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Commentaire de Bachelard, MR, Introd.

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Vers le milieu du XXe siècle, Gaston Bachelard publie son ultime ouvrage
épistémologique : Le matérialisme rationnel. Dans la dernière partie de
l’Introduction intitulée « Phénoménologie et matérialité », il annonce la thèse
qu’il va développer dans le prolongement de ses travaux antérieurs : depuis sa
constitution scientifique au XVIIIe siècle dont A. Lavoisier est habituellement tenu
pour un héraut, la chimie a connu une nouvelle révolution par laquelle elle définit
désormais un « matérialisme rationnel ». Déjà en 1940, Bachelard a ainsi pensé ce
qu’il appelle alors « les prodromes d’une chimie non-lavoisienne. »1 Désormais, le
« matérialisme rationnel » est situé globalement de plain-pied avec le « nouvel
esprit scientifique » que, dès la fin des années 1920, Bachelard attribue en
physique aux effets de la « mécanique non-newtonienne » ou « révolution
einsteinienne ».2

A l’inverse du « matérialisme naïf » attribué à la connaissance commune,


que la Conclusion du livre confronte à la connaissance scientifique, la chimie
physique s’oriente depuis la seconde moitié du XIXe siècle vers un « matérialisme
instruit ». C’est une science renouvelée et réorganisée, voire recommencée. Son
rationalisme est proprement un « rationalisme appliqué »3 en ceci qu’il est
inséparable de la technicité des méthodes caractérisant l’intense socialisation de
la raison scientifique moderne. La technique mise en œuvre par « l’union des
travailleurs de la preuve »4 interagit constamment avec la technique proprement
dite, laquelle lui apporte à la fois ses modèles, ses résultats et ses problèmes, et à
laquelle elle soumet réciproquement les siens.

En 1951, dans L’Activité rationaliste de la physique contemporaine,


Bachelard a déjà fourni l’exemple, appartenant à toute la pensée scientifique du
XXe siècle, d’une telle « dialectique » entre expérimentation et rationalisation. Ici,
dans le sillage d’un livre plus ancien sur Le pluralisme cohérent de la chimie
moderne (1932), prenant appui sur la « dialectique » spécifique à celle-ci,

1
Voir La Philosophie du non, PUF, 1940, chap. III. Prenant pour archétype du « non » en science le
cas historique des géométries non-euclidiennes du XIXe siècle, Bachelard indique (III, V) : « une
chimie non-lavoisienne, comme toutes -les activités scientifiques de la philosophie du non, ne
méconnaît pas l'utilité ancienne et actuelle de la chimie classique. Elle ne tend qu'à organiser une
chimie plus générale, une panchimie, comme la pangéométrie tend à donner le plan de toutes les
possibilités d'organisation géométrique. »
2
Voir Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1934.
3
Le rationalisme appliqué, PUF, 1949.
4
Ibid., chap. III.
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Bachelard oppose au postulat d’unité —qui serait l’exigence du philosophe— le


travail pluralisant qu’exerce la communauté des chimistes, moins pour accroître
les connaissances par accumulation, moins encore pour les réduire à la simplicité
d’un principe purement spéculatif, que pour les enrichir en les ordonnant et en les
complexifiant.

Dans la lignée constante de l’épistémologie bachelardienne, sont ainsi


étudiés les rapports d’une part entre science et philosophie, d’autre part entre
unité, pluralité, et complexité. Moyennant quoi sont questionnés l’histoire de la
pensée et de la recherche, les attitudes, méthodes et procédés intellectuels, ainsi
que les « obstacles épistémologiques » —illusions des images premières,
métaphores et analogies précipitées, conscientes et inconscientes— auxquels doit
s’affronter le savoir.5 Telle est la trame sur laquelle est posé ce que Bachelard
nomme le « problème de l’unité de la matière ».

*
Ce problème est présenté en propre comme étant celui des
« philosophes », sans guère de précision : c’est « l'esprit philosophique
traditionnel » qui voudrait trouver l’origine de la cohérence des doctrines « du
côté de l'unité de matière. » C’est ce problème « qui a tant préoccupé les
philosophes », et dont le progrès de la science, en montrant au contraire qu’il se
pose en des termes sans cesse différents, doit permettre à chaque génération de
comprendre qu’il était mal posé par la précédente. La « simplicité », dont la perte
hante la nostalgie du philosophe au regard de ces progrès, désigne la même notion
ou le même idéal ; ce qui le conduit à se poser « ces “grands problèmes” de l'unité
de l'être » sur lesquels la science n’aurait rien à lui apprendre. De là viendrait une
déception devant « la pauvreté philosophique de la pensée scientifique. » Que
dire de cette caractérisation de l’esprit philosophique, du problème qui serait le
sien, et de sa manière de le poser, eu égard à l’esprit scientifique ?

