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La représentation de l’inhumain
Or cette possibilité ne connaît pas d’objets qui la mettent en défaut par leur
singularité propre. Et elle s’est montrée parfaitement adaptée à la
représentation de ces phénomènes que l’on dit irreprésentables, ceux des
camps de concentration et d’extermination. Je voudrais le montrer en
prenant à dessein deux exemples très connus d’œuvres consacrées à
l’horreur des camps et de l’extermination. J’emprunte le premier au début
de L’Espèce humaine de Robert Antelme : « Je suis allé pisser. Il faisait
encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas.
Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur
lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit
recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches,
des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais
déserts. A cette heure une vapeur flottait au-dessus des pissotières […] La
nuit de Buchenwald était calme. Le camp était une immense machine
endormie. De temps à autre les projecteurs s’illuminaient aux miradors.
L’œil des S.S. s’ouvrait et se fermait. Dans les bois qui entouraient le camp,
les patrouilles faisaient des rondes. Leurs chiens n’aboyaient pas. Les
sentinelles étaient tranquilles. »
Il est courant de voir là une écriture correspondant à une expérience
spécifique, celle d’une vie ramenée à son aspect le plus élémentaire, privée
de tout horizon d’attente et enchaînant simplement les uns après les autres
les petits actes et les petites perceptions. À cette expérience correspond
l’enchaînement parataxique des petites perceptions. Et cette écriture
témoigne de cette forme spécifique de résistance que Robert Antelme veut
mettre en évidence : celle qui transforme la réduction concentrationnaire à
la vie nue en affirmation d’une appartenance fondamentale à l’espèce
humaine, jusque dans ses gestes les plus élémentaires. Il est clair pourtant
que cette écriture parataxique n’est pas née de l’expérience de camps. C’est
aussi l’écriture de L’Etranger de Camus, c’est celle du roman behaviouriste
américain. En remontant plus loin, c’est l’écriture flaubertienne des petites
perceptions accolées. Ce silence nocturne du camp nous rappelle en effet
d’autres silences, ceux qui caractérisent chez Flaubert les moments
amoureux. Je propose d’entendre en écho l’un de ces moments qui
marquent dans Madame Bovary la rencontre de Charles et d’Emma : « Elle
se rassit et elle reprit son ouvrage qui était un bas de coton blanc où elle
faisait des reprises ; elle travaillait le front baissé ; elle ne parlait pas.
Charles non plus. L’air passant par le dessous de la porte poussait un peu de
poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le
battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule au loin, qui pondait
dans les cours. »
Sans doute chez Robert Antelme le sujet est-il plus trivial et le langage
plus basique que chez Flaubert (mais il est quand même remarquable que la
première ligne de cette scène de pissotière et du livre lui-même soit un
alexandrin : Je suis allé pisser ; il faisait encore nuit). Le style parataxique
flaubertien y devient, si l’on peut dire, une syntaxe parataxique. Mais ce
récit de l’attente avant le départ du convoi repose sur le même rapport entre
monstration et signification, le même régime de raréfaction de l’une et de
l’autre. L’expérience concentrationnaire vécue de Robert Antelme et
l’expérience sensorielle inventée de Charles et d’Emma s’expriment selon
la même logique des petites perceptions ajoutées les unes aux autres, et qui
font sens de la même manière, par leur mutisme, par leur appel à une
expérience auditive et visuelle minimale (la machine endormie et la cour de
ferme assoupie ; les chiens qui n’aboient pas et le cri des poules au loin).
