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Communications

La question de l'hospitalité aujourd'hui


Mme Anne Gotman

Citer ce document / Cite this document :

Gotman Anne. La question de l'hospitalité aujourd'hui. In: Communications, 65, 1997. L'hospitalité. pp. 5-19;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1997.1983

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1997_num_65_1_1983

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Anne Gotman

La question de l'hospitalité

aujourd'hui

« J'ai hébergé l'ami d'un ami. On ne peut pas empêcher les gens de
s'aider... », plaide une femme accusée d'avoir accueilli chez elle un
ressortissant étranger sans papiers.
L'hospitalité, définie comme ce qui permet à des individus, des familles
de lieux différents (à des villes et des Etats également) de se faire société,
se loger et se rendre des services mutuellement et réciproquement, est une
question tout à la fois d'actualité et très ancienne. C'est une notion dont
la puissance évocatrice est grande et qui puise à des registres divers :
religieux, moral et social. Devoir sacré envers l'étranger qui, parce que
loin de chez lui, intéressait particulièrement les dieux, mais qui, parce
que hors des frontières, peut devenir l'ennemi (nous rappelant la parenté
entre hôte et hostile) ; vertu bourgeoise associée à l'idée de maison, de
grandeur, supposant qu'on peut recevoir sans gêne et constituant une
marque de savoir-vivre ; libéralité laissée à l'initiative individuelle, proche
de l'amitié, voire de l'adoption. L'hospitalité peut aussi avoir une
dimension collective et un caractère d'obligation qui, longtemps, furent religieux
(et associés à l'idée de charité) et qui aujourd'hui relèveraient davantage
du service public et du domaine de la protection sociale (on pense au
logement social, à l'hôpital...), ou du domaine commercial (hôtels
notamment). Elle serait enfin au fondement de droits : droits internes aux Etats
régissant le statut des personnes étrangères, déplacées, expulsées (droit
d'entrée, droit d'asile) ; et conventions inter-étatiques définissant le cadre
des relations diplomatiques. Etant entendu que les sociétés à très forte
division du travail social rangent préférentiellement l'hospitalité dans la
catégorie des libéralités, du côté de la spontanéité plutôt que des
conventions sociales ou du droit.
Cette question très ancienne se pose dans les villes contemporaines de
façon particulièrement aiguë et implique une réflexion globale sur le
phénomène. L'hospitalité, envisagée comme rapport social et comme dis-
Anne Gotman

positif matériel, intéresse l'organisation et le fonctionnement des cités tout


d'abord en raison de la multiplication des services urbains, qui entraînent
de plus en plus le citadin, « étranger » dans sa propre ville, hors de chez
lui et suscitent constamment de nouveaux besoins d'accueil. Ensuite,
parce que le recrutement de la population urbaine est encore largement
extérieur et pose constamment aux nouveaux venus des problèmes
d'installation. Surtout, les phénomènes migratoires de travail, de tourisme,
ainsi que le mouvement autonome des voyages, posent aux Etats
démocratiques des problèmes d'ouverture et de fermeture créateurs de conflits
et de déséquilibres. Si le tourisme achète son droit de visite, les
déplacements de travail impliquent l'élaboration de dispositifs législatifs de
filtrage et de contrôle pour l'acquisition de droits d'entrée, de séjour et
d'installation qui sont en contradiction avec le droit de libre circulation
dont ces Etats se réclament. Enfin, les sociétés urbaines, confrontées aux
limites des dispositifs de solidarité, parviennent de plus en plus mal à
intégrer leurs membres et voient se rouvrir, à la marge des systèmes de
redistribution, des structures engendrées par la fermeture progressive des
institutions de protection sociale1. Jeux d'ouverture et de fermeture, de
protection et de neutralisation des groupes, des institutions et des
organismes vis-à-vis de leurs « étrangers » ou non-membres, tous ces
phénomènes peuvent être repensés à travers une problématique de l'hospitalité,
moyennant un « déplacement des représentations2 ». Le thème « Ville et
hospitalité » a ainsi fait l'objet d'un séminaire commun du Plan
Construction et Architecture et de la Maison des sciences de l'homme, sous l'égide
d'Olivier Piron et de Maurice Aymard, séminaire dont cet ouvrage est
partiellement issu. Son objectif: réfléchir non seulement aux formes
répertoriées et aux usages reconnus, mais aussi aux figures
contemporaines de l'hospitalité et aux espaces sociaux où elle est susceptible de se
produire. Aussi ce numéro réunit-il des réflexions portant sur les formes
réciproques, individuelles ou collectives, de l'hospitalité ; sur l'hospitalité
d'Etat vis-à-vis des étrangers et des migrants ; sur celle des services
publics à l'endroit des citadins et sur les espaces urbains de l'hospitalité.

