Vous êtes sur la page 1sur 29

CARACTÈRES SPÉCIFIQUES DE L'IDÉOLOGIE RACISTE

Author(s): Colette Guillaumin


Source: Cahiers Internationaux de Sociologie , Juillet-décembre 1972, NOUVELLE SÉRIE,
Vol. 53 (Juillet-décembre 1972), pp. 247-274
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40689622

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend
access to Cahiers Internationaux de Sociologie

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
CARACTÈRES SPÉCIFIQUES DE L'IDÉOLOGIE RACISTE

par Colette Guillaumin

Introduction

Le racisme ne peut se réduire ni à la théorie raciste, ni aux


pratiques racistes. Théorie et pratique ne recouvrent pas le champ
total du racisme qui dépasse la conscience et précède les pratiques.
Idéologie, le racisme est inconscient de son sens, opaque.
Ces notes se proposent de mettre en lumière les caractères
propres de l'idéologie raciste contemporaine. On voudrait, après
avoir noté à quoi elle ne se réduit pas (elle ne se définit ni par
l'agressivité, ni par la Stereotypie, ni par la « doctrine » raciste),
cerner quatre caractères qui lui donnent son visage particulier.
Ces caractères se définissent par rapport aux traits anciens qui
guidaient la perception de la race et ne sont compréhensibles que
dans la confrontation.
A) Ainsi la race moderne est une catégorie « génétiste », en
quoi elle se différencie de l'optique ancienne qui était juridique.
B) Elle présente un caractère altéro-référentiel inverse de Vauto-
référence qui orientait l'ancien système. C'est-à-dire que la visée
raciale recouvre maintenant les « autres » après avoir été réservée
à « soi-même ».
B') Corrélativement les groupes sociaux porteurs du signe racial
ne sont plus les mêmes. Autrefois les seules « grandes familles »
nobles étaient relevables du terme race, maintenant ce sont des
groupes sociaux étendus, minoritaires ou marginaux dans leur
rapport au pouvoir, qui se retrouvent ainsi désignés.
C) Enfin la saisie de la race est actuellement soumise à une
saisie spatialisante profondément hétérogène à la perception
ancienne ordonnée au temps. Nous sommes en face d'une organisa-
tion synchronique contraire à l'ancienne diachronie.
L'hypothèse que le racisme puisse être appréhendé en un point
déterminé de l'histoire est très discutée. Et au-delà même d'un
éventuel accord sur la possibilité de le dater, le moment désigné
pour sa naissance prête à controverses. Ceci tient en premier lieu
à l'insuffisance de définition du phénomène lui-même. Conduite
sociale pratique pour certains, il est pour d'autres une doctrine,
les divergences de datation s'ancrent dans ces différences d'appré-
ciation.
Si l'on s'en tient au niveau de la « pratique » raciste, l'hypo-
thèse d'une datation possible est contrebattue par des arguments

- 247 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

si forts qu'ils paraissent irréfutables : son existence immémoriale


serait prouvée par des faits incontestables, bien connus. La cons-
tance historique (ou la fréquence de réapparition) de ceux-ci ne
manque pas en effet d'incliner à conclure au racisme omni-
présent et constant. La longue histoire de l'esclavage, le concept
grec de « peuples barbares », le statut d'étranger dans les sociétés
antiques, les ghettos et le statut des juifs dans les sociétés euro-
péennes et arabes, l'exclusivité si répandue de l'attribution de
la qualité humaine à son groupe propre (national, religieux ou
social) sont des faits. Il en est de même du sentiment de la bizar-
rerie des coutumes étrangères dont on voit peu de cultures exemptes.
Enfin et surtout les antipathies, les rejets, les hostilités, les agres-
sions et les génocides ne sont en rien des phénomènes modernes.
Ce tableau forme, semble-t-il, une preuve de l'éternelle existence
du racisme.

a) Racisme et agressivité
Tout ceci est exact, en effet, pour autant qu'on définisse le
racisme par l'agressivité et que l'on s'en tienne là. Or si l'agressivité
est fréquemment associée au racisme ce n'est pensons-nous qu'en
un temps second. De surcroît, l'agressivité est une conduite qui
ne se présente nullement dans la seule occurrence de l'étrangeté
sociale. L'agressivité connote souvent le racisme, elle ne le dénote
pas ; elle n'est pas suffisante : toute agressivité n'est pas raciste ;
elle n'est pas nécessaire : le racisme existe avant l'hostilité, dans
un certain type de rapport à l'autre social. En confondant racisme
et agressivité on néglige la spécificité qu'il introduit dans les rap-
ports entre groupes humains et la forme particulière dont il dote
l'usage de la force. Au sein du rapport de force le racisme est un
système symbolique particulier, propre à un certain type de société.
Système de signification dont la caractéristique nodale est l'irré-
versibilité dont il dote la lecture du réel, la cristallisation en essences
des acteurs sociaux et de leurs pratiques (1). L'agressivité en tant
que telle ne renvoie pas à l'essentialisation des signes qui est la
marque propre du racisme. Dans la situation présente (que nous
vivons depuis la première moitié du xixe siècle), l'agressivité tend,
de plus en plus, à rejoindre le racisme, ce qui est sans doute à
l'origine de cette confusion si répandue. Toutefois cette association
n'est nullement obligatoire ; la racisme peut être, et cela lui arrive,
bienveillant et même laudatif. En l'absence de situation immé-
diatement explosive (soit que le rapport de force est trop écrasan
pour le dominé et que nulle possibilité de révolte concrète ne pointe
à l'horizon, soit qu'il approche au contraire de l'équilibre...) le
racisme reste « pur », se bornant à poser l'autre comme d'une essence
différente. Est-il nécessaire de rappeler la fascination qu'exerce
sur l'extrême-droite politique 1' « Autre »... Thibet ou Népal,

(1) II ne s'agit nullement d'une irréversibilité concrète : l'inversion du


pouvoir est possible, au moins théoriquement. C'est la symbolique sous-
jacente qui reste immuable.

- 248 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

Judaïsme, Eternel féminin, Islam (1)... les passionnés d'ésotérisme


et d'élan vital, promeneurs du bazar des archétypes et des essences,
fixent leurs regards aveugles sur des emblèmes fantasmatiques.
Phénomène de culture auquel la violence physique vient ou non
s'adjoindre selon la conjoncture : à l'histoire reviendra le pouvoir
révélateur, le retournement de l'ambivalence en agressivité, mais
le système de signification raciste, celui de « l'être naturel », de
la « spécificité biologique », en est le constituant nécessaire.
b) Racisme et Stereotypie
II en est de même pour la Stereotypie, aussi ancienne que
l'agressivité autant qu'on puisse le savoir et qui est considérée
souvent comme une caractéristique spécifique du racisme. On
connaît pourtant son emploi aussi bien envers le groupe propre
que dans la description des groupes professionnels et d'une façon
générale dans toute activité simplificatrice de connaissance. Sans
aucun doute, contrairement à l'agressivité, elle est toujours associée
au racisme, mais elle ne l'est pas uniquement à lui et dans cette
mesure elle ne saurait en rendre compte dans sa spécificité.
c) Racisme et doctrine raciste
Si, selon l'autre optique courante, le racisme est considéré
au niveau de la formulation doctrinale, si l'on désigne par racisme
la théorie de l'inégalité des races, sa datation historique recueille
un large consensus. Historiens, sociologues, anthropologues et
psychosociologues lui reconnaissent pour origine (2) un moment
déterminé de l'histoire occidentale. Entre la fin du xvine siècle et
les premières décennies du xixe se noue l'ensemble théorique de la
doctrine de l'inégalité des races. L'hypothèse est aussi difficile-
ment contestable que celle de l'ancienneté des conduites agressives.
En associant ces deux conceptions du racisme, conduite agressive
et formulation doctrinale, on peut conclure aisément à une ten-
dance immémoriale qui aurait été théorisée durant le xixe siècle
occidental, position qui est en fait celle des sciences humaines
actuellement.
Pourtant c'est négliger le caractère idéologique du racisme.
En tenir compte permet une troisième possibilité de définition de
ce phénomène où seraient mieux cernées ses spécificités. Il s'agit
alors de porter l'analyse là où la conduite n'est encore qu'un
scheme, et où bien en deçà de la théorie explicite qui n'en constitue
que le dernier degré se noue l'organisation perceptive propre à
une culture. Le niveau idéologique regroupe l'ensemble des signi-
fications qui orientent les conduites sociales, soit empiriques, soit
doctrinales. A un tel niveau les désaccords se dévoilent. Né au

(1) On remarquera qu'on n'emploie pas ici de désignations socio-histo-


riques dans la mesure où il s'agit d'un ÊTRE aux yeux de l'idéologie en
cause.

(2) On peut revenir aux remarques de R. Benedict, O. Klineberg,


G. Lévi-Strauss, G. Myrdal, L. Poliakov... pour ne citer que quelques noms.

- 249 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

XTie siècle avec la fin du Moyen Age féodal pour certains, il n'est
pour d'autres apparu qu'avec le voyage européen dans le « Nouveau
Monde », ou bien il est considéré comme contemporain des débuts
du capitalisme au xvie siècle, enfin un assez grand nombre de cher-
cheurs en voit l'origine dans la saisie particulière d'autrui que pra-
tiquait le monde méditerranéen antique (1). A des degrés divers
ces datations s'appuient encore sur une certaine identification du
racisme à l'agressivité ; si c'est bien un certain type de rapport à
autrui qui est privilégié dans ces approches, on ne le dissocie
cependant pas de l'agressivité qui en demeure une donnée nécessaire.
D'où le privilège accordé aux périodes conflictuelles d'agressivité
agie ou de formulation doctrinale. Ces divergences d'interprétation
tiennent largement au fait que le caractère idéologique du racisme
n'est pas clairement formulé hypothétiquement.
Le processus de connaissance dans lequel nous sommes engagés
paie un lourd tribut à cette forme idéologique. Les recherches
reprennent comme concept de base une notion qui est le produit
spécifique de l'idéologie raciste elle-même : la notion de race, et
comme champ le lieu même où la théorie raciste a posé le pro-
blème : l'agressivité. L'idéologie, en créant et hypostasiant la
race, créait une métaphysique des rapports d'hétérogénéité sociale
qui est adoptée telle quelle. Au point où nous en sommes dans
les sciences humaines nous commençons cependant à découvrir
que si la race est bien réelle c'est en tant qu'objet symbolique et
non en tant qu'objet concret. La différence est d'importance, on
l'accordera ; elle est encore loin d'être passée dans la pratique
scientifique (2). Pourtant cette différence ouvre la possibilité
d'analyser la signification de la notion de race, et par là une
connaissance de l'idéologie, noyau de la conduite comme de la
théorie, est possible. C'est donc à la notion de race, support de
l'idéologie raciste, que nous porterons attention, tentant de la
décrire dans sa spécificité et de retrouver son origine temporelle.

