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Ideologie Raciste
Ideologie Raciste
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Introduction
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a) Racisme et agressivité
Tout ceci est exact, en effet, pour autant qu'on définisse le
racisme par l'agressivité et que l'on s'en tienne là. Or si l'agressivité
est fréquemment associée au racisme ce n'est pensons-nous qu'en
un temps second. De surcroît, l'agressivité est une conduite qui
ne se présente nullement dans la seule occurrence de l'étrangeté
sociale. L'agressivité connote souvent le racisme, elle ne le dénote
pas ; elle n'est pas suffisante : toute agressivité n'est pas raciste ;
elle n'est pas nécessaire : le racisme existe avant l'hostilité, dans
un certain type de rapport à l'autre social. En confondant racisme
et agressivité on néglige la spécificité qu'il introduit dans les rap-
ports entre groupes humains et la forme particulière dont il dote
l'usage de la force. Au sein du rapport de force le racisme est un
système symbolique particulier, propre à un certain type de société.
Système de signification dont la caractéristique nodale est l'irré-
versibilité dont il dote la lecture du réel, la cristallisation en essences
des acteurs sociaux et de leurs pratiques (1). L'agressivité en tant
que telle ne renvoie pas à l'essentialisation des signes qui est la
marque propre du racisme. Dans la situation présente (que nous
vivons depuis la première moitié du xixe siècle), l'agressivité tend,
de plus en plus, à rejoindre le racisme, ce qui est sans doute à
l'origine de cette confusion si répandue. Toutefois cette association
n'est nullement obligatoire ; la racisme peut être, et cela lui arrive,
bienveillant et même laudatif. En l'absence de situation immé-
diatement explosive (soit que le rapport de force est trop écrasan
pour le dominé et que nulle possibilité de révolte concrète ne pointe
à l'horizon, soit qu'il approche au contraire de l'équilibre...) le
racisme reste « pur », se bornant à poser l'autre comme d'une essence
différente. Est-il nécessaire de rappeler la fascination qu'exerce
sur l'extrême-droite politique 1' « Autre »... Thibet ou Népal,
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XTie siècle avec la fin du Moyen Age féodal pour certains, il n'est
pour d'autres apparu qu'avec le voyage européen dans le « Nouveau
Monde », ou bien il est considéré comme contemporain des débuts
du capitalisme au xvie siècle, enfin un assez grand nombre de cher-
cheurs en voit l'origine dans la saisie particulière d'autrui que pra-
tiquait le monde méditerranéen antique (1). A des degrés divers
ces datations s'appuient encore sur une certaine identification du
racisme à l'agressivité ; si c'est bien un certain type de rapport à
autrui qui est privilégié dans ces approches, on ne le dissocie
cependant pas de l'agressivité qui en demeure une donnée nécessaire.
D'où le privilège accordé aux périodes conflictuelles d'agressivité
agie ou de formulation doctrinale. Ces divergences d'interprétation
tiennent largement au fait que le caractère idéologique du racisme
n'est pas clairement formulé hypothétiquement.
Le processus de connaissance dans lequel nous sommes engagés
paie un lourd tribut à cette forme idéologique. Les recherches
reprennent comme concept de base une notion qui est le produit
spécifique de l'idéologie raciste elle-même : la notion de race, et
comme champ le lieu même où la théorie raciste a posé le pro-
blème : l'agressivité. L'idéologie, en créant et hypostasiant la
race, créait une métaphysique des rapports d'hétérogénéité sociale
qui est adoptée telle quelle. Au point où nous en sommes dans
les sciences humaines nous commençons cependant à découvrir
que si la race est bien réelle c'est en tant qu'objet symbolique et
non en tant qu'objet concret. La différence est d'importance, on
l'accordera ; elle est encore loin d'être passée dans la pratique
scientifique (2). Pourtant cette différence ouvre la possibilité
d'analyser la signification de la notion de race, et par là une
connaissance de l'idéologie, noyau de la conduite comme de la
théorie, est possible. C'est donc à la notion de race, support de
l'idéologie raciste, que nous porterons attention, tentant de la
décrire dans sa spécificité et de retrouver son origine temporelle.
