Vous êtes sur la page 1sur 17

L'ARCHITRANSGRESSION

Mehdi Belhaj Kacem

Editions Lignes | « Lignes »

2009/2 n° 29 | pages 149 à 164


ISSN 0988-5226

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
ISBN 9782355260322
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-lignes-2009-2-page-149.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Mehdi Belhaj Kacem, « L'architransgression », Lignes 2009/2 (n° 29), p. 149-164.
DOI 10.3917/lignes.029.0149
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes.


© Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’architransgression  

Mehdi Belhaj Kacem

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
Nous n’avons jamais disposé d’une détermination positive de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

la liberté. On n’a jamais pu définir la liberté que négativement.


Pour le monde antique, était libre qui n’était pas esclave ; pour
le monde moderne, c’est-à-dire kantien, la liberté consiste à la
capacité à se soumettre à une règle in-existante, à la Nature. Cette
définition proprement moderne est frappée d’un double oubli : le
nôtre, qui vivons inconsciemment de cette définition entièrement
négative tout en utilisant positivement, la plupart du temps, des
formes substantives, adverbiales et adjectivées de la liberté ; et
celui du génie de Kant lui-même, qui ne voit pas que sa définition
« positive » de la liberté (ou de la volonté, c’est la même chose)
est entièrement négative, et qui ne voit surtout pas que la liberté
de se soumettre est avant tout la liberté de soumettre. Comme
je l’ai dit dans mon Ontologique de l’Histoire  : « L’homme “créé”
la liberté parce qu’il crée aussi ces phénomènes affriolants que sont
la torture, l’emprisonnement, l’outil comme la chaîne qui attache
l’animal et l’empêche de gambader “librement”, la surveillance, sans
cesse augmentée techniquement au fur et à mesure de l’Histoire de
tout le monde par tout le monde. Ce qui signifie bien que la “liberté”
animale ne vient à ex-sister que relativement à l’emprisonnement et
à l’attachement possibles, c’est-à-dire à la trace proprement anthro-
pologique qu’introduit la technique sur terre. Seul est libre qui peut
emprisonner et s’emprisonner, seul est libre l’étant susceptible, comme
nous, de se contrôler intégralement en tant qu’espèce. »
Nous ressentons quelqu’un comme libre lorsque, d’évi-
dence, il se distingue de contrevenir à la norme explicite ou
implicite de la situation. Mais de là notre embarras : longtemps,
1. Ce texte est extrait d’un livre à paraître aux Éditions Lignes dans la collection
« Fins de la philosophie », dirigée par Michel Surya.
2. L’esprit du nihilisme – une ontologique de l’Histoire, Paris, Fayard, 2009.
150 Mehdi Belhaj Kacem

disons depuis deux siècles, la liberté, se définissait par la trans-


gression ; aujourd’hui, il se passe quelque chose de troublant
qui nous empêche de nous contenter d’une telle prédication.
D’où l’intérêt de revenir à la définition fondatrice de la liberté,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
qui est celle de Kant : celle de se donner des règles.
À un ami qui me demandait quelle était la différence entre
événement et transgression, j’ai répondu que là ne résidait pas,
dans mon dispositif de pensée, la différence cruciale, puisque
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

j’identifiais expressément événement et transgression, quoique


ma percée réélabore entièrement l’entente dont on connote
spontanément, ou même plus « profondément », la dernière
expression.
Tout est parti d’une enquête conceptuelle, celle qui arpente
toute la première section de mon Ontologique de l’Histoire. À
savoir : quelle différence sépare, de fait, l’événement dans le
système d’Alain Badiou et la « profanation » dans la systéma-
tique de Gorgio Agamben ? J’ai pointé, et tout s’est joué là, que
la profanation était une tentative de réincorporation philoso-
phique, et de revival extraphilosophique, d’une notion qui avait
eu une importance primordiale dans une très grande partie de
l’art contemporain au sens large, c’est-à-dire depuis Sade : la
transgression justement. Ce qui guidait aussi mes pas inves-
tigatifs, c’était le constat qu’après un long « héroïsme artistique
de la transgression », qui s’était étendu de Sade à Pasolini en
passant par Baudelaire, Genet et d’innombrables autres, nous
assistions depuis quelques décennies, dans le champ de l’art
contemporain au sens strict (les arts plastiques surdéterminés
par Duchamp) à un devenir-parodique de la transgression. Je
n’ai pas dit, comme on a pu l’entendre, que les « transgres-
sions » artistiques contemporaines étaient « devenues » des
parodies de transgression, ce qui eût laissé entendre qu’une
bonne vieille transgression héroïque était encore possible. J’ai
pointé, ce qui est beaucoup plus intéressant philosophiquement
et historialement, que la transgression artistique, généralisée,
était devenue nécessairement parodique. Cette époque, la nôtre,
concluait donc la longue histoire de l’héroïsme transgressif dans
L’architransgression 151

l’art par la mise en relief d’un lien essentiel entre transgression


et parodie.
C’est ici que la philosophie peut faire la preuve de sa
double singularité. D’abord au sens hégélien de la « chouette