On notera d’abord l’oscillation des termes même dans lesquels ils sont
présentés : on passe de l’unité de la matière à l’unité de l’être, en passant par la
simplicité. En l’absence d’exemples, des perspectives qu’ouvre l’histoire des
doctrines philosophiques peuvent éclairer la recherche du sens de ces
caractérisations. Au premier chef, la perspective que propose Aristote (IVe s. av.

5
Voir La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938.
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notre ère) dans le livre A de la Métaphysique sur la base d’une histoire de la


recherche menée par ses prédécesseurs en vue de savoir au juste « ce qui est »,
ou « ce qu’est l’être » (ti to on). Elle permet, au moins, de comprendre pourquoi
Bachelard passe si aisément du « problème de l’unité de la matière » aux
« grandes questions de l’être. »

Le point de départ en sont les philosophes dits Présocratiques, et leurs


diverses réponses, qui sont monistes en ceci que leur recherche porte sur une
unique cause première (ou principe unique) de toutes les choses. Ainsi, la réponse
des tenants de la seule cause matérielle : « Ceux qui les premiers ont philosophé
pensèrent, pour la plupart, que dans l’idée de matière se trouvent les uniques
principes de toute chose (tas en hulès eidei monas … archas… pantôn.) »6 Aristote
indique ce qui fonde rationnellement cette position qu’on peut appeler (bien
avant la lettre) matérialiste : « ce à partir de quoi tous les êtres sont
primordialement engendrés et en quoi finalement ils périssent, tandis que
demeure la substance (ousia) affectée de changements, c’est ça qu’ils appellent
l’élément (stoïchéion) et le principe (archè) qui sont les leurs ; car ils ont par-là
l’idée que rien n’est engendré ni rien ne périt, puisque cette nature (phusis) qui
est la leur se conserve toujours. »7 Ce qu’Aristote tient ainsi pour « l’axiome
commun » des premiers philosophes, revient à affirmer abstraitement que rien ne
vient de rien et, réciproquement, que rien n’est anéanti.8 Mais qu’est-ce qui est
ainsi éternellement ?

Parmi les premiers philosophes, figurent ceux qu’Aristote appelle les


« naturalistes » (phusikoi), au premier chef les Présocratiques qui n’admettent
qu’un seul élément : l’eau comme Thalès, l’air comme Anaximène, le feu comme
Héraclite, la terre comme d’autres. Mais l’élémentarisme ancien se heurte aussitôt
au problème que pose le rapport entre l’un et le multiple : comment d’un seul
élément inférer la pluralité de ses manifestations ? ; et réciproquement :
comment réduire la pluralité des qualités sensibles à l’unité élémentaire ?
Comment sans contradiction l’être peut-il être qualifié ainsi d’humide ou de sec,
de froid ou de chaud, etc. si, comme Parménide peu après en fait un impératif
absolu de la raison, l’être étant strictement un, on ne peut rien affirmer de lui

6
Aristote, Métaphysique, 983b-5 sq.
7
Ibid.
8
Voir Physique, I, 191-a.
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sinon qu’« il est » simplement et tautologiquement ? Pythagore peut-être, et plus


tard assurément Empédocle qui parle d’une « quadruple racine », s’efforcent
d’identifier toute chose à une unité problématique des quatre éléments, selon que
leurs propriétés opposées peuvent se combiner, voire s’harmoniser, pour se
ramener au moins à… un couple de contraires (agent et patient…). Avec, en
arrière-plan, l’exigence d’unité ontologique, l’antique fiction théorique des
éléments paraît donc en bute au problème de l’unité de matière.

Des penseurs monistes et de leurs apories Aristote passe ensuite aux


Académiciens qui, se proclamant « amis des formes », opposent un pluralisme à
ceux que leur premier maître, Platon, appelle anonymement « les fils de la terre » :
dualisme du sensible et de l’intelligible, multiplicité des « formes » (eidè), rapports
entre ces formes purement intelligibles et rapports de celles-ci à l’Un. C’est ainsi
que le Stagirite en vient à sa propre doctrine de la substance (ou de l’essence :
ousia.) Mais c’est précisément pour montrer qu’une telle substance ne peut être
identifiée à ce qu’il est le premier à nommer la « matière » (en lexicalisant la
métaphore du « bois » de construction : hulè). En effet, ce qui caractérise pour lui
avant tout celle-ci est son manque de détermination, non moins que sa
dépendance à l’égard de « formes » dont elle est dans chaque cas inséparable.
C’est une telle « forme » en vue de laquelle advient « l’état accompli » d’une
substance et qui explique véritablement que celle-ci soit ce qu’elle est.

