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PLAISIR DES LARMES ET PLAISIR DE LA REPRÉSENTATION : D'UN

PARADOXE À L'AUTRE

Emmanuelle Hénin

Le Seuil | « Poétique »

2007/3 n° 151 | pages 289 à 309


ISSN 1245-1274
ISBN 9782020917674
DOI 10.3917/poeti.151.0289
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Emmanuelle Hénin
Plaisir des larmes
et plaisir de la représentation :
d’un paradoxe à l’autre

Le plaisir des larmes : cet oxymore cache plusieurs paradoxes, ou une superposi-
tion de paradoxes – du moins quand on l’applique au théâtre, quand on désigne
par lui l’effet propre de la tragédie, tentative qui est proposée par les théoriciens de
l’esthétique « galante » à partir de 16601.
Premier paradoxe : qu’une émotion soit à la fois pénible et agréable. Bien plus,
dans les textes de la période, les larmes sont systématiquement associées au plaisir,
donc placées sous le signe de la contradiction ; qu’elles soient psychologiques, spi-
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rituelles ou esthétiques. Expliquer cette contradiction est l’affaire de la médecine et
de la spiritualité, qui enquêtent sur le fonctionnement du psychisme humain.
Second paradoxe (qui complique et explique à la fois le premier) : que cet oxymore
serve à décrire non pas une émotion sentimentale, mais une émotion esthétique.
On pourrait croire alors (et ce serait simple) que les deux parties de l’oxymore sont
dissociées, les larmes venant de l’empathie avec le personnage tragique, tandis que
le plaisir est causé par la distance esthétique. Cela supposerait que le XVIIe siècle ait
déjà posé l’autonomie de l’objet et de l’émotion esthétiques ; or, bien au contraire,
le propre de l’esthétique galante est d’être absolument sentimentale, d’être inca-
pable de définir une faculté esthétique distincte du sentiment, conscience qui
advient progressivement au XVIIIe siècle2. Mais en même temps, c’est bien à travers
la méditation sur la contradiction d’un plaisir douloureux que va se faire jour la
conscience du sentiment esthétique, dans la mesure où ce paradoxe en recoupe un
autre, sans se confondre avec lui : le fameux paradoxe de la mimèsis, qui donne du
plaisir à contempler même les objets les plus répugnants (bêtes féroces et cadavres),
exposé au chapitre 4 de la Poétique3. Les deux idées sont distinctes ; dans les deux
cas il est bien question d’un plaisir paradoxal, qui fait violence à la sensibilité natu-
relle ; mais dans le « paradoxe des cadavres », si l’on peut dire, Aristote identifie un
double plaisir : le plaisir cognitif de la reconnaissance (qui va justifier chez tous les
théoriciens la vocation didactique de la tragédie) et celui éprouvé devant la forme
esthétique pure, même sans signification (des entrelacs, de l’art abstrait ; Aristote
parle même ailleurs du dripping4). Ces deux sources de plaisir sont déjà mutuelle-
ment contradictoires (puisque le premier plaisir dépend entièrement du contenu
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de l’objet, tandis que le second en est indépendant) ; mais il n’est pas question ici
d’une douleur ni d’une tristesse qui seraient sublimées ou dépassées par la distance
esthétique. Cependant, un autre passage de la Poétique, au chapitre 14, fait le lien
entre plaisir, émotions pénibles et représentation :

Le plaisir que doit produire le poète vient de la pitié et de la frayeur éveillées par
l’activité représentative5.

C’est précisément cette phrase clé qui permet à l’abbé Batteux, après deux siècles
d’exégèse acharnée de la Poétique, de formuler l’interprétation la plus convain-
cante, et encore la plus suivie aujourd’hui, de la catharsis : la pitié et la crainte,
mises à distance par la représentation, procurent un plaisir épuré, d’ordre propre-
ment esthétique6. Pourtant, ces deux passages de la Poétique, situés respectivement
aux chapitres 4 et 14, ne sont guère convoqués pour expliquer la catharsis, et on
recourt le plus souvent au chapitre 6, ainsi qu’au fameux passage du livre VIII de la
Politique.
Nous avons introduit subrepticement le terme de catharsis sans le justifier,
comme s’il se réduisait au plaisir des larmes procuré par la tragédie. Tel est précisé-
ment le glissement opéré par l’esthétique galante. Dans les années 1630, la catharsis
n’est jamais considérée comme un plaisir ; au contraire, c’est une notion essentielle-
ment apologétique qui sert à prouver que le théâtre n’est pas seulement du plaisir,
mais aussi de l’utile, de la morale, de l’instruction. Le beau a besoin de la caution de
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la raison et de la morale, et le paradoxe est esquivé, puisque l’effet de la tragédie est
dissocié en ses deux composantes, le plaisir et l’instruction, le plaisir ne servant qu’à
enrober agréablement une leçon morale présentée comme la fin ultime de la tragé-
die, la modération des émotions pénibles ; et cette conception se retrouve à peu de
chose près sous la plume de Diderot, Voltaire et Louis Sébastien Mercier7. Entre
ces deux moments, l’esthétique galante substitue à la notion de purgation, incom-
patible avec l’exigence d’agrément, la notion de plaisir des larmes, qui, par un effet
de trompe-l’œil, double ou remplace le paradoxe aristotélicien. Loin d’être une
concession passagère à la galanterie mondaine, ce concept déplace définitivement
non seulement la conception du plaisir tragique, mais plus largement la pensée
esthétique en général8. L’intermède galant joue un rôle capital dans l’histoire de
l’esthétique, en ce qu’il ne cherche pas aux larmes (ni au plaisir) d’alibi moral. Il
libère le plaisir esthétique de toute hypothèque morale et didactique, avant que
celle-ci ne revienne en force dans les larmes vertueuses du drame bourgeois. De
sorte qu’au XVIIIe siècle, quand l’esthétique se développe en tant que discipline phi-
losophique, elle prend pour objet privilégié non plus la tragédie, mais la peinture.
Telle est l’hypothèse que ces pages voudraient exposer : en identifiant l’effet tra-
gique au plaisir des larmes, et en superposant ce paradoxe au paradoxe aristo-
télicien de la représentation, l’esthétique galante constituerait le creuset ignoré de
la pensée esthétique, pour la première fois libérée des interférences parasites avec
d’autres champs idéologiques (moral, politique ou religieux). La promotion de la
sensibilité et la mise à distance de l’objet, inhérente au paradoxe, sont autant de
conditions nécessaires à l’avènement d’une esthétique transcendantale.
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Le plaisir sans paradoxe : la doxa des années 1630-1660

L’utile dulci ou l’amertume adoucie

Entre 1630 et 1660, la théorie dramatique méconnaît le principe de plaisir,


la possibilité d’un plaisir pur, dissocié de « l’utilité ». Si les premières poétiques
dramatiques affirmaient le primat du plaisir (ainsi Deimier, Laudun d’Aigaliers9),
jusqu’aux irréguliers de 1630 (Mareschal, Ogier10), en revanche, le clan des « régu-
liers » qui se forme au même moment adopte pour slogan une alliance de mots :
utile dulci. Et ce, d’abord à des fins apologétiques : il faut bien que les termes soient
inséparables, si l’on veut sauver le théâtre de toute accusation de divertissement
inutile ou corrupteur, l’absoudre du procès millénaire intenté par l’Eglise et tou-
jours reconduit. La référence à l’utile dulci horatien permet de conjurer à la fois
une conception amorale du théâtre fondée sur le plaisir depuis Aristote et une
conception immorale du théâtre fondée sur la condamnation du plaisir depuis
Tertullien. Chapelain, La Mesnardière et Scudéry, garants de l’orthodoxie, sou-
tiennent ce syncrétisme du plaisir et de l’utilité, et en font la définition même de la
catharsis.
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La fin de la poésie étant l’utilité, bien que procurée par le moyen du plaisir, il y a de
l’apparence que ce qui a l’utilité pour objet, c’est-à-dire ce qui tend à l’utilité, soit
plus estimable en icelle que ce qui n’a pour objet que le plaisir seulement, c’est-à-
dire ce qui se termine au plaisir […]. Il est certain que la vraie fin de la poésie est
l’utilité, consistant en cette purgation susdite mais qui ne s’obtient que par le seul
plaisir, comme par un passage forcé ; de sorte que sans plaisir il n’y a point de
poésie, et que plus le plaisir se rencontre en elle, plus elle est poésie11.

