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Le silence et la parole

DANS LA SÉRIE « HYPOTHÈSES » EN POCHE


dirigée par Jean-Richard Freymann

Jean-Richard Freymann et Michel Patris


Du délire au désir
Jean-Pierre Dreyfuss,
Jean-Marie Jadin, Marcel Ritter
Qu’est-ce que l’inconscient ?
1. Un parcours freudien
Charlotte Herfray
Les figures d’autorité
Charlotte Herfray
La vieillesse en analyse
Lucien Israël
La parole et l’aliénation
Deux séminaires : 1988-1989 et 1990
Jean-Richard Freymann
Éloge de la perte
Pertes d’objets, formation du sujet
Sous la direction de
Thierry Vincent
Soigner les anorexies graves
La jeune fille et la mort
Philippe Breton
David Le Breton

Le silence et la parole
Contre les excès
de la communication

ARCANES
Conception de la couverture :
Anne Hébert

Première édition parue dans la collection


« Hypothèses » © Arcanes-érès, 2009.

ISBN : 2-910729-98-1
© Éditions Arcanes, Apertura, 2017
16, avenue de la Paix, 67000 Strasbourg
www.apertura-arcanes.com

ISBN : 978-2-7492-5653-5
CF – (15) 1500
© Éditions érès 2017
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com

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Fax : 01 46 34 67 19
Introduction

Ce livre est le fruit d’une rencontre à la fois


amicale et intellectuelle. Une rencontre amicale
d’abord, car une confiance mutuelle s’imposait pour
se lancer dans une telle entreprise, qui consiste à
confronter, voire à éprouver, le cœur de deux problé-
matiques personnelles à travers un dialogue à armes
égales entre deux pairs, respectant une règle stricte de
symétrie, la forme géométrique du respect réciproque,
qui n’est sans doute pas naturelle. À y regarder de
près, l’exercice n’est d’ailleurs guère fréquent. Ce livre
prouve néanmoins qu’il est possible.
Une rencontre intellectuelle ensuite, qui met en
scène une vraie différence d’approche en même temps
qu’une forte complicité sur l’essentiel. Là encore l’équi-
libre est rare, et ce dialogue a nécessité une attention
mutuelle pour le maintenir. Car il y a bien une vraie
différence d’approche. David Le Breton, anthropo-
logue du corps, qu’il définit comme notre « souche
identitaire », travaille à une approche globale de l’hu-
main, impliquant bien sûr la dimension langagière,
mais l’incluant dans un ensemble plus vaste où le
8 Le silence et la parole

silence occupe une place souvent déterminante par


sa capacité inouïe à porter le sens. Philippe Breton,
pour qui le « pouvoir de la parole » est une alternative
historique qui s’impose progressivement à « la parole
de pouvoir », propose une approche, elle aussi anthro-
pologique, mais centrée sur la parole, non pas réduite
à l’oral mais comme amont de la communication et
source de tout l’être. Réelle différence donc, ici mise à
l’épreuve sur une dizaine de thèmes classiques, support
d’une réflexion renouvelée, par exemple sur le sacré, la
mémoire ou la violence, et prétexte à une exploration
en profondeur de la condition humaine.
Car si l’un se fait pour l’occasion l’avocat du
silence et l’autre de la parole, il y a convergence sur
l’essentiel : aller chercher l’humain au fond de l’hu-
main, toujours privilégier l’espoir dans l’homme contre
le cynisme et le relativisme ambiant, réaffirmer des
valeurs là où la postmodernité ne voit que du faux-sem-
blant, des masques, de la stratégie, des comportements
déjà en partie clonables.
Longue conversation avec ce mélange d’atten-
tion et de silence, de paroles vives et de méditations
insérées dans la trame du temps, car aucune hâte n’a
commandé ce projet qui a pris plusieurs années. La
lenteur et la présence au monde en étaient les prin-
cipes conducteurs. La confiance également pour se
livrer et se répondre sans se dérober. Maints épisodes
de l’échange ont suscité en nous la jubilation de la
surprise en nous décalant de nos questionnements
habituels, en dépaysant une pensée devenue trop fami-
lière. Ce dialogue est donc sans complaisance intellec-
tuelle mais aussi plein d’attention et d’amitié mutuelle.
Il est mû, au-delà du face-à-face et des échanges, par le
Introduction 9

désir d’associer le lecteur à une réflexion sur l’homme,


qui dépasse sa double part de silence et de parole.
La parole est cet instrument précieux qui nous
lie aux autres ; elle est au cœur de toutes les relations
sociales ; en ce sens elle est fondatrice de la condi-
tion humaine. Cependant, la parole contemporaine
témoigne d’une nette ambivalence. Jamais elle n’a
connu un tel déploiement, mais elle sert le meilleur
et le pire. Si elle élabore un espace de substitution à la
violence à travers le débat entre les acteurs, une conflic-
tualité pacifiée qui implique un échange dans un cadre
de civilité, et si elle contribue en permanence à trans-
former le monde dans une réciprocité aux autres, elle
est aussi manipulée ou brisée par les puissants. Souvent
elle est difficile à prendre, ou bien elle reste sans écho,
et nombreux sont les sans-voix dans nos démocraties
contemporaines.
Si elle est anéantie par sa rareté, elle est aussi
encore neutralisée par la profusion sans fin de la
communication. La parole est ainsi le lieu de l’échange,
de l’argumentation, des débats, de l’action. Elle est
relayée par d’innombrables médias, à commencer
par Internet. La parole n’est pas toujours symétrique
entre les acteurs en présence ; instrument d’influence,
elle libère ou asservit. Mais on ne saurait concevoir sa
disparition.
Le silence est nécessaire à la parole, il introduit un
espace de respiration, de méditation. Il est le souffle
des conversations et leur tempo. Mais le silence tend
à être chassé de mille manières de l’environnement
social. Le bruit ne cesse de gagner et de rendre parfois
la parole inaudible.
10 Le silence et la parole

Il est difficile aujourd’hui de s’abstraire, de trouver


les conditions d’une intériorité. Le silence se fait rare.
Mais peut-on parler sans se taire et donc sans écouter
l’autre ? Peut-on penser dans le bruit ? La parole, dans
ce sens, est étroitement solidaire du silence.
1
La conversation

David : La conversation est à la croisée des


chemins entre la parole et le silence. Elle est autant
échange de mots que de pauses, respiration allant de
l’un à l’autre. La conversation est simultanément éloge
de la parole et du silence. Elle avance au rythme de
l’homme, à son pas, à l’image des philosophes de la
Grèce antique qui devisent en arpentant l’agora. La
conversation n’est pas la vitesse, le rendement, elle
est à l’opposé de la communication puisqu’elle ne
vise pas à convaincre, qu’elle n’est pas univoque, mais
toujours dans l’attente de la réponse de l’autre. Parler,
c’est d’abord se taire ensemble pour pouvoir s’écouter,
comprendre les propos de l’autre, nourrir sa propre
réponse. Le silence n’est jamais pleinement perçu
comme tel, il enracine la parole, la nourrit comme
d’un terreau. La parole intérieure, jamais proférée,
prépare les propos à venir. La conversation répond à un
mouvement de vagues, à moins, bien entendu, que la
parole ne devienne le monopole de l’un ou de l’autre,
12 Le silence et la parole

et que se rompe la réciprocité. Quand elle se donne


dans la respiration du sens, elle est le sel de la vie ; elle
produit une mutuelle reconnaissance des individus en
présence et offre dès lors le sentiment d’être portée
par le monde, d’appartenir à une communauté. Même
au plus élémentaire de l’échange, quelques propos sur
le temps qu’il fait par exemple. La parole réciproque,
dont tu as fait l’éloge, est fondatrice du lien. Quand
elle manque, le sentiment de solitude, le tragique appa-
raissent. Et pourtant, elle est inutile comme toutes les
choses essentielles de l’existence. Et toi quel est ton
regard, ou plutôt quelle est ton écoute ?
Philippe : Soyons franc ! Pour moi qui attache,
comme tu le sais, tant d’importance à la parole, la
conversation m’ennuie, c’est-à-dire qu’elle me pose
problème. Qu’est-ce que la parole ? Une action, une
offensive, c’est mordre le réel, l’empoigner par la
bouche, avec les mots. Toute parole change, un tant
soit peu, le monde. Et voilà que nous sommes au
calme, dans cet univers de la conversation que tu me
décris en termes si pacifiés, un univers de l’échange
sans finalité, sans but. Peut-on décrire la conversa-
tion, de ce fait, comme justement fondatrice du lien
social, du lien humain ? Serait-ce d’être sans but que
cette parole échangée dans le cadre de la conversa-
tion produirait ainsi du lien ? Je suis réticent devant
ce paradoxe. N’est-ce pas dans les replis et les hasards
de la conversation que se nichent et se déploient des
propos plus essentiels qu’il n’y paraît ? La conversation
ne nous transforme-t-elle pas malgré nous ? « Le fait
banal de la conversation quitte, par un côté, l’ordre de
la violence », nous dit Lévinas, qui ajoute que « ce fait
banal est la merveille des merveilles ». Voilà peut-être,
La conversation 13

effectivement, le miracle de la conversation : elle nous


neutralise pour nous permettre l’essentiel, faire reculer
la violence. C’est bien ce recul qui rend l’humanité
possible. Loin d’être sans enjeu, toute conversation
n’est-elle pas affirmation de la possibilité du pire en
même temps que son renoncement ?
David : La conversation n’est pas nécessairement
le consensus, elle implique aussi la lutte des consciences
et la tentative de convaincre, de faire bonne figure.
Quand je prends l’image des philosophes parcourant
l’agora, ce ne sont pas là des hommes que n’ébranlent
jamais leurs paroles. Le mouvement de vagues sollici-
tant l’échange du sens n’est pas toujours sans agitation,
c’est-à-dire sans débat, sans la volonté de transformer
l’autre par ses arguments afin de changer le monde.
J’entends par conversation un arc d’intensité allant de
l’apaisement à la tension, et que les individus parfois
parcourent d’un point à l’autre au fil d’un échange de
paroles. En ce sens d’ailleurs, si tu définis seulement
la conversation par le fait de « mordre le réel », par
la pugnacité, tu la rabats sur le registre d’une pure
volonté de convaincre ou de rompre des lances, mais
tu manques alors ce qui relève aussi de la tranquillité
du quotidien, le bonheur simple d’échanger quelques
mots. Le monde ne se change pas seulement par les
coups de poings, la caresse est non moins efficace. Tout
dépend des circonstances. Dans la conversation, il y a
toujours une réciprocité en jeu, sollicitation des visages
et reconnaissance d’une mutuelle dignité, même en
cas de désaccord ; c’est cela qui me touche profondé-
ment. À l’opposé de la violence où il s’agit de « casser la
gueule à quelqu’un » ou de l’écraser de son arrogance,
et donc de rompre toute mutualité.
14 Le silence et la parole

Philippe : Nous retrouvons la question de la


violence, comme toujours, au détour de toute réflexion
sur la parole, la communication et le silence, ce silence
auquel tu as consacré tant de travaux. Je ne suis pas un
strict partisan d’une anthropologie qui ferait de la civi-
lisation, et de la civilité, une antithèse immédiate d’une
violence toujours menaçante, mais je crois que malgré
tout beaucoup de nos actions sont un évitement, une
transposition, une tentative d’échapper à la violence.
C’est pourquoi le « convaincre » est un « vaincre » paci-
fique, un pis-aller en quelque sorte, mais en forme de
mieux. Si l’insulte vaut toujours mieux que la menace
et la menace que l’agression, la douceur vaut toujours
mieux que l’insulte. C’est selon, effectivement. Aussi la
conversation est-elle souvent tension, au risque d’être
ennui, et de l’ennui naît parfois la violence, car l’ennui
est frustration, parfois deuil de l’action. Et le deuil,
on le sait, appelle la vengeance. N’y a-t-il pas de place
pour la conversation paisible ? Si bien sûr. Il faut du
repos entre deux actions. Mais ce repos, à deux ou à
plusieurs, aussi agréable et détendu puisse-t-il être,
n’est repos que d’un œil, car toujours la menace de la
violence sociale guette. Tu vas me trouver bien pessi-
miste aujourd’hui ! Je risquerai de le paraître encore
plus si je rappelle les propos d’Alain Pons qui introduit
la traduction d’un manuel de savoir-vivre du XVIe siècle
(le Galatée de Della Casa). Cette phrase m’a souvent
placé dans des abîmes de réflexion : « La conversation,
dit-il, est une alternative au désespoir, et sa profondeur
métaphysique réside dans une superficialité assumée,
dans une stratégie opiniâtre d’évitement, de mise entre
parenthèses, d’oubli prolongé de ce qui se rappellera
bien assez tôt à notre souvenir, à savoir, la mort. »
La conversation 15

Dans ce sens d’alternative à la violence et à la mort, la


conversation est effectivement précieuse.
David : La parole, telle qu’elle s’épanouit dans la
conversation, est un fil ténu sur l’irréductible menace
de mourir. C’est pourquoi le silence est parfois si diffi-
cile à soutenir s’il est entendu comme une disparition
de la parole. Il introduit alors en effet le sentiment
de ne plus être porté par la moindre certitude. Si le
filet des mots ne repousse pas la peur, si le silence
dérobe sous nos pas toute trame de sens, s’il n’offre
pas à l’individu une prise ultime, alors il le précipite
dans un vide que seule la mort évoque. Le silence est
quelquefois cette menace d’être plongé dans l’abîme.
Si la conversation est le sel de la vie, c’est qu’elle est
cette élégance de ne pas céder à la fragilité et de se
tourner malgré tout vers la chance du monde même
si les frontières sont toujours vulnérables. L’inachève-
ment inhérent à notre condition, le monde qui vient
dans l’ignorance de ce que nous sommes encore, nous
livrent autant à l’imprévisible qu’à la certitude, mais
nous ne sommes jamais dupes de la chance des mots
pour maintenir notre prise sur le réel. On comprend
que la parole puisse facilement glisser dans la confirma-
tion dérisoire de soi. Nos sociétés abondent d’ailleurs
en communications phatiques (l’inverse, à mes yeux,
de la conversation), où il s’agit sous divers procédés de
dire à l’autre qu’il existe et de s’entendre dire la même
chose pour soi. L’usage des portables devient terrifiant
en la matière. Brevet d’existence, confirmation d’être
vivant par le fait de dire où l’on est, ou que l’on arrive
comme prévu dans cinq minutes. Dans cette prolifé-
ration de la parole, sans doute sommes-nous éloignés
de la violence, mais nous courons droit vers le risque
16 Le silence et la parole

de l’autisme. Tu as raison sur le fait que l’injure vaut


mieux que la menace, car elle introduit la distance, la
possibilité d’une réplique ; elle dilue l’agression dans le
temps et elle ménage donc encore une porte de sortie.
La violence est l’horizon dépassé de la parole, quand
les ressources du sens se dérobent et que seuls parlent
alors le corps ou les armes.
Philippe : Je sais ton effroi devant le vide de ces
communications modernes. Je le partage aussi, sans
le croire, toutefois, aussi répandu. Il y a certes une
opposition entre communication et parole qui fait que
beaucoup de nos conversations sont simples commu-
nications, presque sans finalité. Et souvent sans parole.
La communication sans parole, voilà ce qui nous perd,
nous ramène, comme le dit Valère Novarina, au rang
d’animal. C’est pourquoi j’ai quelque défiance à l’égard
de la conversation, que je sens trop souvent à l’écart
de toute parole, et qui colmate le silence qui pour-
rait, au détour, porter une parole plus forte encore.
Notre société, en nous donnant tous les moyens d’une
communication à distance, comme le portable, auquel
tu fais référence, nous pousse à la surconsommation
de communication. Ne serions-nous pas devenus
des obèses de la communication ? La conversation
sans parole sédimente en nous des dépôts phatiques
qui nous éloignent des autres, là où la parole nous en
rapproche, parfois rudement. L’obésité de la commu-
nication nous entoure d’une carapace rassurante, où
nous sommes ceinturés de toutes parts par les tech-
niques qui nous permettent de communiquer mais qui
tiennent l’autre à distance. La conversation peut-elle se
concevoir, si l’on veut qu’elle porte une parole, comme
une activité sans risque ? Et dans ce cas, la douceur
La conversation 17

que tu appelles de tes vœux, est-elle apaisement d’une


rudesse de contact qui est la marque de la vraie parole,
toujours, bouleversante, ou endormissement de la
parole, neutralisation de ce dont elle est porteuse ?
David : Tu sais combien je suis attentif à la ques-
tion du risque, qui à mes yeux relève autant de la
dimension du sens que du rapport physique avec le
monde. Le premier danger est l’exposition à l’autre qui
peut briser d’un mot ou d’un regard l’estime de soi,
plonger dans le désarroi. Souvent d’ailleurs les indi-
vidus courent le risque de se blesser ou de se tuer pour
préserver l’estime de soi et leur image aux yeux des
autres. Mieux vaut parfois mourir que de se perdre. La
conversation est un cheminement dont aucun jalon
ne prélude au parcours. Elle se tisse dans la découverte
permanente de soi et de l’autre. Elle nous emmène
parfois, pour le meilleur ou pour le pire, là où nous ne
pensions guère aller. Elle emprunte selon les circons-
tances des voies éblouissantes ou douloureuses, mais
en maintenant les yeux sur le visage de l’autre. Pour
moi aussi, toute conversation est un risque. Je n’ap-
pelle pas conversation cette prolifération de commu-
nications qui nous enveloppe en permanence. Celle
dont tu dénonces justement l’obésité. Nous sommes
là aux antipodes de la conversation qui implique autre
chose qu’une simple confirmation d’existence. Je vois
justement la conversation comme une alternative, un
repli ; c’est pourquoi je la dépeignais sous des termes
élogieux et tranquilles. Un repli enfin vers la chair du
monde, le visage de l’autre, l’épaisseur du temps, le
monde réel. La conversation est toujours rencontre. Et
ce que devient une rencontre, seul l’avenir le sait, l’im-
prévisible la déborde trop. Il ne s’agit donc pas d’avoir
18 Le silence et la parole

une vision angélique de la conversation, il s’agit de la


comprendre comme un face-à-face avec le monde qui
prend la forme d’un visage.
Philippe : Dans une certaine mesure, j’admire
ton optimisme quant au pouvoir, ou plutôt – car le
mot pouvoir est peut-être malheureux dans un tel
contexte – quant à la potentialité d’ouverture et de
pacification que la conversation contiendrait, déli-
vrerait, en quelque sorte par nature. Comme j’aurais
envie de te suivre sur un tel terrain ! Mais les situa-
tions de conversation que tu décris sont si rares, si
exigeantes, si fragiles, que je doute de leur quotidien-
neté possible. Pour être, comme tu le dis si bien, face-
à-face avec le monde qui prend la forme d’un visage,
il faut une situation de confiance extrême entre ceux
qui s’y livrent, qui se livrent ainsi. Il faut un pacte de
non-agression préalable, un respect de l’autre à tout
instant. Le régime de la conversation est alors celui de
l’Interdit, quand les deux partenaires se fixent comme
règle intangible, transcendante, le respect de l’Autre,
dans son identité profonde, et donc l’Interdit de le
blesser d’une quelconque manière. La rencontre que
permet la conversation est presque un Interdit de la
communication, une généralisation, en quelque sorte,
du vieil Interdit de l’image qui a signé l’entrée dans le
monothéisme, une montée dans un monde en quelque
sorte plus qu’humain. Mais voilà le paradoxe dans
lequel nous sommes entraînés, et que notre discussion
sur la conversation révèle un peu plus : il n’y a pas
de parole sans communication, pas de conversation
sans ce minimum de brutalité qui fait que l’on renvoie
à l’autre plus que ce qu’il est. Peut-on converser sans
bousculer un peu ? Il y a bien – je l’ai dénoncé en son
La conversation 19

temps – une « utopie de la communication », mais il


y a aussi une « utopie de la parole » qui s’appuie sur
la vision d’un monde où celle-ci pourrait se dispenser
d’être communiquée. La conversation serait, dans
cet esprit, un « opérateur utopique » qui en ferait le
porteur d’une parole sans but. Or je crois trop à la
parole comme adresse à l’autre pour me contenter de
cette parole si retenue qui est la vraie tentation de la
conversation.
David : Tu pousses trop loin mon optimisme. Je
crois au pouvoir réparateur de la parole non par nature
mais par circonstances en quelque sorte, quand celle-ci
est soutenue par une qualité de présence mutuelle des
interlocuteurs. Dans la clinique, la parole est une
forme fondamentale d’engagement envers l’autre en
souffrance, notamment parce qu’elle est dotée du privi-
lège de formuler le sens, de le renouer. Pour le reste, il
ne s’agit pas d’encenser la conversation comme solu-
tion à tout, j’en connais bien les limites. Mais tu sais
aussi que si elle advient, elle incarne alors un moment
privilégié dans le fil de l’existence. C’est pourquoi j’ai
parfois parlé d’elle comme d’une forme de résistance
aux impératifs de rendement, de vitesse de nos sociétés.
Elle s’oppose radicalement à la communication car
elle y introduit l’altérité. La conversation est dialo-
gique, elle réside dans le va-et-vient du sens, et non,
comme la communication, dans son imposition qui
ne laisse d’autre choix que l’interactivité. Le « respect
de l’autre » n’est pas l’objet d’une affirmation péremp-
toire et moralisante. Elle est l’un des éléments fonda-
teurs du lien social. Sous les auspices de la sacralité
de la face chez un sociologue comme Goffman, par
exemple. Certes, on peut perdre la face et recourir à des
20 Le silence et la parole

formes de réparation par des excuses, des prières, des


justifications, etc. Il ne s’agit pas de dire que le respect
est fondamentalement préservé, bien au contraire,
mais il est un pivot de la relation sociale, sauf là où
règne en permanence la violence, c’est-à-dire l’absence
de parole. Dans une conversation, en principe, nous
cherchons à épargner à l’autre une humiliation ou une
blessure d’amour-propre. Nous entendons lui « sauver
la face » en considérant qu’il est de son devoir de
faire de même. Toute rencontre avec un autre est une
manière de se « limer » à son contact, comme le dit si
bien Montaigne. L’utopie de la parole dont tu parles ici
n’a pas le même statut que l’utopie de la communica-
tion que tu as si bien démontée. Cette dernière relève
aujourd’hui d’une dimension politique, elle participe
de la marchandisation du monde. La parole, elle,
est utopique au sens où nulle rencontre ne met fin à
l’énigme de l’autre. Au sens où Lacan écrit qu’« il n’y a
pas de rapport sexuel ». Toute relation à l’autre s’efforce
de briser un instant la coupure des corps, la séparation
avec le monde. La parole est le sang qui s’écoule de la
blessure et qui cherche justement à la suturer. Nous
sommes dans une conversation comme dans le monde,
au sein d’un immense débat qui ne nous épargne pas,
qui nous confirme ou nous bouscule, nous guérit ou
nous meurtrit, selon les circonstances. Car il n’y a pas
plus de vertus premières dans le monde que dans la
parole. Mais c’est ce qui fait le prix de notre existence,
sa valeur infinie.
Philippe : J’apprécie la clarté de ta métaphore qui
présente la parole comme un sang chargé de suturer la
blessure de notre séparation avec le monde. La conver-
sation, au fond, remettrait de l’unité là où elle a été
La conversation 21

perdue, de la totalité là où nous sommes devenus, dans


les sociétés modernes, des parties qui croient être indé-
pendantes les unes des autres. Mais du coup, n’enra-
cine-t-on pas la conversation dans la nostalgie d’un
monde disparu ? Comme si elle avait cette vertu de
communion d’avant la faute. Mais je ne crois pas que
tu ailles jusque-là. Cela dit, voilà peut-être, au détour
d’une métaphore, un autre moment clé de notre diffé-
rence d’approche. Car ma résistance à soutenir autant
que tu le fais la conversation tient peut-être à ce que
je porte un regard sur la parole comme permettant,
justement, d’actualiser cette séparation au monde qui
me semble une exigence de la modernité, à laquelle
je souscris bien sûr. J’ai la faiblesse de croire que le
progrès de l’homme est proportionnel à cette sépara-
tion. C’est elle qui nous fait grandir en nous sortant de
la matrice d’une totalité sociale où l’individu a peu de
place. Je vois dans la conversation un reliquat nostal-
gique de cette matrice, là où la parole est une avant-
garde qui ouvre la voie à plus d’humanité. L’opposition
est un peu forte, j’en conviens, et ne crois surtout pas
que je ne partage pas ton souci du respect de l’autre,
mais, justement, plus tu parles de la conversation,
moins j’y décèle ce que la fadeur sucrée de notre civi-
lisation nomme la « convivialité », notion effrayante
par le désengagement qu’elle suppose. La convivia-
lité, souvent ramenée à la conversation, est une sorte
d’appel à la « fusion molle » des êtres, à des échanges
sans parole, sans désir, sans corps, dans une ambiance
aérienne et futile où tout se dit et rien ne s’échange,
où les individus se dissolvent dans un collectif provi-
soire et sans finalité. Tu le sais, je suis critique à l’égard
des potentialités utopiques dont on crédite encore
22 Le silence et la parole

les nouvelles technologies de communication. On a


souvent présenté la conversation sur Internet (dans les
forums, les « chats ») comme le lieu d’une nouvelle
convivialité. Le problème est que celle-ci est complè-
tement décorporéisée et du coup sans réelle présence.
Au fond, et je te renvoie cela sous forme de question,
y a-t-il vraiment du corps dans la conversation, alors
que la parole, elle, est pleinement inscription du corps
dans l’espace social ?
David : La parole, si elle cherche à suturer la
séparation, ne saurait établir la communion des
consciences. Je pense que la séparation est une condi-
tion inéluctable de l’humanité et la source même du
désir, de la curiosité, de la quête d’autrui, de cet appel
des sens qui nous arrache aux routines pour essayer de
faire corps avec le monde (j’emploie cette métaphore
car elle maintient justement la séparation tout en
mimant sa disparition). La conversation n’est pas une
cérémonie religieuse pour retrouver provisoirement le
divin ou la matrice. Il y a conversation et conversation.
Il faut en discerner les formes. Considérer en tout cas
que les nombreuses discussions que nous avons en une
journée n’ont pas le même statut ou la même valeur à
nos yeux. Ce qui en fait le prix ne tient pas nécessai-
rement à la qualité des propos échangés. Nous nous
souvenons avec infiniment d’émotion de conversations
que toute autre personne considérerait comme futiles.
Mais il y a, gravée en nous, la grâce d’un visage ou
d’un moment. Nous sommes amenés à reconnaître
la souveraineté de la parole sur la conversation. Bien
entendu, je partage ta critique du mythe de la convi-
vialité d’Internet. Une conversation sans chair, sans
qu’elle soit soutenue par le visage d’un autre, relève
La conversation 23

de l’idéologie de la communication, elle n’est pas dans


la dimension de la parole. La parole sollicite le risque
de la rencontre, celui aussi de la vulnérabilité. Face à
l’écran et aux propos qui s’affichent, il y a surtout le
risque de la panne ou du virus. Et si l’échange tourne
mal, il y a toujours le loisir d’éteindre l’ordinateur. Les
arrières sont bien gardés. Ce qui n’est pas le cas d’un
échange de parole, car s’impose alors la responsabilité
face au visage de l’autre que l’on ne peut traiter à la
légère. Face à l’écran d’un forum ou d’un « chat », on
ignore qui est l’autre. Sur Internet nul ne sait que l’on
est un chien.
Philippe : Je crois que sur ce point nous sommes
d’accord. L’expérience de la conversation sur Internet
montre bien le malaise que nous éprouvons dès que
l’échange est trop indirect, dès que les corps – pour
reprendre cette problématique qui t’est si chère –
sont séparés. Tout en étant très critique à l’égard de
ces formes de conversation pour moi si peu enraci-
nées dans l’humain, tant la corporéité y est absente,
je t’avoue ne pas comprendre le succès qu’elles ont.
Je sais bien que l’on n’y argumente pratiquement
jamais, qu’on ne s’y écoute pas – comment cela serait-il
possible à distance ? –, mais il a l’air malgré tout de
s’y passer quelque chose que je ne comprends pas
bien. Pourquoi cet acharnement à nous débarrasser
de nous-mêmes dans la conversation ? Pourquoi cette
immense difficulté de beaucoup de nos contemporains
(je ne m’exclus pas forcément de ce constat) à s’en-
gager ? L’engagement, ou plutôt son refus, est le talon
d’Achille de la société individualiste. La conversation
sans engagement n’est-elle pas vidée de son sens, de
sa finalité même ? Mais je n’insiste pas ; je crois que
24 Le silence et la parole

nous partageons le même sentiment sur cette question


aussi, car tu es très sensible au risque et à la vulnéra-
bilité de la rencontre, donc à l’engagement de l’être
qu’elle suppose. Avant de clore ce chapitre de notre
dialogue, je voudrais aborder un dernier point concer-
nant la conversation, à partir d’une question qui me
taraude : la conversation peut-elle se passer de tiers,
d’un tiers qui sert au fond à empêcher que le dialogue
ne se ferme, ne se clôture sur lui-même ? Ma difficulté
tient à ce que le tiers est le plus souvent un tiers exclu,
plus précisément un bouc émissaire. Comment fonder
l’accord, ou le désaccord amical, dans la conversation,
sans faire appel à cette violence qui consiste à s’en-
tendre, si l’on peut dire, sur le dos d’un tiers ?
David : Je pense que nous sommes passés, en une
dizaine d’années, d’un individualisme de la liberté à
un individualisme de la marchandise. L’individualisme
de la liberté impliquait une vive fonction critique, une
réflexivité, une curiosité, une générosité, un souci
relatif de l’autre à travers des valeurs qui maintenaient
plus ou moins leur emprise. Cet individualisme nour-
rissait le lien social de sa fécondité. Le passage à la
globalisation en a profondément transformé le régime.
Nous sommes entrés dans le monde de la marchandise,
c’est-à-dire aussi celui de la publicité, de la communi-
cation. La société devient un supermarché, impliquant
dès lors le ressentiment, la haine de ceux qui ne peuvent
se servir à leur guise dans ses travées. La marchandise
tend à répondre de manière univoque à toutes les aspi-
rations, son discours omniprésent à travers publicité
ou communication y prépare d’ailleurs les esprits, sans
autre alternative. Dès lors, nous passons d’un monde
où nous étions ensemble, même à travers des débats
La conversation 25

intenses, à un monde où nous sommes côte à côte,


séparés les uns des autres. La difficulté de l’engage-
ment tient à ce fait que l’autre devient davantage un
comparse ou un obstacle. Comparse s’il est complice
avec soi d’une transgression (du Code de la route, d’une
convention quelconque, etc.) ou un obstacle (celui qui
rappelle les règles sociales). La loi tend d’ailleurs à être
redéfinie moins comme un code pour favoriser le lien
social que comme un système de contraintes visant
à rendre la vie difficile. Plus l’individualisme élargit
son emprise, plus la loi est vécue comme une violence
symbolique arbitraire. Le relâchement du lien social
étend à l’infini le ressentiment et la solitude, le mal de
vivre, l’absence d’orientation pour exister. Il engendre
la parade symbolique que Freud appelait autrefois le
« narcissisme des petites différences ». Et notre société
s’éparpille en communautés d’origine, de religion,
de particularités morales ou sexuelles, etc. Le monde
pullule aujourd’hui « d’imbéciles heureux qui sont
nés quelque part » (Georges Brassens). La « réserve de
méfiance » que Georg Simmel notait dans la sociabi-
lité urbaine au début du xxe siècle prend aujourd’hui
une dimension inquiétante. L’Autre, quel que soit son
visage, devient une menace.
Philippe : Ta réponse nous éloigne en apparence
de la question de la conversation. Est-ce mon évoca-
tion de la violence, dont je soupçonne la conversation
d’être porteuse, qui a fait surgir en toi cette réflexion
plus fondamentale sur la nature de l’individualisme
aujourd’hui ? Je vais m’efforcer de réagir en tentant de
comprendre le bond que tu as opéré. Au fond, derrière
cet individualisme de la marchandise, que tu opposes
à l’individualisme de la liberté (tu n’es pas sans savoir
26 Le silence et la parole

que l’argument central des libéraux, défenseurs de la


marchandise, est la liberté qu’elle engendre et qu’elle
procure), c’est bien le régime de la concurrence et de
la compétition que tu critiques. L’homme est-il un être
coopératif ou ne se déploie-t-il que dans l’affrontement
de la concurrence ? Nous revoilà au cœur de la problé-
matique de Hobbes : homo homini lupus ! En tout cas,
dans un monde qui exalte les vertus de la concurrence,
la conversation peut être soit un havre de paix, le lieu
où l’on se reposerait d’un social agressif, soit, à l’in-
verse, un lieu qui reproduit la violence dont ce modèle
de lien social est porteur. Dans les deux cas, elle est soit
anesthésiante, soit harassante, et la conversation est
ainsi vidée du potentiel coopératif que tu lui supposes
peut-être dans l’individualisme de liberté. Que ton
diagnostic soit fidèle ou pas au réel – je penche pour
la première solution, à quelques nuances près –, la
conversation est un bon symptôme, un révélateur de
l’état du lien social. Cet individualisme de la marchan-
dise est pour moi le signe d’un déplacement du regard
de l’homme vers les objets, et révèle donc une position
anti-humaniste. Dans sa radicalité, celle-ci implique
qu’on ne détourne pas le regard de l’homme. La
conversation – et peut-être pouvons-nous conclure sur
ce point – permet au moins de nous ramener toujours
à l’humain. C’est sans doute sa principale vertu.
2
La communication

