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Vers le milieu du XXe siècle, Gaston Bachelard publie son ultime ouvrage
épistémologique : Le matérialisme rationnel. Dans la dernière partie de
l’Introduction intitulée « Phénoménologie et matérialité », il annonce la thèse
qu’il va développer dans le prolongement de ses travaux antérieurs : depuis sa
constitution scientifique au XVIIIe siècle dont A. Lavoisier est habituellement tenu
pour un héraut, la chimie a connu une nouvelle révolution par laquelle elle définit
désormais un « matérialisme rationnel ». Déjà en 1940, Bachelard a ainsi pensé ce
qu’il appelle alors « les prodromes d’une chimie non-lavoisienne. »1 Désormais, le
« matérialisme rationnel » est situé globalement de plain-pied avec le « nouvel
esprit scientifique » que, dès la fin des années 1920, Bachelard attribue en
physique aux effets de la « mécanique non-newtonienne » ou « révolution
einsteinienne ».2
1
Voir La Philosophie du non, PUF, 1940, chap. III. Prenant pour archétype du « non » en science le
cas historique des géométries non-euclidiennes du XIXe siècle, Bachelard indique (III, V) : « une
chimie non-lavoisienne, comme toutes -les activités scientifiques de la philosophie du non, ne
méconnaît pas l'utilité ancienne et actuelle de la chimie classique. Elle ne tend qu'à organiser une
chimie plus générale, une panchimie, comme la pangéométrie tend à donner le plan de toutes les
possibilités d'organisation géométrique. »
2
Voir Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1934.
3
Le rationalisme appliqué, PUF, 1949.
4
Ibid., chap. III.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 2 sur 15
*
Ce problème est présenté en propre comme étant celui des
« philosophes », sans guère de précision : c’est « l'esprit philosophique
traditionnel » qui voudrait trouver l’origine de la cohérence des doctrines « du
côté de l'unité de matière. » C’est ce problème « qui a tant préoccupé les
philosophes », et dont le progrès de la science, en montrant au contraire qu’il se
pose en des termes sans cesse différents, doit permettre à chaque génération de
comprendre qu’il était mal posé par la précédente. La « simplicité », dont la perte
hante la nostalgie du philosophe au regard de ces progrès, désigne la même notion
ou le même idéal ; ce qui le conduit à se poser « ces “grands problèmes” de l'unité
de l'être » sur lesquels la science n’aurait rien à lui apprendre. De là viendrait une
déception devant « la pauvreté philosophique de la pensée scientifique. » Que
dire de cette caractérisation de l’esprit philosophique, du problème qui serait le
sien, et de sa manière de le poser, eu égard à l’esprit scientifique ?
On notera d’abord l’oscillation des termes même dans lesquels ils sont
présentés : on passe de l’unité de la matière à l’unité de l’être, en passant par la
simplicité. En l’absence d’exemples, des perspectives qu’ouvre l’histoire des
doctrines philosophiques peuvent éclairer la recherche du sens de ces
caractérisations. Au premier chef, la perspective que propose Aristote (IVe s. av.
5
Voir La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 3 sur 15
6
Aristote, Métaphysique, 983b-5 sq.
7
Ibid.
8
Voir Physique, I, 191-a.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 4 sur 15
9
Voir Les Intuitions atomistiques, Boivin et Cie, 1933.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 5 sur 15
et vide »10), mais surtout il pose une multiplicité infinie d’atomes caractérisés par
une diversité innombrable de propriétés — relatives à la résistance absolue, au
mouvement infini, à l’étendue variable mais minimale des atomes ; relatives aussi,
selon Epicure, à leur pesanteur différenciée ; propriétés qui sont au fondement de
toutes les diversités existant dans l’univers et de la connaissance que nous
pouvons en acquérir.11 Plutôt qu’une vue unitaire, l’atomisme antique est donc un
pluralisme qui pose d’irréductibles différences à la base de la structure de l’être et
de son explication.
Dès lors, une autre perspective, plus récente, paraît mieux éclairer
l’opposition de l’esprit scientifique actuel à « l’esprit philosophique traditionnel. »
Les exigences du genre de philosophie visé par Bachelard sembleraient devoir
plutôt s’appliquer à l’idée de matière telle qu’on la trouve d’abord dans la
métaphysique cartésienne. Descartes conçoit en effet l’unité de la matière par
réduction de celle-ci à la seule étendue géométrique, encore que, de ce point de
vue même, la réalité des êtres physiques, et la science que l’on peut en avoir, ne
sont possibles que parce que la substance étendue est métaphysiquement pensée
comme ayant été créée par le dieu judéo-chrétien avec son mode, le mouvement,
seul susceptible d’y introduire la diversité, les individuations et le devenir —
comme c’est d’abord le cas avec les tourbillons et la matière subtile. Quant à
l’attribution du mouvement à l’essence même de la matière, et non à la Création
divine, c’est par excellence au matérialisme des Lumières qu’il y aurait lieu de
penser. Mais ce serait s’égarer car, en dépit des termes, et du « matérialisme »
dont il se réclame, Bachelard, lorsqu’il parle de « la philosophie » paraît ne penser
à rien moins qu’à des philosophes tels que La Mettrie, Diderot ou d’Holbach.
10
Voir Epicure, Lettre à Hérodote, 39-40.
11
Ibid., 39-45. Voir aussi Lucrèce, La nature des choses, chants I et II.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 6 sur 15
Sartre). 12 C’est du point de vue de tels penseurs en quête d’un phénomène épuré
qu’est diversement mais systématiquement requise l’unité de la matière au nom
de la simplicité du regard que pose le sujet connaissant sur « l’objet » ou sur « la
chose même. » Aussi n’est-il pas fortuit que ce à quoi s’applique au mieux la
problématique philosophique contestée par Bachelard, soit la notion de « chose
étendue » (res extensa) déterminée par Descartes à la lumière métaphysique de
la notion réellement distincte d’une tout autre substance : celle, immatérielle, par
laquelle le sujet savant aperçoit en et par lui seul qu’il n’est rien autre qu’une
« chose pensante » (res cogitans.)
*
Dans les premières lignes, Bachelard marque nettement l’opposition : « les
sources de la cohérence des doctrines <scientifiques> » sont « du côté de la
complexité ordonnée ». C’est sur ce versant que s’exerce « le travail discursif de
la science. » Comment celui-ci opère-t-il ainsi « de plus en plus rationnellement » ?
Il le fait en s’appuyant, au point de vue de l’expérimentation scientifique, sur le
foisonnement des « transformations matérielles », sur la diversité des « matières
créées », sur l’accroissement du « pluralisme de base » afin que, au point de vue
de la théorisation scientifique, s’accroisse le « pluralisme de sommet. » Selon
Bachelard, ces deux types d’accroissement sont à la fois solidaires et réciproques,
ils sont comme tels le fait de ce qu’il nomme une « synthèse prudente et
12
Sur l’opposition bachelardienne au néo-cartésianisme de la phénoménologie de Husserl (lequel
expose ses Méditations cartésiennes en 1929), voir aussi Le Rationalisme appliqué, op.cit.,
spécialement le chap. II.
13
Méditations métaphysiques, II. Sur « L’épistémologie non-cartésienne », voir Le Nouvel esprit
scientifique, op. cit., chap. VI.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 7 sur 15
14
Voir Le Matérialisme rationnel, op.cit., chap. 1er, I : « Priestley, qui est cependant un des plus
grands savants artificialistes du XVIIIe siècle, garde encore une valeur au caractère naturel de
l'élément air. »
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 8 sur 15
Voilà à quoi fait écho Bachelard, qui illustre le travail d’analyse renouvelant
la synthèse et mettant au jour des propriétés des corps élémentaires dans leur
compositions (« pluralisme des transformations matérielles. ») Qui plus est, par là
même est permis l’« accroissement du nombre des substances. » C’est ce qui
conduit Dmitri Mendeleïev, dans les années 1860, à proposer le célèbre tableau
périodique des éléments. Exemple par excellence de la façon dont « toute vue
synthétique doit être préparée discursivement par des études précises », le
chimiste russe y présente de façon systématique les corrélations entre poids
atomiques et valences des soixante-trois éléments connus de son temps. Le
tableau fait apparaître des éléments de même valence principale (donc ayant des
propriétés semblables) dans chacune des (huit) colonnes. Ils réapparaissent ainsi
périodiquement, de telle façon que, allant en croissant selon leurs rapports
pondéraux, ils se répartissent sur chacune des (sept) lignes du tableau. Un tel
« ordonnancement » permet à son tour de prévoir des éléments alors inconnus,
avec leurs propriétés.15 Avec ses cases vides sans énigme, il mène non seulement
à la détermination ultérieure des quatre-vingt-douze éléments naturels, y compris
dans leur très inégale stabilité, mais aussi à la création des éléments transuraniens
15
C’est le cas du scandium, du gallium et du germanium, dont l’existence hypothétique est
expérimentalement confirmée du vivant de Mendeleïev.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 9 sur 15
16
Les isotopes portent le numéro atomique d’un seul et même élément en ayant des masses
atomiques différentes de celui-ci.
17
Op. cit., Introd..
18
Op. cit., chap. III, III.
19
L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, Introd., IV et chap. V, v.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 10 sur 15
20
Ibid., chap. IV, VII.
21
Le Matérialisme rationnel, op. cit., Introd. VIII.
22
Le Rationalisme appliqué, PUF, 1949, chap. III, III.
23
Le Matérialisme rationnel, op. cit., Introd., II.
24
Le Rationalisme appliqué, op. cit., chap. III.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 11 sur 15
*
Le travail corrélatif de pluralisation et d’unification de la matière est
décuplé au XXe siècle et surtout depuis le milieu du XXème siècle. A l’origine, en vue
d’expliquer les propriétés chimiques des éléments, l’hypothèse d’une charge
électrique de l’atome est conçue dans les années 1830. Mais c’est seulement à
l’extrême fin du XIXe siècle que le néologisme de l’électron apparaît pour nommer
l’hypothétique objet correspondant. Presque aussitôt, des travaux coordonnés
par l’anglais Joseph Thomson conduisent à mettre expérimentalement en
évidence la présence et la propriété qu’ont les électrons, en nombre variable et
en mouvement autour du noyau atomique, d’expliquer la plupart des réactions
chimiques : l’activité des électrons devient le facteur primordialement
déterminant des liaisons constitutives des molécules. Dès lors, le nombre
atomique est repensé comme nombre électronique, les sept lignes périodiques du
tableau de Mendeleïev correspondant aux sept couches possibles d’électrons en
mouvement autour du noyau atomique. Puis, au cours des années 1910, le noyau
atomique et le proton comme constituant ce noyau sont expérimentalement mis
en évidence par le néo-zélandais Ernest Rutherford. En conséquence, c’est le
nombre de protons dans le noyau atomique, cependant égal au nombre
d’électrons, qui définit le numéro atomique des éléments, depuis l’hydrogène
jusqu’à l’uranium inclus, et au-delà, pour les transuraniens, depuis le neptunium
et le plutonium (1940) jusqu’à l’oganesson, élément artificiellement expérimenté
au début du XXIe siècle.
25
Sur le « divorce » entre philosophie et science au XXe siècle, voir L’Activité rationaliste de la
physique contemporaine, op. cit., Introduction et chap. II.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 14 sur 15
26
Voir supra, note 1.
27
Sous la Restauration, de Bonald (1754-1840) est élu Académicien puis Pair de France. Opposant
actif à la philosophie des Lumières et à la Révolution française, il s’exile à Heidelberg dès 1791. De
retour vers la fin du Directoire, il publie la première édition du livre cité par Bachelard.
Commentaire de Bachelard, MR, Introd. XII Page 15 sur 15
*
La pertinence et la lucidité de la réflexion bachelardienne sur un siècle
passé de chimie semblent lui conserver toute son actualité au présent. La pluralité,
la complexité, la dialectique, la technicité, l’historicité des sciences de la matière,
et le simplisme qui leur fait obstacle, demeurent des thèmes solides pour les
penser en marge d’une fausse vulgarisation de bateleur. Reste que son schéma
polémique laisse un peu perplexe.
28
Le Matérialisme rationnel, op. cit., Introd., III ; Chap. 1er, II ; chap. III, III.