Par une pirouette rhétorique, Chapelain affirme à la fois que le plaisir n’est
qu’un moyen au service de l’utilité, seul but de la poésie, et qu’il en est l’élément
définitoire. Dans cette perspective, le plaisir est la friandise qui permet d’avaler
une potion amère ; dans son Apologie du théâtre, Scudéry multiplie les métaphores
de l’amertume adoucie, et présente l’effet didactique du théâtre comme autant de
coïncidences des contraires : les fruits et les confitures sont délicieux mais nuisibles
à la santé, tandis que les médicaments ont d’ordinaire « une amertume effroyable » ;
or, le théâtre, synthèse des deux, réalise une telle union entre l’agrément et l’utilité
qu’il administre un remède à la fois sucré et bénéfique12. Ailleurs, il emploie la
métaphore de l’hameçon caché dans un appât voluptueux, qui permet de repêcher
le spectateur pour le ramener insensiblement à la vertu13.
Chapelain, La Mesnardière et Scudéry établissent à la fois une hiérarchie et une
dépendance entre les deux fins de la tragédie, car le plaisir est (et n’est que) un
moyen conduisant à une fin plus élevée. Il est un effet collatéral de la manière dont
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la tragédie instruit : tel le bon précepteur utilisant des images pour faire accepter
une leçon de morale ou l’orateur qui ne veut plaire que pour mieux persuader14.
La tragédie produirait deux effets dissociés, ou un effet à double détente : d’un
côté l’efficacité morale provoquée par les spectacles vertueux (souvent a contrario,
par la terreur de tomber dans la situation des criminels), qui produisent une
modération et une purification des passions ; de l’autre, le plaisir venant du
charme des figures, de la déclamation, de la mise en scène. Mais la purgation n’est
jamais articulée au plaisir, chacun de ces effets s’adressant à des facultés distinctes
de notre être, respectivement la conscience morale et la sensibilité esthétique. Dans
l’alliance du plaisir et de l’utilité, il n’y a nul paradoxe, mais plutôt complémenta-
rité et coopération à un même dessein didactique, renforçant la cohérence rassu-
rante d’une doxa conciliatrice, conforme à la mission de l’Académie.

Rendre l’horreur aimable :


le paradoxe de la représentation

Quant au « paradoxe des cadavres », il est au centre des deux querelles sur la
moralité du théâtre, dans les années 1630 et 1660, mais sous une forme biaisée,
puisqu’il est lui-même victime de la moralisation du débat théâtral : dès l’instant
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où le plaisir ne peut être un argument apologétique, le paradoxe n’est pas moins
condamné par les défenseurs du théâtre que par ses détracteurs. Chez Aristote, le
plaisir causé par les images de bêtes féroces et de cadavres constituait un exemple
a fortiori, servant à distinguer le plaisir « naturel » du plaisir éprouvé devant les pro-
duits de la mimèsis. Selon le chapitre 4 de la Poétique, ce dernier a deux sources : le
plaisir cognitif de la reconnaissance (du type « celui-là, c’est lui ! »), et un second
plaisir suscité par l’harmonie des lignes, indépendamment de l’objet représenté.
Le premier est cognitif, le second esthétique, et rien ne suggère une dimension
morale. Au contraire, les gardiens de la doxa après la querelle du Cid (surtout Scu-
déry et La Mesnardière) font de ce plaisir un symptôme d’immoralité. La tragédie
donnerait à voir deux types d’objets, beaux et affreux, respectivement identifiés
aux vertus et aux vices. De deux choses l’une : soit le théâtre, parce qu’il est tenu
par l’exigence de la belle nature, embellit les vices et les peint sous des couleurs
aimables, auquel cas il est trompeur et mensonger (position de Scudéry puis de
Nicole) ; soit il les peint tels quels, auquel cas il nous fait horreur et ne nous pro-
cure aucun plaisir (ce qu’il se garde de faire, mais qui, selon Nicole, serait encore
préférable). Scudéry fait ainsi du paradoxe aristotélicien non le point
fort, mais le défaut majeur du spectacle tragique : en donnant la même beauté à
Narcisse et à Thersite, on confond l’esprit du spectateur, on brouille ses repères, on
lui fait aimer des choses dont l’original n’est point aimable, au rebours de la leçon
attendue. Le théâtre « est aussi bien l’école des vices que des vertus », et il est
condamné par Platon pour cette raison même.
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Or ne donnant pas plus de plaisir, en l’expression des bonnes actions, que des mau-
vaises, puisque dans la poésie, comme dans la peinture, on ne regarde que la ressem-
blance, et que l’image de Thersite bien faite, plaît autant que celle de Narcisse : il
arrivait de là, que les esprits des spectateurs étaient débauchés par cette volupté ;
qu’ils trouvaient autant de plaisir à imiter les mauvaises actions, qu’il voyait repré-
sentées avec grâce, et où notre nature incline, que les bonnes, qui nous semblent
difficiles ; et que le théâtre était aussi bien l’école des vices que des vertus15.

D’où l’affrontement, ranimé par la création de Médée (1635), entre Corneille et


La Mesnardière, puis Scudéry, sur cette question : peut-on mettre en scène des per-
sonnages absolument vicieux et montrer « le crime en son char de triomphe » ?
Selon La Mesnardière, non, car un tel spectacle provoque une répulsion beaucoup
trop vive, une horreur bien au-delà de la catharsis, et exclusive de tout plaisir. Selon
Scudéry, oui, à condition de souligner la leçon morale par de belles sentences, de
mettre des points sur les i et des paroles méchantes dans la bouche des méchants,
sans oublier de les punir à la fin. Scudéry utilise l’argument du contraste, déjà
invoqué par les défenseurs italiens du théâtre : le noir fait ressortir le blanc, et le
vice la vertu16.

Comme l’image d’un Thersite quand elle est bien faite donne autant de plaisir à
voir que celle d’Hélène, il n’est pas défendu de représenter aussi bien et aussi naï-
vement un Sinon comme un Nestor, pourvu que l’un soit détesté comme méchant,
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et l’autre estimé comme bon : et que les propos dangereux soient toujours mis en la
bouche des méchantes personnes17.

Le plaisir de la représentation vient de sa ressemblance (« naïvement »), qui


maintient le drame du côté de la vérité, mais sans pour autant générer d’ambi-
guïté, puisque le spectateur est sans cesse guidé, éclairé. En d’autres termes, les
effets pervers du paradoxe sont conjurés par son explicitation permanente et par
l’intervention didactique du dramaturge, qui transforme un plaisir vain en un plai-
sir utile, participant d’une construction morale.
Corneille répond dans la dédicace de sa Médée (1639) en paraphrasant le para-
doxe aristotélicien, à travers la lecture d’Heinsius18. La tragédie peut faire « de
beaux portraits d’une femme laide », mais cet embellissement est d’ordre esthé-
tique et non moral : l’oxymore souligne la dissociation entre l’objet (« femme ») et
son « portrait », mais aussi entre la morale (« laide ») et l’esthétique (« beau »), posés
comme antithétiques. Or, cette beauté esthétique ne consiste pas dans une théorie
de la belle nature, mais dans la « ressemblance », c’est-à-dire dans l’extraction de
la forme propre, de la dimension paradigmatique du modèle. Dans cette mesure,
la morale est récupérée, mais par accident, comme une conséquence secondaire, et
dans la mesure même où le dramaturge peint au naturel. La peinture du vice, si
elle est ressemblante, ne peut que le faire haïr, et produire une leçon aussi efficace
que la belle peinture de la vertu. De façon caractéristique, le passage de Corneille
est précédé de cette phrase péremptoire :
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Le […] but de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu’elle nous prescrit
ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète, et non pas des
raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu’une chose soit agréable, quand
elle leur déplaît19.

La pierre de touche de l’imitation est bien le plaisir du public ; et ce plaisir ne


passe pas par le raisonnement, ni par l’observance de règles extrinsèques ou d’une
leçon de morale. Le paradoxe, ici, serait d’avoir à convaincre le spectateur qu’il
éprouve du plaisir ! Dans l’Epître dédicatoire de La Suite du Menteur (1643),
Corneille se vante même d’avoir mis en scène des personnages complètement
vicieux (Médée, Dorante dans Le Menteur, Cléopâtre dans Rodogune), à l’instar
des tragiques grecs qui ont représenté Atrée et Médée. Pour Corneille, la méta-
phore du « beau portrait d’une femme laide », filée dans ces deux textes liminaires,
sert à récuser toute confusion entre les champs de la morale et de l’esthétique,
pour prôner l’autonomie de ce dernier ; plaidoyer repris une dernière fois dans le
Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique (1660).
Jusqu’aux années 1660, Corneille fait entendre une voix isolée face à deux
partis qui dénoncent le paradoxe. D’un côté, les partisans d’un théâtre moralisé
(Scudéry et La Mesnardière), pour qui le bon dramaturge ne doit choisir que de
« bons » caractères, ou les embellir moralement ; de l’autre, les adversaires du
théâtre, pour qui tout embellissement est une imposture. Pour Nicole, le paradoxe
de la représentation implique un dédoublement trompeur, une discordance
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entre l’être et le paraître et finalement une scission de la personne, puisqu’il
nous fait aimer ce dont on devrait avoir horreur. Pour éviter cette horreur, les
poètes déguisent, fardent, édulcorent leur objet jusqu’à le rendre méconnaissable
– donc aux dépens de la vérité, au prix d’un continuel mensonge éthique et onto-
logique.

