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Enfant en souffrance... élève difficile ?

Dialogue entre psychanalyse et pédagogie Freinet

Anne-Marie Jovenet

DOI : 10.4000/books.septentrion.16923
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d’édition : Villeneuve d'Ascq
Année d’édition : 2014
Date de mise en ligne : 6 octobre 2017
Collection : Éducation et didactiques
EAN électronique : 9782757418338

http://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782757406052
Nombre de pages : 240

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Référence électronique
JOVENET, Anne-Marie. Enfant en souffrance... élève difficile ? Dialogue entre psychanalyse et pédagogie
Freinet. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2014
(généré le 01 janvier 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/
16923>. ISBN : 9782757418338. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.16923.

© Presses universitaires du Septentrion, 2014


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
éducation et didactiques
Anne-Marie Jovenet

Enfant en souffrance… élève difficile ?


Dialogue entre psychanalyse et pédagogie Freinet
Docteur en psychologie de l’université René Descartes - Sorbonne en
1996, Anne-Marie Jovenet, née en 1947, est maître de conférences en
Sciences de l’Éducation. Membre de l’équipe Théodile-CIREL (EA 4354), ses
recherches montrent l’apport que constitue la psychanalyse à l’étude des
situations d’enseignement/apprentissage.

Enfant en souffrance… élève difficile ?


Dialogue entre psychanalyse et pédagogie Freinet

Maquette de couv. Nicolas Delargillière.

« La rencontre des mal-aimés ». Par ces premiers mots


de la préface, Yves Reuter introduit le lecteur à une ren-
contre à laquelle est souvent confronté l’enseignant
sans le vouloir. Que peut-il faire pour cet élève en qui il
sent un enfant en souffrance parce que mal-aimé ?
Cet enfant devient-il un élève en difficulté – d’appren-
tissage ou de comportement – un élève pour qui il est
difficile d’entrer dans les relations sociales, un élève
qui rend la tâche de l’enseignant, difficile ? Est-il cela ?
N’est-il que cela ?
L’ensemble de l’ouvrage repose sur ce passage du
« que faire » au « qui est cet élève ». En convoquant la
psychanalyse et la pédagogie Freinet à un éclairage
réciproque, c’est bien la question de l’implicite, ou de
l’inconscient à l’œuvre dans ce glissement « enfant en
souffrance… élève difficile », qui est posée dans ce que
l’on peut appeler un amalgame ou une énigme dans le
fonctionnement des interactions entre les élèves et les
enseignants.
Les « données » de base de ce questionnement issues
d’une recherche menée dans l’équipe Théodile-CIREL,
sont ici complétées par les propos recueillis pendant
trois ans, dans un groupe de parole – d’orientation
psychanalytique – que les enseignants ont accepté de
mettre à disposition de tous, coopérativement.
S’inscrivant dans l’objectif de toute publication scien-
ISBN : 978-2-7574-0664-9
tifique, l’auteur souhaite ouvrir de nouvelles voies de ISSN : en cours
réflexion autour de la culture propre aux enfants en 18 €
souffrance…
La collection
Éducation et didactiques
est dirigée par
Yves Reuter

Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité

Acquisition et transmission
Temps, espace etdes savoirs
société
composé de

Anne Carlier, Université Charles-de-Gaulle - Lille 3


Catherine Demarey, Université Catholique de Lille
Ilse Depraetere, Université Charles-de-Gaulle - Lille 3
Véronique Leclercq, Université Lille 1 Sciences et Technologies
Claire Leconte, Université Charles-de-Gaulle - Lille 3
Sylvie Merviel-Leleu, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis
Yves Reuter, Université Charles-de-Gaulle - Lille 3
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Dernières parutions dans la collection :

· Le Centre de Ressources en Langues : · Questionner l’implicite


vers la modélisation du dispositif d’apprentissage Les méthodes de recherche en didactiques (3)
Annick Rivens Mompean, 2013 Cora Cohen-Azria, Nathalie Sayac, 2009
· L’éducation au patrimoine · Didactique du français, le socioculturel en
de la recherche scientifique aux pratiques pédagogiques question
Véronique Castagnet-Lars, 2013 Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre,
· Les contenus disciplinaires Yves Reuter, 2009
Approches comparatistes · Les apprentissages lexicaux
Bertrand Daunay, Yves Reuter, Lexique et production verbale
Antoine Thépaut, 2013 Francis Grossmann, Sylvie Plane, 2008
· Le Service éducatif des Archives nationales · Écrire à l’université
Par chemins de traverse Analyse comparée en France et aux
Christophe Barret, Véronique Castagnet, Annick Pegeon, États-Unis
2012 Christiane Donahue, 2008
· École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui · Questions de temporalité
Laurence Loeffel, 2009 Les méthodes de recherche en didactiques (2)
Dominique Lahanier-Reuter, Éric Roditi, 2007
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ploitation du Droit de Copie (CFC) 20 rue
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Anne-Marie Jovenet

Enfant en souffrance...
élève difficile ?

