Les présenta-
tions entre nous sont peut-être faites et la couleur est annoncée : ici c’est pas le pied, mais
tu n’as pas dit ton dernier mot.
J’avoue que j’appréhendais de venir te voir. Et je ne sais toujours pas ce que nous
allons faire ensemble pendant une heure. Je me demande ce que tu penses de ce défilé de
personnes qui viennent te voir non pas pour le plaisir, comme la plupart des visiteurs
habitués mais par compassion. On m’avait dit que tu étais misérable et malheureux et
c’était entendu dès mon arrivée. Je n’ai plus à débattre de ce point, le constat ne mérite
pas discussion. La seule chose qui me reste à découvrir est ton public. Devant moi, deux
22 jeunes handicapés mentaux mangent du pop corn et s’agrippent à la cage en rugissant à
leur manière pour engager une sorte de dialogue avec toi. Ils grognent et choisissent de
s’approcher de celui de tes compagnons qui est en éveil et le nez contre le grillage. Ils ont
l’air d’être des habitués et il me semble qu’ils aiment venir vous voir. Derrière ta cage,
deux autres lions en cage, à peine plus libre que toi. Ce sont deux jeunes garçons qui me
suivent depuis mon arrivée et qui se sont à présent postés de l’autre côté de ton enclos. Ils
me font des petits signes de la main à chaque fois que je te regarde croyant sans doute
qu’un beau jeune homme a plus d’attrait qu’un pauvre vieux lion.
Difficile de faire abstraction de leur manège pour ne m’intéresser qu’à notre tête-à-
tête. Ils provoquent en moi une colère et une envie de m’en aller.
À côté de moi, un papa et son petit garçon. Emmitouflé dans son écharpe et son bon-
net, le petit cours du sachet de pop corn que lui tient son papa à la cage. Beaucoup de
couples. Ce zoo n’est pas bien beau mais paisible et je pense que les couples s’y sentent
en sécurité. Ils se promènent, s’asseyent sur les bancs mais n’ont guère de regard pour
vous. Vous ont-ils remarqué ? Peut-être que non mais ils ont une bonne excuse.
Les enfants passent, courent, tapent à ta cage mais tu les ignores. Sans doute en as-tu
trop vu et sans doute sont-ils, pour toi, tous les mêmes.
Plus personne, le calme du lieu et son côté triste semblent être à l’image de ta lassitude.
Ou peut-être le contraire. Je disais tout à l’heure que j’appréhendais cette rencontre parce
que je ne savais pas trop ce que l’on pouvait partager toi et moi. Nous n’avons en commun
que d’habiter dans la même ville. Pour le reste, j’ai beau chercher, je ne vois rien qui nous
approche. Pas même la langue. Je ne peux que te regarder et je crois que tu t’en fous pas
mal. Alors pourquoi est ce que je viens voir les lions ? Pour me faire plaisir ? Pour voir à quoi
vous ressemblez ? Par compassion uniquement. Peut-être bien par obligation. Si je n’avais
pas promis de passer une heure avec vous, je ne serais jamais venue dans ce zoo. Je ne suis
pas de celles qui visitent systématiquement les zoos de la ville où elles sont et mon enfant est
trop petit pour me demander d’y aller. Donc c’est bien ça, je ne suis venue que suite à ma
promesse et d’en le seul but d’une confrontation. Moi j’attends que quelque chose se passe
entre toi et moi pour pouvoir le noter et toi tu m’ignores. Et me voilà dans une drôle de situa-
tion. Je suis venue écrire le journal du lion, et c’est finalement mon journal que j’écris. Je
pourrais te regarder pendant une heure, le temps passerait vite, mais j’ai compris mon enga-
gement comme une mission d’écriture. Et je ne sais rien écrire de toi. Je ne sais que parler
de moi. De moi face à toi. Difficile de voir plus loin que soi. Je me demande même si j’avais
vraiment besoin de venir jusqu’à ta cage pour gratter tous ces mots.
Tu grognes et remues la queue. De plus en plus fort, je te trouve effrayant et je crois
que tu ne me fais peur. Tu représentes une telle force et une telle haine. Tiens, oui, tu me
donnes le sentiment de haïr. Ta haine sommeille, mais si l’occasion s’en présentait, je ne
doute pas que tu laisserais éclore. Et si j’étais encore là, devant ta cage, à constater, l’échec
de notre dialogue, je serais sans doute ta première proie. Plus j’écris et plus je me rends
compte que ma venue ici ne rime à rien. Mais qu’est ce que je fiche devant cette cage à
essayer de te parler ? Je suis ridicule. Si c’est ce que tu penses, tu as raison. Tu as même le
droit de me manger si la cage se casse dans les minutes dernières de notre rencontre.