Si nous avions l’idée du vice selon sa naturelle difformité, nous ne pourrions pas en
souffrir l’image20.

Le mensonge de la représentation consiste à gommer les « difformités naturelles »


pour les remplacer par une image flatteuse, un leurre ; et ce, afin de rendre « l’hor-
reur aimable21 ». C’est pourquoi le plaisir pris aux comédies est pour Nicole pire
qu’un « mauvais plaisir » : un « crime22 ». En reconduisant le paradoxe de « l’hor-
reur aimable » sur le terrain de la morale, d’où Corneille avait tenté de l’éloigner,
Nicole affirme l’impossibilité d’un compromis, d’un plaisir innocent, qui laisserait
indemnes les autres facultés de l’être.
Cependant, la publication des Discours de Corneille correspond à un tournant
dans la théorie dramatique, lui-même lié à une évolution des sensibilités. Le dis-
cours moralisant paraît alors périmé, daté, marqué par les temps héroïques de
l’apologie du théâtre ; il devient soudain impossible de sauver le théâtre en invo-
quant autre chose que son plaisir intrinsèque. Les poétiques sont unanimes sur ce
point :
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La fin de l’art poétique est de plaire (Lamy, 1668)23.

N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire (Boileau, 1674)24.

Mais parce que la poésie n’est utile qu’autant qu’elle est agréable ; l’importance de
cet art est de plaire (Rapin, 1674)25.

Cette révolution s’opère sous l’influence de l’esthétique galante qui proclame


l’agrément comme fin de tout. Dans cette perspective, le paradoxe de la représen-
tation est reformulé comme un avatar de la belle nature, de l’art proprement mon-
dain de tourner l’objet du meilleur côté. La galanterie est définie par le chevalier
de Méré comme la recherche systématique de l’agrément, même dans les choses les
plus pénibles :

La vraie galanterie se remarque en cela principalement, qu’elle sait donner une vue
agréable aux choses fâcheuses26.

Méré retrouve donc de façon surprenante le paradoxe aristotélicien du plaisir de


la représentation27, bien qu’il en fasse une pure question de civilité sans approfon-
dir ses enjeux esthétiques – à moins que la galanterie n’opère une réduction de
l’esthétique à la civilité, comme la doxa académique avait opéré une réduction
symétrique de l’esthétique à la morale.
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Cette promotion du plaisir affecte directement la définition de la catharsis, où le
plaisir ne tenait jusque-là aucune part. Les émotions tragiques se transforment
au gré du vocabulaire sentimental et romanesque qui envahit alors la théorie
littéraire.

Notre crainte n’est le plus souvent qu’une agréable inquiétude, qui subsiste dans la
suspension des esprits ; c’est un cher intérêt que prend notre âme aux sujets qui
attirent son attention28.

« L’agréable inquiétude » que Saint-Evremond tente de substituer audacieuse-


ment à la crainte aristotélicienne comme sa version moderne et policée, adoucie,
est encore un oxymore, mais celui-ci renvoie cette fois aux sentiments et non plus
à leur objet.
En effet, c’est à travers le langage de l’émotion et de la subjectivité que les théo-
riciens galants redécouvrent les deux paradoxes refusés ou condamnés par leurs
prédécesseurs : le plaisir de contempler des objets d’horreur et l’idée d’une émotion
mêlée, qui permet de penser la catharsis à nouveaux frais. Et les deux paradoxes se
rejoignent dans un nouveau concept : le plaisir des larmes.
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296 Emmanuelle Hénin

Les larmes ou le plaisir du paradoxe : 1660-1690

A partir de Racine, les larmes sont partout considérées comme l’effet unique de
la tragédie, le signe unique de son succès29. Racine les invoque à plusieurs reprises
contre ses détracteurs qui l’accusent de ne pas suivre les règles (dans les préfaces
d’Andromaque, d’Iphigénie30), et elles correspondent à une réalité qui pourrait pas-
ser pour un véritable phénomène de mode, si elle n’avait infléchi irrémédiable-
ment la réflexion sur la catharsis31. En effet, les larmes illustrent de manière
paradigmatique le principe des émotions contradictoires et permettent enfin de
penser la catharsis comme un plaisir mêlé de douleur, selon un paradoxe qui
rejoint le paradoxe aristotélicien de la mimèsis. En d’autres termes, plaisir des
larmes et plaisir de la représentation se superposent, dans la mesure même où
l’esthétique puise dans l’anthropologie. Que le plaisir – et avec lui, le théâtre et
l’art tout entier – soit condamné ou sauvé, c’est précisément en vertu de son carac-
tère paradoxal.

« Dolor ipse est voluptas eius » :


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le plaisir dans la douleur ou la perversion du plaisir tragique

La promotion massive des larmes par les dramaturges et les théoriciens « galants »
voit ressurgir l’opposition des moralistes qui portent le débat sur un autre terrain :
non plus le mensonge d’une représentation fardée, camouflant le vice, mais la
perversion intrinsèque d’un plaisir douloureux. Les Anciens étaient déjà fascinés
par l’idée d’un plaisir mêlé de douleur, à la fois dans l’expérience vécue et dans
l’expérience théâtrale, et quasi unanimes à le condamner. Sa première formulation
remonterait à Métrodore (disciple d’Epicure, né vers 330 av. J.-C.32) et concerne
l’expérience du deuil.

Il est une sorte de plaisir [hêdonê] apparenté au chagrin [lupê], qu’il faut rechercher
en de pareilles circonstances33.

Le deuil renvoie au moment où la douleur est donnée en spectacle et cherche à


s’adoucir. Sénèque, tout en reconnaissant que « cette tristesse a une certaine dou-
ceur » (inest quiddam dulce tristitiae), ne manque pas de condamner une complai-
sance contraire à la maîtrise stoïque des passions, et intrinsèquement perverse :

Et vraiment quoi de plus honteux que de faire la chasse au plaisir, je ne dis pas
jusque dans le deuil, mais, qui plus est, par le deuil, et de vouloir trouver dans les
larmes mêmes que l’on verse une jouissance ? [Quid enim est turpius quam captare
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Plaisir des larmes et plaisir de la représentation 297

in ipso luctu voluptatem, immo per luctum et inter lacrimas quoque quod juvet, quae-
rere ?] Voilà des gens qui nous reprochent une rigueur excessive et nous accusent
d’enseigner une doctrine impitoyable, parce que nous disons qu’il faut ou fermer
son âme à la douleur ou l’en faire sortir au plus vite. Quelle est, de grâce, l’attitude
la moins admissible, la plus inhumaine : ne pas sentir la douleur en perdant un ami
ou, dans la douleur même, être à l’affût du plaisir ? [Utrum tandem est aut incredi-
bilius aut inhumanius, non sentire amisso amico dolorem an voluptatem in ipso dolore
aucupari ?]

Les formulations de Sénèque exaspèrent le paradoxe du plaisir trouvé au creux


de la douleur : in ipso luctu voluptatem, voluptatem in ipso dolore. L’oxymore, souli-
gné par le démonstratif d’insistance (ipso), renvoie à l’anomalie, au scandale moral,
tandis qu’il signifiera chez les auteurs galants le miracle de la représentation, qui
produit une émotion infiniment rare et transfigure la douleur en jouissance. Les
Pères de l’Eglise (saint Ambroise, Grégoire de Nysse, Basile de Césarée) ont repris
cette condamnation du rituel de deuil, avec le déchaînement de passions qu’il pou-
vait supposer, mais n’ont jamais pu l’éradiquer. En pleine querelle du théâtre, en
1694, Bossuet emprunte à Platon sa dénonciation des chants de deuil du chœur
tragique, au troisième livre de la République.

Platon ne pouvait souffrir les lamentations des théâtres qui excitaient, dit-il, et flat-
taient en nous cette partie faible et plaintive, qui s’épanche en gémissements et en pleurs.
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(Rep. 3, 10). Et la raison qu’il en rend, c’est qu’il n’y a rien sur la terre ni dans les
choses humaines, dont la perte mérite d’être déplorée avec tant de larmes34.