Ainsi l’expérience de Robert Antelme n’est pas « irreprésentable » au
sens où le langage n’existerait pas pour la dire. Le langage existe, la
syntaxe existe. Non pas comme langage et syntaxe de l’exception, mais, au
contraire, comme mode d’expression propre au régime esthétique des arts
en sa généralité. Le problème serait bien plutôt inverse. Le langage qui
traduit cette expérience ne lui est aucunement propre. Cette expérience
d’une déshumanisation programmée trouve tout naturellement à se dire sur
le même mode que l’identité flaubertienne entre l’humain et l’inhumain,
entre la montée d’un sentiment unissant deux êtres et un peu de poussière
brassée par l’air dans une salle commune de ferme. Antelme veut traduire
une expérience vécue et incomparable de morcellement de l’expérience. Or
le langage qu’il choisit pour sa convenance avec cette expérience est ce
langage commun de la littérature dans lequel depuis un siècle l’absolue
liberté de l’art s’identifie à l’absolue passivité de la matière sensible. Cette
expérience extrême de l’inhumain ne connaît ni impossibilité de
représentation ni langue propre. Il n’y a pas de langue propre du
témoignage. Là où le témoignage doit exprimer l’expérience de l’inhumain,
il retrouve naturellement un langage déjà constitué du devenir inhumain, de
l’identité entre sentiments humains et mouvements inhumains. C’est le
langage même par lequel la fiction esthétique s’est opposée à la fiction
représentative. Et l’on pourrait dire, à la rigueur, que l’irreprésentable gît
précisément là, dans cette impossibilité pour une expérience de se dire dans
sa langue propre. Mais c’est la marque même du régime esthétique de l’art
que cette identité principielle du propre et de l’impropre.
C’est ce que peut nous montrer un autre exemple, emprunté à une autre
œuvre significative. Je pense ici au début de Shoah de Claude Lanzmann,
film autour duquel flotte pourtant tout un discours de l’irreprésentable ou
de l’interdit de la représentation. Mais en quel sens ce film témoigne-t-il
d’un « irreprésentable » ? Il n’affirme pas que le fait de l’extermination soit
soustrait à la présentation artistique, à la production d’un équivalent
artistique. Il nie seulement que cet équivalent puisse être donné par une
incarnation fictionnelle des bourreaux et des victimes. Car ce qu’il y a à
représenter, ce n’est pas des bourreaux et des victimes, c’est le processus
d’une double suppression : la suppression des Juifs et la suppression des
traces de leur suppression. Cela est parfaitement représentable. Simplement
cela ne l’est pas sous la forme de la fiction ou du témoignage qui, en faisant
« revivre » le passé, renonce à représenter la seconde suppression. Cela est
représentable sous la forme d’une action dramatique spécifique, comme
l’annonce la première phase provocatrice du film : « L’action commence de
nos jours… ». Si ce qui a eu lieu et dont il ne reste rien peut êre représenté,
c’est par une action, une fiction inventée à neuf qui commence hic et nunc.
C’est par la confrontation de la parole proférée ici et maintenant sur ce qui
fut avec la réalité matériellement présente et absente en ce lieu.
Mais cette confrontation ne se limite pas au rapport négatif entre le
contenu du témoignage et le vide du lieu. Tout l’épisode initial du
témoignage de Simon Srebnik dans la clairière de Chelmno est construit
selon un jeu bien plus complexe de la ressemblance et de la dissemblance.
La scène d’aujourd’hui ressemble à l’extermination d’hier par le même
silence, le même calme du lieu, par le fait qu’aujourd’hui, dans la marche
du tournage, comme hier, dans le fonctionnement de la machine de mort,
chacun est à sa tâche, tout simplement, sans parler de ce qu’il fait. Mais
cette ressemblance met à nu la dissemblance radicale, l’impossibilité
d’ajuster le calme d’aujourd’hui au calme d’hier. L’inadéquation du lieu
désert à la parole qui le remplit donne à la similitude un caractère
hallucinatoire. Ce sentiment, exprimé par la bouche du témoin, est
communiqué autrement au spectateur par ces plans d’ensemble qui le
montrent minuscule au milieu de la clairière immense. L’impossible
adéquation du lieu avec la parole et le corps même du témoin touche le
cœur de cette suppression qui est à représenter. Elle touche l’incroyable de
l’événement, programmé par la logique même de l’extermination – et
corroboré par la logique négationniste : même s’il reste un de vous pour
témoigner, on ne le croira pas, c’est-à-dire : on ne croira pas au
remplissement de ce vide par ce que vous direz. On le prendra pour une
hallucination. C’est à cela que répond la parole du témoin cadrée par la
caméra. Elle avère l’incroyable, elle avère l’hallucination, l’impossibilité
que les paroles remplissent ce lieu vide. Mais elle en retourne la logique.