Dialogue entre psychanalyse


et pédagogie Freinet

Préface d’Yves Reuter

Presses Universitaires du Septentrion


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protection.htm.
Pour plus d'informations, consultez le site internet des Presses Universitaires
du Septentrion www.septentrion.com.
Table des matières

Préface d’Yves Reuter :


La rencontre des mal-aimés .............................................................................................. 13
Introduction . ....................................................................................................................... 17

Partie 1 :
Enfant, élève en souffrance :
regard psychanalytique
Chapitre 1 :
Des enfants en souffrance rencontrés dans la littérature psychanalytique .............. 23
Chapitre 2 :
L’enfant en souffrance rencontré au hasard d’un changement d’école . .................. 45
Chapitre 3 :
La question de l’enfant, de l’élève et du lien enfant/élève en soi .............................. 67

Partie 2 :
Enfant en souffrance… élève difficile :
question pédagogique
Chapitre 4 :
Élève difficile ou élève en difficulté : pour qui ? . .......................................................... 91
Chapitre 5 :
La signification du lien enfant/élève dans la pédagogie Freinet . ........................... 117
Chapitre 6 :
L’effet bénéfique inattendu de la pédagogie Freinet
sur les enfants en souffrance . ......................................................................................... 135

7
8 Anne-Marie Jovenet

Partie 3 :
Rencontre entre psychanalyse
et pédagogie Freinet
Chapitre 7 :
Du lien entre le soi adulte/enseignant et le soi enfant/élève : les aléas d’un
cheminement collectif .................................................................................................... 157
Chapitre 8 :
Parcours croisés entre compétition et coopération. . ................................................ 181
Chapitre 9 :
Les fruits de la rencontre entre psychanalyse et pédagogie Freinet ....................... 203
Conclusion ........................................................................................................................ 229
Références bibliographiques . ........................................................................................ 233
Ce livre est dédié à ceux que j’ai croisés au cours de ma vie d’adulte
…en qui j’ai reconnu un jour quelque chose de moi-même, enfant en souffrance,
Brigitte (†), Jean-Jacques, Dominique, Ingrid, Sœur Huguette, Pauline, Joséphine, Alain.
Un très fort attachement est né de cette rencontre
et j’ai ressenti un grand désir de le leur dire,

Voilà qui est fait et pour cela je veux dire toute ma gratitude à Yves Reuter,
qui, en encourageant mes travaux et cet écrit, nous donne une place.
Mes remerciements vont à l’équipe de recherche en didactiques Théodile,
fondée par Yves Reuter, dirigée actuellement par Bertrand Daunay,
qui nous permet de « vraies activités de recherches » dans un climat d’amitié fidèle,

et en particulier,

à Dominique Lahanier-Reuter pour ses réflexions lors de la première lecture du manuscrit,


et le partage de nos travaux, pendant toutes « ces années grandioses »,

et à Cora Cohen-Azria pour son soutien à l’université depuis que ce projet a germé
et pour tout ce que représente entre nous cet acte « d’écrire » quelque chose de soi.

La photo de couverture veut illustrer ces confusions dans nos vies et dans nos pensées à
travers lesquelles le ciel apparaît et parfois le soleil jaillit…