Philippe : Ouvrons maintenant, si tu le veux


bien, un nouveau chapitre autour de la question de
la communication. Je vais tout de suite annoncer
l’angle sous lequel j’entame cette réflexion. Il me
semble qu’il faut découpler le niveau de ce que j’ap-
pelle ici la parole, et celui de la communication. La
parole, pour moi, est première, la communication
est seconde. L’une est finalité, l’autre moyen. Il arrive
même – c’est le cas aujourd’hui, il me semble – qu’on
cherche à faire jouer la communication contre la
parole. La parole n’est ni une technique, ni un pur
contenant, ni, comme le veut le sens commun, pure
oralité. Elle est plutôt cette faculté que nous avons,
en tant que personne, d’avoir un point de vue propre,
que nous discutons à la fois avec nous-même et avec
les autres. La parole, c’est l’ensemble de ce que nous
avons à dire du monde, à dire au monde, à nous dire
à nous-même. Elle est donc en amont de tous les
moyens que l’homme s’est donnés pour porter cette
28 Le silence et la parole

parole, même si, bien sûr, nous sommes là dans une


dialectique complexe, les moyens ne laissant jamais
indemnes les finalités. La parole est donc, comme le
posait bien Georges Gusdorf, en amont du langage et
de la langue. En amont de tout, en fait. La parole est
bien ce qui fait de nous des êtres humains. La question
est, pour nous, notamment, de savoir quel rôle joue le
silence, cette merveilleuse possibilité du silence, dans
la constitution même de la parole. C’est peut-être là
d’ailleurs, à ce lieu précis du raisonnement, que l’on
pourra constater que la communication, elle, laisse peu
de place au silence. Elle en est même, à certains égards,
l’antithèse. La communication, telle qu’elle est conçue
aujourd’hui, fonctionne sur le registre du plein, du
« tout-message ». Partagerais-tu cette critique ?
David : Oui. La parole est le lieu de notre huma-
nité singulière, elle est ancrée dans la chair, dans notre
condition sociale et culturelle, notre appartenance
sexuelle, notre histoire personnelle ; elle est le lieu de
notre pensée sur le monde. Par elle, nous sommes au
monde et nous pouvons agir sur lui. Aujourd’hui, la
parole tend à s’opposer en effet de plus en plus à la
communication. Dans la parole, il y a le temps, l’at-
tention à l’autre, le bonheur de l’échange, la patience
de l’écoute. La parole est réciprocité. La communi-
cation se veut utilitaire, efficace, urgente, saturante.
Elle est de l’ordre de l’interactif, là où la parole est
dialogique. Ce qui est fondamentalement opposé. La
communication voue une haine sans limite au silence.
Le silence pour elle est l’insupportable, la ruine du
système. L’impératif de communication est une mise
en accusation du silence, comme il est une éradica-
tion de toute intériorité ; mais il aboutit finalement
La communication 29

à la saturation, à l’insignifiance. La communication


devient une ambiance du monde contemporain. La
réduction de la parole en ambiance a le même effet que
la réduction de la musique en toile de fond de tous les
lieux publics, elle en est une liquidation subtile. Dans
la communication, une parole finalisée, formatée,
se fait entendre ; elle manque de la chair du monde
tant dans son émission que dans sa réception, elle ne
connaît ni la réciprocité ni le silence qui alimentent
toute conversation. Dans l’échange plein de la parole,
le silence est l’accomplissement de la parole ; il est ce
moment de suspension où l’idée va son chemin, nour-
rissant déjà la réplique à venir. Le silence est le moment
de conscience, de responsabilité, d’attention à l’autre.
C’est pourquoi, dans la parole, langage et silence se
mêlent en permanence et se nourrissent l’un de l’autre.
Pour la communication, le silence est la panne, la
défaillance de la machine. Il est une cessation de la
technique, à surmonter absolument en faisant amende
honorable, jamais il n’est l’émergence d’une intériorité.
Philippe : Mon cher David, nous voilà dans une
position étrange ! À ce point précis de notre réflexion
commune, je peine, sur un plan essentiel, à trouver la
moindre différence entre nous au sujet de la parole.
Et cette question est tellement centrale que toute la
dialectique que nous avons mise en place jusque-là
risque de se transformer en un vaste consensus. En fait
je crois, malgré tout, que nous avons des points de vue
différents. C’est bien sûr moi qui ai lancé l’idée de cette
possible opposition entre parole et communication.
L’idéologie, si bien critiquée par Lucien Sfez, qui s’est
emparée de la communication depuis l’après-guerre, se
charge elle-même de mettre en scène cette opposition.
30 Le silence et la parole

Mais je voudrais me faire l’avocat des conceptions plus


humanistes de la communication telles qu’elles étaient
portées par exemple par la rhétorique ancienne. Ce
sont bien d’ailleurs ces conceptions de la communi-
cation que le courant cybernétique et postmoderne a
cherché à combattre et à éliminer, y compris au sein
des sciences humaines, comme le montre si fortement
Céline Lafontaine. Il est dommage qu’aujourd’hui le
beau mot de communication soit rabattu sur ce trop-
plein technique que tu dénonces à juste titre. Dans
le vocabulaire ancien de la rhétorique, en particulier
latine, la communication désignait ce moment précis
où l’on donnait la parole à l’auditoire, où l’orateur,
donc, se taisait. C’est dans le silence de sa parole que
la communication pouvait s’établir, que l’autre pouvait
trouver sa place. Je ne récuserai pas personnellement
la dimension technique de la communication. Celle-ci
est nécessaire. Pourquoi vouloir purger l’homme de
sa dimension technique ? N’est-elle pas aussi ce qui
lui permet de s’intégrer dans le monde, de s’y tenir,
de s’y maintenir même ? Je me tiens finalement à
distance des conceptions trop mystiques de la parole
et du silence, comme celles de Novarina, qui en font
une instance totalement dégagée de ses conditions de
possibilités. Seule la parole de Dieu, si elle se tient,
peut se dégager ainsi de ses conditions de possibilités.
Nous autres, humains, sommes condamnés, pour faire
advenir notre parole, à la communiquer. Et une moda-
lité de la communication reste, malgré tout, la lutte
contre le silence, cette forme de silence qui nous replie
sur nous-mêmes, nous fait nous contenter d’une parole
rapidement condamnée de ce fait à n’avoir plus qu’une
face, celle qui est tournée vers son auteur.
La communication 31

David : Nous cheminons ensemble au fil de la


route dans une longue conversation, l’un ou l’autre
empruntant soudain un léger retour ou suggérant une
pause. Je te rejoins là aussi, bien entendu (c’est-à-dire
justement que je t’entends, que je t’écoute et que je
te réponds). Le monde contemporain a dégradé la
communication en en faisant une marchandise, un
instrument de persuasion sans réplique, sans récipro-
cité. Mais en amont, dans l’univers de la vie quoti-
dienne, dans nos discussions avec les autres, il y a en
effet la communication comme mise en commun
de la parole, comme échange, rencontre, et d’abord
réciprocité. L’idéologie de la communication, dont tu
retraces la genèse dans l’un de tes livres, est l’inverse :
l’interactivité, c’est-à-dire la liquidation du dialogique.
Dans ce type de relation, nous n’avons plus le choix,
les conditions nous sont dictées ; nous sommes loin
du silence de l’orateur sur l’agora donnant alors nais-
sance à la répartie de l’auditoire. Dans l’idéologie de la
communication, il n’y a pas de place pour l’autre qu’il
convient de réduire à soi. Élimination de toute altérité
au profit d’une persuasion ou d’un tautisme, comme
dit Lucien Sfez. Ce ne sont pas les techniques en tant
que telles qui sont contestables, même si elles impri-
ment leur marque sur l’échange. L’orateur dispose
lui-même de techniques du corps, de la voix, de l’élo-
cution, etc. La technique est inhérente à l’homme, mais
elle lui laisse une marge de manœuvre plus ou moins
étendue. L’espace du possible de l’orateur, la chance
de la rencontre, la jubilation de l’échange sont sans
commune mesure avec l’espace du possible généré par
l’idéologie de la communication. D’où l’avènement
de la parole comme manière contemporaine pour
32 Le silence et la parole

nommer ce qu’était autrefois, sur l’agora, la commu-


nication. Aujourd’hui, ce dernier terme est disqualifié
comme valeur, il ne vaut plus que comme technique
instrumentalisant le langage pour une autre fin. Et
cette communication-là, justement, est assimilable à
une forme assourdissante de silence ; elle ne cesse de
ne rien dire et elle le dit éternellement. La parole, elle,
fait sens ; plutôt que de s’opposer au silence, elle est
cheminement du sens ; elle se bat contre le mutisme
du monde en nous procurant des lignes d’orientation ;
elle est le fil d’Ariane tendu sur le silence bruissant
du monde afin que nous puissions vivre ensemble et
comprendre où nous allons. Le bavardage effréné de
l’idéologie de la communication est une technicisation
du sens qui nous enferme dans un monde limité, sans
horizon, dans lequel nous devenons des outils, des
figures interchangeables, sans visage ni voix.
Philippe : Comment ne serais-je pas d’accord
avec toi dans cette critique de la communication
qui transforme notre monde en un univers du bruit
dans lequel la parole peine à se faire entendre. Mais
n’y a-t-il pas là, au fond, une provocation salutaire ?
La communication, dans ses aspects les plus déplai-
sants, la volonté de transparence, la suppression de la
barrière public/privé, le trop-plein permanent, l’obésité
des messages, n’est-elle pas au fond d’une très grande
utilité pour nous faire apparaître, comme en contraste,
la valeur de la parole ? Tout, dans ce que nous échan-
geons, est-il d’ailleurs une parole ? Ne devrions-nous
pas, finalement, reconnaître avec modestie que dans
le flot de ce que nous échangeons, avec les autres
comme avec nous-mêmes, tout n’a pas la même
importance, qu’il y a beaucoup de petite monnaie pour
La communication 33

seulement quelques pièces d’or ? La communication,


anodine le plus souvent, triviale parfois, ne porte-
t-elle pas un peu du repos nécessaire à l’être ? Je pense
aux paroles de ces saintes recluses, qui disent avoir
trouvé au couvent l’occasion d’une joie de tous les
instants, d’une communion à chaque seconde répétée
avec le Dieu auquel elles se sentent unies. Serions-
nous, dans la vie ordinaire qui est le lot de la plupart
d’entre nous, des saints de la parole, qui laisserions
à la porte de notre vie tout ce qui relève du vulgaire
de la communication ? C’est à ce point que je sens
le conflit possible entre l’élitisme et le principe d’éga-
lité, entre le moi et le nous. Parfois, je te l’avoue, je
me laisse baigner dans la musique vulgaire et entraî-
nante d’un supermarché et j’y prends un plaisir fort,
de me sentir comme les autres, dans le même rythme,
dans le lieu commun d’une chanson populaire mille
fois rebattue et qui tient sa valeur de sa quantité. Si la
parole est bien le propre du sujet, la communication
est de l’ordre du collectif, elle nous rappelle que nous
ne pouvons être des individus que dans une dialectique
délicate avec le collectif de nos sociétés humaines. Trop
de parole, si cela est possible, emmène l’individu loin
du monde, dans des solitudes finalement glacées où les
mots gèlent et restent en suspension dans l’air, comme
dans la farce de Rabelais, et où il n’y a plus personne
pour les écouter.
David : Dans la vie courante, nous sommes portés
par l’écoulement sans fin d’une parole souvent néces-
saire, souvent superflue, parfois essentielle, inoubliable.
Quelques mots parfois ont changé nos existences, nous
ont projetés dans un autre monde, pour le meilleur ou
pour le pire. La parole est notre luxuriance et notre
34 Le silence et la parole

bien le plus menacé, elle a le prix des choses sans prix.


Souvent dans nos échanges, la parole n’a guère de
valeur informative, elle énonce ce que tous savent sans
prendre l’autre pour un idiot. Cette parole dénuée de
contenu est une manière rituelle d’entrée en contact
ou de célébration de la vie quotidienne ; elle marque
la reconnaissance sociale, elle confirme les interlocu-
teurs dans la légitimité de leur existence. Le bavard
souvent, en revanche, est insupportable ; il vient
rompre la circulation tranquille du sens, il envahit l’es-
pace mental de son vis-à-vis, le recouvre d’une pluie de
détails qui n’intéressent que lui, il met en œuvre une
réthorique inlassable de l’insignifiant. Sa parole est sans
responsabilité, sans autre, il ne parle qu’à lui-même ;
l’autre, son otage, est un prétexte, un miroir qui
autorise l’écoulement sans fin des mots. Le cogito du
bavard pourrait se formuler ainsi : « J’existe car je brise
continuellement le silence de ma parole proliférante. »
Le bavard ne supporte pas le silence, et pas davantage
le bavardage. Pourtant, le bavardage, cette parole qui
ne compromet rien de l’ordre du monde, la conversa-
tion légère de la vie quotidienne, me paraît précieux.
Il participe de l’esthétique de la banalité des jours, il
est une sorte de poétique de l’énonciation. Paroles sans
doute superflues mais dont l’absence ôterait à la qualité
de la relation en réduisant le langage à un pur instru-
ment utilitaire. Mais s’il faut fuir gentiment le bavard
en se prêtant amicalement au bavardage, qu’en est-il
du silencieux ? À toi la parole…
Philippe : Nous voilà dans un curieux mouve-
ment tournant qui, je l’espère, ne désorientera pas
notre lecteur, condamné à être le spectateur du cycle
de nos rapprochements et de nos distances. Partis
La communication 35

pour prendre notre couple « parole/silence » dans sa


confrontation avec le thème, omniprésent et envahis-
sant de la communication, nous voilà, moi à défendre
la communication et toi la parole. Je vois, et je sais, que
tu n’aimes pas les bavards, que tu te tiens à distance
d’eux, toi qui te confies tant, dans la rencontre, aux
vertus heuristiques du silence. Bien sûr ! Mais voilà
que j’ai envie, à ce point précis, de me faire l’avocat
du bavard, en ayant conscience de défendre quelqu’un
suspecté d’un délit. Mais dans tout présumé coupable,
il faut chercher ce qui le défend. Le bavardage, dans
nos sociétés modernes, est né en réaction à l’esprit
courtois, hérité du Moyen Âge, celui du seigneur brutal
qui n’est guère à l’aise avec les mots et leur préfère
les émotions, comme le montre bien Norbert Elias.
L’homme distingué qui lui succède, celui qui apprend
la vie dans les manuels de savoir-vivre, ne met-il pas
en œuvre la conversation comme une tentative d’oubli
de la mort ? C’est ce que la communication moderne
tente de faire, oublier la mort, dans notre société qui
refuse de la voir en face. Voilà bien au fond une autre
différence entre la parole et la communication, car le
bavardage de la communication nous anesthésie face
à la maladie définitive de notre futur, là où la parole,
comme le silence, par leurs profondeurs respectives,
nous rappellent toujours à l’humilité de notre statut
d’humain, donc de mortel. Condamnera-t-on sans
appel le bavard, qui refuse de mourir, sinon pour
l’erreur qu’il fait de croire que le flot phatique dont il
s’entoure et entoure les autres l’éloigne un seul instant
de l’échéance ?
David : Le bavardage relève de la cérémonie de
chaque jour, il rappelle à chacun de nous le sel de la vie,
36 Le silence et la parole

la reconnaissance mutuelle du fait d’exister et d’avoir


cette valeur intime qui autorise l’autre à se retourner
vers soi pour l’échange. Le bavardage est une introni-
sation réciproque. Il est l’échange d’un rien qui emplit
une part de la vie sans laquelle celle-ci manquerait de
l’un de ses ingrédients. Tous nous bavardons pour le
meilleur et pour le pire. La communication phatique
est notre lot. Nous voulons passionnément exister, et le
prix à payer de quelques paroles sans conséquences est
peu de chose. Faire sa place au silence dans l’échange,
ce n’est pas nécessairement tourner le dos au bavar-
dage, car alors ce serait récuser le lien social, l’élémen-
taire de la relation à l’autre. Si je t’ai paru intolérant à
l’égard du bavard, j’en excluais l’usage du bavardage.
Le bavard est justement celui qui refuse à l’autre sa
présence au monde, il n’est intéressé que de lui-même,
ses interlocuteurs sont indifférents, interchangeables.
Le bavard tue la langue à sa source en la rendant
autiste, en la privant de l’épaisseur du visage de l’autre,
de son émotion. Si le bavard lutte contre son insigni-
fiance personnelle, s’il est en quête désespérée d’un
brevet d’existence, il inflige en retour à l’autre le senti-
ment de sa propre insignifiance. Il force à la charité
dans l’effacement volontaire de soi pour laisser place
à l’obésité de cette parole sans autre. Mais le remède
est sans effet. Demain, il sera encore là, empêtré d’une
parole qui doit sortir en toute indifférence à l’autre
puisqu’elle est sans destinataire. L’écoute du bavard
à ceci de bien qu’elle est une formidable école d’hu-
milité, elle incline l’auditeur à une forme moderne
de sainteté, surtout si on est lucide sur l’anesthésie
suscitée par la communication qui nous harcèle dans
la vie quotidienne, celle qui vient des innombrables
La communication 37

médias qui refusent le silence, l’écoute, la flânerie, etc.


Ce déluge de slogans, de paroles sans chair, qui appelle
tant la réplique de la conversation, ne nous épargne
pas toujours le bavard. Enfin, nous avons malgré tout,
quant à nous, la consolation de disposer au moins du
visage du bavard devant nous. Et nous pouvons nous
perdre en lui pour essayer de comprendre.
Philippe : Me voilà à court d’arguments ! Je suis
décidément un bien mauvais avocat pour les causes
que je ne partage pas. À mon tour de dire que je ne
supporte pas plus que toi le bavard. Je le fuis comme
la peste tant il provoque en moi une frustration fonda-
mentale, comme s’il prenait un peu de mon être. La
communication du bavard tue la parole, et aussi la
sienne. Tout ce flot n’est-il pas destiné à masquer un
désespoir intérieur ? On parle pour s’empêcher de
penser, c’est-à-dire pour bloquer ce dialogue intérieur
avec soi-même, si menaçant parfois. Renvoyons donc
le bavard à sa propre difficulté existentielle. Peut-être
nous appelle-t-il au secours en se servant de nous
ainsi. Peut-être nous demande-t-il de l’arrêter, de lui
permettre de renouer avec lui-même. Il y aurait donc
un peu de fuite de ne lui opposer que notre silence
et notre fausse écoute. Je te concède que la difficulté
de faire taire le bavard est à la mesure du désespoir
qui l’anime dans cette situation. Mais, en parlant du
bavard, j’ai oublié de répondre à une question que
tu me posais, une perche que tu me tendais dans
ce dialogue où nous nous perdons parfois. Tu m’as
demandé : s’il faut fuir gentiment le bavard, qu’en
est-il du silencieux ? Quelle belle question ! Lorsque
le silence est porteur d’une parole, dessine en creux
l’espace d’une parole, nous sommes dans une sorte
38 Le silence et la parole

d’apogée de la communication. Ce silence-là, lourd


d’une parole, est peut-être l’une des situations les plus
riches et les plus fortes à vivre. Ce silence-là porte en
effet la parole à son comble, qui est de laisser tout l’es-
pace à l’autre, de partir de l’autre pour parler à son
tour. Il est communication au sens fort, étymologique,
que j’indiquais plus haut ; il est cette parole qui laisse
la voie dégagée à son auditoire. L’idée de fuir cette
situation, de fuir le silencieux, ne peut nous venir que
si nous n’avons rien à dire. Dans ce cas tout devient,
on le sait, insupportable, et, de lourd de promesses, le
silence devient pesant de menaces. Alors, oui, dans ce
cas, certains fuient le silencieux, qui leur désigne si fort
en creux l’absence de leur parole à eux.
David : Le silencieux induit souvent un malaise
au sein du lien social. Si le bavard reste malgré tout une
figure populaire, il n’en va pas de même du silencieux,
du moins dans nos sociétés qui valorisent l’échange de
parole. Dans d’autres sociétés, à l’inverse, plus sobres
de parole, moins enclines aux révélations ou aux
échanges phatiques, il est à sa place. Ainsi des sociétés
nordiques ou de certaines sociétés amérindiennes. On
est bavard ou silencieux en prononçant peut-être les
mêmes mots, selon le régime de parole qui prévaut
dans une société. Dans un groupe où règne la loqua-
cité, celui qui reste un peu à l’écart risque de jouir
d’une fâcheuse réputation. Le « taiseux », le « taci-
turne » ne sont guère populaires. Taciturne vient de
la racine latine tacere qui signifie se taire. Mais ce mot
n’a pris que depuis peu une dimension péjorative. Le
silencieux est source de gêne car il semble discréditer
le poids de la parole des autres, il ne leur rend pas la
pareille, comme s’il ne voulait pas les reconnaître. On
La communication 39

lui prête souvent des excuses : la timidité, un deuil, une


enfance difficile. Mais souvent, on perçoit son silence
comme un signe d’orgueil : il ne voudrait pas se mêler
à des gens indignes de lui. On lui prête des sentiments
peu glorieux : sans doute se croit-il « supérieur » à ses
compagnons. Dans les rites de conversation, il y a un
devoir implicite de parole. Celle-ci n’est pas seulement
un droit, c’est aussi un devoir, une exigence qui sécu-
rise le lien social en produisant une réciprocité sans
faille. Le silencieux effraie car il laisse miroiter devant
ses interlocuteurs sidérés l’énigme d’une société sans
parole. Pourtant, le silencieux n’est-il pas aussi celui
qui, connaissant le prix de chaque mot, hésite à
l’employer n’étant pas sûr qu’il en dira plus que son
silence ?
3
La rencontre

Philippe : Je te propose d’aborder maintenant la


question de la rencontre. La parole et le silence y ont, je
crois, leur mot à dire, mais la parole y a – si je puis me
permettre ce jeu de langage – à la fois le premier et le
dernier mot. La rencontre se fait d’abord dans l’espace
commun de la parole, dans ce territoire oral que nous
parcourons ensemble. J’ai longtemps pensé, mais c’est
sans doute une croyance, que le premier mot prononcé
dans une nouvelle rencontre détermine largement l’en-
semble de la relation qui s’ensuivra. Le premier mot
découvre, d’un seul coup parfois, l’immensité de l’être
qui le prononce. Il est une fenêtre ouverte sur son inté-
riorité. La première parole est l’acte de création de la
relation qui suit. Il peut en être aussi l’acte de destruc-
tion, non que l’on ne continue pas à parler, mais parce
que tout s’enchaîne alors dans la convention. Les
plus grandes amitiés ne se sont-elles pas nouées dès le
premier mot ? Quel que soit son contenu, il est porteur
d’une grâce inégalable. Il contient tous les autres. Au
42 Le silence et la parole

fond, ce ne sont pas les hommes qui se rencontrent,


mais leurs paroles. Elles font le premier nœud, qui ne
se défera pas si facilement. La rencontre, lorsqu’elle
s’accomplit, nous dépasse. On aurait tort toutefois de
croire que le contenu de ce qui est échangé n’a pas
d’importance dans un tel contexte. Ce n’est pas tant
la musique des mots qui compte que ce qu’ils disent
effectivement. Les mots servent à parler et la parole
permet de sortir de soi. L’enjeu de la parole dans la
rencontre est aussi d’emmener l’autre avec soi dans le
réel ainsi engendré. La parole a cet immense pouvoir
de faire et de défaire le réel. Pour paraphraser Prota-
goras, je dirais que la parole est « la mesure de toute
chose […] », et tu sais qu’il ajoutait, dans ce court texte
que nous avons de lui, « […] de ce qui est et de ce
qui n’est pas ». Ce qui n’est pas dans la parole existe-
t-il ? La parole n’est-elle pas seule à pouvoir désigner y
compris ce qui n’est pas ? Une rencontre qui n’est pas
parlée a-t-elle la moindre chance de se déployer autre-
ment que dans l’équivoque du vide ? C’est bien, à mon
sens, la parole qui fait la rencontre et non l’inverse.
Mais je ne veux pas aller plus loin dans l’introduction
de ce chapitre, et dans notre dialogue, car je me doute
que tu n’es pas en accord avec ces premiers mots…
David : La rencontre s’établit dans un espace
émotionnel où la parole joue un rôle essentiel. Mais
bien entendu, avant la parole, je soulignerais pour
ma part la qualité de présence de l’autre, cette aura
qu’il dégage, qui n’appartient qu’à lui et qui provoque
d’emblée la prévention ou la confiance. Le premier
mot est souvent fondateur, mais il est perçu à travers
un écran de signification et de valeur où la qualité
de présence est première. En ce sens, le silence n’est
La rencontre 43

pas négligeable. Je pense même que plus souvent que


la parole, le silence est premier. Mais sa puissance
est alors préludée par le visage. Je suis pour ma part
sensible à cette éminence du visage dans la rencontre.
Le visage « parle », non pas bien entendu au sens de
la physiognomonie ou de la morphopsychologie dont
tu sais que je les ai dénoncées, mais en un sens plus
élémentaire, je dirais presque primaire. Le visage fait
entrer dans la rencontre. Il est le lieu en l’homme du
sacré, le lieu de la reconnaissance et de la nomina-
tion de soi et de l’autre. Il est une puissance d’appel.
Sa nudité est une promesse que l’on peut pressentir
parfois. Rappelle-toi la marche du jeune Rousseau de
Goufignon à Annecy avec une lettre de recomman-
dation pour Madame de Warens. Un éblouissement
l’attend, dont il dit dans la dixième promenade que
« ce premier moment décida de moi pour toute ma vie
et produisit par un enchaînement inévitable le destin
du reste de mes jours ». Rousseau ignore encore tout
de cette femme dont il cherche la protection, aucune
parole n’a été prononcée. « Que devins-je à cette vue,
écrit Rousseau. Je vois un visage pétri de grâces, de
beaux yeux pleins de douceurs, un teint éblouissant,
le contour d’une gorge enchanteresse… Que ceux qui
nient la sympathie des âmes expliquent s’ils peuvent,
comment, de la première entrevue, du premier mot,
du premier regard, Madame de Warens m’inspira non
seulement le plus vif attachement mais une confiance
parfaite et qui ne s’est jamais démentie. » D’abord le
visage, une puissance de séduction, et puis les premiers
mots qui scellent la rencontre. La thématique du
« premier regard » et de l’amour qui en naît aussitôt est
une veine importante de la littérature et, je pense aussi,
44 Le silence et la parole

de la vie courante. Je crois aussi que l’amitié se scelle


d’abord dans la saisie d’une attitude, d’une présence,
d’un visage. Les paroles échangées viennent introduire
des nuances dans un sens ou un autre.
Philippe : Ton argument me fait réfléchir. Il
n’est pas si facile de contrer l’idée que la présence, la
« qualité de présence » comme tu le dis, est première.
Et je me refuse personnellement à critiquer cette
primauté de la présence au nom de ce que certains
seraient tentés d’appeler son « infériorité » par rapport
à la raison. Tu connais cette idée, trop répandue à mon
goût : il y aurait en nous de l’animal, du primaire, de
l’archaïque, qui s’exprimerait dans le « non-verbal » ou
dans l’« instinctif » de la présence. Face à cela, seule
vaudrait la Raison. Je remarque d’ailleurs que cette
fausse alternative entre l’archaïque et le raisonnable
laisse, elle aussi, la question de la parole en suspens,
car les tenants de la raison rationnelle sont toujours
méfiants à l’égard d’une parole jugée trop peu mathé-
matique, ou logique, à leur goût. J’aurais plutôt envie,
dans une telle perspective, de réfléchir à la présence,
et à son immense importance pour l’homme, dans
les termes d’un lien indissoluble entre le silence et la
parole. La façon dont l’autre nous apparaît lorsque sa
présence est silencieuse ne risque-t-elle pas d’encou-
rager un mécanisme de projection, au sens où nous ne
voyons en l’autre que ce que nous y mettons ? Est-ce
que ce n’est pas la parole qui permet de dénouer cette
indétermination en ce sens qu’elle nous fait sortir de
la projection et nous oblige à entendre l’autre ? Nous
connaissons tous cette impression forte que nous fait
parfois la voix d’autrui, y compris de quelqu’un que
nous ne connaissons pas, quand nous lui parlons au
La rencontre 45

