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Gotman Anne. La question de l'hospitalité aujourd'hui. In: Communications, 65, 1997. L'hospitalité. pp. 5-19;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1997.1983
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1997_num_65_1_1983
La question de l'hospitalité
aujourd'hui
« J'ai hébergé l'ami d'un ami. On ne peut pas empêcher les gens de
s'aider... », plaide une femme accusée d'avoir accueilli chez elle un
ressortissant étranger sans papiers.
L'hospitalité, définie comme ce qui permet à des individus, des familles
de lieux différents (à des villes et des Etats également) de se faire société,
se loger et se rendre des services mutuellement et réciproquement, est une
question tout à la fois d'actualité et très ancienne. C'est une notion dont
la puissance évocatrice est grande et qui puise à des registres divers :
religieux, moral et social. Devoir sacré envers l'étranger qui, parce que
loin de chez lui, intéressait particulièrement les dieux, mais qui, parce
que hors des frontières, peut devenir l'ennemi (nous rappelant la parenté
entre hôte et hostile) ; vertu bourgeoise associée à l'idée de maison, de
grandeur, supposant qu'on peut recevoir sans gêne et constituant une
marque de savoir-vivre ; libéralité laissée à l'initiative individuelle, proche
de l'amitié, voire de l'adoption. L'hospitalité peut aussi avoir une
dimension collective et un caractère d'obligation qui, longtemps, furent religieux
(et associés à l'idée de charité) et qui aujourd'hui relèveraient davantage
du service public et du domaine de la protection sociale (on pense au
logement social, à l'hôpital...), ou du domaine commercial (hôtels
notamment). Elle serait enfin au fondement de droits : droits internes aux Etats
régissant le statut des personnes étrangères, déplacées, expulsées (droit
d'entrée, droit d'asile) ; et conventions inter-étatiques définissant le cadre
des relations diplomatiques. Etant entendu que les sociétés à très forte
division du travail social rangent préférentiellement l'hospitalité dans la
catégorie des libéralités, du côté de la spontanéité plutôt que des
conventions sociales ou du droit.
Cette question très ancienne se pose dans les villes contemporaines de
façon particulièrement aiguë et implique une réflexion globale sur le
phénomène. L'hospitalité, envisagée comme rapport social et comme dis-
Anne Gotman
« Something extra... »
si, l'on s'est donné comme règle de ne pas se gêner. D'autant plus ritualisée
qu'elle s'avance hors du terrain strictement familial et amical, comme le
montrent les exemples empruntés à la culture arabo-musulmane décrits
par Jean-Charles Depaule, d'autant plus « décontractée » dans l'aire
nord- américaine que, selon Jacques Godbout, elle se déploie dans les
chalets : l'hospitalité se réalise à coups de dons, quand bien même
l'étranger est proche et considéré comme un bien pour la maison. Dons qui ne
doivent pas être comptés et n'attendent explicitement pas de retour, selon
la fiction nécessaire à l'effectivité du don, l'obligation de réciprocité telle
que rappelée dans V Odyssée s'entendant également (et peut-être surtout)
dans l'autre sens : « qui a donné d'abord doit recevoir aussi ».
L'invitation à entrer, prendre place, partager nourritures et boissons
telle que l'analyse Jean-Charles Depaule dans des sociétés où la moindre
séparation entre activités privées et publiques englobe ce qui relèverait
dans nos sociétés de réceptions privées et professionnelles, ces dernières
plus hiérarchisées que les premières, revêt ainsi des formes extrêmement
réglées, d'où tout jeu n'est cependant pas absent — notamment l'inversion
des places. L'hospitalité est, pour paraphraser Pierre Centlivres, ce
moment curieux où le maître des lieux se fait le serviteur de son hôte ;
jeu sur les places et les positions qui en fait tout le prix, et peut se décliner
à l'infini sous des formes verbales — « vous êtes ici chez vous » - ou
matérielles, tel le « partage » pratiqué dans l'hospitalité aimable et
pacifiée des chalets où maître de maison et hôtes récusent a priori toute idée
de place.