Les circonstances historiques de la naissance


de l'idéologie de la race

La notion idéologique de race s'est formée durant le xixe siècle


européen. Ce processus s'insère dans un ensemble particulier dont
un très grand nombre de traits sont des nouveautés et ne peut être
séparé de l'ensemble des productions mentales et sociales propres
à son temps ; le traiter comme un phénomène clos sur soi-même,
séparé des autres productions idéologiques comme de son substrat
social le ramène à un statut de « trait psychologique » qui en occulte
la singularité et en réduit la portée.

(1) Hypothèses avancées par exemple par M. Duchet, M. Reberioux,


in Racisme et société ; P.-J. Simon, in L'école de 1492, Cahiers int. de Soc,
vol. XLVIII, 1970.
(2) Ce qui est passé, en fait, c est l'association des deux. Mais reste
toujours présent le « fait concret », adopté tel quel.

- 250 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

a) Les faits
Ces nouveautés sont inscrites dans une société qui se renverse
politiquement et économiquement. Organisation socio-économique
et pratique du pouvoir changent avec une rapidité dont les effets
sont accentués par la brutalité des alternatives monarchiques et
révolutionnaires (en France : 1789, 1792, 1798, 1815, 1830, 1848,
1852...). La classe dirigeante traditionnelle se voit dépossédée
par 1789, pratiquement et symboliquement, du pouvoir politique
au profit d'une classe infiniment plus nombreuse qu'elle-même.
La noblesse qui ne représente que 2 ou 3 % de la population est
remplacée par une fraction du tiers état - la bourgeoisie - ,
qui, après avoir acquis sinon la totalité du moins une partie
importante du pouvoir économique, va désormais disposer du
pouvoir politique. Contrairement au groupe qu'elle remplace,
dont la conscience de former une caste cohérente est élevée, elle
ne se saisit pas comme un groupe institutionnel. A ses propres
yeux « la bourgeoisie est si peu une classe que les portes en sont
ouvertes à tout le monde, pour en sortir comme pour y entrer » (1) ;
elle ne se perçoit donc pas comme telle, mais comme une somme
d'individualités formant une « élite » et parvenant au pouvoir par
ses capacités (2). Le même tiers état va aussi, avec l'industrialisa-
tion croissante, engendrer le prolétariat industriel. Les pauvres
urbains et ruraux vont devenir ces « hommes industriels » dont la
prise de conscience en classe ouvrière se cristallisera au cours du
xixe siècle. Une importante partie de la population passe ainsi
du paysannat à l'industrie, de l'économie de subsistance à l'éco-
nomie salariale, de l'habitat dispersé à l'habitat concentré. En
cent ans ces changements touchent plus du tiers de la population
dont la moitié des ruraux : à la charnière du xvine et du xixe siècle
la population rurale est de 80 %, un siècle après elle n'est plus
que de 41 % (3). On mesure à ces remarques l'importance du chan-
gement économique, écologique et des formes de travail. A ces
changements qui affectent la condition socio-économique des
acteurs sociaux au sein de chaque classe se superpose une trans-
formation de l'économie globale : le développement massif de la
colonisation qui, à partir de 1830, va partager le monde entre les
nations occidentales et transformer une production jusque-là
principalement autochtone en économie coloniale, type d'économie
qui est encore le nôtre (4).
b) Les traits culturels associés
Prise du pouvoir par une classe qui a mis quelques centaines
d'années à sortir du non-être politique par la conquête du pouvoir

(1) Journal des Débais, 17 décembre 1847. Cité par F. Ponteil, in Les
classes bourgeoises et V avènement de la démocratie. Paris, Albin Michel, 1968.
(2) Cf. Noëlle Bisseret, Notion d'aptitude et société de classes, Cahiers
internationaux de Sociologie, vol. LI, 1971.
(3) Chiffres extraits de Jean Fourastié, Le grand espoir du vingtième
siècle, Paris, Gallimard, 1963.
(4) Cf. Pierre Jalée, Le pillage du Tiers Monde, Pans, Maspéro, iyb7.

- 251 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

économique, naissance de la classe ouvrière, soumission


étrangers portent avec eux V individualisme, V affirmation de
Végalité, le nationalisme au milieu desquels l'idéologie de la race
apparaît. Ces traits idéologiques sont restés les nôtres sans grand
changement. Les nationalismes européens naissent à l'époque révo-
lutionnaire et scellent le désir d'unité populaire (1) ; ils incarnent
une nouvelle conscience de groupe radicalement différente de
l'organisation en « ordres » qui précédait. Ce temps est aussi celui
de l'extension de la sensibilité et de la morale individualiste (2)
qui émiette définitivement l'identité « sociétale » antérieure : le
groupe social perd sa prépondérance referentielle au profit de l'indi-
vidu. Enfin l'aspiration révolutionnaire à l'égalité impose profon-
dément sa marque (3). Le tableau idéologique est nouveau, on ne
peut manquer d'en être frappé à le comparer à celui qui précédait.
Ces caractères idéologiques sont terme à terme accolés au
développement politico-économique. La bourgeoisie prend le
pouvoir : l'égalité en proclame la légitimité, de V Encyclopédie à la
première société révolutionnaire. En même temps, sur les débris
des forteresses communautaires à justification théologique qu'é-
taient les ordres, l'individualisme éclate qui soutient l'ivresse et
l'incertitude d'une bourgeoisie qui se veut collection d'individus.
Fruit d'abord de la réussite économique, l'individualisme devient
alibi de la domination politique lorsque le pouvoir est acquis ;
du libre arbitre protestant à l'économie libérale (ou de la réussite
du plus apte), l'individualisme passe de la revendication à l'enté-
rination des pouvoirs acquis. « Tous les pouvoirs politiques, toutes
les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier
se trouvèrent enfermés et comme entassés dans les limites de cette
seule classe... », disait Tocqueville. Enfin se forme la « nation »,
nom que se donne le « peuple » à lui-même se constituant en quasi-
caste là où il ne l'avait jamais été. Dans un monde où la noblesse,
limitant le monde à ses propres frontières jalousement observées (4),
gouvernait, le peuple qui n'était rien, sans définition propre,
entièrement relatif (sert de... sujet de... juif de...) s'invente soudain,
fixe son territoire, sa langue (5), ses constitutions, ses lois, son

(1) Marc Bloch souligne le caractère populaire des nationalismes dans


La société féodale, Paris, Albin Michel, 1939.
(2) Pour une analyse de 1 individualisme comme phénomène de classe
voir Félix Ponteil, op. cit., et comme concept philosophique son histoire
dans Louis Dumont, The modem conception of the individual, in Contri-
butions to indian sociology. n° VIII, Mouton, 1965.
(3) Diderot s'en est fait le chantre le plus passionné, non seulement à
travers V Encyclopédie dont on connaît l'importance dans ces transformations,
mais dans tous ses écrits politiques, scientifiques ou romanesques.
(4) Attitude au demeurant assimilée abusivement au racisme moderne ;
nous verrons plus loin l'extrême distance du narcissisme nobiliaire à l'idéo-
logie raciste du monde industriel.
(5) Dans Y Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, on voit
en détail la description de la conquête du français, langue commune, à
l'époque révolutionnaire, ainsi que le pouvoir mobilisateur et émotionnel
de cette entreprise. Quelle image d'Epinal frappante que celle de Bougain-
ville passant le concours d'instituteur.

- 252 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

affirmation contre les hiérarques. (Le phénomène se poursuit,


dans les nationalismes du Tiers Monde, contre les hiérarques occi-
dentaux.) Territoire, langue, lois, viennent combler le vide qu'avait
maintenu par la sujétion, l'état de sujet qui, par un paradoxe
linguistique frappant, désigne l'état d'objet.
Enfin la théorie elle-même de l'inégalité des races se cristallise
au milieu du xixe siècle, au moment du triomphe de la bourgeoisie
et de la naissance de la conscience de classe chez les ouvriers (1).
L'essai sur V inégalité des races humaines paraît alors que la Seconde
République, née de 1848, s'effondre cédant la place à l'ordre bona-
partiste (2). Quelques décennies encore et la théorie entrera dans
la pratique sociale et se systématisera au niveau des institutions.
Passage à l'acte qui ne suppose en rien un lien de cause à effet entre
théorie et institutionalisation (3).
c) L'idéologie de la race (ou raciste)
Mais la théorie, mode de perception rationalisé en doctrine,
attire toute l'attention aux dépens de l'idéologie qui l'a engendrée
et on confond trop rapidement deux réalités dont l'une se nourrit
de l'autre mais sans l'épuiser. L'idéologie, plus diffuse, plus étendue
aussi, est le mode d'appréhension du réel partagé par toute une
culture au point d'être omniprésent et dans cette mesure même
inconnu. L'idéologie de la race (racisme) est un univers de signes ;
cette idéologie médiatise la pratique sociale propre à la société
occidentale dans son processus d'industrialisation et de conquête
du politique par une classe qui en était jusque-là exclue. Univers
de signes plus vaste que la cristallisation en « théorie » qu'il sécrète
au cours du xixe siècle.
En effet la théorie se fixe sur les « différences » et les inégalités
humaines, elle affirme la supériorité et l'infériorité des groupes
humains selon une échelle et des critères plus ou moins explicites
selon les auteurs, mais rien de plus. La théorie considère la race
comme un donné irréfutable, pratiquement comme une « donnée
immédiate » de la sensibilité. La race est une évidence et non pas
un outil ou un concept scientifique. Ainsi Y Essai sur V inégalité
ne donne aucune définition de la race, plus encore il ne se soucie
nullement d'établir de quelque façon que ce soit un lien de causalité
entre les phénomènes physiques et les phénomènes sociaux ou mentaux.
Lorsqu'il compare le poids des cerveaux des noirs et des blancs la

(1) Naissance des syndicats et Ire Internationale marquent le milieu


du xixe.
(2) II paraît en 1852, Gobineau a mis trois ans à l'écrire.
(3) G est faire beaucoup de crédit à Gobineau et ses émules cjue de leur
prêter une aussi considérable paternité et de leur attribuer une importance
causale. Survivance d'une conception « elitiste » de l'histoire, si anxieuse de
trouver l'origine d'un événement dans a le » personnage important, politicien,
homme de guerre ou penseur, cette conception néglige l'idéologie qui sous-
tend les mouvements sociaux et où le personnage vient s'insérer avec un
succès qui est la mesure de son adéquation à cette idéologie. Catalyseurs, ils
le furent peut-être, porte-parole d'une idéologie latente certainement, fon-
dateurs rien n'est plus douteux.