Le tableau aristotélicien aborde en passant cette figure apparente de


l’unité de la matière qu’est l’atomisme ancien, surtout représentée
ultérieurement par l’épicurisme. La position de Démocrite semble en effet étayer
un monisme dans la mesure où elle n’admet qu’un seul type d’être, celui de
l’atome, corps dont la simplicité est indestructible, à partir duquel sont composés
l’eau, l’air, le feu la terre et d’autres corps plus complexes. Bachelard a pu
antérieurement consentir à cette figure originelle du matérialisme philosophique
une bienveillance au titre des « intuitions atomistiques »9 pourvu que sa
« naïveté » n’implique pas de prêter aux atomes mêmes les qualités sensibles de
l’expérience commune qu’on a des corps qu’ils composent. On ne saurait toutefois
tenir l’atomisme antique pour le véritable représentant du thème de l’unité de la
matière. Car non seulement il part d’un dualisme de principe (« le tout est corps

9
Voir Les Intuitions atomistiques, Boivin et Cie, 1933.
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et vide »10), mais surtout il pose une multiplicité infinie d’atomes caractérisés par
une diversité innombrable de propriétés — relatives à la résistance absolue, au
mouvement infini, à l’étendue variable mais minimale des atomes ; relatives aussi,
selon Epicure, à leur pesanteur différenciée ; propriétés qui sont au fondement de
toutes les diversités existant dans l’univers et de la connaissance que nous
pouvons en acquérir.11 Plutôt qu’une vue unitaire, l’atomisme antique est donc un
pluralisme qui pose d’irréductibles différences à la base de la structure de l’être et
de son explication.

Dès lors, une autre perspective, plus récente, paraît mieux éclairer
l’opposition de l’esprit scientifique actuel à « l’esprit philosophique traditionnel. »
Les exigences du genre de philosophie visé par Bachelard sembleraient devoir
plutôt s’appliquer à l’idée de matière telle qu’on la trouve d’abord dans la
métaphysique cartésienne. Descartes conçoit en effet l’unité de la matière par
réduction de celle-ci à la seule étendue géométrique, encore que, de ce point de
vue même, la réalité des êtres physiques, et la science que l’on peut en avoir, ne
sont possibles que parce que la substance étendue est métaphysiquement pensée
comme ayant été créée par le dieu judéo-chrétien avec son mode, le mouvement,
seul susceptible d’y introduire la diversité, les individuations et le devenir —
comme c’est d’abord le cas avec les tourbillons et la matière subtile. Quant à
l’attribution du mouvement à l’essence même de la matière, et non à la Création
divine, c’est par excellence au matérialisme des Lumières qu’il y aurait lieu de
penser. Mais ce serait s’égarer car, en dépit des termes, et du « matérialisme »
dont il se réclame, Bachelard, lorsqu’il parle de « la philosophie » paraît ne penser
à rien moins qu’à des philosophes tels que La Mettrie, Diderot ou d’Holbach.

C’est ce que prouvent les exemples qu’on rencontre dans Le Matérialisme


rationnel, comme dans la plupart des ouvrages antérieurs du même auteur. Les
philosophes auxquels pense bien plutôt Bachelard, auxquels il s’en prend avec
humour, sont ceux qui se posent à propos de la matière les problèmes inhérents
à leurs propres doctrines, lesquelles sont étrangères à l’histoire du matérialisme
philosophique. Ainsi de l’idéalisme absolu (cas de Hegel), mais aussi des
métaphysiques modernes, de type spiritualiste (cas de Meyerson ou de Bergson),
phénoménologique (Husserl) et/ou, par suite, existentialiste (à la manière de

10
Voir Epicure, Lettre à Hérodote, 39-40.
11
Ibid., 39-45. Voir aussi Lucrèce, La nature des choses, chants I et II.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 6 sur 15

Sartre). 12 C’est du point de vue de tels penseurs en quête d’un phénomène épuré
qu’est diversement mais systématiquement requise l’unité de la matière au nom
de la simplicité du regard que pose le sujet connaissant sur « l’objet » ou sur « la
chose même. » Aussi n’est-il pas fortuit que ce à quoi s’applique au mieux la
problématique philosophique contestée par Bachelard, soit la notion de « chose
étendue » (res extensa) déterminée par Descartes à la lumière métaphysique de
la notion réellement distincte d’une tout autre substance : celle, immatérielle, par
laquelle le sujet savant aperçoit en et par lui seul qu’il n’est rien autre qu’une
« chose pensante » (res cogitans.)