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a) Les faits
Ces nouveautés sont inscrites dans une société qui se renverse
politiquement et économiquement. Organisation socio-économique
et pratique du pouvoir changent avec une rapidité dont les effets
sont accentués par la brutalité des alternatives monarchiques et
révolutionnaires (en France : 1789, 1792, 1798, 1815, 1830, 1848,
1852...). La classe dirigeante traditionnelle se voit dépossédée
par 1789, pratiquement et symboliquement, du pouvoir politique
au profit d'une classe infiniment plus nombreuse qu'elle-même.
La noblesse qui ne représente que 2 ou 3 % de la population est
remplacée par une fraction du tiers état - la bourgeoisie - ,
qui, après avoir acquis sinon la totalité du moins une partie
importante du pouvoir économique, va désormais disposer du
pouvoir politique. Contrairement au groupe qu'elle remplace,
dont la conscience de former une caste cohérente est élevée, elle
ne se saisit pas comme un groupe institutionnel. A ses propres
yeux « la bourgeoisie est si peu une classe que les portes en sont
ouvertes à tout le monde, pour en sortir comme pour y entrer » (1) ;
elle ne se perçoit donc pas comme telle, mais comme une somme
d'individualités formant une « élite » et parvenant au pouvoir par
ses capacités (2). Le même tiers état va aussi, avec l'industrialisa-
tion croissante, engendrer le prolétariat industriel. Les pauvres
urbains et ruraux vont devenir ces « hommes industriels » dont la
prise de conscience en classe ouvrière se cristallisera au cours du
xixe siècle. Une importante partie de la population passe ainsi
du paysannat à l'industrie, de l'économie de subsistance à l'éco-
nomie salariale, de l'habitat dispersé à l'habitat concentré. En
cent ans ces changements touchent plus du tiers de la population
dont la moitié des ruraux : à la charnière du xvine et du xixe siècle
la population rurale est de 80 %, un siècle après elle n'est plus
que de 41 % (3). On mesure à ces remarques l'importance du chan-
gement économique, écologique et des formes de travail. A ces
changements qui affectent la condition socio-économique des
acteurs sociaux au sein de chaque classe se superpose une trans-
formation de l'économie globale : le développement massif de la
colonisation qui, à partir de 1830, va partager le monde entre les
nations occidentales et transformer une production jusque-là
principalement autochtone en économie coloniale, type d'économie
qui est encore le nôtre (4).
b) Les traits culturels associés
Prise du pouvoir par une classe qui a mis quelques centaines
d'années à sortir du non-être politique par la conquête du pouvoir
(1) Journal des Débais, 17 décembre 1847. Cité par F. Ponteil, in Les
classes bourgeoises et V avènement de la démocratie. Paris, Albin Michel, 1968.
(2) Cf. Noëlle Bisseret, Notion d'aptitude et société de classes, Cahiers
internationaux de Sociologie, vol. LI, 1971.
(3) Chiffres extraits de Jean Fourastié, Le grand espoir du vingtième
siècle, Paris, Gallimard, 1963.
(4) Cf. Pierre Jalée, Le pillage du Tiers Monde, Pans, Maspéro, iyb7.
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A) Le juridisme et le génétisme
(1) La théorie est considérée comme une « opinion ». Quelles que soient
les objections que soulève cette assertion et avec lesquelles nous sommes
en entier accord, sociologiquement elle est exacte. Car elle se joue au niveau
conscient, elle est inégalement partagée selon les groupes sociaux et les
individus. Elle relève d'une sociologie des attitudes ou des doctrines, non
d'une sociologie des idéologies. La théorie répond à la question « Pensez-vous
que... ? » ou « Croyez-vous que... ? » L'idéologie ne pense rien et ne croit rien,
elle pose.
(2) Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950
(souligné par nous).
(3) In Le Guépard, de G. Tomaso di Lampedusa, Paris, Le Seuil, 1958.
(4) Groupe social au demeurant fort différent des groupes qui se retrou-
vent actuellement sous cette désignation, il s'agissait de la noblesse.