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
de Minerve » : le philosophe arrive toujours post festum ; il ne
peut répertorier l’héroïsme transgressif dans l’art qu’une fois
que l’Histoire de celle-ci est finie. On constate aisément que
les philosophes qui, comme Foucault, se sont reconnu une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

profonde affinité avec cet héroïsme, n’ont pas été capables


de le thématiser philosophiquement, parce qu’un philosophe,
aussi grand soit-il, est quasiment incapable de réfléchir les
phénomènes « à chaud » (avis à ceux qui confondraient, par
exemple, philosophie et critique artistique de première main).
Mais cette singularité offre un double « Janus », le second trait
de la singularité philosophique, en ce qu’elle seule peut tirer
des conclusions propres de l’inventaire de ce qui est mort, en
l’occurrence l’héroïsme transgressif de l’art, et par là déployer
un avenir. La philosophie prononce, grâce à un champ qui la
conditionne de l’extérieur, en l’occurrence l’art, quelque chose
qui ne peut être thématisé par ce champ et l’est pourtant grâce
à lui. Ainsi ces champs dialoguent-ils : en différé et diachronie,
sans immédiateté.
Il ne faut pas oublier que la notion d’événement a une
date d’apparition récente en philosophie : d’abord de manière
confuse et géniale à la fois avec Heidegger puis Deleuze ; ensuite
de manière beaucoup plus claire et définitive avec Badiou. Je
pense avoir, après ce glorieux triumvirat, apporté quelques
articulations nouvelles, et éclairantes, quant au concept et à
la dialectique de l’événement. Je vais essayer de récapituler
lesquelles.
La notion d’événement est en tout cas bien plus tardive, en
philosophie, que le fut, d’abord, la pratique artistique, avec Sade,
et bien plus tard la thématisation esthétique, par Bataille, de la
notion de transgression. En l’occurrence, et tandis que c’est
l’événement de la Révolution française qui a surdéterminé tout
cela, c’est la notion de transgression qui est d’abord apparue, avec
152 Mehdi Belhaj Kacem

Sade, pour qualifier à l’aveugle ce qui était en train d’advenir, et


qui jettera encore la confusion dans des esprits aussi immenses
que Nietzsche (« la mort de Dieu » et l’entrée « nihiliste » des
masses dans l’Histoire) ou Wagner (« le crépuscule des idoles », qui

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
laisse à lui-même un peuple démuni et désœuvré).
Il peut sembler trivial, à première vue, de pointer et
démontrer philosophiquement que l’événement a, de fait,
toujours une structure transgressive. C’est après tout cette
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

incapacité, de prime abord, à distinguer événement et trans-


gression qui a guidé mon enquête agambéno-badiousiste sur le
discriminant conceptuel de la profanation et de l’événement.
Il est moins trivial, et comme je l’ai dit plus proprement philoso-
phique, de démontrer universellement la dialectique qui lie et
sépare événement et « profanation ».
J’ai distingué, dans un premier temps, deux types de trans-
gressions : l’événement, qui créé toujours le Bien et le Mal à la
fois (la raison et la folie, le vrai et le faux, etc.), ce qui, en passant,
amène un concept de l’événement entièrement discriminé de
celui de mes maîtres, Badiou au premier chef, chez qui l’évé-
nement ne crée « que » le Bien et, a fortiori, de l’événement chez
Heidegger ou Deleuze ; et « l’événement » au sens d’Agamben,
qui essaie, avec sa notion de « profanation  », de réactiver une
notion esthétique, qui court de Sade à Pasolini, que Bataille a
le premier thématisée comme telle : à point nommé la « trans-
gression », au sens où on l’entend habituellement, qui ne créé
que le Mal pur et simple (ou le seul bien égoïste, qui, pour
les penseurs religieux, a toujours été le synonyme strict du
Mal anthropologique – pléonasme, comme je l’ai démontré
aussi, dans le sillage de Schelling). Or, ma réflexion sur le
lien événement/transgression finira aussi bien par modifier
en profondeur l’acception qu’on attribue communément à ce
qu’on appelle transgression.