C’est à ce regard, cette lumière, et aux philosophies modernes qui


thématisent diversement ce genre de « vue unitaire sur les phénomènes de la
matière », que Bachelard paraît opposer de façon polémique, ici comme souvent,
le travail pluraliste et pluralisant de la science. C’est au nom d’une telle activité
scientifique, avec elle, ou en s’appuyant sur elle, qu’il objecte sa propre
conception de la phénoménologie, dans la définition de laquelle il doit dès lors
inclure ce qu’il appelle une « phénoménotechnique », à savoir : une
expérimentation sans commune mesure avec l’expérience du morceau de cire
fameusement méditée, en métaphysicien solitaire et désœuvré, par Descartes.13

*
Dans les premières lignes, Bachelard marque nettement l’opposition : « les
sources de la cohérence des doctrines <scientifiques> » sont « du côté de la
complexité ordonnée ». C’est sur ce versant que s’exerce « le travail discursif de
la science. » Comment celui-ci opère-t-il ainsi « de plus en plus rationnellement » ?
Il le fait en s’appuyant, au point de vue de l’expérimentation scientifique, sur le
foisonnement des « transformations matérielles », sur la diversité des « matières
créées », sur l’accroissement du « pluralisme de base » afin que, au point de vue
de la théorisation scientifique, s’accroisse le « pluralisme de sommet. » Selon
Bachelard, ces deux types d’accroissement sont à la fois solidaires et réciproques,
ils sont comme tels le fait de ce qu’il nomme une « synthèse prudente et

12
Sur l’opposition bachelardienne au néo-cartésianisme de la phénoménologie de Husserl (lequel
expose ses Méditations cartésiennes en 1929), voir aussi Le Rationalisme appliqué, op.cit.,
spécialement le chap. II.
13
Méditations métaphysiques, II. Sur « L’épistémologie non-cartésienne », voir Le Nouvel esprit
scientifique, op. cit., chap. VI.
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méthodique », un « difficile travail synthétique », ce qu’il appelle aussi, comme


souvent par ailleurs, une « dialectique. » C’est « au niveau de cet accroissement »
qu’il faut s’instruire. Pour préciser cette topologie bachelardienne, on prendra en
considération les exemples et analyses auxquels sont consacrés les
développements qui occupent le corps de l’ouvrage. Il convient de mentionner, en
particulier, l’isolation expérimentale des premiers corps élémentaires, l’oxygène
et l’hydrogène, par les fondateurs de la chimie à la fin du XVIIIème siècle ; l’essor
des techniques de purification des éléments, initiées par-là et poursuivies au siècle
suivant ; les mesures que ces techniques supposent, et ce qu’elles permettent : les
synthèses artificielles de nouveaux corps chimiques.

Ainsi doivent se comprendre les mots de Bachelard à l’égard de Claude


Berthollet (1748-1822) : « grand chimiste », « expérimentateur chevronné. »
L’éloge, aussi madré soit-il, ne sacrifie pas à la légende des génies de la science.
Les hypothèses et résultats du travail de ce savant français portent sur les
processus de la réaction chimique. Certes, ses travaux s’inscrivent dans le sillage
de ceux d’Antoine Lavoisier (1743-1794) dont le nom est célébré parce qu’il a
œuvré à rendre caduque l’hypothèse du phlogistique —forgée par G. Stahl (1659-
1734)—, suite à la découverte par l’anglais Joseph Priestley (1733-1804) d’un gaz
14
timidement appelé d’abord « air déphlogistiqué. » Lavoisier met
expérimentalement en évidence (1777-79) la fonction déterminante de ce gaz,
désormais rebaptisé oxygène et dûment repensé comme comburant, dans le
phénomène réactif de combustion défini par l’oxydation d’un combustible. Mais
la chimie de Bertholet combine analyse et synthèse de façon autrement plus
créatrice que la chimie lavoisienne. L’Essai de Statique chimique publié en 1803
constitue un programme majeur en chimie moderne de la thermodynamique, et
c’est dans ce nouvel esprit scientifique qu’au nom de Berthollet est associée, par
exemple, la synthèse par réaction chimique artificielle de l’hypochlorite de
sodium. Les propriétés de ce composé dérivé de l’élément chlore, couramment
connu en solution sous le nom d’« eau de Javel », sont à la fois théoriquement
définies et techniquement appliquées dans l’industrie (« lessive de Berthollet »

14
Voir Le Matérialisme rationnel, op.cit., chap. 1er, I : « Priestley, qui est cependant un des plus
grands savants artificialistes du XVIIIe siècle, garde encore une valeur au caractère naturel de
l'élément air. »
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 8 sur 15

servant à la désinfection et à la décoloration des textiles). L’importance de cette


espèce de découverte tient à ce qu’on peut la dire inventive.

C’est ce que signale d’emblée le satisfecit donné à la définition de la chimie


moderne —« science des transformations et des créations matérielles »—
attribuée à Charles Gerhard (1816-1858). L’esprit novateur de ce savant français
est communément résorbé dans sa fécondité technique, notamment la synthèse
par réaction chimique artificielle de l'acide acétylsalicylique (1853), molécule
d’usage médical désignée depuis 1899 sous son nom de brevet commercial :
l’« aspirine. » Mais un tel fait n’est pas miraculeux. En effet, jusqu’à cette
transformation créatrice, un acide proche était obtenu dès l’Antiquité dans le
même but pharmaceutique par une tout autre technique dont la raison échappait.
Moyennant la décoction de feuilles et d’écorces d’un végétal, le saule (d’où le nom
donné à l’acide), capable de synthétiser naturellement ce composé organique, les
Anciens obtenaient ce que la chimie moderne appelle l’acide salicylique.