téléphone, ou que nous l’écoutons à la radio. La parole


uniquement suspendue à elle-même a un pouvoir de
suggestion qui peut parfois nous emmener très loin.
La présence ainsi redéfinie (parole et silence mélangés)
ne contient-elle pas une possibilité de tromperie, ou
du moins de contresens, lorsqu’elle détermine – on
serait tenté de dire : prédétermine – la rencontre ? Ne
sommes-nous pas trop confiants, face à ce qui n’est
qu’une « première impression » ? Il y a peu de chemin,
dans cette voie étroite, entre être « sous le charme »
et être « sous la coupe » de quelqu’un. Cette première
impression peut être trompeuse aussi bien que moyen
de tromperie. Beaucoup de manipulations jouent sur
l’instrumentalisation de cette séduction du premier
moment… Le démagogue est celui qui tente de répéter
indéfiniment la bonne impression qu’il produit sur les
publics qu’il influence. Dans un ouvrage quelque peu
cynique, en forme de « manuel de campagne électo-
rale », le frère du grand Cicéron, Quintus Cicéron,
insiste sur la prensatio, moment clé où l’on s’adresse
directement à l’électeur que l’on vient de rencontrer
pour la première fois et à qui il faut faire impression
pour obtenir son vote. Quintus Cicéron insiste même
sur la nécessité pour « le visage et les discours » du
candidat, de « s’adapter, selon ses idées et ses senti-
ments, à l’interlocuteur du moment ». La confiance
dans la première impression que procure la présence
est un luxe. La parole est-elle moins trompeuse, au
bout du compte, que la présence silencieuse ? Nous
reviendrons, je crois, sur cette question. Tu abordes
le problème du visage ? Je sais que ce thème te tient
à cœur. Tu y as d’ailleurs consacré un livre essentiel.
Ne penses-tu pas, pour rester encore un moment sur
46 Le silence et la parole

le problème des premiers moments de la rencontre,


que l’enfant par exemple, le bébé, entend la parole
de la mère avant de voir son visage ? Est-ce que cette
primauté naturelle (l’oreille est ouverte avant l’œil) ne
renforce pas l’hypothèse de l’importance première de
la parole dans la construction de l’identité du petit
humain ?
David : Je ne crois guère, tu le sais, à la sincérité
du corps qui s’opposerait à la duplicité de la parole.
La présence est toujours une mise en scène plus ou
moins sincère, un jeu de signes dont il est aisé de se
parer même pour afficher à l’autre des sentiments que
l’on ne ressent pas. On pourrait d’ailleurs dire que la
sincérité n’est qu’un effet de mise en scène. Quant à
l’opposition entre Nature et Raison, formulée en ces
termes, elle n’a guère de sens. L’une et l’autre ne sont
que des représentations polémiques dont il faudrait
chercher à chaque fois les sous-entendus qu’elles
véhiculent. Il n’y a pas plus de « nature » en l’homme
que de « raison ». Le « non-verbal » est d’ailleurs tout
autant marqué symboliquement que la parole. Je me
suis toujours insurgé contre ce terme ambigu qui
définit une chose par son contraire : une pierre serait-
elle de la non-eau, la nuit le non-jour, etc. ? Et puis elle
cherche à faire passer en contrebande cette idée juste-
ment d’une « naturalité » du corps. Le « non-verbal »
est un langage au même titre que la parole, même si
la symbolique corporelle ne lui est pas superposable.
Corps et parole sont deux systèmes de signes qui s’en-
chevêtrent. Que le « jeu » avec les sentiments (et donc
les « tromperies ») soit banal et présent en permanence
dans les relations sociales tient justement au fait que
la communication s’enracine d’abord sur des signes
La rencontre 47

culturels que l’on peut revêtir en toute indifférence


pour créditer des sentiments que l’on ne ressent pas.
Le jeu du comédien au théâtre est justement fondé
sur cette duplicité. Le théâtre n’est possible que parce
que le jeu de la vie quotidienne précède celui sur la
scène. Quant au comédien, il est bien entendu sincère
dans son rôle. Je partage ton aversion pour l’idée de la
« première impression » comme manifestant une aura
de vérité. Cette notion dangereuse est l’un des prin-
cipes de base de la physiognomonie de Lavater (ou de
l’actuelle morphopsychologie qui en est la formulation
moderne). Les choses sont bien plus complexes. Et
comme nous parlions de rencontre, j’évoquais plutôt
la rencontre amoureuse ou amicale dans ce qu’elle a
parfois de « saisissant ». Tu as raison de souligner en
effet le risque de la « première impression » (qui d’ail-
leurs ne se raisonne pas nécessairement : le cœur a ses
raisons que la raison ignore, comme dit Pascal). La
projection imaginaire sur l’autre n’est pas un risque
inhérent au silence de l’autre encore inconnu, je ne
vois pas pourquoi la parole y échapperait, et d’ailleurs
le reste de ton propos pointe tout autant la duplicité
possible de la parole que celle du corps.
Philippe : C’est vrai !
David : La projection imaginaire est tout simple-
ment une composante essentielle de la condition
humaine. Le monde commence et finit dans les caté-
gories de sens que nous projetons sur lui. L’autre est
d’abord un effet de notre imaginaire. C’est là un grand
thème littéraire et quotidien. Les avis sont parfois bien
loin de s’accorder sur le même individu ! Il n’y a de
monde que de regard. Heureusement, nous nous accor-
dons sur un certain nombre de signes et de valeurs qui
48 Le silence et la parole

permettent le lien social et la mise en œuvre de l’affecti-


vité. Avant même l’audition, lorsque l’enfant est encore
dans le ventre de sa mère, il y a le toucher. Le regard
vient après, à la naissance, mais l’antériorité d’un sens
sur un autre au plan du développement de l’enfant ne
présage en rien de son importance sociale ultérieure.
Tu cherches curieusement une vérité dans l’origine.
Mais le tact ou l’audition du fœtus est quelque part
dans l’innommable, au seuil du sens mais sans en avoir
encore la forme. Ce sont les semaines et les mois, les
années qui viennent après la naissance qui donnent
forme et sens à la vue, à la voix. Et dès lors, médiatisé
par la relation maternelle (et paternelle), la présence
du groupe familial ou social, l’enfant entre dans un
monde dont il apprivoise lentement les données. Mais
qu’est le monde avant la naissance ?
Philippe : Voilà qu’à cause de moi, et de mon
emballement, nous poursuivons plusieurs thèmes
à la fois : le non-verbal, la projection, les premiers
moments de l’enfant. J’avoue que je m’y perds un
peu. Quittons donc provisoirement, sur cette ques-
tion de la rencontre, le terrain des premiers instants.
Nous sommes au moins d’accord sur le fait que la
première impression n’est pas forcément la bonne et
qu’on aurait tort de se confiner à ce moment précis de
la rencontre. D’ailleurs, on constatera que souvent le
premier moment d’une relation est attente, prudence,
expectative même. Comme si nous nous méfiions
justement des effets de cette première impression.
Notre humanité n’est-elle pas liée à cette possibilité
de différer la première impression, là où les animaux
en sont apparemment prisonniers et condamnés à une
répétition inquiétante ? Je connais des situations où,
La rencontre 49

d’une première indifférence, voire d’une détestation,


a surgi progressivement un sentiment fort d’attirance.
Le sens commun, parfois plus sage que nos raison-
nements les plus élaborés, ne dit-il pas qu’« il faut
se méfier de la première impression » ? Tout se passe
comme si ce premier moment était un mur à abattre
pour atteindre des vérités plus fortes. Mais alors quels
sont les outils de ce travail de terrassement singulier ?
Je ne vois pour ma part que les mots, qui ouvrent la
voie, disposent autrement les matériaux de la relation,
permettent de trouver son chemin dans les gravats
que l’apparence laisse lorsqu’elle s’effondre. Les mots,
comme outils concrets de la parole, permettent de
nouer la relation comme une construction, et de sortir
d’un face-à-face trop silencieux pour, dans une sorte de
posture curieuse de côte à côte, bâtir une architecture
commune. Je crois que celle-ci est en fait celle de la
mémoire intérieure, mais je garde ce thème, si tu le
veux bien, pour un chapitre ultérieur, puisque nous
avons décidé ensemble de nous concentrer un moment
sur la question de la mémoire. Je te propose donc, via
cette métaphore, une définition de la rencontre comme
construction. Je ne crains pas dans une telle perspective
de définir la parole comme le siège d’une technique,
en évitant à ce mot le sens trop étroit dans lequel on
le cantonne aujourd’hui. Être ensemble est pour moi
une co-production, un effort, un travail même. Il
nécessite un plan, des objectifs, des outils. Les mots,
le langage, tout entiers tournés vers cette finalité,
sont à la fois l’outil et le résultat de cette opération
technique. J’ai conscience que tout cela peut paraître
mécaniste et matérialiste, mais ça ne l’est qu’en regard
de la réduction dont nous affublons les techniques.
50 Le silence et la parole

Disposer d’outils langagiers ne veut pas dire que nous


contrôlons le réel et que nous sommes dans l’univers
de la pure opérationnalité. La technique n’est rien
d’autre que notre pensée appliquée à un monde qui
nous échappe souvent. Et en premier lieu, le monde
de la relation.
David : Je crois que tu isoles trop les mots et que
tu cèdes ainsi, à ton corps défendant, si j’ose dire, à
une forme de dualisme faisant du corps, ou plutôt de la
présence, une sorte d’accessoire bien secondaire. Je ne
pense pas que le langage s’entende autrement que sous
la forme de la parole, c’est-à-dire dans une incarnation
vivante. Entendre l’autre, c’est aussi saisir ses dépla-
cements, son expressivité, son visage, ses mimiques,
son rythme d’élocution, ses embarras, ses silences, ses
enthousiasmes, etc. La parole est toujours un acte du
corps. En tant que telle, elle est fondatrice de l’échange,
de la rencontre, mais on ne saurait l’analyser séparé-
ment en la désincarnant. Certes, je suis en accord avec
toi, la rencontre est une construction, elle n’est jamais
donnée une fois pour toutes, elle est toujours dans
l’inachevé. L’autre se révèle par sa parole mais aussi
par ses attitudes, ses actes, ses réticences, ses repen-
tirs, ses omissions. La parole est un outil majeur de la
communication, dans son humilité face à l’immensité
du monde, mais elle est incluse dans un ensemble.
Au point que, parfois, on ne prête guère d’attention
à une parole malheureuse car on sait qu’au-delà de la
façade qu’elle présente existe un tout autre individu.
L’expérience est banale, tu l’as sans doute faite aussi
à maintes reprises. En prolongeant encore ce propos,
je me souviens du constat d’un théoricien du théâtre
du début du XXe siècle, Bernstein. Il dit très justement
La rencontre 51

qu’il arrive qu’un comédien se trompe dans son texte


et dise exactement le contraire de ce qu’il devait dire et
ne s’en aperçoive pas davantage que le public. L’atten-
tion était portée sur une situation et sur une attitude
morale, incarnée dans un corps, et non simplement sur
le sens précis de la parole énoncée. Pour ma part, mon
concept privilégié est celui de la symbolique : c’est-à-
dire le sens en tant qu’il relève d’un système de signes
et donc d’un système d’interprétation du monde. La
symbolique s’inscrit dans notre regard sur les choses,
elle est décodage, mais elle imprègne aussi nos atti-
tudes, nos mouvements, nos mimiques, nos émotions,
etc. Tout autant que le langage. C’est pourquoi d’ail-
leurs, plutôt que de non-verbal, formulation absurde,
je parle toujours de « symbolique corporelle » pour dire
que le corps signifie en permanence. Autrement dit, la
rencontre est une construction, un cheminement, mais
la compréhension de l’autre – et donc la connivence ou
la réticence à son égard – renvoie à mes yeux davantage
à une qualité de présence qu’aux propos qu’il tient et
dont je sais qu’ils peuvent d’ailleurs, à la limite, être
maladroits ou opportunistes.
Philippe : Nous voilà de nouveau bien opposés. Je
remarque que tu t’appuies fortement sur l’idée d’une
symbolique des corps. Elle imprègne toute ton œuvre,
qui est quête, c’est-à-dire déchiffrage aussi, de cette
symbolique. La parole, que tu définis comme « acte du
corps », serait incluse dans cet ensemble symbolique
plus vaste. Je comprends mieux ta position mainte-
nant. Restons encore un instant sur la question de la
rencontre. Il faut bien de la charité pour qu’une parole
malheureuse ne fasse pas son chemin dévastateur dans
la rencontre. Franchement, je crois que cette parole,
52 Le silence et la parole

lorsqu’elle parle ce qui était jusque-là caché en arrière-


plan, apparaît plus souvent comme une franchise qui
avait du mal à advenir que comme un simple faux
pas. Celui-là on le pardonne aisément. Il n’est qu’un
bégaiement du corps. Mais la vraie parole malheureuse,
la plus fréquente, dit trop la vérité pour être négligée.
Les freudiens ont trop fait leur miel là-dessus pour que
je m’appesantisse sur un tel sujet. Parlons plutôt de
la parole heureuse, du bon mot qui va tout dire en
un instant, ou de la répartie (anciennement et plus
justement la repartie). « À ton âge Napoléon était déjà
premier en classe », dit le père pour motiver son fils ;
« au tien, il était déjà empereur », lui rétorque immé-
diatement sa progéniture. En une parole, rappelée par
le regretté Olivier Reboul, voilà recadrée une relation.
L’échange du mot ouvre ici l’espace d’une nouvelle
rencontre entre le père et le fils. La rencontre entre les
êtres se répète tout au long de ces nœuds qui la ponc-
tuent et qui sont autant de paroles fortes échangées.
Mais je ne te convaincrai pas avec cela. Parlons plutôt
de cette symbolique des corps qui englobe la parole,
et qui joue, toujours selon toi, ce rôle si déterminant
dans la rencontre. Cette symbolique n’a-t-elle pas plus
à voir avec la parole qu’avec le silence ? La symbolique
des corps n’est-elle pas particulièrement sonore ? Car
après tout, faut-il réduire la parole aux sons codés
qui sortent de nos bouches ? N’est-elle pas d’abord
message, tourné, envoyé vers l’autre ? En quoi cette
symbolique des corps est-elle différente d’un message ?
Et dans ce sens, sans vouloir te poursuivre dans tes
derniers retranchements – nous avons encore bien des
sujets à aborder –, cette symbolique sonore n’est-elle
pas plus du côté de la parole que du silence ?
La rencontre 53

David : Pour moi l’homme est en effet un créateur


et une création du sens, et j’inclus la parole et le corps
dans un système de sens plus large qui les englobe
l’un et l’autre sans relation de subordination de l’un à
l’autre. Encore une fois, je ne mésestime pas la parole,
je te rappelle seulement qu’elle est justement un acte du
corps qui passe par la voix, l’intonation, les mimiques,
les déplacements, une distance à l’autre, etc. Mais
certes, la parole énoncée est essentielle ; je pense seule-
ment qu’il y a une globalité en acte dans l’échange. Je
ne suis pas non plus un perpétuel apologiste du silence.
Je l’ai dénoncé quand il est complice du meurtre, de
la dictature, du secret qui écrase psychologiquement
celui qui en est l’objet sans le savoir, etc. Il y a silence
et silence. Il est vrai que la symbolique des corps est
particulièrement bruyante, elle ne cesse jamais d’une
certaine manière, une présence est toujours signifiante.
L’art du mime est d’ailleurs fondé sur ce gisement, de
même autrefois le cinéma muet où les mimiques des
personnages, leurs gestes suffisaient à produire la cohé-
rence de la scène. Rapporter cette symbolique corpo-
relle à un silence ou à une parole serait selon moi une
métaphore qui céderait à l’aune du langage censé tout
mesurer. Je ne veux pas dire que l’homme ne s’ins-
crit pas d’abord et fondamentalement dans l’ordre
du langage ; mais dans la rencontre, l’interaction des
dimensions différentes de sens s’enchevêtrent et je ne
veux pas en occulter une. Je ne veux pas hiérarchiser
non plus. Mes goûts personnels me portent en effet
davantage à m’interroger sur le silence et aussi sur le
corps, mais ta réflexion plus centrée sur la parole, la
communication, l’argumentation, etc., ne m’est pas
moins essentielle et elle m’apprend énormément. En
54 Le silence et la parole

fait, l’un et l’autre nous délaissons une part essentielle


de l’interaction dans nos livres respectifs, mais par
méthode, et je ne crois pas que cela nuise à la rigueur
de nos démarches.
4
L’écriture

David : Nous sommes l’un et l’autre des hommes


adeptes de la parole, de la conversation, de l’écoute,
du débat, mais aussi, et peut être surtout, des hommes
engagés dans l’écriture. Le texte demeure à nos yeux
une valeur essentielle, que nous soyons lecteurs ou
auteurs. On a parfois opposé la parole et l’écrit. Les
mots s’envolent, les écrits restent, dit un adage fameux.
Les mots sont dans la légèreté du temps qui passe.
L’écrit est en revanche dans la pesanteur de l’histoire.
Il conserve une trace indépendante des individus, là où
l’oralité exige une transmission d’un autre ordre. Max
Weber notamment pose comme caractère des organi-
sations bureaucratiques le fait que les affaires publiques
sont régies par des documents écrits. Dans les sociétés
traditionnelles, la parole, la loi non écrite, règle le lien
social et les relations avec le cosmos. La parole du chef
dans certaines sociétés amérindiennes est une toile de
fond de la vie collective. Mais Pierre Clastres nous dit
que nul ne l’écoute, elle énonce seulement les mythes
56 Le silence et la parole

de la communauté, les usages coutumiers. Il rappelle


que le seul lien entre les hommes est celui toujours
renaissant que la parole engendre. Dans maintes
sociétés, les débats, la palabre, règlent les tensions
collectives. L’écriture introduit le droit, la loi, la codi-
fication du lien ; elle fixe le pouvoir, elle « domestique
la pensée sauvage », dit Jack Goody, elle introduit les
médiations nécessaires à des sociétés qui n’ont plus les
moyens de faire de la parole le seul outil de leur régu-
lation. Non que la parole s’oppose à l’écriture, bien
entendu. La parole peut tuer, opprimer, mettre sous le
joug, et l’écriture est aussi un instrument de libération,
de démocratie. Il y a les bons et les mauvais usages,
quotidien ou politique, de la parole ou de l’écriture.
Philippe : L’écriture est-elle du côté de la parole ?
Je veux dire de la parole au sens que je lui donne ici,
qui est plus large et plus en amont que simplement
l’oral. En d’autres termes, l’écriture est-elle un bon
support pour transporter la parole, ce que nous avons
à dire ? C’est lui faire un très grand honneur, comme
le fait Goody, que tu cites, de lui donner le rôle de
domestication de la pensée sauvage. Il est vrai qu’à
chaque fois qu’apparaît sur la planète une civilisation,
que ce soit en Amérique latine, au Moyen-Orient, en
Inde ou en Chine, celle-ci est accompagnée, comme
son double, par l’invention d’un système de mémori-
sation qui permet de garder la trace des lois, des biens
économiques, de tout ce qui accompagne le pouvoir.
Car la civilisation, c’est bien – comme tu le rappelles
en creux en citant Clastres – l’invention du pouvoir,
donc de l’écriture. Mais je remarque qu’à chaque fois
que la société va du côté du renforcement des struc-
tures de pouvoir, y compris dans ses versions impériales
L’écriture 57

ou totalitaires, le rôle de l’écriture se renforce, et qu’à


chaque fois qu’elle se rapproche de la démocratie,
on se méfie de l’écriture. Les Grecs s’en méfient et
privilégient l’oral partout où cela est possible. L’écri-
ture n’est pour eux qu’un moyen de conservation là
où l’oral est au centre du lien social. Les Romains de
l’Empire redonneront une place centrale à l’écriture.
Socrate, tu le sais, dira pis que pendre de l’écriture,
l’accusant de trahison, au même titre que l’image, qui
a ses yeux ne valait guère mieux. Aussi je m’interroge,
l’écriture est-elle du côté de la parole ? En est-elle le
bon vecteur ? Ne faut-il pas, dans une certaine mesure,
les opposer ?
David : Leur statut en effet diffère sur le plan
anthropologique et selon les contextes sociaux. Si
l’écriture est véhicule de la parole, comme tu le disais
en prélude à ton propos, elle est une parole figée, éter-
nisée ; elle est une entaille dans le monde. Elle n’est
jamais inoffensive. Les aveux du coupable doivent
être signés pour valider le changement du statut de la
parole. Il a dit sa culpabilité et ses propos ont été enre-
gistrés par le scribe, ils se referment désormais comme
une tenaille sur l’individu. Ce qui restait volatil au sein
d’une parole, que l’on pouvait oublier ou qui demeu-
rait le partage des personnes seules présentes, devient
maintenant un fait collectif. L’écriture, comme le
pensait Weber, est instrument de pouvoir, ou de toute
façon un formidable outil politique. L’exercice de la
démocratie se conçoit mieux dans la mouvance des
corps et de la parole, dans la possibilité toujours offerte
de revenir sur un propos pour le nuancer, l’aban-
donner ou concéder un argument à son adversaire.
La parole est en permanence dans un contexte précis,
58 Le silence et la parole

dans une relation de visage à visage. L’écrit est presque


toujours décontextualisé et il peut faire choc en retour
de manière inattendue quand les circonstances ont
changé mais que les écrits restant, ils deviennent dès
lors, à l’encontre peut-être de l’intention initiale de
leur auteur, une pièce à charge ou à décharge. L’écrit
est un cheval fou au fil de l’histoire. La parole n’est une
pièce à conviction que lors de son énoncé. À moins du
mensonge ou de la manipulation, bien entendu. Mais
il ne s’agit nullement pour moi de concéder à la parole
un statut trop idéal, même s’il est plus facile de revenir
sur une parole que sur un texte. Nous sommes d’ail-
leurs aujourd’hui confrontés à une troisième version
des usages de la langue : au-delà de la parole ou de
l’écrit, il y a le texte véhiculé par le Net. Penses-tu qu’il
participe à un troisième ordre de fait ?
Philippe : Avant d’aller dans la direction que tu
me proposes, celle qui intéresse en effet beaucoup
de monde aujourd’hui, tant les nouvelles technolo-
gies ont pris de place dans notre communication, je
voudrais revenir un instant sur ce qui a constitué ton
point de départ, cette phrase que l’on entend souvent
à propos du rapport de l’écrit et de l’oral : « Les écrits
restent… » Est-ce bien sûr finalement que les paroles
« s’envolent » ? Il me semble que lorsqu’elle est trans-
mise par l’oral, la parole est susceptible de marquer
profondément celui qui l’écoute et, peut-être, l’en-
tend. La parole transforme. Seule les paroles légères
s’envolent, et encore. Mais la vraie parole, lorsqu’elle
est tenue, transforme en profondeur, dans son iden-
tité même, celui qui y a été exposé. La parole, surtout
lorsqu’elle est orale, change le monde autour d’elle ;
elle est comme une écriture sur l’autre, dans l’autre.
L’écriture 59

Parfois d’ailleurs pour le meurtrir, mais, dans l’idéal,


pour l’associer à nos joies et à nos progrès. La véritable
écriture est celle qui prend comme support l’intériorité
de l’autre. C’est pour cela que la parole des sourds, qui
s’écrit dans l’espace, est si fascinante par sa capacité à
dire encore plus fortement, peut-être, les choses les plus
essentielles comme les plus quotidiennes. À l’inverse,
combien d’écrits restent, certes, mais gisent dans l’in-
différence et l’oubli. Le texte écrit est mort au moment
même où on l’a écrit. Tu as sans doute éprouvé comme
moi ce sentiment étrange et douloureux, qui est celui
de beaucoup d’auteurs peut-être. Une fois que j’ai
écrit un livre et que les épreuves me parviennent de
l’imprimerie, j’ai tout de suite envie d’en continuer
l’écriture, de changer cette formulation, ce passage, de
rajouter cette idée qui soudain manque cruellement.
Mais je ne peux pas : mon texte est figé, il a besoin,
comme dit Socrate, de son père pour le défendre. Je ne
peux pas être toujours là, derrière chaque lecteur, pour
reprendre le dialogue avec lui. Tous les textes écrits
n’ont pas le même statut. Il y a certes les contrats, les
lois, tout ce fatras juridique et bureaucratique dont
nous avons besoin, mais il faut noter que, sur un plan
juridique, dès que les choses sont importantes, tout le
monde se retrouve face-à-face, dans ces dispositifs qui
garantissent et réglementent la parole. Là, au tribunal,
les écrits s’envolent et il ne reste que la vérité de la
parole de chacun.
David : Oui, la parole, tu as raison, transforme
le monde ; elle est au cœur de l’efficacité symbolique,
c’est-à-dire de l’efficacité du sens. On en rencontre
notamment la puissance de transformation dans le
domaine des ethno-médecines où le chaman, par
60 Le silence et la parole

exemple, agit à travers la parole ou le geste. On la


connaît à l’échelle de la vie quotidienne. Il y a les
recherches de Robert Rosenthal sur « l’effet Pygma-
lion » : comment, par exemple, dans le domaine de
l’école une parole heureuse ou malheureuse se trans-
forme en destin pour un enfant. C’est ce processus
d’étiquetage redoutable qu’analysent des sociolo-
gues comme Howard Becker ou d’autres encore qui
montrent que lorsque la désignation opère, la vie de
l’individu en est transformée pour le meilleur ou pour
le pire, selon les circonstances. Le fait d’être nommé
remet au monde sous l’égide de la direction de sens
que la parole cristallise. Tu as raison de relativiser les
choses, il n’est de parole ou d’écriture que dans leurs
usages sociaux, jamais dans l’absolu. Parole et écriture
partagent l’oubli ou la mémoire. Quant à nos livres, ils
sont comme des tests projectifs, ils laissent libre cours
à l’imagination des lecteurs. Et nous sommes parfois
bien étonnés de la polysémie de ce que nous pensions
avoir écrit avec précision. Parole et écriture connaissent
les mêmes aléas de sens, elles n’existent que dans leur
réception toujours un peu aléatoire au regard de l’in-
tention de l’émetteur. Alors nous accompagnons nos
textes comme des tuteurs, comme des bergers dont le
troupeau fuit de toutes parts. En fait, nous sommes
bien démunis. Nous donnons naissance à ce qui nous
échappe. Il est vrai que nous n’avons ni l’un ni l’autre
la prétention d’être des maîtres, et nous pouvons nous
amuser de cette poussière d’interprétations qui fait de
tout texte un palimpseste.
Philippe : En fait, en t’écoutant, je me demande
si tout peut s’écrire. Bien sûr on peut tout écrire, mais
en prenant ce risque que tu évoques si joliment avec
L’écriture 61

la métaphore du berger qui ne peut rassembler son


troupeau. C’est à ce point qu’il faut distinguer – et je
m’emploie, comme tu le sais, à étayer cette diffraction,
tant elle me semble jouer un rôle important – entre les
genres de parole que nous tenons, dans leur articula-
tion avec les moyens que nous nous donnons pour la
transmettre. Il n’est pas indifférent que l’écriture ait
initialement été inventée, dans un schéma qui se répète
au-delà des cultures, précisément pour transmettre de
l’information, des inventaires, des chiffres, des contrats.
Longtemps après que chaque civilisation eut inventé
un système de retranscription de l’oral, on a évité de
l’utiliser pour tous les registres de parole qui appellent
une présence, un point de vue, une opinion ou une
sensation subjective. L’écriture est un bon vecteur de
ce qui est le moins humain en nous, de ce qui est le
plus objectif, informatif. Là le berger n’a aucun mal à
regrouper son troupeau, car il a donné les codes, les
lieux, la direction. Dans l’écriture informative, celle
du reportage médiatique par exemple, la réduction des
codes permet leur appropriation par tous. L’écriture dit
ce que tout le monde peut voir en même temps. Je sais
que tu ne crois pas trop à l’objectivité, comme tous
ceux qui sont tendus vers l’humain, mais celle-ci est à
mes yeux possible, pourvu qu’on en limite le champ
d’application, qu’on soit modeste dans le projet de ce
qu’elle peut décrire. Mais dès que l’écriture s’échappe
de ce carcan informatif, là le troupeau se disperse, au
point de me faire douter de la pertinence du texte écrit
dès qu’il s’agit de lui faire dire quelque chose. Alors
on commence à se battre avec l’écrit, pour tenter de le
contraindre, de le plier à notre volonté ; mais un texte
trop battu est un texte mort à la parole, et s’il ne l’est
62 Le silence et la parole

pas, il risque de ne rien porter. Tout auteur est au fond


pris en permanence dans ce paradoxe. Je ne l’éprouve
jamais autant que, ayant donné une interview et ayant
eu avec le journaliste qui m’interrogeait une interac-
tion riche et vivante, je relis les pauvres phrases qu’il a
écrites et qui étalent platement un dialogue pourtant
vivant. Il a fait tout ce qu’il a pu, mais l’écrit s’acharne
à nous trahir.
David : La différence entre la parole et l’écrit,
c’est le statut du corps. Seul le corps de l’auteur est
sollicité physiquement dans l’acte d’écrire, et symboli-
quement ce qui se glisse subrepticement de son corps,
de sa sensorialité ou de son rapport au désir, dans le
texte rédigé. Nous sommes déçus parfois de relire la
transcription d’un propos que nous avons tenu, lors
d’un échange, d’une improvisation orale, d’une confé-
rence, etc. Ce propos écrit est un propos trahi. Dans
la traduction, il manque le corps, la chair des mots, la
parole vive avec les intonations du regard, de la voix,
l’affectivité mise en jeu, et surtout le visage de l’autre.
Dans la transformation d’une parole en écrit, il y a la
nécessité d’un deuil, celui du corps. C’est pourquoi,
en ce qui me concerne, après une conférence que les
organisateurs ont l’intention de publier, je propose
toujours l’envoi d’un texte plutôt que d’en corriger le
verbatim. L’économie de la parole n’est pas celle de
l’écrit. Toutes ces maladresses que nous ne percevons
pas quand nous parlons, ni même l’auditoire attentif
justement à une parole vive : les répétitions, les lapsus,
les hésitations, les phrases mal construites ou inache-
vées sautent en revanche aux yeux du lecteur qui n’est
pas saisi dans la tonalité affective de la parole. S’il
n’y avait dans l’écriture qu’une oralité retranscrite, le
L’écriture 63

lecteur serait celui qui a perdu la chair de la parole et


n’en recevrait que les mots. La tâche de l’écrivain est
justement de remettre de la chair, du sensible, dans
les mots employés et destinés à la seule lecture. Nous
n’écrivons pas comme nous parlons. L’écriture appelle
en nous la nécessité de réintroduire la chair, de saisir
le lecteur avec des moyens sensibles qui sont ceux non
pas de la parole mais du style, de la teneur du récit,
etc. Parole ou écrit, nous sommes toujours dans un
rapport à l’autre, mais d’un autre ordre. L’écrit nous
laisse sur une faim de réception en quelque sorte. D’où
notre émotion à recevoir une lettre ou le témoignage
d’un lecteur qui nous donne son sentiment sur nos
textes. Nous connaissons alors la jubilation de mettre
un visage et une émotion sur le lecteur inconnu à qui
nous nous adressons.
Philippe : Cette absence du corps dans l’écrit, que
tu pointes avec précision, se retrouve justement dans
cette forme de l’écrit qui se répand aujourd’hui à la
vitesse de la lumière parce qu’elle a comme support
Internet. Tu m’avais interrogé là-dessus et je ne t’ai
pas encore répondu. C’est peut-être le moment. Mais
auparavant, je voudrais revenir sur ta très belle formule
de la « faim de réception ». Je suppose que tu ne parles
pas là uniquement de l’ego de tous ceux qui écrivent,
et qui est structuré par une frustration permanente
et insatiable : quand on écrit, on renonce à l’inter-
locuteur, pas seulement à son propre corps, mais au
corps de l’autre. Celui qui écrit doit savoir qu’il ne
rencontrera jamais son lecteur. Du moins au moment
précis où celui-ci lit et réagit, incorpore le texte écrit.
J’ai connu un auteur qui passait du temps dans les
librairies, dissimulé derrière un pilier, dans l’espoir de
64 Le silence et la parole