1. Mais justement la profanation n’est qu’un concept parodique de l’événement, ou


de l’événement comme parodie. C’est pourquoi je ne tiens pas Agamben pour un
philosophe de l’événement. Mon Ontologique démontre exhaustivement pourquoi.
L’architransgression 153

Un des caractères qui sépare transgression événemen-


tielle et sa parodie criminelle, telle que « magnifiée » pour de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
profondes raisons par l’art depuis Sade, c’est que la première
ne met à bas un ensemble de règles que collatéralement : elle en
crée d’abord de nouvelles, et la destruction d’un ensemble de
règles anciennes n’est qu’une conséquence de cette nouvelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

imposition. La transgression que j’appelle « seconde » (et qui est


l’entente qu’on attribue communément au mot transgression),
elle, se fiant comme un mime à l’événement proprement dit,
n’en retient que le caractère destructeur, sans forcément du
reste, dans l’art, penser « à mal », bien au contraire ; à l’exception
de Sade, qui, comme tout précurseur, ne savait pas ce qu’il
faisait, il n’est pas un seul artiste à sa suite qui n’ait considéré
que sa manière de présenter positivement le Mal, ou de sacra-
liser la transgression, ne fût pas un geste éminemment éthique
– jusqu’aux décennies récentes où le nihilisme démocra-
tique français se sera réfléchi dans son « art contemporain »
au sens strict, avec la « valorisation » dialectique du nul, du
dérisoire, de l’insignifiant, du médiocre, du piteux, du ridicule,
etc., comme geste « démocratique » d’assomption de ce que
Agamben a formalisé comme « singularité quelconque  ». Cette
dialectique déflationniste du champ esthétique était l’indubi-
table prix à payer de la survalorisation anti-hégélienne de la
différence par la grande philosophie française post-sartrienne,
notamment chez Deleuze et Derrida. Deleuze eût assisté aux
effets de l’esthétique déflationniste qui se réclame de lui, il
serait indubitablement resté songeur…

1. C’est même probablement parce qu’elle est thématisée comme « quelconque »


(à savoir : telle-que-de-toute-façon-elle-importe) que dans la systématique
d’Agamben il n’y a d’événement que parodique. Que la systématique d’Agamben
soit absolument affine avec une vaste part de l’art de son temps – ce que j’ai appelé
« nihilisme démocratique » – n’est donc pas due au hasard ; et c’est pourquoi je
l’ai traité comme le philosophe primordial du nihilisme démocratique : il suffit
d’affirmer, sans hiérarchie, n’importe quelle singularité pour faire événement. On
a vu depuis trente ans pour quel résultat « démocratique ».
154 Mehdi Belhaj Kacem

Schönberg ne détruit pas les vieilles règles de la tonalité et


de l’harmonie classique et romantique pour le plaisir de les
détruire, mais bien pour créer de nouvelles règles musicales
inouïes jusque-là, une nouvelle musique ; le punk, lui (c’est-à-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
dire dada), se « contente » d’affirmer sa « singularité quelconque »
comme purement irremplaçable par son seul acte de négation
déterminée : « Nous ne savons pas jouer de musique, et nous
voulons seulement détruire les règles qui nous oppressent. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

L’événement créé donc une ou plusieurs règles nouvelles et n’en


détruit que collatéralement d’autres ; la transgression au sens de
Sade, ou de la « profanation », ou du punk, ou de dada, se veut
événement et imite l’événement lui-même, mais, si on peut dire,
en n’y voyant que du feu, c’est-à-dire le feu de la destruction
des anciennes règles, et autonomise en quelque sorte cette
destruction, métonymise mimétiquement l’événement en prenant
l’effet pour la cause et la partie symptomale (la destruction)
pour l’entièreté du phénomène (la transgression créatrice qu’est
toujours l’événement). Cette transgression seconde – ce que de
toujours on a appelé « transgression » – est exactement le fait
de ceux que Deleuze appelaient les « faux prétendants », qui, le
plus souvent, sont de bonne foi ; ce n’est pas en connaissance
de cause qu’ils créent le « Mal », ils pensent véritablement faire
événement par la « profanation » agambénienne, la destruction
des règles en vigueur, sans le moindrement s’aviser à en créer
de nouvelles.
En politique, c’est par exemple la différence entre un
Netchaïev, le plus célèbre des à point nommés « nihilistes
russes », grand théoricien terroriste du « détruire pour détruire »,
et Lenine, qui n’appelle à la destruction du monde ancien que
pour en fonder un nouveau. L’aporie « Netchaïev » est proba-
blement celle qui habite un certain anarcho-situationnisme ; elle
est probablement à la racine du différend entre Bakounine et
Marx. Et encore n’avons-nous cité ici que les grands penseurs
politiques programmatiques, qui « savaient ce qu’ils faisaient » ;
car plus intéressants sont encore les exemples d’événements
purs, surgis du néant sociologique absolu qu’est toujours le
L’architransgression 155

site événementiel. Ce n’est pas qu’un tel site « ne sache pas ce
qu’il fait », même s’il y a de ça, et qu’il agit presque toujours
à l’aveugle, dans l’inconscience des conséquences historiales
incommensurables que suscitera sa transgression grandiose :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
mais chaque fois qu’un site se manifeste par l’événement,
il réclame d’évidence une nouvelle règle, bien plus qu’il ne
s’emploie à détruire les anciennes, destruction qui n’est qu’une
simple formalité d’imposition de la loi nouvelle. De Spartacus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

