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le veilleur de nuit
Daniel Keene

traduction Séverine Magois

copyright © Daniel Keene 2006


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PERSONNAGES

Gilles : 65 ans. Il est aveugle.


Hélène : sa fille, 37 ans.
Michel : son fils, 35 ans.

Reste avec moi, Ariel, tant que je plie bagages,


Et de ton premier acte de liberté
Enchante mon départ…
W. H. Auden – La Mer et le Miroir

Note : Les vers que cite Hélène (pages 35 et 41) sont extraits de :
Un chant d’amour de l’impératrice Wu – Wu Zetian
Traduction Stéphane Feuillas
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Acte Un

Été.
Début de soirée.
La terrasse et le jardin d’une grande maison.
L'ombre des arbres.
Trois chaises de jardin et une petite table sont installées sur la pelouse.
Michel et Hélène.

HELENE – Combien de temps comptes-tu rester ?


MICHEL – Jusqu’à demain soir.
HELENE – Tu es obligé de repartir si vite ?
MICHEL – Oui.
HELENE – Pourquoi ?
MICHEL – J’ai du travail.
HELENE – Mais j’ai besoin de toi ici.
MICHEL – Je ne peux pas rester.
Pause.
HELENE – Pourquoi t’es-tu seulement donné la peine de venir ?
MICHEL – Tu m’as demandé de le faire.
HELENE – Mais pourquoi t’es-tu donné cette peine ?
MICHEL – Hélène, s’il te plaît…
HELENE – Après-demain cette maison sera vide. Bientôt elle sera vendue. Ça a toujours
été notre foyer, mais aucun d’entre nous ne reviendra jamais ici. Ça ne veut donc rien
dire pour toi ? Sais-tu au moins où sera papa ? Il sera là où il n’a jamais voulu aller. Ça
ne te fait donc rien ? Tu ne peux donc pas rogner quelques jours sur ton précieux travail
? Sais-tu combien il y a à faire ? Et qui prendra soin de lui ? Moi ? Seule ?
MICHEL – Il y aura des gens pour s’occuper de lui. Est-ce que ce n’est pas pour ça qu’il
va dans cet endroit ?
HELENE – “Cet endroit.” Sais-tu seulement comment ça s’appelle ?
MICHEL – J’ai oublié. Quelle importance ?
HELENE – Oui, il y aura des gens pour s’occuper de lui. Des gens qu’il ne connaît pas. Il
est fragile, et il a peur. Il ne l’admettra jamais, mais tu sais qu'il a peur.
Pause.
Michel ?
MICHEL – C’est toi qui as fait toutes les démarches. Je ne me suis mêlé de rien.
HELENE – Je t’ai dit tout ce que je faisais.
MICHEL – Et lui, tu lui as dit ?
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HELENE – Qu’est-ce que tu veux dire ?


MICHEL – Est-ce qu’il sait ce qui se passe ? Je veux dire, est-ce qu’il sait vraiment ?
HELENE – Bien sûr qu’il sait.
MICHEL – Je lui ai parlé quand je suis arrivé. Il m’a dit qu’il était inquiet pour le
cerisier. Il a fleuri avant l’heure. Il s’inquiète des effets qu’aura eus le gel. Il y aura des
cerises cette année. Il voulait savoir si je serais là pour l’aider à les cueillir. Il n’avait
pas l’air d’un homme sur le point de s'en aller.
HELENE – Il sait ce qui se passe. Mais il… rêve encore de choses. C’est dur pour lui de
lâcher prise. Il adore cette maison.
MICHEL – Il devrait arrêter de rêver et regarder les choses en face.
HELENE – Qui es-tu pour lui dire comment vivre ?
Pause.
MICHEL – On ne parle pas du même homme. Quand il te parle, il dit ce que tu as envie
d’entendre.
HELENE – Et quand je te parle, tu n’entends rien de ce que je dis.
MICHEL – J’ai entendu ça cent fois.
HELENE – Tu n’as donc pas de sentiments pour lui ?
MICHEL – Si. J’en ai. Tu sais bien. Mais qu’importent mes sentiments pour lui.
HELENE – Qu’est-ce qui importe ?
MICHEL – Qu’on en finisse avec toute cette histoire.
HELENE – C’en sera bientôt fini. D’ici demain soir. Après tu peux repartir. Tu peux
repartir dès maintenant si tu veux. Si tu aimes autant ne pas être là, alors va. Je peux
m’en sortir toute seule. Je pensais que tu aurais envie d’être là. Je pensais… peu importe
ce que je pensais. Peut-être que c’est moi qui devrais arrêter de rêver et regarder les
choses en face, pas lui.
MICHEL – Qu’est-ce que tu veux de moi ? Je n’ai jamais su.
Pause.
On était proches quand on était jeunes. Aujourd’hui tu me regardes comme si j’étais un
inconnu. J’ai à ce point changé ? En quoi j’ai changé ? Qui veux-tu que je sois ?
Pause.
Je suis là parce que tu m’as demandé de venir. Je suis là parce que notre père a besoin
de nous. De nous deux. Mais je suis qui je suis. Je ne ferai pas semblant de ressentir…
ce que je ne ressens pas.
Pause.
Hélène, écoute-moi.
Hélène ne répond pas.
Ce qui se passe est… terrible, oui, pour nous tous. Pire pour lui que pour nous.
Comment peut-il quitter cette maison ? Il est né ici. C’est ici qu’il a amené sa jeune
épouse. On jouait dans ce jardin. On dormait dans ces chambres à l’étage. On regardait
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en bas et on les observait. Ils s’asseyaient dans l’herbe tous les deux, dans les bras l’un
de l’autre. Ils ressemblaient davantage à des enfants qu’à nos parents.
HELENE – Ils ont été heureux. Longtemps.
Pause.
Qu’est-ce que tu as contre lui ?
MICHEL – C’est pas aussi simple que ça.
HELENE – Alors qu'est-ce que c’est ?
Pause.
MICHEL – J’aimerais, pour une fois, venir dans cette maison sans… avoir le sentiment
que venir ici est comme une remontée dans le temps. Le passé est… le passé. Qu’est-ce
qu’il reste ? Ce jour, cette heure, ce jardin… tel qu’il est, et non tel qu’il était. Le jardin
n’est plus beau. Il ne peut plus en prendre soin.
Pause.
Ces murs ne peuvent pas tenir le monde en respect. Le monde a changé. Nous avons
changé. En bien ou en mal ? Je ne sais pas. Ce n’est pas une question de bien ou de mal.
Il faut que nous soyons… tels que nous sommes, même ici, dans cette maison qui veut
tant dire pour nous, et qu’il nous faut laisser derrière nous.
Pause.
Je ne sais plus ce que je dis.
Pause.
Je parle, je ne fais que parler. Je parle trop. Je dis trop peu.
HELENE – Tu en dis assez. Tu dis ce que tu penses.
MICHEL – Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux ne rien dire.
HELENE – Peut-être que nous sommes restés trop longtemps sans rien dire.
Pause.
Papa passe tellement de temps dans une maison silencieuse.
Pause.
Parfois j’imagine à quoi ressemble ce jardin au milieu de la nuit. Les oiseaux endormis
dans les arbres, les feuilles du saule pleureur dégringolant jusqu’au sol comme un
obscur rideau, l’odeur et l’obscurité de la terre…
Pause.
MICHEL – Tu somnambulais dans le jardin, tu te souviens ?
HELENE – Eh bien, vous me le racontiez…
MICHEL – Maman s’inquiétait toujours à l’idée que tu tombes en descendant l’escalier.
Elle voulait que ta porte reste fermée à clef, mais papa le lui défendait. “Une maison ne
doit pas être une prison !” Il était très… catégorique. “Elle connaît le jardin”, disait-il.
“Mais dans son sommeil…?” Maman n’était pas convaincue. Elle passait ses nuits
allongée sans dormir, guettant le bruit de tes pas. Lui, évidemment, ça l’empêchait de
dormir. Je les entendais souvent se disputer !
HELENE – Et moi qui ne me doutais de rien.
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MICHEL – Papa est allé avec toi une fois. En fait, on était restés debout tous les trois,
postés dans le couloir devant ta chambre, à attendre que tu… apparaisses. Ce que tu as
fini par faire, je ne l’oublierai jamais, dans ta chemise de nuit jaune, et on a tous les trois
descendu l’escalier à pas de loup derrière toi. Papa t’a suivie dehors. Maman et moi
observions depuis le seuil de la cuisine. C’était une vision étrange. Cet homme dans la
force de l’âge marchant sur la pointe des pieds derrière sa petite fille… t’encadrant de
ses bras au cas où tu tomberais, mais sans te toucher, pour ne pas te réveiller.
Pause.
Tes enfants sont somnambules ?
HELENE – Pas que je sache. Peut-être qu’ils sont trop raisonnables. Jusque dans leur
sommeil. J’ai des enfants très raisonnables.
Pause.
MICHEL – Tu es heureuse, Hélène ?
HELENE – J’ai l’air malheureuse ?
MICHEL – Les gens qui sont malheureux… le paraissent rarement.
HELENE – Dieu que tu es sage, Michel.
MICHEL – Ne te moque pas de moi.
HELENE – Je me moquais de toi ?
Pause.
Je pense, Michel, que l'heure est peut-être venue de se souvenir. Je sais ce que tu veux
dire quand tu dis que venir dans cette maison, c’est comme de revisiter le passé. Mais
pour lui ce n’est pas comme ça, seulement pour nous.
Pause.
Je suis heureuse. Aussi heureuse que je peux l’être. J’ai toujours été encline à… la
mélancolie. Je n’ai pas besoin de te dire ça, toi moins que personne. Tu me disais sans
cesse de faire le compte de mes petits bonheurs. Tu avais toujours l’air si vieux et sage
quand tu disais ça. Je doute que tu aies vraiment su ce que tu disais. C’était une chose
que disait maman. Mais elle savait ce qu’elle entendait par là, elle savait… combien les
petits bonheurs passent, et combien le vrai bonheur peut être bref.
Michel sourit et prend la main d’Hélène dans les siennes.
MICHEL – Je vais rentrer voir comment il va. Il est en train de faire ses bagages ?
HELENE – Il veut tout faire tout seul. Il ne peut pas emporter grand-chose avec lui.
MICHEL – Peut-être ça pourrait le soulager de dire adieu à cette maison, à tout ce qui se
trouve ici. Ça pourrait… le libérer.
HELENE – Mais s’il n’a pas envie d’être libre ?
Pause.
MICHEL – Seul un fou se brise le cœur sur ce qui n’est plus. C’est un vieux dicton.
HELENE – S’il te plaît, Michel, ne le… bouscule pas.
MICHEL – Je lui parlerai du cerisier.
HELENE – Merci Michel.
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Il l’embrasse et sort en direction de la maison.