- 253 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

signification en est syncrétique : poids du cerveau égal


d'intelligence. Par la suite, dans un souci de surrationalisation,
on déduira a posteriori un lien de causalité entre les faits physiques
et mentaux, au point que ce lien de causalité est maintenant
présenté comme le trait distinctif de la doctrine raciste (1). Or
rien n'est plus éloigné des intentions conscientes de la théorie
dont le seul explicite est le postulat de la hiérarchie (2), l'existence
des races est elle, hypostasiée. Quant à la théorie de la causalité
biophysique elle est absente : seul règne le syncrétisme biophysique.
Ces deux traits, hypostase de la race et syncrétisme biophy-
sique sont les traits centraux de l'idéologie en ce qu'ils sont incons-
cients et vécus dans le naturel, la spontanéité et l'évidence (3).
En d'autres termes, la théorie s'installe sur un terrain déjà prêt
qu'elle ne songe ni à préciser ni à questionner. Elle suppose le
support de l'idéologie, inventeur de la catégorie perceptive « race ».
Le racisme théorique en traitant (en percevant) dès le départ race
et culture comme une identité montre que l'idéologie raciste motive
ses prémisses comme sa démarche. Actuellement encore les luttes
contre le racisme s'insèrent dans ce système lorsqu'elles tentent
des démonstrations telles que « race et culture doivent être disso-
ciées », « la culture ne dépend pas de la race », « la race est mal définie
biologiquement »..., etc., toutes propositions qui reviennent au
syncrétisme par le canal de la dénégation (4).
Inégalité, supériorité, infériorité, dons différents... ne sont en
fait que des considérations secondaires d'une croyance matrice,
inexprimée parce que évidente et imperative : l'activité humaine
est une réalité biophysique. Et cette proposition est une nouveauté
de l'ère industrielle. Nous sommes loin de l'agressivité, et plus
encore d'une simple théorie de la hiérarchie des « races ».
Nous laisserons donc de côté et l'agressivité et la théorie
proprement dite, dans la mesure où non seulement elles ne contien-
nent rien de plus que l'idéologie, mais où elles ne la contiennent
pas toute. Connaissant l'idéologie nous connaîtrons sa rationali-
sation, alors que connaissant la seule rationalisation nous n'aurions
qu'une vue partielle du phénomène. C'est donc le système perceptif
et significatif, l'idéologie, qui au contraire de la théorie est celui

(1) Cf. L Alande et les dictionnaires usuels de la langue française.


(2) Explicite assez imprécis d'ailleurs, cf. C. Guillaumin, Aspects
latents du racisme chez Gobineau, Cahiers int. de Soc, vol. XLII, 1967.
(3) Ceci pose le passionnant problème de l'inconscient en tant que trait
sociologique. Au contraire de l'inconscient individuel cjui ne livre ses objets
qu'au travers de symptômes, c'est-à-dire de transpositions, au niveau social
l'inconscient se livre sous le plus apparent, sans travestissement. La société
livre tels quels ses fantasmes ; les idéologies, tels les rêves non censurés,
disent à la lettre les obsessions et les affirmations magiques des cultures.
(4) L'inconscient sociologique retrouve ici le fonctionnement individuel.
La pratique de la négation constitue une superstructure consciente sans
passage possible dans l'infrastructure inconsciente : celle-ci ignore le mode
logique de la négation. Tout ce qui est dit, que ce soit sous la forme négative
ou positive, est affirmé. Dire « cela n'est pas » équivaut strictement à dire
« cela est ». D'où les surprises amères des luttes antiracistes.

- 254 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

de l'ensemble des tenants de la culture (1), que nous allons tenter


d'éclairer. Et c'est par l'examen de la naissance de l'idéologie de la
race que nous serons fondés à croire qu'il s'agit bien d'un fait
historique et datable.

A) Le juridisme et le génétisme

Le piège est efficace que nous tendent les mots invariants


auxquels nous prêtons sans hésiter l'identité d'un sens au cours de
l'histoire. Au mieux, nous enregistrons les changements tels que
nous les présentent les histoires de la langue tout en hypostasiant
la notion actuelle. On ne mentionne les variations reconnues
qu'autour d'une dénotation supposée stable. Cette situation est
sensible dans le terme « race » dont les sciences humaines, de
l'anthropologie à la psychologie sociale, ont fait et font un si grand
usage. Ce terme est l'épine dorsale de l'idéologie raciste et nous
avons soupçonné son importance en remarquant qu'il passait pour
une telle évidence que la théorie elle-même ne jugeait pas bon de le
définir.
A la fin du siècle dernier, Freud, tourné vers sa propre histoire,
remarquait : « mon origine, ou comme Von commençait à dire, ma
race.., » (2) et notait ainsi la nouveauté d'usage d'un terme qui
pourtant n'était pas neuf. Ce terme n'allait donc pas « de soi » à
l'époque même où son emploi se répandait. Il est en effet d'utili-
sation assez récente ; comme les familles de la bourgeoisie conqué-
rante du xixe siècle, il n'a acquis l'ancienneté que très récemment :
« Votre famille est ancienne ou du moins ne saurait tarder à l'être... »
disait à peu près un personnage de Lampedusa (3). Le mot race,
comme ces familles, est rapidement devenu ancien. De son usage
connu en France depuis le début du xvie siècle, et limité longtemps
à un groupe social déterminé (4), on extrapole la permanence du
signifié sous le signifiant. D'autant plus que l'emploi ancien du
terme, pratiqué dans et par une classe imbue des préjugés d' « héré-
dité », fort susceptible sur la pureté du « sang », paraît Sa prise
directe sur le sens que nous lui accordons maintenant. Or, c'est
une illusion propre à aveugler sur les caractères spécifiques de
la saisie moderne de la race.
Il se produit dans les emplois successifs d'un mot un phéno-

(1) La théorie est considérée comme une « opinion ». Quelles que soient
les objections que soulève cette assertion et avec lesquelles nous sommes
en entier accord, sociologiquement elle est exacte. Car elle se joue au niveau
conscient, elle est inégalement partagée selon les groupes sociaux et les
individus. Elle relève d'une sociologie des attitudes ou des doctrines, non
d'une sociologie des idéologies. La théorie répond à la question « Pensez-vous
que... ? » ou « Croyez-vous que... ? » L'idéologie ne pense rien et ne croit rien,
elle pose.
(2) Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950
(souligné par nous).
(3) In Le Guépard, de G. Tomaso di Lampedusa, Paris, Le Seuil, 1958.
(4) Groupe social au demeurant fort différent des groupes qui se retrou-
vent actuellement sous cette désignation, il s'agissait de la noblesse.

- 255 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

mène comparable à l'homonymie : divergence des signifiés sous le


signifiant commun. Mais cette comparaison n'est valable que
jusqu'à un certain point, car dans la dérive historique l'identité
n'est pas entièrement réductible à l'énoncé verbal, il y a un « reste »,
un minimum du sens qui est constant d'une époque à l'autre.
Minimum de sens à travers quoi se jouent les confusions puisque
trop aisément on le considère comme garant de la totalité du sens
et de sa permanence. Ainsi en est-il de la notion de race. Si le mot
désigne un objet limité et défini, particulier à l'époque d'emploi,
cet objet présente cependant une parenté réelle avec ses prédé-
cesseurs, parenté abstraite qui s'étrécit en squelette de signifi-
cation. Race signifie ainsi « groupe d'hommes cohérent » et rien au-
delà pour ce qui en est de la permanence sémantique (1). Chaque
époque ajoute un certain nombre de connotations, dote le terme
d'un sens spécifique. Chaque époque tend aussi à charger par
récurrence les sens anciens des connotations modernes, masquant
ainsi les évolutions profondes qui affectent les perceptions et la
saisie des réalités sociales. Dans la signification actuelle s'ajoute
au noyau « groupe d'hommes cohérent » un contenu biologique
ou somatique. Ce sens est dominant et entraîne l'entière compréhen-
sion du terme. L'idée biologique est l'actuelle hypostase de la
notion de race et on la suppose, spontanément ou à la réflexion,
constante dans l'emploi et la signification du mot, unifiant à
travers le temps une notion qui se révèle fort hétérogène à un
examen plus attentif. Car cette permanence est illusoire, la colo-
ration biologique du terme est nouvelle, l'emploi ancien de « race »
ne la comporte pas. Divergence de signification lourde de sens
quant à la saisie des groupes humains dans les sociétés indus-
trielles : ce qui passe pour immémorial ne l'est pas.
Pour détecter le changement de signification sous la perma-
nence du terme, le plus banal des instruments est à notre dis-
position, le dictionnaire. Il convient de l'interroger selon certaines
règles.
- »La première de ces règles sera de nous fixer l'obligation de
recourir à des dictionnaires d'époques différentes plutôt que de nous
satisfaire des datations de termes dans un seul ouvrage. On
n'obtient en effet d'un dictionnaire de quelque époque qu'il soit,
que le seul sens contemporain du terme recherché ; en pratique,
si l'ouvrage fournit la date originaire d'un terme, elle correspond
en dernière analyse au mot non à la notion : si le signifiant est daté,
le signifié ne l'est pas (sauf dans le cas d'une rupture de sens).
Le signifié actuel passe pour être le sens principal ; les signifiés
anciens peuvent même être relégués au rôle de signifiés accessoires
ou particuliers lorsqu'ils présentent une certaine discordance avec
le sens moderne, il n'est alors nullement fait mention de la place

(1) On entendra « cohérent » au sens a symboliquement cohérent ». La


notion moderne de race comporte la croyance en une cohésion biologique des
groupes raciaux qui est objectivement fausse, par exemple. C'est la croyance
sociale qui juge de cette cohérence.