(« Nous, esclaves, voulons avoir le droit de rentrer chez nous ») aux


sans-papiers (qui réclament un droit légitime qui leur est refusé
par la normalité de la situation), en passant par la Révolution
française, qui n’ôte au Roi son soi-disant « droit divin » que pour
le rendre à l’entièreté du peuple, et à la Commune de Paris,
qui affirme pour la première fois dans l’Histoire la capacité
politique des ouvriers à administrer la Cité, des règles sans
nombre sont certes détruites, et pourtant ce n’est jamais un but
en soi, comme le croit le simulacre nihiliste et profanateur.
Il s’en faut, comme on dit, d’un rien, mais un rien où tout se
joue : tout événement implique une ou plusieurs profanations,
parfois de très grande ampleur, mais la profanation voulue
pour elle-même, telle que thématisée post festum [aesteticae] par
Agamben, n’est jamais réellement événementielle : la preuve
en est qu’elle est toujours dénuée de conséquences autres
que funestes, ou au mieux dérisoires. De manière encore plus
générale et limpide, voilà qui distingue un événement politique,
une insurrection, d’un crime de droit commun quelconque.
Et cela même si, par ailleurs, les crimes de droit commun
n’ont pas à être « moralisés », et ma théorie de l’archiévénement
ne vise surtout pas à réactiver la morale. Comme l’a justement
montré la plus grande part de l’art contemporain au sens large
depuis Sade, et comme aura fini par le thématiser et le défendre
la philosophie, avec notamment Foucault, le crime est bel et
bien le miroir que tendent les « classes dangereuses » aux injus-
tices de la société elle-même (mais pas, et l’aporie se bouclera
avec le Pasolini de Salo, chez Sade, qui ne valorisait, fort
consciemment, que les crimes des puissants et des riches sur les
156 Mehdi Belhaj Kacem

démunis, tandis que Rimbaud, Genet, Pasolini, etc., feront le


contraire). Bref, bien souvent l’art se sera fait fort de présenter
positivement le Mal non pour le glorifier, mais pour tendre
à la société son propre miroir : et seul l’art, comme Adorno

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
l’aura vu avec une insurpassable subtilité, aura été en mesure
de le faire, de dialectiser le non-identique de la fausse rationalité
marchande, et de produire le reste maudit de la société comme
miroir « positif » de celle-ci. Il y a ensuite autant de singularités
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

que d’artistes eux-mêmes : l’un glorifiera le mal pour le mal,


l’autre l’exhibera pour le dénoncer, un troisième en montrera la
mécanique regrettable mais fatale, etc. Peu importe ici.
Ce qui importe, après ce paragraphe faisant lien du politique
à l’art, c’est maintenant de repérer la processualité dialectique
événement/profanation telle que l’art l’éclaire singulièrement.
Du reste, comme on l’a souvent constaté, l’art est le lieu par
excellence qui aura expérimenté ce que la philosophie tire
au jour, pour mieux le rendre aux procédures effectives de
vérité par les clarifications qui lui sont singulières (la philo-
sophie n’est pas la pensée, elle est pensée des pensées qui lui
sont extérieures-conditionnantes). Dans ma frayée propre, on
a vu que l’art était ce qui éclairait la passation anthropolo-
gique originaire entre science et politique, par la « découverte »
aveugle de la précession de la transgression sur la législation et
par le devenir-parodique de plus en plus patent de l’héroïsme
transgressif, qui fait apparaître que la politique tout entière, pour
l’animal humain, consiste en une gigantesque parodie de la proces-
sualité scientifique.
Parodie elle-même terrible, pathétique : effectivité de la
parodie qui est l’existence même du Mal. Dans l’art : origi-
narité perdue de la tragédie, et identité époquale du parodique
et du pathétique. La science arrache à la Nature une loi qui y
existe, mais n’y est pas épelée ; cette appropriation de la loi crée
une nouvelle loi, généralement technique, qui est, quant à elle,
expropriatrice. À l’extrême, c’est le lien clarifié par Agamben
du tyran et de l’homo sacer, exemplifiant magistralement comme
la structure originaire du politique est une parodie pathétique de
L’architransgression 157

l’événement scientifique. Le tyran est celui qui « fonde » la loi à


partir de rien, l’homo sacer est celui qui doit pâtir de cette loi pour
que cette parodie de « Loi nouvelle » soit effective. Pour que la
loi pseudo-événementielle du tyran en soit une, il faut qu’il

