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P R O L O G U E

NOUVELLES RECRUES 4I TWVO]M ÅTM L¼PWUUM[ VWQZ[


qui montent dans ces escaliers étroits ressemble à une
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LM TI KPI{VM PQUITIaMVVM 4¼I[KMV[QWV M[\ Za\PUuM
par le seul bruit des pas sur les marches. Les escaliers
sont raides, les genoux montent haut. Neuf marches,
un palier, plus neuf marches supplémentaires, font un
étage. Les pas sont feutrés par un épais tapis rouge
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pour laisser passer deux hommes côte à côte. La cordée
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de temps en temps. Au 6e étage, le premier appuie sur
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bureau où tout le monde se retrouve en sueur est un
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une cage de verre sur laquelle deux lettres marquent le
territoire du mâle dominant des lieux : DG. Une baie
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Distribution de formulaires. À tour de bras. Ici, on
ZMKZ]\M7VZMKZ]\MLM[^QOQTM[8ZW\MK\^QMV\L¼WJ\M-
nir de gros contrats de sécurité pour diverses enseignes
commerciales de la région parisienne. Son besoin en

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très vite répandu dans la « communauté » africaine.
Congolais, Ivoiriens, Maliens, Guinéens, Béninois, Sé-
VuOITIQ[M\KT¼¶QTM`MZKuQLMV\QÅMNIKQTMUMV\TM[VI\QW-
nalités par le seul style vestimentaire. La combinaison
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UWKI[[QV[ \W]RW]Z[ JQMV KQZu[ LM[ +IUMZW]VIQ[# TM[
couleurs improbables des Congolais de Brazza et le
style outrancier des Congolais de Stanley… Dans le
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JW]KPML¼]V)NZQKIQVTM[IKKMV\[Y]MXZMVLTITIVO]M
NZIVtIQ[M [WV\ LM[ UIZY]M]Z[ L¼WZQOQVM I][[Q ÅIJTM[
Y]¼]VKPZWUW[WUMMV\ZWXXW]ZQLMV\QÅMZTMUWV-
golisme ou une tumeur maligne pour diagnostiquer
un cancer. Les Congolais modulent, les Camerounais
chantonnent, les Sénégalais psalmodient, les Ivoiriens
saccadent, les Béninois et les Togolais oscillent, les
Maliens petit-nègrisent…
Chacun sort les quelques papiers demandés pour
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de travailler dans les métiers de la sécurité. Ici, on lui
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fameuse lettre de motivation : « intégrer une équipe
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ambitieux », « mettre en adéquation sa formation et
ses compétences », « veuillez agréer monsieur », « sen-

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*1*

C’est la troisième lune depuis que le soleil a disparu derrière


la ligne d’horizon – et la première fois de ma vie que j’ai si mal
au ventre. Me décoller du corps chaud de ma sœur et de mon frère,
me dégager des peaux qui nous recouvrent, descendre de la plate-
forme de glace.
Sous son dôme, ma famille ressemble à une grosse bête roulée
sur elle-même. D’ordinaire, je respire comme tous du même
grognement de mon père, mais cette nuit une douleur me déchire
et m’extraie. Enfiler un pantalon, des bottes, une veste – me glisser
hors de la maison de neige.
L’air glacé entre dans mes poumons, descend le long de ma
colonne vertébrale, vient apaiser la brûlure de mes entrailles.
Au-dessus de moi, la nuit est claire comme une aurore. La lune
brille comme deux couteaux de femme assemblés, tranchants sur
les bords. Tout autour court un vaste troupeau d’étoiles.
La lumière faible et bleutée qui tombe du ciel révèle sous moi
un liquide sombre et visqueux. J’approche mon nez de la neige :
on dirait que mon ventre délivre du sang et des foies d’oiseaux.
Qu’est-ce encore que cela ?

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*2*

Penchée sur la flaque, je n’ai pas entendu le grondement au loin.


Lorsque je sens la vibration dans mes jambes, il est trop tard :
la banquise est en train de se fendre à quelques pas de moi. L’igloo
est de l’autre côté de la faille, ainsi que le traîneau et les chiens.
Je pourrais crier, mais cela ne servirait à rien.
L’énorme craquement a réveillé mon père, il se tient torse
nu devant l’entrée de notre abri. Portant la main à sa poitrine,
il me lance sa dent d’ours accrochée à un lacet. Il me jette égale-
ment un lourd paquet, au bruit mat. C’est une peau roulée serrée.
Le harpon qui l’accompagnait s’est brisé sous son poids. J’en récu-
père le manche, tandis que l’autre partie s’enfonce dans la soupe
de glace. Disparaissant lentement, la flèche fait un bruit étrange
de poisson qui tète la surface.
La silhouette de ma mère se dresse maintenant au côté de mon
père. Ma sœur et mon frère sortent l’un après l’autre du tunnel
de l’igloo. Nous ne disons rien. Bientôt, la faille se transforme
en chenal, un brouillard s’élève de l’eau sombre. Petit à petit,
ma famille disparaît dans la brume. Le cri de mon père imitant
l’ours me parvient, de plus en plus lointain – jusqu’à s’éteindre tout
à fait. Un silence lugubre envahit mes oreilles et me raidit la nuque.

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