« Something extra... »

Jadis obligation et nécessité sociales, aujourd'hui simple question


personnelle, l'hospitalité, selon Felicity Heal, aurait été rejetée dans la sphère
privée par l'avènement de l'urbanité et de la civilité3. De ce passé, elle
aurait gardé une connotation sociale de superfluite, non dépourvue d'aura
cependant : dépense sinon noble, du moins bourgeoise, destinée à
entretenir parenté, amitié et relations sociales. Connotation de luxe, mais sûre-
La question de l'hospitalité aujourd'hui

ment pas de première nécessité. De fait, réceptions et invitations entre


pairs contribuent toujours, même dans une moindre mesure, à l'entretien
du capital social et continuent d'alimenter la guerre des positions à tous
les échelons de la société, et si les Français ont troqué le salon, pièce
d'apparat, pour la pièce à vivre, c'est qu'ils savent mieux que jamais
mettre en scène leur intimité. Par ailleurs, cette dépense ostentatoire,
rivalitaire (que l'on pense à l'expression « lancer des invitations »),
prodigue souvent, gratuite parfois (lorsqu'on se perd en mondanités), n'est
pas sans lien avec le pouvoir dont elle continue à être une allée. Cela peut
être vrai de « simples » particuliers mais plus encore de citoyens plus en
vue : n'a-t-on pas vu dernièrement Mme Pamela Harriman réussir à
collecter une masse significative de dons pour soutenir la campagne de Bill
Clinton à coups de réceptions et de dîners savamment organisés autour
de son aristocratique ascendance et de son alliance au parti démocrate,
tant demeure puissant l'intérêt de paraître dans une « grande maison »,
y compris au prix fort4. C'est la même logique qui est à l'œuvre dans les
dîners et réceptions de gala, occasions onéreuses mais néanmoins
gratifiantes de se montrer en public au milieu d'une société à laquelle on est
dès lors intégré, ne serait-ce que le temps du spectacle. Mais cela est vrai
aussi des villes, des Etats, « puissances invitantes» qui rivalisent pour
organiser et recevoir telle ou telle manifestation de renom. La tenue des
Jeux olympiques, dont l'exploitation économique est certes décisive dans
les motivations des villes candidates, reste disputée comme signe de
prestige, au point que le sport peut apparaître aujourd'hui comme l'un des
grands rituels modernes de l'hospitalité. Il serait néanmoins réducteur de
ne voir dans ces compétitions individuelles ou collectives que le match.
Ce qui précède et ce qui suit, préparatifs et échanges après coup
n'évoquent-ils pas ces « variations saisonnières » de la vie sociale qui font
qu'une communauté tantôt se fractionne et se replie sur elle-même, tantôt
se dilate et s'élargit à d'autres ? L'hospitalité serait alors cette dépense
qui permet au groupe de se dilater ou de se contracter, de multiplier les
rapports entre soi et de circuler des uns vers les autres. Dépense qui
nécessite des réserves de vivres, d'espace, de temps, etc., quelque chose
en plus. Something extra...
L'hospitalité entre pairs, parents, amis ou alliés peut être entièrement
tournée vers la sociabilité et plutôt festive, ou revêtir des aspects plus
instrumentaux, elle peut être plus ou moins codifiée, ritualisée, routinière
ou spontanée, mais ce n'est jamais une mince affaire... Il n'est qu'à voir
les dispositifs spatiaux spécialement conçus pour donner sa juste place à
l'hôte que l'on veut à la fois honorer et tenir à distance — l'hospitalité est
un rapport social asymétrique -, et les réglages délicats que l'alternance
des invitations impose aux protagonistes, même si, et peut-être a fortiori
Anne Gotman

si, l'on s'est donné comme règle de ne pas se gêner. D'autant plus ritualisée
qu'elle s'avance hors du terrain strictement familial et amical, comme le
montrent les exemples empruntés à la culture arabo-musulmane décrits
par Jean-Charles Depaule, d'autant plus « décontractée » dans l'aire
nord- américaine que, selon Jacques Godbout, elle se déploie dans les
chalets : l'hospitalité se réalise à coups de dons, quand bien même
l'étranger est proche et considéré comme un bien pour la maison. Dons qui ne
doivent pas être comptés et n'attendent explicitement pas de retour, selon
la fiction nécessaire à l'effectivité du don, l'obligation de réciprocité telle
que rappelée dans V Odyssée s'entendant également (et peut-être surtout)
dans l'autre sens : « qui a donné d'abord doit recevoir aussi ».
L'invitation à entrer, prendre place, partager nourritures et boissons
telle que l'analyse Jean-Charles Depaule dans des sociétés où la moindre
séparation entre activités privées et publiques englobe ce qui relèverait
dans nos sociétés de réceptions privées et professionnelles, ces dernières
plus hiérarchisées que les premières, revêt ainsi des formes extrêmement
réglées, d'où tout jeu n'est cependant pas absent — notamment l'inversion
des places. L'hospitalité est, pour paraphraser Pierre Centlivres, ce
moment curieux où le maître des lieux se fait le serviteur de son hôte ;
jeu sur les places et les positions qui en fait tout le prix, et peut se décliner
à l'infini sous des formes verbales — « vous êtes ici chez vous » - ou
matérielles, tel le « partage » pratiqué dans l'hospitalité aimable et
pacifiée des chalets où maître de maison et hôtes récusent a priori toute idée
de place.
Recevoir, on l'a compris, signifie dans le cas de l'hospitalité donner
l'hospitalité, mais aussi recevoir quelqu'un. Donner l'hospitalité et laisser
venir, être réceptif à : premier pas vers l'altérité, premier degré de
l'engagement. C'est à cette autre face du recevoir qu'il convient d'être attentif,
moment charnière du triptyque du don, et non pas simple commutateur
entre un donner-rendre où les contreparties s'équivalent et où l'échange
reste sans surprise. Renforcement de l'identité ou acceptation de l'altérité,
le rugby à XV peut, ainsi que le montre Sébastien Darbon, tirer dans un
sens ou dans l'autre, selon qu'il se pratique dans des contextes régionaux
où la culture rugbystique est forte (le Sud-Ouest) ou au contraire faible
(le Sud-Est), ce dernier exemple illustrant le passage de la solidarité à
l'hospitalité. C'est également la question cruciale, soulevée par Jacques
Godbout, de la réceptivité de la société d'accueil vis-à-vis des apports des
migrants — quand ils existent.