- 256 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

centrale qu'ils occupaient dans le passé. Même en cas de sériat


chronologique des sens (la meilleure des hypothèses possibles), i
se produit des débordements et des transferts de connotations
l'époque contemporaine sur les époques antérieures. Du moins
en est-il ainsi de l'ensemble sémantique que réunit autour de lui
le signifiant « race ».
- La seconde règle nous amène à comparer entre elles les défi-
nitions d'époques différentes. Des définitions isolées, aussi signifi-
catives soient-elles d'être « de l'époque », perdraient beaucoup de
leur sens à être étudiées closes sur elles-mêmes; isolées elles sont
totalisantes et nous prennent au piège de leur « sens plein », alors
que confrontées à leurs homologues d'autres époques elles révèlent
les variations de signification, les creux du sens propres à un
moment déterminé, les nouveautés et les particularismes qui
retracent le mouvement et les contenus successifs des idéologies.
- La troisième règle sera de comparer entre eux les éléments du
même champ sémantique, à la même époque, afin de confirmer ou
d'infirmer les suggestions apportées par la comparaison historique.
- La quatrième règle, la plus importante, sera de traiter la
définition d'un terme non pas tellement comme une « réalité »
entièrement contenue et délimitée dans le sens explicite, mais
comme un ensemble de connotations. En effet une définition peut
s'appréhender à deux niveaux, l'un explicite, l'autre implicite (1).
Le premier, apparent, constitue la définition au sens propre, claire
et articulée logiquement et syntactiquement. L'autre, caché,
dans la mesure même de son évidence, est composé de la juxta-
position des termes employés ; la logique et la syntaxe sont ici
évacuées, tout comme la négation, dont on connaît le statut de
production logique, qu'on adopte le point de vue de Russell ou
celui de la psychanalyse (2). Tous les termes employés pour poser
la définition composent un portrait connotatif de celle-ci. C'est ce
portrait connotatif, plus encore que la claire exposition qui le
dissimule, qui fait le sens ; c'est lui qui suit étroitement les idéo-
logies et dénonce leurs variations. L'analyse sémantique ici pra-
tiquée tourne donc délibérément le dos aux productions élaborées,
que ce soit au niveau des discours sociaux (elle néglige la théorie
pour se consacrer à l'idéologie), ou au niveau des définitions arti-
culées (elle choisit les ensembles connotatifs de préférence aux
définitions explicites). Toutefois, ce choix se traduit dans une
optique particulière, non par l'élection d'un terrain différent :
ce sont les mêmes textes qui sont appréhendés selon l'une ou
l'autre visée.
L'analyse sera donc synchronique dans la mesure où elle tiendra
compte de l'ensemble du champ sémantique de la notion étudiée :
le terme « race » sera analysé non pas seul mais accompagné des

(1) Et en fait elle s'appréhende toujours ainsi, la saisie de l'un de ces


niveaux restant pourtant inconsciente.
(2) Cf. Bertrand Russell, ¿Signification et vente, Pans, Flammarion, 1969,
qui classe le « non » comme caractéristique du langage « hiérarchique » opposé
au « langage objet ».

- 257 -

CAHIERS INTERN. DE SOCTOLQGIE 15

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

mots que le sens commun regroupe dans son aire. Elle


chronique dans la comparaison pratiquée entre leurs usages
successifs.
Le champ sémantique de la notion de race est celui même de
l'idéologie raciste, le mot « race » lui-même en est l'épicentre.
A ses côtés figurent ses associés actuels que sont les désignations
des groupes racisés... arabes, israélites, jaunes, juifs, nègres, noirs...
mais aussi ses corollaires anciens comme... sang, noble... Le terme
« hérédité », de son côté, est caractéristique aussi bien de la période
ancienne que de la période actuelle ; comme le mot race lui-même
il est constant, il nous servira de synthèse car il résume le chan-
gement de sens intervenu depuis le xvnie siècle.
L'hypothèse, avancée dans les pages précédentes, de la nais-
sance et du développement de l'idéologie raciste à la période révo-
lutionnaire et durant le xixe siècle, et déjà appuyée sur un travail
antérieur (1), sera soumise à la confrontation d'un dictionnaire de
la fin du xviiie : le Wailly, dictionnaire populaire de l'époque
révolutionnaire (édition de l'an IX), et d'un ouvrage du milieu
du xxe siècle : le Robert dans sa première édition (1953).
Chaque définition sera donnée dans ses termes exacts, en même
temps le discours connotatif sera souligné ; la présentation regrou-
pera ainsi la dénotation et les connotations. Le texte du xvine siècle
sera toujours cité en premier lieu ; on saura que malgré sa brièveté
il est cité exhaustivement. Grâce à cette présentation on pourra
prendre conscience du poids biologique qui pèse sur la saisie
moderne en regard de la « légèreté » du texte ancien dans ce domaine.
Pour se permettre un mauvais jeu de mot, à tout seigneur tout
honneur, commençons par le terme race lui-même, réservé avant la
période révolutionnaire aux grandes familles.
Race. Au xviiie :

Lignée, tous ceux qui viennent d'une même famille.


[Réciproquement si l'on cherche à lignée, on trouve : race.]

Le terme désigne donc strictement la continuité familiale, m


notons-le avec soin, la continuité de la famille et non la continu
génétique qu'aucun terme n'évoque, au contraire des définit
postérieures :
Au xxe (nous apprenons que le terme date du xvie et) :
Io Famille considérée dans la suite des générations.
2° Subdivision de l'espèce, elle-même divisée en sous-races et variétés,
constituée par des individus réunissant des caractères communs héré-
ditaires représentant des variations au sein de Vespèce.
3° En parlant des groupes humains qu'on distingue dans Vespèce
humaine comme les races dans une espèce animale.
1749. Bufîon. Au sens strict chaque groupe ethnique qui se différencie
des autres par un ensemble de caractères physiques héréditaires représen-
tant des variations au sein de Vespèce.

(1) Cf. Colette Guillaumin, L'idéologie raciste. Genèse et langage actuel ,


Paris-La Haye, Mouton, 1972.

- 258 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

xixe par ext. ou absvt. Groupe naturel d'hommes qui ont des carac-
tères semblables provenant d'un passé commun... ce sens large qui est
assez voisin de celui de lignée est souvent employé et compris au sens 2°
au mépris des données scientifiques.

Tous sens qui actuellement nous paraissent parfaitement évi-


dents et sont intégrés dans notre perception du terme. Le mot
génération marque un changement, il est devenu le corollaire de la
définition familiale et y introduit un schéma biophysique (géné-
ration vient de engendrer) en place d'un concept légal, celui de
« lignée ». La continuité charnelle se substitue ainsi à une continuité
juridique.
Espèce héréditaire, espèce animale, caractères physiques héré-
ditaires, espèce, groupe naturel, données scientifiques... ordonnent la
définition actuelle ; nous sommes là au cœur de l'évidence génétiste
propre à la signification moderne. Ensemble puissamment coloré
de physiologie, de nature, où transparaît la foi en une solidarité
physique des êtres. L'épaisseur somatique s'y pare en outre des
prestiges de la science, cette nouvelle métaphysique ; c'est l'époque
où l'on ne croit qu'au tangible : le squelette, le cerveau, le crâne, le
poids, la taille, la peau, réalités toutes nouvellement nées. Elles sont
désormais l'entière vérité des phénomènes humains et entraînent
dans leur sillage leurs aînées frappées d'anémie : la langue, la
religion, les lois, les économies, qui n'en sont que le pâle et vacillant
reflet.
Plus encore, nous y constatons l'emploi du mot héréditaire dont
le sens proprement biologique date de la fin de la première moitié
du xixe siècle comme nous le verrons. Il étend son ombre sur les
usages antérieurs de notions qui ne l'impliquent que maintenant :
pouvons-nous penser « race » sans référence « héréditaire » au sens
physique ? Pourtant cette référence était impensée avant le
xixe siècle, si impensée que, comme le note Goblot :
« Un caractère remarquable de la bourgeoisie française moderne est...
l'importance qu'elle attache à la pureté de la famille. En quoi elle est infi-
niment supérieure à l'aristocratie de l'Ancien Régime. C'est un sujet d'éton-
nement qu'une caste héréditaire, entichée de ses aïeux et qui attribue une
valeur si grande au sang et à la race, ait fait ouvertement si peu de cas de
l'authenticité de la filiation. Dans la société aristocratique des xvne et
xvine siècles l'adultère, tant de la femme que du mari, est monnaie courante
et ne rencontre aucune réprobation. Les écrits de cette époque, et en parti-
culier les mémoires, ne laissent à cet égard aucun doute. La filiation naturelle,
physiologique, n'a aucune importance ; seule compte la filiation conven-
tionnelle et légale : is pater quem nuptiae demonstrante le père est, par défi-
nition juridique, le mari de la mère. En réalité ce n'est ni le sang ni la race
qui ont de la valeur, c'est le nom » (1).

Le sang ni la race n'ont de valeur ? Au contraire. Comment ne


pas ajouter foi à leur importance sans cesse proclamée par la caste
qui s'y définissait. Simplement, sang et race sont synonymes du
« nom » lui-même et vides du contenu biophysique forgé au

(1) Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Paris, Alean, 1930.

- 259 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

xixe siècle, dont Goblot charge ces mots. Ce sang et cette race ne
sont pas les nôtres et c'est en quoi Goblot ne les reconnaît pas au
moment même où il en saisit si justement le sens profond. Lignée
juridique, la race n'est pas encore devenue la réalité génétique
que nous y voyons, le nom importe, non les gènes. Nous n'avons
plus guère les moyens d'imaginer d'une façon sensible un tel sens,
la contamination récurrente du sens moderne nous impose sa force.
Voyons d'ailleurs la transformation qui affecte les termes sang et
noble qui emplissaient le champ sémantique « race » avant le
xixe siècle (1).
Sang. Au xvnie :
Liqueur rouge qui coule dans les veines et les artères de ranimai.
Au figuré, race, extraction.
Au xxe :

Io Physiol. Liquide visqueux, de couleur rouge, d'une odeur fade, etc


2° Spécialt dès 1170. En parlant de sang versé..., etc.
3° Le sang traditionnellement considéré comme porteur des carac-
tères raciaux et héréditaires. V. Hérédité, race... V. Sang-mêlé... V. Consan-
guin, parent. V. Parenté. V. Demi-sang...

La présence de « race » dans les deux définitions ne doit pas


nous induire en erreur. La « race » première manière, dont nous
savons qu'elle est maison ou famille, s'est transformée dans la
version moderne en « caractères raciaux et héréditaires », expri-
mant l'idée toute métaphysique de transmission physique.
Noble. Au xvme :
Qui par sa naissance ou par les lettres du prince est d'un rang au-
dessus du tiers état.
Au xxe :

Qui l'emporte sur les autres êtres ou objets de son espèce.


Io Dans l'ordre des qualités intellectuelles ou morales, des valeurs
humaines en général.
2° Dans l'ordre du comportement ou de l'aspect physique qui
commande le respect, l'admiration par sa distinction, son autorité
naturelle.

Spécialement « qui est élevé au-dessus des roturiers par sa naissance,


par ses charges, ou par la faveur du prince. (Furetière) », et appartient
de ce fait à une classe sociale privilégiée dans l'Etat.