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
indique à qui cette loi se désapplique pour l’appliquer partout
ailleurs (par exemple, qu’elle se désapplique entièrement aux
juifs pour que la loi du troisième Reich puisse être effective
pour tous les « Allemands aryens »). C’est pourquoi, là où l’évé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

nement scientifique consiste en l’extraction appropriatrice d’un


site, d’une partie-de-l’être régie par des lois aveugles à qui les
subit (la « Nature ») avant l’événement, « l’événement » origi-
naire du politique, qui est, quoi qu’on en ait, pour l’homme,
archi-fasciste avant d’être démocratique, communiste ou égali-
taire, parodiant la structure scientifique en mettant en lieu et
place du scientifique génial, appropriateur, le tyran expro-
priateur, l’événement politique proprement dit, démocratique,
communiste ou égalitaire, doit renverser cette parodie. C’est-
à-dire que là où le scientifique arrache à l’être un site pour
faire événement, le tyran produit dans l’humanité un site, par la
Loi fallacieuse par quoi il croit faire « événement ». Seule une
doctrine de l’événement, en effet, nous décille sur la candeur
du nihilisme démocratique lui-même, qui ne croit en effet qu’à
l’affirmation purement « néantissante » de la singularité comme
telle, et donc à une parodie atone de l’événementiel. Seule une
doctrine de l’événement – et non de la Différence – hiérarchise
la négativité dont sont réellement susceptibles les singularités,
puisque seul l’événemment » (le troisième Reich millénaire). Et
c’est ce site parodiquement produit qui fait toujours, en politique,
de lui-même événement.
L’événement n’est transgressif que collatéralement ; sa parodie
profanatrice vise la destruction pour la destruction, même si elle
croit, la plupart du temps, être événementielle par là même.
J’étais moi-même dans cette plus pure illusion nihiliste, même
après la lecture de Badiou : je me souviens de sa remarque,
commentant mon Événement et répétition, qui me fit doulou-
reusement mesurer le chemin qu’il me restait à parcourir : en
158 Mehdi Belhaj Kacem

accord avec la propagande de notre temps, je tenais d’évidence


que l’attentat du 11 septembre 2001 était un événement ;
n’importe qui d’autre que Badiou, du reste (par exemple le plus
grand génie musical de l’après-guerre avec Boulez, Karl-Heinz

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
Stockhausen), me l’eût accordé, ce qui ne me soulageait pas
pour autant, pas plus que n’allégeait ma mauvaise conscience
le fait que, sur le coup, je ne pouvais admettre que Badiou eût
raison. Comprendre ce qu’il voulait alors dire – consciemment
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

et inconsciemment –, voilà qui, des années plus tard, allait me


faire mettre sur le chantier la dialectique de discrimination de
l’événement badiousiste et de la profanation agambénienne,
voilà qui allait me conduire aux sténogrammes dialectiques de
la négativité – du « nihilisme » tel que refondu sur la décons-
truction de l’Histoire nietzschéo-heideggerienne – tels qu’ils se
déploient ici.

L’événement primordial est donc, dans ma construction


spéculative, la science (chez Hegel, on s’en souvient, c’était
la politique, l’originarité anthropologique de la lutte Maître-
esclave) ; par excellence, la mathématique, tard apparue dans
l’Histoire de l’homme, est appropriation du vide pur. C’est
donc sans doute, concédons-le à Nietzsche et Heidegger, aux
mathématiques que nous devons l’apparaître du néant dans le
monde, donc le « nihilisme » ; ou encore, à l’onto-théologie,
c’est-à-dire aux juifs historiques (j’ai dit, je crois, dans mon
Ontologique ce qu’il fallait en dire). Que fait la science ? Elle
s’approprie les lois, aveugles à elles-mêmes, de la Nature ; quand
la Nature est épurée jusqu’au vide pur de sa structure, donc
jusqu’à son être, cette appropriation se nomme mathéma-
tiques. Mais elle ne change rien à ces règles, elle les tourne à
l’avantage de qui se les approprie : nous, animaux humains,
devenus sujets historiques par cette appropriation. La cueillette
devient agriculture, la chasse devient prédation, le cri devient
parole puis écriture (Heidegger remarquait avec force que le
L’architransgression 159

saut de l’animal au langage était encore plus grand que celui


de l’animé à l’inanimé). En un mot : la science appropriatrice
devient technique (produit ses effets dans le réel cru), et c’est
cette retombée qui est aussitôt expropriation, esclavage, guerre,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
« propriété » au sens où on l’entend communément : en un mot,
politique. Et que la politique est dès le départ parodie de la
science, parodie qui n’a rien de drôle : ce qu’on peut mettre au
crédit de notre époque d’avoir compris, en identifiant esthéti-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

quement parodie et pathétique.