C’est l’ici et maintenant qui est frappé d’hallucination, d’incrédulité : « Je
ne crois pas être ici », dit Simon Srebnik. Le réel de l’holocauste qui est
filmé, c’est bien alors le réel de sa disparition, le réel de son caractère
incroyable. Ce réel de l’incroyable, la parole du témoin le dit dans ce
dispositif du semblable/dissemblable. La caméra, elle, lui fait arpenter,
minuscule, la clairière immense. Elle lui fait ainsi arpenter le temps et le
rapport incommensurable entre ce que la parole dit et ce dont le lieu
témoigne. Mais cet arpentage de l’incommensurable et de l’incroyable n’est
pas possible lui-même sans un artifice de la caméra. À lire les historiens de
l’extermination qui nous en donnent les dimensions exactes, on apprend
que la clairière de Chelmno n’était pas aussi immense que cela30. La
caméra a dû l’agrandir subjectivement pour marquer la disproportion, pour
faire une action à la mesure de l’événement. Elle a du truquer la
représentation du lieu pour rendre compte du réel de l’extermination et de
la disparition de ses traces.
Ce bref exemple montre que Shoah ne pose que des problèmes
d’irreprésentabilité relative, d’adaptation des moyens et des fins de la
représentation. Si l’on sait ce que l’on veut représenter – à savoir, pour
Claude Lanzmann, le réel de l’incroyable, l’égalité du réel et de
l’incroyable –, il n’y a pas de propriété de l’événement qui interdise la
représentation, qui interdise l’art, au sens même de l’artifice. Il n’y a pas
d’irreprésentable comme propriété de l’événement. Il y a seulement des
choix. Choix du présent contre l’historicisation ; choix de représenter la
comptabilité des moyens, la matérialité du processus, contre la
représentation des causes. Il faut laisser l’événement dans le suspens des
causes qui le rend rebelle à toute explication par un principe de raison
suffisante, qu’il soit fictionnel ou documentaire.
Mais le respect de ce suspens ne s’oppose en rien aux moyens d’art dont
dispose Lanzmann. Il ne s’oppose en rien à la logique du régime esthétique
des arts. Enquêter sur quelque chose qui a disparu, sur un événement dont
les traces sont effacées, retrouver les témoins, les faire parler de la
matérialité de l’événement sans en effacer l’énigme, c’est une forme
d’enquête assurément inassimilable à la logique représentative de la
vraisemblance qui amenait l’Œdipe de Corneille à être reconnu coupable.
Cette forme est en revanche parfaitement congruente avec le rapport entre
vérité de l’événement et invention fictionelle propre au régime esthétique
des arts. Et l’enquête de Lanzmann s’inscrit dans une tradition
cinématographique qui a conquis ses lettres de noblesse, celle qui oppose à
la lumière faite sur l’aveuglement d’Œdipe, l’énigme à la fois levée et
maintenue sur ce Rosebud qui est la « raison » de la folie de Kane, la
révélation au terme de l’enquête, hors enquête, du rien de la « cause ».
Selon la logique propre au régime esthétique, cette forme/enquête abolit la
frontière entre l’enchaînement des faits fictionnels et celui des événements
réels. C’est pourquoi le schéma Rosebud a pu servir récemment encore dans
un film « documentaire » comme Reprise à l’enquête destinée à retrouver
l’ouvrière du petit film documentaire de 1968 sur la reprise du travail à
l’usine Wonder. La forme de l’enquête qui reconstitue la matérialité d’un
événement en laissant sa cause en suspens se révèle convenir à
l’extraordinaire de l’holocauste sans pour autant lui être spécifique. Ici
encore la forme propre est aussi bien une forme impropre. L’événement
n’impose ni n’interdit par lui-même aucun moyen d’art. Et il n’impose à
l’art aucun devoir de représenter ou de ne pas représenter de telle ou telle
manière.
La parole muette.
Édition :
Louis-Gabriel Gauny,
Le philosophe plébéien,
Presses universitaires
de Vincennes, 1985.
Chez le même éditeur
Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumon, Guy Lérès, Michel Plon,
Erik Porge, Manifeste pour la psychanalyse.
Daniel Bensaïd, Tout est encore possible. Entretiens avec Fred Hilgemann.
Charles Fourier, Vers une enfance majeure. Textes présentés par René
Schérer.
Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs
orientaux en Israël.
Eyal Sivan & Eric Hazan. Un État commun. Entre le Jourdain et la mer.