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La question de l'hospitalité aujourd'hui

Acte d'humanité.

« Devoir sacré envers l'étranger », l'hospitalité évoque aussi une loi


universelle cependant bafouée, sur laquelle il serait possible de s'appuyer
face à la fermeture des frontières nationales et sociales, et à l'alternative
enfermante (et infernale) intégration-exclusion. En tant que dispositif
permettant aux villes d'échanger entre elles hommes, connaissances et
marchandises, l'hospitalité intéresse ainsi la politique urbaine du point
de vue des déplacements, des circulations et des migrations, qui forment
plus que jamais l'horizon dans lequel villes, États et citadins coexistent,
et en fonction duquel les différents types de services s'organisent, de façon
plus ou moins efficace. Transformations politiques et économiques
contribuent à accroître et à diversifier déplacements, migrations et exodes — « il
y a de plus en plus d'étrangers dans le monde », titrait un hebdomadaire
en 19965 —, de sorte que l'hospitalité urbaine envers l'étranger
(transporteur, travailleur migrant, homme d'affaires, de culture, de loisir)
exerce sur l'accès des villes, leur périphérie et leur centre une pression
croissante.
La loi de l'hospitalité en vertu de laquelle les voyageurs étrangers, bien
que non protégés par la loi, doivent pouvoir compter sur l'hospitalité des
habitants a d'abord été formulée comme une loi religieuse, explicitement
liée à l'Exode dans l'Ancien Testament, puis commandée par l'obligation
de visiter les sanctuaires, enfin étroitement liée aux pèlerinages et aux
études. Définie dans le Nouveau Testament comme le fruit de la charité,
elle s'impose d'autant plus aux chrétiens que, entourés de païens, ils
doivent protéger leur foi de tout contact avec ces derniers. Toutefois, si
la Bible fourmille d'exemples de pieuse hospitalité, les infractions et les
manquements à sa loi sont légion, punis, ainsi que la parcimonie qui les
accompagne. De même, dans Y Odyssée — où l'hospitalité, essentiellement
liée au voyage, apparaît à la fois comme une loi d'inspiration divine et
comme une tradition humaine éprouvante —, les règles concrètement
dépeintes le disputent aux déboires causés par l'inhospitalité des
villageois. De cette loi religieuse de l'hospitalité, subsiste aujourd'hui une
tradition tout à la fois transformée et active, en matière d'accueil des
populations migrantes notamment.
Si l'expression « acte d'humanité », tirée de ï Encyclopédie de Diderot,
renvoie aujourd'hui un écho charitable et plus encore humanitaire,
(« condescendant », dirait Hervé Le Bras), et si le devoir d'hospitalité
figure dans les textes religieux fondateurs, ce dernier appartient aussi à
l'histoire profane et au droit naturel. C'est à une forme d'humanisme que
Anne Gotman

se réfère Y Encyclopédie lorsqu'elle définit l'hospitalité comme la « vertu


d'une grande âme, qui tient à tout l'univers par les liens de l'humanité » ;
c'est d'une philosophie politique que Kant se réclame lorsqu'il réduit
l'hospitalité à un droit de visite cependant universel, imposé par la
nécessité économique de commercer avec le monde et pragmatique de se
rencontrer sur une terre à la fois ronde et limitée. Conception très éloignée
de la philia antique et qualifiée de « misanthropique » par René Schérer,
cependant reprise par Hans Magnus Enzensberger, pour qui l'hospitalité
inventée par les sociétés archaïques comme mode résolutoire des conflits
migratoires et éteignoir de la haine qui les anime ne supprime pas le
statut de l'étranger mais l'entérine, l'hôte étant sacré, mais n'ayant « pas
le droit de rester6». En définissant > l'hospitalité comme un processus
d'hominisation, René Schérer ' renoue • quant à lui avec la conception
anthropologique du fait social total de Marcel Mauss, pour qui la
constitution de la personne est indissociable du don et des échanges et
prestations. De même, pour Julian Pitt-Rivers, « il y a une loi de l'hospitalité
découlant non d'une révélation divine comme tant de codes, mais de la
nécessité sociologique7 ». L'hospitalité, dit encore Claude Raffestin, en
articulant mobilité et immobilité, sédentarité et nomadisme, est un «
élément syntaxique de la vie sociale ». Fonction qui fait qu'en elle deux
droits se combattent, ceux de la cité et de l'universalité, du cosmopolitisme
et de la nation (Schérer).
Constitutive de l'épreuve de l'altérité est en effet la sédentarité
temporairement ou durablement quittée. Indésirables parce que étrangers
(strangers) et parce que autres (aliens), réfugiés, Tsiganes, sans domicile
fixe (c'est ainsi qu'on les appelle) le sont aussi parce qu'ils bousculent les
acquis de la sédentarité. Et tandis que dans le cadre des Etats-nations
l'hospitalité devient droit (international), un déni d'hospitalité s'instaure
envers les populations n'appartenant pas à des nations véritablement
formées. De même en ce qui concerne les travailleurs émigrés, que l'on
eût souhaité voir disparaître aussitôt le travail fait, comme le rapporte
Pierre Centlivres à propos du système d'immigration suisse, ou que l'on
ne veut voir qu'intégrés, comme en France. Deux négations de
l'hospitalité, laquelle implique au contraire de prendre en compte les allers -retours
de tout temps associés à la migration, et plus largement « tous les types
d'existence qui n'entrent pas exactement dans le cadre de la sédentarité »
(Schérer). Et si, à côté des flux grandissants de personnes nomadisées
par le travail, les conflits politiques ou un mode de vie mobile, le tourisme
et le « mouvement autonome des voyages », qui transforment des flux
massifs d'invités payants et des populations entières en hôtes
professionnels, trouvent auprès de l'Etat appuis et garanties, c'est qu'ici l'apport
monétaire compense significativement l'épreuve de l'hospitalité8.