(1) La conception ancienne demeure dans le règne animal. Le terme


« race » s'appliquait aussi au règne animal en suivant le même schéma
hiérarchique que dans les groupes humains : les animaux « de race » passent
pour être les meilleurs (aristos), les a autres » (bâtards et autres de «gouttière»)
sont justement « sans-race ». Nous verrons réapparaître cette saisie dicho-
tomique, mais inversée, dans la suite de cette étude lorsque nous consta-
terons que, dans l'humanité, ce sont désormais les « autres » qui ont une race.
On peut remarquer à ce propos que les pratiques intensives de sélection
raciale des animaux, chiens et tout particulièrement chevaux, datent préci-
sément du xixe siècle. Sociétés hippiques et Jockey-Club naissent à l'époque
de la mode raciale. Jusqu'au xvine siècle les mémorialistes ne semblent pas
particulièrement hypnotisés par cette question. Saint-Simon, par exemple,
ne parle pas à notre connaissance de cette passion des chevaux de race qui
passe pour caractéristique de sa classe et dont Balzac, Stendhal et jusqu'à
Proust ne manqueront pas de doter leurs héros élégants.

- 260 -

This content downloaded from


82.8.3ffff:ffff:ffff:ffff on Thu, 01 Jan 1976 12:34:56 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

Actuellement la définition « spéciale » reprend terme à terme la


définition ancienne du Dictionnaire de Furetière (1), tout à fait
identique à celle de Wailly comme on peut en juger et qui est socio-
logique. On y voit fort bien au surplus le mécanisme par lequel la
noblesse, à l'inverse des races modernes, est faite (les lettres du
prince ou les charges). Nul appel dans tout cela à quelque vertu
sui generis, alors que maintenant êtres, espèce, physique, naturelle...,
introduisent la coloration biophysique. Non d'ailleurs sans une
certaine timidité que nous ne retrouverons dans aucune autre
définition et qui est peut-être le reflet d'un prestige mal éteint
qu'on ose associer en un voisinage vulgaire avec les prolétaires
races modernes. Voir, avec nos yeux, dans les conceptions de la
noblesse et les idées de son temps un système de pensée raciste,
interpréter la religion du « sang », de la lignée, de la « race » dans
un tel sens est donc pour le moins aventuré en l'absence de toute
référence à ce qui fonde notre actuelle conception de ces phéno-
mènes : la saisie biophysique des faits humains sociaux et mentaux.
Rien alors n'y ressemble, et l'extrême susceptibilité de la noblesse
sur sa propre continuité est entièrement juridique. On connaît le
snobisme de Saint-Simon, et sa passion des Bourbons légitimes ;
de quelle fureur n'a-t-il pas poursuivi les bâtards royaux sur leur
rang. Mais parlant de la branche Gondé dans sa légitime filiation,
il emploie un ton assez propre à surprendre les modernes :
« Meile de Gondé mourut à Paris, le 24 octobre, d'une longue maladie de
poitrine, qui la consuma moins que les chagrins et les tourments qu'elle
essuya sans cesse de Monsieur le Prince, dont les caprices continuels étoient
le fléau de tous ceux sur qui il les pouvoit exercer, et qui rendirent cette
princesse inconsolable de ce que deux doigts de taille avoient fait préférer sa
cadette pour épouser M. du Maine et sortir de sous ce cruel joug. Tous les
enfants de Monsieur le Prince étoient presque nains excepté Mme la prin-
cesse de Conti, l'aînée de ses filles, quoique petite. Monsieur le Prince et
Madame la Princesse étoient petits, mais d'une petitesse ordinaire, et
Monsieur le Prince le héros, qui étoit grand, disoit plaisamment que, si sa
race alloit toujours ainsi en diminuant, elle viendroit à rien. On en attribuoit
la cause à un nain que Madame la Princesse avoit eu longtemps chez elle,
et il étoit vrai qu'outre toute la taille et l'encolure, Monsieur le Duc et

(1) On peut voir ici nettement le rejet des sens forts (sens principal ou
sens originel) aux rubriques secondaires « Spécialement » ou « Par extension ».
Ainsi les sens qui fondent l'usage se trouvent rejetés à la périphérie et on
pourrait croire qu'il en a toujours été ainsi. Ceci est particulièrement frap-
pant dans la définition du terme « race » où le « groupement d'hommes
présentant des caractères communs » est rejeté à « par extension », alors qu'il
s'agit du fondement du sens moderne. La perception de ces groupements
d'hommes a fourni les rudiments de la perspective synchronique qui carac-
térise le racisme moderne. Sur eux s'est fondé l'usage moderne du terme race.
Ainsi le tiers état, le « peuple gaulois » de Thierry, de Guizot ou de Balzac,
les « populations ouvrières et rurales » de Gobineau, les « sémites » des lin-
guistes et de Renan tout comme les « esclaves nègres » (forts différents des
modernes « noirs ») furent les premiers porteurs de l'emblème racial, les
premiers à qui fut attribué le douteux bénéfice d'être d'une race particulière.
Ils le furent non tant à partir des traits physiques, comme on le croit main-
tenant, que des caractères sociaux communs qui les distinguaient des autres
groupes.

- 261 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

Madame de Vendôme en avoient tout le visage. Celui de Melle de Conde


étoit beau, et son âme encore plus belle : beaucoup d'esprit, de sens, de
raison, de douceur, et une piété qui la soutenoit dans sa plus que très triste
vie. Aussi fut-elle vraiment regrettée de tout ce qui la connoissoit » (1).

Lignée, sang, noble, tel est le champ sémantique réuni sous la


notion de race jusqu'au xixe siècle. Les objets sociaux impliqués
dans ce champ ont alors changé, et pour évaluer la rupture des
significations entre l'univers ancien et le nôtre il faut en venir à
ceux qui ont pris la relève du groupe social noble comme porteurs
de la signification raciale, à ceux dont, désormais, l'emblème social
est la race.
On songe peu à remarquer ce changement : au sein du vocable
« race », noblesse, sang, lignée, maison, ont été remplacés par
arabe, jaune, juif, israélite, nègre, noir... Autrefois les seuls nobles,
maintenant les seuls racisés, groupes aux antipodes les uns des
autres pour ce qui est du pouvoir aussi bien économique que poli-
tique : « race » qui désignait un groupe institutionnel de pouvoir,
recouvre désormais des catégories qui n'ont rien à voir ni avec
l'exercice du pouvoir, ni avec une définition juridique.
Nous allons suivre l'émergence de la signification raciste du
champ sémantique moderne par la comparaison entre les anciennes
saisies et les nôtres. Car si ces mots ne faisaient pas autrefois partie
d'un champ de signification qui était éminemment elitiste, ils n'en
existaient pas moins.
Arabe. Au xviii« :
Qui est d'Arabie ; figuré, homme qui exige son dû avec une extrême
dureté. - La langue des Arabes. Adj. La langue arabe. - Les chiffres
arabes, nos chiffres ordinaires pris des Arabes.
Au xxe :

Qui est originaire de l'Arabie. Le peuple arabe. Cheval arabe (V.


Nedji). Lévrier arabe (V. Sloughi).
Subst. Les Arabes, peuple sémitique, et par extension les populations
indigènes islamisées du Maghreb. V. Barbaresque, Bédouin (Arabe du
désert), Maure (ou More), Sarrasin. L'Arabe donne au chrétien le nom
de roumi. - Relatif aux Arabes.

Notons d'emblée que l'emploi d'un stéréotype, ici « homme qui


exige son dû avec une extrême dureté », ne nous donne aucune
indication sur ce qui nous importe. Nous en trouverons dans d'autre
définitions, et éventuellement on pourra faire à leur propos quelques
remarques, mais la Stereotypie est un aspect marginal du racisme,
et ne lui est pas spécifique. Dans le cas précis bornons-nous à
constater que ce trait de dureté économique associé à la qualité
d'Arabe semble avoir disparu de nos jours.
Dans la définition ancienne du terme les références sont :
a) Géographiques (qui est d'Arabie)... ;

(1) Ce passage forme un paragraphe complet dans Saint-Simon, la


remarque sur la paternité des enfants de Monsieur le Prince est incluse
sans rupture dans les commentaires sur le caractère de Mlle de Condé, sans
mise en valeur particulière. Mémoires, Ed. Pléiade, t. I, p. 768.

- 262 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

b) Culturelles (la langue et les chiffres)... nulle notation bio-


physique.

Par contre, la définition actuelle nous introduit dans le géné-


tisme (qui est originaire...), s'enveloppe d'associations animales :
cheval arabe, lévrier arabe, qui sont en contiguïté directe avec
« peuple arabe ». C'est la seule définition où l'association-contiguïté
avec les animaux se produise, le poids sous-jacent de l'hypostase
corporelle dispose d'autres voies que nous verrons. Le vocabulaire
racial suit avec sémitique ; on pourrait objecter avec quelque
apparence de raison qu'il s'agit d'un terme linguistique et non du
terme racial ; il n'en est rien puisqu'il eut suffi de préciser « à
langue sémitique » pour éviter tout malentendu. Le même dic-
tionnaire emploie d'ailleurs dans d'autres définitions le terme
« sémitique » dans un sens explicitement racial. Au surplus, le
sens d'un terme à une époque totalise, qu'on le veuille ou non,
tous ses sens, c'est le cas ici comme partout ailleurs. Enfin indigènes
renforce la coloration.
Pour un groupe, maintenant considéré comme l'une des trois
« races fondamentales », nous avons :
Jaune. Au xvine :

Couleur d'or, de citron, de safran, d'œuf, partie de l'œuf qui est en


boule jaune.
Adj. qui est de couleur jaune.
Au xxe :

Io Une des sept couleurs fondamentales du spectre solaire.


2° Objet de couleur jaune.
3° Individu de race jaune.
4° Ouvrier qui refuse de prendre part à une grève.

Il y a là un fait brut, bien en deçà des divergences de signifi-


cation et de connotations : avant le xxe siècle « jaune » ne désigne
aucun groupe humain ; ceux qui, au moment où l'Occident sera
saisi de la rage de la désignation somatique, se verront dotés de la
couleur jaune n'avaient apparemment pas de teinte particulière
avant que l'Europe ne découvrît la nécessité d'ordonner les
humains selon le spectre solaire. Maintenant, le terme « race »
leur est appliqué, sans que d'ailleurs nul ne songe à protester
pour reconstitution de caste dissoute.
C'est peut-être l'évolution de cette désignation, la plus abrupte
et la plus claire, qui donne la meilleure image du changement
intervenu. Nous y voyons la création d'une signification tota-
lement nouvelle sous un mot ancien, et la cristallisation de cette
nouvelle réalité sous la notion de race. Après cette synthèse par-
faite et elliptique en une seule définition, nous aborderons deux
termes qui semblent à l'opposé. L'ancienneté de leur usage et
du groupe social qu'ils désignent appuie ceux qui pensent voir
dans la notion de « race » une notion « éternelle » ou du moins fort
ancienne. A travers leur ancienneté même, pourtant, ils montrent
l'inconsistance de cette croyance.