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xixe par ext. ou absvt. Groupe naturel d'hommes qui ont des carac-
tères semblables provenant d'un passé commun... ce sens large qui est
assez voisin de celui de lignée est souvent employé et compris au sens 2°
au mépris des données scientifiques.
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xixe siècle, dont Goblot charge ces mots. Ce sang et cette race ne
sont pas les nôtres et c'est en quoi Goblot ne les reconnaît pas au
moment même où il en saisit si justement le sens profond. Lignée
juridique, la race n'est pas encore devenue la réalité génétique
que nous y voyons, le nom importe, non les gènes. Nous n'avons
plus guère les moyens d'imaginer d'une façon sensible un tel sens,
la contamination récurrente du sens moderne nous impose sa force.
Voyons d'ailleurs la transformation qui affecte les termes sang et
noble qui emplissaient le champ sémantique « race » avant le
xixe siècle (1).
Sang. Au xvnie :
Liqueur rouge qui coule dans les veines et les artères de ranimai.
Au figuré, race, extraction.
Au xxe :
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(1) On peut voir ici nettement le rejet des sens forts (sens principal ou
sens originel) aux rubriques secondaires « Spécialement » ou « Par extension ».
Ainsi les sens qui fondent l'usage se trouvent rejetés à la périphérie et on
pourrait croire qu'il en a toujours été ainsi. Ceci est particulièrement frap-
pant dans la définition du terme « race » où le « groupement d'hommes
présentant des caractères communs » est rejeté à « par extension », alors qu'il
s'agit du fondement du sens moderne. La perception de ces groupements
d'hommes a fourni les rudiments de la perspective synchronique qui carac-
térise le racisme moderne. Sur eux s'est fondé l'usage moderne du terme race.
Ainsi le tiers état, le « peuple gaulois » de Thierry, de Guizot ou de Balzac,
les « populations ouvrières et rurales » de Gobineau, les « sémites » des lin-
guistes et de Renan tout comme les « esclaves nègres » (forts différents des
modernes « noirs ») furent les premiers porteurs de l'emblème racial, les
premiers à qui fut attribué le douteux bénéfice d'être d'une race particulière.
Ils le furent non tant à partir des traits physiques, comme on le croit main-
tenant, que des caractères sociaux communs qui les distinguaient des autres
groupes.
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Juif. Au xviiie :
Qui professe le judaïsme. Fig. Homme qui prête à usure, qui vend
trop cher. Il est riche comme un Juif, fort riche. C'est un Juif errant, il
erre sans cesse de côté et d'autre.
Au xxe :
Io Substantif. Nom donné depuis l'Exil (ive siècle av. J.-G.) aux
descendants d'Abraham. V. Hébreu, Israélite. Peuple sémite, monothéiste,
qui vivait en Palestine et dont la dispersion commença vers cette époque
pour s'achever au second siècle. Nom donné à la postérité de ce peuple
répandue dans le monde entier et qui est demeurée généralement fidèle à
la religion et attachée aux traditions judaïques. Fig. Personne âpre au
gain, usurier.
2° Adj. relatif à la communauté des Juifs anciens ou actuels.
(1) Notons d'ailleurs une inversion des sens entre le xvine siècle et notr
époque, d'abord dans le stéréotype : l'Israélite candide est devenu machia
lique, mais surtout dans la double référence religieuse et historique. Autrefo
le sens historique était contenu par le terme Israélite, le terme Juif pren
en charge le sens religieux ; nous sommes actuellement dans une situatio
inverse : Israélite prend le sens religieux laissant à Juif la tonalité historiqu
A cette différence toutefois que les deux portent un sens racial qu'ils n'avaie
pas au xvnie.
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Nègre. Au xvine :
Esclave noir employé aux travaux des colonies. Il le traite comme
un nègre, très durement.
Au xxe :
Se dit dans le langage courant des hommes de race noire et spéciale-
ment des noirs qui appartiennent à la race dite « mélano-africaine ».
Remarque. Le mot nègre ne correspond à aucune classification
scientifique en anthropologie, dans le langage courant de nos jours on
préfère généralement substituer noir à nègre que l'on considère comme
péjoratif. - Type physique des nègres : cheveux crépus, nez camus, épaté,
grosses lèvres. - Nègre blanc ou albinos. Danses, mœurs, musique, religion
des nègres.