Platon condamnait le mode lydien correspondant aux lamentations funèbres du


chœur (la tragédie grecque hérite en partie du thrène35) et à la partie irrationnelle,
« dionysiaque » de la tragédie, celle qui s’oppose à la maîtrise du logos nécessaire à la
cité : tout le livre 3 développe l’idée que le déchaînement des passions s’oppose à
la maîtrise du for intérieur (apatheia). Bossuet christianise Platon ; il prône moins
ici la maîtrise des passions (pourtant l’argument fort de ses réflexions contre le
théâtre) que le détachement des choses du monde, qui ne méritent pas de larmes.
Les larmes sont le signe de notre aliénation affective à la figure de ce monde qui
passe. Bossuet se situe moins dans la perspective de la condamnation du théâtre
que dans celle du theatrum mundi, d’origine stoïcienne.
Dans une perspective morale, l’expérience théâtrale renouvelle donc l’expérience
paradoxale du deuil, celle d’une douleur entretenue pour le plaisir. Car le théâtre
est par excellence le lieu où s’exaspère cette contradiction : si toute passion contient
inextricablement plaisir et douleur, c’est particulièrement le cas dans la tragédie et
la comédie, dit Platon dans le Philèbe (48 a), employant deux oxymores différents :
« on pleure en riant » (kairontes klaiosi) et « douleur et plaisir » (lupê kai hêdonê, soit
précisément les deux termes employés par Métrodore36). On voit se dessiner une
continuité entre Platon, Sénèque et saint Augustin dans la dénonciation de ce plai-
sir pervers, non sans déplacements d’accent : Platon n’émet aucun jugement (du
moins dans le Philèbe, car ailleurs il prône l’apatheia) ; Sénèque vise l’ataraxie, et
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298 Emmanuelle Hénin

pour Augustin il n’y a qu’une douleur qui soit justifiée, la participation à la Passion
du Christ. Dans les Confessions, Augustin parle du plaisir pervers de la tragédie, où
l’homme se plaît à souffrir :

Et tamen pati vult ex eis dolorem spectator et dolor ipse est voluptas eius.
Car les spectateurs veulent en ressentir de la douleur ; et cette douleur est leur
joie37.

Plus loin, dans l’épisode d’Alypius au cirque, Augustin emploie le terme voluptas
avec des alliances de mots qui le condamnent : « les plaisirs les plus cruels » (imma-
nissimis voluptatibus), « un plaisir sanglant » (cruenta voluptate)38. Quant à Tertul-
lien, il construit son pamphlet contre les spectacles (De spectaculis) sur l’opposition
systématique des faux plaisirs et des vrais plaisirs, le mot voluptas renvoyant suc-
cessivement aux deux pour inviter à la conversion des valeurs mondaines en
valeurs chrétiennes39.
A leur tour, les détracteurs modernes du théâtre pourfendent ce plaisir pervers,
de Conti à Nicole et Lamy. Dans les Nouvelles Réflexions sur l’art poétique, ce der-
nier mesure l’efficace de la tragédie, et de la poésie en général. Il en fait une analyse
anthropologique, liée à la corruption du cœur, et en examine ensuite les règles,
non sans reprendre l’analyse des Confessions.

Car les spectateurs veulent ressentir de la douleur ; et cette douleur est leur joie
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[dolor est voluptas]. […] Il demeure attentif et pleure, étant en même temps dans la
joie et dans les larmes40.

Or, c’est tout l’inverse qu’il faudrait : non pas éprouver du plaisir à souffrir, mais
ne jamais se départir, même dans les voluptés, d’une certaine tristesse convenable à
notre état de pécheurs. Selon le père Senault, même le divertissement ne doit pas
être exempt de larmes :

Si nous prenons quelque récréation, ne perdons point le souvenir de notre mal-


heur, mêlons les larmes avec nos plaisirs41.

D’où une apologie de la tristesse et de ses bienfaits spirituels : paradoxe contre


paradoxe, la tristesse dans les plaisirs vaut infiniment mieux que le plaisir dans la
tristesse – et Senault invoque même les stoïciens à l’appui de cette idée42. L’une est
signe de conversion, l’autre de corruption. Car le théâtre corrompt l’homme en lui
faisant aimer sa propre souffrance, par un mécanisme à la fois réflexif (on aime sa
douleur), pervers (on peut souffrir, mais non pas aimer souffrir) et aliénant (puis-
qu’il supprime le libre arbitre et détourne de Dieu). Lamy ajoute deux autres expli-
cations augustiniennes : le suave mari magno (qu’on trouve aussi chez Cicéron et
dans de nombreux traités, mais qui, aux yeux de Marmontel, ne suffit pas à expli-
quer le plaisir tragique) et l’idée que la douleur d’autrui divertit de sa propre
misère.
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Plaisir des larmes et plaisir de la représentation 299

La peine que l’on souffre en voyant les maux d’une personne que l’on juge digne
d’une meilleure fortune, est liée par une union merveilleuse avec des sentiments
contraires de joie et de douceur : on pleure avec plaisir des misères que l’on ne
souffre point43.

L’argument suppose de la part du spectateur une dissociation interne entre deux


réactions, d’empathie et de détachement, de prise et de déprise. S’il se fonde sur
une expérience de la vie courante, il n’est possible que dans cette alternance de
fusion et de distance que permet le dispositif dramatique, et qui favorise la pro-
duction d’émotions fictives :
Combien souvent mes yeux pour ces fausses douleurs
Ont-ils laissé couler de véritables pleurs44 ?

Là où Nicole dénonçait un mensonge ontologique, les moralistes débusquent


un mensonge sentimental, illustrant le leurre constitutif des passions humaines.
L’émotion tragique met à nu le fonctionnement narcissique des passions, puis-
qu’elle s’exerce sur un objet imaginaire ; aucune altérité, aucun altruisme ne s’inter-
pose entre le sujet et son émotion45.

Le plaisir dans la douleur :


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la réhabilitation du plaisir tragique comme expérience paradoxale

Il est pourtant des arguments pour défendre les larmes, même sur le plan anthro-
pologique. Dans le fonctionnement du psychisme humain, les larmes indiquent une
contradiction : elles apportent un soulagement, une consolation, en laissant s’exhaler
la douleur, mais ne l’effacent pas pour autant. Cette dimension consolatrice est sou-
lignée par Sénèque dans la lettre sur le deuil déjà citée (« Les larmes s’échappent quoi
qu’on fasse et en s’épanchant elles soulagent le cœur », [excidunt etiam retinentibus
lacrimae et animum profusae levant]46), Pline le Jeune à propos du deuil des esclaves
(« il est une sorte de plaisir dans l’affliction », [Est enim quaedam dolendi volup-
tas]47) : les larmes sont doublement l’expression du deuil, puisque signe d’une
douleur muette, au-delà des mots, et participant d’un rituel socialisé. Dans le deuil
comme au théâtre, elles sont au croisement de l’intime et du social. Le chant de
deuil est précisément le sujet de l’élégie ; dans les Tristes, Ovide souligne leur vertu
consolatrice, l’acte de pleurer se confondant avec l’acte de chanter sa douleur :
Il y a un certain plaisir à pleurer, car les pleurs vident et soulagent la douleur.
Est quaedam flere voluptas ;
Expletur lacrimis egeriturque dolor48.

En choisissant de donner cette tonalité élégiaque à la tragédie conçue comme


chant de deuil, pure expression de douleur, Racine veut retrouver cet équilibre
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300 Emmanuelle Hénin

fragile, paradoxal, d’une douleur à la fois ineffable et mélodieuse, violente et


douce, mortelle et salvatrice. L’élégie lui apparaît comme la seule manière de lester
la tragédie moderne, dévouée principalement à l’amour, d’un poids de mort et de
deuil qui lui restitue l’efficace de l’ancienne tragédie49. L’élégie dévoile précisément
le mélange de plaisir et de peine inhérent au sentiment amoureux, comme le disait
déjà Peletier en 1555 :

A mon avis que l’élégie a été transférée en l’amour non point comme en considéra-
tion de joyeuseté : mais plutôt de tristesse, dont les pauvres amoureux sont tou-
jours pleins : ou pour le moins, parce qu’il y a de tous deux, et du bien et de
l’ennui50.

A son tour, La Mesnardière faisait de l’élégie un genre à l’origine réservé aux


« lamentations pitoyables », puis transposé aux sujets amoureux de manière à mêler
« les choses lugubres » et « les choses voluptueuses »51. La « volupté lugubre » pour-
rait s’ajouter à la liste des oxymores utilisés pour décrire les émotions tragiques en
termes galants : « tourments agréables » (La Mesnardière52), « agréable inquiétude »
(Saint-Evremond53), « trouble agréable » (Valincour54) ; « révolution d’horreur et
de tendresse » (Rapin55). Dans un premier temps, les passions tragiques sont vidées
de leur violence (inquiétude ou tourments plutôt que terreur) et traduites en termes
sentimentaux. Mais dans un second temps, l’oxymore permet de ne pas leur ôter
toute leur force, de les concevoir comme l’expression sublime d’une tendresse
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véhémente : de La Mesnardière au père Rapin, tous recourent à l’hyperbole pour
décrire la violence des effusions de larmes.
S’appuyant constamment sur une analyse des passions, les théoriciens conçoi-
vent l’émotion tragique comme un mélange de plaisir et de peine. Ce mélange,
commun à toutes les passions, est réalisé de manière paradigmatique dans le spec-
tacle tragique, comme le notait déjà Platon. Deux « Anciens », La Fontaine et
Dacier, trouvent dans un passage du Philèbe56 l’explication psychologique du fonc-
tionnement de la catharsis : pour Dacier, si chaque passion produit à sa manière la
coïncidence des contraires, l’émotion tragique, intrinsèquement paradoxale, asso-
cie le rire et les larmes : « ils pleurent en riant » (kairontes klaiôsin)57. La Fontaine
cite encore ce passage pour montrer que la pitié ne cause pas moins de plaisir que
le rire, puisque les larmes contiennent « une espèce de volupté », une mystérieuse
jouissance :