Hélène se lève et marche autour du jardin.
Elle s’arrête un long moment.
Elle ferme les yeux.
Elle poursuit autour du jardin, les yeux fermés, cheminant à tâtons.
Elle trébuche et manque tomber ; elle rit brièvement.
Puis repart, les yeux toujours fermés.
Au bout de quelques instants, Gilles apparaît depuis la maison.
GILLES – (appelant) Hélène ?
Elle se tourne vers lui.
HELENE – Ici papa.
Gilles s’avance vers Hélène.
Elle aussi vient vers lui, les yeux toujours fermés, guidée par le son de sa voix.
GILLES – Je sais que Michel essaie d’aider, mais il n’est d’aucune aide du tout. Tout ce
dont il veut parler c’est le cerisier. Le cerisier ! Qu’est-ce que j’en ai à faire du cerisier.
Il prétend que c’est moi qui en ai parlé le premier. Pourquoi je le ferais ?
HELENE – Il m’a dit que tu étais inquiet pour cet arbre.
GILLES – Inquiet ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ! C’est un vieil arbre. Des années qu’il
ne produit plus rien que de l’amertume.
Hélène tend les mains et “trouve” Gilles.
Elle ouvre les yeux.
HELENE – J’en mangeais tellement quand j’étais petite fille.
Gilles touche le visage d’Hélène.
GILLES – Comment vont tes enfants ?
Hélène donne le bras à Gilles et ils se dirigent vers les chaises.
HELENE – Jean s’est mis au trombone. Il prend des leçons deux fois par semaine. Ses
bras sont encore un peu courts, donc certaines notes le dépassent un peu. Et Isabelle a
décrété qu’elle voulait être électricienne.
GILLES – Électricienne ?
HELENE – La semaine dernière elle voulait être médecin et celle d’avant… je crois que
c’était chauffeur de bus.
GILLES – Quand est-ce que tu la ramèneras me voir ?
HELENE – Les vacances commencent bientôt. Je les amènerai tous les deux.
Ils s’assoient côte à côte.
GILLES – Ça te plaît d’avoir des enfants ?
HELENE – Oui. Oui, ça me plaît. Beaucoup.
Pause.
GILLES – Le plus important… c’est de regarder tes enfants, de les regarder dans les
yeux. Dès l’instant où tu cesses de le faire… tu les as perdus. Et tu ne peux jamais les
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retrouver. Chaque jour que tu passes avec tes enfants est un jour qui ne reviendra
jamais. Il y a d’autres choses qui demeureront toujours avec toi, ou qui te seront
rendues. Mais tes enfants ne reviennent jamais. Chaque jour de leur vie est un départ.
Même lorsque tu les accueilles en ce monde, tu leur dis adieu.
HELENE – Tu fais paraître tout cela bien triste.
GILLES – Non, ce n’est pas triste. C’est très beau. Mais il faut te faire une raison. Tout
ce qui est beau réclame une forme de sacrifice.
Gilles allonge le bras, cherchant la main d’Hélène.
HELENE – Je suis juste ici, papa.
Elle prend sa main.
GILLES – Je sais.
Pause.
HELENE – Il ne fait plus très chaud. Tu veux rentrer ?
GILLES – Rentre toi si tu veux. Moi ça va.
HELENE – Tu vas prendre froid.
GILLES – Je m’assieds ici tous les soirs. J’attends les oiseaux. Ils viennent toujours à la
même heure. À l’instant précis où le soleil se couche. Comme ça je sais quand il
commence à faire nuit. Ce sont mes messagers, mes petits Mercure. J’aime bien les
écouter. Ce qu’ils peuvent jacasser à la tombée du jour.
HELENE – Papa… rentre.
GILLES – Non, je ne rentrerai pas.
Il retire sa main de la main de sa fille.
J’ai des choses auxquelles penser. Il est temps que j’y pense. J’ai tout laissé traîner,
traîner si tard. C’est normal, j’imagine. Tu ne dois jamais penser à la fin, mais essayer
de vivre… dans l’écho du commencement. Il n’y a que des commencements.
Pause.
HELENE – Tu veux que je te laisse seul un moment ?
Il ne répond pas.
Elle se lève.
J’ai des choses à faire dans la maison. Il y a tant à faire. Michel est en train de préparer à
dîner.
GILLES – Je n’ai pas très faim.
HELENE – Connaissant Michel, il n’y aura pas grand-chose à manger.
Gilles ne répond pas.
Hélène hésite un moment, puis part discrètement.
Après une pause :
GILLES – Quand tu es née, le plus fort sentiment que j’ai eu… c'était celui d'être mortel.
Il m’a soudain semblé que jusqu'à ta venue au monde il n’y avait eu aucune raison,
hormis mon propre désir, de rester en vie. Il n’y avait aucune… nécessité. J'en suis resté
tout ébahi. C’était comme une révélation. Mais je ne savais pas trop si je devais ou non
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m’en réjouir. Je crois que j’ai essayé, pendant un temps, de nier ce que je ressentais. Ce
que je ressentais semblait être comme une trahison. De moi-même je veux dire. Ma vie
n'avait-elle pas eu de sens jusqu'alors ? Sans compter qu'il s'en était trouvé d’autres pour
me dire qu’ils avaient besoin de moi, qu’ils…
Pause.
Qu’ils seraient perdus sans moi.
Pause.
Je n’ai pas dit à ta mère ce que j'éprouvais. Pas avant longtemps. Quand je lui ai dit, elle
m’a simplement souri, comme si j’avais dit la chose la plus naturelle au monde.
Pause.
Entre-temps mes sentiments de trahison avaient passé. Tu étais encore bébé. Quand je te
regardais je voulais, par-dessus tout, que tu aies un père à tes côtés à mesure que tu
deviendrais femme. Je ne voulais pas être… une absence.
Pause.
Je ne voulais pas que tu te sentes seule par ma faute.
Pause.
Et j’avais confiance en moi. Oui. Confiance. Vieux patriarche que je suis.
Pause.
Hélène ?
Michel apparaît depuis la maison.
MICHEL – Papa…
Il s’approche de son père.
GILLES – Où est Hélène ?
MICHEL – Au téléphone. Elle dit bonsoir aux enfants.
Faibles cris d’oiseaux.
Gilles écoute.
Michel s’assied à ses côtés.
Après une pause :
GILLES – Tu repars quand ?
MICHEL – Demain soir. J’aimerais rester plus longtemps, mais —
GILLES – Tu n’es pas obligé de rester plus longtemps.
Pause.
MICHEL – Il y a eu des offres pour la maison ?
GILLES– Je ne sais pas. Je laisse mon notaire s’en occuper. Il est beaucoup plus
gourmand que moi.
MICHEL – Il n’était pas intéressé, monsieur Hervé ?
GILLES – Ce vieux schnoque. Il n’avait pas les moyens de racheter les meubles du salon.
MICHEL – Son entreprise a l’air de bien se porter.
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GILLES – Son entreprise ? Mmm. Carrelages. Comment un homme peut-il passer sa vie
à vendre du carrelage ? Quoi qu’il en soit, c’est l’entreprise de son fils à présent. Le
vieux s’est fait renvoyer comme un malpropre il y a environ deux ans de ça. Il ne s’est
pas plaint. Il est comme ça. Il s’excuserait de se trouver sur la trajectoire si tu lui pissais
dessus. Il ne fait plus rien que traîner son ennui dans toute la maison, à embêter sa
femme, ou il va s'asseoir dans le parc à faire des mots croisés en laissant les pigeons se
percher sur sa tête.
MICHEL – Je croyais que c’était un ami à toi ?
GILLES – C’en est un. Je le connais depuis qu’il a seize ans.
Pause.
Quelqu’un achètera la maison. Je ne veux pas savoir qui c’est.
Pause.
MICHEL – Peut-être qu’on aurait pu garder la maison. La louer.
GILLES – La louer ? Elle tombe en morceaux. Je veux la voir vendue. Telle est ma
décision.
Pause.
Mon arrière-grand-père a bâti cette maison. Il avait une grande famille. Ils sont tous
partis maintenant, eux tous, tous mes parents. Ils ont tous été perdus en cours de route.
Ce ne sont plus que des ombres. Ils vivaient dans ces chambres. Il y avait un piano dans
le petit salon quand j’étais enfant. Il était toujours désaccordé. Tous partis. Des ombres.
Je me tenais là dans le vestibule et la lumière brillait à travers le vitrail autour de la
porte d’entrée. Rouge, verte et bleue. J’attendais quelque chose. Qu’il arrive quelqu’un.
Un visiteur. Il y avait toujours des visiteurs. Qui donc, je ne me souviens plus. Ils
jouaient du piano le soir. On m’envoyait dans ma chambre. Qui était en vie à l’époque ?
Maman et papa. Des oncles et des tantes. Combien de gens ont séjourné dans cette
maison ? Il y a trop de chambres ! Ta mère ne savait plus où donner de la tête. Il ne
restait plus personne. "Ce Mausolée, disait-elle. Sors dans le jardin, Gilles. Sors, sors
donc… !"
Il allonge le bras, cherchant la main de Michel.
Tiens-moi la main, Michel.
Michel prend la main de son père.
MICHEL – Je suis là.
GILLES – Oui, tu es là.
Gilles retire sa main et touche le visage de son fils.
Tu vieillis.
MICHEL – Oui.
Pause.
Comment te sens-tu, papa ?
GILLES – Je me sens comme d'habitude. Ma mémoire n'est plus très fidèle.
Gilles s’empare à nouveau de la main de Michel. Il sourit.
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Je ne me souviens plus de la couleur de la robe que ta mère portait la première fois que
je l'ai invitée à dîner. On se connaissait depuis quelques semaines à peine. Elle était si…
Pause.
Elle semblait rayonner.
Pause.
C'était le plein hiver. Très froid et très gris. J’étais maussade, suivant mon habitude, et
ce par tous les temps. Mes souliers craquaient, j’allais et venais tout courbé comme un
point d’interrogation, je songeais à me laisser pousser la barbe… toutes les choses
habituelles, en phase avec l’époque et assorties à mon incertaine condition. J’étais un
jeune homme qui sentait que sa jeunesse se fanait.
Pause.
La nuit je tremblais. J'avais le sentiment de vivre suspendu dans l’éternité comme une
araignée sur sa toile.
Pause.
Je me souviens de la couleur de la nappe. Je me souviens même de la couleur du liseré
autour des grandes assiettes. Rouge. Et je me souviens de la couleur de la fleur que je
lui avais achetée. Elle l’avait épinglée à sa robe. Juste ici, sur sa poitrine. Mais de quelle
couleur était sa robe ? Ça, je ne le sais plus. Des petits morceaux de mon passé ne
cessent de s’évanouir. Je vieillis bien sûr… les souvenirs s'estompent avec l’âge.
Pause.
Je suis content que tu aies pu venir. Même pour très peu de temps. On ne se voit pas
assez. Mais c'est peut-être ainsi que tu le veux.
MICHEL – Je resterais plus longtemps si je pouvais.
GILLES – Tu travailles sur quoi en ce moment ?
MICHEL – Je photographie des bâtiments, en Italie. Des bâtiments industriels, des lieux
désaffectés. C’est pour un livre sur le déclin de l’industrie régionale et les effets que ça
a sur la vie des gens.
GILLES – Ça a l’air très louable.
MICHEL – Je ne sais pas si c’est louable ou non. Ça ne fera aucune différence pour les
gens dont parle le livre.
GILLES – Et ça paie ?
MICHEL – Moins que je ne voudrais.
GILLES – Alors tu le fais sur la base de bonnes intentions.
MICHEL – Comment peux-tu me soupçonner d’une chose pareille ?
GILLES – Je te connais encore un peu.
Pause.
MICHEL – Papa… cet endroit où tu vas…
GILLES – Hélène l’a vu, elle dit que ça va.
MICHEL – Tu en sais quoi ?
GILLES – Tu en sais quelque chose ?
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MICHEL – Seulement ce qu’Hélène m’en a dit.


Pause.
GILLES – Je suis resté seul ici pendant tant d’années. Je m’y suis habitué au bout de
quelque temps. J’y ai même trouvé un certain plaisir de temps en temps. Je pensais que
je mourrais ici. Mais je ne peux pas rester ici, Michel. Les chambres de plus en plus
s’éloignent et se vident. Et je commence à perdre mon chemin. Pas tous les jours, mais
il y a des jours… où je suis tout bonnement perdu.
Pause.
Je n’ai pas envie de partir. Mais je le ferai.
Pause.
Ce soir nous prendrons notre dernier souper ensemble, nous trois, ici, d’où nous venons
tous.
Michel saisit la main de son père.
Après une pause :
MICHEL – Que feras-tu sans ton jardin ?
GILLES – Je sais très peu du jardin à présent. Ce que je sais est ici, dedans ma tête. Un
souvenir. Tu connais un jardin en travaillant dedans. Ça fait longtemps que j’ai cessé de
travailler dans ce jardin. Autrefois je maîtrisais ce qui poussait ici et ce qui n’y poussait
pas. À présent la nature suit son cours, sans que je me dresse sur son chemin.
Pause.
On dirait que tout remonte à loin. C’est un tour de phrase que je me surprends souvent à
employer. Comme si le temps était une distance, et moi je fais le voyage depuis un
certain point de départ.
Pause.
Les pensées que j’ai…
MICHEL – Quelles pensées ?
GILLES – (soupirant) Rien. Des bêtises.
Hélène sort de la maison.
HELENE – Ces messieurs seraient-ils tentés par un verre ?
Elle porte un plateau où sont posées des boissons.
Se trouve également sur le plateau un petit livre, relié de cuir rouge.
MICHEL – Ah ! Le serveur est arrivé.
HELENE – Je croyais que tu devais préparer à dîner ?
MICHEL – En effet.
HELENE – Mais tu n’as même pas commencé.
MICHEL – Je prépare quelque chose de simple.
HELENE – Quoi ?
MICHEL – Je n’ai pas encore décidé.
HELENE – C'est à peine s’il y a de quoi manger dans la maison.
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MICHEL – J’irai au supermarché.