- 263 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

Juif. Au xviiie :
Qui professe le judaïsme. Fig. Homme qui prête à usure, qui vend
trop cher. Il est riche comme un Juif, fort riche. C'est un Juif errant, il
erre sans cesse de côté et d'autre.
Au xxe :
Io Substantif. Nom donné depuis l'Exil (ive siècle av. J.-G.) aux
descendants d'Abraham. V. Hébreu, Israélite. Peuple sémite, monothéiste,
qui vivait en Palestine et dont la dispersion commença vers cette époque
pour s'achever au second siècle. Nom donné à la postérité de ce peuple
répandue dans le monde entier et qui est demeurée généralement fidèle à
la religion et attachée aux traditions judaïques. Fig. Personne âpre au
gain, usurier.
2° Adj. relatif à la communauté des Juifs anciens ou actuels.

Une fois encore, et non certes la dernière, nous trouvons dans


la définition ancienne une référence de type socio-culturel, ici
le rapport à la religion : « Qui professe le judaïsme. » Nous pouvons
remarquer en passant la croyance, bien disparue, au choix de
l'appartenance ; celle-ci est considérée maintenant comme bio-
logique. Des stéréotypes certes dans cette définition, mais nulle
saisie génétiste, au contraire de l'actuelle où le texte reprend cette
obsédante basse de la culture occidentale : descendants, sémite,
postérité, à quoi s'ajoute ici un racisme parfaitement cohérent,
celui de la continuité génétique, de l'essentialisation d'un groupe
religieux en monolithe génétique qui se reproduit tel quel dans le
cours du temps comme de l'espace : « nom donné depuis l'Exil »,
« qui vivait en Palestine et dont la dispersion commença vers cette
époque pour s'achever... postérité... demeurée... ». Les variations de
Israélite confirment largement ces remarques.
Israélite. Au xvme :
Ancien peuple, les Hébreux. C'est un bon Israélite, un homme sim
et plein de candeur.
Au xxe :

(xviii6 siècle de Israël). Descendant d'Israël, celui, celle qui appartien


à la communauté, à la religion juive. V. Hébreu, Juif.

Là encore la définition génétiste moderne s'oppose à la défi-


nition historique, le « descendant » à 1' « ancien peuple » (1).
Antérieurement au xixe siècle, les systèmes d'appréhension de
l'humain étaient « phénoménologiques », qu'ils soient sociaux (p
ses charges ou par les lettres du prince), religieux (qui professe
religion) ou historiques (ancien peuple), maintenant ils sont gén
tistes. Le terme « nègre » nous le confirmera.

(1) Notons d'ailleurs une inversion des sens entre le xvine siècle et notr
époque, d'abord dans le stéréotype : l'Israélite candide est devenu machia
lique, mais surtout dans la double référence religieuse et historique. Autrefo
le sens historique était contenu par le terme Israélite, le terme Juif pren
en charge le sens religieux ; nous sommes actuellement dans une situatio
inverse : Israélite prend le sens religieux laissant à Juif la tonalité historiqu
A cette différence toutefois que les deux portent un sens racial qu'ils n'avaie
pas au xvnie.

- 264 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

Nègre. Au xvine :
Esclave noir employé aux travaux des colonies. Il le traite comme
un nègre, très durement.
Au xxe :
Se dit dans le langage courant des hommes de race noire et spéciale-
ment des noirs qui appartiennent à la race dite « mélano-africaine ».
Remarque. Le mot nègre ne correspond à aucune classification
scientifique en anthropologie, dans le langage courant de nos jours on
préfère généralement substituer noir à nègre que l'on considère comme
péjoratif. - Type physique des nègres : cheveux crépus, nez camus, épaté,
grosses lèvres. - Nègre blanc ou albinos. Danses, mœurs, musique, religion
des nègres.
Spécialement. Noir employé autrefois dans certains pays chauds
comme esclave.

Dans la définition du xvnie siècle, il y a mention d'un trait


physique « noir », ceci est d'autant plus intéressant que c'est la
seule fois que nous rencontrons un tel trait dans une définition
ancienne. La signification et la fonction de cette précision pig-
mentaire sont importants. Ce mot, au xvine siècle est le qualifi-
catif, non le déterminant de l'exposé. Le déterminant est le mot
« esclave » qui est une désignation socio-historique, le mot noir vient
le qualifier en second lieu. La fonction de « noir » dans l'exposé
moderne est par contre déterminante puisqu'elle en est la réfé-
rence, être nègre ce n'est plus être esclave c'est être noir : celui
qui était un « Esclave noir employé... » au xvine siècle serait
maintenant un « Noir employé... comme esclave ». La boucle est
bouclée, désormais le racial domine le social. Reste un malaise
cependant, car pourquoi s'interroger sur le mot « nègre » qui « ne
correspond à aucune classification scientifique en anthropologie »
sinon parce qu'on a définitivement oublié qu'il s'agit d'un terme
social ?
Dans la définition actuelle, les termes anatomo-biologiques
abondent sans que d'ailleurs on comprenne très bien la logique
(on en comprend fort bien la fantasmatique) d'un tel déluge de
caractéristiques physiques alors qu'elles sont totalement absentes des
antonymes « blanc » ou «jaune »... (1). Enfin le sens présenté comme
spécial est, nous l'avons déjà remarqué dans d'autres cas, le sens
original (en l'occurrence le sens socio-historique : l'esclavage).
Le terme noir lui-même évolue de la façon suivante :
Noir. Au xvine :
La couleur noire. - Voir tout en noir, sous un aspect sinistre. -
Passer du blanc au noir, d'une extrémité à l'autre. - Faire, broyer du
noir, se livrer à des réflexions tristes. - Nègre par opposition à blanc.
Au xxe :
Io Couleur noire...
2° L'obscurité, les ténèbres, la nuit...
3° Matière colorante noire...

(1) Pour nous situer dans la logique raciale moderne qui distingue trois
races principales, blanche, jaune et noire (par ordre alphabétique).

- 265 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

4° Le noir symbole de la mélancolie, du pessimisme...


5° Partie noire d'une chose...
6° Note à corps noir et à queue simple...
7° xviie. Homme et femme de race noire. V. Nègre. Spécialement,
esclave noir, domestique noir.

Dans la définition du xvme siècle les couleurs sont envisagées


comme un système de rapport, ce qu'indique « par opposition à »;
le noir y figure comme une qualité comparative : « nègre par
opposition à blanc » (on retrouve ici la force de la désignation sociale
de nègre puisqu'il est nécessaire de préciser qu'il peut avoir le sens :
« noir »). Inversement, la définition de « blanc » contient la remarque
symétrique : « homme qui a le teint blanc par opposition aux
nègres » ; ceci a complètement disparu des définitions actuelles
qui sont totalisantes, qui posent des réalités en soi, closes sur elles-
mêmes, absolues : « homme, femme de race noire » et d'autre part
« un blanc, une blanche : un homme, une femme de race blanche ».
De plus la définition actuelle emploie le mot « race », absent au
xvine siècle comme toujours. Nous avons donc deux shémas
descriptifs distincts,
- celui du xvine, relationnel : couleur X « par opposition à »
couleur Z ; absence du terme « race » ;
- celui du xxe, non relationnel : race X..., ou... race Z ; emploi
du terme « race ».

Actuellement la systématique perceptive est à la fois génétiste


et absolue, systématique dont on peut dire avec certitude qu'elle
suit un procès historique puisque, absente avant le xixe siècle,
elle est constante maintenant ; toujours absente autrefois, toujours
présente actuellement. Il est assez rare de constater pareille
régularité dans les expressions idéologiques. La cohérence qui
existe dans l'emploi des termes à une époque donnée, la coupure
qu'elle dénonce à toute comparaison n'est en rien limitée aux seuls
race et « races ». Lignée, nature, généalogie, qui sont à la périphérie,
répondent rigoureusement à la même analyse, mais outre qu'ils
s'éloignent des objectifs de cette note les accumulations sont
fastidieuses.
Toutefois, un terme important va nous permettre de regrouper
les remarques qui ont précédé et de contrôler leur validité ; c'est au
nerf de la guerre que nous nous arrêterons enfin, au mot qui est la
clef de la pensée génétiste, hérédité.
Hérédité. Au xvme :
Droit de succession, bien qu'un homme laisse en mourant.
Au xxe :
Io L'ensemble des biens qu'une personne laisse en mourant.
2° Qualité d'héritier ; droit de recueillir une succession.
3° Caractère héréditaire ; transmission par voie de succession.
Biol. 1842. Mozin. Transmission des caractères d'un être vivant à ses
descendants. Hérédité spécifique, raciale : transmission rigoureuse des
caractères spécifiques, raciaux, par laquelle deux individus ou un individu
hermaphrodite, d'une espèce, d'une race donnée ne peuvent engendrer

- 266 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

que des individus de la même espèce, de la même race. Dans le langage


courant l'ensemble des caractères, des dispositions, des aptitudes, etc.,
que l'on hérite de ses parents, de ses aïeux, le « patrimoine héréditaire ».
Réserves obscures de V hérédité. Une lourde hérédité, une hérédité chargée,
un patrimoine héréditaire comportant des tares physiques et mentales.
Par ext. Caractères que l'on retrouve à chaque génération dans certains
milieux géographiques, sociaux... avec autant de constance que s'ils
étaient héréditaires... hérédité provinciale, paysanne, étrangère.