Laisse-moi imaginer, est ce que cela te donnerait du bonheur de me manger ? ou est ce que
ça assouvirait une faim banale ? En d’autres termes, est ce que tu aurais un sentiment de
vengeance assouvi ou est ce que je ne serais guère plus qu’un de ces morceaux de viande
que l’on doit te jeter tous les jours ? Tu sais, je suis humaine et j’aimerais bien, au moins à
cette occasion, être un petit peu plus pour toi. C’est étrange, tu es un lion et je souffre de
ce que tu m’ignores. Par fierté ? Ou parce que j’ai quelque chose à vivre avec toi qui est dif-
ficile à accoucher ? Je désespère de sentir la moindre connivence entre nous. C’est pourtant
vers toi que je suis allée, croyant que tu m’avais un peu plus remarqué que les autres. J’avais
espéré que nous aurions malgré mes réticences, des choses à nous dire, des remarques à
partager mais ton indifférence est exemplaire et elle me lasse… tout comme mon indiffé-
rence doit lasser un des jeunes hommes de tout à l’heure qui est à présent assis à côté de
moi sur le banc, et qui me demande si j’habite à Casa. J’ai froid et je n’arrive plus à me
concentrer. Cette tierce personne est venue rompre notre tête-à-tête, notre intimité. Je vais 23
m’en aller et je crois bien que nous n’allons plus nous revoir. Je n’ai aucune envie de reve-
nir ici et en plus, pour être franche, je ne saurais même pas te reconnaître.
Au fond, pour moi, tu es un lion en cage comme les autres.
30 AVRIL 2004 /
BEAUTÉ PASSÉE - PRÉSENT NÉVROSÉ
Leïla Skali
24
2 MAI 2004
Martine Derain
Trois vastes cages cimentées, circulaires, identiques et voisines. Des moineaux intré-
pides, en tout cas que peu de choses semblent devoir inquiéter, s’activent sur les reliefs du
repas des grands fauves : une carcasse blanche piquetée de rouge : des lambeaux de chair
dont se repaissent et que se disputent les volatiles.
Ils sont là, deux par cage : deux mâles, un couple, deux mâles. En m’enfonçant dans
le jardin zoologique, après toutes ces pluies, après avoir longé tous ces enclos où gazelles,
biches et autres daims pataugeaient jusqu’à mi-cuisse dans une boue fangeuse, se pressant
le long des clôtures pour tenter de happer le blé soufflé que leur tendent les enfants, je
m’attendais à découvrir des fauves faméliques. Est ce le respect qui s’attache, commun à
toutes les cultures, à la puissance et à la noblesse de l’animal ? Les cinq lions et cette lionne
qui se prélassent en cette fin d’après-midi paraissent en bon état. À tout le moins accep-
table au contraire de tant de conditions humaines comme animales croisées ou rencon-
trées dans cette ville.
Les images affluent de mendiants estropiés, de vieillards moribonds, de petits ânes 25
trempés de sueur sous le harnais de charrettes trop lourdes, de chairs à vif de bêtes de trait
exténuées sous l’attelage, accablées de fouets et de gourdins. Alors ces lions qui paressent
derrière les barreaux pour le frisson des gosses ? Pas plus, pas moins que le spectacle de
tous les zoos du monde. Une scène banale se déroule au même instant comme en contre-
point : un très vieil homme accompagné d’un si petit enfant tente, au moyen d’un outil
improbable, de casser les mottes d’une terre noire et grasse en lisière du parc. L’outil se
déboîte, les mottes se dérobent. L’homme s’épuise dans un désordre de gestes, trop pau-
vre sans doute pour acquérir une houe qui vaille. Personne ne lui prête attention. Il n’en
attend pas à l’évidence. L’enfant est dans son pas, indifférent aux autres de son âge qui
s’agitent autour des cages, à quelques mètres de lui.
J’ai en cet instant, comme souvent, le sentiment très vif de la relativité des principes
au regard des faits : non, décidément, les hommes ne naissent pas libres et égaux en droits
et une vie n’en vaut pas une autre. Quel privilège que d’importer à son prochain ! Que le
vieillard faiblisse encore et s’abandonne à la terre noire et grasse. Qui d’autre pour s’en
émouvoir que l’enfant si petit ?