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La question de l'hospitalité aujourd'hui

Parce que la terre est ronde et qu'il faut bien cohabiter, commercer,
selon la conception kantienne de l'hospitalité minimale ; parce que
l'étranger est aussi la figure humaine du prochain, l'autre soi
potentiellement exposé un jour aux mêmes avanies ; par nécessité « exogamique »
de faire société avec l'étranger... : quel que soit le fondement (ou le
commencement) de l'hospitalité, elle est un enchaînement d'obligations,
une succession d'aléas, au premier chef pour l'« arrivant » si justement
nommé par René Schérer, étranger, voyageur, migrant, émissaire d'une
autre cité et redouté comme tel, en position désavantageuse du fait de
Péloignement, en posture de demandeur qui, s'il vient à être reçu, met
ipso facto le pied dans l'engrenage de la dette, h"1 Odyssée abonde en scènes
attestant la dureté de la condition de l'arrivant, l'insécurité de sa position.
Dramatique est la condition d'Ulysse lorsqu'il arrive chez le Cyclope,
pitoyable est sa figure lorsqu'il se présente à Nausicaa, et c'est pour
déjouer l'hostilité qu'inspire sa mauvaise mine aux habitants de la cité
que les dieux lui prêtent leur visage ou celui d'un ami ; masques figurant
l'épreuve majeure à laquelle l'arrivant est soumis : se faire connaître et
reconnaître. Rares cependant aujourd'hui sont les situations où l'étranger
arrive « nu » comme le voyageur antique. Entouré d'un groupe, attendu,
accueilli par une structure ou un autre groupe, le voyageur contemporain
a pour s'introduire dans le pays où il parvient un code à sa disposition.
Tel n'est pas le cas de l'ethnologue arrivant sur, un terrain qu'il vient
précisément découvrir et explorer, qu'il veut le plus possible pouvoir
pénétrer, situation d'hospitalité à la fois expérimentale, où l'apprentissage
des codes se fait sur place, et paradigmatique, la quête d'hospitalité
figurant la quête de connaissance de l'autre. Un incident auquel vient à
participer l'ethnologue qui se trouve là peut lui ouvrir les portes de la
société villageoise convoitée, et le rendre enfin réel aux yeux des
habitants9. Mais, incident ou pas, seule la suite des événements lui donnera
la clé de l'hospitalité reçue, révélera les qualités — allure, santé, richesse,
âge, sexe — qui lui ont valu accueil, cérémonie ou sympathie. Le sexe,
explique Carmen Bernand, accorde à l'ethnologue femme désireuse
d'approcher villages, banlieues et villes de culture hispano-américaine ou
méditerranéenne une position mineure, infra-hospitalière, et n'offre à
celle qui est identifiée comme « dépourvue de maison », outre un
amphitryon médiateur à la fois ouvreur de portes et cordon sanitaire, qu'une
forme dégradée d'hospitalité, protection mais non réception — celle-ci, en
tant que ritualisation de l'infériorité, étant réservée aux hommes. Statut
mineur qui peut infléchir le cours des échanges et celui de la recherche,
mais aussi faciliter le passage de la femme à une intégration domestique,
quand l'homme restera cantonné à son statut d'hôte... Les rapports de
sexe sont une barrière parmi d'autres dressée contre l'étranger.

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Anne Gotman

Ce que révèle ce moment de l'arrivée et de la rencontre du chercheur


avec son terrain, ce sont les représentations réciproques des arrivants et
de la population d'accueil, leurs attentes respectives et leurs préventions,
clés de compréhension pour la suite de leurs rapports. Or ce qui distingue
l'immigration contemporaine des migrations antérieures, c'est
l'importance des moyens juridiques et administratifs de l'État dans la vie
quotidienne 10 : l'arrivée sur le territoire national est avant toute chose
confrontation avec des autorités administratives d'autant plus prévenues
que viennent vers elles, pour des séjours durables, des hôtes faiblement
dotés, néanmoins organisés. Ceux-ci, de leur côté, ont du comité qui va
les recevoir une image tout aussi précise (sinon justifiée) qui leur servira
à aborder l'étranger. A l'injustice des critères d'admission s'ajoutent alors
les blocages de parole.
« Cas singuliers où se rencontrent le global et le local », l'hospitalité se
présente à des «points de catastrophe, à des "nœuds" dans le réel»,
explique René Schérer, tandis que « les politiques se détournent du réel
pour envisager des mesures générales abstraites » . Les malentendus (non
pas sans importance, mais au sens fort du terme) provoqués par la
revendication de salles de prière et de mosquées tels que les retrace Jocelyne
Cesari en sont un exemple, qui illustrent le décalage entre une vision de
la modernité épurée de toute emprise communautaire et un processus
d'entrée dans la modernité qui se réalise précisément à travers une
réinterprétation de l'appartenance communautaire. Les malentendus sont
flagrants à l'arrivée, mais également tout au long de ce qui s'apparente
à un rite de passage, avec ses phases de séparation, de transition et
d'agrégation. Jusqu'à ce moment critique de la fin de la migration et de
la fin de l'hospitalité durant lequel le migrant, désireux de sortir de sa
réserve (c'est-à-dire de l'espace privé) et d'entrer (de « faire une sortie »,
diraient d'autres) à égalité de droits dans l'espace public (y avoir ses lieux
de prière par exemple), se voit renvoyé à une appartenance dont il est
précisément en train de faire le deuil et exposé à une reprise inattendue
des hostilités.
De par leur fonction d'accueil, d'hébergement mais aussi
d'acculturation, dispositifs socioculturels et politiques résidentielles sont au cœur de
l'hospitalité d'Etat. En se demandant si des processus institutionnels
situés à la frontière des politiques publiques classiques et des initiatives
privées peuvent se révéler plus, ou moins, accueillants que d'autres, et en
attribuant au « non-achèvement de la loi républicaine » la capacité
hospitalière des « quartiers d'arrivée » de l'avant-Première Guerre et de
l'entre-deux-guerres, Jean-Pierre Gaudin attire lui aussi l'attention sur
les espaces de transition facilitant les agencements temporaires et les
processus plurigénérationnels d'accueil, et sur l'importance de la prise en