saisir le moment précis où un lecteur, prenant un de ses


livres sur une pile, se mettrait à le parcourir. Le voyeu-
risme, on le sait, est une tentative vouée à l’échec, car
toujours ce que l’on veut voir ardemment se dérobera
à la vue. La scène primitive est inaccessible par nature.
Cette frustration de l’auteur, du moins de son ego,
conduit certains à courtiser les médias pour y paraître
le plus souvent possible, afin de rencontrer, sinon son
lecteur lisant, du moins celui qui s’en dit le porte-
parole, le journaliste. C’est sans doute pour ne pas
avoir à affronter cet être perpétuellement affamé que
la plupart des journalistes – il y a de notables excep-
tions, mais le doute plane toujours – ne lisent jamais
les livres des auteurs qu’ils interviewent. Au mieux ils
en sous-traitent la lecture à un assistant qui ne pourra
jamais l’avouer. À l’oral, au moins, on peut espérer être
là, précisément, quand la parole que l’on tient touche
son but, qui est de transformer l’autre, souvent sans
qu’il le sache. Je suis prêt à concéder qu’il y a de ce
fait une violence de l’oral, du moins une force, une
force d’influence, qui peut devenir violence si l’on n’y
prend pas garde. Mais au moins ce contact rugueux
est-il humain, c’est-à-dire duel, là où l’écrit reste de
l’ordre de l’onanisme. Tu vois, je n’ai pas encore parlé
d’Internet, mais au fond, j’y suis…
David : L’écrit nous confronte toujours au
mystère de sa réception, c’est une bouteille lancée à la
mer. Au fond, il y a sans doute le même abîme dans
la parole reçue, mais il est plus facile de faire illusion.
Toujours il s’agit d’imaginer rompre la barrière des
corps. Nous avons l’un et l’autre reculé l’échéance de
devoir parler des écrits répertoriés ou surtout échangés
sur le Net. Monde sans chair, sans sensorialité (sinon
L’écriture 65

une hypertrophie de la vue), suspendant les activités


corporelles au nom du virtuel. L’écrit ou les images
du Net sont sans visage, contrairement à la parole
du quotidien ou à celle du livre ou de l’article, où
la possibilité nous est toujours donnée de remonter
à son origine pour interroger l’auteur. Internet est
un monde de masques, il lève toutes les responsabi-
lités liées aux contraintes de l’identité. Ne pas avoir
à rendre de compte, ne plus craindre de ne pouvoir
se regarder en face est la source de la fascination des
forums, des « chats », et autres lieux de discussions du
Net. Paroles sans visage, sans possibilité de vérification,
qui autorisent la multiplication des identités dans une
sorte de carnaval où nul ne sait jamais à qui il s’adresse
réellement. Rappel d’existence où il ne s’agit plus de
rencontrer l’autre, de se révéler à lui, mais d’en faire
un témoin du fait d’être là. Internet renouvelle à l’in-
fini l’art du bavard, le même individu peut passer des
heures à discuter sur de multiples « chats » à la fois :
sur l’un il est une femme, sur l’autre un adolescent,
sur un troisième un chien ; bref, il endosse une iden-
tité de carnaval sans se soucier du jugement de l’autre
puisqu’il est sans visage. Et le correspondant qui le
passionne depuis des années n’est autre que son voisin
de palier qu’il n’a jamais supporté. Mais cela il l’ignore.
L’avantage d’Internet est de procurer un comptoir de
café à chacun en le laissant imaginer un serveur attentif
à son propos et à ses passionnants états d’âme. Sa puis-
sance tient dans la liquidation du visage.
Philippe : Quelle dureté dans tes propos ! Mais je
partage ton sentiment. Toi qui es si attentif au visage et
au rôle central qu’il joue dans notre humanité et notre
dignité, je vois bien que la prétendue communication
66 Le silence et la parole

qu’instaurerait Internet t’irrite. Pourtant, je mettrais


pour ce qui me concerne deux bémols. Le premier est
lié, encore et toujours, à cette nécessaire diffraction
des genres de la parole que j’opère et qui conduit à
distinguer entre l’expressif, l’argumentatif et l’infor-
matif. Toutes nos paroles en effet ne disent pas la
même chose, et il faut bien, dans une anthropologie
raisonnée de la parole, faire des distinctions. Je crois
qu’Internet est un outil particulièrement approprié
pour transporter de l’information, visiter des sites,
dire en quelque sorte l’objectif. Même si, dans ce cas,
on doit particulièrement s’en méfier, car là où il y a
promesse d’information, il y a aussi risque de trom-
perie, de mensonge, de désinformation. Internet, pour
cela, est le royaume du pire et du meilleur. Pour ce qui
concerne l’argumentatif, il me semble qu’Internet ne
peut guère nous aider, tant le face-à-face est nécessaire à
toute activité dont le but est le partage, l’échange d’une
opinion. L’expressif, le subjectif, la parole qui vient de
chacun de nous, je dirais en son nom propre, trouvent
à mon sens très peu de passage dans cette montagne
que constitue la médiation technologique. Dans ce
sens, j’approuve totalement ta critique. Le deuxième
bémol – mais nous ne sommes pas opposés sur le
fond – est que je résiste toujours à accorder à Internet
une singularité comme support de communication. Le
courrier électronique ne fait pour moi que renouveler,
avec quelques différences mineures, le courrier postal.
Je ne vois rien de qualitativement neuf. Cet Internet-là
est né de l’écriture et il ne s’en distingue pas radicale-
ment. Reste ce dernier point que tu évoques, ton relatif
pessimisme quant à la parole orale, qui ferait illusion
et qui serait elle aussi bouteille à la mer, au même titre
L’écriture 67

que l’écriture. Penses-tu vraiment qu’il n’y a pas, tout


de même, une différence radicale de ce point de vue
entre l’oral et l’écrit ? N’atteignons-nous pas plus le
réel de l’autre lorsqu’il est en face de nous ?
David : Si je m’accorde à ton premier bémol, je
ne suis pas sûr de partager ton point de vue que le
courriel est un prolongement du courrier postal. Déjà,
techniquement, à cause des innombrables spams qui
viennent polluer nos boîtes de messagerie et à cause
de la nécessité de se protéger en permanence contre les
virus que certains se plaisent à envoyer aléatoirement
dans l’infosphère. Le courriel, comme le portable,
participe plutôt de l’utilitaire en rentabilisant les
échanges, en les rendant possibles à tout moment, mais
au prix du désinvestissement de la parole échangée.
J’aimais bien pour ma part le temps des lettres qui
exigeait de penser réellement à l’autre et qui inscri-
vait l’échange dans la mémoire et non plus dans la
pure obsolescence de l’objet. Aujourd’hui, certes,
nous pouvons envoyer plusieurs messages en quelques
minutes ou téléphoner n’importe où et n’importe
quand. Mais le prix de ces messages n’est absolument
plus le même. Je ne dis pas ça par nostalgie. C’est un
constat. L’engagement disparaît dans le zapping. Tu
es troublé car je dis que la parole rencontre rarement
l’autre. Je pense que l’écrit ou l’oral disposent là d’un
statut proche. Maints livres, les phrases d’un auteur,
des plans ou des séquences au cinéma, des toiles, nous
touchent en profondeur sans que nous connaissions
personnellement leur auteur. Leur visage est dans leur
propos. J’ai peine à hiérarchiser. Je ne crois pas qu’il
y ait plus ou moins de réel dans le rapport à la parole
ou à l’écrit. Tout dépend du contexte. Il n’y a pas de
68 Le silence et la parole

réel au singulier, mais des versions innombrables, des


cadres, dirait Erving Goffman, qui ouvrent une fenêtre
sur le monde, et nous essayons de nous débrouiller
ensemble avec le paysage. Je ne comprends pas pour-
quoi tu parles de pessimisme. L’autre est celui sans
lequel le monde n’existerait pas, mais il est aussi celui
qui introduit un permanent écart entre le monde et
soi. Le mystère de sa présence demeure un émerveille-
ment ou une tragédie selon les circonstances, mais sans
cesse nous jetons des passerelles fragiles et fortes entre
lui et nous. Ces moments d’accords pressentis font le
prix de l’existence ; s’ils n’existaient pas, le monde n’au-
rait aucun sens.
5
La violence

Philippe : Comment saisir ce domaine vaste et


multiforme qu’est la violence ? Peut-être en rappelant,
d’entrée, que de tous les êtres vivants, l’homme est le
seul à être, stricto sensu, un être violent, l’animal ne
faisant, lui, qu’accomplir, si l’on peut dire, son destin
d’instinct. L’animal tue sans plaisir et jamais sans
raison. La différence tient peut-être à ce que l’homme
est un être de parole, un « animal doué de parole ».
Contrairement à ce que l’on pense généralement, la
violence a toujours affaire avec la parole. La parole
accompagne souvent la violence physique, et l’agres-
seur, le tueur ou le violeur parle généralement en même
temps qu’il agit. Une parole atrophiée certes, qui est
justement complétée par l’action violente, mais une
parole tout de même qui, faute de pouvoir se déployer
entièrement sur son registre, se complète d’une part de
terreur. C’est d’ailleurs, dans la très grande majorité des
cas, de remplir l’espace occupé par la violence que la
parole peut lui être une alternative résolue. Il y a donc
70 Le silence et la parole

une solidarité organique dans tout cela, un jeu d’avan-


cées et de reculs dans ce couple étrange que forment la
parole et la violence. La violence est souvent, on le sait,
négation de l’autre, de sa parole. Exception de taille
toutefois à cette attitude, la situation où il est moins
question de négation de l’autre que de son déni absolu.
Dans ce dernier cas, celui du tueur en série, qui croit
accomplir une mission solitaire, ou du « génocidaire »
mû par une idéologie éliminationiste, la parole n’a plus
guère de place et le silence, l’affreux et terrifiant silence,
remplit l’espace qui sépare les êtres, celui qui va tuer
comme celui qui va être tué. Ni parole, ni violence,
dans un tel cadre, qui est, à proprement parler, celui
de l’enfer. Mais peut-être ne me laisseras-tu pas associer
plus avant le silence à l’enfer, au meurtre, au génocide ?
David : Il y a en effet le silence de celui qui torture
ou tue et dont la parole est remplacée par le cri, le
halètement, le rire. Bataille a écrit un texte essentiel
à ce propos, en faveur de Sade, pour bien souligner
que jamais le langage de Sade n’est celui d’un tortion-
naire. C’est à l’inverse la parole prolifique d’un homme
enfermé, embastillé, et dont l’imagination érotique bat
la campagne. Sade est un homme sans violence car
empli justement des paroles qui la disent et l’exor-
cisent simultanément. On n’imagine guère le tueur
ou le voyou tenir de longs discours sur leurs méfaits
ou face à leurs victimes. Leur morgue, leur sentiment
de puissance, leur mépris pour la victime ne tolèrent
pas la parole, c’est-à-dire la prise en compte de la
dignité et de la valeur, au moins d’écoute, de l’autre.
On imagine plutôt la victime s’efforçant désespéré-
ment de raisonner le tortionnaire, de plaider sa cause,
essayer de passer un marché, d’ébranler sa sensibilité.
La violence 71

La violence, parce qu’elle est suspension du sens (elle


est sens mais sur le fond d’une rupture de lien) est
en manque de parole pour la retenir. Ou d’un geste
qui remplisse la même fonction. Je pense à un beau
passage de Saint-Exupéry dans sa Lettre à un otage.
L’écrivain effectue un reportage sur la guerre civile en
Espagne ; un soir où il s’est attardé dans un hangar,
il assiste, caché, à un embarquement d’armes par les
miliciens anarchistes. Surpris, il est capturé et sa vie
en danger, car on le suspecte d’être un espion et la
justice de guerre est expéditive. Le temps passe sans
qu’il sache pourquoi les hommes attendent encore.
Mais Saint-Exupéry se sent condamné. « C’est alors
qu’eut lieu le miracle. Oh, un miracle très discret. Je
manquais de cigarettes. Comme l’un de mes geôliers
fumait, je le priai, d’un geste, de m’en céder une, et
ébauchai un vague sourire. L’homme s’étira d’abord,
passa lentement la main sur son front, leva les yeux
dans ma direction, non plus de ma cravate, mais de
mon visage et, à ma grande stupéfaction, ébaucha lui
aussi un sourire. Ce fut comme le lever du jour […].
Rien n’était changé mais tout était changé […]. Rien
encore n’avait été dit. Cependant tout était résolu. Je
posai la main, en remerciements sur l’épaule du mili-
cien quand il me tendit ma cigarette. Et comme cette
glace une fois rompue, les autres miliciens eux aussi
redevenaient hommes, j’entrai dans leur sourire à tous
comme dans un pays neuf et libre. » La parole est le
premier instrument de restauration du lien, elle est une
source de dissipation de la violence.
Philippe : Nous voilà donc d’accord sur le rôle
de la parole. Mais ce chapitre ne peut pas toutefois
s’arrêter là. Je vais dire autrement ce que je voulais dire
72 Le silence et la parole

il y a quelques instants, et un peu plus brutalement


peut-être. S’il y a bien un domaine où je ne pourrais
en rien faire l’apologie du silence, de sa force heuris-
tique, c’est bien celui de la violence. Face à la violence,
comme on dit, « on ne peut pas se taire ». Cette phrase
vaut lorsque l’on est témoin, direct ou indirect, d’une
violence et que l’on est tenté par le silence. Dans ce cas,
le silence est, a minima, un silence complice, quand il
n’est pas qualifiable de non-assistance à une personne
en danger. Mais, au delà de cette situation, je veux
dire que le silence est toujours une ouverture faite à la
violence. Le silence c’est, par exemple, celui qui n’arrive
pas à dire, alors qu’il a à dire. Cette frustration silen-
cieuse est puissamment meurtrière quand elle se charge
de trop d’énergie. Comme l’exprimait avec force celui
que la presse a appelé le « tueur de Nanterre » parce
qu’il a assassiné une partie du conseil municipal de
cette ville : « Je veux juste pendant quelques instants
me sentir vivre en tuant », faute d’avoir su parler et
d’avoir, surtout, pu donner à sa parole le statut d’une
parole qui change. Tuer pour n’avoir pas pu parler.
Tuer comme aboutissement logique d’un silence trop
longtemps installé. Le silence conduit, dans certaines
situations, à un ravage de la parole intérieure, qui, elle,
ne cesse jamais, mais qui finit par se retourner contre
son auteur ou contre ceux qui se trouvent alors sur son
chemin. C’est pourquoi on a parfois envie de forcer
l’autre à parler, d’ouvrir la vanne de cette frustration
accumulée qui menace de tout faire exploser. Cela
nous oblige à renoncer à une représentation du silence
comme d’une instance pacifiée, pacificatrice. Ce
silence-là couvre le bruit d’une intériorité déchaînée.
La violence 73

David : Je sais que tu ne m’imagines guère silen-


cieux à ce propos. Je m’accorde à ton rappel que le
silence est parfois venimeux par sa lâcheté, sa compro-
mission, son adhésion au pire. On cherche d’ailleurs
à réduire la victime au silence. Ensuite, bien entendu,
qui ne dit mot consent. Il n’y a pas plus d’innocence
du silence que de la parole, l’un et l’autre deviennent
parfois les instruments de l’horreur. Se taire face au
crime, c’est y contribuer. En revanche, je te suis moins
dans ton analyse de la tuerie de Nanterre. Je ne suis
pas sûr que ce meurtrier ait été un silencieux ; l’au-
rait-il été d’ailleurs qu’il ne serait pas plus une preuve à
charge contre le silence qu’un plaidoyer vivant pour la
parole. La presse l’a présenté plutôt comme un homme
impliqué dans maintes associations humanitaires ou
politiques, et donc parlant, mais dont la parole n’a
jamais retenu personne, une parole sans réciprocité
faute d’épaisseur. L’homme sans doute était terne,
quelconque. S’il était parfois silencieux, c’était sans
doute davantage par défaut que par plénitude. Ce qui
désarme la violence, ce n’est pas la parole, mais le sens.
Il y a surtout cela dans le beau passage de Saint-Exu-
péry que j’évoquais tout à l’heure. En cela, je crois
aussi au pouvoir d’action des silencieux. On ne tue pas
plus de trop de silence que de trop de parole, on tue à
cause du sens, et notamment ici du sentiment de son
insignifiance personnelle qui amène certains à vouloir
prendre une revanche aveugle sur les autres. L’homme
de Nanterre ne souffre pas muré dans son silence, il
cherche passionnément à parler, mais se heurte à l’ab-
sence de reconnaissance de sa parole et donc de sa
personne. « Tuer pour n’avoir pas pu parler », dis-tu. Je
dirais plutôt : « Tuer de n’avoir trouvé personne pour
74 Le silence et la parole

lui répondre. » Tuer comme aboutissement logique


d’une parole restée trop longtemps sans autre.
Philippe : Je comprends bien que tu cherches à
déplacer l’opposition entre parole et silence, car c’en
est une pour moi – sur un autre axe qui serait celui du
sens ou de son absence. Je t’avoue ne pas trop savoir
ce qu’est le sens. Pour moi, tout a du sens ou rien n’en
a. Là encore, nous retrouvons un des problèmes les
plus fondamentaux rouverts par le monothéisme :
comment expliquer le Mal ? A-t-il un sens ? Seul le
Bien en aurait-il un ? Qui est véritablement le diable
et quel est le pouvoir réel de Dieu ? Le tueur silen-
cieux – oublions si tu le veux bien l’affaire de Nanterre,
dont nous savons finalement peu – serait-il du côté
de l’absence de sens ? C’est ce que tu sembles dire.
Admettons. Mais peut-être son acte vient-il au bout
d’une longue chaîne de dépérissement d’une potentia-
lité intérieure. Je suis un peu effrayé par ton évocation
de l’« homme terne ». L’est-on de toujours et de tout
temps, ou bien s’éteint-on faute de ce combustible
précieux qu’est l’échange de paroles vives ? Et puis, je
ne me résous pas à croire qu’un tel acte – le meurtre
en série – qui nécessite intelligence, préméditation et
claire conscience, soit celui d’un homme « terne ».
Nous sommes très loin de l’acte impulsif, de la perte
de contrôle, de l’acte absurde et sans signification.
Ne décrit-on pas les meurtriers de ce type justement
comme des hommes intelligents, rusés, emplis d’une
incroyable énergie, mais souvent solitaires et silen-
cieux ? Le problème est là, peut-être, dans cette force
intérieure qui ne trouve pas à s’exprimer, à se mettre
en parole, c’est-à-dire en échanges, et qui ne trouve
son chemin vers la sortie qu’en bousculant tout sur
La violence 75

son passage, en glissant petit à petit vers la violence


perverse et l’instrumentalisation de l’autre. On ne naît
sans doute pas tueur en série, on le devient, à force de
paroles ratées.
David : Bien entendu, s’agissant de la condition
humaine tout est sens, mais à de multiples niveaux. Il
y a le sens pour soi, qui n’accède pas nécessairement à
la conscience. Il y a le sens déclaré d’une action, mais
au delà un sens qui renvoie à l’histoire de l’individu, à
un rapport particulier à l’inconscient. Et puis, au delà,
il y a le sens social, le sens anthropologique. Je n’ai
jamais songé un seul instant que le crime, la folie, l’au-
tisme, introduisent soudain le non-sens. Au contraire,
et j’ai souvent écrit à ce propos autour de l’autisme,
notamment dans le rapport au visage ou au silence
pour dénoncer ces lieux communs du vide, etc. Il y
a une nécessaire saisie du sens dans toutes les situa-
tions limites où le cliché préfère évoquer « l’insensé ».
Le tueur de Nanterre n’est pas du côté de l’absence de
sens, il est dans une logique signifiante inscrite dans
son histoire de vie. Et là, bien sûr, il nous manque de
l’interroger afin de chercher à comprendre son geste
avec sa parole et avec ce que nous connaissons d’une
anthropologie qui ne méconnaît pas le clivage de l’in-
conscient sans en faire une religion. Le passage à l’acte
a toujours du sens mais il faut le déchiffrer. La notion
de l’homme terne est sans doute ambiguë, elle est un
jugement de valeur. Tu as raison de l’écarter. Mais il y
a eu quelque part un manque d’épaisseur aux yeux des
autres, un ennui qui a rejeté cet homme dans l’impossi-
bilité d’avoir du relief dans les yeux de ceux qui comp-
taient pour lui. Là encore, nous sommes bien au-delà
de la dualité du silence ou de la parole ; le manque de
76 Le silence et la parole

reconnaissance de soi, allié à des données propres à son


histoire, a un jour abouti au pire. Quant aux meur-
triers en série, la logique me semble être différente ;
ce sont en effet des hommes (en principe jamais ou
rarement des femmes) décrits comme habiles, pervers,
offrant une façade favorisant la confiance, préméditant
leur action, incapables d’identification à leurs victimes.
Ils sont dans une parole opératoire, leurs mots sont des
pièges qui accrochent leur victime à mort.
Philippe : On peut prendre le problème qui nous
occupe par un autre angle : celui de la parole comme
antidote de la violence, non pas dans le ciel abstrait
de la théorie, mais bien dans la pratique même. Que
faire en effet contre la violence ? Que faire lorsque l’on
est soi-même menacé, agressé, en passe d’être battu ?
Il y a bien sûr la riposte physique elle-même. Encore
faut-il en être capable. On remarquera que la justice
démocratique est très exigeante à ce sujet, demandant
la stricte proportionnalité de la réponse, de la « légi-
time défense ». Mais la civilisation a fait un pas décisif
– et de cela la tragédie grecque, notamment celle
d’Eschyle, en rend parfaitement compte – le jour où
l’on a imaginé que la parole pourrait se substituer à la
violence. L’institution du tribunal d’Athéna, fondatrice
de la démocratie, est une métaphore qui vaut pour tous
les instants de la vie de chacun d’entre nous. Il n’y a pas
de progrès personnel sans renoncement à la violence,
c’est-à-dire, sous peine de tomber dans un pacifisme
béat, sans mise en parole de ce qui en nous risquerait
de nier l’autre. C’est pourquoi, curieusement, l’injure
est préférable aux coups (et pourquoi, bien sûr, le
dialogue est préférable à l’injure). La question posée est
toujours le point de sortie de la violence. Quand l’autre
La violence 77

m’agresse, je n’ai finalement pas d’autre stratégie, sur


un plan humain, que de tout faire pour qu’il puisse
mettre en parole l’énergie qui le pousse à vouloir me
détruire. Et cette responsabilité que nous avons vaut
sans doute pour tous les moments de la vie sociale, et
pas uniquement les situations d’agression, qui sont la
mise en acte paroxysmique d’une tentation ordinaire
impossible à retenir. Je maintiens donc ce que j’essaye
de dire depuis que, dans cet entretien, nous avons
abordé la délicate question de la violence : face à ce
phénomène, le silence n’a pas de place, car il couvre
tous les crimes de son manteau, et seule la parole peut
faire reculer le Mal.
David : La parole est la première digue à opposer
au déferlement de la violence. Par les mots, par la soli-
dité de la présence, par l’épiphanie du visage, il s’agit
de désamorcer la virulence qui se déchaîne par le réta-
blissement du lien. Nous sommes d’accord, le silence
devant la violence est lâcheté, complicité avec le crime,
ou consentement ambigu de la victime. Pourtant, je ne
veux pas oublier certaines circonstances, plus rares sans
doute, mais intéressantes au plan anthropologique,
où le silence désamorce le crime, certes, souvent un
silence « armé », en quelque sorte, où déjà l’immi-
nence de la parole s’annonce. Je suis toujours sensible
aux différences, au tremblé de la condition humaine.
L’existence est toujours dans le clair-obscur. L’ambi-
valence est à mes yeux un concept fondamental pour
penser l’abîme de la présence. À une échelle sociale, la
violence ne peut être désarmée que par une force supé-
rieure ou par une parole efficace. Le tribunal d’Athéna
est la scène primitive de la défense d’une humanité
démunie contre la force brute. La démocratie grecque
78 Le silence et la parole

invente la justice en tant qu’équité, valeur qui dépasse


les hommes et s’impose à eux. À un niveau plus indi-
viduel, je n’oublie pas Lévinas et son questionnement
sur la puissance du visage comme lieu de l’éthique.
Emmanuel Lévinas rêve, je le sais, mais parfois en effet
le visage désarme le criminel. Que le cas soit rare est
une raison supplémentaire pour ne pas en oublier l’oc-
currence. Les arts martiaux traditionnels enseignent le
silence et l’abstention, le fait de ne pas donner prise à
l’adversaire, de le désarmer par un comportement inso-
lite. Ne pas répondre à la provocation, ne rien entendre
des insultes, les ignorer même d’un geste. Parfois d’un
trait d’humour, mais là nous retrouvons la parole. Je
t’ai rappelé tout à l’heure la scène où Saint-Exupéry
sauve sa peau dans la rencontre enfin d’un visage. On
peut, bien entendu, j’imagine, tuer un homme ou une
femme qui sourit ou reste énigmatique, malgré tout
je suppose que c’est plus difficile, qu’il faut des nerfs
bien trempés. Je te rejoins, rien ne vaut la parole pour
arrêter la force brutale, mais depuis la Grèce finalement
elle a rarement le dessus. Le XXe siècle restera celui de
tous les génocides, de tous les massacres. Et ce nouveau
siècle démarre mal après le séisme du 11 Septembre.
Mais telle est la puissance qui naît de la fragilité de
notre condition humaine, de ne jamais désespérer des
manquements de la parole et de toujours la reprendre
même devant le fracas des armes.
Philippe : Ton évocation du rôle possible du
silence dans certaines situations me convient tout
à fait. L’agresseur, le violent, trouve en face de lui
l’inattendu. Là où il espérait un partenaire possible
pour le déchaînement des passions, il ne trouve fina-
lement qu’un refus, un déni de ce mode de relation
La violence 79

destructeur. Je pourrais ici argumenter – tu me tends


la perche –, que ce silence est bien une parole qui,
d’être muette, n’en est pas moins productrice d’ef-
fets intenses. Mais ce serait jouer sur les mots. Il faut
laisser au silence sa vertu particulière qui est d’être,
malgré tout le sens dont il peut être porteur, absence
de parole, lieu de résonance où la parole de l’autre peut
trouver un écho surprenant. Le déni, que la tradition
de recherche en communication oppose clairement à
la négation, n’utilise pas que le silence. Contrairement
à la négation, qui reste prisonnière à l’intérieur de l’es-
pace de ce qu’elle nie, le déni est affirmation d’autre
chose, « recadrage » positif d’une situation. Le silence,
je l’ai dit, n’est qu’une modalité possible, pas la moins
forte, de cette attitude de déni. Au début du film Lolita
de Stanley Kubrick, on trouve une scène qui illustre
bien les immenses possibilités ouvertes par le déni.
L’un des protagonistes, armé d’un revolver, veut tuer
son interlocuteur et lui annonce qu’il va le faire. Mais
ce dernier lui parle de tout autre chose, comme si de
rien n’était. Cette autre parole, surprenante, désarme
la situation, comme si finalement on ne pouvait être
violent avec l’autre, voire le tuer, qu’avec son accord.
Nous sommes fascinés par les stratégies d’action non
violente justement parce qu’elles semblent dire : vous
pouvez faire ce que vous voulez, nous ne sommes
pas dans le même monde, celui des pulsions et de la
violence, mais dans un autre monde d’où tout cela est
désormais banni. Cela étant dit, il y a un point sur
lequel je m’étonne que tu ne m’aies pas encore repris,
c’est celui de la parole comme violence. Je sous-en-
tends en effet depuis le début de cette partie de notre
entretien que la parole est, par nature, pacificatrice.
80 Le silence et la parole

Ce n’est qu’une définition partielle, et partiale, de la


parole, qui fait l’impasse sur son usage possible comme
outil d’agression. La violence verbale ne peut-elle pas
avoir des effets terribles et dévastateurs ?
6
Le corps

Philippe : Je te propose maintenant que nous abor-


dions la question du corps, dans la problématique qui
est la nôtre, qui consiste au fond à opposer, pour mieux
les concilier sans doute, les vertus respectives de la parole
et du silence. Le corps joue un rôle essentiel. Je n’aborde
pas cette question sans évidemment un peu d’appréhen-
sion. Tes nombreux travaux te donnent une expérience
intellectuelle que je n’ai pas sur le sujet. Il n’empêche
que, de mon point de vue, pour le résumer en une
formule un peu rapide, le corps est tout entier parole.
La raison essentielle est bien sûr que nous parlons avec
notre corps, que celui-ci est à la fois l’origine de notre
parole et l’un des moyens dont elle se sert pour sa diffu-
sion. Toute parole passe par le corps qui en constitue
ainsi la caisse de résonance première et idéale. La parole
est d’abord un son avant d’être un sens, et ce son, nous
l’émettons avec notre corps. Même lorsque nous lisons
un texte, nous reconstituons mentalement, et sans doute
nous éprouvons corporellement, le son qu’il contient
82 Le silence et la parole

et que nous faisons résonner dans notre oreille interne.


C’est parce que les sons que nous lisons correspondent
aux sons que nous entendons et que nous émettons que
la lecture a un sens pour nous. Dans cette perspective, je
n’arrive pas bien à me représenter ce que serait le silence
pour le corps tant celui-ci est un corps sonore ou, dans
le cas des personnes sourdes, gestuel, donc peut-être
plus proche encore du corps. Je reviens ainsi avec ce
qui a déjà fait opposition entre nous : le silence m’ap-
paraît comme une variante, un cas particulier, un état
second de la parole. Le silence du corps est une parole
en suspension.
David : La condition humaine est corporelle, il n’y
a jamais de silence du corps ; tout fait sens dans nos
attitudes, même dans le retrait ou le mutisme. « Tout
est communication », disait Paul Watzlawick. La parole
est soutenue en permanence par le corps, les mimiques
du visage, la tonalité du regard, les postures, la distance
à l’autre et même le souffle, le débit, le timbre, etc.
La voix incarne la part de la chair dans la parole. Le
corps vient toujours nuancer, confirmer ou démentir
la parole ; il vient la piper, induire parfois un décalage
porteur de signification malaisée à décoder. Il n’y a pas
de clé de gestes, comme le fantasme Desmond Morris
ou bien d’autres, enclins à projeter une rationalité là où
il y a incertitude, mystère, parfois pour le sujet lui-même
qui hésite entre plusieurs paroles à tenir, mais n’en est
pas moins dans la sincérité de l’instant. La condition
humaine se trame dans l’ambivalence. Bien sûr, tu as
raison, le silence du corps est une parole en suspen-
sion, peut-être même déjà un bavardage dans certaines
circonstances. Parfois il est tout entier parole comme
Le corps 83

dans la prière, la prostration ou la douleur. Il dit la


parole qui se dérobe, il la dit avec ses moyens de corps.
Philippe : La parole n’est-elle pas toutefois un
moyen de s’échapper du corps ? Réduit aux sens,
celui-ci est une prison réaliste, alors que la parole est
un envol, une élévation, une désincarnation peut-être.
Je ne défends pas ici l’idée que le corps n’intervient pas
dans la formation de la parole, dans sa diffusion, ainsi
que je l’indique plus haut, mais en même temps il y
a parfois une telle distance entre le corps et la parole
qu’il tient… Cette distance tient à mon sens au réalisme
du corps, toujours attaché aux conditions du présent
et de la sensation immédiate. J’ai du mal à me repré-
senter le corps autrement que dans ce conditionnement
immédiat où il nous tient. Est-ce le corps qui a une
mémoire ou bien la parole qui en est issue et qui parle le
passé ? C’est pourquoi la génétique et ses insupportables
prétentions tirent le corps vers un ailleurs de la parole
et tentent de le ramener vers une dimension archaïque.
La parole permet un détachement d’avec le corps et ses
déterminismes. Il y a donc une ambivalence de la parole,
qui n’est rien sans la matérialisation que permet le corps
mais qui est tout dans cette tentative de s’en échapper.
C’est pourquoi sans doute la parole nous donne souvent
la curieuse sensation d’un dialogue avec nous-même,
avec l’intérieur qu’abrite notre corps. Peut-être y a-t-il
une parole de l’intérieur, plus proche du corps, et une
parole vers l’extérieur, qui s’en détache.
David : Tu soulèves d’immenses questions, ne
serait-ce déjà que celle de l’identité personnelle dans
notre relation ambivalente au corps. Pour ma part, je ne
considère pas le corps comme une prison réaliste, mais
plutôt comme une ouverture au monde. Le corps est
84 Le silence et la parole

le lieu et le temps de notre condition humaine. Nous


n’avons conscience du monde qui nous entoure qu’à
travers les moyens du corps. La culture, selon la modu-
lation de notre histoire personnelle, ajoute la dimen-
sion du sens sans laquelle il n’y aurait qu’autisme. Si le
corps est conditionnement à un monde, il est aussi, à
l’origine, la condition d’entrée dans tous les mondes et
dans tous les temps. L’enfant qui naît dans une mater-
nité de Strasbourg, sous une tente saharienne ou sous
les arbres de la jungle de Bornéo, est le même, il dispose
des mêmes virtualités, des mêmes compétences. Ce sont
les conditions sociales qui orientent son regard sur le
monde et les significations de son rapport corporel à son
environnement. Mais en même temps, nous ne sommes
pas prisonniers de notre éducation, même si elle a une
redoutable pesanteur. Je pense possibles des moments
de ruptures, d’initiations au radicalement autre. Des
ressources inattendues sont en jachère en nous, n’atten-
dant que les circonstances pour entrer en jeu. Nous ne
les découvrons que lors d’épreuves personnelles ou lors
de rencontres avec d’autres, immergés dans un autre
rapport au monde. Si tu as souligné les limites du corps,
il faut en contrepoint, comme nous l’avons fait pour le
langage, souligner sa puissance.
Philippe : Nous soulignons au fond, l’un et l’autre,
deux aspects différents et peut-être complémentaires :
voir le corps comme une prison réaliste ne s’oppose pas
à ce qu’il soit une ouverture au monde, comme tu le
dis très justement. Contrairement à l’animal qui, lui,
ne sort jamais de cette prison que sont sa corporéité
et ses instincts, l’homme, justement parce qu’il est un
animal qui parle, peut sortir rapidement de cette prison.
Mieux, il est capable, à mon sens, de transformer les
Le corps 85

murs de cette « prison » (tu vois, maintenant je mets des


guillemets !) en une protection contre une trop grande
présence du monde extérieur en lui. L’intériorité s’enra-
cine profondément dans le corps. Toutes les métaphores
qui le décrivent renvoient à une géographie du corps.
Le corps est bien sûr, comme tu le dis, la « condition
d’entrée » dans tous les mondes et tous les temps, mais
j’aurais tendance à dire alors que c’est le corps parlant
qui est cette condition. Et, puisque, sur la surface de la
planète, la parole se diffracte en langues particulières, le
petit Alsacien, le petit Algérien ou le petit Indonésien,
s’ils ont le même corps, n’ont pas la même langue. La
différence culturelle tient-elle au corps ou à la langue ?
Est-ce que nous n’habitons pas d’abord notre langue,
donc celle du groupe humain auquel nous appartenons,
qui sédimente celle-ci tout au long de son histoire ? N’y
a-t-il pas une universalité du corps, et du silence dont il
est porteur, alors qu’il y a une particularité de la langue ?
David : Tu apportes des précisions essentielles. Les
structures biologiques du corps humain, sa forme, sa
sensorialité, etc., sont en effet des limites soulignant une
sorte de « prison réaliste », ce sont des limites nécessaires,
de la même manière d’ailleurs que la langue est impar-
faite à dire le tout du monde. Si les limites du langage
sont la condition de la parole, les limites du corps sont
les conditions de l’insertion fluide de l’individu dans son
environnement et sa culture. Mais il faut en effet que
le corps soit « parlant », ou plutôt – car je n’aime guère
cette subordination du corps au langage – je préfère
parler d’un corps imprégné de symbolique, c’est-à-dire
celui d’un homme immergé dans une culture qu’il s’ap-
proprie à sa manière. Bien sûr, il y a aussi l’autisme,
mais j’ai souvent essayé de montrer que la personne
86 Le silence et la parole

affectée de ces troubles, si elle échappe à la parole le


plus souvent, n’en est pas moins saisie dans le paradoxe
d’une symbolique qui lui est propre. Une symbolique
qui ne la lie pas aux autres, mais au monde qui l’entoure,
et qui lui permet de continuer à vivre. Le symbole est
ce qui fait lien entre les individus, je le sais, mais chez la
personne autiste, une singularité s’exprime qui fait sens
et qu’il est parfois possible de rejoindre par moments.
L’autisme n’est pas un hors-langage, les comportements
silencieux de l’individu sont dans le registre du sensé
et même du rituel. Cette symbolique, il est le seul à
la mettre en jeu, un peu comme le vieil aborigène du
film de Werner Herzog, Le pays où rêvent les fourmis
vertes. Devenu le dernier survivant de sa communauté,
il est le seul à en parler encore la langue. Les autres l’ont
surnommé le « muet ». L’autiste est un « muet » parmi
nous, mais ses comportements et les mouvements de
son visage ou de son corps font sens, même si nous n’en
avons pas la clé. Je ne te rejoins pas tout à fait quand
tu dis que le petit Alsacien, le petit Algérien ou le petit
Indonésien vivent le même corps mais pas la même
langue. Pour moi, ils n’ont ni le même corps, ni la même
langue, tout en appartenant à une commune humanité
qui fait du sens sa souveraineté première. Ces enfants
entrent en effet dans des éducations formelle ou infor-
melle qui façonnent autant leur corps, leur sensibilité,
leur perception sensorielle, leur affectivité, etc., que leur
parole. Ce sont en outre des sociétés qui ont du corps
et de l’homme des représentations très différentes. Ils
ne se meuvent pas de la même manière, ne ressentent
ni n’expriment les mêmes émotions, ne perçoivent pas
les mêmes choses.
Le corps 87

Philippe : Je comprends bien que tu résistes à toute


problématique qui subordonne le corps au langage. Tu
as eu un jour une très jolie formule en parlant du corps
comme de la « racine identitaire de l’homme ». Pour
sortir d’une fausse opposition, qui pourrait naître inci-
demment de notre dialogue, tu fais intervenir l’instance
du symbolique qui transcenderait à la fois le langage et le
corps. Paradoxalement, je te rejoins sur ce plan à condi-
tion toutefois d’introduire une précision de vocabulaire
qui me semble importante : la distinction entre langage
et parole. La notion de parole est bien plus englobante
et renvoie d’abord et irréductiblement au sujet parlant,
plutôt qu’au collectif social de la langue ou à la donnée
psycho-physiologique du langage. Le langage est une
condition de possibilité de la parole, mais elle ne l’épuise
pas tout à fait. Dans ce sens, le sujet autiste, dont tu
parles si bien, est doté d’une parole, même si la langue
peut arriver à lui faire défaut, comme outil d’une rela-
tion aux autres. Même si ce n’est pas comparable, on
pourrait parler également de la personne sourde, dont
l’accès au langage parlé est barré, mais dont la parole
trouve son chemin à travers d’autres outils, comme la
langue des signes. D’une façon générale, il y a tout un
langage du corps, cela est bien connu, qui accompagne,
en déployant parfois un univers de signification auto-
nome, le langage parlé. Pour être très proche de la rhéto-
rique ancienne, je n’oublie pas l’importance des gestes
de l’orateur, jusqu’à la conclusion tragique qu’incarne
la mort de Cicéron, dont la tête et les mains, parties les
plus signifiantes du corps de l’orateur, ont été exposées,
séparées du reste du corps, à l’endroit même du forum
où l’on s’adressait à la foule. Il nous faut donc penser
la parole en amont de ses « outils » habituels que sont
88 Le silence et la parole

les langues orales, les langages de signes ou la gestuelle


corporelle. Je n’aime pas trop le terme « symbolique »,
car il peut être mal compris, même si, dans le sens où tu
l’emploies, il me semble décrire l’une des composantes
essentielles de la parole.
David : Je souhaite maintenir le terme « symbo-
lique », l’entendant comme un signe faisant lien avec
les autres et avec le monde. Je trouve très judicieuse
la distinction entre parole, langue et langage, surtout
si tu fais de la parole l’instance singulière du sujet qui
peut ou non rejoindre la langue. Alors, en effet, nous
ne pouvons démettre de leur parole l’enfant autiste ou
le dernier homme à parler sa langue. Le corps est par
ailleurs l’une des dimensions de la communication, il
ne lui est pas plus subordonné qu’il n’est soumis à la
parole. Sa part est égale dans la communication. Selon
les circonstances, dans la conversation par exemple,
nous sommes simultanément attentifs à la parole émise
et aux mouvements du corps qui l’accompagnent. Mais
parfois – l’expérience est courante –, une mimique du
visage, un tremblement de la voix (la part du corps qui
imprègne la parole), un frémissement des lèvres, nous
renseigne sur l’ambivalence, l’ambiguïté possible d’un
propos. Certains auteurs, tu le sais, ont même prétendu
décrire ainsi le « mensonge » par une simple observa-
tion du locuteur, je pense notamment à Paul Ekman
qui a écrit sur le sujet des textes à mes yeux contestables.
Entreprise que dément pourtant un minimum d’obser-
vation. Non seulement les mouvements sont saturés de
connotations sociales et culturelles, mais de surcroît, une
dimension intime, liée à l’histoire personnelle, les surdé-
termine encore. Certes, l’ambiguïté est aussi inhérente
Le corps 89

à la parole, mais elle se redouble bien davantage dans


le corps.
Philippe : Ce point du débat me paraît fonda-
mental. Et puisque nous évoquons le langage du corps,
pourquoi ne pas faire référence aussi aux nouvelles théo-
ries sur l’origine du langage, qui font une place plus
grande à la gestuelle, sous la forme d’une langue des
signes première, antérieure au complexe sonore-auditif
qui va s’imposer et s’universaliser à partir peut-être de
l’Homo sapiens et du paléolithique supérieur. L’un des
défenseurs de cette théorie, l’anthropologue australien
Michael C. Corballis, évoque même notre usage actuel
des gestes pour accompagner la parole orale comme le
reliquat d’un comportement plus ancien. Le linguiste
Claude Hagège avait lui-même remarqué que la voie
sonore, pour actualiser la parole humaine, est un choix
certes très pratique, notamment la nuit ou à distance,
qui n’a constitué, pour nos ancêtres lointains, qu’une
option parmi d’autres, dont l’universalisation n’est peut-
être que tardive. Le corps est donc d’emblée étroitement
impliqué dans l’exercice d’une parole qui n’est orale que
par accident. Je trouve que cela ouvre des perspectives
inédites quant au rapport qu’entretiennent le corps et
la parole. D’ailleurs, comme tu le sais, je ne suis pas
loin de défendre le point de vue radical, et marginal
dans mon domaine de prédilection, les sciences de la
communication, que plus la parole s’éloigne du corps,
de la corporéité, de la co-présence, plus elle s’affaiblit.
Cette position dispense en tout cas de toute tentation
fétichiste à l’égard des « techniques de communica-
tion », dont la puissance, réelle, ne s’obtient générale-
ment qu’au prix d’une perte, nous laissant ainsi devant
un bilan toujours aussi constant. Cela étant dit, nous
90 Le silence et la parole

retombons toujours sur le même versant du problème :


le silence du corps est aussi un silence de la parole…
David : Je m’accorde à cette idée que le langage par
signes corporels est premier dans l’histoire de la condi-
tion humaine au regard de la langue articulée. Le geste
est avant la parole, et puis l’un et l’autre se mêlent pour
concourir à l’échange. Aujourd’hui encore, pour le voya-
geur, la méconnaissance des langues des pays traversés
incite aux gestes et aux mimiques pour compenser
l’impossibilité de parole. Et nous arrivons ainsi à nous
comprendre. Dans Zorba le Grec de Nikos Kazantzakis,
il y a un merveilleux passage sur la danse comme langage
universel, mais il faut y lire aussi une belle méditation
sur le geste comme passeur d’une langue à une autre
quand on les ignore l’une et l’autre. Sans les ressources
du corps, l’ignorance de la langue renverrait à l’incom-
municabilité. Bien entendu, je partage ton sentiment
que la parole sans le corps, sans aussi le visage de l’autre,
se prive d’une dimension essentielle, celle d’une récipro-
cité immédiate, d’une affectivité, d’une compréhension
plus large, qui fonde la rencontre. Une parole sans corps
s’expose au fantasme de toute-puissance sur l’autre, car
elle est centrée sur soi, autiste, indifférente au visage
de son interlocuteur. Si le silence du corps est aussi
le silence de la parole, c’est que l’un et l’autre silences
sont d’abord le même silence du sens. La symbolique
corporelle est d’un autre ordre que celle de la langue. Si
l’homme se tait, son corps n’est pas privé de sens pour
ceux qui le voient. Son attitude fait sens, elle force le
respect ou la tristesse, ou la peur, la colère, etc., selon le
sens déductible des circonstances.
7
Le sacré

David : La communication avec Dieu passe sans


doute de manière privilégiée par le silence. In magno
silentio cordis, comme le dit Augustin. La parole pour-
rait être vue comme une cassure introduite dans la
perfection du lien qui unit le fidèle et son Dieu. De
même qu’on n’imagine pas Dieu avec un visage qui
le singularise et le fait tomber dès lors au niveau de la
condition humaine, on n’imagine pas Dieu prendre la
parole. Pour le croyant, Dieu ne saurait se résoudre à
une signification limitée ; il échappe au langage car il
est au-delà des mots, hors de toute limite de sens, c’est-
à-dire aussi bien au-delà de l’homme si l’on accepte
de se tenir dans la position du fidèle. Concevoir Dieu
avec un visage et une parole revient à le réduire à un
surhomme et à disqualifier sa position divine. Parole
et visage sont à l’opposé des attributs divins, ce sont
des caractères essentiellement humains en ce qu’ils
témoignent d’une séparation, d’une finitude. Dieu est
nécessairement sans visage, car il représente l’infini des
92 Le silence et la parole

visages possibles et ne saurait participer à la coupure


individuelle qui permettrait de le nommer et donc de
dissoudre sa divinité. Comment l’imaginer parler ?
Il lui faudrait une parole inconcevable à l’homme et
merveilleuse, divine. Si la parole de Dieu est perfec-
tion, alors elle ne se distingue pas du silence. Et le choix
du silence s’impose parfois dans la rigueur tranquille
d’une foi qui ne veut pas transiger avec l’accessoire. S’il
convient de parler malgré tout, si l’on accepte humble-
ment sa condition d’homme, une tonalité particulière
de silence trame alors la parole qui s’adresse à Dieu.
« Le silence mystique honore les dieux en imitant leur
nature », dit Apollodore d’Athènes. Face à l’infinité de
Dieu, le croyant n’a d’autres ressources que de laisser
monter en lui, à l’image de Grégoire de Nazianze, un
« hymne de silence ». « Lorsque tu te tiens en silence,
tu es alors ce que Dieu était avant la nature et la créa-
ture, et d’où il a formé la nature et la créature. Et alors
tu vois et tu entends ce avec quoi il voyait et entendait
en toi avant que tes propres vouloir, voir et entendre,
eussent commencé », écrit Jacob Boehme. Pour André
Neher, évoquant la tradition juive : « De même que
le silence constitue la forme la plus éloquente de la
révélation, ainsi l’instrument le plus éloquent de l’ado-
ration est-il le silence. À l’infini correspond et répond
l’ineffable, thème religieux que la Bible est, derechef,
la première à avoir placé dans les tréfonds de l’âme
humaine. » Et Neher cite le psaume 62 : « Ah, vers
Dieu vibre de silence mon âme », et le psaume 65 : « À
toi, seul le Silence convient en guise de Louange. » La
parole limite, elle trahit la ferveur du croyant à cause
de son insuffisance à dire l’infini de l’amour et de la
puissance divine ; seul le silence respecte l’Ineffable
Le sacré 93

du sentiment de la présence divine. Loin d’être un


obstacle à la communication, le silence est la matière
même de l’unité, du moins de celle éprouvée par le
fidèle. Le repli du fidèle vers l’intériorité rend caduc
le langage. Jean de la Croix affirme que « le Père n’a
dit qu’une Parole : c’est son Verbe. Il la dit éternelle-
ment et dans un silence éternel. C’est dans le silence
que l’âme entend ». Maître Eckhart lui fait écho : « Le
Père céleste prononce une Parole et la prononce éter-
nellement, et dans cette Parole il consume toute sa
puissance, il exprime toute sa nature divine, absolu-
ment, et toutes les créatures. » Le silence est la langue
de Dieu, car il contient toutes les paroles, il est une
réserve inépuisable de sens et de sentiment.
Philippe : J’entends bien ton plaidoyer pour le
silence, mais il faut faire à mon sens deux distinctions.
La première, tu n’es pas sans en parler, entre le silence
de l’homme lorsqu’il s’adresse à Dieu, et le silence de
Dieu, tel en tout cas que les hommes le perçoivent.
Que nous ayons la tentation de nous taire ne tient-il
pas à ce que nous sommes, au bout du compte, écrasés
par tant de puissance supposée ? N’est-ce pas le silence
de l’impuissance ? Impuissance à se représenter ce qui
nous dépasse, à imaginer l’avant de l’être, nous qui
sommes enfermés dans le cadre ontologique, beaucoup
plus contraignant qu’il n’y paraît, impuissants à trouver
la moindre comparaison qui tienne. Plotin, pour argu-
menter la supériorité de Dieu, ne dit-il pas qu’« il ne
doit avoir absolument aucun rapport à rien » ? Ce
silence n’est-il pas un cri d’impuissance plutôt qu’une
sorte de « fonctionnalité de communication » où le
silence serait la langue efficace, ad hoc, pour parler
avec Dieu ? Il y a une deuxième distinction à faire, que
94 Le silence et la parole

tu annonces, mais dont tu ne tires pas tout peut-être,


entre l’intériorité – nous en reparlerons –, lieu qui peut
être si bavard, et la parole qui passe le seuil de la gorge
et du son. En clair, est-ce que l’on ne peut pas à la fois
se taire, lèvres muettes, mais faire en son for intérieur
un bruit d’enfer ? N’y a-t-il pas des prières silencieuses
qui sont des paroles intérieures assourdissantes ?
David : Certes, tu as raison, les monothéismes
n’ont jamais renoncé à l’autorité de la parole ou du
chant, il y eut même la danse encore au Moyen Âge dans
la tradition chrétienne, mais une certaine prédilection
pour le silence imprègne les différentes théologies. Si le
silence est une forme de l’infini, il est aussi une forme
de l’impuissance. Dans le silence, il y a l’apaisement ou
le cri. On se tait par défaut ou par excès. Cela dépend
des contextes, des hommes qui sont en jeu, du degré
de leur foi. En outre, pour asseoir leur autorité, les reli-
gions ont besoin de fixer des bornes aux croyances, de
légitimer leur mainmise sur les religiosités populaires. La
parole ou l’écrit s’imposent alors au détriment du silence
qui fait la part trop belle à la singularité individuelle.
Les gardiens du temple ne pourraient être les gardiens
du silence. Dans l’intériorité, chaque homme est libre
de suivre son chemin, de célébrer Dieu à sa guise. Les
dissidences les moins repérables et les plus courantes
sont silencieuses. Les églises n’aiment pas cette lati-
tude. Le croyant lui-même est parfois mal à l’aise avec
le silence. Il est vrai que souvent la prière s’accommode
mal de la discrétion du silence, elle paraît alors trop
tiède. La parole semble plus directe, moins ambiguë,
elle porte plus loin, plus fort. Même dans la ferveur
religieuse, l’homme ne peut s’affranchir de sa condition
pour témoigner de sa foi, et le langage s’avère souvent
Le sacré 95

nécessaire, même pour dire, comme les mystiques,


l’impossibilité de dire. Il faut bien énoncer l’absolu avec
nos moyens d’hommes, quitte à le réduire à l’humain.
Ainsi, nombre de croyants s’adressent-ils à Dieu en une
prière intérieure dont le statut apparent est le silence
mais dont l’intention est active, les demandes claire-
ment formulées. Le sentiment prévaut que Dieu n’a
pas besoin d’oreilles pour entendre la prière d’un fidèle.
Les vœux adressés à Dieu ou aux saints sont effectués
silencieusement dans le for intérieur, avec la conviction
qu’ils seront malgré tout exaucés. Les hommes alors sont
souvent bavards, on peut l’imaginer, mais leurs paroles
sont tues, elles font sans doute un vacarme intérieur,
mais elles ne gênent que Dieu.
Philippe : Tu ne fais à mes objections qu’une
réponse limitée, qui paraît céder un peu, mais ne
concède finalement sur rien. Certes, tu approuves
l’idée que le silence est une forme d’impuissance et
que, parallèlement, il faut bien parler, y compris pour
dire que l’on ne peut rien dire. Tu admets également
cette idée d’une « intériorité parlante ». Mais voilà
que tu te replies immédiatement en plaçant la parole
du côté de la puissance, celle, toujours supposée, des
Églises, qui s’en serviraient à des fins de contrôle. Nous
en reparlerons plus tard, car je me méfie un peu, je te
l’avoue, de cette vision pour tout dire un peu « anti-
cléricale » de l’institution religieuse, ainsi opposée, un
peu facilement à mon goût, à l’authenticité d’une reli-
gion tout intérieure. Je voudrais revenir, avant d’en-
tamer ce débat, sur la première distinction que je te
proposais, en réponse à l’affirmation que le silence
était « la langue de Dieu », distinction entre le silence
de l’homme lorsqu’il s’adresse à Dieu et le silence de
96 Le silence et la parole

Dieu lui-même. Dieu est-il silencieux ? L’idée même de


Dieu est-elle possible s’il n’a pas, à un moment donné,
dans des circonstances évidemment exceptionnelles,
parlé à quelqu’un ? Comment saurions-nous quoi
que ce soit à son existence, à d’éventuels projets –
ou absence de projet – qu’il formulerait au sujet de
ses créatures, si une parole, un jour, n’avait retenti et
n’avait pu être recueillie. C’est évidemment toute la
question de Moïse et de sa vision sur le mont Sinaï.
Il n’a pas le droit de voir Dieu en face, il ne peut pas
le regarder, il ne sait absolument pas de quoi il a l’air,
mais Dieu lui parle, mieux, il lui écrit sa parole, pour
en faire une loi, la Loi. Voilà bien un dialogue étrange,
où il est interdit de regarder l’autre, pour pouvoir en
somme mieux l’écouter. Je ne peux pas accepter l’idée
du silence de Dieu, je veux dire du silence initial, car il
est bien entendu qu’après, il se tait. Mais il se tait parce
qu’il a déjà parlé : sa parole parle pour lui. Une parole
à la fois précise et peu claire d’ailleurs, qui nécessite
toujours la médiation de l’interprétation. La plupart
des religions donnent la parole à Dieu, je n’imagine pas
que l’idée de Dieu ait pu venir aux hommes en dehors
d’une parole qu’on lui prête. Dieu est-il d’ailleurs autre
chose que sa propre parole ?
David : J’imagine Dieu plutôt comme une créa-
tion personnelle, un mythe personnel, mais dans le
sens fort du mythe, dans le sens qu’il revêt pour les
sociétés traditionnelles : une parole primordiale et
fondatrice. Sans doute parlons-nous à un niveau diffé-
rent l’un et l’autre. Je m’accorde profondément à tes
raisonnements tout en pensant qu’ils n’épuisent pas la
question de la relation silencieuse à Dieu ou aux dieux.
Tes arguments se situent au niveau d’une tradition
Le sacré 97

religieuse émergente ou déjà fondée sur des institu-


tions et des discours. Une institution qui doit gérer la
parole encombrante et fondatrice de Dieu. Il y a déjà
en jachère ici la question infinie des polythéismes qui
diversifient les paroles et les versions du réel. S’agis-
sant des monothéismes, je me sens plutôt du côté de la
mystique dans mon raisonnement, mais celle-ci rejoint
la foi élémentaire du charbonnier. Et alors le dialogue
silencieux est de mise devant un Dieu qui s’apparente
à un interlocuteur personnel et invisible. On oublie
largement les médiations qui détournent les paroles
possibles de Dieu. On oublie qui il est, d’où il vient,
car tout cela est diffus et compte moins que l’amour
qu’on lui témoigne ou la demande qu’on lui fait. Le
mystique est dans une relation quasi érotique à Dieu,
il en ressent la présence dans tout son être. Pas éton-
nant que les Églises ne lui fassent guère confiance. Et le
charbonnier, lui, s’adresse à son Dieu comme à un père
aimant ou oublieux de ses devoirs, selon les circons-
tances. Il lui demande une faveur, un avancement, que
son fils guérisse ou réussisse son diplôme, ou bien il
discute avec lui comme avec son ami le plus intime,
le seul qui le comprenne. La fondation d’une religion
requiert une parole primordiale que l’institution doit
gérer ; mais la foi est au-delà, plus proche du sacré que
du religieux. Quand je dis que le silence est la langue
de Dieu, je pense surtout à cette dimension du sacré.
Philippe : Nous avons franchi, je crois, une
première étape, non pas sur le chemin de notre désac-
cord, mais dans une meilleure compréhension de
notre différence. Sans vouloir réduire la position de
l’un et de l’autre, je dirais que nous différons sur ce
qui a un caractère premier et fondamental du point de
98 Le silence et la parole

vue du sacré. Remarquons quand même que l’un et


autre, nous attachons une extraordinaire importance
au sacré, et que c’est au nom de cette ferveur, si je puis
m’exprimer ainsi, que nous lui lions ce que nous avons
de plus cher, toi le silence, moi la parole. Voilà qui
nous rassemble contre ceux qui nient toute possibilité
de transcendance, s’enferment dans un discours post-
moderne qui fait justement de la parole le lieu d’une
maîtrise et d’une transparence, et réduisent tout aux
« jeux de langage » dont Jean-François Lyotard s’était
fait un moment l’apologue. Notre écart sur la nature
du sacré n’est finalement rien face à cet aplatissement
de la pensée. Maintenant que tu as défendu ta thèse de
la primauté du silence dans le sacré, permets-moi de
donner quelques arguments en faveur de la parole et
de ce que je crois être, quant à moi, son rôle primor-
dial dans l’émergence de la conscience du sacré. Je
remarque d’abord que partout, dans toutes les cultures,
même si c’est le monothéisme qui a poussé cela à bout,
le sacré parle : la Nature, quand elle est sacrée, parle
à l’homme ; les dieux et les déesses sont particulière-
ment bavards, si l’on en juge par l’intense logorrhée,
par exemple, des divinités grecques. Le Dieu unique,
quand il a le bonheur d’apparaître, parle, et c’est sa
parole qui contient son existence. Comme le remarque
avec à peine d’ironie Régis Debray, il y a dans Jésus
confusion du message et du médium, et le christia-
nisme est « la médiation faite religion » (Cours de
médiologie générale, p. 92). Ce que je veux dire plus
précisément, c’est qu’à mon sens il n’y a pas de sacré
sans institution, c’est-à-dire sans un mode, pour parler
trivialement, d’enregistrement et de restitution de la
parole.
Le sacré 99

David : Mais qu’en est-il alors du chamanisme ?


Philippe : Le chaman, me semble-t-il, doit être
regardé comme une institution. L’idée d’une commu-
nication directe, en dehors de toute parole, avec Dieu
ou un au-delà du réel immédiat, est une idée posté-
rieure à toute institution du sacré. C’est une révolte,
d’une certaine façon, contre la contrainte trop forte
et trop matérielle que fait peser l’institution. Mais je
récuse qu’il y ait une séquence anthropologique où une
communion silencieuse avec le sacré était première
et aurait été suivie d’une sorte de récupération par
le monde des hommes, la société, les institutions,
qui détourneraient ce sens premier du spirituel pour
asseoir un pouvoir temporel. Si l’on regarde l’histoire
de la prière, on voit que la prière intérieure est large-
ment postérieure à la prière à voix haute qui elle-même
remplace, par exemple dans le judaïsme, les rites sacri-
ficiels qui étaient une des premières institutionnali-
sations du rapport à Dieu. Dans le livre de Samuel
(I Shemouél 1, 13), quand sa mère, Hana, « parle en
son cœur » et que « seules ses lèvres bougent », son
mari, qui l’observe, croit qu’elle est ivre ! La prière
silencieuse n’est pas encore entrée dans les mœurs.
En matière religieuse, le silence n’est-il pas une
forme tardive de la parole ? J’irai même plus loin, il
ne peut y avoir conscience du sacré qu’au sein de la
bruyante communauté institutionnalisée des hommes.
Il faut pour cela que le groupe humain prenne
conscience d’abord de lui-même, de sa « socialité », de
sa capacité créatrice qui s’exerce autant sur la nature,
par l’outil, que sur les autres hommes, grâce à l’usage
d’une parole opérante socialement et non simple outil
d’information mutuelle. La parole, dans ce sens, est
100 Le silence et la parole

fondatrice de la communauté, créatrice de l’humain.


La parole est aussi ce qui échappe à l’homme, ce dont
il n’a pas la maîtrise de la production, même si elle
lui permet une certaine maîtrise sur le monde. D’em-
blée la parole est sacrée, image du sacré. La première
représentation du sacré est probablement dans l’éton-
nement curieux et effrayant devant cette parole qui
s’échappe de l’homme, le lie en communauté. Le
groupe humain, avant d’être une communauté fami-
liale, comme le sont les chimpanzés, est une commu-
nauté de parole. Je ne vois rien d’étonnant, dans un
tel contexte anthropologique, que la parole soit ce lieu
qui est profondément nous et qui nous échappe, et
donc lieu du sacré : c’est la parole qui nous fournit le
mieux la première représentation de ce que peuvent
être Dieu et sa toute-puissance. C’est pourquoi lorsque
nous voulons nous rapprocher de lui, nous cherchons
à inscrire notre parole dans la sienne. La conscience du
sacré est donc indissociable de la parole et de l’institu-
tion. C’est ce triangle qui, pour moi, est premier. Et
c’est lui qui donne son sens à cette invention religieuse
postérieure, le silence.
David : Je partage plusieurs de tes analyses en
divergeant sur leur application à notre débat autour
du sacré et du religieux. Certes, la parole est fondatrice
du lien social, c’est elle qui nous réunit aujourd’hui
sous les auspices de cette longue conversation qui est
l’essence même de notre appartenance signifiante au
monde. Mais cette parole n’est en rien contradictoire
avec le silence, au sens où toute parole est précédée
du silence et où toute parole retourne au silence après
avoir été proférée. La parole en elle-même ne suffit
pas à assurer la communication. Une parole qui ne
Le sacré 101

serait pas interrompue de manière signifiante par le


silence (ne serait-ce que pour reprendre son souffle)
serait une logorrhée infernale, de même un silence que
n’interrompt pas la parole manquerait à la communi-
cation. Dans toute conversation, le silence a toujours le
dernier mot. Ni la parole ni le silence ne sont propices
en tant que tels, seule leur dialectique assure le lien
social.
On ne peut pas dire que le monothéisme pousse
le sacré jusqu’au bout puisqu’il l’anéantit. Il codifie
à outrance les représentations de Dieu, les manières
de le louer, et il sollicite toute une réglementation
des relations entre les individus, entre les peuples, les
manières de se nourrir, etc. Encore une fois le sacré est
en deçà du religieux. Le religieux est l’administration
du sacré, disait Mauss, une codification du contenu de
conscience et du rapport au monde. Le sacré est l’émo-
tion initiale qui pousse les hommes à se référer parfois
à Dieu, aux dieux, ou à en rester là dans un sentiment
de transcendance face à un visage ou à un événement,
sans le référer au divin. Les divinités grecques parlent
sans doute ; Dieu lui-même, dans les monothéismes,
impose sa parole par les différents prophètes, ou il la
prend lui même, certes. Nous ne sommes pas là dans le
sacré, mais dans le religieux. Le chamanisme ne relève
en rien du sacré, il relève du religieux, c’est-à-dire en
effet de l’institution sociale, même si celle-ci laisse une
bonne marge de manœuvre au chaman. Dieu tient son
autorité de sa parole, j’en conviens volontiers. Toute
institution est une mosaïque de paroles, de lois, de
rites. Le religieux unit, comme le rappelle l’étymologie
du mot, le sacré isole car il est individuel.
102 Le silence et la parole

Philippe : Pour toi, le sacré est donc différent du


religieux ?
David : Quand je parle du sacré, je me situe en
deçà du religieux. Le sacré traduit un sentiment de
transcendance devant le monde : la montagne qui
m’éblouit, la mer, le visage d’un enfant, la beauté d’un
texte ou d’un geste, l’amour : voilà le sacré, c’est-à-dire
la matière première, la matière encore non ouvragée,
qui donne parfois le religieux, c’est-à-dire l’institu-
tion d’une parole fondatrice face à laquelle l’homme
perd toute souveraineté. Dans le sacré, l’homme est
souverain. Quand je suis devant un paysage qui me
bouleverse, c’est bien le silence qui accompagne la
communion. Si je parle, j’introduis la séparation. Le
langage n’existe que pour conjurer la séparation entre
les hommes ou entre l’homme et le monde. Mais je
peux cependant choisir de parler pour partager mon
émotion. Et même dans la relation à Dieu, dans un
contexte donc religieux, le fidèle introduit son grain
de sel, son sentiment particulier de Dieu qui peut
l’amener à préférer parfois l’intériorité de sa parole ou
même son silence pour dire sa vénération. Là aussi,
dans ces formes singulières de relation à Dieu, même
dans les monothéismes, s’exprime bien quelque chose
de l’ordre du sacré. La communion silencieuse avec le
sacré n’est pas première, elle n’est pas une étape dans
une vision évolutionniste où l’on passerait du sacré
au religieux, et éventuellement, après, à la science à la
manière d’un Frazer. Non. Le sacré est une structure
de la conscience, le religieux une obédience. L’exemple
d’Hana ne réfute pas mon propos car la parole inté-
rieure, qui n’est pas forcément une prière, est une
constante de la condition humaine. Nous sommes en
Le sacré 103

permanence immergés dans un flux de conscience.


Quand Hana parle en son cœur, je dirais d’ailleurs
qu’elle prie, qu’elle récite une prière, et que machina-
lement ses lèvres l’accompagnent. À tout instant, cette
parole intérieure se meut en nous sans pour autant que
nos lèvres remuent. En revanche, quand on regarde des
fidèles dans un lieu consacré, on en voit parfois qui
chuchotent ou dont les lèvres tracent des mots muets
dans l’espace. Pour moi, la prière silencieuse est dès lors
aussi banale que toute délibération silencieuse, comme
nous en avons des milliers dans la vie. Je pense que tu
confonds dans la même signification sacré et religieux,
quand je les distingue de manière absolue dans le
sillage de Mauss ou du Collège de sociologie, je pense
surtout à Leiris et à Caillois. La conscience du sacré est
certes indissociable de la parole ou plutôt du symbo-
lique ; il faut une humanité pensante pour éprouver
une vibration devant l’existence, mais elle se passe fort
bien de l’institution ou elle la subvertit en permanence.
Et cette conscience du sacré trouve dans le silence une
voie possible de son ressenti. Pour moi, la mystique, en
tant qu’elle subvertit le religieux, le déborde en deçà,
il en est une expression forte. Comme la parole, le
silence est une matière de sens. Il n’est jamais le vide,
le non-sens ; au pire il est une énigme, c’est-à-dire du
sens rendu inaccessible.
Philippe : Notre différence s’éclaire : pour toi, le
sacré est d’une part premier et permanent, et d’autre
part intimement lié au silence. Pour moi, il n’y a pas
de « stade premier » et le sacré est d’emblée produit
au sein du religieux et de son institutionnalisation,
qui sont étroitement dépendants de la parole. Sans
vouloir avoir le dernier mot sur un sujet qu’il faut,
104 Le silence et la parole

je crois, maintenant que nous élargissions à d’autres


thèmes, quitte à revenir à un moment sur celui-là, je
voudrais dire cela, qui éclaire et ouvre mon propos à
d’autres horizons : il ne me semble pas, indépendam-
ment de la question du sacré, que le silence soit jamais
premier, comme tu le soutiens. Bien sûr, du point de
vue de l’anthropologie préhistorique, nous n’en savons
rien, faute de traces autres que celles de l’outil. Nous
sommes donc provisoirement libres pour spéculer. Je
crois que l’humain se façonne dans la parole, dans le
verbe. Il est d’abord un animal qui sculpte sa parole
et se découvre en elle. Comment s’opère ce passage ?
Nous n’en savons rien, et l’hypothèse d’une possibilité
de parole insufflée par Dieu n’est ni plus mauvaise,
ni plus prouvable qu’une autre. « Au commencement
était le verbe. » Je vois pour ma part, y compris en
matière religieuse, le silence comme un facteur de
progrès, de mieux-être dans la parole, bref, comme un
prolongement de la parole. Le silence est une parole
spécifique. Mais cela reste à mes yeux une découverte
tardive de l’humanité, qui apprend à se taire pour
mieux parler encore. Avec cela tu ne peux sans doute
pas être d’accord. Je propose donc, si tu n’as plus de
remarques à faire sur ce sujet, que nous explorions
ensemble, au risque d’aggraver notre désaccord, mais
qui sait, peut-être de se rapprocher, un autre aspect du
rapport entre la parole et le silence, l’indicible.
8
L’indicible

Philippe : Puisque nous avons choisi maintenant


de parler de l’indicible, dans son double rapport, bien
évidemment, avec la parole et le silence, je voudrais
tout de suite, pour ma part, lever une équivoque. Du
moins ce qui me semble tel. L’indicible fait partie de la
grande famille des notions galvaudées. Ne sommes-nous
pas parfois tentés d’utiliser l’existence de ce continent
mystérieux pour ne pas chercher plus avant à exprimer
ce qui pourtant pourrait trouver à s’incarner dans une
parole ? La raison a ses paresses et nous connaissons tous
trop bien celles qui nous guettent quand, au seuil de la
difficulté de dire, nous renvoyons notre propos au silence
supposé de l’indicible. Je pense en disant cela, bien que
le terme de paresse ne lui convienne pas parfaitement,
au philosophe Wittgenstein, du moins à celui qu’il est
convenu d’appeler le premier Wittgenstein. Parti de la
conclusion selon laquelle le langage ne pourrait servir
qu’à parler des faits et donc à se disposer dans l’ordre
de la logique, le philosophe viennois en conçut l’idée
106 Le silence et la parole

déroutante qu’il fallait désormais se taire dès qu’on


voulait parler d’autre chose que des faits, c’est-à-dire, si
je comprends bien, dès qu’on voulait parler du sens du
monde. L’indicible est ici le mauvais refuge d’une pensée
qui fuit au seuil même de se penser elle-même. Dans
ce sens, c’est bien un penseur moderne, déjà guetté par
les vertiges du paradigme informationnel post-moderne
et par l’oubli radical du sujet. L’indicible, à mon sens,
est toujours plus loin que nous ne l’imaginons, tant la
parole est puissante non seulement dans sa capacité à
décrire le monde, ce qui ne serait rien en soi, mais dans sa
puissance à le créer. La parole repousse ainsi les frontières
de l’indicible, au point que ce continent mystérieux est
peut-être comme l’horizon des marins, toujours devant
au fur et à mesure de l’avancée du bateau. Mais peut-être
suis-je trop optimiste ou plutôt, ce qui reviendrait au
même, accordé-je trop de pouvoirs à la parole !
David : En effet, le monde ne prend forme et
sens que dans le regard de l’homme, et donc dans les
ressources du langage, c’est-à-dire aussi à travers les rites,
et la symbolique corporelle qui interprète également
le monde. Mais la parole est en effet un outil premier.
Wittgenstein est ici dans un rêve positiviste qui mécon-
naît l’élémentaire de l’existence. La parole, en ce qu’elle
relève de la culture, invente en effet, à l’intérieur du réel,
une dimension propre où se trament le social et le rapport
plus large au monde. Il n’y a de monde que de paroles
tenues sur lui. La langue invente à ce point le monde,
à travers la parole singulière du locuteur, que souvent
les ethnologues butent sur des traductions impossibles.
Par exemple, s’agissant des émotions sur lesquelles j’ai
travaillé, soit ils doivent solliciter les ressources du langage
en recourant à de longues périphrases pour décrire un
L’indicible 107

ressenti et une expression émotive dont il n’y a pas d’équi-


valent dans nos sociétés, soit encore ils les nomment avec
les termes vernaculaires en essayant de les expliquer au
lecteur d’une autre culture. Mais si je partage ton senti-
ment sur la créativité du langage, mon affection pour
une anthropologie des limites m’amène à soulever des
moments d’existence qui aboutissent à une mise en échec
des ressources de la parole. Les exemples sont nombreux ;
nous avons déjà évoqué le mysticisme, mais plus encore
il y a la confrontation à l’horreur. Comment un rescapé
de la Shoah, par exemple, peut-il dire l’horreur de ce
qu’il a vécu ? Primo Levi dit, en substance, que les mots
perdent leur essence quand il s’agit de décrire les camps.
Comment parler de froid, quand il fallait travailler
presque nu sous des températures largement au-dessous
de zéro presque sans avoir dormi ni mangé ? Comment
même parler de la mort quand elle est donnée de cette
manière ? Les mots butent sur le tragique de l’exis-
tence extrême. Regarde aussi les malentendus toujours
possibles. Dans une classe de jeunes élèves, Primo Levi
vient de raconter l’horreur des camps. Un adolescent lève
la main : « Monsieur, faites un plan du camp. » Primo
Levi s’exécute. Le jeune homme lui explique alors qu’il
était très facile de s’évader. Et il commence à bâtir un
scénario pour que les déportés s’échappent. Primo Levi
fait état de ses doutes. L’adolescent le coupe : « Si jamais
cela recommence, faites comme je vous ai dit et vous
verrez que vous en sortirez. » Ce jeune homme et Primo
Levi ne sont pas dans les mêmes dimensions d’existence,
et le langage échoue à les réunir. Mais il y a bien d’autres
zones où la complexité et l’ambivalence du monde et la
parole de l’homme peinent à se rejoindre.
108 Le silence et la parole

Philippe : Comment, bien sûr, ne pas être d’ac-


cord avec toi, lorsque tu évoques l’expérience de Primo
Levi ? Les exemples – hélas ! – ne manquent pas, de ces
situations si extrêmes que la parole est impuissante à en
rendre compte. Ces situations ont en commun d’être
celles où, justement, on a tenté d’arracher un humain
à son identité, de le décoller de lui-même, de le nier de
son être. Comment parler une telle expérience ? Qu’en
savons-nous, nous-mêmes, qui ne l’avons pas vécue ?
La parole, ici, s’est arrêtée au seuil de l’indicible, mais
elle dit malgré tout que l’individu existe. La parole de
Primo Levi, celle de tous les rescapés, dessine en creux
un univers que nous n’entrevoyons même pas, nous qui
sommes dans le confort de notre être. La parole s’articule
donc à l’indicible pour le désigner comme un monde
hors de sa portée. Mais garderons-nous, dans ce débat
à deux voix, comme seul moment de l’indicible, celui,
tragique, des tentatives de génocide ? N’y a-t-il pas – et
je me fais ici l’avocat de ta cause – d’autres moments
moins dramatiques de l’indicible ? N’y a-t-il pas, même
dans notre quotidien le plus ordinaire, même dans nos
actes les moins chargés de sens, un envers du langage, un
négatif de la parole, une impossibilité à dire, que finale-
ment nous regretterions ? Et le mouvement de la parole
n’est-il pas aussi une tentative permanente de reconquête
de ces territoires vierges de son influence ? La question
fondamentale qui me semble dès lors posée, et je te la
renvoie, est de savoir si nous devons vraiment tout faire
pour que la parole atteigne tous les recoins de notre être,
ou s’il n’y a pas dans cette tentative audacieuse une part
de saccage possible. Pour ma part, tu le sais, je pense que
nous devrions considérer toujours que la parole peut bien
plus qu’elle ne dit.
L’indicible 109

David : Bien sûr, d’innombrables moments


de l’existence, de manière plus quotidienne, nous
confrontent à la question de l’indicible. À ce propos,
peut-être faut-il distinguer, à la manière de Jankélé-
vitch, l’ineffable sur lequel l’homme est intarissable, à
la manière des mystiques ou des amoureux, dire sans fin
au risque du bavardage qu’on ne peut rien dire de l’expé-
rience tant elle est merveilleuse et intense, et l’indicible
qui arrache la parole de la gorge, la réduit au silence par
désespoir de trouver les mots, l’homme alors se tait car le
langage est brisé, la parole sans voix. L’indicible est une
sidération de la pensée. Mais on en rencontre la butée
dans des expériences également courantes, la douleur
par exemple. L’homme qui souffre échoue à se dire.
La douleur est un fait personnel et intime qui échappe
à toute mesure, à toute tentative de le cerner ou de le
décrire. La douleur est une radicale mise en défaut du
langage. Elle isole l’homme dans son carcan et le laisse
impuissant à nommer cette intimité torturante. D’où
la plainte, les larmes, le gémissement, le silence, autant
de défaillances de la parole et de la pensée. Le corps,
par ses mimiques, ses attitudes, ses postures, prend le
relais des mots pour dire l’intolérable. Certes, il reste le
recours à des images conventionnelles pour tenter de
communiquer le ressenti : « C’est comme des coups de
couteau », « c’est comme si mon ventre était pris dans
un étau », « c’est comme la morsure d’un chien », etc. La
métaphore est l’une des ressources créatives de la parole,
pour dire sa peine, sachant pourtant que l’homme qui
parle ainsi n’a jamais reçu de coups de couteau, n’a jamais
été torturé, ni même mordu par un chien. Pourtant
ces images approximatives organisent son expérience,
mettent une signification sur elle, la rendent en partie
110 Le silence et la parole

communicable. En partie seulement, car il reste un indi-


cible, surtout dans le cas de grandes douleurs ou simple-
ment de douleurs chroniques, où souvent le patient vit
le désespoir de ne pouvoir dire et partager sa souffrance.
La douleur immerge dans un monde inaccessible à
tout autre, un monde qu’on ne rejoint qu’à ses franges
grâce à la compassion, à l’amour. Mais simultanément
la personne qui souffre sait bien qu’il lui est impossible
de transmettre oralement son expérience. D’où le risque
de l’extrême solitude de l’homme souffrant si l’autre ne
fait pas un pas vers lui, un essai de compréhension, un
rapprochement où le corps (une main sur un front, une
caresse, deux mains qui s’étreignent, etc.) relaie la parole.
Même si la parole, là encore, n’est jamais totalement
disqualifiée.
Philippe : Je suis bien heureux que tu évoques la
métaphore comme possibilité pour le langage de dire
autrement ce qu’il ne peut dire directement. La méta-
phore, l’analogie en général, est une ressource puissante
de la parole. Elle lui permet de s’affranchir des limites
de ce que serait un pur langage descriptif. Si l’homme
était enfermé dans la description, dans l’information,
comme semblent l’être les animaux, il n’aurait pas de
parole. C’est pour cette raison que l’analogie fascine tant
d’auteurs et qu’elle a fait couler beaucoup des meilleures
encres. L’analogie, c’est un peu de notre humanité. Elle
constitue un acte créatif qui permet à la parole d’étendre
son emprise sur les vastes territoires de ce qu’elle ne peut
pas saisir par les voies habituelles. L’indicible ne dimi-
nuerait-il pas notre être si on le laissait s’étendre ? La
douleur, sur laquelle tu as beaucoup travaillé, est une
des situations les plus graves dans laquelle l’analogie
permet d’avancer la parole. Dans ce sens, l’analogie est
L’indicible 111

une conquête de l’être. Après avoir insisté sur l’extension


de l’étendue de la parole qui me paraît une des tâches de
l’humain, je voudrais évoquer également un point qui
n’est pas souvent mis en avant : ce n’est pas parce que
l’on peut dire qu’il faut forcément le dire. Le pouvoir
de la parole, c’est aussi sa capacité à se retirer volontai-
rement. Combien de fois n’a-t-on pas fait l’expérience
intime de s’arrêter au seuil d’une parole dont on sait par
exemple qu’elle pourrait blesser l’interlocuteur, qu’elle
serait une intrusion dans son espace privé ? Ce retrait de
la parole me paraît essentiel même si notre modernité
porte en elle la croyance selon laquelle tout doit pouvoir
être dit pour que les relations des hommes soient plus
harmonieuses. Mais nous sommes là en plein dans l’il-
lusion, dans l’utopie de la communication. Il y aurait
donc, entre la parole tenue et les espaces de l’indicible,
une zone de silence qui constituerait peut-être aussi un
élément nutritif essentiel de ce milieu où nous pouvons
être ensemble tout en restant nous-mêmes, que l’on
appelle la société.
David : Peut-être même est-ce le langage tout entier
qui est analogique, métaphore projetée sur un monde
insaisissable dans son ultime objectivité. La culture
est une fiction qui autorise les repères et les valeurs en
commun ; elle est discours sur le monde, sachant que
bien d’autres pourraient être tenus ; elle jette sur le réel
une trame de sens qui permet la communication et
l’action. Contrairement aux animaux, sans doute, nous
vivons la poétique du monde. Mais certains propos
s’inscrivent davantage dans la métaphore que les autres,
ils puisent dans les ressources du langage en les tirant
à leurs extrêmes ; ils sont en décalage avec l’expérience
vécue du sujet qui cherche pourtant, à travers ce détour,
112 Le silence et la parole

la meilleure manière de se dire. Le monde en effet est


inépuisable ; telle est la chance du langage et donc de
l’homme en tant qu’il fabrique le sens qui favorise son
existence. Et puis, tu soulèves la question redoutable
des limites morales du langage, peut-on « tout » dire ?
Au-delà, bien sûr, de l’inconscient qui nous dérobe sans
doute l’essentiel de nous-mêmes. Cela évoque ce que
Simmel nomme l’espace de réserve, cette part de soi qui
avance silencieuse au fil des circonstances sociales dans
le souci de se préserver – et aussi de préserver l’autre –,
non pas le masque, qui renverrait à une autre analyse,
mais le secret : ce qui de soi ou de l’autre, s’il était révélé,
ébranlerait les assises identitaires du sujet. Une zone de
silence enveloppe chaque individu en proportion de
ce qu’il entend cacher de son existence présente ou de
son histoire, de ce qu’il défend de sa vie privée ou de ce
qu’il sait de l’histoire personnelle des autres. Le secret
est fondateur d’altérité, il autorise l’exercice de la liberté
en laissant libre cours à la différence. S’il était possible
de tout dire de soi ou de tout savoir sur l’autre, toute
individualité serait anéantie. La disparition du secret est
simultanément celle du mystère. L’ombre est nécessaire
à la lumière.
Philippe : Évidemment, dès que l’on ouvre une
discussion sur l’analogie, celle-ci ne connaît plus sa fin.
Je ne résiste pas, tout en ayant le regard tourné vers ce qui
nous rassemble dans ce chapitre, la question de l’indi-
cible, à exprimer mon désaccord sur l’idée selon laquelle
le langage serait tout entier analogique. Cette tentation
est évidemment en harmonie avec toutes les concep-
tions qui font une grande place à l’indicible. L’analogie,
comme figure unique de la langue, serait alors le signe
qu’on ne peut rien embrasser directement, qu’on ne peut
L’indicible 113

connaître qu’en se taisant, l’analogie étant alors une figure


plus du silence que de la parole. Pour ma part, je crois
que l’analogie n’est qu’un aspect du langage, qui lutte en
permanence avec le désir de dire directement le réel. Un
des acquis de la rationalité est de nous aider à construire
des descriptions du monde que le monde lui-même
reconnaît. Je mettrai autant d’énergie à combattre l’idée
que tout est analogie qu’à combattre celle qui dit que
tout pourrait être description objective. Notre richesse
n’est-elle pas dans ce va-et-vient permanent ? Ce qui est
indicible à la description, nous en faisons le détour par
l’analogie, et réciproquement ce que l’analogie peine à
exprimer fournit parfois les bases d’une bonne descrip-
tion. Le langage est un essai permanent de dire le monde,
et lorsque nous butons sur ce qui nous apparaît indi-
cible, nous inventons de nouveaux moyens de continuer
à parler. L’histoire de l’humanité est aussi histoire d’une
parole qui va de l’avant, qui investit en permanence de
nouveaux territoires et qui ne saurait se satisfaire qu’en
toute dernière instance d’une impossibilité provisoire de
parler. Il y a à cela une raison fondamentale que le mono-
théisme a découverte, le monde tout entier est contenu
dans la parole. En ce sens, et je te concède que ma posi-
tion dans ce débat est radicale, l’indicible reste pour moi
une modalité particulière de la parole.
David : L’analogie comme figure unique de la
langue et de la culture s’entend à mon sens au niveau
anthropologique, c’est-à-dire à un niveau embrassant la
condition humaine et tramant dans la dimension symbo-
lique, la dimension du sens, le dénominateur commun
d’une humanité qui s’en différencie cependant par son
usage à travers la multitude des cultures. La symbolique
est la matière première du regard que l’homme porte sur
114 Le silence et la parole

le monde, et je pense que l’on n’y échappe jamais. Il


n’y a pas de point d’Archimède pour soulever le monde
d’une vérité absolue. Pourtant, à un autre niveau d’ana-
lyse, entendu cette fois à l’intérieur d’un système ouvert
et polémique de sens (une société donnée), un consensus
peut se faire sur une description du monde, devenant dès
lors « objective » parce qu’elle ne soulève aucune objec-
tion. Mais pour d’autres sociétés, voire d’autres groupes,
le serait-elle « objective » ? L’homme n’est pas objet, il est
toujours dans un subjectif plus ou moins partagé, à moins
de se positionner sur un étrange promontoire où il pour-
rait affirmer tranquillement : « Partout il y a de la culture,
mais ce que je dis est au-delà des cultures, ma parole
n’est pas relative à un monde, elle est vraie. » Comme la
notion de conscience de classe des marxistes. Autrefois il
y avait de l’histoire, maintenant il n’y en a plus. Je bute
évidemment sur ce point. Il ne s’agit pas pour moi de
dissoudre le monde dans l’illusion ou dans l’impossibilité
d’en rendre compte. À l’intérieur d’un système ouvert
de sens, plus ou moins partagé dans une société, on
opère une traduction efficace et consensuelle du monde.
Mais au-delà, le refus ou la polémique peuvent faire rage
en matière d’interprétation des choses. J’exclus bien
entendu de ce raisonnement ce qui relève du délire ou
de l’intégrisme, je parle de systèmes culturels qui se trans-
mettent avec un accord des communautés. L’histoire de
l’humanité est plutôt une multitude de paroles qui vont
de l’avant et s’affrontent ou s’influencent, s’éliminent,
discutent, etc. Ce qui nourrit l’inlassable polémique qui
constitue l’histoire de l’homme, c’est justement le conflit
d’interprétation, au-delà évidemment des questions de
pouvoir, de richesse, de prestige, etc. – qui d’ailleurs
relèvent elles aussi de systèmes culturels ouverts. Que le
L’indicible 115

monde occidental l’ait emporté sur l’ensemble des autres


sociétés, sans être pour autant lui-même homogène, ne
signifie pas qu’il ait raison dans son interprétation et son
usage du monde. Il est même en proie à de redoutables
conflits internes. La raison instrumentale ne peut dire le
tout du monde. Cela évoque pour moi la phrase terrible
de Cheikh Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë : un
homme et une femme, dans une société traditionnelle
africaine des années 1930, s’affrontent sur le devenir de
leur enfant déjà grand. Le père veut que son fils reste en
Afrique et continue à se nourrir de la culture de ses aînés
afin de prendre un jour leur place. Sa femme refuse : « Il
doit aller faire ses études à Paris et comprendre comment
on peut vaincre sans avoir raison. » Terrible sentence.
L’écrasement des autres visions du monde a rarement
l’objectivité des choses pour arbitre, mais plutôt le fracas
des armes. Piètre critère pour juger de la pertinence
des interprétations des choses. Ta référence au mono-
théisme est habile puisque chacun d’eux – mais déjà ils
sont plusieurs – instaure une transcendance absolue de
la vérité par la parole. Je te l’ai déjà dit, je me reconnais
davantage dans les polythéismes, car je pense que la vérité
est sans cesse en débat et qu’il nous incombe de l’accepter
toujours comme relative et provisoire, malgré l’efficacité
et la satisfaction personnelle qu’elle nous procure. Ainsi,
dire que l’analogie est une figure centrale de la langue
n’est-il pas se taire, ou à l’inverse s’inscrire en perma-
nence dans le débat, dans une parole incarnée et toujours
vivante à la rencontre de celle de l’autre ?
Philippe : Toute réflexion sur l’indicible nous
ramène finalement, irrésistiblement, à ce que l’on peut
dire et, surtout, au statut de la parole. Pour qu’il n’y ait
pas de malentendu entre nous, je voudrais rappeler qu’à
116 Le silence et la parole

aucun moment je n’ai parlé de vérité. Le mot est sans


doute trop grand pour tenir dans une simple parole. Et
s’il y a bien pour moi un objet de l’indicible c’est juste-
ment la vérité. Ne devrions-nous pas faire comme certains
font avec Dieu, ne jamais prononcer le mot « vérité », ne
jamais l’écrire, pour ne pas laisser supposer qu’on peut
l’enfermer dans un mot ou une parole ? Tel est pour moi
le statut de la vérité : elle est toujours ailleurs que là où
je suis. Cela empêche-t-il que je la recherche ? Que je la
traque, que j’en cherche des signes ? Pourquoi renonce-
rait-on à une recherche sous prétexte que le but s’éloigne
au fur et à mesure de notre approche ? Tel est pour moi
le sens de la parole, de son mouvement, de sa tentative de
dire ce qui est. Tout cela est évidemment à mille lieues de
l’insupportable prétention moderne à détenir le Vrai sous
prétexte que l’on maîtrise temporairement et localement
une parcelle de l’univers. Cette discussion sur la vérité
me paraît distincte d’une discussion sur les possibilités
descriptives de la parole. La description produit de l’in-
formation et celle-ci se situe dans un autre espace que la
question de la vérité. Il y a une vérité de la description
qui n’est pas la vérité de la connaissance. L’une est dans
le domaine du dicible, elle travaille même au progrès du
dicible, l’autre est clairement dans le domaine de l’indi-
cible. Tu sais que je suis très attaché à cette distinction
entre information et connaissance. Mais justement, l’in-
dicible ne pose-t-il pas, aussi, la question de l’intériorité ?
9
L’intériorité

David : L’intériorité est une notion vague et


visqueuse, propice aux malentendus ; je ne l’entends
pas au sens d’une métaphore assourdie de l’âme, ou
comme une région privilégiée du soi tout entière
consacrée à la contemplation, à la spiritualité. C’est
encore moins une enclave religieuse « naturelle » en
quelque sorte, que l’individu porterait en soi. Je vois
l’intériorité comme un terme fragile désignant une
sorte de jardin secret de l’individu, dans son univers
personnel, un espace sans lieu où il se voit dans sa
nudité fondamentale. Car à mes yeux l’intériorité n’est
pas un lieu, ou alors elle se donne à la manière d’un
abîme, d’un gouffre, comme disait Henri Michaux. Je
la vois comme cette part irréductible en nous, qui
questionne l’être, ou plutôt l’étant, cette question
lancinante de la place de l’homme dans l’univers, et
de sa place à soi au sein de ce tumulte. L’intériorité
est plutôt un moment, celui où fait irruption la ques-
tion ontologique : le mystère de la présence au monde,
118 Le silence et la parole