En cette fin d’après-midi, les fauves, quatre mâles en fait, dorment au soleil qui
décline. Sur le dos, pattes écartées, bourses exhibées. L’un les a mieux garnies que les
autres. Je me surprends à repenser à des grossièretés de garnison. Est-ce bien là le siège
de la virilité ? En tout cas ils sont bien entiers ces fauves, comme on dit des animaux que
l’on n’a pas coupés, castrés, châtrés. Des mâles, des vrais quoi. Le couple est seul éveillé.
Plutôt rassurant pour un couple d’être en éveil.
Les yeux jaunes des lions. Je crois avoir toujours connu les yeux jaunes des lions. Mais
en cet instant, ils sont là, à quelques mètres qui fixent des badauds jouant à se faire peur.
Lui en position du lion couché, du lion en majesté, posture sublime, telle celle du bronze
de la place Denfert-Rochereau. Il se lève, baille, rugit comme pour s’éclaircir la voix et
entame un incessant va-et-vient le long de la grille, ondulant de sa longue échine de félin.
Tourner comme un lion en cage… Dit-on du comportement de quelqu’un qui à force
d’impatience ne tient plus en place.
Est ce de l’impatience que manifeste ce mâle puissant ? Quoi tarde qu’il pourrait
attendre ? Tout lui manque qui est pour lui l’essentiel, les grands espaces, la liberté, le boire
et le manger quand il en décide. Les prisonniers de toutes les geôles du monde pratiquent
ces mêmes surplaces fulgurants pour tenter d’éloigner barreaux et murailles, de créer de
la distance. Tourner comme un lion en cage, être comme un lion en cage… Elle le rejoint,
se frotte à lui rendant heurté le mouvement pendulaire auquel il finit par mettre un terme.
Elle est fine, douce, jeune sans doute, très belle, comme soyeuse. Elle pose son museau sur
l’oreille de son compagnon, lèche la joue qu’elle retrousse sous sa langue que l’on imagine
râpeuse. Deux visages appuyés l’un à l’autre, dans le flou d’une crinière de feu et qui sem-
blent interroger le chaland. Si par hasard nous pourrions leur dire pourquoi ils sont là der-
rière ces barreaux et nous qui nous pressons contre la clôture comme pour mieux les
regarder. Quand est ce que tout cela est arrivé ? Pourquoi ? Quand cela va-t-il enfin finir ?
Les lions n’ont pas cette mémoire là. Mais l’ennui ? Éprouvent-ils l’ennui ?
J’ai envie de caresser ces grosses peluches, d’enfoncer mes doigts dans une si moelleuse
toison. Éclair dans le regard du mâle qui se remet à gronder. Délicieux est le frisson du dan-
ger contenu, délicieux encore le trouble de la menace si ne nous protègeraient ni grilles ni
barreaux. Jouer à se faire peur. On est là, précisément pour cela. Il fallait que le fauve joue
sa partition. En rugissant à nouveau il s’en acquittera. Chose offerte à qui sait attendre.
Y a-t-il filiation entre ce couple et les lions endormis ? Peu probable tant ils semblent
tous de même âge. Mais ces affaires d’âge sont trompeuses chez les animaux quand on ne
peut y aller voir de près. Ce couple a-t-il eu des lionceaux, ces adorables figures pataudes
de la littérature enfantine ? Mais qu’a été, que serait leur enfance en captivité ? Et d’ailleurs
les fauves procréent-ils, s’accouplent-ils même en captivité ? Sans doute que oui, je vou-
drais que non.
Courses effrénées dans la savane desséchée, gazelles attrapées en pleine course, les
26 sabots battant l’air brûlant dans un nuage de poussière, filets tombant des arbres piégeant
les grands fauves au milieu de chasseurs affairés et craintifs, ces scènes documentaires
défilent dans ma tête. Est-ce cette méditation sur le jeu de la vie et de la mort que perçoit
le gardien ? Il est planté devant moi et me dévisage avec hostilité, badine à la main, sifflet
en bandoulière. Je tourne talons, me hâte vers la sortie indifférent au vacarme des singes.
Le cœur gros sous un ciel de plomb. Il va encore pleuvoir.
Conté par Abdesslam ou Lahcen n Id Bram en novembre 1950. Extrait des Contes berbères de l’Atlas de Marrakech, Alphonse
Leguil, Éditions L’Harmattan, 2000.
De : karim Alaoui
Date : Fri, 29 Feb 2008 02:01:12 +0100 (CET)
À : lasourcedulion <lasourcedulion@wanadoo.net.ma>
Objet : Le lion !