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Hommes et Migrations

Abdelkrim Ghallab, Le passage enterré. Roman traduit de l'arabe


par Francis Gouin, 1990
Hédi Dhoukar

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Dhoukar Hédi. Abdelkrim Ghallab, Le passage enterré. Roman traduit de l'arabe par Francis Gouin, 1990. In: Hommes et
Migrations, n°1135, septembre 1990. Les Harkis et leurs enfants. pp. 72-73;

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Livres

occupe le reste de la première par¬ avant tout une plongée dans les tré¬ auront reculé «devant des bilans
tie de l'ouvrage. fonds des mentalités d'un peuple sélectifs, plus cruels, parfois que le
ancien, aux prises avec une moder¬ rejet global». C'est la raison pour
La deuxième partie est celle qui nité vécue comme un cauchemar, laquelle Haj Mohamed Thami,
apporte le plus de nouveautés et subie et non pas choisie, car trans¬ l'homme qui « s'emmitoufle dans la
d'originalité. Il s'agit d'une descrip¬ mise par le vecteur de la domina¬ triple opacité de la coutume fami¬
tion très approfondie des phéno¬ liale, de la routine mercantile et de la
tion coloniale.
ture des « étatsIl d'âme
est aussi
» de
unelapein¬
ville
mènes islamistes au Maroc, en crainte révérentielle », l'homme qui
Algérie et en Tunisie, analysés cas de Fès ; cité vénérable qui semble incarne donc le passé à enterrer, ce
par cas en fonction de leurs spécifi¬ défier le temps, repliée sur ses père qui doit mourir, ce féodal de
cités historiques et politiques. Cette conventions et sur son passé floris¬ type islamique,
roman comme un «décrit
hommedans
du cen¬le
deuxième partie s'achève sur un sant de ville autonome et conqué¬
essai de synthèse des mouvements rante, mais qui se découvre subite¬ tre » dont « l'égoïsme utilitariste
et des discours de l'islamisme ment comme un atome dans le étouffe l'intelligence », est le person¬
maghrébin. vaste monde, exposée à ses change¬ nage le plus attachant, car le plus
ments et à ses soubresauts. Fès qui pathétique, d'un livre qui évite déli¬
Une troisième et dernière partie voit ses enfants changer, non plus à bérément toute intrigue romanes¬
analyse très finement les rapports son image, mais à celle du monde. que.
entre politique et religion selon les D'où le titre de l'ouvrage : un parti-
schémas qui ont cours dans ces pris pour l'avenir, la réalisation de Malgré ses défauts évidents, les
pays, et tente de décrire l'impact de soi jamais achevée et un refus du injustices dont il se rend coupable,
l'islamisme sur leur évolution, mon¬ repli sur le passé, de l'autosatisfac¬ les traumatismes qu'il inflige à ses
trant les limites des pouvoirs à tion qu'il nourrit et de la destruc¬ proches et dont l'un se révélera
modèle répressif et celles des tion qu'il
cette concentration
prépare. Fèsurbaine
devientoù
alors
se mortel pour le fils qu'il a eu d'une
régimes à « modèle intégratif ». domestique, pour ne pas dire d'une
Une postface sur l'affaire Rushdie condensent les contradictions et où esclave, malgré le système oppressif
achève cet essai d'une extrême se cristallisent les conflits dont l'en¬ dont il est une parfaite émanation
richesse documentaire et qui s'im¬ jeu est la construction de l'avenir. et un rouage actif, Haj Mohamed
pose, s'agissant de l'islam maghré¬ est le produit d'une culture, d'une
bin, comme
rence de haut un
niveau.
ouvrage de réfé¬ Haj Mohamed Thami, grand vision d'un monde toujours inchan¬
bourgeois fassi incarne ce passé gé, régi par un temps cosmique,
dont la mentalité « avait si long¬ fixé dans une langue où les mots de
L'Harmattan (Histoire et perspec¬ temps entravé la marche en avant et liberté, d'exploitation, d'indépen¬
tives méditerranéennes), 1990. était encore ancrée dans bien des dance, de révolution, sont des
esprits». Aux yeux de l'un de ses néologismes imposés par les cir¬
Hédi Dhoukar fils, Abderrahman, ce père «n'est constances d'un temps chronologi¬
plus le miroir fidèle de mon pays... que tenu pour périssable. Pour lui,
La rouille des générations passées il n'y a pas des maîtres et des es¬
s'accumule dessus, le ternit, le rend claves, mais des puissants et des
opaque ». Mais, comme le souligne domestiques
avec la force. etL'amour
la loi est
« honteux
toujours»
à juste titre Jacques Berque dans la
ROMANS pénétrante préface du roman — n'est pas lié à l'amour sexuel, le
qui doit impérativement être lue à seul du reste à avoir droit de cité ; il
la fin du livre pour ne pas risquer est plutôt celui des sentiments, for¬
Abdelkrim GHALLAB d'apparaître opaque au lecteur — , cément impudiques. Le portrait
les situations n'atteignent jamais qu' Abdelkrim Ghallab fait de ce
l'extrême. Ici, point de «famille, je patriarche fassi vaut toutes les ana¬
Le passage enterré vous hais», Abderrahman «ne lyses « ethnologiques ».
Roman traduit de l'arabe
condamne dans sa famille, ses
par Francis Gouin compagnons et sa ville qu'une part Haj Mohamed, surmontant tout
transitoire et repérable de négativité. de même son aversion pour l'école,
A l'intersection
du roman, de de
l'essai
la chronique,
historique C'est qu'il assume une vérité non pas acceptera de lui livrer son fils,
empruntée à autrui mais spécifique, Abderrahim.
désiste de son rôle
Par de
ce formateur
geste, il de
se
enterré
et de l'œuvre
d'Abdelkrim
politique,
Ghallab
Le passé
est à charge pour lui de la transformer ».
Beaucoup, note Jacques Berque, ses enfants et de contrôleur de leur

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N° 1135 - SEPTEMBRE 1990
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avenir pour céder cette fonction au invisible : celle qui siège dans les Quart : «Le Livre de la remémora-
système dominant. La première mentalités. tion (dhikr) et de la prière et
vraie défaite de cette génération du demande (du'â) » et « Le Livre des
passé, l'école publique en est le Publisud, 1990. heures pour le jour et la nuit (wird - s) ».
véritable artisan, plus que le colo¬
H.D. Nous avons donc là, remarqua¬
nialisme qui, venu
maintiendra les structures
en « réformateur
anciennes
»,
blement traduites et avec beaucoup
qui servent sa domination. De sorte de sensibilité religieuse (le traduc¬
que les fils de notables, instruits à teur est prêtre), des pages pleines
l'école, devront, pour réformer leur d'une haute spiritualité toujours
société, entrer en conflit à la fois RELIGIONS nécessaire dans un monde qui tire
avec le colonisateur et avec le plutôt vers le bas. Souvent, quand
makhzen , ce pouvoir local mainte¬ on parle de prière musulmane, on
nu dans ses apparences : leur véri¬ GHÂZÂLI pense à la prière rituelle, codifiée
table école sera la prison et son dans les gestes et les formules. On
cortège d'humiliations. Temps et prières oublie qu'il y a aussi d'autres
formes de prière comme la prière
de demande (du'â), celle de l'invo¬
C'est ce que vivra Abderrahim cation du Nom de Dieu, selon des
dont l'esprit se formera à attendre PRIÈRES
Extraits de et
YIhyainvocations.
ulum al-Ditt, temps forts de la rencontre avec
toujours de l'avenir qu'il lui traduits par
annotés de Pierre
l'arabe,
Cuperly.
présentés et Dieu. Ghâzâli, dans ses conseils, se
apporte une libération, mais qui base toujours sur le Coran et la tra¬
n'arrivera jamais à consommer une dition des mystiques antérieurs,
véritable rupture avec le passé, Ghâzâli (1058 — 1111) est sans orientant le novice vers une mysti¬
incarné par ce père tout de même contredit le plus grand théologien que d'union par amour. Un « Livre
parmi les penseurs de l'Islam. des heures pour le jour et la nuit »
respecté
donc mourir
et aimé.
de mort
Le passé
naturelle
devra
et décrit les différents moments et les
Ayant connu une expérience mysti¬
l'avenir ne sera pas une résurrec¬ que durant une retraite pendant dix différentes prières traditionnelles
tion, une renaissance mais une muta¬ ans de sa vie, il put ensuite insuffler de demande ou de circonstances.
tion quasi biologique. Telle est l'ori¬ un esprit nouveau non seulement à Bref, ces pages ne peuvent qu'éle¬
ginalité de ces pays d'Islam qui la pensée islamique mais encore à ver le croyant dans son désir de se
savent faire preuve de grands actes la spiritualité. Il écrivit un ouvrage « rapprocher » de Dieu. Il est
de résistance, mais ne sont jamais monumental : La Revivification des excellent que Pierre Cuperly ait
sciences de la religion. Ses contem¬ pensé à en faire part à un public
accueillants
radicales et doivent
pour lessouvent
révolutions
vivre porains le surnommèrent «l'hon¬ éclairé et qui a soif de spiritualité.
de lentes et tragiques agonies avant neur de la religion ». Les pages tra¬
de s'ouvrir à de nouveaux horizons. duites par Pierre Cuperly sont Sindbad, Paris, 1990, 214 p.
Voici donc, avec le livre de Ghal- extraites de cet ouvrage (dans les
lab, le roman vrai d'une révolution deux derniers Livres du premier Jean Déjeux


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