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La question de l'hospitalité aujourd'hui

compte des temporalités dans les migrations. Le temps et, plus encore,
la rencontre du singulier et du national sont également au centre de la
réflexion de Pierre Centlivres sur cet examen de passage pour une sortie
définitive de l'hospitalité que constitue la naturalisation, aux épreuves
d'autant plus nombreuses et surveillées qu'il s'agit d'entrer dans un Etat
fédéral lui-même composite, hétérogène, plus réticent que tout autre à
fragmenter sa souveraineté en droits individuels.
En tant que relation imparfaite et inachevée, terrain de négociation
entre le commun et le différent, le prévu et l'imprévu, l'hospitalité se situe
au lieu de passage entre la loi générale et des situations singulières. Des
dispositions légales peuvent constituer des gisements d'hospitalité, telle
la loi de 1901 qui permet d'héberger des activités cultuelles pour
lesquelles elle n'était pas prévue. Mais alors qu'il est réutilisé ici pour réactiver
une tradition, le cadre réglementaire du pays d'accueil peut aussi
empêcher les migrants de s'en affranchir, et être évité pour cette raison — cas
de femmes africaines que l'exiguïté d'un logement hors normes
(d'occupation) protège contre la venue de coépouses. On sait par ailleurs comme
les structures professionnelles à caractère familial offrent aux travailleurs
étrangers des créneaux commerciaux de choix. Les cadres associatifs,
résidentiels et familiaux sont les points névralgiques de l'hospitalité
d'Etat.- Et si,- comme le réaffirment René Schérer et Pierre Centlivres, le
devenir-droit de l'hospitalité demeure une priorité, si la transformation
des libéralités arbitraires et instables en droits et en garanties stables est
largement inachevée, c'est aussi dans la réinterprétation du droit et des
cadres réglementaires que se trouvent gisements d'hospitalité et facteurs
de blocage. Autrement dit, si, sur le plan du droit et de l'égalité,
l'assimilation du migrant à l'hôte joue toujours à son détriment, sur le plan
des pratiques concrètes elle peut, à l'inverse, se faire à son avantage.

Aux marges de la redistribution.

Règle d'accueil des étrangers (foreigners), l'hospitalité fut aussi règle


charitable d'accueil de la pauvreté, initialement prise en charge par les
institutions religieuses, relayées d'abord par des institutions
philanthropiques, puis par les secteurs associatif et humanitaire. Et c'est
aujourd'hui, comme le dit Maurice Aymard, « à la marge de la sphère de la
redistribution et de la protection sociale que quelque chose de l'ordre de
l'hospitalité peut opérer relativement aux conditions réelles d'admission
et de sortie11 ». En tant que rapport social, l'hospitalité peut ainsi
utilement compléter, voire renouveler, les problématiques de la solidarité, qui
reposent implicitement, y compris lorsqu'elles la dénoncent, sur l'oppo-

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Anne Gotman

sition entre un dehors et un dedans (exprimée par le terme « exclusion »)