Mais vous-même, reprit Ariste, osez-vous mettre en comparaison le plaisir du rire


avec la pitié ? La pitié, qui est un ravissement, une extase ? Et comment ne le serait-
elle pas, si les larmes que nous versons pour nos propres maux sont, au sentiment
d’Homère, non pas tout à fait au mien, si les larmes, dis-je, sont, au sentiment de
ce divin poète, une espèce de volupté ? Car en cet endroit où il fait pleurer Achille
et Priam, l’un du souvenir de Patrocle, l’autre de la mort du dernier de ses enfants,
il dit qu’ils se soûlent de ce plaisir ; il les fait jouir du pleurer, comme si c’était
quelque chose de délicieux58.
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Plaisir des larmes et plaisir de la représentation 301

Certes, les larmes d’Achille et Priam, citées pour montrer qu’elles sont compa-
tibles avec l’héroïsme guerrier, ne renvoient pas directement à l’expérience du spec-
tateur de théâtre, mais au plaisir narcissique et introverti des larmes : « ils se
saoulent de ce plaisir », expression déjà commentée à plusieurs reprises par Racine
dans ses notes sur l’Iliade et l’Odyssée :

C’est une espèce de plaisir que de pleurer59.

Mais surtout, l’exemple d’Achille et Priam permet de lier les larmes au style
sublime et au grand genre de l’épopée incarné par Homère, dont Aristote fait
constamment le modèle de la tragédie. De fait, La Fontaine associe ensuite la
beauté de la tragédie au style sublime qui ravit l’âme : le plaisir des larmes vient
bien d’une émotion sublimée, hyperbolique.
Tout en restant étroitement dépendant d’une enquête sur les passions, le para-
doxe dépasse donc la sphère de la morale par son association au sublime, et par-
vient ainsi à rendre compte de la distance créée par l’esthétisation des émotions.
Boileau le souligne, quand il désigne les émotions tragiques par autant d’alliances
de mots :

Et pour nous divertir, nous arracha des larmes.


Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une douce terreur,
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Ou n’excite en notre âme une pitié charmante […].

Boileau invoque les authentiques émotions aristotéliciennes, terreur et pitié, et


leur associe des adjectifs galants (agréable, charmant, douce) qui les « rectifient », les
mettent au goût du jour, mais n’impliquent pas pour autant une interprétation
sentimentale de la catharsis. A preuve, il n’a pas de sarcasmes assez durs pour le
« tendre Quinault ». En liant explicitement l’oxymore du plaisir tragique au para-
doxe aristotélicien de la représentation (le serpent odieux qui plaît aux yeux, placé
en exergue du chapitre consacré à la tragédie dans L’Art poétique60), Boileau
accomplit un détour par le vocabulaire sentimental de l’esthétique galante non
pour refuser l’autorité d’Aristote ni inventer de nouvelles émotions tragiques,
comme le font alors les Modernes, mais au contraire pour mieux s’approprier Aris-
tote. Ses oxymores définissent, dans la théorie, la fusion d’horreur et de galanterie
que Racine met en œuvre dans ses tragédies.
A partir des années 1660, le paradoxe est donc valorisé pour lui-même, comme
source de sublime, tandis que timidement se fait jour l’argument de la fiction :
l’émotion éprouvée devant un objet fictif est libérée de toute contingence et se
présente en quelque sorte à l’état pur. Cet argument se nourrit des traités sur les
passions, de Descartes à Cureau de la Chambre, qui ajoute à sa somme un nou-
veau livre portant sur « la passion des larmes », dans la réédition de 166261. A la
suite de Platon, Descartes envisage la situation théâtrale comme un paradigme,
presque un cas de laboratoire :
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302 Emmanuelle Hénin

On prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de passions,


même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les
aventures étranges qu’on voit représenter sur un théâtre, ou par d’autres pareils
sujets, qui, ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatouiller notre âme
en la touchant62.

Cette position annonce l’analyse du père Rapin, qui identifie la principale cause
du plaisir dans le sentiment de sentir « son âme chatouillée », de se sentir sentant63.
La terreur et la pitié ont été choisies par Aristote parce que ce sont, parmi les pas-
sions humaines, celles qui font les « plus grandes impressions sur le cœur de
l’homme », et qui, entre toutes, produisent cette volupté paradoxale, faite de vio-
lence et de douceur. Rapin fait reculer le plaisir d’un cran, conçoit un plaisir au
carré, en identifiant l’émotion esthétique à la prise de conscience par le sujet de
son émotion contradictoire. Le plaisir vient de la conscience des émotions éprou-
vées, quels qu’en soient le contenu ou l’agrément intrinsèques, puisque même les
sentiments pénibles sont ainsi transfigurés. Rapin reprend à Lamy (et à Male-
branche) l’idée que l’âme trouve son plaisir dans l’émotion en tant que telle, dans
la seule agitation des passions, de sorte qu’elle est d’autant plus émue qu’elle est
portée par des mouvements contradictoires, comparables au flux et au reflux des
vagues. Partant, l’émotion tragique recouvre toute sa profondeur : elle se distingue
essentiellement de la galanterie en ce qu’elle ne vise pas le divertissement, mais le
retour sur soi. Cependant, l’argument de la sensibilité (de l’aisthesis) n’est pas
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contradictoire avec l’argument proprement esthétique, bien au contraire : les
larmes sont l’emblème de notre humanité sensible, et elles trouvent au théâtre leur
sublimation esthétique. L’idée connaîtra un grand succès à partir de l’abbé Pré-
vost, sanctionnant le triomphe d’une sensibilité pré-rousseauiste :

Pleurer est une espèce de douceur, quand le cœur est véritablement touché, il sent
du plaisir à tout ce qui lui prouve à lui-même sa propre sensibilité (Madame du
Tencin)64.

Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisirs, il est vrai néan-
moins qu’ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée
(L’abbé Prévost)65.

Ainsi le fameux paradoxe aristotélicien, central dans la réflexion sur la catharsis


depuis 1550, est revu à la mode galante et assimilé à la volupté des larmes : le
plaisir paradoxal n’est plus rapporté à un objet répugnant, transfiguré par son trai-
tement esthétique et par le plaisir intellectuel de la reconnaissance, mais à la jouis-
sance procurée au sujet par ses propres émotions. C’est bien le même paradoxe,
mais posé du point de vue du sujet et non plus de l’objet ; et, à l’intérieur même
du sujet, de la psychologie des passions et non plus de l’activité cognitive. La situa-
tion théâtrale offrirait, à l’aube de l’esthétique, une possibilité d’approche « trans-
cendantale » des émotions.
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Plaisir des larmes et plaisir de la représentation 303

Les paradoxes à nouveau dissociés au XVIIIe siècle

De manière significative, l’auteur qui fait le lien entre les deux siècles, l’abbé
Du Bos, ouvre ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) en se
proposant d’éclaircir le paradoxe du plaisir tragique et d’examiner à cette lumière
le parallèle de la tragédie et de la peinture66. En donnant une place centrale au
paradoxe, Du Bos hérite de la réflexion galante, mais il reste par là même tributaire
d’un discours sentimental. Il limite les sujets d’imitation aux sujets violemment
émouvants, identifie l’artistique au pathétique ; dès lors, la distinction entre senti-
ment et émotion brute passe au second plan, et Du Bos ne fait qu’une différence
de nature, et non de degré, entre les passions « naturelles » et les passions « artifi-
cielles » ou « superficielles ». Il établit bien une distance entre l’émotion (produite
par les premières) et le sentiment (causé par les secondes), mais sans préciser le
contenu de cette distance. Le sentiment esthétique n’est pas tant un plaisir singu-
lier que le jugement porté sur ce plaisir, et le paradoxe se voit ainsi rejeté hors du
plaisir, dans la distance entre le plaisir et son jugement.
A partir de Du Bos, les deux paradoxes semblent connaître une postérité dis-
tincte.
D’un côté, le paradoxe du plaisir des larmes nourrit la réflexion sur le pathé-
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tique (et aussi tout un débat, car le pathétique apparaît à beaucoup comme une
décadence de la tragédie), mais ce pathétique qui joue sur une empathie infantili-
sante et met hors jeu la raison ne saurait donner naissance au sentiment ni au juge-
ment esthétiques, comme l’explique un critique de Voltaire en 1744 :

Le spectateur est un automate qui ne pense point, qui ne raisonne point, quand le
théâtre lui offre des objets qui l’excitent. Esclave des sens extérieurs, son sens inté-
rieur en est toujours la dupe. Il pleure parce que l’acteur pleure ; il s’attendrit, il
s’afflige, sans voir que le personnage qu’il voit s’attendrir et s’affliger ressemble
quelquefois à un enfant qu’un rien fait pleurer et gémir67.