« Etre vivant, descendants, raciale, hermaphrodite, engendrer,


espèce, race, aptitudes, aïeux, patrimoine héréditaire, réserves obscures
de V hérédité... », nous sommes bien loin, en pleine magie de la
nature charnelle, de la modeste hérédité du siècle des lumières.
Le « bien qu'un homme laisse en mourant » s'est gonflé d'un sens,
devenu d'ailleurs menaçant : « réserves obscures de Vhérédité, lourde
hérédité, hérédité chargée, tares physiques et mentales... » peignent
un assez curieux tableau des ramifications sinistres du terme ;
et on y voit avec évidence que ce sont bien les « autres » qui sont
une « race », un aussi riant aperçu n'a rien de narcissique !
Au fil de ces exemples on a vu le chemin parcouru. Que le sens
moderne ait effectivement pris appui sur l'ancien on ne voit guère
comment on pourrait le nier puisqu'il n'y a pas eu création de termes.
Mais il y a eu naissance de sens sous les désignations anciennes.
Ce processus s'est d'ailleurs produit sous le parrainage des sciences
naturelles ; peu créatrices de termes au contraire de la langue popu-
laire qui ne répugne pas aux mots fabriqués, elles dotent plutôt
les anciens vocables de sens nouveaux. Tel est le cas ici, puisque
ces termes sont le fruit d'un effort des sciences naturelles à redé-
crire le monde ; ce vocabulaire, neuf par le sens, a eu la fortune que
l'on sait. Il a gagné rapidement les sciences humaines orientées
dès lors sur la saisie physique des mécanismes humains. Tout cela
est d'autant plus évident qu'il ne s'agit nullement de la variation
d'un terme unique, mais de la dérive d'un ensemble de termes
couvrant un champ sémantique spécifique. Ce corps de vocables
se démarque nettement de ses homonymes anciens, sans exception,
et montre ainsi la nouveauté de l'idéologie somato-biologique et,
a contrario, son absence sous les désignations anciennes.

B) Autoréférence et altéro-référence

a) Changement du groupe signifié


Le système race n'a pas vu comme seul changement la modifi-
cation interne de signification que nous venons d'analyser. Non
seulement le sens descriptif du mot, qu'il soit religieux, historique
ou social, a viré à une signification de nature, baignée d'une aura
biologisante, mais encore le champ d'application du terme a
changé. Ainsi s'ajoute à un changement de signification un chan-
gement d'objet. On a d'ailleurs noté au cours de l'analyse du
champ sémantique du terme race, qu'il s'était étendu de la noblesse

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

vers les groupes somatiques créés au xixe siècle. La no


disparu de la scène socio-politique il n'y a pas de groupe qui
présente une continuité dans le port de l'emblème « race ».
b) Changement de la topologie referentielle
Ce ne sont plus les mêmes groupes mais il y a toujours des
groupes qui le portent. Dans toute situation qui privilégie le
symbole race en lui assignant un rôle référentiel, qu'il s'agisse
de l'ancien système phénoménologiste ou du nouveau système
naturaliste, deux termes sont en présence le Moi et l'Autre (1).
Selon que nous sommes dans l'ancien ou le nouveau système, c'est
l'un ou l'autre de ces termes sociaux qui se trouve investi du
caractère racial. Si la race constitue la référence, elle n'en occupe
pas pour autant la même place : elle peut être auto- ou altéro-
référentielle.
Le système ordonné au Moi, ou système autor éférentiel, est
historiquement le premier pratiqué ; contemporain de la préémi-
nence de la noblesse, le champ symbolique race y est spécifique
de celle-ci. Le système gravite autour du Moi social : l'ensemble
des rapports sociaux entre les groupes est gouverné par la défi-
nition que donne de soi-même celui qui dispose institutionnelle-
ment du pouvoir. Ce dernier a les yeux fixés sur sa propre existence
qui règle, à ses propres yeux comme en réalité, le cursus et la
symbolique sociale. Il serait peut-être légitime d'y voir une forme
d'ethnocentrisme, en ce sens que l'intérêt est capitalisé par les
caractéristiques propres du groupe dominant. L'aristocratisme
pourtant n'est pas encore un racisme puisque, contrairement à
celui-ci, il ne contient pas de croyance de « nature ».
Le racisme altéro-référentiel est ordonné à l'Autre, il naît sem-
ble-t-il dans les seules sociétés égalitaires. Le Moi n'y surgit pas
à la conscience, phénomène d'occultation qui est le trait fonda-
mental du système : il n'y a pas de définition du groupe propre,
celui-ci reste en dehors du champ et ne se présente jamais comme
la référence. Ceci apparaît nettement au travers des emplois
quotidiens de désignation des groupes. Ainsi, la société française
actuelle désigne les Juifs mais nullement les chrétiens ; les Noirs
mais nullement les Blancs... Etre Blanc, chrétien..., etc. « va de
soi ». Trait si profondément inscrit dans l'univers social qu'il plie
le matériel verbal à son sens. De ce témoignage : chrétien et Blanc
demeurent des qualificatifs à côté de Noir, Juif, Jaune... devenus
substantifs, que peut-on conclure sinon que les dominants échap-
pent à la substantiflcation où sont enfermés les « autres » ?
Plus encore, les violences du rapport entre les groupes sont,
toujours, recouvertes du nom de l'autre. On connaît bien sûr la
logique singulière qui produit des expressions comme « problème
noir » ou « question juive », elle se poursuit plus loin qu'on ne le note
habituellement, puisque toutes les situations de contact (si l'on

(1) Moi et autre sont évidemment les désignations de groupes sociaux


et non d'individus dans le cas qui nous occupe.

- 268 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

peut oser un tel euphémisme) sont nommées du nom de l'autre :


esclavagisme, antisémitisme ; xénophobie... Inversement ces mots
ne comportent pas d'antonymes : christianophilie, maîtrisme ou
patronalisme, autochtonophilie n'existent évidemment pas et
leur absence confirme l'unilatéralité du rapport. Quel que soit le
sens où l'on aborde le phénomène, l'autre seul est présent à la
conscience et constitue la référence explicite des situations perçues.
Le discours social ne se pratique plus à partir du Moi dominant mais
vers l'Autre dominé. La race n'y est plus associée au pouvoir,
mais à l'absence de pouvoir. Alors que dans les sociétés autoréfé-
rentielles la « différence » est assumée par le groupe dominant pour
son propre compte, dans les sociétés altéro-référentielles c'est
l'Autre (chacun des groupes dominés) qui se retrouve différent ;
et sous la différence, il se retrouve régulateur du discours social
et non producteur ; régulateur privé de pouvoir il est réduit à
l'état d'objet.
Le groupe sujet, qui dispose du pouvoir, affirme dans le système
autoréférentiel « Nous sommes particuliers... » ; dans le système
altéro-référentiel il pose au contraire « Les Autres sont parti-
culiers... ». Et, facteur constant, la race est le signifiant de la
différence perçue.
La forme la plus pure du racisme altéro-référentiel est proba-
blement celle que nous connaissons actuellement en France, tout
comme l'aristocratisme antérévolutionnaire représente l'auto-
référence la plus caractérisée. Mais on rencontre de larges traces
d'autoréférence dans les formes composites du racisme moderne.
Tel est le cas de l'aryanisme des nazis, du caucasisme américain,
des celtisme et latinisme de l'extrême-droite française. Toutefois,
les formes modernes de l'autoréférence sont désormais biologi-
santes et, surtout, elles présentent la caractéristique capitale de
n'être autoréférentielles que secondairement : elles sont princi-
palement et centralement altéro-référentielles. La fixation à
l'autre y demeure prépondérante. L'antisémitisme nazi dirige les
conduites plus encore que l'aryanisme ; la négrophobie l'emporte
largement sur le caucasisme aux Etats-Unis.
Il est hautement probable que les situations les plus graves
sont celles où les deux systèmes sont associés. Ils forment ensemble
une structure d'une rigidité explosive, structure d'autant plus
rigide que l'importance des deux références est plus comparable.
Tel le cas nazi, où la clôture des deux groupes sur eux-mêmes
(la loi réglait les appartenances aryennes comme juives), était
sensiblement égale...
Le racisme actuel en France représente donc le type achevé
de l'altéro-référence : il ne connaît que les autres sans se recon-
naître. A la limite, il est absence totale de saisie et de définition du
groupe propre. Il est à soi-même le vécu parfait, l'évidence si
grande qu'elle crève les yeux au sens propre puisqu'il ne se voit pas,
ne se spécifie pas, ne se désigne pas comme race, ceci dans le
mouvement même où les Autres sont ainsi désignés ; nous sommes
aux antipodes de l'aristocratisme où seul le groupe propre possé-
- 269 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

dait cette définition. Caractérisé par l'aveuglement sur


autant que par la fixation à l'autre, il unit ces deux tra
système unique.

C) Perception diachronique et perception synchronique


La race telle que nous la percevons et concevons actuellement
diffère donc profondément de celle que saisissaient nos prédé-
cesseurs. Cette différence ne se limite pas à l'introduction du syn-
crétisme socio-génétique, à la variation de l'objet désigné sous le
terme race et à la variation de la position de la référence dans le
cursus social, elle se marque aussi par une modification profonde
de la perspective temporelle. On voudra bien revenir au minimum
de sens posé au départ comme constituant le noyau sémantique
de « race » : groupe d'hommes cohérent, quels que soient par
ailleurs les critères retenus pour définir cette cohérence, critères
évidemment différents selon les époques comme on vient de le voir.
Solidarité juridico-institutionnelle dans l'ancienne saisie, solidarité
biophysique dans la nouvelle... peu importe ici.
La perspective temporelle ancienne, que nous nommerons
« préraciale » pour plus de commodité, est une diachronie. Nous
avons vu qu'elle s'oriente en termes de lignée, de généalogie, de
famille, en tant qu'elles transmettent le nom... La perception de
la race suit donc un vecteur qui va du passé à l'avenir, où l'indi-
vidu représente un moment d'une histoire. Perspective accolée
au temps qui passe, elle peut nouer des liens avec l'espace par le
biais des parentés et des alliances, le noyau ne s'en maintient pas
moins dans sa perspective rigoureusement temporelle. La soli-
darité des individus d'une race est celle du temps qui passe. Il
s'agit au surplus d'un fait juridico-institutionnel qui réunit sous
un nom unique, dit d'ailleurs « de famille », un groupe aux contours
précis, les « Bourbon », les « Rohan »... Le système ancien qui
n'avait l'usage du terme race que dans le cas défini de la lignée
familiale recouvrait sous ce terme un ensemble d'individus concrets,
d'étendue contemporaine limitée et d'une extension appréhen-
dable dans le déroulement temporel (1). En bref, « race » recouvrait
un nombre d'individus fini, saisissable à l'échelle d'une imagination
normale, qui assuraient la continuité d'un nom dans le temps. Nom
toujours incarné dans des individus nommés en tant que tels, la
plupart du temps par un nom personnel distinct du nom de la
lignée, éventuellement par un nombre (X, III, V...), une situation
dans la parenté (fils de... mère de... germain de...), en tout cas
répertoriés et connaissables.
Durée imaginable, spatialité saisissable, individualisation relative
des individus impliqués formaient le tissu de cette réalité sociale.
Inversement, substantification de la durée, prégnance de
l'étendue, disparition complète de l'individu forment le visage

(1) Extension appréhendable ne serait-ce que mythiquement : ancêtre


fondateur, origine datée de la famille...