et méconnaissent, ce faisant, les formes d'échanges interindividuels, les
zones de contact, les proximités qui constituent les ressorts cachés,
bloqués ou actifs, de la porosité sociale. La solidarité, fonctionnant selon le
principe de l'identité, implique un rapport anonyme avec le semblable
(ou qui est supposé le devenir) qui exclut le différent et reste, dans la
majorité des cas, limité à un groupe défini par des critères plus ou moins
rigoureux. L'hospitalité au contraire, fondée sur la notion d'altérité,
commerce à titre gracieux ou marchand avec lui, et suppose des limites qu'elle
a précisément pour objet de dépasser. Elle représente de ce fait un type
de rapport social que les situations sociales, de plus en plus hétérogènes,
réclameront, en toute hypothèse, de plus en plus, en marge des institutions
bureaucratiques. Si l'hospitalité, en ce sens, renvoie à la question de
l'ouverture des dispositifs publics d'acculturation,- de soins, d'accueil qui,
du fait de l'externalisation de fonctions autrefois dévolues à la sphère
religieuse ou domestique, se sont interposés entre l'espace privé et l'espace
public, c'est que crèches, écoles, bureaux d'aide sociale, hôpitaux,
maisons de retraite, lieux de repos, d'hébergement, sont autant de territoires
spécifiques dont les règles d'accès sont la clé de la vie moderne et de
l'intégration dans la cité. La question posée ici, en dehors de la
construction sociale des besoins (en services) et de X* extension du service public
— qu'est-ce qu'une société offre à ses concitoyens au sortir de chez
eux ? -, est à la fois celle des critères d'attribution et des degrés
d'ouverture à l'entrée ou à la sortie (conditions d'admission, d'accueil, de séjour
et de sortie déterminantes pour le passage de l'ayant droit, son degré
d'autonomie ou de captivité) et celle du recours aux rapports
interpersonnels au sein même ou en marge des procédures prédéfinies, par-delà
l'espace du guichet, porte d'entrée de tous les services sociaux. Rapports
entre personnels et prestataires, serveurs et servis, mise en
recevabilité / irrecevabilité des demandes : ces questions de bordure, de zones de
contact entre personnels et publics, de cadre, d'accueil proprement dit et
de réception du « public », étrangers que l'on ne connaît pas (strangers),
se concrétisent à travers les heures d'ouverture, les modes de présentation
de soi et de représentation de l'autre, lés espaces...
Hospitalité, accueil : les logiques ne sont pas équivalentes. L'hospitalité
est-elle réductible au supplément de civilité que comporte aujourd'hui
l'accueil professionnalisé d'une relation de service accomplie ? Et si
l'accueil est une mimésis de l'hospitalité, que mime-t-il au juste ? En nous
montrant comment les urgences hospitalières sont aujourd'hui partagées
entre leur mission médicale et l'ancienne mission sociale de l'hôpital, et
comment les personnels d'accueil procèdent pour départager les entrants,
Nicolas Dodier et Agnès Camus révèlent plus largement les processus de

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La question de l'hospitalité aujourd'hui

reconnaissance mutuels qui, en situation limite d'urgence, mais également


en cas de procédures normales d'accès, sont mobilisés aux frontières de
l'organisation et règlent véritablement l'entrée des usagers. Or admettre
que les règles du service public — neutralité, anonymat, régulation par le
tiers - ne peuvent fonctionner sans un minimum de relations
interpersonnelles et d'hospitalité, c'est retourner le constat de René Schérer, selon
lequel « tout ce que le mot hospitalité connote d'affectif ne vaut
universellement que par sa transformation en droit. Une conservation et une
promotion qui est aussi, pourtant, une sorte de négation et de
sion?2.
Dans quelle mesure cette suite de cas (sociaux) permettra-t-elle de
remonter à l'intérieur de l'institution et d'infléchir une logique interne
médico-scientifique ? C'est toute la question aujourd'hui des processus
institutionnels de marginalisation sociale. Fondée sur le rapport au
différent, l'hospitalité met ainsi au défi les codes, les limites par lesquels le
groupe se définit et s'identifie, les acquis par lesquels il organise sa
solidarité mais qui laissent en dehors de leur champ quantité de laissés-pour-
compte. De même que l'égalité sécrète constamment de nouvelles
inégalités, la solidarité produit sans cesse à sa bordure de nouveaux « étrangers »
(aliens), n'ayant pas ou plus droit à..., mais ayant en revanche parfois
autant à craindre des assiduités des pouvoirs publics et de leurs auxiliaires
que des poursuites des mêmes à leur encontre - lorsque, par exemple, à
l'inhospitalité des arrêtés antimendicité et des mesures dissuasives visant
à rendre aussi inconfortables que possible le séjour et le stationnement sur
les lieux publics, s'ajoutent, comme le montre Julien Damon, les pièges
non moins redoutables d'une « hospitalité palliative » (Raffestin) qui
multiplie les structures dédiées, au risque de fermer plus sûrement à ces
bénéficiaires sélectionnés les services publics ordinaires. L'Etat, comme la
famille, tend à réduire les ouvertures, qui sont dès lors périodiquement à
rouvrir, par la force, par l'infraction aux règles, à la marge des institutions,
ou en les détournant. L'hospitalité, en ce sens, n'est pas un état mais un
processus permanent de réouverture et de relance : recommandations,
passe-droits viennent alors corriger (mais aussi subvertir) des critères de
sélection trop restrictifs et réintroduire de la pluralité dans la
redistribution des biens. Cette forme d'hospitalité définit, en un premier temps du
moins, des hôtes ou des passagers clandestins.

L'espace des attentes.

L'hospitalité entretient avec l'espace des rapports paradoxaux car,


celui-ci étant l'objet même de celle-là, il tend à se confondre avec elle.