être ce qu’on est au fil de notre histoire. L’intériorité


est le moment du retour sur soi, la suspension de la
turbulence du monde et la plongée brève ou longue
sur ce qui fonde ce qu’on est comme individu. Nous
retrouvons là en profondeur notre interrogation sur
le silence et la parole, moins en opposition qu’en
fécondation réciproque. Car le silence est l’élément
privilégié d’une telle interrogation. Tu me connais
comme un amoureux du silence, mais tu sais aussi
que j’écris le plus souvent dans le tintamarre des cafés,
des terrasses, au cœur de la foule, sans être gêné, au
contraire en me nourrissant de cette vie brute qui
coule autour de moi. Des visages me bouleversent, des
situations, des odeurs ; la radio des bistrots me lance
dans de longues rêveries. Je ne conçois pas de plus belle
« intériorité », je baigne dans le silence intérieur, mais
dans la jouissance de la rumeur de la ville. L’intério-
rité ne s’oppose pas au vacarme car elle relève d’abord
d’un état d’esprit. Mais le silence la déploie. Une autre
forme d’intériorité, non moins puissante, naît de la
nuit, de l’absence de bruit ; la nuit rurale, quand on
marche sous les étoiles, nous renvoie de manière aiguë
à la question ontologique. On se sent à la fois seul
et relié. Il semble que les mots se dérobent pour dire
l’ampleur de la question, quant à la réponse…
Philippe : Il me semble quant à moi que l’inté-
riorité est une notion essentielle pour comprendre
l’homme en société tel que l’ont façonné des siècles
de cultures occidentales. L’intériorité est, bien sûr, une
métaphore, il n’y a pas de lieu biologique correspon-
dant. Mais cette métaphore rend compte puissamment
d’un niveau de réalité qui nous échapperait autre-
ment. La première question concernant l’intériorité,
L’intériorité 119

qui fera peut-être pont entre la problématique du


silence et celle de la parole, est celle de savoir si elle
est consubstantielle à l’humain. Pour ma part, si tu
veux bien accepter la distinction entre conscience de
soi et intériorité, il me semble que la métaphore de
l’intériorité est d’apparition relativement récente dans
l’histoire de l’humanité. Elle implique un changement
profond, une rupture avec ce que Louis Dumont
appelle la société holiste, où l’individu ne se perçoit
que comme membre d’un groupe, d’un collectif, d’un
« tout », même s’il a, bien entendu, une conscience
individuelle de cette appartenance. Bref, il me semble
que l’intériorité est liée intimement à l’émergence
d’une parole individuelle. C’est là que je voulais en
venir. Tu vois bien que, dans cette perspective, l’inté-
riorité est liée à la possibilité pour l’homme d’avoir un
destin individuel, une possibilité de choix personnel,
une mobilité dans la société, tous éléments qui sont
contemporains de son accession à une parole propre.
L’existence de l’intériorité, comme lieu de la personne
et non plus de l’individu, est un symptôme effrayant,
car elle indique un avant et un après dans l’histoire de
l’homme, qui s’ordonne autour de l’émergence d’une
parole libre. L’intérieur et l’extérieur sont ici étroite-
ment solidaires. Je vois l’intériorité non pas comme un
dedans coupé du monde, mais comme une condition
d’ailleurs réciproque de possibilité de la parole. Peut-
être ne partageras-tu pas cette vision anthropologique
qui fait de l’intériorité un symptôme de modernité.
Avant de m’expliquer plus avant sur ce point, peut-être
souhaites-tu réagir.
David : Je me sens en accord avec l’idée que l’inté-
riorité est une conséquence de la fracture des anciennes
120 Le silence et la parole

communautés nouées en traditions qui laissaient


peu de marges aux choix individuels. Ce passage du
« nous-autres » au « moi-je », je l’ai d’ailleurs analysé
comme la condition d’apparition d’une conscience du
corps, comme lieu de la différence entre les individus,
comme affirmation justement du « moi-je ». Le corps
est « facteur d’individuation », comme dit quelque
part Durkheim à la suite de Thomas d’Aquin. Ton
idée est belle de faire naître également l’intériorité de
ce sentiment de liberté qui saisit l’homme affranchi
des anciennes solidarités et des chemins tracés par la
coutume, et qui peut inventer lui-même sa condi-
tion. En perdant la sécurité de son immersion dans le
groupe, la personne se vit comme individu, c’est-à-dire
comme coupée, séparée, unique, et elle se pose alors
les questions anthropologiques par excellence : qui
suis-je ? Où vais-je ? Que puis-je espérer ? L’intériorité
apparaît ainsi comme le lieu sans espace d’un jeu entre
soi et l’autre, soi et soi. Cependant, je me demande
si, dans les sociétés traditionnelles et communautaires,
certains hommes n’ont pas expérimenté parfois leur
intériorité du fait des circonstances qui les envelop-
paient. Je pense à Œdipe ou Antigone pour la Grèce,
ou Ulysse, ou encore aux chamans, aux conteurs, aux
ascètes, aux renonçants, c’est-à-dire en un mot ceux
qui font profession de la « distance » avec les autres et
disposent en ce sens d’un statut singulier au sein du
groupe. Je me demande si l’émergence d’un sentiment
du moi et de l’intériorité ne caractérise pas jusqu’à
un certain degré ces hommes devenus porte-parole
du groupe, et en ce sens porteurs aussi d’une parole
propre.
L’intériorité 121

Philippe : En procédant ainsi, tu poses la


conscience d’une intériorité comme une donnée
anthropologique fondamentale et constante. Cela
nous renvoie à un problème plus général et à une
« croyance » anthropologique – que j’avoue partager
en partie –, selon laquelle tout ce que déploie l’homme
dans son parcours historique est déjà là, contenu
potentiellement dans son humanité. Dans ce sens, le
premier homme – qu’il serait plus prudent de mettre
au pluriel – contient tous les suivants, même s’il ne
les actualise pas immédiatement. L’historicité n’est
peut-être que le déploiement de notre destin initial.
Pour ce qui me concerne, je crois fermement que
la parole, dans toute la richesse de son déploiement
actuel, sa précision informative, sa puissance expres-
sive et son obstination argumentative, était déjà poten-
tiellement cela dans cette Afrique de l’est qu’on nous
décrit comme le point de départ de l’humanité. Il a
fallu cependant certaines circonstances historiques
pour qu’elle commence à se déployer. L’intériorité suit
probablement le même chemin. Le berceau de la méta-
phore, qui nous permet un début de représentation
de ce phénomène, est bien la conscience individuelle
de soi qui caractérise l’humain depuis son accession à
l’humanité. Curieusement, il me semble que tant que
l’intériorité reste de l’ordre de la conscience indivi-
duelle, elle n’est rien de plus que cette dernière, ou tout
au moins à peine plus que la conscience diffuse d’un
approfondissement possible, d’un voyage intérieur que
l’on pourrait engager. Mais ce voyage sans carte et sans
boussole fait peur, et il aura sans doute fallu attendre
de l’entreprendre à plusieurs pour que l’on s’y risque.
Cela est tardif. Je le situe, très spéculativement, au
122 Le silence et la parole

détour de l’agora grecque, où se noue nouvellement


entre les citoyens une parole sans transcendance immé-
diate, qui fractionne le groupe. La parole moderne relie
ce qui autrement éclaterait du fait de l’absence de liant
que représente la transcendance. Tu sais que pour les
Grecs, il fallait croire aux dieux, mais qu’il fallait aussi
les mettre à leur place, et celle-ci n’était pas sur l’agora,
premier lieu d’une si intense solitude. Je crois qu’il y a
aussi une raison politique, que je t’expose rapidement,
mais sur laquelle je reviendrai : cette nouvelle société
qu’inaugure la démocratie grecque fait une obsession
de l’égalité. Il y est impossible de s’élever sous peine
d’ostracisme. Comment grandir dans ces circonstances
autrement que dans un espace intérieur ouvert à cette
occasion ? L’intériorité est peut-être un pur produit des
dispositifs de parole égalitaire, « protodémocratiques »,
dont la Grèce antique fournit un exemple, mais qui
est loin d’être isolé, comme le montrent les travaux
rassemblés par Marcel Detienne.
David : On imagine une multitude de premiers
hommes entrant lentement dans la dynamique du
langage en même temps sans doute qu’ils se vertica-
lisent, libérant la face des activités de toilette ou de la
quête de nourriture, et donc préludant à l’apparition
du visage, vouant désormais les mains à la fabrique des
outils, aux caresses, à la communication, au toucher,
etc. Cette convergence de données aboutit sans doute
également à l’accroissement de la masse du cortex de
l’animal humain. Le langage est un élément majeur
de cet arrachement de l’homme à l’espèce, il participe
de la culture et il l’anime de manière fondatrice. Tu
situes l’émergence de la parole moderne dans l’agora de
la société grecque, à l’écart du monde servile, comme
L’intériorité 123

un règne de la démocratie et de l’égalité pour les


citoyens, une égale dignité des hommes voués dès lors
à la conversation et à l’argumentation, s’ils entendent
convaincre les autres de la pertinence de leurs points de
vue. Cette image à laquelle je souscris m’en amène une
autre en contrepoint, elle aussi ayant valeur sans doute
de paradigme : celle de la parole dans les sociétés sans
État qu’analyse Pierre Clastres. Les chefferies tradition-
nelles sont, à ses yeux, vouées à une parole sans fin, non
pas celle de la conversation que tous partagent, mais
celle d’un soliloque tenu par un seul homme qui n’a pas
le choix de se taire. Indéfiniment le chef parle, allongé
dans son hamac, d’une voix forte que nul n’écoute,
mais qui vient en toile de fond du murmure de la vie
quotidienne. L’obligation de parole du chef, malgré la
nonchalance de sa communauté, rappelle les mythes
fondateurs ; elle célèbre les manières traditionnelles
de vivre, la sagesse des ancêtres dont il convient de
répéter les activités ou de remémorer les hauts faits. Ce
n’est en aucun cas une parole d’ordre, mais une parole
d’emblée consensuelle, indiscutable, à la différence de
l’agora. Nous n’avons pas affaire ici à des individus
susceptibles d’imposer leur vision du monde par une
parole autoritaire ou par des arguments irréfutables.
Il s’agit seulement de dire et de répéter le monde, de
rassembler les hommes. Clastres rappelle d’ailleurs que
le chef qui veut faire le chef, c’est-à-dire qui se sépare
du consensus pour imposer une parole singulière, est
aussitôt démis. Le ronronnement paisible d’une parole
vouée à redoubler le quotidien comme une enluminure
vocale mais essentielle au groupe s’oppose à la parole
politique d’emblée séparée et qui cherche à convaincre
pour s’associer, éventuellement contre d’autres. La
124 Le silence et la parole

fragmentation de la parole qui permet justement le


débat naît de la partition de la communauté et de
rivalités sociales ou individuelles, de divergences qu’il
convient d’accorder par le débat ou la guerre.
Philippe : Voilà que notre goût prononcé – à l’un
et à l’autre – pour l’anthropologie nous éloigne un peu
de notre sujet actuel, l’intériorité, notion que tu défi-
nissais, au début de cette discussion, comme « vague et
visqueuse, propice à tous les malentendus ». Il est vrai
qu’elle est assez insaisissable et qu’il faut le brio et l’au-
dace d’un saint Augustin, dans ses mémoires, pour oser
en décrire les vastes territoires. Tu fais de l’intériorité,
pour la préciser un peu mieux, le lieu des questions
ontologiques, donc d’une suspension du temps. Par
quelque bout qu’on la prenne, l’intériorité est dotée
d’une dimension sociale, même, et surtout, si elle est
une suspension de la socialité, du moins des formes
habituelles de la socialité. Ton abord de l’intériorité en
fait un repli de soi, mais les autres n’y ont-ils pas une
place particulière ? L’intériorité n’est-elle pas aussi le
lieu où le double des autres, nos proches, nos amis, nos
ennemis, tous ceux à qui nous sommes liés, trouvent
un prolongement, une vie spécifique ? Je distingue-
rais bien sûr, dans ce cas, l’intériorité de la pensée
raisonnante, qui est aussi un dialogue avec soi et avec
autrui, mais dans le but de comprendre, de décider, de
préparer l’action. L’intériorité est dans un ailleurs de la
pensée raisonnable. Je ne suis pas freudien et n’attache
pas à la psychanalyse l’immense importance que lui
confèrent certains. Mais j’ai le plus grand respect pour
ces théories – les freudiennes, pas les lacaniennes, qui
me paraissent en être une dégénérescence postmoderne
à l’influence locale et éphémère –, car elles explorent
L’intériorité 125

justement ce lieu que la pensée ne concerne pas direc-


tement. Or pour Freud, l’inconscient est empli par
les autres et échappe ainsi au solipsisme psycholo-
gique qui guette toujours au tournant. L’intériorité est
donc pour moi un deuxième monde, tantôt celui des
ombres, tantôt celui de la lumière, selon l’état d’esprit
du moment. Sa vertu fondamentale est d’être le lieu
d’une parole, d’un échange de paroles, qui loin d’être
un simple théâtre de marionnettes que nous agirions
à notre guise, contient ce qui nous échappe. C’est
dans ce lieu privilégié que les autres vous parlent, à
l’abri de toute susceptibilité, mais pas de tout risque.
L’intériorité est le lieu d’une vraie parole, celle qui
s’échange, celle que l’on reçoit d’autant plus comme
un choc qu’on ne peut pas s’y soustraire. Les paroles
intérieures sont assourdissantes. À condition bien sûr
que nous prenions le risque d’y laisser pénétrer et agir
à sa guise cette parole d’autrui, que nous acceptions de
l’entendre dans le lieu où elle a le plus d’écho, c’est-à-
dire en nous, en ce lieu mystérieux qui défie la biologie
et nous distingue d’une simple machine vivante…
David : L’intériorité est finalement la coulisse de
nos prestations publiques sur la scène, le lieu où les
apparences, nos défenses les plus adroites, nos peurs,
nos espoirs, tombent le masque et nous mettent à nu
devant notre propre visage. Certes, une nudité rela-
tive puisque l’inconscient, comme tu le rappelles,
nous dérobe une part essentielle de nous-mêmes qui
ressurgit dans nos actes, nos manquements, nos paroles
ou nos silences. Mais dans le théâtre de notre intério-
rité se débattent en effet, comme tu le dis si bien, le
double des autres plus ou moins agissant sur notre exis-
tence et cet autre nous-mêmes vaillant et infatigable,
126 Le silence et la parole

qui cherche à éviter de trop se cogner au monde. C’est


là que se nouent d’interminables dialogues afin de se
justifier ou de convaincre les autres, ou cette recherche
lancinante de clarté dans nos vies ou celle des autres,
qui nous affecte pour le meilleur ou pour le pire. Cette
part majeure de la communication invisible avec les
autres et nous-mêmes précède tout dialogue réel, lui
donne sa tonalité affective, sa dimension de langage.
Ce dialogue avec soi fait d’ailleurs toute la saveur de
larges pans de la littérature moderne depuis Proust ;
je pense aujourd’hui à David Lodge ou Jim Harrison,
pour prendre deux romanciers différents de style et
de nationalité, mais dont la force et l’humour (ou
l’émotion) tiennent à ce qu’ils laissent en permanence
filtrer les raisons de leurs personnages, où l’intériorité
se donne à voir comme surface. Finalement l’inté-
riorité serait le balancier de notre avancée incertaine
dans l’existence. Tu as raison, les paroles d’autrui sont
assourdissantes parfois en nous par les échos dont elles
résonnent bien après leur écoute. Elles apaisent ou elles
détruisent, elles renforcent ou elles déstabilisent, elles
rongent comme un acide ou dissipent leur baume. L’in-
tériorité est en ce sens une caisse de résonance. Déjà, à
un premier niveau qui précède l’inconscient, on peut
dire que « je est un autre ». D’où parfois notre éton-
nement à voir la conduite inattendue d’un autre que
nous imaginions connaître mais dont nous n’avions
finalement accès qu’à la façade publique. Ainsi du serial
killer dont les voisins trouvaient que c’était un homme
si charmant, si serviable, au suicide d’un homme ou
d’une femme dont la famille dit qu’il ou elle avait tout
pour être heureux(euse). Parfois le journal intime reste
la seule trace brute de cette intériorité et nous révèle
L’intériorité 127

une vie intérieure soigneusement rendue étanche par


les impératifs de sauvegarder aux yeux des autres une
image acceptable.
Philippe : Je crains que ta référence au serial killer
et à une dimension socialement inacceptable de l’inté-
riorité ne la replie unilatéralement vers la dimension du
mal. L’intériorité serait alors le lieu de l’indicible, une
sorte de volcan intérieur prêt à tout détruire s’il n’était
contenu par les normes sociales. Il est vrai que l’inté-
riorité est un vaste château qui contient des pièces où
nous sommes seuls avec nous-mêmes, avec nos peurs
et aussi avec, pour certains d’entre nous, des désirs
meurtriers, réalisés en fantasmes, dans ces chambres
intérieures où se projettent les films troubles de nos
pulsions. Notre intériorité est parfois un château de
Barbe-Bleue. Il faut laisser un peu parler le mal en soi
pour éviter qu’il n’émerge à la surface du monde. C’est
la part de notre parole sauvage qui ne vaut que d’être
enfouie. Cette vision de l’intériorité s’oppose au mora-
lisme qui voudrait que nous fassions taire toute parole
en nous qui ne serait pas conforme au dogme. Les
chrétiens avaient bien vu cela en ouvrant, justement,
la possibilité de cet espace intérieur où l’individu se
tient, seul, infiniment seul, devant le Christ. La parole
adressée à Dieu peut ainsi, via l’intériorité, emprunter
un canal qui ne sera connu que de Dieu lui-même.
La différence est fondamentale avec le judaïsme, qui
fait du rapport à Dieu un acte beaucoup plus social,
anthropologiquement ancré dans les fondamentaux de
l’humanité : la nourriture, le travail, le rapport à l’autre.
Qu’on soit chrétien ou non, l’invention de l’intériorité
est un acte fondamental, qui nous concerne tous et
qui apporte une pierre essentielle à la modernité. Cet
128 Le silence et la parole

espace intérieur est un lieu de paix, paradoxalement,


puisqu’il accueille aussi le mal. Mais il est aussi – et
là le retour à Augustin s’impose –, plus qu’à Freud à
mon sens, le lieu du mystère. Là où le monde extérieur
peut apparaître comme un donné, peu problématique
quand on s’accorde une cécité opportune, le monde
intérieur regorge d’un inconnu incompressible, irré-
ductible. La cécité n’est pas un handicap dans la nuit.
Dans ce château intérieur qui nous habite et que nous
habitons, toutes les pièces ne nous sont pas ouvertes, et
certaines abritent un mystère. Augustin ne nous dit pas
autre chose lorsqu’il se demande où est Dieu et le loge
finalement au fond de notre mémoire intérieure, dans
une région que le regard n’atteindra pas. L’inaccessibi-
lité de Dieu, thème essentiel du judaïsme, n’empêche
pas ainsi l’intimité de sa présence dans l’intériorité.
David : La dimension du mal est l’une des compo-
santes en effet de ce gouffre en nous qu’est l’intério-
rité et qui mine notre visage social en faisant de nous
une personne, c’est-à-dire un être revêtu d’une persona
(le masque de théâtre romain qui permet d’endosser
maintes personnalités), ce masque qui recouvre les
visages innombrables que nous sommes. L’intériorité
est bien le lieu de la résolution des tensions, là où s’éla-
borent les compromis – les solutions de compromis
de Freud – avec soi. Certes, il est infiniment plus que
cela, il abrite en effet le sens du sacré. Château inté-
rieur pour reprendre ton image, dont Thérèse d’Avila
décrit les différents étages. Tu parles de l’inaccessibilité
de Dieu, logeant finalement au cœur de nous-mêmes.
Nous retrouvons notre vieille divergence, mon souci
de demeurer disponible au divin, d’en accepter la
pluralité paradoxale, tandis que tu affirmes plutôt la
L’intériorité 129

souveraineté du monothéisme. L’intériorité est pour


moi une métaphorisation du mystère de la présence
au monde ; elle est une réplique du cosmos au-dedans
de soi, de la nuit, de la pluie, du ciel, de ce sentiment
mêlé d’une fragilité infinie et d’une force incompa-
rable. L’intériorité est le lieu de l’étonnement sans
repos d’exister et d’en avoir conscience, et du débat
sans relâche avec le divin, avec les innombrables figures
du divin que je peine à réduire à l’univocité d’un Dieu
unique. Ce qui conduirait à l’acceptation sans équi-
voque d’une tradition qui m’intéresse et me touche,
mais qui ne m’ébranle pas en tant que telle. Plutôt
qu’un Dieu ou une multitude de dieux, bien difficile
à penser, je songe parfois à une disponibilité au divin,
tranquille, apaisée. Je me dis souvent que si je croisais
soudain une fée au détour d’un sentier, je lui parlerais
volontiers comme autrefois sur les terreiros brésiliens
avec le pai Joaquim da Angola, une figure religieuse
incarnée dans une femme, et qui me parlait de mon
existence comme s’il l’avait vécue, tout en me donnant
des indications précises et précieuses sur ma vie à venir.
S’il fallait dresser une carte de l’intériorité, je ne suivrais
sans doute pas Thérèse malgré mon admiration pour
elle, je préfère une carte dont la vocation serait de nous
perdre davantage encore.
Philippe : Je crois que nous pouvons, sur ce
dernier point, nous entendre provisoirement. La carte
de l’intériorité, à la différence de la carte du monde,
contient une terra incognita qui le restera à jamais.
C’est de savoir que nous ne saurons pas tout au-dedans
de nous-mêmes que nous tirons une bonne part de
notre humanité. Ce château intérieur n’en est un que
parce qu’il recèle des lieux qui resteront inviolés. C’est
130 Le silence et la parole

pourquoi je n’aime guère les métaphores qui mettent


l’extérieur à l’intérieur et qui font de l’intériorité une
simple réplique de ce qui se passe à l’extérieur. Cet apla-
tissement est particulièrement net dans la démarche
scientiste, que nous dénonçons tous les deux – et qui
ne voit finalement aucune spécificité dans l’homme
biologique, qui est un homme sans intériorité. Pour
moi, c’est Jules Verne qui inaugure le mieux ce renon-
cement à l’intériorité, lorsqu’il suppose, dans Voyage
au centre de la Terre, qu’au cœur de notre planète,
lieu jusque-là de tous les imaginaires et métaphore de
l’homme, l’intérieur est comme l’extérieur, avec des
mers, des forêts, des animaux. Ce renoncement à la
spécificité des mondes intérieurs nous prive à mon
sens d’une parole propre, singulière – car c’est bien
là l’enjeu –, et lui substitue une parole entièrement
sociale, en quelque sorte – si tu me permets ce retour-
nement – une parole silencieuse du point de vue de
la personne, parce que trop exclusivement collective.
David : L’engouement actuel pour une génétique
idéologisée à l’américaine, qui postule le caractère
biologique et programmé de maintes manifestations
de comportements individuels, même de ce que les
généticiens osent nommer l’« intelligence », avec
ailleurs la dimension souvent raciste – ou au minimum
racialiste – de ces discours de justification de l’inégalité
sociale ; cette passion pour le « destin » au détriment
de la liberté, qui anime donc ce discours génétique, est
justement une entreprise de liquidation méthodique de
l’intériorité. Les gènes sont la profondeur et la surface
de l’homme, il n’y aurait rien d’autre. Ou même,
comme le dit Dawkins, nous ne sommes que « des
machines à survie, des robots programmés à l’aveugle
L’intériorité 131

pour préserver et reproduire les molécules égoïstes


connues sous le nom de gènes ». Pour les racistes,
l’intériorité est d’autant moins pensable que la caté-
gorisation s’effectue sur l’apparence ou sur une postu-
lation biologique d’appartenance, il n’y a pas de sujet
à leurs yeux, sauf dans son groupe, mais une masse
d’individus identiques, tous également méprisables.
Liquidation de l’intériorité qui connaît aujourd’hui,
dans maints domaines, une forte attraction sociale. Il
y a aussi « l’homme sans intérieur », pour reprendre
l’une de tes expressions. La volonté d’éliminer le corps,
dans certains courants de la cyberculture américaine
notamment, est une autre manière de rejeter comme
dérisoire ou contestable l’intériorité. L’intériorité est
finalement une valeur de résistance face au positivisme
ambiant, un rappel, au-delà des impératifs de disponi-
bilité, de communication, de rendement, d’efficacité,
etc., de la complexité de la condition humaine, de son
débat permanent avec une altérité qu’elle porte parfois
en elle. Aux confins du langage ou au-delà, dans l’in-
dicible, nous sommes confrontés à la question onto-
logique. Qu’est-ce qu’être un homme ? Et le langage
peut-il en rendre compte ou bien y a-t-il en lui de
l’indicible, et donc une dimension qui échappe à toute
symbolique ?
10
La mémoire

David : La parole est le lieu de la mémoire, le


silence en est la désagrégation, l’écriture en est un
dépôt mais soumis à d’éventuelles distorsions, comme
la parole d’ailleurs. L’histoire est toujours la narration
des vainqueurs. La mémoire soulève la question du
témoignage, de ce qui est vu, de ce qui mérite d’être dit
et de ce qu’il faut passer sous silence. La parole est un
prisme qui ne retient que quelques bribes de la marée
qui emporte les hommes. Le témoignage implique
des acteurs qui prennent la parole et la transmettent
à d’autres avec le problème de la fiabilité qui se pose
alors. La rumeur, par exemple, est une parole sans sujet
qui vole d’un individu à un autre à travers un jeu de
fantasmes visant à étayer à l’insu de ses propagateurs
une série de préjugés ou de craintes plus ou moins
enfouis. La rumeur permet de dire tout haut comme
en s’en dédouanant : « Il paraît que… », elle autorise à
profiter de l’aubaine de la charge nocive d’une parole
que l’on reprend à son compte tout en se protégeant
134 Le silence et la parole

d’emblée d’en être l’auteur. D’être sans visage, une


rumeur est d’autant plus redoutable, car ses victimes
ne peuvent s’en protéger, elles sont à nu devant l’effi-
cacité symbolique d’un discours qui les épingle vives.
Il y a toujours quelqu’un pour dire qu’il n’y a pas de
fumée sans feu et souffler justement sur les braises. On
retrouve la formule d’Ésope faisant de la parole la pire
ou la meilleure des choses, mais la sentence n’épargne
pas le silence. Encore une fois, seules les circonstances
en détiennent la clé.
Philippe : Et si la rumeur n’était pas une parole ?
Bien sûr, elle s’appuie souvent sur les mots, ceux qui
sont dits ou ceux qui sont écrits, mais est-ce que ce ne
sont pas des mots qui justement s’opposent à la parole ?
Ce que je dis là implique évidemment une définition
normative de la parole qui, en plus d’être une instance
chargée de sens, matrice du sens, en amont de tous
les moyens de communication, y compris l’oral, serait,
dans ce que nous pouvons dire, le choix du meilleur
à dire, de ce qui nous honore comme humain. La
parole est un renoncement à ce que nous pouvons
dire qui nous déshonore. Dans ce sens, se laisser aller
à la rumeur, c’est s’éloigner de la parole, c’est renoncer
au renoncement nécessaire à toute parole. La rumeur
n’est pas seulement un effet, une dégradation de l’in-
formation à laquelle nous avons droit, une dévastation
du fait ou d’une personne ; c’est aussi, et surtout, une
dégradation de soi. Mais je vois que, pour commencer
cet échange sur la mémoire, la parole et le silence, tu
as choisi de débuter une réflexion sur la rumeur. Tu
as sans doute une idée derrière la tête ? La rumeur,
comme parole distordue, serait-elle pour toi une sorte
d’insulte à la mémoire ? La mémoire aurait-elle besoin
La mémoire 135

de la vérité de la parole ? La rumeur serait-elle une


sorte de cancer du souvenir ?
David : La rumeur est une liquidation de l’histoire,
une forme de violence symbolique visant à détruire un
individu ou un groupe sans prendre de risque. C’est une
agression sans visage. Parole manipulée comme celles
que tu as analysées. Mais la parole contient en puis-
sance autant de communication que de méfaits. Une
« bonne » parole ne se mesure que dans un contexte
précis, elle n’a pas de sens en soi. La rumeur est une
abolition de la mémoire à la racine, une parole sans sujet
mais par stratégie et volonté de manipuler. Si la rumeur
est une parole hors sol en quelque sorte, d’autres paroles
s’étouffent dans la gorge d’être tellement enracinées
dans la chair. L’histoire requiert le témoignage vivant
des victimes avant toute chose. Mais face à l’horreur,
il devient parfois impossible de parler. Les annales du
XXe siècle abondent en mutisme après la traversée de
l’enfer. Des victimes ébranlées, à l’identité défaite, ne
peuvent se souvenir, comme si les événements avaient
dépassé leur capacité d’entendement et de remémora-
tion. La clinique du traumatisme connaît une parole
infinie qu’il faut lentement ramener au jour. Comment
faire de la parole avec le crime, le viol, dont on a été
victime ? La question du silence revient ici sous un autre
statut. Ce n’est plus le silence consenti qui participe de la
communication, mais un silence qui porte témoignage
d’une plaie béante. C’est un mutisme, c’est-à-dire une
défiguration de la parole comme il en existe du visage.
On sait combien la destruction d’un visage détruit
l’homme qui le portait ; mais quand le réel se défigure
lui-même, c’est le langage qui se fissure et qui ne fait
plus sens. Le miroir entre le réel et l’individu est brisé.
136 Le silence et la parole