La victoire du pathétique, en promouvant une fusion opposée à toute distance


cathartique, a tué la tragédie – cette dérive s’expliquant par des motifs sociolo-
giques, d’élargissement du public, de simplification des sujets et des émotions ;
mais aussi par la confusion totale entre la morale et l’esthétique : le pathétique est
une notion morale, contrairement à la catharsis ; et la morale tue la tragédie. En
confondant effusion larmoyante et émotion esthétique, les dramaturges et les
théoriciens ont confirmé l’abandon du paradigme aristotélicien : l’empathie a défi-
nitivement chassé la catharsis.
A l’inverse, le motif aristotélicien du plaisir paradoxal de la représentation inves-
tit massivement la théorie esthétique naissante, notamment dans le cadre d’une
nouvelle réflexion sur la laideur. Toutes les grandes esthétiques du siècle le repren-
nent, en le liant au concept du sublime (Hagedorn, Diderot, Burke, Kant). Dans
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304 Emmanuelle Hénin

ces systèmes philosophiques, le paradoxe de la représentation ne sert plus tant à


montrer l’efficacité tragique qu’à isoler le sentiment esthétique dans son rapport
aux différentes facultés humaines (sentiment, raison, imagination). Par ce déplace-
ment, Kant opère la synthèse et le dépassement des deux traditions, philosophique
et rhétorique, qui se partageaient jusque-là le discours esthétique : la première, de
Platon à Descartes, condamnait le paradoxe du plaisir-déplaisir comme un non-
lieu ontologique en le liant au domaine déviant des passions, tandis que la tradi-
tion sophistique et rhétorique, revivifiée par la mondanité galante, le valorisait sans
lui conférer pour autant de statut ontologique. Seule une esthétique transcendan-
tale pouvait à la fois rationaliser les analyses du sentiment et penser l’impensé des
systèmes philosophiques précédents68.
On ne peut que constater cette évidence, dans la postérité aristotélicienne : au
XVIIIe siècle, la mort de la tragédie69 coïncide avec l’avènement de l’esthétique.

Université de Reims

NOTES
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1. Sur l’esthétique galante, voir Delphine Denis, Le Parnasse galant, Paris, Champion, 2001.
2. Sur ce point, voir Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne (1680-1814), 1984, rééd. Paris,
Albin Michel, 1994.
3. Poétique, chap. 4, 1448 b, 5-19, éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980 : « Dès
l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter – et l’homme se
différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la
représentation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux représentations.
Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soi-
gnées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement
ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes,
mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu
de chose) ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on
conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : “celui-là, c’est lui”. Car si on n’a pas vu auparavant, ce
n’est pas la représentation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur ou
d’une autre chose de ce genre. »
4. Ibid., chap. 6, 1450 a 38-1450 b 3.
5. Ibid., chap. 14, 1453 b 12-14.
6. Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, 1775, livre V, De la poésie drama-
tique, II, 1, p. 61 : « Il observa en troisième lieu, que parmi les passions, il y en avait qui étaient plus
agréables, causées par des réalités, comme la joie et tout ce qui tient à la joie ; que d’autres au contraire
étaient plus agréables étant causées par des objets feints, comme la tristesse et tout ce qui tient à la tristesse ;
que d’autres enfin n’étaient agréables dans aucun cas, comme l’envie, la haine, l’horreur, etc. […] Par la rai-
son contraire il a conclu 3° que la tragédie devait préférer la tristesse, qui vaut mieux dans l’art que dans la
nature ; parce que dans l’art c’est un plaisir pur, de l’émotion sans douleur, de la crainte sans danger, de la
compassion sans malheureux, katharsin phobou kai eleou. » Il faudrait citer tout le raisonnement, qui s’étend
sur plusieurs pages. Voir Raymond Naves, « L’abbé Batteux et la catharsis », Société toulousaine d’études clas-
siques, Mélanges, 1946, Toulouse, Privat, p. 285-300.
7. Sur ce sujet, voir Pierre Frantz, « Plaisir et douleur : le spectacle de la tragédie chez les théoriciens du
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Plaisir des larmes et plaisir de la représentation 305

XVIIIe siècle », in Monique Ipotési et Maria Grazia Porcelli (éd.), Plaisirs à l’époque des Lumières, Taranto, Lisi
editore, 2003 ; et Annie Coudreuse, Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1999.
8. Comme le note Christine Noille, l’exemple du plaisir des larmes fonctionne comme un paradigme
esthétique, car il remet profondément en cause le dogme de la mimèsis en dissociant le plaisir de son objet,
dès lors qu’un objet pénible peut provoquer une émotion agréable. Il conduit ainsi à valoriser l’émotion en
tant que telle et à lui conférer une validité en dehors des critères de véracité et de moralité, sur lesquels la
philosophie de l’art se fondait depuis Platon. Voir Christine Noille, « Le plaisir et les larmes », Poétique,
n° 88, 1991, p. 499-517.
9. Pierre de Laudun d’Aigaliers, Art poétique français, 1598, reprint Genève, Slatkine, 1969, p. 159 : « La
tragédie n’est faite que pour contenter le peuple. » Pierre de Deimier, L’Académie de l’Art poétique, 1610,
p. 583 : « Le but du poète est la délectation et l’admiration que ses œuvres doivent apporter aux lecteurs. »
Honoré D’Urfé, Préface de La Sylvanire, 1631 : « La poésie a pour but essentiel de plaire et par accident de
profiter. »
10. Ogier, préface de Tyr et Sidon, 1628 : « La poésie n’est faite que pour le plaisir et pour le divertisse-
ment. » André Mareschal, préface de La Généreuse Allemande, 1631 : « Le théâtre n’est destiné qu’au plaisir. »
11. Jean Chapelain, Préface de l’Adone du cavalier Marin, 1623, éd. Hunter, Droz, 1936, p. 95-97.
12. Georges de Scudéry, Apologie du théâtre, Paris, Courbé, 1639, p. 25 : « Les fruits et les confitures sont
fort agréables au goût, mais fort contraires à la santé : et les médecines qui sont utiles, ont une amertume
effroyable. Mais nous pouvons dire sans nous éloigner de la vérité, que le théâtre seul a trouvé le moyen
d’assembler des choses si différentes, et qui semblaient avoir entre elles une invincible antipathie.
Il a si bien joint et si bien mêlé l’utile au plaisant, qu’on ne saurait les séparer sans détruire tout le poème ; et
comme on ne peut ôter la clef d’une voûte, sans la faire tomber tout entière, on ne peut ôter la vertu du
théâtre sans le démolir, puisqu’elle est la clef sur laquelle tout cet édifice se repose. »
13. Ibid., p. 5 : « [la comédie] les jette insensiblement dans le chemin de la vertu, feignant de prendre
celui de la volupté ; et leur cache un hameçon sous l’appât d’un si doux plaisir, qu’il les arrête sans qu’ils y
pensent, qu’il leur fait suivre ce qu’ils tâchaient d’éviter. » Cette métaphore peut être retournée pour dénon-
cer le mensonge du théâtre, ainsi chez Jean-François Senault, Le Monarque ou les devoirs du souverain, in
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Pierre Nicole, Traité de la comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. Laurent Thirouin, Paris, Cham-
pion, 1998, p. 142 : « Le plaisir fait entrer insensiblement toutes les choses du monde dans notre esprit, et
il n’y a rien de si mauvais qui n’y soit fort bien reçu quand il est accompagné de ce poison agréable. C’est
l’appât qui couvre l’hameçon auquel il est attaché. »
14. Hippolyte Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, Sommaville, 1639, p. 166 : « Voici donc
ce qu’il faut tirer de la pensée du philosophe : qu’il veut que toute la poésie ne soit qu’une imitation (Platon
l’avait dit avant lui), et que toute imitation soit agréable à l’esprit ; mais qu’en revanche il [Aristote] entend
que le plaisir se tourne en utilité, puisqu’il dit que les disciplines, que l’on sait être fort utiles, sont apprises
en imitant […]. Ainsi nous pouvons conclure, Que le divertissement n’est pas la fin principale que la poésie
se propose, comme avance Castelvetro ; mais que c’est un puissant attrait qui se trouve dans les manières par
lesquelles elle instruit, et qui la rend agréable avant qu’elle soit utile, pour être à la fin tous les deux. »
15. Georges de Scudéry, Observations sur le Cid, in Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid, Paris, Cham-
pion, 2004, p. 385.
16. Georges de Scudéry, L’Apologie du théâtre, op. cit., p. 13-14 : « Ce n’est pas à dire pourtant, qu’il ne
soit permis aux poètes de produire sur la scène et les méchants, et leurs maximes : tant s’en faut ; comme les
contraires se font paraître davantage, il est bon d’opposer le vice à la vertu, pour en relever d’autant plus
l’éclat ; mais il faut toujours établir le trône de cette reine, sur les ruines de ce tyran si dangereux : et faire
toujours triompher à la fin, cette vertu persécutée. »
17. Ibid.
18. Pierre Corneille, « Epître dédicatoire » de Médée, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Galli-
mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 535-536 : « Ici vous trouverez le crime en son char de
triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la
peinture et la poésie ont ceci de commun, entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux
portraits d’une femme laide, et l’autres de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la
portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas
considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit.
Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières
pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est pas par leur punition, qu’elle n’affecte
pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. »
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19. Ibid., p. 535.