Voilà à quoi fait écho Bachelard, qui illustre le travail d’analyse renouvelant
la synthèse et mettant au jour des propriétés des corps élémentaires dans leur
compositions (« pluralisme des transformations matérielles. ») Qui plus est, par là
même est permis l’« accroissement du nombre des substances. » C’est ce qui
conduit Dmitri Mendeleïev, dans les années 1860, à proposer le célèbre tableau
périodique des éléments. Exemple par excellence de la façon dont « toute vue
synthétique doit être préparée discursivement par des études précises », le
chimiste russe y présente de façon systématique les corrélations entre poids
atomiques et valences des soixante-trois éléments connus de son temps. Le
tableau fait apparaître des éléments de même valence principale (donc ayant des
propriétés semblables) dans chacune des (huit) colonnes. Ils réapparaissent ainsi
périodiquement, de telle façon que, allant en croissant selon leurs rapports
pondéraux, ils se répartissent sur chacune des (sept) lignes du tableau. Un tel
« ordonnancement » permet à son tour de prévoir des éléments alors inconnus,
avec leurs propriétés.15 Avec ses cases vides sans énigme, il mène non seulement
à la détermination ultérieure des quatre-vingt-douze éléments naturels, y compris
dans leur très inégale stabilité, mais aussi à la création des éléments transuraniens

15
C’est le cas du scandium, du gallium et du germanium, dont l’existence hypothétique est
expérimentalement confirmée du vivant de Mendeleïev.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 9 sur 15

(« le nombre accru des substances » au-delà de l’uranium, quatre-vingt-douzième


élément), et à celle de leurs nombreux isotopes. 16

Ces créations font apparaître désormais la chimie comme une physique


qui, paradoxalement, est non-naturelle tant par ses procédés que par sa visée et
ses résultats. C’est là un leitmotiv de tout l’Œuvre bachelardien qui va à l’encontre
du thème kantien selon lequel le champ d’étude de la science est restreint à la
nature comprise comme totalité des phénomènes. Déjà, dans Le Nouvel esprit
scientifique, il est affirmé que « la véritable phénoménologie scientifique est (…)
essentiellement une phénoménotechnique » 17. Dans La Formation de l’esprit
scientifique, il est souligné que « la phénoménotechnique étend la
18
phénoménologie » . Quand Bachelard insiste sur « l’objectivité technique » des
phénomènes microphysiques, il écrit même : « en suivant la physique
contemporaine, nous avons quitté la nature pour entrer dans une fabrique de
phénomènes. » Celle-ci, comme telle, ne permet pas seulement de connaître le
comment mais aussi le pourquoi des phénomènes, puisque ceux-ci, plutôt qu’être
des effets spontanés de la nature, ont pour cause la démiurgie toute rationnelle
d’une communauté d’hommes savants 19.

On conçoit dès lors la signification inédite que prend la notion banale de


découverte scientifique, à laquelle le nom d’un savant censément génial est
habituellement attaché. Découvrir, c’est littéralement ôter ce qui couvre, c’est
donner à voir ce qui est dissimulé, comme si ce qu’on découvre préexiste déjà, tel
quel, à sa découverte. On aperçoit dans le sens du mot découverte une ambiguïté
parente de celle qui associe les verbes révéler et dévoiler. La métaphore lexicalisée
du voile qui couvre et cache n’est pas le présupposé qui convient au travail
scientifique moderne pour penser un obstacle de son progrès. Ce qui est
découvert n’est pas ce qui se montre spontanément par nature ; c’est ce que la
communauté scientifique fait apparaître en libérant une nature moins prodigue
de sa puissance qu’on la suppose ordinairement. Par exemple, en microphysique
subatomique —dont la visée est inaccessible à la vue naturelle et même à la super-
sensibilité de quelque appareillage microscopique—, la réalité objective,

16
Les isotopes portent le numéro atomique d’un seul et même élément en ayant des masses
atomiques différentes de celui-ci.
17
Op. cit., Introd..
18
Op. cit., chap. III, III.
19
L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, Introd., IV et chap. V, v.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 10 sur 15

expérimentalement avérée dans les années 1920, d’un constituant du noyau de


l’atome comme le neutron est un pur artefact, un résultat produit et non
antécédent de la phénoménotechnique. C’est pourquoi, dit Bachelard par ailleurs,
« on ne découvre pas le neutron comme si l’on enlevait le couvercle d’une petite
boîte. » 20 De même en va-t-il s’agissant des molécules : « c’est par un abus de mot
qu’on dit du phénomène chimique qu’il est un phénomène naturel. » 21 Car
l’hypothèse rationnelle ne peut être validée que par et dans une réalisation
outrepassant artificiellement —mais sans arbitraire ni abus— les limites de toute
expérience naturelle d’un donné naturel quasiment immédiat par un sujet
solitaire. Par conséquent Bachelard semble pouvoir à bon droit pervertir
l’étymologie traditionnelle de la notion de phénomène. Celle-ci ne veut plus dire
ce qui apparaît en brillant, ni ce qui est perçu à la lumière d’un esprit qui le
cherche. Au contraire, « il n’y a de science que de ce qui est caché » 22. Voilà qui
discrédite doublement « le poncif de la contingence de la découverte » : la
rationalité de la chimie contemporaine « est productrice de découvertes » 23 et,
en conséquence réciproque, celles-ci, loin d’être imprévisibles, résultent des
prédictions rien moins qu’aveugles du « corrationalisme » scientifique.24 De nos
jours, plus d’un demi-siècle après Bachelard, le temps paraît révolu où le nom d’un
seul savant servait à désigner une découverte scientifique (par exemple le nombre
d’Avogadro), sinon lui était associé en propre de façon un peu légendaire.

C’est en effet du travail collectif effectué par plusieurs générations de


savants devenus par là même presque anonymes, un travail accéléré
d’ordonnancement, de synthèses et par-là de créations, que procède aussi, à la fin
du XIXème siècle l’avènement de la chimie électrique, puis au XXème siècle, celui de
la chimie électronique. Car il aura fallu attendre la découverte de l’électron
comme constituant dynamique de l’atome, puis celle du noyau atomique et du
proton qui en fait partie, pour avérer davantage le sens de la classification
périodique des éléments par Mendeleïev et comprendre que son ordre ne relève
pas d’une « vue de l’esprit » mais d’un « plan d’action » du « rationalisme
chimique ». C’est ce que montrent dans la suite du Matérialisme rationnel les

20
Ibid., chap. IV, VII.
21
Le Matérialisme rationnel, op. cit., Introd. VIII.
22
Le Rationalisme appliqué, PUF, 1949, chap. III, III.
23
Le Matérialisme rationnel, op. cit., Introd., II.
24
Le Rationalisme appliqué, op. cit., chap. III.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 11 sur 15

analyses bachelardiennes sur le « matérialisme composé », sur la représentation


et l’explication des liaisons chimiques (« affinités »), sur la rationalité énergétique
des phénomènes chimiques, etc. : on voit là à l’œuvre l’accroissement corrélatif
du « pluralisme de base » et du « pluralisme de sommet » dont Bachelard fait état.

*
Le travail corrélatif de pluralisation et d’unification de la matière est
décuplé au XXe siècle et surtout depuis le milieu du XXème siècle. A l’origine, en vue
d’expliquer les propriétés chimiques des éléments, l’hypothèse d’une charge
électrique de l’atome est conçue dans les années 1830. Mais c’est seulement à
l’extrême fin du XIXe siècle que le néologisme de l’électron apparaît pour nommer
l’hypothétique objet correspondant. Presque aussitôt, des travaux coordonnés
par l’anglais Joseph Thomson conduisent à mettre expérimentalement en
évidence la présence et la propriété qu’ont les électrons, en nombre variable et
en mouvement autour du noyau atomique, d’expliquer la plupart des réactions
chimiques : l’activité des électrons devient le facteur primordialement
déterminant des liaisons constitutives des molécules. Dès lors, le nombre
atomique est repensé comme nombre électronique, les sept lignes périodiques du
tableau de Mendeleïev correspondant aux sept couches possibles d’électrons en
mouvement autour du noyau atomique. Puis, au cours des années 1910, le noyau
atomique et le proton comme constituant ce noyau sont expérimentalement mis
en évidence par le néo-zélandais Ernest Rutherford. En conséquence, c’est le
nombre de protons dans le noyau atomique, cependant égal au nombre
d’électrons, qui définit le numéro atomique des éléments, depuis l’hydrogène
jusqu’à l’uranium inclus, et au-delà, pour les transuraniens, depuis le neptunium
et le plutonium (1940) jusqu’à l’oganesson, élément artificiellement expérimenté
au début du XXIe siècle.

En son état actuel, le tableau originel des éléments (avérés ou prévus,


certains étant naturellement rares, indétectés ou devenus indétectables dans
l’univers ou sur terre), n’est pas abandonné mais, continue d’être complété,
rectifié, comme il l’a été maintes fois. Par là même le fondement de son ordre
initial se précise davantage. Il compte à présent cent-dix-huit atomes, lesquels
sont toujours répartis sur sept lignes périodiques. Le concept plus rigoureux de
masse atomique s’est substitué à celui de poids atomique, comme le concept de
numéro atomique à celui de nombre atomique. Les divisions en colonnes
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 12 sur 15

s’affinent mais les groupes qu’elles distinguent correspondent toujours à


l’accroissement des masses en fonction des valences principales des éléments
(donc à leurs propriétés chimiques voisines). Il est définitivement acquis que le
concept de valence s’applique au nombre maximal de liaisons qu’un élément peut
former en fonction de la structure de ses électrons, les éléments d'une période
ayant le même nombre de couches électroniques réparties horizontalement entre
un et sept dans le tableau.

A l’avenir, loin de rompre avec le principe du « plan d’action »


formellement inauguré par Mendeleïev, la recherche s’oriente vers la mise à
l’épreuve d’un tableau périodique dit étendu dès la fin des années 1960. Une telle
extension pourrait conduire non seulement à augmenter encore le nombre des
éléments produits ou productibles mais surtout à valider l’hypothèse nouvelle de
couches atomiques supérieures en nombre aux sept périodes du tableau actuel.
En effet, la limite théorique du nombre des protons (et donc des électrons) dans
un atome est pour l’heure assez peu déterminée pour que soient au moins
possibles des atomes dont le noyau contienne plus de cent-soixante-treize
protons. Il pourrait donc exister au moins autant d’éléments matériels, soit une
soixantaine d’éléments nouveaux qui possèdent huit périodes, voire neuf. La
matière semble avoir de beaux jours devant elle.

Cette perspective ne saurait, semble-t-il, apporter de démenti aux


caractérisations que, dans les années 1950, Bachelard donne du travail pluralisant
de la chimie physique. Plus généralement, on aperçoit sous tous ces rapports que
l’unité complexe des nombreuses spécialités rassemblées sous le vocable des
sciences de la matière est bien autre chose que le trajet proposé par les
philosophies de la science, que celles-ci soient rationalistes, empiristes ou même
positivistes. Ces anciennes conceptions se contentent d’aligner, nivelant par le
haut ou par le bas, l’observation, l’expérimentation, l’hypothèse et la vérification.
Sont de même obsolètes les schémas simplistes de confrontation entre la théorie
et l’objet prétendument donné de l’expérience, ou du moins détecté par
l’observation que préconise une théorie quelconque.

Si dès lors on conçoit ce que Bachelard entend par « matérialisme


rationnel », on peut admettre qu’il estime « prématurées » les questions sur
l’unité de la matière. De telles questions feraient abstraction de « l'immense
évolution des connaissances » sur la matière. Le questionnement bachelardien est
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 13 sur 15

en effet aussi un questionnement historique. Si, du côté de la science, le problème


de l'unité de la matière « se pose en des termes sans cesse renouvelés aux
différents stades » de ses progrès —en sorte que « chaque génération comprend
[…] d'une manière récurrente, que le problème de l'unité de la matière était mal
posé par la génération précédente »—, il s’agit là d’un mode de temporalisation
qui lui est propre, qui fait que ce problème, au lieu d’être un problème initial, est
« plus exactement » terminal. Or, comme il n’y a point de terme ultime du progrès,
c’est un problème qui est toujours encore à résoudre.

C’est eu égard à cette temporalité-là que la philosophie serait toujours à


contretemps, en retard, ou à rebours au point de divorcer d’avec la science.25 Ses
questions sont « prématurées », elles « sortent d'un lointain passé » ; elles sont, à
l’égard de la science contemporaine, des « questions d'ignorant. » Le philosophe,
méconnaissant que « les origines sont de faux départs », perd son temps à
proposer synthèses gratuites et vaines solutions ; il risque de le faire perdre aux
scientifiques en s’abîmant dans « la nostalgie de la simplicité perdue. » Ainsi du
temps gaspillé par un scientifique authentique comme Berthollet, lorsque, au
XIXème siècle, il rapproche « d'un trait de plume » l'astronomie et la chimie en
proposant de voir dans « l'attraction mutuelle des molécules des corps à laquelle
on a donné le nom d'affinité », d’où procèdent les phénomènes chimiques, une
propriété qui ne serait autre que celle qu’on nomme « l'attraction
astronomique. »

Mais ce temps perdu et ce rapprochement incongru sont-ils seulement le


fait d’une prématuration ? Certes, c’est seulement dans le dernier quart du XX e
siècle qu’est prudemment au programme scientifique l’unification des forces
fondamentales en cause dans les processus matériels. Encore faut-il comprendre
qu’un tel programme ne consiste aucunement à réduire toute force à la force
gravitationnelle prima facie. Sans doute, le concept newtonien de gravitation
procède d’une unification des phénomènes mécaniques terrestres et des
phénomènes astronomiques les plus proches de la terre. Mais, à l’inverse, pour
faire l’hypothèse non-réductionniste selon laquelle une même force se
manifesterait différemment, il aura fallu accroître au préalable le nombre des
forces connues et déterminer précisément les équations propres de leurs champs,

25
Sur le « divorce » entre philosophie et science au XXe siècle, voir L’Activité rationaliste de la
physique contemporaine, op. cit., Introduction et chap. II.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 14 sur 15

à diverses échelles de l’univers. Ainsi, la théorie maxwellienne de la force


électromagnétique, qui permet en son temps d’unifier les phénomènes
électriques, magnétique et optique. Ainsi, la théorie einsteinienne de la Relativité
générale, qui entreprend d’unifier géométrie et mécanique en pensant les
déformations d’une structure pangéométrique26 de l’espace-temps par
l’interaction gravitationnelle des masses. Ainsi, enfin, la théorie des forces
radioactive et nucléaire qui, à l’échelle subatomique, passe par la découverte et
l’étude de centaines de particules quantiques élémentaires dont les interactions
faibles ou fortes déterminent les processus du noyau atomique. Ce sont tous ces
travaux qui conditionnent encore à présent le projet d’une synthèse non
régressive des quatre interactions fondamentales.

Aussi est-il impossible que l’effort de synthèse transformatrice précède le


travail pluralisant de l’analyse qui le suscite. Mais plus que par prématuration, les
« problèmes mal posés » de l’unité matérielle le sont par la persistance de
manières de pensée qui commandent inconsciemment un genre de
rapprochements hâtifs et naïfs entre des faits scientifiques d’abord hétérogènes.
Ainsi, adviennent ce que Bachelard a coutume de nommer par ailleurs des
« obstacles épistémologiques. » Il s’agit là de ce type de généralisation ou
réduction dont il dénonce l’abus et la vanité en rapprochant l’assimilation de
Berthollet entre chimie et astronomie de celle que Louis de Bonald imagine au
même moment entre les rapports chimiques et les rapports humains. On conçoit
que, en naturalisant grossièrement les rapports sociaux, ce penseur et homme
politique contre-révolutionnaire les croient assez immuables pour résister à un
événement historique comme la Révolution française. Il traduit ainsi
subrepticement ses intérêts de classe en pseudo-connaissances sociologiques.27
Une « vue de l’esprit » à la manière de Bonald, où « la synthèse gratuite perd toute
mesure », appartient à l’idéologie ; et c’est à cette aune que Bachelard la
rapproche de la naïveté de Berthollet, qui est au reste plus innocente. Elle relève
globalement de ce qu’il signale dans la suite de l’ouvrage à propos de la notion
alchimique et préchimique d’élément : des « intuitions vagues », ressortissant au
jeu des images, métaphores et rêveries issues de l’inconscient, conduisent à ce

26
Voir supra, note 1.
27
Sous la Restauration, de Bonald (1754-1840) est élu Académicien puis Pair de France. Opposant
actif à la philosophie des Lumières et à la Révolution française, il s’exile à Heidelberg dès 1791. De
retour vers la fin du Directoire, il publie la première édition du livre cité par Bachelard.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 15 sur 15

qu’il aime appeler des « vésanies. » Dans la continuité avec la connaissance


commune, elles transportent sur les éléments tous les préjugés sensibles
habituels. « Par exemple, Brunetto Latini, au XIIIe siècle, professe que si l'arc-en-
ciel se compose de “4 teintes” c'est parce que chaque élément y met sa couleur.
Au fond, c'est la doctrine des 4 éléments qui oblige à compter 4 couleurs dans
l'Iris. » 28

*
La pertinence et la lucidité de la réflexion bachelardienne sur un siècle
passé de chimie semblent lui conserver toute son actualité au présent. La pluralité,
la complexité, la dialectique, la technicité, l’historicité des sciences de la matière,
et le simplisme qui leur fait obstacle, demeurent des thèmes solides pour les
penser en marge d’une fausse vulgarisation de bateleur. Reste que son schéma
polémique laisse un peu perplexe.

Le « matérialisme naïf » aux antipodes du « matérialisme instruit » qu’est


la science chimique, n’est pas la désignation de doctrines philosophique précises,
mais l’attitude de pensée profane qui régit la connaissance commune (en
particulier, il est exclu qu’il s’agisse de matérialistes proprement dits comme
Epicure ou d’Holbach). Pour autant, faut-il que « la philosophie » reçoive sans
appel les traits péjoratifs qui lui sont prêtés ? Comment admettre sans
discrimination que le rapport entre histoire des sciences et histoire de la
philosophie se ramène à une bévue de celle-ci sur le progrès scientifique ? Quelle
que soit sa singularité, l’épistémologie même de Bachelard témoigne au contraire
qu’un philosophe peut éclairer sur la science, à partir d’elle, en particulier sur cet
« objet » problématique que constitue « la matière. »

28
Le Matérialisme rationnel, op. cit., Introd., III ; Chap. 1er, II ; chap. III, III.

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