- 270 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

actuel de la notion de race. L'introduction du génétisme, para-


doxalement, a brisé la perspective linéaire temporelle propre à
l'ancienne institution. La solidarité biophysique implique désor-
mais une solidarité spatiale et atemporelle. La perspective est
synchronique, elle relie une société de contemporains contigus, elle
englobe à travers un espace matériel considérable (le monde entier)
un nombre illimité d'individus. Ce regroupement massif porte sur
des ensembles bien plus étendus qu'ils n'ont jamais pu l'être aupa-
ravant et dont le lien reconnu est désormais le signe physique et
lui seul. A la « filiation » individualisée des races anciennes a suc-
cédé une masse non diversifiée dont l'obscure origine se perd dans
la nuit des temps. L'individu n'y surgit pas, non nommé il demeure
pure actualisation de Vespèce.
Paradoxalement, on se trouve ainsi sur un terrain dépouillé
de tout caractère concret. Paradoxalement dit-on, dans la mesure
où l'épaisseur charnelle de la notion de race, avec son cortège soma-
tique et biophysique, ne s'associe pas spontanément à l'abstraction.
Telle est bien pourtant la situation, rien de plus abstrait que cette
masse indifférenciée, flottant en dehors du temps concret, pourvue
d'une essence éternelle d'où ne se détache nulle particularité indi-
viduelle, pas plus dans l'espace que dans le temps. Nul nom, nul
chiffre, nulle parenté ne spécifie qui que ce soit dans la masse, ne
classe individuellement. A la succession d'individus au sein d'une
lignée a succédé une collection d'atomes non spécifiés... les nègres...
les juifs... les jaunes... Les nobles n'étaient pas une race mais des
races (les X, les Z), on dit maintenant, au singulier, la race noire,
la race juive... Nous sommes passés de la multiplicité à l'unité.
Les deux perspectives appartiennent donc à des topologies
sociales profondément hétérogènes... Quelles que soient par ailleurs
les caractéristiques (et les conséquences) de l'ancienne saisie, elle
intègre une variable évolutive : le temps. Au contraire, le système
perceptif moderne a évacué toute référence non seulement au
changement, mais au simple déroulement. Le temps n'y figure plus
que comme archétype immobile : il est l'éternité. La prééminence
de la succession temporelle est brisée au profit de la juxtaposition.
La race moderne est une collection, elle est devenue un agglomérat
de contemporains, réunis sous un nom qui n'est plus un nom de
famille mais un adjectif substantivé. Il n'y a plus de nom propre,
il y a une masse indifférenciée d'immémoriaux.

Conclusion

Les traits que l'on vient de recenser donnent une image un


peu plus étendue de l'idéologie de la race et permettent d'en aper-
cevoir les spécificités, du moins on l'espère. En tout cas, ils per-
mettent de ne pas confondre l'idéologie avec la théorie ou doctrine
raciste qu'on peut considérer comme un édifice secondaire. Hiérar-
chie des groupes humains, causalité biophysique des formes sociales
et mentales sont des rationalisations de l'idéologie elle-même.
Elle implique beaucoup plus que ces affirmations doctrinales, et
- 271 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GUILLAUMIN

elle est pourvue de caractères spécifiques qui sont, on l'a vu, assez
éloignés du champ qu'on assigne ordinairement à la « question du
racisme ».
Le génétisme bien sûr fait partie de ce champ, mais le chan-
gement des objets désignés par le terme « race », la déviation de la
perspective temporelle en étendue, l'inversion du « moi » et de
I' « autre » comme référence du système ne sont généralement pas
associés à cette question. Or, ce sont justement là les traits spéci-
fiques de l'idéologie de la race, c'est-à-dire de la perception de la
race et de sa signification sociologique. Il ne s'agit pas de traits
associés ou facultatifs, mais bien de traits fondamentaux et
discriminatifs.
L'ancienne race, préraciale en quelque sorte et dont on peut
dire en tout cas que son champ idéologique n'est pas le racisme
moderne, se présente comme une notion juridico-institutionnelle,
réservée à un groupe social puissant, dotée d'une perspective
temporelle. De plus, elle désigne pour le groupe dominant sa propre
appartenance, en ce sens on peut la dire narcissique.
La « race » actuelle, idée clef de l'idéologie raciste, désigne des
groupes sociaux très différents de leur prédécesseur dans la place.
Marginaux, minoritaires, opprimés, ils ne disposent pas du pouvoir.
« Entité » biologique massive, la race moderne réunit à travers
l'espace une collection d'éléments indifférenciés. Enfin elle désigne
pour le groupe dominant l'appartenance des « autres ».
C'est sur ce deuxième type de saisie de la race que s'est installée
la théorie raciste. Théorie qui met en valeur, exprime et rationalise
le renversement d'un type de croyance, lui-même enté sur un
renversement politico-social. La théorie se forme durant les
premières décennies du xixe siècle et se cristallise vers les années
1850, au moment même où la royauté disparaît définitivement. Elle
se situe à l'exacte charnière entre les deux topologies sociales.
A l'un de ses flancs l'aristocratisme autoréférentiel, à l'autre le
racisme altéro-référentiel. Avant elle une classe dominante qui ne
voyait littéralement pas les autres, après elle une classe dominante
qui ne se voit littéralement pas.
C'est le moment où la bourgeoisie devient l'élite et s'installe
au pouvoir. Prenant le pouvoir elle reprend les vues élitistes de la
classe dépossédée sans avoir les moyens de celle-ci de les justifier :
nulle pratique ancienne des généalogies ne la garantissait, nulle
caution divine ou royale ne légitimait la situation. Elle a donc
transporté dans le monde du pouvoir le manque d'armes et de
bagages des roturiers dont elle avait été et dont elle ne voulait plus
être. Intermédiaire écartelé entre la noblesse qu'elle n'était pas
encore et le peuple qu'elle n'était plus, noblesse fonctionnelle,
elle crée alors les nouveaux fondements de l'élite qui sont encore
les nôtres. Elite sans quartiers, ni titres, ni maison, elle invente
la capacité, l'aptitude, le mérite...
Encore faut-il qu'elle trouve ses roturiers. Ils sont là, aux
portes. Aux portes de villes où ils entrent, absorbés par l'extension
de l'industrie. Aux portes du pays où ils déposent le tribut des

- 272 -

This content downloaded from


ff:ffff:ffff:ffff:ffff:ffff on Thu, 01 Jan 1976 12:34:56 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
IDÉOLOGIE RACISTE

peuples vaincus. Aux portes de la religion rappelée et restaurée.


Ouvriers, nègres, jaunes et juifs... la populace, les primitifs, les
métèques... les autres. Les garants de la légitimité de la conquête
du pouvoir.
Le discours théorique tient réuni, et pour un temps infime,
dans un effort que la pratique sociale va briser rapidement en
l'entraînant à une action qu'elle ne prévoyait pas, le système auto-
référentiel et le racisme altéro-référentiel. Dans le livre de Gobineau
au milieu du xixe siècle, les nobles qui partent croisent le peuple
qui entre, les uns sont des dieux, les autres des nègres... Ainsi la
théorie, au moment où la bourgeoisie triomphe, un demi-siècle
après la chute de la noblesse, vingt ans après les débuts de la colo-
nisation moderne, trente ans avant l'affaire Dreyfus, réunit en un
faisceau serré la noblesse antique et germanique avec le peuple
gaulois et obtus, le paradis perdu des demi-dieux et l'animalité
épaisse des nègres et de leurs métis qui corrompent un monde
condamné. Mais déjà les dieux et les nobles ont quitté la scène
politique et par là même l'univers idéologique... (1). Qui ne règne
plus n'existe plus. Entrent les Autres, ils vont servir de miroir, et
l'image spéculaire est inverse, à cette bourgeoisie qui se cherche
anxieusement. A défaut de savoir ce qu'elle est, ce que savait si
bien la noblesse, elle va du moins savoir ce qu'elle n'est pas. A
l'ère de la définition positive succède le temps de la définition par
la négation (2), à l'autoréférence, l'altéro-référence. Elle n'est
pas noire, elle n'est pas juive, elle n'est pas peuple.
La situation est donc, en apparence, paradoxale. Le racisme
au sens moderne apparaît dans une société « démocratique », il
naît dans une société de masse où les idéaux exprimés sont fra-
ternels et égalitaires, où l'individualisme gagne droit de cité, où
les appartenances culturelles n'entravent pas la citoyenneté, où
les nationalismes populaires prennent figure de religion. Au
moment où le meurtre du roi a ouvert une « société des égaux »,
au moment où la nuit du 4 août disperse les privilèges aux quatre
vents, où catholiques, juifs et protestants ne sont plus que citoyens,
où l'esclavage va être aboli, se profile derrière l'image d'Epinal
égalitaire (exacte aussi d'ailleurs), la silhouette grimaçante d'un
déterminisme infranchissable, d'un monde clos : le groupe ne
sera plus décret divin ou bon vouloir du prince, mais irréversible
être de nature. Les frontières, franchissables sur décret venu d'en
haut, sont devenues des murs âprement défendus, et défendus par
l'argument le plus solide dans la jeune société laïque et scientiste
« telle est la Nature, nul ne se soustrait à ses Lois... ». Les doctrines
progressivement cumulées de l'existence des races, de leur inéga-
lité, de la survivance des plus aptes, du progrès, de la protection

(1) Ils n'ont pas quitté, certes, le monde des images conscientes : aucune
classe ne sera aussi fascinée par la noblesse que la bourgeoisie du xixe siècle.
Mais elle est devenue objet de regard, elle a quitté la place de sujet créateur
(ou de producteur d'institutions).
('¿) Ce que Goblot (op. cit.) a souligné en montrant que la bourgeoisie
ne se définit pas à proprement parler, mais qu'elle se distingue.

- 273 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
COLETTE GU ILL AU MIN

des faibles par les forts, de l'avancement des peuples viend


prendre leur place dans la construction de cette forteresse.
La configuration athéisme-déterminisme-individualisme-démo-
cratie-égalitarisme, justifie ainsi le système d'oppression qui se
construit en même temps. En proposant une causalité immanente
à l'être physique (la race, la couleur, le sexe, la nature), il fournit
une justification irréfutable à l'écrasement des classes et des
peuples pauvres, et à la légitimation de l'élite.

Summary. - Racism is not confined to racist theory or practice. It justi-


fies the domination over resourceless classes and peoples ; it serves to legitimate
the dominators.

C.N.R.S., Paris.
Décembre 1970.

- 274 -

This content downloaded from


82.8.37.134 on Fri, 15 Apr 2022 21:17:48 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi