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MANIFESTE POUR L'HOSPITALITÉ

© ÉDITIONS PAROLES D'AUBE, 1999


Le Manoir - 38, rue Jean-Sellier
F-69520 GRIGNY
ISBN 2-84384-091-0 - ISSN 1275-6881
AUTOUR DE JACQUES DERRIDA

Manifeste p o u r l'hospitalité
- aux Minguettes -

avec la participation de
Michel Wieviorka

sous la direction de
Mohammed Seffahi

COLLECTION PAROLES D'AUBE


À Fawzia et Mana
Autour de Jacques Derrida

Il n'est peut-être pas, dans la philosophie contemporaine,


d'œuvre plus difficilement saisissable que celle signée du
nom de Jacques Derrida. Une des raisons de cette difficul-
té tient à son abondance — une cinquantaine de livres
(plus les articles, débats et conférences). Une autre raison
vient du fait que, au lieu d'élaborer un système qui lui soit
propre, l'œuvre de Jacques Derrida consiste plutôt à partir
de lectures de grands textes - Platon, Heidegger, Aristote,
Descartes, Kant, Hegel, Husserl, Levinas, et Blanchot,
pour ne citer que ceux-là. Car le cheminement de l'œuvre
de Jacques Derrida est d'abord celui de la question. Où
trouver la question ? Et comment la poser ? Et à qui ?
Question, de toutes façons, posée comme une somma-
tion à revenir au lieu de notre commencement, de notre
instauration. Commencement d'une parole et d'une pen-
sée qui concernent l'être dans son élan universel.
Mise en forme de ce qui se retire et se constitue de
traces, l'œuvre de Jacques Derrida nous invite aujourd'hui,
à travers les convulsions de l'Histoire et de l'histoire du
présent, à poser et à dire l'hospitalité.
L'Arafdes est particulièrement heureuse d'avoir pu
mettre sur pieds les actes de cette publication. Pensée acti-
ve du souffle, de la parole vive. Ce manifeste pour l'hospi-
talité, à travers l'œuvre de Jacques Derrida, a le mérite de
montrer que l'hospitalité déborde toute vision précons-
truite de l'histoire. Temps plein de la crise et de l'émer-
gence du sujet, l'hospitalité se range du côté du « visage de
l'autre » dans lequel se rencontrent, conversent, dialo-
guent les êtres en une inépuisable recherche.

Colette Trépier
MANIFESTE POUR L'HOSPITALITÉ
Mohammed Seffahi

S'il est apparemment une question que nos relations


sociales ne sauraient éluder sans déchoir, c'est celle de
l'hospitalité.
Il ne serait au demeurant ni mal aisé ni en un sens mal
fondé de présenter la question de l'hospitalité sous l'angle
de la succession des tentatives qui ont été par elle obstiné-
ment répétées d'élaborer, en présence de Jacques Derrida,
une réflexion sur la question de l'hospitalité.

Mais l'hospitalité, si elle peut être décrite, mérite sur-


tout d'être interrogée. N'y a-t-il pas lieu de la tenir pour
symptomatique d'un malaise essentiel qui affecterait nos
relations sociales comme telles ? car enfin, s'il faut toujours
s'y reprendre pour saisir l'hospitalité, n'est-ce pas que tou-
jours elle échappe à ceux-là mêmes qui déclarent la déte-
nir ?

Comment se fait-il d'abord que, même si elle a été sou-


mise à un intense et profond travail d'affinement et de
remaniement juridique, la figure de l'hospitalité (celle de
sa représentation) reste, pour l'essentiel de ses traits, une
question : n'est-ce pas plutôt parce que nos relations
sociales, sous les espèces où elles se sont instituées,
auraient justement été de recomposer cette figure de l'hos-
pitalité, de « sauver » cette notion, au moment où
quelques-uns des bouleversements majeurs tels que les lois
sur l'immigration sont venus accentuer et accélérer un
mouvement qui tendait à la défaire ?

L'une des modalités les plus subtiles de ce


« sauvetage » n'aura-t-elle pas été de maintenir la question
de l'hospitalité en son lieu « propre » : la défense d'une tra-
dition hospitalière.

L'hospitalité n'a-t-elle pas été, à son insu et dans un


certains cas à son corps défendant, prise - saisie et entraî-
née - par les textes de lois tendant à déplacer la question
de l'hospitalité de son prétendu lieu à une « hosti-
pitalité ». On le sait l'hospitalité ne s'y laisse par circons-
crire.

La question se poserait alors des fins de cette circons-


cription forcée et entêtée, à laquelle la loi a apporté le
concours de son crédit « juridique ». C'est tout un disposi-
tif qu'il y aurait alors à examiner : le dispositif où l'hospi-
talité, de son lieu, joue son rôle hors de ce lieu.
Des œuvres comme celles de Blanchot, de Levinas, de
Wieviorka, et celle de Jacques Derrida, nous invitent à
ouvrir la question de l'hospitalité à ce qui d'elle-même
excède toujours le territoire du cadre juridique : la recon-
naissance critique des règles administratives.
La question de l'hospitalité n'est pas celle de la « signi-
fication » des énoncés, mais celle d'une pensée sur les fron-
tière de la relation. Nul n'ignore aujourd'hui, même en
France, le critère avancé d'une carte de séjour pour un
étranger, d'un certificat d'hébergement, d'un visa, le critè-
re dit « de visite » ou « de séjour ». Sous sa forme la plus
générale, ce critère formule une thématique de la demande
de visite ou de séjours d'un étranger : que cette demande
sera valable si, et seulement si, de ses énoncés initiaux on
peut déduire un énoncé qui, soumis au cadre juridique,
reçoit et par la même soumet la question de l'hospitalité à
un « oui » ou à un « non » juridique.

Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas le détail tech-


nique de la mise en œuvre du critère juridique; c'est ce
qu'on peut considérer comme sa réussite majeure : avoir
ainsi codifié la logique d'une « visite parentale », « ami-
cale », sans nul recours à aucune notion d'hospitalité.
En se risquant ainsi jusqu'aux confins, à l'extrême
limite du langage, l'hospitalité reste fidèle au mouvement
profond qui la constitue. Celui qui consent à la suivre ne
peut que rencontrer l'autre. L'hospitalité a un grand
attrait, elle ne craint pas les lieux interdits, incertains. Elle
ne désire rien tant, au contraire, que d'honorer le secret
bien gardé des choses et des êtres.
Elle n'a donc pas la passion de la vérité, si la vérité est
dévoilement, évidence, mise à découvert, dossier ou autre
photo d'identité. Elle est plutôt réfractaire à la lumière
trop crue du jour, préfère la visite de l'inattendu, le surpre-
nant. Dans les tentatives inlassablement répétées et tou-
jours avortées à essayer de nommer l'innommable, de dire
l'impossible, que le langage ne peut qu'exclure pour dire
l'hospitalité, elle se découvre comme non-savoir ou savoir
vertigineux de la limite (et de l'illimité).

Que signifie, et à quoi engage, aujourd'hui, ce mani-


feste pour l'hospitalité ?
Les questions auxquelles il faut répondre sont dès lors :
Qu'appelle-t-on hospitalité ?Assignerions-nous des limites
à l'hospitalité ?

Bien entendu, la réponse à ces questions constitue une


prise de responsabilité, c'est-à-dire le choix d'une inter-
prétation qui donne sens à notre expérience globale d'être
humain. Si on se refuse à poser comme rationnellement
produit tout ce que peut dire une Loi à propos de l'hospi-
talité, il convient de faire une distinction essentielle entre
la réalité d'un discours exprimant un enchaînement de
conditions à l'hospitalité et la réalité de l'hospitalité elle-
même. L'enseignement que nous procure l'hospitalité neu-
tralise les conditions sans rien perdre d'essentiel de
l'Autre. Les « mots » de l'hospitalité manifestent toujours
des « noms propres » et chaque « nom propre » est bien
saisi dans sa singularité. Une hospitalité sans condition
n'est rien d'autre qu'une rencontre avec l'Autre.
Rencontrer l'Autre ce n'est pas échapper à la Loi ni s'in-
surger contre elle, mais en reconnaître clairement le détail
dans nos propres tribulations, et dissiper l'illusion de nos
volontés collectives. Éviter, ainsi, la poursuite aveugle de
la mise en œuvre de principes d'« Accueil » et la réalisa-
tion forcenée de leurs conséquences, se défendre contre les
conditions rationnelles, mais en faisant porter la respon-
sabilité sur la considération des circonstances de son appli-
cation. C'est ainsi que l'hospitalité doit être intégrée
comme un vocable déterminant du vocabulaire pratique
de notre quotidien.

Il faut suivre ici un autre enseignement, celui de


Jacques Derrida : que seule une hospitalité comme princi-
pe suprême peut désarmer le soupçon et l'arbitraire de
façon décisive, dénonçant le leurre structurel qui pousse ce
langage à se représenter lui-même comme représentation
expressive. Tel pourrait bien être le prix à payer pour sau-
ver en éthique une forme consistante de l'hospitalité.
CHAPITRE PREMIER

L'ESPACE DE L'HOSPITALITÉ
Achevé d'imprimer par l'imprimerie du Mont Saint
Rigaud à Propières (Rhône), le 2 mars 1999.
Dépôt légal : Mars 1999.

Diffusion/Distribution : Presses Universitaires de France


(Direction commerciale) 14, avenue du Bois-de-l'Épine,
B. P. 90 91003 ÉVRY CEDEX
Notre fin de siècle étant caractérisée par une entropie géné-
ralisée, nous en sommes venus à oublier, dans notre usage du
quotidien, que l'hospitalité revient à user, avant les mots et
les codes sociaux, une éthique de l'Autre. L'Autre en face de
moi n'est pas une figurine destinée à disparaître dès que la ren-
contre aura cessé.

À partir d'une démarche active, la présence de Jacques


Derrida et la participation de Michel Wieviorka, nous avons
tenté de montrer comment dans la recherche d'une hospita-
lité s'opère la recherche de l'équilibre social : Une hospitali-
té sans condition appelle à une réinvention de l'hospitalité,
une hospitalité inventive, dont les textes ici réunis mon-
trent qu'elle n'est pas seulement un droit à l'hospitalité mais
l'éthique même de l'hospitalité :

L'aube c'est l'instant où se lève la parole - et avec elle toute


lumière. Dehors il fait froid. On ouvre la fenêtre, on jette du
sel aux anges, quelques questions aux écrivains. Ils y répon-
dent avec cette voix qui n'est plus celle de la vie courante, pas
encore celle de l'écriture, avec cette voix faible —courante
sous la cendre ; tremblante sous la page.

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