L’événement doit donc, dans l’intelligibilité philosophique,
se scinder en Deux avant même de se scinder en événement
proprement dit et en parodie profanatrice. Chaque événement
proprement dit, artistique, amoureux, scientifique et politique,
consiste toujours, comme je l’ai détaillé dans mon Ontologique,
en une répétition de cet événement « premier » en quoi je le
scinde ici. En une répétition de sa forme pure. Pourquoi ? Parce
que poser la science comme archi-événement, c’est isoler de
tous les événements scientifiques proprement dits l’Idée, en
effet, d’un événement premier et originaire. On sait depuis
Heidegger qu’en philosophie, l’originaire est l’exact contraire
de la notion religieuse de l’originel (le monde fut créé en sept
jours, etc.). L’événement originaire, la science comme archi-
événement, ne se situe pas, comme l’Origine religieuse, dans un
point précis du temps et de l’Histoire, puisque c’est l’événement
lui-même, et sa saisie philosophique, qui explique transcendan-
talement l’Histoire. L’archiévénement est le transcendantal de
l’Histoire : voilà ce que très longtemps, et pour des raisons elles-
mêmes strictement rationnelles, la religion ne pouvait pas ne
pas usurper à la philosophie, en faisant de ce transcendantal
une Origine située, mythique. L’archiévénement est l’Idée de
ces milliers, et peut-être millions, d’événements et micro-événe-
ments parfois oubliés (mais la plupart non : silex, agriculture,
chasse, dessin et écriture, etc. : l’emboîtement mutimillénaire des
événements fondateurs, voilà l’Idée de l’archiévénement).
L’archiévénement est aussi bien architransgression : là
encore, la philosophie arrache à la religion la pensée qu’elle
160 Mehdi Belhaj Kacem

lui a si longtemps usurpée, et politiquement commandé de ne


jamais penser la transgression que comme effet collatéral de la
Loi, avec l’obscure et mythique pensée du « péché originel ».
En prononçant que la Transgression – l’architransgression –

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
précède la législation, la philosophie arrache définitivement à
la religion ce que celle-ci lui a longtemps « usurpé ».
Sur cette Idée de l’archiévénement scientifique, et aussi sur
cette exception mathématique, du fait qu’elle soit seule science
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

de l’être-en-tant-qu’être (donc : seule métaphysique « pure »,


dans la définition d’Aristote comme dans celle de Heidegger),
on constate que tout événement, ensuite, étant appropriation
d’être, chaque événement singulier, y compris en science si
cette science n’est pas la mathématique, doit, là, toujours briser
certaines règles anciennes (en biologie, en médecine, ce qu’on
tenait pour indubitable il n’y a pas si longtemps nous semble
aujourd’hui barbare, et il ne fait aucun doute qu’il en sera de
même demain, par exemple avec l’extraordinaire obscurantisme
des conclusions « philosophiques » qu’on croit aujourd’hui tirer
des neurosciences), littéralement les anéantir, pour imposer les
nouvelles. Nous avons, d’ores et déjà, un effet de dédoublement
qui annonce celui qui dédoublera l’événement en « profa-
nation », la transgression créatrice de la transgression voulue
pour elle-même.
C’est que l’effet premier de l’architransgression événe-
mentielle, l’effet premier de l’appropriation d’une règle de
la Nature ou de l’être, c’est l’expropriation, c’est-à-dire la
politique, c’est-à-dire la déduction immédiate de règles vides,
mais qui ne sont plus les règles du vide, de l’être ou de la
nature ; s’appropriant le vide, l’homme peut désormais aussi
bien créer par lui-même des règles de reconfiguration de son
être-là qui ne se trouvent pas dans la Nature. Ces règles qui
fondent le Droit et la justice créent exactement au même moment
le non-droit et l’injustice, et c’est dans une torsion paradoxale,
qui ressemble à la torsion négatrice-affirmative de l’événement
lui-même, torsion qui est notre immanence même, que ceux
qui se révoltent contre le Droit bien souvent sont… dans leur
L’architransgression 161

droit ! Ou dans la justice (tel est le sens absolument exact du


« en tout cas, nous sommes dans la justice, je n’ai jamais entendu
dire le contraire » de Beckett) ; ou encore, pour autant qu’ils
font événement, créent précisément le nouveau droit qui brise