Philippe : Il faut s’entendre sur ce que nous


disons. Lorsque j’emploie le mot « parole », j’ai en tête
un espoir, une vision normative, celle qui consiste à
distinguer entre les mots ceux qui font l’humain. Les
mots violents, ceux qui manipulent, ceux qui blessent
ou qui détruisent, ne sont pas pour moi des paroles.
Bien sûr, c’est une question sémantique, et je sais bien
que le terme de parole est entendu la plupart du temps,
d’une part comme soudé à l’oral, d’autre part comme
l’ensemble de ce que l’on peut dire, l’ensemble des
mots que l’on peut prononcer. Je rêve d’une restric-
tion de sens pour ce beau mot de parole, à la suite de
ce que propose Lévinas quand il nous dit par exemple
que ce que le « commerce de la parole » implique « est
précisément l’action sans violence [quand] l’agent,
au moment même de son action, a renoncé à toute
domination, à toute souveraineté, et s’expose déjà à
l’action d’autrui, dans l’attente de la réponse ». D’ail-
leurs nous n’avons pas d’autre mot, sinon de longues
périphrases, pour décrire cette parole pacifiée, cette
force qui n’exerce aucune domination et qui seule – et
j’en viens directement à ce que tu viens de me dire –
peut faire lien avec la mémoire. Comme toi, je suis
frappé, sur un registre moins dramatique, par le fait
que lorsque quelqu’un s’est fait manipuler, dans une
relation interpersonnelle par exemple, il refuse à sa
mémoire de lui restituer les conditions mêmes de cette
manipulation. Les techniques de manipulation visent
à priver leur victime de la capacité de se remémorer
ce qui lui est arrivé. C’est pour cela qu’elles sont si
efficaces. Nous n’acceptons dans notre mémoire que
ce que nous pouvons supporter. Le reste va dans un
ailleurs de notre intériorité que je ne saurais localiser
La mémoire 137

avec précision. La mémoire est bien le siège de la


parole, au sens où je l’entends ici. Elle est le conserva-
toire de ce qui est acceptable, mais aussi, certes, de ce
que nous avons failli. Elle est le dépôt de notre parole
et de son manque, mais elle ne supporte pas ce qui
nous détruit. C’est sans doute pour cela qu’il est si
difficile de mettre le traumatisme en parole, car le lieu
d’où il nous marque n’est pas dans notre souvenir.
David : C’est vrai que je peine à restreindre le
champ sémantique de la parole seulement à ce qui en
elle serait « bon », car même ce dernier terme n’échappe
pas à l’ambiguïté, à l’ambivalence. « Bon » pour qui ?
Pour quoi ? Qu’est-ce que l’humain ? etc. Nous quit-
tons alors le champ des sciences humaines pour entrer
dans celui de l’éthique, mais d’une éthique de convic-
tion qui poserait d’emblée la valeur d’un propos tenu.
J’ai du mal à te suivre jusque-là. Ta remarque, cepen-
dant, est juste, il manque un mot pour désigner une
parole pacifique et paisible. Il n’est sans doute pas indif-
férent que l’histoire de la langue n’en ait pas retenu un.
Mais pourrait-on désigner le couteau qui sert à trancher
le pain et celui d’un criminel d’un mot différent ? Dans
un couteau, il y a la possibilité du meurtre. Dans la
parole, il y a la possibilité de l’insulte et de l’apaisement
comme de la vocifération et de la déclaration d’amour.
La « bonne » parole de l’un n’est pas celle de l’autre.
Il faut s’efforcer à l’équité. Des paroles concurrentes
tentent de porter témoignage d’événements doulou-
reux. Une parole manipulée qui cherche à trahir les
faits est reçue avec autant de conviction par certains
que celle disant l’horreur vécue. Toujours, parce que la
parole n’est qu’une parole et rien d’autre, nous sommes
voués au débat pour faire entendre notre voix. Nulle
138 Le silence et la parole

parole ne porte en elle, pour ceux qui la reçoivent, le


sceau de l’authentique et de l’équité. Alors il faut se
battre contre le mensonge, donner des preuves, mais
cela ne suffit pas. C’est là la mauvaise part du sens –
mais je deviens à mon tour normatif –, que nous soyons
reliés au monde par le seul fil du sens et non de l’ob-
jectivité. Le sens est une question de regard, et donc de
point de vue. Tout regard est un jugement moral sur le
monde. Et la parole alimente ce regard pour le meilleur
ou pour le pire.
Philippe : Nous nous éloignons un peu du thème
de la mémoire que nous avons choisi pour cette partie
de notre dialogue, mais peut-être n’est-ce qu’en appa-
rence. Tu sais que je suis attaché à mieux comprendre
les dispositifs de parole. Je pense que les normes,
dans ce domaine, car il y en a, comme dans n’im-
porte quelle activité sociale, peuvent porter soit sur
le contenu de ce qui est dit, soit sur la manière de le
dire. Comme toi, je ne crois pas que l’on puisse si faci-
lement normer le contenu de la parole. Tout dépend
de la culture, du contexte, de ce que nous sommes. Le
sens fait éclater toutes les conventions. Par contre, plus
modestement mais pas sans efficacité, nous pouvons
régler nos échanges sur des normes qui garantissent
le respect d’un certain nombre de valeurs. C’est tout
ce que cherche à faire la rhétorique ancienne, qui est
née des nouvelles pratiques démocratiques de la parole.
Celles-ci ne s’occupent que des règles techniques du
débat et de l’exercice concret de la parole – et non
pas du contenu. Car nous sommes, comme le dit
Hannah Arendt, dans un « espace d’apparition ». La
rhétorique ancienne se défie de la séduction mal à
propos, de la démagogie, de la violence, même sous des
La mémoire 139

formes douces, exercées sur l’autre. Par contre, elle fait


la promotion de l’écoute, de la symétrie des échanges,
du « ma parole vaut la vôtre ». Les nouvelles normes
protègent ainsi la parole et permettent son déploie-
ment. Il y a pour moi un rapport direct – et j’en viens
ainsi à la question qui nous occupe dans ce chapitre –
entre cette organisation technique de la parole et les
procédés de la mémoire artificielle qui ordonne le
souvenir en vue de sa remémoration publique. Le
monde ancien, tu le sais, même s’il connaît l’écriture,
s’en dispense dès que l’enjeu devient public. Quand
on parle, on ne lit pas. La parole s’origine dans la
mémoire. Une parole ordonnée, normée, correspond à
une mémoire ordonnée. Mais cet ordre relève d’abord
d’une technè et ensuite seulement d’une éthique.
David : La parole est le dépôt de la mémoire, le
gisement où une communauté sait pouvoir la chercher.
Déjà elle est dans l’étymologie des mots employés,
porteurs d’une longue histoire, de transformations
innombrables au sein d’une langue. C’est là une
mémoire alluvionnaire hantée par le passage du temps,
et à laquelle nous sommes reliés à notre insu. Nous y
apportons notre part, comme un marcheur ajoute ses
traces sur un sentier. La langue est une mémoire des
significations partageables, elle commande le lien social,
supplantant la nature ou les instincts qui régissent le
règne animal. Sans les signes, et singulièrement ceux de
la langue, nous serions sans mémoire, sans avenir, dans
l’énigme du monde, comme devant ces pierres gravées,
ces dessins rupestres ou des vestiges érodés des déserts,
seules traces des hommes qui les ont construits mais
dont nous ignorons les codes. Il est vrai que les langues
aussi disparaissent, et avec elles une part de la condition
140 Le silence et la parole

humaine. Une langue qui ne fait plus lien est morte,


même s’il y a encore un homme pour la parler. Seule
l’écoute d’un autre lui confère une réalité.
Philippe : Nous voilà, dans notre dialogue, à « jeu
renversé », car ton exemple du vieil homme me rappelle
combien la mémoire a aussi besoin de silence, pas du
silence de la mort, la mort d’une langue, en l’occur-
rence, par manque d’interlocuteur, mais du silence de
la parole tenue. En même temps, la mémoire, c’est
aussi le dépôt ordonné d’une parole intérieure, la
suspension de son flot permanent. Il faut s’arrêter de
parler, avec soi-même et avec les autres, pour pouvoir
se souvenir. C’est que la mémoire contient peut-être
autre chose que la parole, comme saint Augustin,
ainsi que je l’ai déjà évoqué, en avait eu la formidable
intuition, lui qui, parti à la recherche de la réponse à
la question « où est Dieu ? », l’exclut de la nature où
le panthéisme et l’animisme l’avaient tranquillement
rangé, pour imaginer qu’il se trouve en nous, au fond
des « paysages de notre mémoire », mais invisible à
nos yeux, comme caché derrière une vaste montagne.
La mémoire n’est en somme que le versant technique
de l’intériorité, programme bien plus vaste, que nous
avons déjà exploré ici. Aussi serais-je tenté de croire que
la langue de la mémoire n’est pas tout à fait la langue
commune, parlée – ou signée –, mais une autre langue,
première, la langue de la parole, que nous sommes en
permanence obligés de traduire lorsque nous nous adres-
sons aux autres. Langue de la parole, langue unique,
singulière, qui appartient à chacun d’entre nous et que
nous sommes seuls à parler, seuls à pouvoir traduire, à
échouer aussi, car dans ce domaine, la traduction est
aussi une trahison. Notre mémoire, comme avant-poste
La mémoire 141

de notre intériorité, est irréductible aux autres, elle est


l’espace privé par excellence. Et le silence n’en est-il pas
son rempart ultime ?
David : Cette langue de la parole personnelle, si
difficile parfois à traduire dans la langue commune,
même à l’autre le plus proche, est en effet bruissante
de silence, mais d’un silence qui est la virtualité de
toutes les paroles possibles. La mémoire contient autre
chose que de la parole, elle est aussi suspension, monu-
mental silence, images tenaces ou floues. « Le silence de
la parole tenue » incite à distinguer deux mémoires de
statut bien différent : celle qui implique la responsabi-
lité d’une transmission, et donc une langue commune
pour la traduire ou la réduire en mots, et une mémoire
intime dont notre parole échoue parfois à trouver les
mots pour la dire à l’autre. Celle-là même dont nous
sommes parfois en quête, comme des détectives, car il
n’en reste en nous que des lambeaux dont nous essayons
de reconstruire la trame. Au pire, la mémoire intime
consiste dans la tragédie du traumatisme qui étouffe la
parole dans un silence de pierre et que les autres peuvent
difficilement entendre, car aucune langue ne le rend
transmissible. Enveloppée d’une gangue de silence, cette
mémoire de soi est exposée surtout au jugement des
autres, à la possibilité du stigmate ou de l’enfermement
dans une sorte d’étiquette. Il y a parfois danger à dire sa
douleur d’un événement de l’existence. L’enveloppe de
silence de la mémoire intime ne tient pas seulement à la
difficulté parfois de s’en extraire soi-même, elle protège
aussi de la curiosité malsaine des autres. Mais souvent
ce silence produit le vacarme des comportements de
l’individu, ignorant qu’il est à son insu le pantin d’évé-
nements anciens plus ou moins connus. La mémoire
142 Le silence et la parole

collective est, elle, un témoignage de son histoire par une


communauté et qui participe de son identité, moyen-
nant parfois une certaine capacité d’oubli ou de pardon,
pour maintenir un lien social tendu vers le temps qui
vient et non enkysté dans le passé. Mais on sait combien
la mémoire fait l’objet d’une guerre, d’une relecture. Le
passé est paradoxalement toujours un enjeu d’avenir. Il
fait l’objet de versions différentes ou d’excuses censées en
abolir tout souvenir. Tuer l’autre consiste d’abord à en
liquider la mémoire, la rumeur est efficace en la matière
et se conjugue à la destruction des archives.
Philippe : Après avoir hésité l’un et l’autre, nous
voilà, je crois, au cœur de ce chapitre difficile, plus diffi-
cile qu’il n’y paraît en tout cas. La question de la mémoire
semble toujours réglée, comme évidente. Ce que nous
mettons en scène ici, l’un et l’autre, dans une remar-
quable complémentarité, si je peux me permettre cette
auto-satisfaction mutuelle, c’est plutôt la complexité et
la pluralité de la mémoire, mais aussi le grand mystère
qui l’entoure et dont elle est, je crois, pétrie. Le mystère
est notre spécificité comme être humain. Il compense
un peu notre si grande vulnérabilité. Le mystère nous
protège, nous enveloppe. Comme tu le dis si bien à
propos de la mémoire intime. Mais la mémoire intime
ne protège pas que notre douleur, en lui évitant de l’ex-
poser aux autres, elle protège également nos joies, si
fragiles elles aussi, auxquelles une trop grande exposi-
tion nous rendrait aveugles. Le silence est ainsi une sorte
de nuit, propice à la parole intérieure, si muette qu’elle
finit par en être lourdement chargée de sens. Pourquoi
en effet ramener la mémoire intime uniquement à la
douleur ? Ne porte-t-elle pas le noyau vital de tout notre
être, des malheurs et aussi des bonheurs qui le forment,
La mémoire 143

de cet entrelacement permanent qui nous fait tout à


la fois amer et joyeux ? Autre grand mystère : ce qui
noue ensemble mémoire intime et mémoire de la trans-
mission, pour reprendre ta distinction. Car l’une n’est
sans doute pas étanche à l’autre. Il y a bien des lieux en
nous où leurs eaux se mêlent. C’est en ce lieu sans doute
que la parole intérieure se forme, car ce que nous nous
disons à nous-mêmes ne saurait être si distinct de ce
que nous disons aux autres, même si la langue n’est pas
la même. C’est ce point d’articulation précis qui m’in-
téresse, car il est peut-être fondateur de la mémoire, du
moins de son unité profonde, sans laquelle nous serions
des êtres partagés entre l’autisme auquel nous appelle la
mémoire intime si elle était seule à nous régir et la perte
totale d’individualité à laquelle nous convie en perma-
nence la langue collective, celle de la transmission et
de la communication. Tout notre être est une tension
entre ces deux totalitarismes et ne trouve finalement sa
liberté que dans une mémoire qui conjugue l’intime et
la transmission.
David : Les eaux mêlées de la mémoire intime et
de la mémoire collective soulèvent en effet la question
du sujet dans le monde contemporain, le partage entre
le public et le privé, entre l’autre en soi et soi en l’autre.
Jusqu’où le mystère de notre présence au monde est-il
transmissible à l’autre, même au plus proche, au-delà
de ces frémissements, de ces moments brûlants où la
rencontre opère son alchimie ? Mais est-il seulement
accessible à soi autrement que sous une forme morcelée,
infime ? Nous sommes aussi coupés de nous-mêmes par
l’inconscient. Tu as raison de rappeler que la joie est
aussi intransmissible que la douleur, même si la parole
ou l’écrit ouvrent des passerelles ténues. Cette fragilité
144 Le silence et la parole

de la parole est notre monde, elle répond bien à la préca-


rité de l’existence et à cette maigre conscience qui nous
porte sur l’océan du temps. Sans ce fil de mémoire tendu
sur la contingence du monde, le lien à soi disparaît, et
il emporte le lien social dans le naufrage. Le sentiment
d’identité n’est plus pensable, comme nous l’enseigne la
maladie d’Alzheimer ou d’autres pathologies du même
ordre. Être soi, c’est pouvoir dire le récit de son exis-
tence. Et une communauté n’est pensable qu’autour
d’une histoire connue et qui fait lien pour les acteurs.
Philippe : J’ai évité jusqu’à présent – mais tu nous
y ramènes avec insistance – de parler de la mémoire
collective. C’est peut-être que je ne suis pas très à l’aise
sur ce point, potentiellement porteur de conflictua-
lité entre nous. La mémoire collective s’enchâsse bien
sûr dans la langue, elle-même succession de dépôts du
langage exercé précisément au sein d’une culture, d’une
société, d’un groupe donné. Mais je t’avoue qu’au-delà
de ce constat fort peu original, je résiste à cette idée
de mémoire collective. Non que le phénomène n’existât
point à mes yeux, mais parce que sa simple évocation
me paraît antinomique avec un libre usage de la parole.
Mon attachement à la démocratie, comme nouvelle
compétence de la parole, en fait le lieu d’une inven-
tivité, d’une transformation en opinion, au sens que
lui donnaient les sophistes, du contenu de la mémoire
traditionnelle, qui du coup devient pur folklore, ou
objet de l’histoire comme science. C’est le drame et
le bonheur du monde moderne de se construire sur
les ruines du monde ancien, donc sur un repli de la
mémoire collective dans les zones, pleines de nostalgie
certes, où celle-ci est désormais inactive, loin du cœur
du mouvement. C’est pour cela que la démocratie et
La mémoire 145

la modernité font naître, dans la douleur, l’individu,


comme nouvelle catégorie d’existence, d’être au monde.
La mémoire de l’individu se construit contre celle,
collective, de la tradition du collectif dont il se libère. La
mémoire individuelle a donc vocation à englober, pour
la subsumer, la mémoire collective. Et ce geste est, d’une
certaine façon, toujours à recommencer. Mais je suppose
que tu ne seras pas d’accord avec une telle proposition.
Je te crois attaché – mais peut-être me trompé-je – à la
permanence d’une certaine mémoire collective, car elle
préserverait l’histoire humaine dans toute sa richesse.
Mais ne sommes-nous pas là au centre, précisément, du
drame de la modernité qui ne nous libère qu’en nous
séparant de ce qui nous a faits ?
David : La structuration individualiste de nos
sociétés démocratiques transforme en effet les anciens
récits fondateurs en une foison de récits personnels.
L’histoire s’efface devant la possibilité infinie, pour le
meilleur ou pour le pire, d’en proposer des interpréta-
tions subjectives. Nous devenons les artisans de notre
mise au monde, les inventeurs de notre histoire singu-
lière. Les travaux de Paul Ricœur insistent sur la narra-
tion personnelle comme condition de l’être au monde
dans le temps présent. Mais s’il y a souvent, au regard
des tragédies anciennes, une nécessité de l’oubli ou du
pardon, il importe en revanche de demeurer vigilants
envers ceux qui entendent défigurer l’histoire. Je pense
par exemple au négationnisme dont l’intention est non
pas seulement le mensonge sur les faits, mais surtout
d’alimenter encore la haine présente, l’antisémitisme
notamment, en reprenant la rengaine du complot.
La Shoah ne serait plus alors qu’une invention. Voilà
comment les menteurs donnent des leçons de vérité.
146 Le silence et la parole

Ces formes haineuses de manipulation de l’histoire me


paraissent en contradiction avec l’exercice de la démo-
cratie. Je suis de ceux qui pensent que la liberté n’est
pas pour les ennemis de la liberté ; que la démocratie
n’est pas pour les ennemis de la démocratie. Le plura-
lisme du monde est un principe de la sociologie ou de
l’anthropologie que je défends. Mais, pour éviter le rela-
tivisme qui égalise toutes les positions en les renvoyant
dos à dos, je pense, et je doute que tu me contredises
sur ce point, qu’une éthique élémentaire doit borner les
débats. L’exercice de la parole implique une égale dignité
des hommes ou des femmes en présence. Quiconque
déroge à ce principe n’est pas pour moi un interlocuteur.
On ne discute pas devant un couteau ou des menaces,
ou face à des hommes qui ont commencé par neutra-
liser la parole des femmes de leur communauté. Je ne
crois pas que l’on puisse tout dire dans une démocratie.
L’histoire collective n’existe pas, elle est le fait de maintes
interprétations mais à l’intérieur d’une certaine marge.
L’amnésie, la défiguration, le mépris dessinent une fron-
tière qui nous éloigne de la démocratie.
Philippe : Je ne peux bien sûr que te suivre sur ce
dernier point : on ne peut pas tout dire en démocratie, ni
même d’ailleurs dans les relations interpersonnelles. Il y
a en nous une part d’opacité qui doit subsister. La limite
entre ce que l’on peut dire et ce que l’on doit taire est
bornée pour moi par deux impossibilités. La première,
qui vaut d’abord pour tout dialogue, toute discussion,
est l’impossibilité, d’ordre effectivement éthique, à
utiliser tout procédé de débat qui ne laisse pas l’autre
libre. Ce point est évidemment fondamental. Je m’en
suis longuement expliqué dans de nombreux textes, je
n’y reviens pas. L’éthique est d’abord une éthique de la
La mémoire 147

discussion, du dispositif, un renoncement à toute force,


à toute violence par la parole. La deuxième impossibi-
lité est plus complexe. Elle tient dans la conscience que
nous pouvons avoir que ce que j’ai à dire ne passera
pas indemne le seuil de ma mémoire, la clôture de ma
pensée. Et là, mieux vaut me taire. Ce qui de ma parole
ne peut que se perdre dans la communication ne doit-il
pas rester en moi, scellé à ma mémoire, la constituant,
peut-être, dans son fondement ? Au fond, sans prétendre
conclure ce dialogue qui approche de sa fin, ce que je
suis vaut autant par ce que je dis que par ce que je tais,
sous la protection d’une mémoire qui n’appartient qu’à
moi, et disparaîtra donc avec moi.
David : Oui, en cela un silence de connaissance,
d’une connaissance trop ample pour se dire sans
dommage, accompagne bien tous nos propos. Toute
parole est tramée de silence. Il n’y a pas de parole sans
la prise en compte du visage de celui ou de celle qui
la reçoit. Elle ne peut donc être sans le silence qui est
comme son ombre. Toute parole est éphémère comme
l’est notre existence. Une part de mystère demeure à
jamais dans l’autre à la mesure de celle qu’il pressent à
notre égard. Nous ne pouvons pas conclure. À la suite
de nos paroles, de ces heures heureuses à dialoguer
ensemble, le silence a le dernier mot à travers le blanc
de la page et la suspension du lecteur qui fait écho à celle
des locuteurs.
Conclusion

David : Que s’est-il passé ces dernières années,


voire ces derniers mois, puisque nous sommes dans
des processus d’évolution rapide ? Les analyses que
nous proposons, conçues pour analyser la longue durée
anthropologique, résistent-elles à l’obsolescence rapide
qui guette tous les aspects de la société ?
Mon premier sentiment, après ce recul, tient à
la prise d’ampleur ces dernières années de ce que l’on
pourrait appeler les appareils de diversion. En train
ou en avion, ou dans les transports publics urbains, il
devient de plus en plus difficile d’échapper à la soupe
musicale qui émane de voisins équipés d’écouteurs
mais dont le son déborde en bruit dans les environs.
On voit combien aujourd’hui les jeunes générations
interposent entre elles et le monde un écran sonore
qui les laisse les oreilles saturées et les yeux braqués sur
leurs portables. J’exagère à peine. Saturation des sens
pour ne plus avoir à se penser et occulter le risque de la
rencontre en face-à-face. Partout un robinet à musique
s’impose comme si le silence devenait obscène et péril-
leux pour l’identité personnelle et l’intériorité. Se taire
150 Le silence et la parole

est impensable dans le monde de la communication,


il faut parler, mieux vaut l’insignifiance que le silence.
On le voit notamment à la télévision ou à la radio où
une centaine de clones, que l’on nomme people, passent
leur semaine à saturer les chaînes de télévision ou de
radio pour donner leur avis sur tout, en montrant bien
avec application qu’ils ne se prennent pas au sérieux.
Un rire obligatoire va de pair avec un impératif de
paroles insignifiantes, scandées de spots publicitaires.
Les people deviennent notre ambiance sonore et notre
qualité de pensée. Ils sont érigés en modèles de réus-
site. Il n’est aucun sujet sur lequel un people n’ait un
avis éclairé, avec la nécessité d’une anecdote et d’une
éventuelle recette de cuisine ou du récit d’un épisode
croustillant de leur vie. Bien sûr, il nous reste encore
France Culture ou France Musique, ou même souvent
France Inter, ou encore Arte pour la télévision, mais en
entrant dans des cafés ou des restaurants, ces émissions
saturent souvent l’espace sonore à moins que ce ne soit
une musique. Si la musique se dégrade en ambiance,
une interminable coulée de paroles nous environne en
permanence et nous sature. Toi qui as fait un bel éloge
de la parole, qu’en penses-tu ?
Philippe : J’ai comme toi le sentiment que le
monde est en train de changer très rapidement sous
nos pas. J’ai même l’intuition que dans un futur
lointain, on parlera de ces années comme celles d’un
tournant majeur, à l’instar des grands tournants histo-
riques que connaissent les sociétés modernes. Comme
toujours, ce sont les changements dans le régime de
la parole qui sont à la fois le pivot, le symptôme et
la face visible de ces transformations. Que le monde
du silence, avec toute la charge d’humanité dont il est
Conclusion 151

porteur, notamment depuis saint Augustin et surtout


la Renaissance, soit en train de disparaître, je ne sais
pas. Je ferai plutôt l’hypothèse d’un déplacement vers
des territoires que nous n’identifions pas encore clai-
rement. Je me souviens de ce propos de Marc Aurèle
qui répondait implicitement à Tacite en disant qu’il
n’est pas nécessaire de se retirer dans les bois pour faire
retraite par rapport au monde, car les espaces intérieurs
de l’être le permettent bien mieux. Le stoïcisme nous
a appris beaucoup sur cette capacité à rester soi-même
au milieu des autres. Dans ce monde où le bruit, le
lieu commun, la répétition fardée des apparences de
la nouveauté, sont particulièrement envahissants,
l’impératif existentiel par excellence est celui du main-
tien de l’intériorité comme espace privé ultime. Mais
peut-être faut-il se garder de tout excès de pessimisme.
C’est aussi notre responsabilité d’intellectuels d’accom-
pagner ces déplacements de la parole, en critiquant
certes le bruit mais aussi en identifiant les nouvelles
directions où celle-ci peut se déployer. Je suis, tu le sais,
fondamentalement optimiste. La parole n’est pas une
option de l’humanité, c’est sa racine identitaire. Même
les régimes les plus totalitaires butent sur cette réalité
qui les fait souvent échouer dans leur projet nihiliste.
La question est donc pour moi celle des nouveaux lieux
de parole.
David : Celle aussi de nouveaux lieux de silence
ou de leur préservation. Nous sommes au cœur d’une
profonde mutation anthropologique qui bouleverse en
profondeur le lien social et notre rapport au monde.
Nous entrons dans un monde méconnaissable pour
qui a plus d’une quarantaine d’années où les anciens
repères humanistes volent en éclats. Certes, l’intériorité
152 Le silence et la parole

est toujours accessible même au cœur de la foule, mais


elle est plus facile à rejoindre dans un monde plus
silencieux et plus hospitalier. Et puis le recours au
silence ou au for intérieur n’est pas toujours aisé dans
un monde à ce point tourmenté, qui en appelle à une
veille et empêche de cultiver tranquillement son jardin.
Et tu en appelles justement à la responsabilité. Mais
l’ensemble des références essentielles de ces dernières
années s’efface, la notion même d’humanité est mise
à mal, celle d’hospitalité. Dans notre propre société,
le fait pour un enfant de naître et de grandir ne lui
garantit plus le droit d’avoir un jour sa place au sein
du lien social. On a vu émerger ces dernières années
une multitude de luttes pour la reconnaissance, avec
cette passion désormais de se poser en « victime » et
de se forger une identité autour du ressentiment. Il
y a encore quelques années, une telle attitude aurait
prêtée à la suspicion, et la dignité des individus se serait
insurgée contre un recours aussi facile. Aujourd’hui
non. Dans la désorientation radicale de tous les repères,
il reste par défaut une identité de victime à endosser. Je
crois encore à la parole mais je crois qu’elle est chaque
jour plus menacée dans son statut qui appelle un
face-à-face et une force de transformation du monde.
La parole est à la racine de l’humanité, certes, mais
dans un monde qui déracine l’anthropos, que devient-
elle ? Les régimes totalitaires ne pouvaient tout à fait
réduire la parole à rien, mais dans sa profusion actuelle
à travers la multitude des moyens de communication –
je pense notamment au portable –, elle tombe souvent
dans l’insignifiance et le bourdonnement extérieur. Si
elle ne fait plus sens, ne risque-t-elle pas de faire bruit ?
Conclusion 153

Philippe : Devons-nous laisser le lecteur sur cette


conclusion trop pessimiste ? Dans ce dialogue où nous
l’avons entraîné, tu as joué ta partie, celle du silence,
qui est au fond le lieu d’une parole forte, sinon sa
matrice. J’ai joué la mienne, celle de l’optimisme de la
parole, qui n’est rien sans l’intériorité. Mais nos voix se
joignent, je crois, pour appeler chacun à l’affirmation
des valeurs qui préserveront le monde de ce bruit que,
comme moi, tu fuis et qui, au sens fort, nous empêche
de nous entendre.
David Le Breton a publié

Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi, Paris,


Métailié, 2017.
Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris,
Métailié, 2015.
Une brève histoire de l’adolescence, Paris, Éditions Jean-
Claude Béhar, 2014.
Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris,
Métailié, 2012.
Sociologie du risque, Paris, Puf, coll. « Que sais je ? »,
2012.
Éclats de voix. Une anthropologie des voix, Paris,
Métailié, 2011.
Expériences de la douleur. Entre destruction et renais-
sance, Paris, Métailié, 2010.
Mort sur la route, Paris, Métailié, coll. « Métailié
Noir », 2008, prix Michel Lebrun.
En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris,
Métailié, 2007.
La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris,
Métailié, 2006.
Le théâtre du monde. Lecture de Jean Duvignaud,
Québec, Presses universitaires de Laval, 2004.
Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris,
Petite Bibliothèque Payot, 2004.
156 Le silence et la parole

Déclinaisons du corps, entretiens avec Joseph Levy,


Montréal, Liber, 2004.
L’interactionnisme symbolique, Paris, Puf, coll.
« Quadrige », 2004.
La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié,
2003.
Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre,
Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2002 (3e édition
2015).
Signes d’identité. Tatouage, piercing et autres marques
corporelles, Paris, Métailié, 2002.
Éloge de la marche, Paris, Métailié, 2000 (réédition
2016).
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Du silence, Paris, Métailié, coll. « Traversées », 1997
(réédition en poche 2015).
Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995 (coll.
« Suite sciences humaines », 2004).
La chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps
humain, Paris, Métailié, 1993 (nouvelle édition
mise à jour, coll. « Suite sciences humaines »,
2008).
Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, coll.
« Traversées »,1992 (réédition 2014).
La sociologie du corps, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? »,
1992 (9e édition 2016).
Passions du risque, Paris, Métailié, 1991 (coll. « Suite
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Anthropologie du corps et modernité, Paris, Puf, coll.
« Sociologie d’aujourd’hui »,1990 (8e édition mise
à jour, coll. « Quadrige », 2015).
Corps et sociétés. Essai d’anthropologie et de sociologie du
corps, Méridiens-Klincksieck, 1985 (épuisé).
Philippe Breton a publié

Une brève histoire de la violence, Paris, Édirions Jean-


Claude Béhar, 2015.
Les refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécu-
teur ? Paris, La Découverte, 2009.
Convaincre sans manipuler, Apprendre à argumenter,
Paris, La Découverte, 2008.
L’incompétence démocratique, « Aux sources du malaise
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2006.
Argumenter en situation difficile, Paris, La Découverte,
2004.
Éloge de la parole, Paris, La Découverte, 2003.
L’explosion de la communication à l’aube du XXIe siècle,
Paris, La Découverte, 2002.
Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?
Paris, La Découverte, 2000.
Crime pariétal, Paris, Passages, coll. « Polarchives »,
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Histoire des théories de l’argumentation (en collabora-
tion avec Gilles Gauthier), Paris, La Découverte,
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158 Le silence et la parole

L’option informatique au lycée (en collaboration avec


Éric Heilmann et Guislaine Dufour), Paris,
Hachette classique, 1998.
La parole manipulée, Paris, La Découverte, 1998
(édition de poche : Paris, La Découverte/Poche,
1999, 2004 ; prix de philosophie morale et poli-
tique 1998 de l’Académie des sciences morales et
politiques.
L’argumentation dans la communication, Paris, La
Découverte, coll. « Repères », 1996, 2003.
À l’image de l’homme. Du Golem aux créatures virtuelles,
Paris, Le seuil, coll. « Science ouverte », 1995.
L’utopie de la communication, Paris, La Découverte,
1990 (édition de poche : Paris, La Découverte/
Poche, 1997, 2004).
La tribu informatique, Paris, Métailié, 1990 (grand
prix de la littérature informatique 1991).
L’explosion de la communication. La naissance d’une
nouvelle idéologie (en collaboration avec Serge
Proulx), La Découverte/Boréal, Paris/Montréal,
1989 (édition de poche : La Découverte/Poche,
Paris, 1996).
Les technosciences en question. Éléments pour une archéo-
logie du XXe siècle (en collaboration avec Frank
Tinland et Alain-Marc Rieu), Champ Vallon,
Seyssel, 1989.
Une histoire de l’informatique, Paris, La Découverte,
1987 (édition de poche : Le seuil, coll. « Points
sciences », Paris, 1990 ; prix 1988 du jury de l’As-
sociation française des informaticiens).
Table des matières

Introduction... ......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
La conversation ....... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
La communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
La rencontre ... ... ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
L’écriture .... ...... ...... ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
La violence ...... ... ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Le corps......... ... ......... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Le sacré.. .......... .......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
L’indicible....... .......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
L’intériorité ..... .......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
La mémoire .... ...... ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
Conclusion ..... .. ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

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