Elle pose le plateau sur la table.
HELENE – Papa, tu manges bien comme il faut ?
GILLES – Je mange ce que je veux, quand je veux.
HELENE – La dernière fois que tu t’es fait la cuisine, c'était quand ?
GILLES – Je ne cuisine jamais. Je mange des crudités et du fromage. J’ai décidé de
devenir rongeur. J’aimerais faire partie du règne animal, rôdant à travers mon
domaine…
Il fait un geste en direction du jardin.
Là je serai libre, une créature sauvage, cachée parmi les feuilles.
MICHEL – Ou mangée par un chat.
GILLES – Je déteste les chats.
MICHEL – Toi Hélène, tu as toujours voulu un chat, non ?
HELENE – J’en ai un. En fait j’ai deux chats et un chien.
GILLES – Hélène est grande à présent. Elle peut avoir autant de chats qu’il lui plaît.
HELENE – Au bout du compte je ne les aime pas beaucoup. Mais les enfants les adorent.
GILLES – J’ai soif.
Il tend le bras pour attraper un verre sur le plateau.
Hélène lui en offre un, mais il l’écarte d’un geste de la main.
Je peux le prendre tout seul.
Comme il prend un verre sur le plateau, il effleure le livre.
Je vois que tu l’as trouvé.
Hélène prend le livre.
HELENE – J’étais censée le faire ?
GILLES – Bien sûr.
HELENE – Il y a le prénom de maman dessus.
GILLES – Je l’avais fait graver pour elle, il y a longtemps. C’est son journal.
MICHEL – Elle n’a jamais tenu de journal.
GILLES – Non, pas du temps où tu étais là. Mais plus tard… avant de tomber malade.
HELENE – C’est la première fois que tu en parles.
GILLES – J’ai voulu le faire. Et puis j’ai tout laissé traîner. Je ne savais pas à quel point.
À quel point je laissais tout traîner…
MICHEL – Papa, c’est pas grave.
GILLES – Les choses ne sont plus telles qu’elles étaient. Ce qui a compté un jour ne
compte plus. On se sent parfois si perdu. Mais on endure. N’est-ce pas le cas ? Nous
avons appris à endurer. Sans savoir que nous apprenions à le faire. Tout cela nous vient
si tard. Trop tard peut-être. Mais qu'y faire ?
Pause.
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HELENE – Parle-moi du journal.


GILLES – Oui, je comptais le faire. C’est une chose à laquelle je pense depuis
longtemps. Il s'est passé tant de choses dernièrement. Quoique. Je n’en suis pas sûr.
J’aime m’asseoir dans le jardin. Je me souviens de choses. J’oublie des choses. Je dors.
Je m’éveille. Et j’attends. Mais je ne sais pas ce que j’attends. Je ne tiens pas à vivre
dans le passé. Mais souvent le passé me semble… si réel. Et le présent semble si loin.
Pause.
Je ne sais pas ce que je ressens sur quoi que ce soit. Je suis fatigué, c’est tout.
MICHEL – Nous savons que tu es fatigué, papa.
Pause.
GILLES – Je lui ai donné ce petit livre alors que nous étions tout jeunes mariés. J’ai fait
graver la couverture. Mais c’est longtemps après que j’ai perdu mes yeux que votre
mère a commencé à écrire dedans. Touchez-le… sentez son nom.
Hélène fait courir ses doigts sur la couverture du journal.
HELENE – Oui, je peux le sentir.
GILLES – Elle l’a mis de côté. Elle disait qu’elle n’avait jamais tenu de journal et qu’elle
ne saurait pas quoi écrire dedans.
Michel allonge le bras pour prendre le livre ; Hélène le lui tend.
HELENE – Elle a pourtant écrit dedans.
GILLES – Je l’ai trouvé sur sa coiffeuse un après-midi. Je cherchais ses boucles
d’oreilles. Elle aimait me fixer des petites missions comme ça. C'était comme un jeu
qu'on avait tous les deux. Elle m’a dit que ses boucles d’oreilles étaient sur sa coiffeuse,
mais il y en avait deux paires et elle voulait celles en argent, celles en forme de petites
larmes. Je les cherchais quand mes doigts sont tombés sur la couverture de ce livre. Je
suis sûr qu’elle ne voulait pas que je le trouve. Elle avait dû oublier qu’elle l’avait laissé
là. Je n’en ai rien dit. Et je suis retourné auprès d’elle avec ses boucles d’oreilles. Celles
qu’elle voulait.
Pause.
Ouvre-le, ouvre le livre.
HELENE – Ça paraît mal.
GILLES – Non, ce n’est pas mal. Je sais ce qu’il raconte. J’en connais chaque mot. Ta
mère me l’a lu. Dans la phase terminale de sa maladie. C’était le… cadeau d’adieu
qu’elle me faisait.
Pause.
MICHEL – Ça raconte quoi ?
GILLES –Tu n'as qu'à le lire par toi-même. Je suis sûr qu’elle aurait aimé que tu le lises.
Que vous le lisiez tous les deux.
HELENE – Elle a dit qu’on devrait ?
GILLES – Hélène, ta mère s’en est allée depuis bien des années.
HELENE – Ça ne veut pas dire —
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GILLES – Je ne ferais rien de ce à quoi elle se serait… opposée. Tu dois te souvenir que
je la connaissais mieux que toi. Ta mère et moi avions nos différends, et nos tracas.
Mais nous nous sommes aimés longtemps. Tu étais à peine une grande personne quand
elle est morte.
HELENE – Si je l’étais.
GILLES – Bien sûr, oui, mais encore jeune.
HELENE – Ça ne veut pas dire que je ne la connaissais pas.
GILLES – Je ne suis pas en train de dire le contraire.
HELENE – Alors qu’es-tu en train de dire ?
GILLES – Pas la peine de se disputer.
MICHEL – S’il te plaît Hélène…
HELENE – Je ne me dispute pas.
MICHEL – Si.
GILLES – Chut, chut, chut.
Pause.
Si tu veux le lire, lis-le. Si tu ne veux pas, alors…
Il hausse les épaules.
Hélène s’éloigne vers la maison.
Tu sais, Hélène, les enfants aussi doivent dire adieu à leurs parents.
Elle s’arrête et se retourne.
Du moins doivent-ils au bout du compte dire adieu à l’idée qu’ils se faisaient de leurs
parents. À mesure que tu devenais femme, nous changions nous aussi. Quand Michel et
toi n’avez plus été là, Geneviève et moi étions de nouveau seuls, enfin. Mais nous
n’étions plus les gens que nous étions auparavant. Est-ce si dur à comprendre ?
Après une pause :
HELENE – (doucement) Lis-le, Michel.
Michel ouvre le journal.
Après une pause, il lit :
MICHEL – “Toute la journée assis sur la terrasse. À parler de tout et de rien. Gilles reste
un long moment parfaitement immobile comme le soir approche. Mes mains se mettent
à trembler. Je ne sais pas pourquoi.
Pause.
Le jardin est de toute beauté dans les derniers rayons du soleil. La nuit tombe. La lune
est presque pleine. L’air est lourd. J’ouvre toutes les fenêtres à l’étage.”
Michel tourne la page.
Hélène revient vers lui.
Il lit :
“Gilles reste longtemps attablé à la cuisine après le petit déjeuner, tête baissée, mains
jointes sur les genoux. Je lui caresse les cheveux. Il ne bouge pas. Plus tard le ciel se
16

couvre de nuages. Tous les chiens du voisinage se mettent à aboyer. Vers midi, Gilles,
gravit l’escalier, très lentement, une marche après l’autre. Il s’endort dans le fauteuil
devant la fenêtre de la chambre. En fin d’après-midi il commence à pleuvoir. Je me
penche sur lui, comme on se penche sur un enfant qui dort. Sa respiration est forte et
régulière.”
Il marque une pause.
Il tourne une autre page.
Hélène s’approche de Michel.
Elle lui prend le livre des mains et le referme.
GILLES – Geneviève n’a jamais aimé être seule.
Pause.
Je n’ai presque aucun souvenir de ce qu’elle décrit. Quand elle me l’a lu pour la
première fois j’étais sûr qu’elle avait tout inventé. Je l’appelais “son roman”. Je la
taquinais souvent là-dessus. Gentiment, bien sûr… gentiment.
Gilles se lève lentement.
Il repose son verre sur le plateau.
Il se tourne vers Hélène et Michel.
Quand la maladie de votre mère a… atteint son stade terminal, elle a cessé d’écrire dans
son journal. Mais elle m’en lisait chaque jour quelques paragraphes. Je m’asseyais au
bout du lit et j’écoutais. Comme un petit garçon auquel on aurait lu un conte de fées.
Pause.
Ce n’est pas un livre bien long.
Il se tourne et repart vers la maison.
Hélène s’assied au coté de Michel. Elle baisse les yeux sur le journal.
MICHEL – C’est un cadeau, Hélène. Prends-le.
Pause.
HELENE – Je comptais ne rien prendre. Je me disais qu’il vaudrait mieux… que tout
disparaisse. Ce ne sont que des objets, des objets inutiles. Est-ce que je dois me sentir
comme ça ?
MICHEL – Je ne sais pas.
HELENE – Puis je me suis dit, non, je veux tout prendre, le moindre meuble, la moindre
photo sur le moindre mur, les assiettes et les couteaux et les cuillers dans les tiroirs de la
cuisine, les rideaux dans les chambres, les tapis et le portemanteau… et le… et la…
Elle se tait.
Michel prend sa sœur par l'épaule.
Hélène baisse les yeux sur le journal et fait à nouveau courir ses doigts sur la
couverture.
Pourquoi lui en faire la lecture ?
MICHEL – Peut-être qu’il ne lui restait plus rien d’autre à dire.
Pause.
17

Je pense souvent à elle.


HELENE – Moi aussi.
Longue pause.
MICHEL – Bon, si nous devons dîner un jour je ferais bien de m’activer.
Il se lève.
Hélène ouvre le journal, jette un œil sur une page, le referme.
Michel l’embrasse et commence à s’éloigner.
HELENE – Je peux te dire quelque chose ?
Michel s’arrête et se tourne vers Hélène.
MICHEL – Quoi ?
HELENE – Un souvenir.
Michel attend.
J’étais partie à l’université. Ça faisait plus d’un an que je n’avais pas dormi dans mon
ancienne chambre.
Pause.
Je m’étais réveillée de très bonne heure. Il pleuvait. Je suis restée au lit, à l’écoute.
C’était cette espèce de pluie régulière et douce qui donne l’impression de ne jamais
vouloir s’arrêter. Je suis sortie de mon lit et suis allée à la fenêtre.
Pause.
Je n’ai pas vu maman tout de suite. Elle se tenait sous le cerisier, se tenait parfaitement
immobile. J’ai ouvert la fenêtre. J’étais sur le point de l’appeler, de lui demander ce qui
lui prenait de se tenir dehors sous la pluie. Mais je me suis retenue.
Pause.
MICHEL – Pourquoi ?
HELENE – Parce qu’elle se tenait là les yeux fermés.
Michel et Hélène demeurent immobiles comme la lumière s’estompe jusqu’au noir.
18

Acte Deux

Nuit.
De la lumière se répand depuis les fenêtres de la maison.
Une table et trois chaises ont été installées sur la terrasse.
La table est dressée pour le dîner et il y a des bougies qui brûlent.
Le jardin est plongé dans l’obscurité.
Gilles est assis seul à la table.
Il verse le fond d’une bouteille de vin dans son verre.
Il boit.
Après une pause, doucement :

GILLES – Es-tu en train de m’observer, Geneviève ? Autrefois je savais toujours. Je


pouvais toujours te sentir qui te tenais là, un peu à l’écart, qui te tenais parfaitement
immobile, à m’observer.
Pause.
Souvent je te guette. Je connais si bien le bruit de tes pas.
Pause.
Tu te souviens du jour où Michel avait fait voler ce cerf-volant par la fenêtre de sa
chambre ? Parfois je suis sûr qu’il est encore suspendu en plein ciel, tout immobile, la
ficelle tendue à se rompre depuis sa fenêtre, un ruban rouge vif palpitant à la queue du
cerf-volant.
Pause.
Je revois les mêmes choses maintes et maintes fois, comme si je ne cessais de faire le
même rêve. Tes boucles d’oreilles en argent, Michel avec son premier appareil photo
pendu à son cou, Hélène somnambulant dans le jardin. Et il y a des jours où je vois ce
qui n’a jamais été.
Pause.
Hier, Monet se tenait dans le jardin, peignant le cerisier. Je voyais tout cela très
clairement. C’était tellement… réel. Il s’est retourné et m’a fait signe de la main. Tu
imagines !
Pause.
Puis j’étais de retour derrière mon rideau noir.
Pause.
Parfois il me semble que j’ai oublié ton visage, le visage des enfants. Ce sont des
moments terribles, Geneviève, où je suis sûr d’avoir oublié à quoi tu ressembles. Ces
moments me brisent le cœur. Mais ils passent.
Pause.
Geneviève ?
Il se tait.
19

Michel sort de la maison avec à la main une bouteille de vin, qu’il pose sur la table.
MICHEL – Plus qu’une bouteille après celle-ci.
Michel s’assied à la table.
Il verse du vin, pour lui et son père.
GILLES – J’apprécie davantage le vin aujourd’hui que jamais. Je me dévergonde sur mes
vieux jours. Ce que je tiens pour un exploit.
Il boit.
Michel en fait autant.
C’est quoi que je sens cuire ?
MICHEL – Du bœuf au thym et aux champignons.
GILLES – Un festin !
MICHEL – C’est une des rares choses que je sais faire. Je mange dehors la plupart du
temps.
GILLES – Tu manges toujours seul ?
MICHEL – En général.
GILLES – Il n’y a pas de… compagne ?
MICHEL – S’il y en avait, je te le dirais.
GILLES – Je suis juste curieux.
MICHEL – Je voyage tellement qu’apparemment je n’ai guère de temps à consacrer…
aux compagnes.
GILLES – On trouve toujours le temps.
MICHEL – Peut-être que pour l’instant je n’ai envie d’être avec personne.
GILLES – Ne deviens pas seul, Michel.
MICHEL – Je le suis déjà, papa.
Pause.
GILLES – Cher Michel…
Hélène sort de la maison.
Elle a dans les mains le journal de sa mère, qu’elle pose sur la table.
Michel lui verse un verre de vin.
HELENE – Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas attablés dehors pour dîner tous les trois.
GILLES – Il y a des bougies ?
HELENE – Oui.
Gilles fait courir sa main sur la nappe.
GILLES – Et le beau linge.
HELENE – J’ai mis un temps fou à le retrouver. Les armoires sont dans une telle pagaille.
GILLES – Je n’ai pas pris soin des choses autant que j’aurais dû.
MICHEL – Tu as toujours madame Aimar une fois par semaine…
20

GILLES – Elle est aussi lamentable que moi. Quand elle arrive, on s’assoit et on parle.
Elle travaille un peu. On prend un verre de vin tous les deux à la fin de la journée. Je
n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fait dans la maison. Je ne demande pas.
HELENE – Ça prendra plusieurs jours… de tout vider. Je ne peux pas rester —
GILLES – Pas besoin que tu restes.
HELENE – Ça ne me plaît pas, l’idée que quelqu’un d’autre le fasse.
GILLES – Nous savions que ce jour viendrait, mais nous n’avons rien fait. Nous avons
trop laissé traîner les choses. Peut-être que nous l’avons fait exprès.
MICHEL – Papa…
GILLES – Nous n’avons plus à nous soucier de cette maison. Quelqu’un d’autre en fera
bon usage. Elle sera son refuge. Le jardin le récompensera, s’il sait comment le soigner,
comment y travailler. Tout sera beau de nouveau.
Pause.
J’ai fait si peu attention ces derniers temps, si peu attention à rien.
Pause.
Tu as lu le journal, Hélène ?
HELENE – En partie. Je l’ai mis là sur la table avec nous.
Pause.
GILLES – Demain j’entame une autre vie. Ma deuxième vie sera… plus brève que la
première. Combien de vies je peux vivre ? Devrais-je pleurer chacune d’elles quand elle
vient à passer ? Qu’est-ce qui passe et ne mérite pas qu’on le pleure ? De quoi peut-on
se réjouir… sans que le poids de sa fin vienne peser sur le cœur ?
Pause.
Encore un peu de vin, s’il vous plaît.
Gilles tend son verre ; Michel le remplit.
HELENE – Michel et moi sommes ici pour toi, papa. Que veux-tu que nous fassions ?
GILLES – Je veux que vous soyez de bons enfants.
MICHEL – Et nous faisons comment ?
GILLES – Aucune idée.
Pause.
HELENE – Il faut que nous décidions quoi faire de tout ce qu’il y a dans la maison. Nous
aurons le temps. Personne n'emménagera tout de suite.
GILLES – Il n’y a rien à décider.
MICHEL – Comment ça ?
GILLES – Mon notaire a appelé tout à l’heure. Monsieur Hervé a fait une offre pour la
maison. Je n’ai pas demandé combien il offrait. J’ai simplement dit à mon notaire de
l’accepter.
HELENE – Pourquoi tu nous as rien dit ?
GILLES – Je vous le dis maintenant.
21

MICHEL – Tu n’as pas demandé combien ?


GILLES – Je connais monsieur Hervé. Je sais ce qui est dans ses moyens et ce qui ne
l’est pas. Je sais aussi qu’il fera une et une seule offre. Il n’est pas homme à
marchander. C’est une affaire classée. Monsieur Hervé a par ailleurs eu la gentillesse de
bien vouloir prendre possession du contenu de la maison. Il rachète tout. Quelqu'un
vient demain, pour dresser un inventaire. Monsieur Hervé est tout ce qu’il y a de
méticuleux. Bien sûr, vous pouvez prendre tout ce qui vous ferait plaisir. Monsieur
Hervé n’est pas un homme dénué de sentiments. Le reste, je m’en fiche. L’argent de la
vente sera équitablement réparti entre nous. Quand je ne serai plus là, ce qu’il restera de
ma part sera divisé entre vous deux. Tout cela sera couché par écrit.
De son doigt, il trace sa signature sur la nappe.
Je n’ai plus qu’à signer.
Pause.
Eh bien, vous pourriez dire quelque chose.
HELENE – Je ne sais pas quoi dire.
MICHEL – Au moins la maison appartiendra à quelqu’un qu’on connaît. Même si je ne
vois pas ce que ça peut changer.
GILLES – Changer quoi ? Ça ne change rien à rien. De toute façon, il est probable que
monsieur Hervé revende la maison. Il n’en a pas besoin pour lui.
HELENE – Nous adorons tous les trois cette maison, papa.
GILLES – Pour vous ce n’est jamais que la maison de votre enfance.
HELENE – Mais, papa —
GILLES – J’ai vieilli ici, et la maison a vieilli avec moi. Mais nous nous sommes
éloignés comme le font parfois les gens qui passent trop de temps en compagnie les uns
des autres.
Il hausse les épaules et secoue la tête.
Il y a des portes dans cette maison que je n’ai pas ouvertes depuis des années.
Pause.
MICHEL – Nous… l’un comme l’autre… aurions dû venir te voir plus souvent. Nous le
savons bien.
GILLES – S’il te plaît, Michel, je ne veux pas que toi ou Hélène ayez le moindre regret.
J’en ai fini avec le regret, y compris le mien. Quand la porte de cette maison se fermera
derrière moi, elle demeurera fermée.
Il finit son verre de vin.
Tu ferais mieux d’ouvrir cette dernière bouteille.
Michel se lève de la table.
HELENE – Je n’en reprendrai pas.
GILLES – Moi oui.
Hélène est sur le point de répliquer, mais Michel lui fait signe de s’abstenir.
Il va dans la maison.
22

Après une pause :


HELENE – Je n’arrive pas à croire que la maison est vendue.
GILLES – C’est un grand soulagement pour moi. Ça devrait en être un pour toi aussi. Tu
as ta propre vie à vivre. Cet endroit n’est plus qu’un fardeau.
HELENE – Je n’y ai jamais pensé en ces termes.
GILLES – Moi oui.
Pause.
HELENE – Je rêve encore de cette maison parfois. Je la vois très clairement. C’est
toujours par un soir d’été. Je suis à l’étage, dans ma chemise de nuit. Je dois avoir dans
les douze ans, je crois. Toutes les fenêtres sont grandes ouvertes. L’air au-dehors est
chaud et parfumé. Tout dans le jardin est inondé de clair de lune. Je veux descendre et
sortir dans le jardin. Mais je ne trouve pas l’escalier. Je vous cherche, toi et maman. Je
ne vous trouve pas. Mais je vous entends, qui murmurez quelque part. Vous êtes dehors.
Je regarde par la fenêtre de ma chambre, mais vous êtes cachés sous les arbres. Je vous
appelle de là-haut, mais vous n’avez pas l’air de m’entendre. Je fais demi-tour pour
chercher à nouveau l’escalier… et le sol de ma chambre est couvert de cerises… la
moisson de tout un été.
Pause.
GILLES – Peut-être que je rêverai de cette maison une fois que je l’aurai quittée. Il se
pourrait même que ça me plaise.
Pause.
HELENE – Tu ne m’as pas demandé grand-chose sur Sainte-Claire.
GILLES – C’est comme ça que ça s’appelle ?
HELENE – Tu le sais bien.
GILLES – J’oublie les choses.
HELENE – Il n’y a que vingt pensionnaires.
GILLES – Tous aveugles ?
HELENE – Certains ne sont que malvoyants.
GILLES – Tous vieux ?
HELENE – Il y en a trois ou quatre un peu plus jeunes que toi.
GILLES – Est-ce que j’aurai à… faire des choses ?
HELENE – Comment ça ?
GILLES – Est-ce que je serai forcé de prendre part à des activités, des excursions en car
au bord de la mer, des tournois de bridge, des refrains à chanter en chœur, des ateliers
de menuiserie…
HELENE – Il n’y a rien que tu seras obligé de faire.
GILLES – Tant mieux.
HELENE – Il y a un grand jardin.
GILLES – Il y a un jardinier ?
HELENE – Oui, sûrement.
23

GILLES – Alors ce jardin et moi n'avons rien à voir ensemble.


Pause.
HELENE – Tu auras un appartement à toi. Il y a une petite cuisine, comme ça tu peux te
faire à manger toi-même si tu veux, tu peux aussi prendre tes repas dans la salle à
manger. Le linge sale est ramassé trois fois par semaine, le ménage fait dans
l’appartement tous les —
GILLES – Tu m’as dit tout ça.
HELENE – Je pensais que tu avais oublié.
GILLES – Je n’ai pas tout oublié. Où est passé Michel avec ce vin ?
HELENE – Il faut que tu t’intéresses, papa.
GILLES – À quoi ?
HELENE – À là où tu vivras.
GILLES – Pourquoi ?
HELENE – Tu t’en fiches donc ?
GILLES – Qu’est-ce que ça change pour moi l’endroit où je vis ? Je vis ici, derrière mes
yeux. C’est là que je vis !
HELENE – Pourquoi es-tu tellement en colère ?
GILLES – Je suis pas en colère. Je m’ennuie. Tout ce sujet m’ennuie.
Pause.
HELENE – Je te demande pardon.
Pause.
GILLES – Hélène, je peux t’expliquer quelque chose ? Je pense qu’il le faut. Mais je ne
sais pas trop par où commencer.
Pause.
Il y a des jours où je crois voir une petite lueur, comme si là, à la lisière de mon œil, il y
avait une infime et soudaine… rupture dans l’obscurité. Mais c’est une lumière qui
n’éclaire rien. C'est rien que… de la lumière. Je ne sais pas ce que c’est. Ça se produit
de temps à autre. Ça l’a toujours fait. Je suis devenu aveugle très progressivement bien
sûr, donc ce que ça faisait que de lentement… de lentement perdre le monde, je l’ai en
grande partie oublié. Les détails, je veux dire, les petits détails…
Michel apparaît sur le seuil de la maison une bouteille de vin à la main ; il demeure là,
à l’écoute.
Au début c’était comme si quelqu’un avait posé une fine bande de gaze sur mes yeux.
Tout était moins distinct, mais j’y voyais encore. Puis progressivement, le monde est
devenu de plus en plus fantomatique. Pendant un temps j’avais l’impression de ne plus
voir… que des souvenirs. Les souvenirs semblent avoir une lumière différente, une
lumière plus douce peut-être, comme si le temps, pareil à je ne sais quelle espèce de…
sangsue… les vidait de toute couleur, de toute vie, de toute réalité.
Pause.
24

Et comme avec les souvenirs, plus j’essayais de me raccrocher à ce que je voyais, plus
ces choses devenaient fragiles, indistinctes, brisées et incertaines. Jusqu’à ce qu’il n’y
ait plus rien.
Pause.
J’ai des souvenirs bien sûr, oui, j’ai des souvenirs. Mais je n’ai rien… à quoi les
confronter. Ils sont comme des rêves que je ne comprends pas. Il se peut que l’arbre
dont je me souviens qu’il se dressait dans le coin du jardin ne ressemble plus à cet
arbre-là. Je peux seulement me souvenir de l’arbre tel qu’il était… ce que j’essaie de
dire c’est… que j’ai oublié comment voir, j’ai oublié ce que c'est de voir. Et donc les
souvenirs que j’ai des choses que j’ai vues sont de moins en moins… compréhensibles.
Va savoir, je suis peut-être devenu fou.
Pause.
Ce que j’essaie de dire, Hélène… c’est que j’ai le sentiment de ne plus appartenir à ce
monde, le monde auquel tu appartiens, du moins pas complètement. Certaines des
choses qui comptent pour toi… ne comptent plus pour moi.
Pause.
Tu comprends ?
HELENE – Oui, je crois. Je ne sais pas, papa.
GILLES – Essaie. S’il te plaît essaie.
Pause.
Où est Michel ?
MICHEL – Juste ici.
Il vient à la table et sert à Gilles un verre de vin.
Je ne retrouvais pas l’ouvre-bouteilles. Il était dans ma poche.
GILLES – Le dîner aussi, il est dans ta poche ?
MICHEL – Ce ne sera pas long.
Hélène lève son verre.
HELENE – Un toast.
Michel et Gilles lèvent leurs verres.
GILLES – À quoi porterons-nous un toast ?
MICHEL – À monsieur Hervé ?
GILLES – Ce vieux radin. Il nous a sans doute escroqués.
Ils boivent.
Après une pause, Hélène ouvre le journal.
Elle tourne quelques pages et en choisit une au hasard.
Elle lit :
HELENE – “C’est un tort semble-t-il que d’imaginer une vie autre que celle que nous
avons. J’en imagine pourtant une. Je veux pouvoir dire à Gilles : "Regarde comme les
cerises sont rouges." Voilà l’autre vie que j’imagine. Une vie aussi simple que ça.”
Pause.
25

GILLES – (avec douceur) Aussi simple que ça.


Hélène se reporte aux toutes dernières pages du journal.
Après une pause :
HELENE – Il y a des dessins. Là, à la fin, sur les toutes dernières pages… rien que des
dessins. Ils sont magnifiques.
MICHEL – Des dessins de quoi ?
HELENE – Toutes sortes de choses. Des insectes, des feuilles, des fleurs, des oiseaux. Je
ne savais pas que maman dessinait. Regarde, Michel.
Elle tend le journal à Michel.
GILLES – Il semblerait que j’en suis encore à découvrir les secrets de votre mère.
MICHEL – N’y pense pas en ces termes, papa.
GILLES – Et pourquoi pas ?
Pause.
Vous savez que votre mère était tombée malade bien avant de me le dire. À ma grande
honte, je n’ai jamais rien soupçonné. Elle avait été cachottière, oui, mais j’avais prêté
trop peu d’attention… j’avais pris trop peu soin d’elle.
HELENE – Elle ne l’a dit à aucun d’entre nous.
GILLES – Nous avions depuis le temps renoncé aux faux-semblants du bonheur. Nous
faisions semblant autrefois. Quoi, vous ne le saviez donc pas ?
HELENE – S’il te plaît papa…
GILLES – Je n’aurais jamais cru que ça nous… blesserait autant tous les deux. C’était un
jeu auquel nous jouions, un triste jeu, le genre de jeu auquel jouent les enfants solitaires.
MICHEL – Papa, qu’est-ce que tu disais déjà à propos du regret ?
GILLES – Selon toute apparence, j’imagine que nous avions l’air heureux ensemble. Il
m’arrive même de penser que peut-être nous l’étions, simplement… nous n’en avions
pas conscience. Nous semblions savoir si peu du bonheur.
Pause.
La dernière année, ou à peu près, de sa vie nous avons appris à être attentifs et dévoués
l’un à l’autre, par des petits gestes, des petits riens. Nous nous aimions, cachés ici dans
notre tout petit monde.
Pause.
Le temps n’est pas un grand guérisseur, c’est une meule implacable qui lentement nous
efface. J’ai l’impression d’être déjà un fantôme dans cette maison. Et vous êtes les
fantômes de mes enfants.
Pause.
Si vous voulez bien m’excuser un moment.
Il se lève.
MICHEL – Papa…
GILLES – Que peut-on bien se dire que l’on n’ait déjà dit ?
26

HELENE – Maman ne te faisait pas mystère de ses dessins. Comment pouvait-elle t’en
parler ? Ils étaient pour elle, rien que pour elle.
Gilles ne réagit pas.
Il se dirige vers la maison.
MICHEL – Où est-ce que tu vas ?
GILLES – Il y a une très bonne bouteille de Bordeaux dans l’armoire du salon. Un
cadeau que m’a fait madame Aimar à Noël dernier. Je l’avais complètement oublié.
Il va dans la maison.
Michel rend le journal à Hélène.
Après une pause :
HELENE – Je pensais qu’il aurait su pour les dessins.
MICHEL – Pourquoi elle lui aurait dit ?
Pause.
MICHEL – Je vais voir comment il va.
Il va dans la maison.
Hélène ouvre le journal.
HELENE – (lisant) “Ce matin une libellule s’est posée sur le dos de la main de Gilles
alors qu’il était assis sur la terrasse dans le soleil du matin. La libellule scintillait tel un
bijou bleu-vert. Ses ailes tremblaient si, mais si légèrement, chatoyantes. Gilles a bougé
la main et la libellule est montée tout droit dans les airs, elle s’est attardée un moment,
puis s’est envolée si vite que je n’ai pas eu la moindre idée d’où elle allait.”
Elle ferme le journal et le repose sur la table.
Elle se lève puis marche jusqu’à la lisière de la terrasse, le regard perdu par-delà le
jardin obscurci.
Après une pause, elle parle très doucement.
Maman, où es-tu ?
Pause.
Quand tu pensais que personne n’observait, je t’observais. Je te voyais te brosser les
cheveux devant la glace, je te voyais enfiler ta chemise de nuit, je te regardais pendant
que tu dormais. Quand ces choses sont-elles arrivées ? Pourquoi ai-je le sentiment
qu’elles arrivent encore, que tu es quelque part dans la maison et que tout ce que j’ai à
faire est de te trouver ? Pourquoi je ne peux pas te trouver ?
Elle quitte la terrasse et peu à peu commence à s’enfoncer dans l’obscurité.
Quand tu as su que tu étais mourante, maman, quand tu as su… pourquoi tu ne m’as pas
appelée ?
Pause.
J’aurais marché jusqu’à toi dans mon sommeil.
Pause.
27

Maman, j’aimerais que tu puisses voir mes enfants. Jean se souvient de toi, un peu. Les
souvenirs qu’il a de toi sont si petits… il t’imagine plus qu’il ne se souvient de toi. Tu
es si grande dans son petit monde.
Pause.
Quand je regarde mes enfants je pense à toutes les choses que je ne laisserai jamais leur
arriver.
Pause.
On ne doit jamais leur mentir. Bien sûr, on leur mentira souvent. Et ils se mentiront à
eux-mêmes. On se ment tous à soi-même, non ? Mais on endure. Nous avons appris à
endurer. Sans savoir que nous apprenions à le faire.
On ne la voit presque plus dans l’obscurité du jardin.
Michel sort de la maison, une bouteille de vin à la main.
MICHEL – Hélène ?
HELENE – Oui. Je suis là.
MICHEL – Qu’est-ce que tu fais ?
HELENE – Il se pourrait que je somnambule. Ne me réveille pas.
MICHEL – Reviens à table.
HELENE – Je n’ai pas la moindre envie de dîner.
MICHEL – Moi non plus, papa non plus d'ailleurs. Il est monté dans sa chambre.
HELENE – Tout va bien ?
MICHEL – Il est juste… très fatigué.
HELENE – Oui, je sais.
Elle tourne le dos à l’obscurité et revient vers la terrasse.
MICHEL – Prends donc un autre verre de vin avec moi. Il est forcément bon. Je suis sûr
qu’il le gardait sous clef rien que pour lui.
HELENE – Je vais monter lui dire bonsoir.
MICHEL – Prends d’abord un verre avec moi.
Elle s’avance sur la terrasse.
S’il te plaît.
Elle s’assied à la table.
HELENE – Il boit trop.
MICHEL – Moi aussi.
HELENE – Je sais.
Michel ouvre la bouteille.
MICHEL – C’est mon seul vice… en admettant que ce soit un vice.
HELENE – Tu te soûles très souvent ?
MICHEL – C’est quoi “très souvent” ?
HELENE – Je ne sais pas trop.
28

MICHEL – Ton petit mari sait boire, ça ne fait aucun doute. Je ne tiens jamais la cadence
avec lui.
HELENE – Oui, Bertrand a… des talents particuliers, c’est vrai.
Michel verse du vin pour chacun d’eux.
MICHEL – Tu as à peine parlé de lui.
HELENE – J’aurais dû ?
MICHEL – Non, mais…
HELENE – Il a emmené les enfants chez sa mère. Elle adore les voir, toujours. Elle les
gâte terriblement. Elle gâte aussi Bertrand. Je ne sais pas à qui cela fait le plus plaisir
d’aller là-bas, à lui ou aux enfants. Moi bien sûr je ne le gâte pas. Il aimerait bien. Mais
je ne saurais pas comment faire.
MICHEL – Hélène…
HELENE – Non, ne me demande rien.
Elle lève son verre.
À nous.
MICHEL – (levant son verre) À nous.
Ils boivent.
HELENE – Je devrais aller auprès de lui ?
MICHEL – Je pense qu’on devrait le laisser seul un petit moment.
HELENE – Nous l’avons laissé seul… un long moment.
MICHEL – Pour les regrets, c’est un peu tard Hélène, même papa sait ça.
HELENE – Oui, je sais.
Pause.
Je suis très seule. Je t’ai dit ça ? Je sais que je ne t’ai pas dit ça. Comment je pourrais te
dire ça ? Toi aussi tu es seul. Je sais bien.
Pause.
Tu es souvent si, mais si gentil avec moi Michel. Je n’ai pas toujours compris pourquoi.
MICHEL – Parce que je t’aime.
Pause.
HELENE – Nous avons fait trop peu attention.
MICHEL – Nous avons fait ce que nous avons fait. Et maintenant, quand nous revenons
ici, qu’apportons-nous avec nous ? Le vent froid dans les coutures de nos vêtements et
la lassitude sur nos visages.
Hélène tend le bras et prend Michel par la main.
HELENE – Viens avec moi.
MICHEL – Où ?
Elle se lève et saisit l’autre main de Michel.
Somnambuler.
MICHEL – Quoi ?
29

Elle fait rapidement le tour de la table, entraînant Michel avec elle, soufflant les
bougies au passage.
HELENE – Viens avec moi. Là-bas, dans le noir. Il n’y a pas de lune ce soir. Tu n’auras
même pas à fermer les yeux. Mais nous serons à l’abri. Je connais mon chemin. Tiens
bon ma main.
Elle l’entraîne vers la lisière de la terrasse.
MICHEL – Je suis obligé ?
HELENE – Tu as peur du noir ?
Ils passent de la terrasse au jardin.
MICHEL – Il commence à faire froid.
HELENE – C’est ta dernière chance, Michel. Je connais le jardin dans le noir. Tu veux
découvrir ce que ça fait ?
MICHEL – Est-ce que j’ai le choix ?
HELENE – Non. Viens avec moi.
Elle l’entraîne dans l’obscurité.
Elle rit.
MICHEL – Hélène, Hélène… ne lâche pas ma main.
HELENE – Viens et trouve-moi.
MICHEL – Hélène !
Hélène rit de nouveau dans l’obscurité.
Longue pause.
Gilles sort lentement de la maison.
Il porte un pyjama et une robe de chambre.
Il s’arrête un moment, à l’écoute.
Il explore la table à tâtons.
Il trouve la bouteille de vin ; il trouve un verre.
Il s’assied à la table et se verse un peu de vin.
Il boit.
GILLES – J’ai faim. Peu importe. C’est bien qu'un homme ait faim de temps en temps.
Pause.
Il faudrait vraiment qu’on invite monsieur Hervé à dîner un de ces jours prochains. Il ne
travaille plus tu sais. Oui, il a pris sa retraite. Je ne sais pas ce qu’il fait de toute la
journée. Ça fait longtemps que je ne lui ai pas parlé. Nous étions amis autrefois.
Pause.
Ce serait bien qu'Hélène et Michel soient là aussi. Il les connaît depuis qu’ils sont petits.
Pause.
J’ai repensé au jardin. Peut-être qu’on devrait engager quelqu’un qui vienne s’en
occuper. Il nous a procuré tant de joie au fil des ans. Ce serait dommage de le laisser
30

bêtement mourir. Enfin, pas mourir complètement bien sûr. Quelque chose survivra en
dépit de notre négligence. Ma négligence.
Pause.
As-tu remarqué qu’il ne pousse aucune fleur sous le hêtre, en dehors des anémones ?
Elles fleurissent de bonne heure, avant que l’arbre ne soit en feuilles. L’ombre que
l’arbre projette en été fait qu’il n’est possible à rien d’autre de pousser dessous.
Il se lève et s’avance jusqu’à la lisière de la terrasse, laissant son verre de vin sur la
table.
Dans l’obscurité du jardin, Hélène rit à nouveau brièvement.
Oui, Hélène et Michel doivent venir. Nous pourrions dîner dehors, sur la terrasse. Ce
serait charmant.
Pause.
Hélène me manque.
Pause.
En avril les tulipes, les jonquilles et les myosotis, en mai les iris, en juin les roses et les
pavots… si rouges dans la lumière de l’été.
Pause.
Tu te souviens de la lumière de l’été, Geneviève ?
Il lève lentement les mains et les tend devant lui.
Regarde Geneviève… sur mes mains… des libellules !
La lumière commence à s’estomper.
Michel et Hélène s’interpellent dans le jardin.
HELENE – Michel, où tu es !
MICHEL – Hélène !
Obscurité.
31

Acte Trois

Soir.
Le jardin baigne dans une pâle lumière tirant sur le jaune.
Des oiseaux crient depuis les arbres.
Un panier de cerises rouge sombre repose sur la petite table de jardin.
Longue pause.
Michel sort de la maison, portant un appareil photo et un trépied.
Il installe le trépied et l’appareil photo sur la pelouse, faisant sa mise au point sur le
panier de cerises.
Hélène sort de la maison.

HELENE – Cet homme ! C’est quoi son nom ?


MICHEL – Monsieur Clément.
HELENE – Monsieur Clément est en train de compter les cuillers.
MICHEL – C’est son travail.
HELENE – Quand il aura fini de les compter, j’en prendrai une. “Il manque une cuiller !”
s’écriera monsieur Hervé. “Mais monsieur, comment ça se pourrait ? Je ne comprends
pas. Je ne me trompe jamais. Surtout avec les cuillers !”
MICHEL – Arrête, Hélène. Il va t’entendre.
HELENE – Je me fiche qu’il m’entende.
MICHEL – Il est ici pour dresser un inventaire et c’est ce qu’il est en train de faire.
HELENE – Il est arrivé à quelle heure ?
MICHEL – Ce matin, neuf heures pile.
HELENE – Il est six heures passées, et il est toujours là.
Hélène soupire et s’affale sur l’une des chaises de jardin.
MICHEL – Je ne veux pas de toi sur cette photo.
Son regard passe de Michel au panier de cerises.
HELENE – Ce n’est pas un peu “pittoresque” pour toi ?
MICHEL – C’est une nature morte. Je te prendrai en photo plus tard.
HELENE – Je ne veux pas qu’on me prenne en photo.
MICHEL – Alors bouge.
À contrecœur, Hélène se lève et s’éloigne de la chaise.
HELENE – Je me sens tellement fatiguée aujourd’hui.
MICHEL – Tu as dormi jusqu’à pas loin de midi.
HELENE – J’ai rarement l’occasion de dormir tard. Les enfants sont toujours debout aux
aurores. “Maman, maman, maman !”
Pause.
32

J’ai besoin de vacances. Toute seule.


MICHEL – Alors prends-en.
HELENE – Il faut que je travaille, tu sais bien.
MICHEL – Tu peux quand même te permettre une semaine de congé, non ?
Il prend une photo des cerises.
Il déplace l’appareil pour prendre les cerises sous un autre angle.
HELENE – J’ai besoin d’un mois.
MICHEL – Alors prends un mois.
HELENE – Il faudrait que le docteur Bouchard trouve à me remplacer. Il n’aimerait pas
ça. Il est très… extrêmement… comment dire ? Il est ancré dans ses habitudes. Il ne me
laisserait même pas mettre des fleurs coupées dans la salle d’attente. Soi-disant qu’elles
le “dérangent”. Il arrive toujours à neuf heures pile, il repart à cinq heures pile. Il se fait
couper les cheveux toutes les quatre semaines, un mardi. Il a toujours deux stylos dans
la poche de poitrine de sa chemise, un rouge et un bleu. Il a deux costumes, noirs tous
les deux, et parfaitement identiques.
MICHEL – Alors comment peux-tu dire qu’il en a deux ?
HELENE – L’un est légèrement plus vieux que l’autre. Il est un peu élimé, juste ici,
autour de la poche, où il met toujours son stéthoscope.
MICHEL – Tu es très observatrice.
HELENE – Ça fait huit ans que je le regarde.
Michel prend une autre photo des cerises.
Je peux m’asseoir maintenant ?
MICHEL – Oui.
Il déplace l’appareil et fait sa mise au point sur la maison.
Il y a l’argent de la vente de la maison. Ça paierait des vacances. Le docteur Bouchard
n’aura qu’à s'en arranger. Ça lui fera du bien.
Pause.
HELENE – Je ne pense pas vouloir de cet argent.
Michel lève les yeux de son appareil.
J’y ai pensé tout l’après-midi.
MICHEL – Et tu as pensé quoi ?
HELENE – L’argent appartient à papa. Nous céder notre “part”, c'est comme s'il avait
écrit ses dernières volontés… et que maintenant il était mort. Je ne pense pas vouloir de
mon héritage, pas déjà.
MICHEL – Mais lui, Hélène, veut que nous l'ayons maintenant. Ça pourrait nous servir,
non ?
HELENE – Tu veux de cet argent ? Tu en as besoin ?
Pause.
MICHEL – J’en ai besoin.
33

HELENE – Je pensais que ça marchait bien ton travail.


MICHEL – Oui, ça marche plutôt pas mal. Mais j’aimerais m’arrêter quelque temps.
HELENE – Pourquoi ?
Il s’assied au côté d’Hélène.
MICHEL – Je ne vois pas les choses aussi bien qu’avant. Chacun de mes travaux prend
plus de temps que le précédent. Il faut que je regarde longtemps quelque chose avant de
pouvoir comprendre ce que c’est, je veux dire ce que j’en attends en tant que photo.
Plus ça va, plus je perds de temps. Je suis devenu paresseux, mais je me fais croire que
je travaille.
Pause.
J’ai besoin de m’arrêter. Je ne sais pas combien de temps.
Pause.
HELENE – Si tu as besoin de cet argent alors prends-le. Va-t'en quelque part. Peut-être
que le moment est venu de faire quelque chose comme ça. Partir. Oublier.
MICHEL – Et toi dans tout ça ?
HELENE – Ça ira.
Il prend sa main.
MICHEL – Toi dans tout ça ?
HELENE – Je ne veux pas accepter cet argent. Je ne peux pas. Bertrand évidemment ne
pourra pas comprendre, quoi que je lui dise.
MICHEL – Qu’est-ce que tu lui diras ?
HELENE – Ce que je t’ai dit.
MICHEL – Alors je ne comprends pas non plus.
Elle se lève et va un peu à l’écart.
HELENE – S’il te plaît, Michel, je n’ai vraiment pas envie d’en parler.
MICHEL – Il faudra que tu le dises à papa.
HELENE – Je sais.
MICHEL – Tu lui diras quand ?
HELENE – Ne me harcèle pas.
MICHEL – Je pense simplement que tu devrais —
HELENE – Je me fiche de ce que tu penses. Je ne changerai pas d’avis. Et je n’ai pas à
me justifier devant toi.
Pause.
MICHEL – Tu vas lui faire du mal, Hélène.
HELENE – Et pourquoi il aurait mal ? Doit-on se contenter de faire comme il dit ?
MICHEL – Tu es en colère contre lui. Pourquoi ?
HELENE – Je ne suis pas en colère. Je suis triste pour lui.
MICHEL – Il ne veut pas que tu le sois. Donc pas la peine de l’être.
HELENE – Il a renoncé à sa vie, Michel.
34

MICHEL – Non, il n’a pas renoncé. Il est vieux. Il a juste envie de se reposer.
HELENE – Il a décrété que sa vie était finie… et pourtant il s’y cramponne encore.
MICHEL – Lui ? Comment ça ?
Gilles appelle depuis la maison.
GILLES – (hors scène) Michel… Michel !
Pause.
MICHEL – Pourquoi ne pas simplement accepter ce qu’il t’offre ?
HELENE – Je ne veux rien. C’est comme s’il avait mis la maison en morceaux et qu’il les
avait répartis entre nous. Il ne reste rien… rien d’entier. Ce qu’il veut me donner est son
ultime cadeau, son adieu. Je peux déjà en sentir le poids, là dans ma poitrine.
MICHEL – Comment est-ce que tu —
HELENE – Je lui expliquerai. Je trouverai un moyen.
Gilles appelle à nouveau.
GILLES – (hors scène) Michel !
HELENE – Il est à la cuisine avec madame Aimar. Elle est venue dire au revoir. Elle
pleure.
MICHEL – Évidemment. Elle a toujours pleuré pour un oui pour un non.
HELENE – Toi aussi elle veut te voir. Tu devrais y aller.
MICHEL – Je suis obligé ?
HELENE – Oui.
Michel soupire et se dirige lentement vers la maison.
Il s’arrête et se tourne vers Hélène.
Va !
Il se tourne à nouveau et entre dans la maison.
Hélène s’assied près de la petite table.
Elle prend une cerise dans le panier et mord dedans ; la cerise est amère.
Elle jette la cerise au loin.
Elle renverse la tête et ferme les yeux.
Après une pause, elle tire de la poche de sa robe le journal de sa mère.
Elle l’ouvre et le lit :
“J’ai tourné en rond aujourd’hui. Je ne me sens ni fatiguée ni reposée. La maison est
tellement silencieuse que je m'entends respirer.
Pause.
Écrire cela n’est en rien une consolation.”
Pause.
Elle tourne quelques pages.
Elle lit :
35

“Aux petites heures de la nuit il crie dans son sommeil. Je pose ma main sur sa poitrine.
Le revoilà calme et tranquille. Je passe le restant de la nuit allongée sans dormir, à
observer le ciel par l’entrebâillement des rideaux. Notre chambre ressemble soudain à la
cabine d’un bateau, et nous naviguons quelque part. Juste avant l’aube je m’endors.”
Pause.
“Lumière du soleil à travers les jeunes feuilles. L’ombre des hautes branches.”
Elle regarde fixement la page pendant un long moment, puis referme le journal.
Gilles sort de la maison.
Il a dans les mains une boîte en carton, petite et oblongue.
GILLES – Hélène ?
HELENE – Ici papa.
Elle se lève et vient se camper devant lui.
GILLES – Je t’ai apporté quelque chose. Madame Aimar m’a aidé à le retrouver.
HELENE – Comment va-t-elle, madame Aimar ?
GILLES – Les grandes eaux. Je crois que monsieur Clément et elle ont eu une petite…
altercation. Elle est un peu plus susceptible que d’habitude.
HELENE – Je n’aime pas cet homme-là.
GILLES – Il a travaillé pour monsieur Hervé pendant bien des années. Je n'ai jamais su
en quoi consistait réellement son travail, si ce n’est qu’il était toujours là aux côtés de
monsieur Hervé. “L’ombre”, c’est comme ça qu’on l’appelait, ta mère et moi. Et même
aujourd’hui que monsieur Hervé a pris sa retraite, monsieur Clément est encore là. Il est
de ceux dont la vocation est de servir.
Gilles s’assied sur l’une des chaises de jardin.
Il tend la boîte à Hélène.
Hélène prend la boîte et l’ouvre ; elle en sort un éventail en papier rouge qu’elle
déploie.
Tu t’en souviens ?
Hélène lève bien haut l’éventail, l’admirant.
Il est à toi. Tu t’en étais servi dans une pièce de théâtre à l’école. Tu étais une élégante
dame chinoise, une impératrice. Tu avais pour costume ma vieille robe de chambre en
soie, la bleue, avec les petits dragons rouges brodés sur les poignets. Tu te souviens ?
HELENE – Oui, oui je me souviens.
GILLES – Tu étais très mignonne dans cette pièce, et très fière de toi par la suite.
Elle referme l’éventail.
HELENE – Merci papa.
GILLES – Il n’apparaîtra pas sur l’inventaire de monsieur Clément. Je pense que c’est là-
dessus que madame Aimar et lui se disputaient.
Pause.
HELENE – Papa…
GILLES – Oui ?
36

HELENE – J’ai repensé à cet argent.


GILLES – Ne t’en fais pas pour l’argent. Monsieur Hervé est un homme honnête. Mais
j’aime bien me moquer de lui. Je suis sûr que mon notaire lui a soutiré tout ce qu’il
pouvait.
HELENE – Ça je veux bien le croire, mais… c’est pas à ça que je repensais.
Pause.
Je ne veux rien de cet argent.
Pause.
Tu n’es pas… tu n’es pas en train de mourir, papa.
GILLES – Je n’ai pas dit que j’étais en train de mourir.
HELENE – Ce que je veux dire c’est que…
GILLES – Je sais ce que tu veux dire.
Gilles se lève et s’éloigne.
HELENE – Non, je ne pense pas que tu saches.
GILLES – Tu penses que j’ai renoncé ? Tu penses que je suis en train de tout bazarder ?
Non. Je garde ce dont j’ai besoin. Vivrai-je éternellement ? De combien puis-je avoir
besoin ? Et le reste, je veux le donner à mes enfants. Pourquoi ? Parce que je veux vous
libérer.
Hélène s’approche de lui.
HELENE – Nous libérer ?
GILLES – Quoi de mal à ça ?
HELENE – Nous libérer de quoi ?
GILLES – De cette maison, du passé… de moi.
Hélène vient tout près de lui et pose une main sur son bras.
HELENE – S’il te plaît, papa, je ne comprends pas.
Il s’éloigne d’elle ; elle demeure où elle est.
GILLES – Bientôt cette maison ressemblera à un pays étranger, quelque lointaine contrée
où j’aurai passé ma vie, mais vers laquelle jamais je ne pourrai revenir. Au bout de
quelque temps, ma nouvelle vie me deviendra familière. Peut-être même que je me
sentirai chez moi.
HELENE – Papa…
GILLES – Le passé est un abîme. Mais nos yeux se tournent vers lui quand nous sommes
incertains de notre avenir. Quand nous sommes… poussés vers notre avenir par des
orages que nous ne pouvons comprendre, par des événements qui nous dépassent.
Quand ces choses-là ne sont plus que des souvenirs, nous pensons qu’enfin nous
pourrions les comprendre, que nous pouvons comprendre… ce qui nous est arrivé. Mais
non, nous ne pouvons pas.
Pause.
Je veux tourner le dos au passé. Je veux me reposer. Et… accepter l’obscurité où je vis.
Je suis las, Hélène, si las.
37

HELENE – Je sais, papa, je sais.


Gilles se tourne vers elle, mains tendues.
Elle s’approche de lui ; il prend le visage d’Hélène dans ses mains.
GILLES – Et toi, Hélène, tu dois te reposer. Cesse d’essayer… cesse de vouloir m’aider.
Je veux être tout seul à présent. Je suis libre, Hélène. Je veux que tu le sois aussi.
HELENE – Mais je le suis.
Gilles lui effleure les joues du bout des doigts.
GILLES – C’est quoi ces larmes ? Elles sont pour moi ? Je n’en veux pas. Elles sont pour
le passé ? Seul un fou se brise le cœur pour ce qui n’est plus.
Il laisse retomber ses mains.
Hélène se tourne et s’éloigne un peu de lui.
Elle ouvre l’éventail et le tient devant son visage.
HELENE – “Je vois le rouge devenir émeraude
et mes idées multiples et confuses.
Éparse et triste comme le sont ces branches,
tellement je pense à vous.”
GILLES – Qu’est-ce que c’est ?
HELENE – C’était dans cette pièce, il y a si longtemps.
GILLES – Tu t’en souvenais ?
HELENE – Je ne pense pas l’avoir jamais oubliée.
Pause.
GILLES – Je ne veux pas que tu sois malheureuse, Hélène.
HELENE – Je ne le suis pas. Je ne le serai pas.
Michel sort de la maison.
Hélène referme l’éventail.
MICHEL – Madame Aimar est partie. J’ai offert de la raccompagner chez elle, mais elle
préférait être seule.
GILLES – Tout ira bien. Je lui ai fait promettre de venir me voir de temps en temps. Et
j’ai mis quelque chose à la poste pour elle, la seule chose qu’elle voulait sans pour
autant se résoudre à la demander.
MICHEL – Qu’est-ce que c’est ?
GILLES – Une photo de votre mère, celle que tu as prise le jour où nous avons visité
Giverny.
MICHEL – Avec mon premier appareil photo.
GILLES – Madame Aimar a toujours adoré cette photo. Ça ne t’ennuie pas ?
MICHEL – Pas du tout.
Pause.
HELENE – Michel, tu veux bien me prendre en photo ? Par ici, avec papa.
38

Hélène s’approche de Gilles et le conduit jusqu’aux chaises de jardin.


Ils s’assoient côte à côte, se tenant par la main.
Hélène tient l’éventail ouvert sur ses genoux.
Michel installe l’appareil photo.
MICHEL – On veut bien de moi sur cette photo ?
GILLES – Évidemment.
Michel règle l’appareil et vient se poster derrière Gilles et Hélène.
MICHEL – Cinq secondes…
Ils attendent.
Déclic de l’obturateur.
GILLES – Quelle heure est-il ?
MICHEL – Pas loin de sept heures.
GILLES – À quelle heure faut-il que nous partions ?
HELENE – Avant huit heures.
GILLES – Michel, tu as acheté du vin ?
MICHEL – Je vous l’apporte.
HELENE – Laisse, j’y vais.
Elle se lève.
MICHEL – Dans la cuisine.
Elle se dirige vers la maison.
HELENE – Une seule bouteille ?
MICHEL – Non, deux.
HELENE – Tant mieux.
Elle entre dans la maison.
Après une pause :
GILLES – Tu te souviens de cette pièce qu’Hélène avait jouée, à l’école ?
MICHEL – Vaguement.
GILLES – Elle était une dame chinoise, une impératrice. Tu trouvais qu’elle était très
belle. Après quoi tu n’as pas cessé d’en parler pendant des semaines et des semaines. Tu
la suppliais constamment d’enfiler son costume et de parader pour toi, ici, dans le
jardin.
MICHEL – Oui, oui, je me souviens.
GILLES – Tu te souviens de l’histoire de la pièce ?
MICHEL – Pas vraiment.
Pause.
GILLES – Hélène était une impératrice, chargée de régner tant que son époux serait à la
guerre. Bien des années plus tard, l’Empereur n’était toujours pas revenu. Nombreux
dans son Royaume ceux qui pensaient que l’Empereur devait être mort, son armée
39

perdue. Le royaume commença à connaître des temps de troubles et d’anarchie. Telle


Pénélope, l’Impératrice était courtisée par de nombreux prétendants, mais la foi qu’elle
avait dans le retour de son époux ne fléchissait pas. Tous les soirs, seule dans son palais,
elle lui composait des poèmes, qu’elle écrivait sur de toutes petites bandelettes de soie
colorée, et qu’elle expédiait chaque matin par la fenêtre de la plus haute tour, attachés
aux pattes de magnifiques oiseaux. Au fil des ans, ce sont des milliers de ses poèmes
qu’elle dépêcha dans les cieux, sans jamais savoir s’ils atteindraient son époux,
projetant tout son désir et toute sa douleur dans l’inconnu.
Hélène sort de la maison avec le vin et trois verres.
Elle se tient à l’écoute.
Un jour, un mendiant, aveugle, vêtu de guenilles, le visage chiffonné de crasse et de
souffrance, se présenta aux portes du palais et demanda qu’on lui accorde une audience
avec l’Impératrice. Les gardes du palais l’autorisèrent à passer, l’annonçant comme
ayant rang de prince ; une cruelle plaisanterie tant aux dépens du mendiant que de
l’Impératrice. Mais quand elle vit l’homme, l’Impératrice ne broncha pas, elle eut plutôt
pitié de lui. Elle ordonna qu’on le nourrisse et lui trouve de quoi loger.
HELENE – Mais le mendiant protesta qu’il avait déjà un toit. “Où donc ?” lui demanda
l’Impératrice.
Pause.
GILLES – “Eh bien, ici même” répondit-il.
Hélène s’approche de Gilles et de Michel.
HELENE – Et sur ces mots il se débarrassa de ses guenilles, révélant sous ses oripeaux un
manteau nuancé de cent couleurs, fait de mille et une petites bandelettes de soie.
GILLES – C’était l’Empereur, finalement de retour chez lui.
HELENE – Il avait été aveuglé au combat, déserté par son armée. Des années durant il
avait erré de par son royaume, rejeté par tous, souffrant le sort d’un homme pauvre et
sans pouvoir.
GILLES – Puis un jour un oiseau s’était posé sur son épaule et avait laissé choir dans sa
main une bandelette de soie.
HELENE – Il l’avait conservée comme un présage de bonne fortune.
GILLES – Et c’est bien ce que c’était.
HELENE – Jour après jour des oiseaux venaient à lui, lui faisant chacun présent d’une
bandelette de soie. Avec la soie il confectionna un manteau. Un manteau qui le
protégeait contre la rigueur des intempéries.
GILLES – Si le manteau se déchirait ou montrait la corde, il arrivait toujours de
nouveaux morceaux de soie pour le rapiécer.
HELENE – Il avait donc fini par retourner chez lui, portant sur le dos son manteau de bon
augure.
GILLES – Mais des poèmes écrits sur les bandelettes de soie il ne savait rien.
HELENE – Retrouvant enfin son époux, l’Impératrice pleura de joie, comme fit
l’Empereur en personne.
GILLES – Il retira son manteau et à la place endossa les robes impériales.
40

HELENE – Et l’Impératrice, avec la même diligence que celle mise chaque soir à
composer ses poèmes, désassembla le manteau et lut chaque soir à l’Empereur les
poèmes de désir et de douleur qu’elle avait écrits pour lui…
GILLES – Qu’elle avait envoyés dans l’inconnu… sur les ailes du destin.
Pause.
MICHEL – J’avais complètement oublié.
Hélène verse le vin et tend leurs verres à Gilles et Michel.
HELENE – À l’Impératrice.
Ils lèvent leurs verres et boivent.
Après une longue pause :
MICHEL – Il est reparti, monsieur Clément ?
HELENE – Oui. La maison est vide.
Pause.
Excusez-moi.
Hélène s’en va et retourne dans la maison.
Après une pause :
GILLES – Hélène ne veut pas de l’argent.
MICHEL – Je sais.
GILLES – Elle a toujours été la même. Elle n’en fait jamais qu’à sa tête. Oh, je sais que
toi aussi, mais avec Hélène ça va plus loin que ça. Elle n’en fait qu’à sa tête, sachant
qu’elle est seule, absolument seule. C’est ça qui la motive.
MICHEL – Elle a également besoin de se savoir aimée.
GILLES – Oui. Bien sûr.
Gilles secoue la tête.
Hélène fera comme bon lui semble. Je ne peux pas la forcer à accepter ce que je veux
lui donner. C’est ma fille, mais ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas également une
inconnue.
Pause.
MICHEL – J’ai un peu honte de l’avouer, mais je ne sais pas grand-chose de la vie
d'Hélène. Je la vois de temps en temps. J’aime bien ses enfants. Je peux… tolérer son
mari. Mais je la regarde et je suis incapable de dire… ce qui l’anime. Quelque chose en
Hélène demeure toujours caché.
GILLES – Quelque chose demeure toujours caché en chacun de nous, Michel. En toi
aussi.
MICHEL – En moi ? Je me demande bien quoi ?
GILLES – Ne te le demande pas trop. Ce qui est caché a de bonnes raisons de l’être.
MICHEL – Peut-être, papa. Peut-être…
Michel va se poster à côté de son appareil photo.
Je peux te prendre en photo ? Toi tout seul. Un portrait.
41

GILLES – Il y a assez de lumière ?


MICHEL – Juste assez.
GILLES – Et arrange-toi pour que je sois beau.
MICHEL – Évidemment. Redresse un peu la tête.
GILLES – Je dois sourire ?
Gilles arbore un large sourire.
Ou pas.
Sa bouche s’affaisse.
MICHEL – Sois juste… naturel.
GILLES – La plus difficile des poses !
Déclic de l’obturateur.
MICHEL – J’en prendrais bien une autre, mais je n’ai plus de pellicule. Je vais en
chercher.
Il se dirige vers la maison.
GILLES – Michel.
Michel s’arrête et se tourne vers Gilles.
Si Hélène ne veut pas de cet argent c’est qu’il a pour elle un air tellement… définitif.
MICHEL – Je sais.
GILLES – Il y a des dénouements qu’on ne souhaiterait pour rien au monde. Ce qui ne
les empêche pas d’arriver. Nous devons essayer d’avoir la grâce de les endurer.
Michel se détourne et entre dans la maison.
Après une pause, Gilles se lève et commence à marcher lentement autour du jardin.
Tout passe. Tout ce que nous pouvons créer. Ça passe.
Pause.
Le jardin de Monet lui a été dérobé par l’obscurité. Ces dernières images qu’il en a
faites étaient de mémoire, et non ce qu’il voyait de ses yeux défaillants.
Pause.
Nous devrions laisser le jardin pousser à l’état sauvage. À quoi bon désormais essayer
d’en faire quelque chose ? Il nous a laissés en arrière. Nous devons le laisser faire à sa
guise. Le soleil tombera où il tombe, ce qui meurt mourra. Il sera intéressant de voir ce
que la nature fera de notre petit lopin de terre. Ça deviendra un petit pays, encore
inconnu. Qu’en penses-tu ? Geneviève ? Qu’en penses-tu ?
Pause.
Geneviève ?
Hélène sort de la maison.
Elle a relevé ses cheveux en chignon et porte la vieille robe de chambre en soie de
Gilles ; elle tient l’éventail devant son visage.
Elle se tient là à observer Gilles.
42

En avril les tulipes, les jonquilles et les myosotis, en mai les iris, en juin les roses et les
pavots. Le jardin s’ensemencera de lui-même. Nous pourrions même avoir quelques
fleurs des champs.
Hélène s’avance lentement vers Gilles.
Il n’y a pas de fleurs des champs dans le jardin. Davantage de couleurs, des couleurs
partout…
Pause.
HELENE – Il y a déjà tant de couleurs.
Gilles se tourne vers Hélène.
GILLES – Mais pas assez. Tu te souviens du jour où nous avons visité les jardins de
Giverny ? C’était quelque chose. Une orgie !
HELENE – Oui, c’était magnifique.
GILLES – Michel prenait déjà ses photos. Et Hélène… en avait le souffle coupé
d’émotion.
Pause.
HELENE – Oui.
GILLES – Bien sûr nous n’avons rien ici d’aussi vaste, d’aussi impressionnant, rien de
comparable à ça, mais il n’empêche, nous pouvons à notre manière créer quelque chose,
quelque chose de modeste.
HELENE – Oui.
Elle vient tout près de Gilles.
Il sent sa présence et allonge le bras, la cherchant.
Il lui donne le bras.
GILLES – Voilà que tu portes encore ma vieille robe de chambre.
HELENE – J’aime bien la porter.
GILLES – Je suis tellement plein de pensées aujourd’hui. Mon esprit est en feu.
HELENE – Vraiment ?
Il rit.
GILLES – Oui. Monet est en train de peindre des tableaux dans ma tête.
HELENE – Qu’est-ce qu’il peint ?
GILLES – Des choses qui n’ont jamais été, qui auraient pu être.
Pause.
Gilles retire son bras du bras d’Hélène et s’éloigne d’elle.
Il marche autour du jardin, Hélène le suivant de près.
On ne devrait jamais regretter ce qui aurait pu être. Bien fou celui qui se brise le cœur
sur ce qui est perdu.
Pause.
Tu regrettes quelque chose ?
Hélène ne répond pas.
43

Tu n’es pas obligée de répondre. Je sais que tu as des regrets. Certains d’entre eux sont
les mêmes que les miens. C’est peut-être pour ça que nous restons unis.
Pause.
Nous aurions pu être plus heureux ensemble.
Pause.
Nous avons encore beaucoup de temps devant nous, Geneviève. Nous ne devons pas
l’oublier. Nous nous sentirons seuls pendant un temps, maintenant que nos oiseaux se
sont envolés. Il faut nous y attendre.
Pause.
Mais non. C’était il y a des années. Nous avons longtemps été seuls, non ? Parfois je
perds le fil du temps. J’en perds complètement le fil.
Pause.
HELENE – Que nous est-il arrivé ?
GILLES – Arrivé ? Rien d’extraordinaire. Nous avons passé ensemble le plus clair de
notre vie. Tu as été pour moi un grand réconfort. J’ai pourvu à tes besoins. Nous nous
sommes aimés, à notre manière. Nous n’avons pas été trop seuls, si ?
HELENE – Parfois je le suis.
GILLES – Oui, je sais.
Pause.
HELENE – Et j’ai peur parfois.
GILLES – De quoi ?
Pause.
HELENE – Le monde paraît si vaste. Le soir passe si lentement. Puis il fait nuit.
Pause.
Je me suis tenue dans le jardin les yeux fermés. J’ai essayé d’imaginer à quoi le monde
ressemblait pour toi.
Pause.
J’attends quelque chose. J’attends que tu rentres à la maison. Comme si tu étais parti
pour un long voyage.
Pause.
“Je vois le rouge devenir émeraude
et mes idées multiples et confuses.
Éparse et triste comme le sont ces branches,
tellement je pense à vous.”
GILLES – Je me souviens. Hélène était si belle. Ses yeux… regardant par-dessus son
éventail… si vifs !
Pause.
HELENE – Tu lui manques.
Gilles ne répond pas ; il fait oui de la tête.
44

Où es-tu Gilles ?
GILLES – Je connais le chemin de mon retour.
HELENE – Je t’attends.
GILLES – Je sais.
Pause.
L’air est un peu frais. Il fait nuit ?
HELENE – Pas tout à fait. Tu as froid ?
GILLES – Non. Rentre toi. Ferme les fenêtres. Assure-toi que la porte d'entrée est bien
fermée à clef.
HELENE – Gilles…
GILLES – Je ne serai pas long.
Hélène se tourne lentement vers la maison comme Michel en sort.
Il est sur le point de dire quelque chose, mais Hélène porte un doigt à ses lèvres.
Je vais rester encore un peu.
Hélène va vers Michel ; ils entrent ensemble dans la maison.
J’aime bien être dehors au grand air. Sentir son souffle. Écouter.
Pause.
Voir.
Il s’avance vers les chaises de jardin.
Il allonge le bras en direction de la table et tâte le panier de cerises.
Il prend une poignée de cerises dans le panier.
Déjà ?
Il essaie de soulever le panier ; les cerises se répandent sur le sol.
Il appelle :
Hélène ! Michel ! Madame Aimar ! Il n’y a donc personne ?
Il s’assied sur l’une des chaises.
Après une pause :
Gilles, pourquoi tu t’obstines ? Tu es en train de larguer les amarres. Geneviève
s’endormira avec l’aube, avec le chant des oiseaux. La marée vous emportera tous les
deux au large. Et tous les jardins de paradis verdoieront dans le soleil derrière vous. Les
enfants riront, cachés dans les buissons…
Il allonge le bras pour attraper son verre de vin qui est posé sur la table ; il tombe sur
le journal et le prend.
Oui, nous aurions pu être plus heureux.
Michel sort de la maison avec un rouleau de pellicule.
MICHEL – Un dernier portrait, avant que la lumière s’en aille.
GILLES – J’ai renversé les cerises. Laisse-les donc. Où est mon vin ?
Michel tend son verre à Gilles.
45

MICHEL – Une minute et je t’accompagne.


Michel change la pellicule de son appareil.
Prêt ?
Gilles lève son verre en direction de Michel.
Déclic de l’obturateur.
GILLES – Où est Hélène ?
MICHEL – Elle est en train de rassembler tes affaires. Il va bientôt falloir y aller. Nous
devons dîner tous les trois à… dans cet endroit.
GILLES – J’en ai moi aussi oublié le nom.
Pause.
Tu viendras me voir là-bas ?
MICHEL – Bien sûr.
GILLES – Tu as vu l’endroit ?
MICHEL – Hélène m’en a parlé.
Pause.
GILLES – Je serai à l’abri là-bas.
MICHEL – À l'abri de quoi ?
Gilles hausse les épaules.
GILLES – De tout.
Pause.
MICHEL – Je ne vais pas travailler pendant quelque temps. J’ai besoin de me reposer un
peu. Je m’en irai. Je ne sais pas où. Quelque part où je n’ai jamais été. Où il n'y pas de
souvenirs à avoir. Je laisserai mon appareil photo derrière moi. Je rencontrerai des gens.
Je me reposerai. Je regarderai les choses sans… essayer de m’y raccrocher. Quand je
reviendrai je me remettrai au travail. Ou peut-être pas. Je ne sais pas.
GILLES – Ton avenir ne sera jamais tel que tu l'attends.
Pause.
MICHEL – Je viendrai te voir aussi souvent que je peux.
GILLES – Je te préviendrai si madame Aimar doit passer. Elle fond en larmes sitôt
qu’elle te voit.
MICHEL – Elle ne voit jamais qu’un petit garçon.
GILLES – Non, elle se demande où s’en est allé le petit garçon.
Pause.
MICHEL – Papa, j’ai été un bon fils ?
GILLES – Quelle étrange question.
MICHEL – Vraiment ?
Hélène sort de la maison.
Elle a retiré la robe de chambre et dénoué ses cheveux.
46

HELENE – On est presque prêts.


GILLES – Alors on devrait y aller.
Il se lève ; il a toujours le journal dans les mains.
HELENE – Rien ne presse.
MICHEL – Nous avons le temps de boire un autre verre.
Il remplit à nouveau leurs trois verres.
À quoi boirons-nous cette fois-ci ?
GILLES – Rien.
Ils se tiennent là, ensemble, et boivent.
Après une longue pause :
MICHEL – Je vais mettre tes affaires dans la voiture.
Michel repose son verre.
Il se tourne vers Gilles et le serre dans ses bras.
GILLES – Merci, Michel. Mon bon fils…
Michel relâche Gilles et se dirige vers la maison.
MICHEL – Je reviens.
Il entre dans la maison.
Après une pause :
GILLES – Michel se sent… fatigué.
HELENE – Il l’est.
GILLES – Tout va bien pour lui ?
HELENE – Oui, tout va bien. Je pense qu’il est très seul.
GILLES – Oui.
Pause.
HELENE – Il t’aime beaucoup.
GILLES – Tout comme je l’aime. Et que je t’aime.
Hélène s’approche de Gilles.
Il tend le journal, le lui offrant, mais elle resserre les mains de Gilles autour du journal.
HELENE – Il est à toi papa. Tu peux sentir son nom.
Pause.
GILLES – Merci, Hélène.
HELENE – J’amènerai bientôt les enfants te voir.
GILLES – J’aimerais beaucoup.
HELENE – Papa…
Hélène ouvre les bras pour étreindre Gilles, mais il se tourne et s’éloigne d’elle.
GILLES – Oui. J’aimerais bien.
Pause.
47

Je pourrais leur montrer le jardin… le soleil à travers les jeunes feuilles, l’ombre des
hautes branches.
Pause.
HELENE – Je vais aider Michel.
Gilles ne répond pas.
Hélène se tourne et entre dans la maison.
Longue pause.
GILLES – (avec douceur) Geneviève. Il faut nous dire adieu.
Il tend les mains devant lui.
Il se tient immobile.
Le plateau s’obscurcit.
Des oiseaux crient dans l’obscurité.

FIN

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