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
l’ancien (esclaves, sans-culottes, etc.). Ceci rend donc aussi bien
raison de la longue sacralisation du Mal et de la Transgression
dans l’art de Sade à Pasolini, ou encore de la politisation de la
criminalité qu’introduisit avec génie Foucault en philosophie.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

C’est qu’en effet même le crime de droit commun, celui du


truand, du bandit, etc., ne fait finalement, de sa classe origi-
nairement lésée par les règles vides de la routine sociale, que se
réapproprier l’expropriation dont il est victime de naissance ;
il ne fait que faire, si j’ose dire, tout haut ce que le PDG fait
tout bas, c’est-à-dire exproprier : sauf que le PDG le fait selon
la norme sociale autorisée, tandis que le malfrat transgresse
cette même norme. PDG et truand se ressemblent, même si
le truand est toujours sympathique, en ce que le PDG, ou
toute autre personne dite « de grande fortune », est la figure
d’une illégalité légale, d’une expropriation normalisée, tandis que
le truand est la figure d’une légalité illégale, de quelqu’un qui
se réapproprie l’expropriation, qui enfreint la norme originai-
rement injuste (et, quand il opère cette réappropriation dans
le but de restituer le butin au peuple exproprié, nous n’avons
plus un truand mais un héros : Robin des Bois).
C’est ce chiasme dialectiquement cohérent que les grands
heideggériens d’extrême gauche (d’où leur fréquente et logique
fascination pour la pègre – Foucault, Schürmann et Agamben)
auront redécouvert pour nous. On sait aussi qu’une des très
grandes nouveautés artistiques de notre temps aura été le film de
gangster. On n’a donc pas eu tort de sacraliser le crime, la trans-
gression des normes sexuelles ou législatives, en même temps
que tombait la souveraineté « de droit divin » : on s’est aperçu
en fait que là n’était pas le Mal proprement dit, le Mal terminal.
On s’est aperçu, tout particulièrement au vingtième siècle, que
le véritable crime était toujours le crime d’État ; que la figure
même du Mal se trouvait toujours du côté de la Loi officielle et
162 Mehdi Belhaj Kacem

non pas du transgresseur qui la bravait. Et c’est de la découverte


de ce chiasme littéralement bouleversant que le début du vingt
et unième siècle n’arrive toujours pas à se remettre. Ici encore,
et selon une nouvelle nuance : ce qu’Agamben aura découvert

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
dans le hiatus dialectique complémentaire qui unissait secrè-
tement paradoxe du souverain (celui qui fait la Loi, par exemple
le Führer, est hors-la-loi) et structure du ban (le hors-la-loi est
la condition sine qua non de l’application normale de la Loi, par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

exemple le Juif), c’est que la politique est originairement une


parodie de l’événement scientifique, et, par le devenir-parodique
de la Transgression, notre époque récente n’aura peut-être rien
voulu penser d’autre : l’art médiatisant la vérité de la science
et la vérité de la politique, en montrant par quelle paradoxie la
seconde était la parodie de la première.
Soit dit en passant : le nihilisme démocratique n’a donc pas
tort de « sacraliser » les crimes d’État comme étant les pires
de tous. Le problème est que l’opinion humanoïde, en parti-
culier le doctrinal du nihilisme démocratique, ne s’en avise par
définition qu’après. Et le nihilisme démocratique ne sacralise
si volontiers les crimes d’État du passé que pour fermer les
yeux d’autant plus lâchement sur les crimes d’État contempo-
rains ; ce sont exactement ceux qui sacralisent la Shoah ou le
Goulag qui avalisent les massacres et les tortures états-uniens
ou la persécution des sans-papiers, toujours, et de façon terri-
blement réactionnaire, au nom de la figure « épouvantable » du
terroriste, donc du bon vieux criminel de droit commun, ou de
l’intrus « clandestin », du parasite comme l’était le juif pour les
nazis. Et aussi choquant qu’il paraisse à nos oreilles délicates,
sans le moindrement effacer les différences effectives d’intensité
en atrocité des pratiques des uns et des autres, à chaque fois
la structure est la même : ce n’est pas le juif qui a besoin du
nazi, mais bien le nazi du juif, et ce n’est pas le sans-papier qui
a besoin de l’État (il n’a besoin que de travailler), mais bien
l’État du sans-papier. Le déni proprement tragique du nihilisme
démocratique présent, destiné à sauter tôt ou tard aux yeux
de tous, c’est exactement cela qu’il a « sacralisé », la grande
L’architransgression 163