Recevoir, on l'a compris, signifie dans le cas de l'hospitalité donner
l'hospitalité, mais aussi recevoir quelqu'un. Donner l'hospitalité et laisser
venir, être réceptif à : premier pas vers l'altérité, premier degré de
l'engagement. C'est à cette autre face du recevoir qu'il convient d'être attentif,
moment charnière du triptyque du don, et non pas simple commutateur
entre un donner-rendre où les contreparties s'équivalent et où l'échange
reste sans surprise. Renforcement de l'identité ou acceptation de l'altérité,
le rugby à XV peut, ainsi que le montre Sébastien Darbon, tirer dans un
sens ou dans l'autre, selon qu'il se pratique dans des contextes régionaux
où la culture rugbystique est forte (le Sud-Ouest) ou au contraire faible
(le Sud-Est), ce dernier exemple illustrant le passage de la solidarité à
l'hospitalité. C'est également la question cruciale, soulevée par Jacques
Godbout, de la réceptivité de la société d'accueil vis-à-vis des apports des
migrants — quand ils existent.
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Acte d'humanité.
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Parce que la terre est ronde et qu'il faut bien cohabiter, commercer,
selon la conception kantienne de l'hospitalité minimale ; parce que
l'étranger est aussi la figure humaine du prochain, l'autre soi
potentiellement exposé un jour aux mêmes avanies ; par nécessité « exogamique »
de faire société avec l'étranger... : quel que soit le fondement (ou le
commencement) de l'hospitalité, elle est un enchaînement d'obligations,
une succession d'aléas, au premier chef pour l'« arrivant » si justement
nommé par René Schérer, étranger, voyageur, migrant, émissaire d'une
autre cité et redouté comme tel, en position désavantageuse du fait de
Péloignement, en posture de demandeur qui, s'il vient à être reçu, met
ipso facto le pied dans l'engrenage de la dette, h"1 Odyssée abonde en scènes
attestant la dureté de la condition de l'arrivant, l'insécurité de sa position.
Dramatique est la condition d'Ulysse lorsqu'il arrive chez le Cyclope,
pitoyable est sa figure lorsqu'il se présente à Nausicaa, et c'est pour
déjouer l'hostilité qu'inspire sa mauvaise mine aux habitants de la cité
que les dieux lui prêtent leur visage ou celui d'un ami ; masques figurant
l'épreuve majeure à laquelle l'arrivant est soumis : se faire connaître et
reconnaître. Rares cependant aujourd'hui sont les situations où l'étranger
arrive « nu » comme le voyageur antique. Entouré d'un groupe, attendu,
accueilli par une structure ou un autre groupe, le voyageur contemporain
a pour s'introduire dans le pays où il parvient un code à sa disposition.
Tel n'est pas le cas de l'ethnologue arrivant sur, un terrain qu'il vient
précisément découvrir et explorer, qu'il veut le plus possible pouvoir
pénétrer, situation d'hospitalité à la fois expérimentale, où l'apprentissage
des codes se fait sur place, et paradigmatique, la quête d'hospitalité
figurant la quête de connaissance de l'autre. Un incident auquel vient à
participer l'ethnologue qui se trouve là peut lui ouvrir les portes de la
société villageoise convoitée, et le rendre enfin réel aux yeux des
habitants9. Mais, incident ou pas, seule la suite des événements lui donnera
la clé de l'hospitalité reçue, révélera les qualités — allure, santé, richesse,
âge, sexe — qui lui ont valu accueil, cérémonie ou sympathie. Le sexe,
explique Carmen Bernand, accorde à l'ethnologue femme désireuse
d'approcher villages, banlieues et villes de culture hispano-américaine ou
méditerranéenne une position mineure, infra-hospitalière, et n'offre à
celle qui est identifiée comme « dépourvue de maison », outre un
amphitryon médiateur à la fois ouvreur de portes et cordon sanitaire, qu'une
forme dégradée d'hospitalité, protection mais non réception — celle-ci, en
tant que ritualisation de l'infériorité, étant réservée aux hommes. Statut
mineur qui peut infléchir le cours des échanges et celui de la recherche,
mais aussi faciliter le passage de la femme à une intégration domestique,
quand l'homme restera cantonné à son statut d'hôte... Les rapports de
sexe sont une barrière parmi d'autres dressée contre l'étranger.
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compte des temporalités dans les migrations. Le temps et, plus encore,
la rencontre du singulier et du national sont également au centre de la
réflexion de Pierre Centlivres sur cet examen de passage pour une sortie
définitive de l'hospitalité que constitue la naturalisation, aux épreuves
d'autant plus nombreuses et surveillées qu'il s'agit d'entrer dans un Etat
fédéral lui-même composite, hétérogène, plus réticent que tout autre à
fragmenter sa souveraineté en droits individuels.
En tant que relation imparfaite et inachevée, terrain de négociation
entre le commun et le différent, le prévu et l'imprévu, l'hospitalité se situe
au lieu de passage entre la loi générale et des situations singulières. Des
dispositions légales peuvent constituer des gisements d'hospitalité, telle
la loi de 1901 qui permet d'héberger des activités cultuelles pour
lesquelles elle n'était pas prévue. Mais alors qu'il est réutilisé ici pour réactiver
une tradition, le cadre réglementaire du pays d'accueil peut aussi
empêcher les migrants de s'en affranchir, et être évité pour cette raison — cas
de femmes africaines que l'exiguïté d'un logement hors normes
(d'occupation) protège contre la venue de coépouses. On sait par ailleurs comme
les structures professionnelles à caractère familial offrent aux travailleurs
étrangers des créneaux commerciaux de choix. Les cadres associatifs,
résidentiels et familiaux sont les points névralgiques de l'hospitalité
d'Etat.- Et si,- comme le réaffirment René Schérer et Pierre Centlivres, le
devenir-droit de l'hospitalité demeure une priorité, si la transformation
des libéralités arbitraires et instables en droits et en garanties stables est
largement inachevée, c'est aussi dans la réinterprétation du droit et des
cadres réglementaires que se trouvent gisements d'hospitalité et facteurs
de blocage. Autrement dit, si, sur le plan du droit et de l'égalité,
l'assimilation du migrant à l'hôte joue toujours à son détriment, sur le plan
des pratiques concrètes elle peut, à l'inverse, se faire à son avantage.
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parcs, paré mais protégé, spécialisé mais canalisé, accessible mais gardé,
n'impose-t-elle pas au citadin transformé en hôte de sa ville un
gigantesque rituel de cour, s'interroge Hervé Le Bras, et ne creuse-t-elle pas
davantage le fossé entre centre et périphérie, espace de représentation et
espaces de services, fabriquant de l'exclusion et non de l'intégration —
l'intégration véritable, c'est la société qui se ferme, dit encore Henri
Raymond 15 ? A fortiori si l'on considère les frontières immatérielles, limites
informationnelles et symboliques non visibles qui, à côté des
cloisonnements physiques et organisationnels, délimitent des « sémiosphères »
(Raffestin), lieux de traduction plus que de franchissement, que l'étranger
peut pénétrer mais non nécessairement déchiffrer, dans lesquels, tel un
otage, il sera toléré mais non pas obligatoirement admis. S'agit-il, comme
le proposait Felicity Heal, de l'avènement de la civilité liquidant
l'hospitalité, séparant toujours davantage les classes sociales entre elles, ainsi
que les espaces privés et publics ? Ou bien d'une perversion de
l'hospitalité, plus accueillante envers les étrangers qu'envers ses propres
habitants, surinvestissant et surconcentrant les espaces de réception du public
au point de compromettre la fonction résidentielle première de la ville ?
L'état des lieux reste à faire - car tous ne sont pas équivalents ni
interchangeables — qui permettrait de voir, là encore, à la fois ce qui se rejoue
de l'ordre de l'hospitalité ou du « commerce » à la marge de ces espaces
de civilité — renégociations entre propriétaires et habitants pour l'accès
aux espaces désappropriés (immeubles désaffectés, friches urbaines)
évoquées par Claude Raffestin — et ce qui fait obstacle au fait de se sentir
chez soi en ville : manque de lisibilité, d'information, d'identification
possible...
Toutefois, si la métaphore de la demeure ne suffit pas à rendre compte
de ce qu'est aujourd'hui l'hospitalité en milieu urbain, c'est parce que,
réduite à de toutes petites proportions temporelles et spatiales,
l'hospitalité dans la ville contemporaine se serait « miniaturisée » (Le Bras).
Hospitalité de la courte distance, des contacts brefs et quotidiens, qui tranche
avec l'« hospitalité des champs », faite de commensalité et de nuités. Cette
miniaturisation de l'espace de l'hospitalité correspond elle-même à une
réduction des gestes de l'hospitalité qu'Isaac Joseph, en référence à Kant,
appelle « hospitalité minimale », et qui n'est plus même droit de visite
mais droit de se croiser, art de l'évitement plus que de la rencontre, plus
proche de la civilité que de l'hospitalité proprement dite ; forme pauvre
d'interaction dont l'« inattention civile » de Goffman est le prototype,
économie réclamée par la densité des relations et l'hétérogénéité des
populations croisées. Hospitalité urbaine qui repose davantage sur le droit à
la tranquillité et à l'anonymat que sur le droit à la reconnaissance et à
l'identité, et dont la meilleure illustration est le café. Appréciés en tant
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CNRS-Ipraus, Plan Construction et Architecture
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NOTES
1. Le milieu rural est, lui aussi, concerné par cette question, ne serait-ce que par les problèmes
de migrations saisonnières, de tourisme vert, et aujourd'hui de « retour » de personnes démunies.
2. Olivier Schwartz, « Séminaire "Hospitalité" : quelques réflexions », Fille et Hospitalité.
Textes de synthèse — bilans et perspectives - 1996-1997, Paris, Fondation Maison des sciences de
l'homme — Plan Construction et Architecture, série « Documents de travail », octobre 1997.
3. Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, Oxford, Clarendon Press, 1990.
4. « Pamela Harriman, grande dame et femme fatale », Le Monde, dimanche 3-lundi 4
novembre 1996.
5. Courrier international, n° 317, « Un monde de migrants », 28 novembre-4 décembre 1996.
6. Hans Magnus Enzensberger, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile, Paris,
Gallimard, 1995, p. 17.
7. Julian Pitt-Rivers, « La loi de l'hospitalité » , Les Temps modernes, n° 253, juin 1 957, p. 2 1 53-
2178.
8. Daniel Roche, « L'économie et la sociabilité d'accueil à Paris. XVIP-XIX* siècle », in Mobilités
et Accueil à Paris (1650-1850), Paris, IHMC-Pir- Villes, 1996 ; voir aussi Valene L. Smith (éd.),
Hosts
2e éd. and
1989.Guests. The Anthropology of Tourism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press,
9. Clifford Geertz, Bali Interprétation d'une culture, Paris, Gallimard, 1983.
10. Gérard Noiriel, « Les espaces de l'immigration. 1890-1930 », in Villes ouvrières. 1900-
1950, textes réunis par Susana Magri et Christian Topalov, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 171-186.
1 1 . Pour l'ensemble des contributions et discussions du séminaire, voir Ville et Hospitalité.
Textes du séminaire 1995-1996, Paris, Fondation Maison des sciences de l'homme — Plan
Construction et Architecture, série « Documents de travail », mars 1997.
12. Zeus hospitalier. Éloge de Vhospitalité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 55.
13. Les Etrangers et VEspace physique urbain, séminaire organisé par Donatella Calabi et
Jacques Bottin, MSH-DSA-IHMC, Paris, novembre 1995-Venise, juin 1996 (à paraître aux
Éditions de la Maison des sciences de l'homme) : en particulier Derek Keene, « The Environment of
Hanseatic Commerce in London, 1100-1600 » ; Claudia Conforti, « Les Florentins à Rome. XV-
XVIe siècle » ; et Dirk de Meyer, « Architectes italiens à Prague. Présence et organisation, XVIIe et
début XVIIIe siècle ».
14. Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, op. cit.
15. L'hospitalité, dit encore Olivier Schwartz, a elle aussi ses files d'attente et ses exclus
(« Séminaire "Hospitalité" », art. cité).
16. Anne Raulin, Espaces marchands et Expression communautaire. Le 13e arrondissement de
Paris, Paris, Mission du patrimoine ethnologique, 1986.