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le veilleur de nuit
Daniel Keene
PERSONNAGES
Note : Les vers que cite Hélène (pages 35 et 41) sont extraits de :
Un chant d’amour de l’impératrice Wu – Wu Zetian
Traduction Stéphane Feuillas
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Acte Un
Été.
Début de soirée.
La terrasse et le jardin d’une grande maison.
L'ombre des arbres.
Trois chaises de jardin et une petite table sont installées sur la pelouse.
Michel et Hélène.
en bas et on les observait. Ils s’asseyaient dans l’herbe tous les deux, dans les bras l’un
de l’autre. Ils ressemblaient davantage à des enfants qu’à nos parents.
HELENE – Ils ont été heureux. Longtemps.
Pause.
Qu’est-ce que tu as contre lui ?
MICHEL – C’est pas aussi simple que ça.
HELENE – Alors qu'est-ce que c’est ?
Pause.
MICHEL – J’aimerais, pour une fois, venir dans cette maison sans… avoir le sentiment
que venir ici est comme une remontée dans le temps. Le passé est… le passé. Qu’est-ce
qu’il reste ? Ce jour, cette heure, ce jardin… tel qu’il est, et non tel qu’il était. Le jardin
n’est plus beau. Il ne peut plus en prendre soin.
Pause.
Ces murs ne peuvent pas tenir le monde en respect. Le monde a changé. Nous avons
changé. En bien ou en mal ? Je ne sais pas. Ce n’est pas une question de bien ou de mal.
Il faut que nous soyons… tels que nous sommes, même ici, dans cette maison qui veut
tant dire pour nous, et qu’il nous faut laisser derrière nous.
Pause.
Je ne sais plus ce que je dis.
Pause.
Je parle, je ne fais que parler. Je parle trop. Je dis trop peu.
HELENE – Tu en dis assez. Tu dis ce que tu penses.
MICHEL – Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux ne rien dire.
HELENE – Peut-être que nous sommes restés trop longtemps sans rien dire.
Pause.
Papa passe tellement de temps dans une maison silencieuse.
Pause.
Parfois j’imagine à quoi ressemble ce jardin au milieu de la nuit. Les oiseaux endormis
dans les arbres, les feuilles du saule pleureur dégringolant jusqu’au sol comme un
obscur rideau, l’odeur et l’obscurité de la terre…
Pause.
MICHEL – Tu somnambulais dans le jardin, tu te souviens ?
HELENE – Eh bien, vous me le racontiez…
MICHEL – Maman s’inquiétait toujours à l’idée que tu tombes en descendant l’escalier.
Elle voulait que ta porte reste fermée à clef, mais papa le lui défendait. “Une maison ne
doit pas être une prison !” Il était très… catégorique. “Elle connaît le jardin”, disait-il.
“Mais dans son sommeil…?” Maman n’était pas convaincue. Elle passait ses nuits
allongée sans dormir, guettant le bruit de tes pas. Lui, évidemment, ça l’empêchait de
dormir. Je les entendais souvent se disputer !
HELENE – Et moi qui ne me doutais de rien.
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MICHEL – Papa est allé avec toi une fois. En fait, on était restés debout tous les trois,
postés dans le couloir devant ta chambre, à attendre que tu… apparaisses. Ce que tu as
fini par faire, je ne l’oublierai jamais, dans ta chemise de nuit jaune, et on a tous les trois
descendu l’escalier à pas de loup derrière toi. Papa t’a suivie dehors. Maman et moi
observions depuis le seuil de la cuisine. C’était une vision étrange. Cet homme dans la
force de l’âge marchant sur la pointe des pieds derrière sa petite fille… t’encadrant de
ses bras au cas où tu tomberais, mais sans te toucher, pour ne pas te réveiller.
Pause.
Tes enfants sont somnambules ?
HELENE – Pas que je sache. Peut-être qu’ils sont trop raisonnables. Jusque dans leur
sommeil. J’ai des enfants très raisonnables.
Pause.
MICHEL – Tu es heureuse, Hélène ?
HELENE – J’ai l’air malheureuse ?
MICHEL – Les gens qui sont malheureux… le paraissent rarement.
HELENE – Dieu que tu es sage, Michel.
MICHEL – Ne te moque pas de moi.
HELENE – Je me moquais de toi ?
Pause.
Je pense, Michel, que l'heure est peut-être venue de se souvenir. Je sais ce que tu veux
dire quand tu dis que venir dans cette maison, c’est comme de revisiter le passé. Mais
pour lui ce n’est pas comme ça, seulement pour nous.
Pause.
Je suis heureuse. Aussi heureuse que je peux l’être. J’ai toujours été encline à… la
mélancolie. Je n’ai pas besoin de te dire ça, toi moins que personne. Tu me disais sans
cesse de faire le compte de mes petits bonheurs. Tu avais toujours l’air si vieux et sage
quand tu disais ça. Je doute que tu aies vraiment su ce que tu disais. C’était une chose
que disait maman. Mais elle savait ce qu’elle entendait par là, elle savait… combien les
petits bonheurs passent, et combien le vrai bonheur peut être bref.
Michel sourit et prend la main d’Hélène dans les siennes.
MICHEL – Je vais rentrer voir comment il va. Il est en train de faire ses bagages ?
HELENE – Il veut tout faire tout seul. Il ne peut pas emporter grand-chose avec lui.
MICHEL – Peut-être ça pourrait le soulager de dire adieu à cette maison, à tout ce qui se
trouve ici. Ça pourrait… le libérer.
HELENE – Mais s’il n’a pas envie d’être libre ?
Pause.
MICHEL – Seul un fou se brise le cœur sur ce qui n’est plus. C’est un vieux dicton.
HELENE – S’il te plaît, Michel, ne le… bouscule pas.
MICHEL – Je lui parlerai du cerisier.
HELENE – Merci Michel.
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retrouver. Chaque jour que tu passes avec tes enfants est un jour qui ne reviendra
jamais. Il y a d’autres choses qui demeureront toujours avec toi, ou qui te seront
rendues. Mais tes enfants ne reviennent jamais. Chaque jour de leur vie est un départ.
Même lorsque tu les accueilles en ce monde, tu leur dis adieu.
HELENE – Tu fais paraître tout cela bien triste.
GILLES – Non, ce n’est pas triste. C’est très beau. Mais il faut te faire une raison. Tout
ce qui est beau réclame une forme de sacrifice.
Gilles allonge le bras, cherchant la main d’Hélène.
HELENE – Je suis juste ici, papa.
Elle prend sa main.
GILLES – Je sais.
Pause.
HELENE – Il ne fait plus très chaud. Tu veux rentrer ?
GILLES – Rentre toi si tu veux. Moi ça va.
HELENE – Tu vas prendre froid.
GILLES – Je m’assieds ici tous les soirs. J’attends les oiseaux. Ils viennent toujours à la
même heure. À l’instant précis où le soleil se couche. Comme ça je sais quand il
commence à faire nuit. Ce sont mes messagers, mes petits Mercure. J’aime bien les
écouter. Ce qu’ils peuvent jacasser à la tombée du jour.
HELENE – Papa… rentre.
GILLES – Non, je ne rentrerai pas.
Il retire sa main de la main de sa fille.
J’ai des choses auxquelles penser. Il est temps que j’y pense. J’ai tout laissé traîner,
traîner si tard. C’est normal, j’imagine. Tu ne dois jamais penser à la fin, mais essayer
de vivre… dans l’écho du commencement. Il n’y a que des commencements.
Pause.
HELENE – Tu veux que je te laisse seul un moment ?
Il ne répond pas.
Elle se lève.
J’ai des choses à faire dans la maison. Il y a tant à faire. Michel est en train de préparer à
dîner.
GILLES – Je n’ai pas très faim.
HELENE – Connaissant Michel, il n’y aura pas grand-chose à manger.
Gilles ne répond pas.
Hélène hésite un moment, puis part discrètement.
Après une pause :
GILLES – Quand tu es née, le plus fort sentiment que j’ai eu… c'était celui d'être mortel.
Il m’a soudain semblé que jusqu'à ta venue au monde il n’y avait eu aucune raison,
hormis mon propre désir, de rester en vie. Il n’y avait aucune… nécessité. J'en suis resté
tout ébahi. C’était comme une révélation. Mais je ne savais pas trop si je devais ou non
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m’en réjouir. Je crois que j’ai essayé, pendant un temps, de nier ce que je ressentais. Ce
que je ressentais semblait être comme une trahison. De moi-même je veux dire. Ma vie
n'avait-elle pas eu de sens jusqu'alors ? Sans compter qu'il s'en était trouvé d’autres pour
me dire qu’ils avaient besoin de moi, qu’ils…
Pause.
Qu’ils seraient perdus sans moi.
Pause.
Je n’ai pas dit à ta mère ce que j'éprouvais. Pas avant longtemps. Quand je lui ai dit, elle
m’a simplement souri, comme si j’avais dit la chose la plus naturelle au monde.
Pause.
Entre-temps mes sentiments de trahison avaient passé. Tu étais encore bébé. Quand je te
regardais je voulais, par-dessus tout, que tu aies un père à tes côtés à mesure que tu
deviendrais femme. Je ne voulais pas être… une absence.
Pause.
Je ne voulais pas que tu te sentes seule par ma faute.
Pause.
Et j’avais confiance en moi. Oui. Confiance. Vieux patriarche que je suis.
Pause.
Hélène ?
Michel apparaît depuis la maison.
MICHEL – Papa…
Il s’approche de son père.
GILLES – Où est Hélène ?
MICHEL – Au téléphone. Elle dit bonsoir aux enfants.
Faibles cris d’oiseaux.
Gilles écoute.
Michel s’assied à ses côtés.
Après une pause :
GILLES – Tu repars quand ?
MICHEL – Demain soir. J’aimerais rester plus longtemps, mais —
GILLES – Tu n’es pas obligé de rester plus longtemps.
Pause.
MICHEL – Il y a eu des offres pour la maison ?
GILLES– Je ne sais pas. Je laisse mon notaire s’en occuper. Il est beaucoup plus
gourmand que moi.
MICHEL – Il n’était pas intéressé, monsieur Hervé ?
GILLES – Ce vieux schnoque. Il n’avait pas les moyens de racheter les meubles du salon.
MICHEL – Son entreprise a l’air de bien se porter.
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GILLES – Son entreprise ? Mmm. Carrelages. Comment un homme peut-il passer sa vie
à vendre du carrelage ? Quoi qu’il en soit, c’est l’entreprise de son fils à présent. Le
vieux s’est fait renvoyer comme un malpropre il y a environ deux ans de ça. Il ne s’est
pas plaint. Il est comme ça. Il s’excuserait de se trouver sur la trajectoire si tu lui pissais
dessus. Il ne fait plus rien que traîner son ennui dans toute la maison, à embêter sa
femme, ou il va s'asseoir dans le parc à faire des mots croisés en laissant les pigeons se
percher sur sa tête.
MICHEL – Je croyais que c’était un ami à toi ?
GILLES – C’en est un. Je le connais depuis qu’il a seize ans.
Pause.
Quelqu’un achètera la maison. Je ne veux pas savoir qui c’est.
Pause.
MICHEL – Peut-être qu’on aurait pu garder la maison. La louer.
GILLES – La louer ? Elle tombe en morceaux. Je veux la voir vendue. Telle est ma
décision.
Pause.
Mon arrière-grand-père a bâti cette maison. Il avait une grande famille. Ils sont tous
partis maintenant, eux tous, tous mes parents. Ils ont tous été perdus en cours de route.
Ce ne sont plus que des ombres. Ils vivaient dans ces chambres. Il y avait un piano dans
le petit salon quand j’étais enfant. Il était toujours désaccordé. Tous partis. Des ombres.
Je me tenais là dans le vestibule et la lumière brillait à travers le vitrail autour de la
porte d’entrée. Rouge, verte et bleue. J’attendais quelque chose. Qu’il arrive quelqu’un.
Un visiteur. Il y avait toujours des visiteurs. Qui donc, je ne me souviens plus. Ils
jouaient du piano le soir. On m’envoyait dans ma chambre. Qui était en vie à l’époque ?
Maman et papa. Des oncles et des tantes. Combien de gens ont séjourné dans cette
maison ? Il y a trop de chambres ! Ta mère ne savait plus où donner de la tête. Il ne
restait plus personne. "Ce Mausolée, disait-elle. Sors dans le jardin, Gilles. Sors, sors
donc… !"
Il allonge le bras, cherchant la main de Michel.
Tiens-moi la main, Michel.
Michel prend la main de son père.
MICHEL – Je suis là.
GILLES – Oui, tu es là.
Gilles retire sa main et touche le visage de son fils.
Tu vieillis.
MICHEL – Oui.
Pause.
Comment te sens-tu, papa ?
GILLES – Je me sens comme d'habitude. Ma mémoire n'est plus très fidèle.
Gilles s’empare à nouveau de la main de Michel. Il sourit.
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Je ne me souviens plus de la couleur de la robe que ta mère portait la première fois que
je l'ai invitée à dîner. On se connaissait depuis quelques semaines à peine. Elle était si…
Pause.
Elle semblait rayonner.
Pause.
C'était le plein hiver. Très froid et très gris. J’étais maussade, suivant mon habitude, et
ce par tous les temps. Mes souliers craquaient, j’allais et venais tout courbé comme un
point d’interrogation, je songeais à me laisser pousser la barbe… toutes les choses
habituelles, en phase avec l’époque et assorties à mon incertaine condition. J’étais un
jeune homme qui sentait que sa jeunesse se fanait.
Pause.
La nuit je tremblais. J'avais le sentiment de vivre suspendu dans l’éternité comme une
araignée sur sa toile.
Pause.
Je me souviens de la couleur de la nappe. Je me souviens même de la couleur du liseré
autour des grandes assiettes. Rouge. Et je me souviens de la couleur de la fleur que je
lui avais achetée. Elle l’avait épinglée à sa robe. Juste ici, sur sa poitrine. Mais de quelle
couleur était sa robe ? Ça, je ne le sais plus. Des petits morceaux de mon passé ne
cessent de s’évanouir. Je vieillis bien sûr… les souvenirs s'estompent avec l’âge.
Pause.
Je suis content que tu aies pu venir. Même pour très peu de temps. On ne se voit pas
assez. Mais c'est peut-être ainsi que tu le veux.
MICHEL – Je resterais plus longtemps si je pouvais.
GILLES – Tu travailles sur quoi en ce moment ?
MICHEL – Je photographie des bâtiments, en Italie. Des bâtiments industriels, des lieux
désaffectés. C’est pour un livre sur le déclin de l’industrie régionale et les effets que ça
a sur la vie des gens.
GILLES – Ça a l’air très louable.
MICHEL – Je ne sais pas si c’est louable ou non. Ça ne fera aucune différence pour les
gens dont parle le livre.
GILLES – Et ça paie ?
MICHEL – Moins que je ne voudrais.
GILLES – Alors tu le fais sur la base de bonnes intentions.
MICHEL – Comment peux-tu me soupçonner d’une chose pareille ?
GILLES – Je te connais encore un peu.
Pause.
MICHEL – Papa… cet endroit où tu vas…
GILLES – Hélène l’a vu, elle dit que ça va.
MICHEL – Tu en sais quoi ?
GILLES – Tu en sais quelque chose ?
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GILLES – Je ne ferais rien de ce à quoi elle se serait… opposée. Tu dois te souvenir que
je la connaissais mieux que toi. Ta mère et moi avions nos différends, et nos tracas.
Mais nous nous sommes aimés longtemps. Tu étais à peine une grande personne quand
elle est morte.
HELENE – Si je l’étais.
GILLES – Bien sûr, oui, mais encore jeune.
HELENE – Ça ne veut pas dire que je ne la connaissais pas.
GILLES – Je ne suis pas en train de dire le contraire.
HELENE – Alors qu’es-tu en train de dire ?
GILLES – Pas la peine de se disputer.
MICHEL – S’il te plaît Hélène…
HELENE – Je ne me dispute pas.
MICHEL – Si.
GILLES – Chut, chut, chut.
Pause.
Si tu veux le lire, lis-le. Si tu ne veux pas, alors…
Il hausse les épaules.
Hélène s’éloigne vers la maison.
Tu sais, Hélène, les enfants aussi doivent dire adieu à leurs parents.
Elle s’arrête et se retourne.
Du moins doivent-ils au bout du compte dire adieu à l’idée qu’ils se faisaient de leurs
parents. À mesure que tu devenais femme, nous changions nous aussi. Quand Michel et
toi n’avez plus été là, Geneviève et moi étions de nouveau seuls, enfin. Mais nous
n’étions plus les gens que nous étions auparavant. Est-ce si dur à comprendre ?
Après une pause :
HELENE – (doucement) Lis-le, Michel.
Michel ouvre le journal.
Après une pause, il lit :
MICHEL – “Toute la journée assis sur la terrasse. À parler de tout et de rien. Gilles reste
un long moment parfaitement immobile comme le soir approche. Mes mains se mettent
à trembler. Je ne sais pas pourquoi.
Pause.
Le jardin est de toute beauté dans les derniers rayons du soleil. La nuit tombe. La lune
est presque pleine. L’air est lourd. J’ouvre toutes les fenêtres à l’étage.”
Michel tourne la page.
Hélène revient vers lui.
Il lit :
“Gilles reste longtemps attablé à la cuisine après le petit déjeuner, tête baissée, mains
jointes sur les genoux. Je lui caresse les cheveux. Il ne bouge pas. Plus tard le ciel se
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couvre de nuages. Tous les chiens du voisinage se mettent à aboyer. Vers midi, Gilles,
gravit l’escalier, très lentement, une marche après l’autre. Il s’endort dans le fauteuil
devant la fenêtre de la chambre. En fin d’après-midi il commence à pleuvoir. Je me
penche sur lui, comme on se penche sur un enfant qui dort. Sa respiration est forte et
régulière.”
Il marque une pause.
Il tourne une autre page.
Hélène s’approche de Michel.
Elle lui prend le livre des mains et le referme.
GILLES – Geneviève n’a jamais aimé être seule.
Pause.
Je n’ai presque aucun souvenir de ce qu’elle décrit. Quand elle me l’a lu pour la
première fois j’étais sûr qu’elle avait tout inventé. Je l’appelais “son roman”. Je la
taquinais souvent là-dessus. Gentiment, bien sûr… gentiment.
Gilles se lève lentement.
Il repose son verre sur le plateau.
Il se tourne vers Hélène et Michel.
Quand la maladie de votre mère a… atteint son stade terminal, elle a cessé d’écrire dans
son journal. Mais elle m’en lisait chaque jour quelques paragraphes. Je m’asseyais au
bout du lit et j’écoutais. Comme un petit garçon auquel on aurait lu un conte de fées.
Pause.
Ce n’est pas un livre bien long.
Il se tourne et repart vers la maison.
Hélène s’assied au coté de Michel. Elle baisse les yeux sur le journal.
MICHEL – C’est un cadeau, Hélène. Prends-le.
Pause.
HELENE – Je comptais ne rien prendre. Je me disais qu’il vaudrait mieux… que tout
disparaisse. Ce ne sont que des objets, des objets inutiles. Est-ce que je dois me sentir
comme ça ?
MICHEL – Je ne sais pas.
HELENE – Puis je me suis dit, non, je veux tout prendre, le moindre meuble, la moindre
photo sur le moindre mur, les assiettes et les couteaux et les cuillers dans les tiroirs de la
cuisine, les rideaux dans les chambres, les tapis et le portemanteau… et le… et la…
Elle se tait.
Michel prend sa sœur par l'épaule.
Hélène baisse les yeux sur le journal et fait à nouveau courir ses doigts sur la
couverture.
Pourquoi lui en faire la lecture ?
MICHEL – Peut-être qu’il ne lui restait plus rien d’autre à dire.
Pause.
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Acte Deux
Nuit.
De la lumière se répand depuis les fenêtres de la maison.
Une table et trois chaises ont été installées sur la terrasse.
La table est dressée pour le dîner et il y a des bougies qui brûlent.
Le jardin est plongé dans l’obscurité.
Gilles est assis seul à la table.
Il verse le fond d’une bouteille de vin dans son verre.
Il boit.
Après une pause, doucement :
Michel sort de la maison avec à la main une bouteille de vin, qu’il pose sur la table.
MICHEL – Plus qu’une bouteille après celle-ci.
Michel s’assied à la table.
Il verse du vin, pour lui et son père.
GILLES – J’apprécie davantage le vin aujourd’hui que jamais. Je me dévergonde sur mes
vieux jours. Ce que je tiens pour un exploit.
Il boit.
Michel en fait autant.
C’est quoi que je sens cuire ?
MICHEL – Du bœuf au thym et aux champignons.
GILLES – Un festin !
MICHEL – C’est une des rares choses que je sais faire. Je mange dehors la plupart du
temps.
GILLES – Tu manges toujours seul ?
MICHEL – En général.
GILLES – Il n’y a pas de… compagne ?
MICHEL – S’il y en avait, je te le dirais.
GILLES – Je suis juste curieux.
MICHEL – Je voyage tellement qu’apparemment je n’ai guère de temps à consacrer…
aux compagnes.
GILLES – On trouve toujours le temps.
MICHEL – Peut-être que pour l’instant je n’ai envie d’être avec personne.
GILLES – Ne deviens pas seul, Michel.
MICHEL – Je le suis déjà, papa.
Pause.
GILLES – Cher Michel…
Hélène sort de la maison.
Elle a dans les mains le journal de sa mère, qu’elle pose sur la table.
Michel lui verse un verre de vin.
HELENE – Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas attablés dehors pour dîner tous les trois.
GILLES – Il y a des bougies ?
HELENE – Oui.
Gilles fait courir sa main sur la nappe.
GILLES – Et le beau linge.
HELENE – J’ai mis un temps fou à le retrouver. Les armoires sont dans une telle pagaille.
GILLES – Je n’ai pas pris soin des choses autant que j’aurais dû.
MICHEL – Tu as toujours madame Aimar une fois par semaine…
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GILLES – Elle est aussi lamentable que moi. Quand elle arrive, on s’assoit et on parle.
Elle travaille un peu. On prend un verre de vin tous les deux à la fin de la journée. Je
n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fait dans la maison. Je ne demande pas.
HELENE – Ça prendra plusieurs jours… de tout vider. Je ne peux pas rester —
GILLES – Pas besoin que tu restes.
HELENE – Ça ne me plaît pas, l’idée que quelqu’un d’autre le fasse.
GILLES – Nous savions que ce jour viendrait, mais nous n’avons rien fait. Nous avons
trop laissé traîner les choses. Peut-être que nous l’avons fait exprès.
MICHEL – Papa…
GILLES – Nous n’avons plus à nous soucier de cette maison. Quelqu’un d’autre en fera
bon usage. Elle sera son refuge. Le jardin le récompensera, s’il sait comment le soigner,
comment y travailler. Tout sera beau de nouveau.
Pause.
J’ai fait si peu attention ces derniers temps, si peu attention à rien.
Pause.
Tu as lu le journal, Hélène ?
HELENE – En partie. Je l’ai mis là sur la table avec nous.
Pause.
GILLES – Demain j’entame une autre vie. Ma deuxième vie sera… plus brève que la
première. Combien de vies je peux vivre ? Devrais-je pleurer chacune d’elles quand elle
vient à passer ? Qu’est-ce qui passe et ne mérite pas qu’on le pleure ? De quoi peut-on
se réjouir… sans que le poids de sa fin vienne peser sur le cœur ?
Pause.
Encore un peu de vin, s’il vous plaît.
Gilles tend son verre ; Michel le remplit.
HELENE – Michel et moi sommes ici pour toi, papa. Que veux-tu que nous fassions ?
GILLES – Je veux que vous soyez de bons enfants.
MICHEL – Et nous faisons comment ?
GILLES – Aucune idée.
Pause.
HELENE – Il faut que nous décidions quoi faire de tout ce qu’il y a dans la maison. Nous
aurons le temps. Personne n'emménagera tout de suite.
GILLES – Il n’y a rien à décider.
MICHEL – Comment ça ?
GILLES – Mon notaire a appelé tout à l’heure. Monsieur Hervé a fait une offre pour la
maison. Je n’ai pas demandé combien il offrait. J’ai simplement dit à mon notaire de
l’accepter.
HELENE – Pourquoi tu nous as rien dit ?
GILLES – Je vous le dis maintenant.
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Et comme avec les souvenirs, plus j’essayais de me raccrocher à ce que je voyais, plus
ces choses devenaient fragiles, indistinctes, brisées et incertaines. Jusqu’à ce qu’il n’y
ait plus rien.
Pause.
J’ai des souvenirs bien sûr, oui, j’ai des souvenirs. Mais je n’ai rien… à quoi les
confronter. Ils sont comme des rêves que je ne comprends pas. Il se peut que l’arbre
dont je me souviens qu’il se dressait dans le coin du jardin ne ressemble plus à cet
arbre-là. Je peux seulement me souvenir de l’arbre tel qu’il était… ce que j’essaie de
dire c’est… que j’ai oublié comment voir, j’ai oublié ce que c'est de voir. Et donc les
souvenirs que j’ai des choses que j’ai vues sont de moins en moins… compréhensibles.
Va savoir, je suis peut-être devenu fou.
Pause.
Ce que j’essaie de dire, Hélène… c’est que j’ai le sentiment de ne plus appartenir à ce
monde, le monde auquel tu appartiens, du moins pas complètement. Certaines des
choses qui comptent pour toi… ne comptent plus pour moi.
Pause.
Tu comprends ?
HELENE – Oui, je crois. Je ne sais pas, papa.
GILLES – Essaie. S’il te plaît essaie.
Pause.
Où est Michel ?
MICHEL – Juste ici.
Il vient à la table et sert à Gilles un verre de vin.
Je ne retrouvais pas l’ouvre-bouteilles. Il était dans ma poche.
GILLES – Le dîner aussi, il est dans ta poche ?
MICHEL – Ce ne sera pas long.
Hélène lève son verre.
HELENE – Un toast.
Michel et Gilles lèvent leurs verres.
GILLES – À quoi porterons-nous un toast ?
MICHEL – À monsieur Hervé ?
GILLES – Ce vieux radin. Il nous a sans doute escroqués.
Ils boivent.
Après une pause, Hélène ouvre le journal.
Elle tourne quelques pages et en choisit une au hasard.
Elle lit :
HELENE – “C’est un tort semble-t-il que d’imaginer une vie autre que celle que nous
avons. J’en imagine pourtant une. Je veux pouvoir dire à Gilles : "Regarde comme les
cerises sont rouges." Voilà l’autre vie que j’imagine. Une vie aussi simple que ça.”
Pause.
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HELENE – Maman ne te faisait pas mystère de ses dessins. Comment pouvait-elle t’en
parler ? Ils étaient pour elle, rien que pour elle.
Gilles ne réagit pas.
Il se dirige vers la maison.
MICHEL – Où est-ce que tu vas ?
GILLES – Il y a une très bonne bouteille de Bordeaux dans l’armoire du salon. Un
cadeau que m’a fait madame Aimar à Noël dernier. Je l’avais complètement oublié.
Il va dans la maison.
Michel rend le journal à Hélène.
Après une pause :
HELENE – Je pensais qu’il aurait su pour les dessins.
MICHEL – Pourquoi elle lui aurait dit ?
Pause.
MICHEL – Je vais voir comment il va.
Il va dans la maison.
Hélène ouvre le journal.
HELENE – (lisant) “Ce matin une libellule s’est posée sur le dos de la main de Gilles
alors qu’il était assis sur la terrasse dans le soleil du matin. La libellule scintillait tel un
bijou bleu-vert. Ses ailes tremblaient si, mais si légèrement, chatoyantes. Gilles a bougé
la main et la libellule est montée tout droit dans les airs, elle s’est attardée un moment,
puis s’est envolée si vite que je n’ai pas eu la moindre idée d’où elle allait.”
Elle ferme le journal et le repose sur la table.
Elle se lève puis marche jusqu’à la lisière de la terrasse, le regard perdu par-delà le
jardin obscurci.
Après une pause, elle parle très doucement.
Maman, où es-tu ?
Pause.
Quand tu pensais que personne n’observait, je t’observais. Je te voyais te brosser les
cheveux devant la glace, je te voyais enfiler ta chemise de nuit, je te regardais pendant
que tu dormais. Quand ces choses sont-elles arrivées ? Pourquoi ai-je le sentiment
qu’elles arrivent encore, que tu es quelque part dans la maison et que tout ce que j’ai à
faire est de te trouver ? Pourquoi je ne peux pas te trouver ?
Elle quitte la terrasse et peu à peu commence à s’enfoncer dans l’obscurité.
Quand tu as su que tu étais mourante, maman, quand tu as su… pourquoi tu ne m’as pas
appelée ?
Pause.
J’aurais marché jusqu’à toi dans mon sommeil.
Pause.
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Maman, j’aimerais que tu puisses voir mes enfants. Jean se souvient de toi, un peu. Les
souvenirs qu’il a de toi sont si petits… il t’imagine plus qu’il ne se souvient de toi. Tu
es si grande dans son petit monde.
Pause.
Quand je regarde mes enfants je pense à toutes les choses que je ne laisserai jamais leur
arriver.
Pause.
On ne doit jamais leur mentir. Bien sûr, on leur mentira souvent. Et ils se mentiront à
eux-mêmes. On se ment tous à soi-même, non ? Mais on endure. Nous avons appris à
endurer. Sans savoir que nous apprenions à le faire.
On ne la voit presque plus dans l’obscurité du jardin.
Michel sort de la maison, une bouteille de vin à la main.
MICHEL – Hélène ?
HELENE – Oui. Je suis là.
MICHEL – Qu’est-ce que tu fais ?
HELENE – Il se pourrait que je somnambule. Ne me réveille pas.
MICHEL – Reviens à table.
HELENE – Je n’ai pas la moindre envie de dîner.
MICHEL – Moi non plus, papa non plus d'ailleurs. Il est monté dans sa chambre.
HELENE – Tout va bien ?
MICHEL – Il est juste… très fatigué.
HELENE – Oui, je sais.
Elle tourne le dos à l’obscurité et revient vers la terrasse.
MICHEL – Prends donc un autre verre de vin avec moi. Il est forcément bon. Je suis sûr
qu’il le gardait sous clef rien que pour lui.
HELENE – Je vais monter lui dire bonsoir.
MICHEL – Prends d’abord un verre avec moi.
Elle s’avance sur la terrasse.
S’il te plaît.
Elle s’assied à la table.
HELENE – Il boit trop.
MICHEL – Moi aussi.
HELENE – Je sais.
Michel ouvre la bouteille.
MICHEL – C’est mon seul vice… en admettant que ce soit un vice.
HELENE – Tu te soûles très souvent ?
MICHEL – C’est quoi “très souvent” ?
HELENE – Je ne sais pas trop.
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MICHEL – Ton petit mari sait boire, ça ne fait aucun doute. Je ne tiens jamais la cadence
avec lui.
HELENE – Oui, Bertrand a… des talents particuliers, c’est vrai.
Michel verse du vin pour chacun d’eux.
MICHEL – Tu as à peine parlé de lui.
HELENE – J’aurais dû ?
MICHEL – Non, mais…
HELENE – Il a emmené les enfants chez sa mère. Elle adore les voir, toujours. Elle les
gâte terriblement. Elle gâte aussi Bertrand. Je ne sais pas à qui cela fait le plus plaisir
d’aller là-bas, à lui ou aux enfants. Moi bien sûr je ne le gâte pas. Il aimerait bien. Mais
je ne saurais pas comment faire.
MICHEL – Hélène…
HELENE – Non, ne me demande rien.
Elle lève son verre.
À nous.
MICHEL – (levant son verre) À nous.
Ils boivent.
HELENE – Je devrais aller auprès de lui ?
MICHEL – Je pense qu’on devrait le laisser seul un petit moment.
HELENE – Nous l’avons laissé seul… un long moment.
MICHEL – Pour les regrets, c’est un peu tard Hélène, même papa sait ça.
HELENE – Oui, je sais.
Pause.
Je suis très seule. Je t’ai dit ça ? Je sais que je ne t’ai pas dit ça. Comment je pourrais te
dire ça ? Toi aussi tu es seul. Je sais bien.
Pause.
Tu es souvent si, mais si gentil avec moi Michel. Je n’ai pas toujours compris pourquoi.
MICHEL – Parce que je t’aime.
Pause.
HELENE – Nous avons fait trop peu attention.
MICHEL – Nous avons fait ce que nous avons fait. Et maintenant, quand nous revenons
ici, qu’apportons-nous avec nous ? Le vent froid dans les coutures de nos vêtements et
la lassitude sur nos visages.
Hélène tend le bras et prend Michel par la main.
HELENE – Viens avec moi.
MICHEL – Où ?
Elle se lève et saisit l’autre main de Michel.
Somnambuler.
MICHEL – Quoi ?
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Elle fait rapidement le tour de la table, entraînant Michel avec elle, soufflant les
bougies au passage.
HELENE – Viens avec moi. Là-bas, dans le noir. Il n’y a pas de lune ce soir. Tu n’auras
même pas à fermer les yeux. Mais nous serons à l’abri. Je connais mon chemin. Tiens
bon ma main.
Elle l’entraîne vers la lisière de la terrasse.
MICHEL – Je suis obligé ?
HELENE – Tu as peur du noir ?
Ils passent de la terrasse au jardin.
MICHEL – Il commence à faire froid.
HELENE – C’est ta dernière chance, Michel. Je connais le jardin dans le noir. Tu veux
découvrir ce que ça fait ?
MICHEL – Est-ce que j’ai le choix ?
HELENE – Non. Viens avec moi.
Elle l’entraîne dans l’obscurité.
Elle rit.
MICHEL – Hélène, Hélène… ne lâche pas ma main.
HELENE – Viens et trouve-moi.
MICHEL – Hélène !
Hélène rit de nouveau dans l’obscurité.
Longue pause.
Gilles sort lentement de la maison.
Il porte un pyjama et une robe de chambre.
Il s’arrête un moment, à l’écoute.
Il explore la table à tâtons.
Il trouve la bouteille de vin ; il trouve un verre.
Il s’assied à la table et se verse un peu de vin.
Il boit.
GILLES – J’ai faim. Peu importe. C’est bien qu'un homme ait faim de temps en temps.
Pause.
Il faudrait vraiment qu’on invite monsieur Hervé à dîner un de ces jours prochains. Il ne
travaille plus tu sais. Oui, il a pris sa retraite. Je ne sais pas ce qu’il fait de toute la
journée. Ça fait longtemps que je ne lui ai pas parlé. Nous étions amis autrefois.
Pause.
Ce serait bien qu'Hélène et Michel soient là aussi. Il les connaît depuis qu’ils sont petits.
Pause.
J’ai repensé au jardin. Peut-être qu’on devrait engager quelqu’un qui vienne s’en
occuper. Il nous a procuré tant de joie au fil des ans. Ce serait dommage de le laisser
30
bêtement mourir. Enfin, pas mourir complètement bien sûr. Quelque chose survivra en
dépit de notre négligence. Ma négligence.
Pause.
As-tu remarqué qu’il ne pousse aucune fleur sous le hêtre, en dehors des anémones ?
Elles fleurissent de bonne heure, avant que l’arbre ne soit en feuilles. L’ombre que
l’arbre projette en été fait qu’il n’est possible à rien d’autre de pousser dessous.
Il se lève et s’avance jusqu’à la lisière de la terrasse, laissant son verre de vin sur la
table.
Dans l’obscurité du jardin, Hélène rit à nouveau brièvement.
Oui, Hélène et Michel doivent venir. Nous pourrions dîner dehors, sur la terrasse. Ce
serait charmant.
Pause.
Hélène me manque.
Pause.
En avril les tulipes, les jonquilles et les myosotis, en mai les iris, en juin les roses et les
pavots… si rouges dans la lumière de l’été.
Pause.
Tu te souviens de la lumière de l’été, Geneviève ?
Il lève lentement les mains et les tend devant lui.
Regarde Geneviève… sur mes mains… des libellules !
La lumière commence à s’estomper.
Michel et Hélène s’interpellent dans le jardin.
HELENE – Michel, où tu es !
MICHEL – Hélène !
Obscurité.
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Acte Trois
Soir.
Le jardin baigne dans une pâle lumière tirant sur le jaune.
Des oiseaux crient depuis les arbres.
Un panier de cerises rouge sombre repose sur la petite table de jardin.
Longue pause.
Michel sort de la maison, portant un appareil photo et un trépied.
Il installe le trépied et l’appareil photo sur la pelouse, faisant sa mise au point sur le
panier de cerises.
Hélène sort de la maison.
MICHEL – Non, il n’a pas renoncé. Il est vieux. Il a juste envie de se reposer.
HELENE – Il a décrété que sa vie était finie… et pourtant il s’y cramponne encore.
MICHEL – Lui ? Comment ça ?
Gilles appelle depuis la maison.
GILLES – (hors scène) Michel… Michel !
Pause.
MICHEL – Pourquoi ne pas simplement accepter ce qu’il t’offre ?
HELENE – Je ne veux rien. C’est comme s’il avait mis la maison en morceaux et qu’il les
avait répartis entre nous. Il ne reste rien… rien d’entier. Ce qu’il veut me donner est son
ultime cadeau, son adieu. Je peux déjà en sentir le poids, là dans ma poitrine.
MICHEL – Comment est-ce que tu —
HELENE – Je lui expliquerai. Je trouverai un moyen.
Gilles appelle à nouveau.
GILLES – (hors scène) Michel !
HELENE – Il est à la cuisine avec madame Aimar. Elle est venue dire au revoir. Elle
pleure.
MICHEL – Évidemment. Elle a toujours pleuré pour un oui pour un non.
HELENE – Toi aussi elle veut te voir. Tu devrais y aller.
MICHEL – Je suis obligé ?
HELENE – Oui.
Michel soupire et se dirige lentement vers la maison.
Il s’arrête et se tourne vers Hélène.
Va !
Il se tourne à nouveau et entre dans la maison.
Hélène s’assied près de la petite table.
Elle prend une cerise dans le panier et mord dedans ; la cerise est amère.
Elle jette la cerise au loin.
Elle renverse la tête et ferme les yeux.
Après une pause, elle tire de la poche de sa robe le journal de sa mère.
Elle l’ouvre et le lit :
“J’ai tourné en rond aujourd’hui. Je ne me sens ni fatiguée ni reposée. La maison est
tellement silencieuse que je m'entends respirer.
Pause.
Écrire cela n’est en rien une consolation.”
Pause.
Elle tourne quelques pages.
Elle lit :
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“Aux petites heures de la nuit il crie dans son sommeil. Je pose ma main sur sa poitrine.
Le revoilà calme et tranquille. Je passe le restant de la nuit allongée sans dormir, à
observer le ciel par l’entrebâillement des rideaux. Notre chambre ressemble soudain à la
cabine d’un bateau, et nous naviguons quelque part. Juste avant l’aube je m’endors.”
Pause.
“Lumière du soleil à travers les jeunes feuilles. L’ombre des hautes branches.”
Elle regarde fixement la page pendant un long moment, puis referme le journal.
Gilles sort de la maison.
Il a dans les mains une boîte en carton, petite et oblongue.
GILLES – Hélène ?
HELENE – Ici papa.
Elle se lève et vient se camper devant lui.
GILLES – Je t’ai apporté quelque chose. Madame Aimar m’a aidé à le retrouver.
HELENE – Comment va-t-elle, madame Aimar ?
GILLES – Les grandes eaux. Je crois que monsieur Clément et elle ont eu une petite…
altercation. Elle est un peu plus susceptible que d’habitude.
HELENE – Je n’aime pas cet homme-là.
GILLES – Il a travaillé pour monsieur Hervé pendant bien des années. Je n'ai jamais su
en quoi consistait réellement son travail, si ce n’est qu’il était toujours là aux côtés de
monsieur Hervé. “L’ombre”, c’est comme ça qu’on l’appelait, ta mère et moi. Et même
aujourd’hui que monsieur Hervé a pris sa retraite, monsieur Clément est encore là. Il est
de ceux dont la vocation est de servir.
Gilles s’assied sur l’une des chaises de jardin.
Il tend la boîte à Hélène.
Hélène prend la boîte et l’ouvre ; elle en sort un éventail en papier rouge qu’elle
déploie.
Tu t’en souviens ?
Hélène lève bien haut l’éventail, l’admirant.
Il est à toi. Tu t’en étais servi dans une pièce de théâtre à l’école. Tu étais une élégante
dame chinoise, une impératrice. Tu avais pour costume ma vieille robe de chambre en
soie, la bleue, avec les petits dragons rouges brodés sur les poignets. Tu te souviens ?
HELENE – Oui, oui je me souviens.
GILLES – Tu étais très mignonne dans cette pièce, et très fière de toi par la suite.
Elle referme l’éventail.
HELENE – Merci papa.
GILLES – Il n’apparaîtra pas sur l’inventaire de monsieur Clément. Je pense que c’est là-
dessus que madame Aimar et lui se disputaient.
Pause.
HELENE – Papa…
GILLES – Oui ?
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HELENE – Et l’Impératrice, avec la même diligence que celle mise chaque soir à
composer ses poèmes, désassembla le manteau et lut chaque soir à l’Empereur les
poèmes de désir et de douleur qu’elle avait écrits pour lui…
GILLES – Qu’elle avait envoyés dans l’inconnu… sur les ailes du destin.
Pause.
MICHEL – J’avais complètement oublié.
Hélène verse le vin et tend leurs verres à Gilles et Michel.
HELENE – À l’Impératrice.
Ils lèvent leurs verres et boivent.
Après une longue pause :
MICHEL – Il est reparti, monsieur Clément ?
HELENE – Oui. La maison est vide.
Pause.
Excusez-moi.
Hélène s’en va et retourne dans la maison.
Après une pause :
GILLES – Hélène ne veut pas de l’argent.
MICHEL – Je sais.
GILLES – Elle a toujours été la même. Elle n’en fait jamais qu’à sa tête. Oh, je sais que
toi aussi, mais avec Hélène ça va plus loin que ça. Elle n’en fait qu’à sa tête, sachant
qu’elle est seule, absolument seule. C’est ça qui la motive.
MICHEL – Elle a également besoin de se savoir aimée.
GILLES – Oui. Bien sûr.
Gilles secoue la tête.
Hélène fera comme bon lui semble. Je ne peux pas la forcer à accepter ce que je veux
lui donner. C’est ma fille, mais ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas également une
inconnue.
Pause.
MICHEL – J’ai un peu honte de l’avouer, mais je ne sais pas grand-chose de la vie
d'Hélène. Je la vois de temps en temps. J’aime bien ses enfants. Je peux… tolérer son
mari. Mais je la regarde et je suis incapable de dire… ce qui l’anime. Quelque chose en
Hélène demeure toujours caché.
GILLES – Quelque chose demeure toujours caché en chacun de nous, Michel. En toi
aussi.
MICHEL – En moi ? Je me demande bien quoi ?
GILLES – Ne te le demande pas trop. Ce qui est caché a de bonnes raisons de l’être.
MICHEL – Peut-être, papa. Peut-être…
Michel va se poster à côté de son appareil photo.
Je peux te prendre en photo ? Toi tout seul. Un portrait.
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En avril les tulipes, les jonquilles et les myosotis, en mai les iris, en juin les roses et les
pavots. Le jardin s’ensemencera de lui-même. Nous pourrions même avoir quelques
fleurs des champs.
Hélène s’avance lentement vers Gilles.
Il n’y a pas de fleurs des champs dans le jardin. Davantage de couleurs, des couleurs
partout…
Pause.
HELENE – Il y a déjà tant de couleurs.
Gilles se tourne vers Hélène.
GILLES – Mais pas assez. Tu te souviens du jour où nous avons visité les jardins de
Giverny ? C’était quelque chose. Une orgie !
HELENE – Oui, c’était magnifique.
GILLES – Michel prenait déjà ses photos. Et Hélène… en avait le souffle coupé
d’émotion.
Pause.
HELENE – Oui.
GILLES – Bien sûr nous n’avons rien ici d’aussi vaste, d’aussi impressionnant, rien de
comparable à ça, mais il n’empêche, nous pouvons à notre manière créer quelque chose,
quelque chose de modeste.
HELENE – Oui.
Elle vient tout près de Gilles.
Il sent sa présence et allonge le bras, la cherchant.
Il lui donne le bras.
GILLES – Voilà que tu portes encore ma vieille robe de chambre.
HELENE – J’aime bien la porter.
GILLES – Je suis tellement plein de pensées aujourd’hui. Mon esprit est en feu.
HELENE – Vraiment ?
Il rit.
GILLES – Oui. Monet est en train de peindre des tableaux dans ma tête.
HELENE – Qu’est-ce qu’il peint ?
GILLES – Des choses qui n’ont jamais été, qui auraient pu être.
Pause.
Gilles retire son bras du bras d’Hélène et s’éloigne d’elle.
Il marche autour du jardin, Hélène le suivant de près.
On ne devrait jamais regretter ce qui aurait pu être. Bien fou celui qui se brise le cœur
sur ce qui est perdu.
Pause.
Tu regrettes quelque chose ?
Hélène ne répond pas.
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Tu n’es pas obligée de répondre. Je sais que tu as des regrets. Certains d’entre eux sont
les mêmes que les miens. C’est peut-être pour ça que nous restons unis.
Pause.
Nous aurions pu être plus heureux ensemble.
Pause.
Nous avons encore beaucoup de temps devant nous, Geneviève. Nous ne devons pas
l’oublier. Nous nous sentirons seuls pendant un temps, maintenant que nos oiseaux se
sont envolés. Il faut nous y attendre.
Pause.
Mais non. C’était il y a des années. Nous avons longtemps été seuls, non ? Parfois je
perds le fil du temps. J’en perds complètement le fil.
Pause.
HELENE – Que nous est-il arrivé ?
GILLES – Arrivé ? Rien d’extraordinaire. Nous avons passé ensemble le plus clair de
notre vie. Tu as été pour moi un grand réconfort. J’ai pourvu à tes besoins. Nous nous
sommes aimés, à notre manière. Nous n’avons pas été trop seuls, si ?
HELENE – Parfois je le suis.
GILLES – Oui, je sais.
Pause.
HELENE – Et j’ai peur parfois.
GILLES – De quoi ?
Pause.
HELENE – Le monde paraît si vaste. Le soir passe si lentement. Puis il fait nuit.
Pause.
Je me suis tenue dans le jardin les yeux fermés. J’ai essayé d’imaginer à quoi le monde
ressemblait pour toi.
Pause.
J’attends quelque chose. J’attends que tu rentres à la maison. Comme si tu étais parti
pour un long voyage.
Pause.
“Je vois le rouge devenir émeraude
et mes idées multiples et confuses.
Éparse et triste comme le sont ces branches,
tellement je pense à vous.”
GILLES – Je me souviens. Hélène était si belle. Ses yeux… regardant par-dessus son
éventail… si vifs !
Pause.
HELENE – Tu lui manques.
Gilles ne répond pas ; il fait oui de la tête.
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Où es-tu Gilles ?
GILLES – Je connais le chemin de mon retour.
HELENE – Je t’attends.
GILLES – Je sais.
Pause.
L’air est un peu frais. Il fait nuit ?
HELENE – Pas tout à fait. Tu as froid ?
GILLES – Non. Rentre toi. Ferme les fenêtres. Assure-toi que la porte d'entrée est bien
fermée à clef.
HELENE – Gilles…
GILLES – Je ne serai pas long.
Hélène se tourne lentement vers la maison comme Michel en sort.
Il est sur le point de dire quelque chose, mais Hélène porte un doigt à ses lèvres.
Je vais rester encore un peu.
Hélène va vers Michel ; ils entrent ensemble dans la maison.
J’aime bien être dehors au grand air. Sentir son souffle. Écouter.
Pause.
Voir.
Il s’avance vers les chaises de jardin.
Il allonge le bras en direction de la table et tâte le panier de cerises.
Il prend une poignée de cerises dans le panier.
Déjà ?
Il essaie de soulever le panier ; les cerises se répandent sur le sol.
Il appelle :
Hélène ! Michel ! Madame Aimar ! Il n’y a donc personne ?
Il s’assied sur l’une des chaises.
Après une pause :
Gilles, pourquoi tu t’obstines ? Tu es en train de larguer les amarres. Geneviève
s’endormira avec l’aube, avec le chant des oiseaux. La marée vous emportera tous les
deux au large. Et tous les jardins de paradis verdoieront dans le soleil derrière vous. Les
enfants riront, cachés dans les buissons…
Il allonge le bras pour attraper son verre de vin qui est posé sur la table ; il tombe sur
le journal et le prend.
Oui, nous aurions pu être plus heureux.
Michel sort de la maison avec un rouleau de pellicule.
MICHEL – Un dernier portrait, avant que la lumière s’en aille.
GILLES – J’ai renversé les cerises. Laisse-les donc. Où est mon vin ?
Michel tend son verre à Gilles.
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Je pourrais leur montrer le jardin… le soleil à travers les jeunes feuilles, l’ombre des
hautes branches.
Pause.
HELENE – Je vais aider Michel.
Gilles ne répond pas.
Hélène se tourne et entre dans la maison.
Longue pause.
GILLES – (avec douceur) Geneviève. Il faut nous dire adieu.
Il tend les mains devant lui.
Il se tient immobile.
Le plateau s’obscurcit.
Des oiseaux crient dans l’obscurité.
FIN