invention du vingtième siècle, ce que tout plumitif « démocrate »


avance littéralement, mais rejette dans un passé qui se trouve être
son présent : la figure même, la figure absolue du Crime, c’est
toujours l’État.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
Résumons-nous : l’événement se scinde en trois, l’Origi-
naire, l’effectif et sa parodie : l’archiévénement transcendantal,
Idée de la transgression scientifique comme stigmate indélébile
du destin subjectif de l’homme ; chaque événement spécifique,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

qui répète le premier dans sa forme pure, et ne le répète pas,


car sur l’entrefaite d’innombrables règles auront été posées la
masse incalculable d’événements antérieurs, et donc chaque
nouvel événement (mathématique compris, au sens où il viole
le bon sens empirique, ce que l’archi-événement avait d’ores
et déjà fait par rapport à nos simples réflexes animaux) répète
quand même l’archiévénement, au sens où il se retourne
toujours contre la territorialisation en règles de ou des événe-
ments antérieurs, comme l’archiévénement se tournait contre
celles de la Nature ; enfin la transgression en son sens usuel,
de crime ou de « profanation », qui s’en prend directement aux
règles, sentant ce qu’elles ont toujours d’« imposteur » par
rapport à notre naturalité animale. Il s’agit donc moins de
« dire du mal » de cette transgression-là, en particulier de sa
longue fortune héroïque dans l’art, que de décrire « comment
ça fonctionne », et quel est notre moment de pensée. Moment
qui, au finish, scinde une dernière fois la parodie d’événement,
la « profanation » (l’obsession conjointe d’Agamben pour la
« profanation » et pour la parodie est ce qui nous mit la puce
à l’oreille), en crime de droit commun, venu « d’en bas », et
le véritable Crime tel que mis à jour au vingtième siècle, et
dont nous perçons ici l’essence : le crime d’État, celui-là qui
se fait passer pour la Loi pleinement positive, alors qu’elle se
fonde sur une « force de Loi » in-fondée, transgressive parodi-
quement, non-événementielle. Et cette parodie-là, de Hitler à
Bush, on le sait, est tout sauf « drôle » ; mais la parodie n’était
pas, à son origine (la musique d’église du seizième siècle), un
genre comique.
164 Mehdi Belhaj Kacem

C’est pourquoi nous assistons, de Guantanamo à Tarnac,


à tant de détentions préventives, où pas une seule preuve n’est
avancée pour justifier la détention et la torture, psycholo-
gique et/ou physique, de ceux qui sont emprisonnés. Dans ses

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes
Commentaires sur la société du spectacle, Debord fait cas prémo-
nitoire de la situation suivante : « L’intérêt actuel de la justice
répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus
vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est l’emballage, ou
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Tiago Cfer Tiago - 179.157.121.183 - 08/12/2016 23h27. © Editions Lignes

l’étiquette : la barre de codage. Tout ennemi de la démocratie specta-


culaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties
spectaculaires. […] En 1978, sur le cas de Gabor Winter, jeune
ouvrier typographe principalement accusé, par le gouvernement de la
République Fédérale Allemande, d’avoir rédigé quelques tracts révolu-
tionnaires, Mlle Nicole Pradain, représentant du ministère public
devant la Chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, a vite
démontré que “les motivations politiques”, seule cause du refus d’extra-
dition prévue par la convention franco-allemande du 29 novembre
1951, ne pouvaient être invoquées :“GaborWinter n’est pas un délin-
quant politique, mais social. Il refuse les contraintes sociales. Un vrai
délinquant politique n’a pas de sentiment de rejet devant la société. Il
s’attaque aux structures politiques, et non, comme Gabor Winter, aux
structures sociales.” La notion de délit politique respectable ne s’est vue
reconnaître en Europe qu’à partir du moment où la bourgeoisie avait
attaqué avec succès les structures sociales antérieurement établies. La
qualité de délit politique ne pouvait se disjoindre des diverses inten-
tions de la ciritque sociale. C’était vrai pour Blanqui,Varlin, Durutti.
On affecte donc maintenant de vouloir garder, comme un luxe peu
coûteux, un délit purement politique, que personne sans doute n’aura
plus jamais l’occasion de commettre, puisque personne ne s’intéresse
plus au sujet ; hormis les professionnels de la politique eux-mêmes, dont
les délits ne sont presque jamais poursuivis, et ne s’appellent pas non
plus politiques. Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux.
Mais de tous les crimes sociaux, aucune ne devra être regardée comme
pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque
chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop
patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être blâmée. »

Vous aimerez peut-être aussi