Spécialement. Noir employé autrefois dans certains pays chauds
comme esclave.
(1) Pour nous situer dans la logique raciale moderne qui distingue trois
races principales, blanche, jaune et noire (par ordre alphabétique).
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B) Autoréférence et altéro-référence
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Conclusion
elle est pourvue de caractères spécifiques qui sont, on l'a vu, assez
éloignés du champ qu'on assigne ordinairement à la « question du
racisme ».
Le génétisme bien sûr fait partie de ce champ, mais le chan-
gement des objets désignés par le terme « race », la déviation de la
perspective temporelle en étendue, l'inversion du « moi » et de
I' « autre » comme référence du système ne sont généralement pas
associés à cette question. Or, ce sont justement là les traits spéci-
fiques de l'idéologie de la race, c'est-à-dire de la perception de la
race et de sa signification sociologique. Il ne s'agit pas de traits
associés ou facultatifs, mais bien de traits fondamentaux et
discriminatifs.
L'ancienne race, préraciale en quelque sorte et dont on peut
dire en tout cas que son champ idéologique n'est pas le racisme
moderne, se présente comme une notion juridico-institutionnelle,
réservée à un groupe social puissant, dotée d'une perspective
temporelle. De plus, elle désigne pour le groupe dominant sa propre
appartenance, en ce sens on peut la dire narcissique.
La « race » actuelle, idée clef de l'idéologie raciste, désigne des
groupes sociaux très différents de leur prédécesseur dans la place.
Marginaux, minoritaires, opprimés, ils ne disposent pas du pouvoir.
« Entité » biologique massive, la race moderne réunit à travers
l'espace une collection d'éléments indifférenciés. Enfin elle désigne
pour le groupe dominant l'appartenance des « autres ».
C'est sur ce deuxième type de saisie de la race que s'est installée
la théorie raciste. Théorie qui met en valeur, exprime et rationalise
le renversement d'un type de croyance, lui-même enté sur un
renversement politico-social. La théorie se forme durant les
premières décennies du xixe siècle et se cristallise vers les années
1850, au moment même où la royauté disparaît définitivement. Elle
se situe à l'exacte charnière entre les deux topologies sociales.
A l'un de ses flancs l'aristocratisme autoréférentiel, à l'autre le
racisme altéro-référentiel. Avant elle une classe dominante qui ne
voyait littéralement pas les autres, après elle une classe dominante
qui ne se voit littéralement pas.
C'est le moment où la bourgeoisie devient l'élite et s'installe
au pouvoir. Prenant le pouvoir elle reprend les vues élitistes de la
classe dépossédée sans avoir les moyens de celle-ci de les justifier :
nulle pratique ancienne des généalogies ne la garantissait, nulle
caution divine ou royale ne légitimait la situation. Elle a donc
transporté dans le monde du pouvoir le manque d'armes et de
bagages des roturiers dont elle avait été et dont elle ne voulait plus
être. Intermédiaire écartelé entre la noblesse qu'elle n'était pas
encore et le peuple qu'elle n'était plus, noblesse fonctionnelle,
elle crée alors les nouveaux fondements de l'élite qui sont encore
les nôtres. Elite sans quartiers, ni titres, ni maison, elle invente
la capacité, l'aptitude, le mérite...
Encore faut-il qu'elle trouve ses roturiers. Ils sont là, aux
portes. Aux portes de villes où ils entrent, absorbés par l'extension
de l'industrie. Aux portes du pays où ils déposent le tribut des
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(1) Ils n'ont pas quitté, certes, le monde des images conscientes : aucune
classe ne sera aussi fascinée par la noblesse que la bourgeoisie du xixe siècle.
Mais elle est devenue objet de regard, elle a quitté la place de sujet créateur
(ou de producteur d'institutions).
('¿) Ce que Goblot (op. cit.) a souligné en montrant que la bourgeoisie
ne se définit pas à proprement parler, mais qu'elle se distingue.
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C.N.R.S., Paris.
Décembre 1970.
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