20. Pierre Nicole, Traité de la comédie, op. cit., p. 58-60 : « Que si c’est un crime de lire les comédies
pour le plaisir qu’on y prend, c’en est encore un plus grand de les voir représenter. » « Le plaisir que nous
prenons à la comédie est un mauvais plaisir, parce qu’il ne vient ordinairement que d’un fond de corrup-
tion, qui est excité en nous par ce qu’on y voit. Et pour en être convaincu il ne faut que considérer que
lorsque nous avons une extrême horreur pour une action, on ne prend point de plaisir à la voir représenter :
et c’est ce qui oblige les poètes de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui leur peut causer cette horreur
désagréable. »
21. Ibid., p. 76 : « De sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de l’horreur si elle était représentée
telle qu’elle est, devient aimable par la manière ingénieuse dont elle est exprimée. »
22. Joseph de Voisin, La Défense du traité de Monseigneur le prince de Conti touchant la comédie et les spec-
tacles, 1671, p. 36-38. A la fin du siècle, quand le primat du plaisir n’est plus contesté, les apologistes ne
peuvent plus se placer sur le terrain de l’utilité morale ; ils utilisent alors autrement le paradoxe aristo-
télicien : la comédie est inoffensive puisqu’on n’admire que l’art de l’imitateur (le comédien) sans adhérer à
la fiction représentée. Voir [Laurent Pégurier], Décision faite en Sorbonne touchant la comédie, avec une
réfutation des sentiments relâchés d’un nouveau théologien, sur le même sujet, 1694, p. 5-6 : « En troisième lieu,
l’on peut regarder la représentation d’une comédie comme celle d’un tableau, plus il est animé et plus on le
regarde avec plaisir, on admire l’art du peintre sans se laisser toucher par les choses qu’il représente. Voilà
justement ce qui se passe dans la comédie pour l’ordinaire, la vue et l’imagination se satisfont de cette repré-
sentation vive et naturelle que fait le comédien, sans y intéresser le cœur ; on loue l’acteur et son action, sans
approuver la chose qu’il représente. »
23. Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, Paris, Pralard, 1668, II, 1 ; éd. Tony Gheeraert,
Paris, Champion, 1998, p. 189.
24. Nicolas Boileau, Art poétique, 1674, I, v. 103.
25. René Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote, Paris, Le Muguet, 1674, p. 24.
26. Chevalier de Méré, Conversations, 1668, in Œuvres complètes, éd. Charles Boudhors, Paris, Les Belles
Lettres, 1930, t. I, p. 19.
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27. Et plus précisément un des exempla toujours cité à son appui, emprunté à Pline le Jeune : le portrait
du roi Antigone par Apelle. Comme le roi était borgne, Apelle l’avait peint du « bon » côté.
28. Saint-Evremond, De la tragédie ancienne et moderne, 1672, Œuvres mêlées, éd. Luigi de Nardis,
Rome, Ateneo, 1966, p. 290.
29. Sur cette question amplement étudiée, voir Jean-Jacques Roubine, « La stratégie des larmes au
XVIIe siècle », Littérature, n° 9, février 1973, p. 56-73.
30. Dédicace d’Andromaque « A Madame », 1667, in Jean Racine, Théâtre-poésie, éd. Georges Forestier,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 195 : « On savait enfin que vous l’aviez honorée de
quelques larmes dès la première lecture que je vous en fis. » Préface de Bérénice, ibid., p. 451 : « Mais aussi je
ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant
de larmes. » Préface d’Iphigénie, 1675, ibid., p. 699 : « Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui
ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. »
31. Sur les larmes, voir Danielle Roth, Larmes et consolations en France au XVIIe siècle, Lyon, Cosmogone,
1997 ; Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, Paris, Payot, 1986, rééd. 2001.
32. Sur Métrodore, voir Hellmut Flashar (dir.), Die Philosophie der Antike. IV. Die Hellenistische Philoso-
phie, Bâle, 1994, p. 216-222.
33. Lettres à Lucilius, 99, 25 : « Je n’approuve en aucune manière ce que dit Métrodore, qu’il est un plai-
sir parent de la tristesse et dont il faut se mettre en quête en pareille circonstance. [Illus nullo modo probo
quod ait Metrodorus : esse aliquam cognatam tristitiae voluptatem, hanc ipsam esse captandam in eiusmodi tem-
pore]. Je transcris les propres paroles de Métrodore : Estin gar pôs hèdonè têi lupêi suggen ês, ên chrê thêreuein
kata touton ton kairon. »
34. Jacques Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, Paris, Anisson, 1694, p. 61-62. Voir Platon,
République, livre III, 399 d.
35. Voir Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, PUF, 1999.
36. Platon, Philèbe, 47 d-48 a : « SOCRATE – Colère, crainte, regret, deuil, amour, jalousie, envie et autres
affections de ce genre, ne sont-elles pas pour toi des douleurs de l’âme seule ? PROTARQUE – Si. SOCRATE –
Ne les trouverons-nous pas pleines de plaisirs merveilleux, ou faut-il nous rappeler cette colère qui, si sages
que nous soyons, nous emporte, plus douce mille fois que le miel qui s’égoutte, et les plaisirs que recèlent,
mêlés à leurs douleurs, les deuils et les regrets ? PROTARQUE – N’insiste pas : c’est vrai, les choses ne se passent
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pas autrement. Tu te rappelles aussi les spectacles tragiques, où l’on jouit de ses pleurs [otan ama chairontes
klaiosi] ? PROTARQUE – Comment non ? SOCRATE – Et l’état d’âme où nous mettent les comédies, ne sais-tu
pas qu’il est fait aussi d’un mélange de douleur et de plaisir [lupês te kai hêdonês] ? »
37. Saint Augustin, Confessions, III, 2, trad. Arnaud d’Andilly, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 89.
38. Ibid., VIII, 13 : Fervebant omnia immanissimis voluptatibus. […] Ut enim vidit illum sanguinem,
immanitatem simul ebibit et non se avertit, sed fixit aspectum et hauriebat furias et nesciebat et delectebatur
scelere certaminis et cruenta voluptate inebriabatur.
39. Tertullien, De spectaculis, XV : Ceterum si cessat affectus, nulla est voluptas, et est reus iam ille vanitatis
eo conveniens, ubi nihil consequitur. XXVIII : Philosophi quidam hoc nomen [voluptas] quieti et tranquillitati
dederunt, in ea gaudent, in ea avocantur, in ea etiam gloriantur. Tu mihi metas et scaenam et pulverem et hare-
nam suspiras. XXIX : Haec voluptates, haec spectacula Christianorum sancta perpetua gratuita…
40. Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, op. cit., p. 182. Voir saint Augustin, Confessions,
III, 2, loc. cit. Augustin pointe le paradoxe de cette joie : « Mais puisque tous les hommes naturellement
désirent de se réjouir, comment peuvent-ils aimer ces larmes et cette douleur ? N’est-ce point qu’encore que
l’homme ne prenne pas plaisir à être dans la misère, il prend plaisir néanmoins à être touché de miséricorde ;
et qu’à cause qu’il ne peut être touché de ce mouvement sans en ressentir de la douleur, il arrive, par une
suite nécessaire, qu’il chérit et qu’il aime ces douleurs ? » Le théâtre corrompt notre penchant naturel à la
pitié en le tournant vers de mauvais objets.
41. Jean-François Senault, L’Homme criminel, ou la corruption de la nature par le péché, selon les senti-
ments de Saint Augustin, nouvelle éd. Paris, Le Petit, 1663, p. 701 : « Si nous prenons quelque récréation, ne
perdons point le souvenir de notre malheur, mêlons les larmes avec nos plaisirs, prenons les divertissements
comme les malades prennent les remèdes, que la nécessité qui en doit être la règle, nous serve d’excuse, et ne
donnons de relâche à notre esprit, qu’autant qu’il en est de besoin pour supporter les misères de la vie. »
42. Ibid., p. 558-559 : « L’usage de la volupté est bien plus difficile que celui de la douleur, et l’on trouve
plus de philosophes patients dans les afflictions que modérés dans les plaisirs […] Encore que nous ne
soyons pas stoïques, et que les rêveries de ces superbes philosophes choquent aussi bien la raison que la
vérité, nous ne laissons pas de confesser avec eux, que la tristesse est préférable à la joie, et qu’il est plus utile
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à l’homme de souffrir la douleur, que de goûter la volupté. »
43. Bernard Lamy, Nouvelles Réflexions sur l’art poétique, op. cit., p. 181.
44. Antoine Godeau, Poésies chrétiennes, Paris, Le Petit, 1654, p. 223. Godeau, qui emprunte l’exemple
de Didon à Augustin, pense autant à Virgile qu’à ses nombreuses adaptations scéniques ; grand défenseur de
la tragédie chrétienne, il n’en souligne pas moins les dangers inhérents à la fiction dramatique (tout comme
Lamy).
45. C’est pourquoi Rousseau condamne les pleurs versés sur un objet fictif, à ses yeux doublement
