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Question d’interprétation philosophique (Descartes, discours de la méthode, I, 1637)

Quel bénéfice Descartes retire-t-il de ses voyages ?


Que faire quand les études se sont révélées insatisfaisantes pour qui cherche la vérité et a dû se contenter de
la pluralité des opinions des philosophes, comme s'il y avait autant de vérités que de points de vue ? Eh bien,
prendre son “bâton de pèlerin”, faire le tour du monde, voyager à travers l’Europe (ce que fit Descartes tout au
long de sa vie), dans l'espoir d'en retirer quelques profits qui viendraient nous dédommager d'un temps
consacré aux études finalement mal récompensé.
Quelle est alors la vertu du voyage d’après ce texte ? D’abord de nous donner accès au grand livre du monde,
à la diversité de l'expérience humaine et au génie des hommes, de nous montrer la richesse des coutumes et
la variété des manières d'être au monde. Effet bénéfique d'un dépaysement qui nous invite à cesser de penser
que nous sommes le nombril du monde. Le voyage permet ainsi de réfléchir sur diverses pratiques humaines,
l'art de gouverner (les cours européennes), l'art de la guerre (armées), d'observer la psychologie des hommes
(humeur) ainsi que leur sociabilité (conditions), autant de facettes d'une science de l'homme en mouvement
qui se diffracte en autant d’expériences pratiques. Et cette entreprise d’ouverture à l’altérité nous permet de
comparer différentes cultures, de les rapprocher, de les différencier, ce qui soumet nécessairement celui qui
juge à une remise en cause de ses certitudes confortables, et donc nécessairement à une mise à l’épreuve de
soi-même, et plus précisément de nos opinions auxquelles nous tenons tant et qui sont pourtant si mal
fondées en vérité.
Et voilà que le but des voyages s'éclaire alors d'une curieuse lumière, non plus celle de l’ouverture d’esprit, de
la rencontre culturelle, mais celle de la recherche de la vérité !
C’est qu'à travers la découverte d’autres peuples comme d’autres individus, il s’agit bien d’aller à la rencontre
de leur raisonnement, du bon sens qui ne fait défaut à aucun homme, cette fameuse raison égale en chacun
qui est notre faculté de juger du vrai du faux, du bien du mal. Et cette raison, elle est efficace quant elle est à
l’œuvre dans la pratique des hommes, dictée par les impératifs de l'expérience : comment réussir sa récolte ?
Quelle stratégie permettra une victoire militaire ? Quelle faute a été commise par le prince quand la guerre
civile n’a pu être empêché ? La pratique est impitoyable et condamne les mauvais raisonnements. Pour bien
agir, il faut juger droit. Et cette vérité pratique ne se peut trouver dans les cabinets des sciences ou les
bibliothèques des lettrés, car il s'y produit des vérités bien trop abstraites pour recevoir jamais la sanction
d'une expérience, la splendeur de leur spéculation n'ayant d'égale que la vanité de leurs auteurs. Éloge donc
de l’expérience commune où s'élabore en permanence un bon sens qui s'appuie sur le réel pour valider ses
raisonnements. Les choses imposent leurs leçons pour qui est capable d'observer la nature autant que la
société. Science sans expérience n’est que ruine de l’âme.
Le voyage permet alors de comprendre que la vérité n'est pas d'abord un problème théorique mais une
question pratique : voir clair en ses actions pour bien s’orienter dans son existence, ce qui présuppose qu’on
ne peut construire une vie droite et assurée sur les sables mouvants du faux ou de l’illusoire. Surgit alors un
nouveau problème : quelle leçon tirer de l'expérience de nos voyages si nous sommes confrontés à un
relativisme des mœurs qui nous renvoie au relativisme des opinions philosophiques ? Que dire de plus que le
fameux “vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà” de Pascal ? Qui dit vrai si tout le monde pense et agit
différemment ? Que conclure de ce que des choses qui nous semblent extravagantes et ridicules sous nos
latitudes sont approuvées par d'autres peuples à l'autre bout du monde ? Le voyage nous confronte au
relativisme des moeurs et des valeurs, alors que nous avons tous besoin d'une morale pour nous orienter
dans le cours de notre vie. Quelle est la valeur du voyage alors ? Peut être avant tout de nous délivrer peu à
peu des erreurs qui altèrent le jugement droit, en n'accordant pas foi automatiquement et systématiquement à
ce qui n'est qu'un exemple (un pas particulier n'est pas une loi générale) ou une coutume (seconde nature des
hommes qui est le produit des habitudes), autant de formes d’opinion plus ou moins spontanées que l'on
retrouve dans toute société et qui sont bien des obstacles à la raison, cette lumière naturelle qui nous
commande de rendre raison de ce que nous pensons en dépassant la couche de préjugés qui est inhérente à
toute éducation parce que “nous avons tous été enfants avant que d’être homme”. Pas question donc de
prendre pour argent comptant ce qui se passe à l’autre bout de l’Europe, pas plus que ce qui se passe à côté
de chez nous. Dans ce texte la vertu du voyage peut apparaître alors négative, non pas nous dire le vrai, mais
nous permettre au moins d’y réfléchir, en commençant humblement par renoncer à nos certitudes confortables
que vient dynamiter la rencontre d'autres cultures. La raison peut alors se mettre au travail !

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