15
Anne Gotman

L'hospitalité, comme le dit Jacques Godbout, est en effet un don d'espace,


espace à habiter, à traverser ou à contempler, ainsi que le suggère Claude
Raffestin, sa qualité - surface, accessibilité, confort, esthétique, historicité
— produisant ce qu'Hervé Le Bras nomme « hospitalité inerte », celle des
lieux et non des gens, si tant est qu'on puisse les distinguer. « Ville
hospitalière », « rue inhospitalière » : ces expressions du langage commun
traduisent la même idée d'une capacité immanente de l'espace à produire
de l'hospitalité, quand celle-ci résulte des rapports sociaux hôte-arrivant
inscrits dans l'espace. Or la première caractéristique socio-spatiale de
l'hospitalité est la limite (comme pour le temps), l'hospitalité en étant à
la fois issue et productrice. « Issue » : la ville, dit Claude Raffestin, est
jeu de discontinuités, instauration de limites entre l'intériorité et
l'extériorité, l'avant et l'après, le connu et l'inconnu, limites matérielles,
religieuses et morales qui appellent des codes de franchissement et des rites
de vérification spécifiques. « Productrice » : l'espace offert à l'arrivant est
limité et jamais neutre, l'invitation étant même, d'après Jacques Godbout,
une manière de signifier à l'autre qu'il n'est pas chez lui, une façon de
marquer la distance. Ce faisant, le maître des lieux se met lui-même
partiellement hors de chez lui. L'hospitalité implique ainsi un double
mouvement d'« expropriation » et génère un double système de
frontières : frontières internes, qui règlent l'usage de l'espace partagé, espace de
réception, qu'hôtes et invités se doivent d'observer ; et frontières externes,
qui délimitent espaces autorisés et interdits, au-delà desquelles l'étranger
est indésirable ou même tout simplement inimaginable. Ce dernier ne
saurait en effet pas davantage s'aventurer dans les pièces intimes de la
maison qu'hors des sentiers battus du tourisme, note ironiquement Pierre
Centlivres, centres historiques et sommets alpins auxquels les résidents
suisses le confinent mentalement, sinon matériellement. Monde du
cloisonnement et de la séparation, l'hospitalité, jeu serré de limites, est ainsi
plus proche de la chicane que de l'ouverture à laquelle elle est hâtivement
associée, et imprime durablement sa marque sur l'espace urbain. Témoin
ces équipements urbains que furent les fondaci, les scuole et les guild
halls, véritables villes dans la ville, où les résidents étrangers se retrouvaient
et invitaient à leur gré les résidents de la ville 13. Témoin encore l'apparition
des civic halls, espaces permanents et importants de réception qui
contribuent à séparer plus franchement notables et tenants du pouvoir du reste
de la population, et donnent un coup d'arrêt à l'hospitalité ouverte 14.
La création des équipements urbains et l'aménagement des espaces
publics ne sont ainsi pas sans coût (social). Si la ville, comme la demeure,
réclame pour être accueillante aménagements, soins et interventions
particuliers, offre esthétique et offre d'histoire, cette entreprise de mise en
scène de l'espace urbain désormais hérissé de gares, de musées et de

16
La question de l'hospitalité aujourd'hui

parcs, paré mais protégé, spécialisé mais canalisé, accessible mais gardé,
n'impose-t-elle pas au citadin transformé en hôte de sa ville un
gigantesque rituel de cour, s'interroge Hervé Le Bras, et ne creuse-t-elle pas
davantage le fossé entre centre et périphérie, espace de représentation et
espaces de services, fabriquant de l'exclusion et non de l'intégration —
l'intégration véritable, c'est la société qui se ferme, dit encore Henri
Raymond 15 ? A fortiori si l'on considère les frontières immatérielles, limites
informationnelles et symboliques non visibles qui, à côté des
cloisonnements physiques et organisationnels, délimitent des « sémiosphères »
(Raffestin), lieux de traduction plus que de franchissement, que l'étranger
peut pénétrer mais non nécessairement déchiffrer, dans lesquels, tel un
otage, il sera toléré mais non pas obligatoirement admis. S'agit-il, comme
le proposait Felicity Heal, de l'avènement de la civilité liquidant
l'hospitalité, séparant toujours davantage les classes sociales entre elles, ainsi
que les espaces privés et publics ? Ou bien d'une perversion de
l'hospitalité, plus accueillante envers les étrangers qu'envers ses propres
habitants, surinvestissant et surconcentrant les espaces de réception du public
au point de compromettre la fonction résidentielle première de la ville ?
L'état des lieux reste à faire - car tous ne sont pas équivalents ni
interchangeables — qui permettrait de voir, là encore, à la fois ce qui se rejoue
de l'ordre de l'hospitalité ou du « commerce » à la marge de ces espaces
de civilité — renégociations entre propriétaires et habitants pour l'accès
aux espaces désappropriés (immeubles désaffectés, friches urbaines)
évoquées par Claude Raffestin — et ce qui fait obstacle au fait de se sentir
chez soi en ville : manque de lisibilité, d'information, d'identification
possible...
Toutefois, si la métaphore de la demeure ne suffit pas à rendre compte
de ce qu'est aujourd'hui l'hospitalité en milieu urbain, c'est parce que,
réduite à de toutes petites proportions temporelles et spatiales,
l'hospitalité dans la ville contemporaine se serait « miniaturisée » (Le Bras).
Hospitalité de la courte distance, des contacts brefs et quotidiens, qui tranche
avec l'« hospitalité des champs », faite de commensalité et de nuités. Cette
miniaturisation de l'espace de l'hospitalité correspond elle-même à une
réduction des gestes de l'hospitalité qu'Isaac Joseph, en référence à Kant,
appelle « hospitalité minimale », et qui n'est plus même droit de visite
mais droit de se croiser, art de l'évitement plus que de la rencontre, plus
proche de la civilité que de l'hospitalité proprement dite ; forme pauvre
d'interaction dont l'« inattention civile » de Goffman est le prototype,
économie réclamée par la densité des relations et l'hétérogénéité des
populations croisées. Hospitalité urbaine qui repose davantage sur le droit à
la tranquillité et à l'anonymat que sur le droit à la reconnaissance et à
l'identité, et dont la meilleure illustration est le café. Appréciés en tant