immoraux : ils répondent à une recherche perverse de la douleur et satisfont à bon compte la conscience du
spectateur en lui évitant d’en verser sur des objets réels. « En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons
satisfait à tous les droits de l’humanité » (Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1758,
in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, 1995, p. 23).
46. Sénèque, Lettres à Lucilius, 99, 15.
47. Pline le Jeune, Lettres, VIII, 16 : Est enim quaedam dolendi voluptas, praesertim si in amici sinu defleas,
apud quem lacrimis tuis vel laus sit parata vel venia.
48. Ovide, Tristes, 4, 3, 35-39 : Tu vero tua damna dole, mitissima conjunx, / Tempus et a nostris exige triste
malis, / Fleque meos casus : est quaedam flere voluptas ; Expletur lacrimis egeriturque dolor. « Très douce femme,
pleure ta perte, vis ce temps d’infortune à cause de mes maux, et pleure mes malheurs : il y a un certain plai-
sir à pleurer, car les pleurs vident et soulagent la douleur. »
49. Sur ce point, voir Christian Biet, « La passion des larmes », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 167-
183 ; Id., Racine, Paris, Hachette, 1996.
50. Jacques Peletier, Art poétique, 1555, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. par
Francis Goyet, LGF, coll. « Le Livre de Poche », 1990, p. 300.
51. Hippolyte Jules Pilet de La Mesnardière, Du caractère élégiaque, Paris, Camusat, 1640, p. 9 : « Disons
que l’élégie est une espèce de poème qui est propre aux choses lugubres. Didyme qui l’a définie, l’a destinée à cet
emploi, puisqu’il l’a nommée un air triste, et qui se chante sur la flûte […]. Quand même le mot de thrôos ne
marquerait pas la tristesse, comme il fait chez le prophète, qui appelle de ce nom-là les lamentations
pitoyables, cette seule circonstance d’être chanté sur la flûte, nous ferait assez connaître que ce poème était
fort triste. Qui ne sait que cet instrument accommodé aux sanglots de certaines Officières qu’ils appelaient
praeficas, faisait entendre parmi les Anciens la musique des funérailles ? […] Depuis lors ayant été forcée de
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chanter sans distinction, tantôt les choses lugubres, et tantôt les voluptueuses, elle passa dans l’Italie avec cet
air accommodant qui la rendait indifférente aux déplaisirs et à la joie, et capable d’être employée à deux
mouvements opposés. […] Ce fut alors qu’elle parut au plus ingénieux des poètes avec un visage riant, avec
des cheveux parfumés ; bref en un équipage tout propre à la galanterie, et nullement convenable aux senti-
ments mélancoliques. »
52. Hippolyte Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p. 94.
53. Saint-Evremond, De la tragédie ancienne et moderne, 1672, op. cit., p. 290, cité plus haut.
54. Jean Baptiste Henri Du Trousset de Valincour, Discours prononcé à l’Académie française à la mort de
Monsieur Racine, Paris, J.-B. Coignard, 1699, p. 8.
55. René Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote, op. cit., p. 179.
56. Platon, Philèbe, 47 c-48 a.
57. André Dacier, La Poétique d’Aristote, 1692, p. 215 : « Ce plaisir, c’est celui qui, par l’imitation, naît
de la compassion et de la terreur. Platon a fort bien prouvé dans le Philebus que toutes les passions donnent
aux hommes un certain plaisir, et qu’elles sont toutes mêlées de douleur et de volupté ; mais ce mélange est
différent selon que la nature de ces passions est différente. Celui qui naît de la terreur et de la compassion
n’est pas le même que celui qui vient de la colère et de la vengeance. Platon exprime ce mélange qui doit
naître de la tragédie car […] ils pleurent en riant. »
58. Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Paris, 1670, Flammarion, coll. « G.F. »,
1990, p. 102.
59. Jean Racine, Annotations de l’Iliade, Prose, éd. par Raymond Picard, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de La Pléiade », 1952, p. 747 : « Alors Ménélaus ne voulait plus vivre, d’affliction, et se roulait sur le
sable en pleurant (c’est une façon de parler fort ordinaire à Homère), “après que je fus saoulé de pleurer”.
Ainsi Ménélaus dit au commencement de ce livre […]. C’est une espèce de plaisir de pleurer, et Homère
ne dit jamais autrement, sinon : il pleure à cœur joie ; mais, dit-il, on se saoule bientôt de ce plaisir-là. » Ces
notes sur les poèmes homériques commentent par prédilection les larmes et les scènes pathétiques.
60. Nicolas Boileau, L’Art poétique, 1674, III, v. 1-4 : « Il n’est point de serpent ni de monstre
odieux / Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux / D’un pinceau délicat l’artifice agréable / Du plus
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affreux objet fait un objet aimable. » La formulation en termes d’agrément est très proche de la définition de
la galanterie par Méré.
61. Les Caractères des passions, parus en 1640, sont republiés en 1662 en quatre tomes, dont le dernier
contient un livre entier, « Les caractères des larmes », t. IV, p. 1-106.
62. Descartes, Traité des passions, 1649, art. 94, in Œuvres et lettres, éd. par André Bridoux, Paris, Galli-
mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 740. Descartes souligne la proximité entre les chatouillements
de joie et de tristesse, impressions précédant l’intellection.
63. Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote, op. cit., p. 172-173 : « Mais ce n’est pas assez que la tragé-
die se serve de toutes les aventures les plus touchantes et les plus terribles, que l’histoire lui peut fournir,
pour exciter dans les cœurs les mouvements qu’elle prétend, afin de guérir les esprits de ces vaines frayeurs,
qui peuvent les troubler, et de ces sottes compassions qui peuvent les amollir. Il faut encore, dit ce philo-
sophe, que tout poète mette en usage ces grands objets de terreur et de pitié comme les deux plus puissants
ressorts qu’ait l’art, pour produire le plaisir, que peut donner la tragédie. Et ce plaisir qui est proprement
celui de l’esprit, consiste dans l’agitation de l’âme émue par les passions. La tragédie ne devient agréable au
spectateur, que parce qu’il devient lui-même sensible à tout ce qu’on lui représente, qu’il entre dans tous les
différents sentiments des acteurs, qu’il s’intéresse dans leurs aventures, qu’il craint, qu’il espère, qu’il s’afflige,
et qu’il se réjouit avec eux. Le théâtre est froid et languissant, dès qu’il cesse de produire ces mouvements
dans l’âme de ceux qui y assistent. Mais comme de toutes les passions la crainte et la pitié sont celles qui
font de plus grandes impressions sur le cœur de l’homme, par la disposition naturelle qu’il a à s’épouvanter
et à s’attendrir : Aristote les a choisies entre les autres, pour toucher davantage les esprits, par ces sentiments
tendres qu’elles causent, quand le cœur s’en laisse pénétrer. En effet, dès que l’âme est ébranlée par des
mouvements si naturels et si humains, toutes les impressions qu’elle ressent lui deviennent agréables : son
trouble lui plaît, et ce qu’elle ressent d’émotion, est pour elle une espèce de charme, qui la jette dans une
douce et profonde rêverie, et qui la fait entrer insensiblement dans tous les intérêts qui jouent sur le
théâtre. »
64. Madame du Tencin, Mémoires du comte de Comminges (adapté à la scène), 1735.
65. L’abbé Prévost, Mémoires et aventures d’un homme de qualité, Paris, Martin, 1728, t. II, p. 184-185.
66. L’abbé Du Bos, in Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719, « Avant-propos », Paris,
ENSBA, 1993, p. 1 : « On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible, mais
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il n’en est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble souvent à l’affliction, et
dont les symptômes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. L’art de la poésie et l’art de
la peinture ne sont jamais plus applaudis que lorsqu’ils ont réussi à nous affliger. »
67. Pierre-François Guyot Desfontaines, Jugements sur quelques ouvrages nouveaux, 1744, t. VI, p. 186,
cité par Annie Becq, op. cit., p. 287. Le critique remarque à propos de Mérope que l’impression de plaisir ne
suffit pas à constituer le jugement esthétique ; le sentiment doit renfermer un « raisonnement prompt ».
68. Sur ce point, voir l’article de Christine Noille, art. cit., qui met en perspective Descartes, Du Bos et
Kant.
69. Pour reprendre le titre du livre de George Steiner, La Mort de la tragédie, 1961, trad. Paris, Seuil,
1965, où l’auteur se demande pourquoi la tragédie n’est plus possible hors de l’Athènes de Périclès et de la
France de Louis XIV.
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