17
Anne Gotman

que lieux de rencontres, de réunions, voire de débats, les cafés, et plus


généralement les espaces privés ouverts au public, sont en effet les espaces
protégés de la foule solitaire, où l'on peut être ensemble mais aussi se
présenter seul. D'où l'importance de ces « seuils » entre le rural et l'urbain
(Depaule) pour les migrants et les citadins « célibatairisés », hommes ou
femmes, qui débarquent en ville et y résident — ces dernières, moins
aisément « chez elles » en ville que les hommes, trouvant toutefois dans
des établissements étrangers à caractère plus familial des lieux plus
appropriés pour leur solitude 16. Refoulées des espaces publics non par un
quelconque atavisme domestique mais par le biais de facteurs historiques
récents, comme le montre Michelle Perrot, les femmes, autrefois « cueil-
leuses » et « braconneuses » de villes, durent chercher d'autres lieux où
se retrouver, rencontrer des hommes, se mêler à eux. Ces occasions
spontanées mais surtout organisées peuvent être dites d'hospitalité dans la
mesure où l'espace (lavoir, magasin, rue) n'est pas seulement le cadre de
coprésences, mais l'objet d'une conquête ou d'une reconquête. Si
hospitalité: il y a des espaces publics au sens habermassien du terme, celle-ci
est donc toujours le fait d'un espace privé ouvert à autrui, ou d'un espace
approprié, y compris de façon éphémère. Et si l'accessibilité vient rouvrir
l'espace urbain à l'ensemble de ses habitants et réduire la multiplicité des
seuils qui obèrent sa fonction circulatoire (Joseph), elle constitue un
préalable fonctionnel et politique (redistributif) de l'hospitalité, mais ne peut
se confondre avec elle. L'espace dont il s'agit ici est neutre, commun, et
censé permettre de simples « vérifications d'identité » . Il est aux antipodes
de l'espace approprié réclamé, selon Jacques Godbout, par les rapports
interindividuels de la relation d'hospitalité. Cadre d'interaction, sa qualité
procède essentiellement de sa conception et de son opérationnalité, quand
l'espace de l'échange tire la sienne de ce qu'il est la traduction d'une
histoire accumulée et l'expression d'une attente.
« L'hospitalier, qualité de l'être urbain » : la formule d'Henri Raymond
résume le sens d'une réflexion sur l'hospitalité, dont les textes ici réunis
montrent qu'elle n'est pas seulement une question de choix individuel,
mais la condition même de l'urbanité.

Anne Gotman
CNRS-Ipraus, Plan Construction et Architecture

18
La question de l'hospitalité aujourd'hui

NOTES

1. Le milieu rural est, lui aussi, concerné par cette question, ne serait-ce que par les problèmes
de migrations saisonnières, de tourisme vert, et aujourd'hui de « retour » de personnes démunies.
2. Olivier Schwartz, « Séminaire "Hospitalité" : quelques réflexions », Fille et Hospitalité.
Textes de synthèse — bilans et perspectives - 1996-1997, Paris, Fondation Maison des sciences de
l'homme — Plan Construction et Architecture, série « Documents de travail », octobre 1997.
3. Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, Oxford, Clarendon Press, 1990.
4. « Pamela Harriman, grande dame et femme fatale », Le Monde, dimanche 3-lundi 4
novembre 1996.
5. Courrier international, n° 317, « Un monde de migrants », 28 novembre-4 décembre 1996.
6. Hans Magnus Enzensberger, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile, Paris,
Gallimard, 1995, p. 17.
7. Julian Pitt-Rivers, « La loi de l'hospitalité » , Les Temps modernes, n° 253, juin 1 957, p. 2 1 53-
2178.
8. Daniel Roche, « L'économie et la sociabilité d'accueil à Paris. XVIP-XIX* siècle », in Mobilités
et Accueil à Paris (1650-1850), Paris, IHMC-Pir- Villes, 1996 ; voir aussi Valene L. Smith (éd.),
Hosts
2e éd. and
1989.Guests. The Anthropology of Tourism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press,
9. Clifford Geertz, Bali Interprétation d'une culture, Paris, Gallimard, 1983.
10. Gérard Noiriel, « Les espaces de l'immigration. 1890-1930 », in Villes ouvrières. 1900-
1950, textes réunis par Susana Magri et Christian Topalov, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 171-186.
1 1 . Pour l'ensemble des contributions et discussions du séminaire, voir Ville et Hospitalité.
Textes du séminaire 1995-1996, Paris, Fondation Maison des sciences de l'homme — Plan
Construction et Architecture, série « Documents de travail », mars 1997.
12. Zeus hospitalier. Éloge de Vhospitalité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 55.
13. Les Etrangers et VEspace physique urbain, séminaire organisé par Donatella Calabi et
Jacques Bottin, MSH-DSA-IHMC, Paris, novembre 1995-Venise, juin 1996 (à paraître aux
Éditions de la Maison des sciences de l'homme) : en particulier Derek Keene, « The Environment of
Hanseatic Commerce in London, 1100-1600 » ; Claudia Conforti, « Les Florentins à Rome. XV-
XVIe siècle » ; et Dirk de Meyer, « Architectes italiens à Prague. Présence et organisation, XVIIe et
début XVIIIe siècle ».
14. Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, op. cit.
15. L'hospitalité, dit encore Olivier Schwartz, a elle aussi ses files d'attente et ses exclus
(« Séminaire "Hospitalité" », art. cité).
16. Anne Raulin, Espaces marchands et Expression communautaire. Le 13e arrondissement de
Paris, Paris, Mission du patrimoine ethnologique, 1986.

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