11
La rencontre des mal-aimés

Yves Reuter

Je remercie Anne-Marie Jovenet de m’avoir proposé d’écrire cette


préface même si je persiste à m’interroger sur les limites de ma compétence,
notamment en matière de psychanalyse.
En fait, le plaisir de souscrire à cette demande tient à plusieurs facteurs fort
différents. En premier lieu, il tient à ce que cela accompagne un ouvrage qui
constitue, je pense, l’aboutissement – au moins provisoire – d’un véritable
trajet de chercheur, humble et discret mais exigeant et important. Avec le
fait, non négligeable à mes yeux, que ce trajet a été possible au sein d’un
laboratoire de didactiques, à l’encontre donc de nombre de discours sur la
prétendue fermeture des didactiques, voire sur leur ignorance supposée de
la complexité du Sujet. J’ajouterai encore – et c’est sans doute là l’essentiel –
que cet ouvrage apporte de véritables connais­sances, utiles aussi bien à la
communauté des chercheurs en éducation qu’aux décideurs, aux formateurs
et aux enseignants. Je souhaite aussi témoigner du fait que cet ouvrage m’a
amené à revoir sous un autre éclairage et, en conséquence, à comprendre de
nouveaux éléments quant à la recherche que j’ai pu coordonner pendant plus
de cinq ans.
De fait, ce livre invite à des rencontres, rares, entre « enfant en souffrance »
et «  élève difficile  » d’une part, entre pédagogie et psy­chanalyse, d’autre
part. Chacun à leur manière ces pôles renvoient à du mal-être, voire à de la
stigmatisation. Dans la vie ordinaire. Dans la vie scolaire. Mais aussi dans
la vie scientifique où, d’aucuns bardés de certitudes, continuent de manier,
au travers de discours qu’ils pensent rigoureux, le langage archaïque de
l’anathème. Dans tous ces cas, règne encore l’ignorance, voire le mépris,
de l’Autre. Pourtant, à chercher à comprendre, au travers de ces rencontres

13
14 Anne-Marie Jovenet

des mal-aimés, que de choses à apprendre… Encore faut-il avoir le désir de


chercher… Encore faut-il posséder l’envie de comprendre.
C’est ce que réalise donc Anne-Marie Jovenet dans un livre aussi érudit
que clair. Dans un livre émouvant aussi où l’auteur se (dé)livre avec pudeur et
discrétion dans de rares passages et toujours pour éclairer un cheminement
qui n’a rien d’évident. Un livre émouvant encore parce que la parole des
Sujets affleure, échappant à la chape de silence qui l’enferme trop souvent.
Une seule illustration ici : « J’avais que quatre ans et j’étais déjà tout le temps
seule. »
J’en viens maintenant aux apports que j’évoquais. Quatre, entre bien
d’autres, me paraissent essentiels. Le premier apport me paraît résider en
la mise en interrogation des expressions, dangereusement figées, « enfants
en souffrance » et « élèves en difficulté ». Mise en interrogation exigeante
qui passe par un travail heuristique sur les mots. Ainsi, l’élève en difficulté
est aussi celui qui a des difficultés à être élève, celui qui n’entre pas dans les
attendus scolaires, celui qui met enseignants et institutions en difficulté, celui
qui est difficile à supporter… celui à propos duquel on pourrait se poser la
même question que celle qu'Anne-Marie Jovenet avance à propos des élèves
en souffrance : « Au terme de cet écrit, on pourrait se demander si cela valait
la peine de consacrer un ouvrage entier à une catégorie d’élèves qualifiée
d’invisible, dont par définition on ne connaît ni l’effectif, ni le pourcentage
représenté dans une classe ou un établissement scolaire ». Au terme de cet
ouvrage, je pense que la réponse à cette question ne souffre aucune hésitation,
cela valait effectivement la peine.
Le second apport me paraît tenir en la dissociation entre «  enfant en
souffrance » et « élève en difficulté ». De fait, on peut être un enfant en
souffrance et un très bon élève ou, à l’inverse, un élève en difficulté sans être
un enfant en souffrance.
J’ajouterai, comme troisième apport, tout aussi important, les effets
–  inattendus pour les maîtres eux-mêmes  – de la pédagogie Freinet, effets
qui se réalisent au travers d’une démarche paradoxale. La démarche a en effet
ceci de paradoxal, au regard des pratiques dominantes dans l'école française,
qu’elle ne se fonde pas sur compensation, remédiation, discrimination
positive, soutien individualisé, externalisation de l’action… Elle ne se focalise
pas sur la difficulté de l’enfant, elle ne tente pas d’y remédier, elle ne tente
pas de s’approprier la souffrance de l’enfant ou de le faire devenir autre pour
qu’il soit accepté. Alors comment cela procède-t-il  ? Peut-être au risque
Enfant en souffrance... élève difficile ? 15

de simplifier, autour de trois axes d’intervention, se réalisant dans l'espace


commun de la classe :
––le refus d’infliger des souffrances injustifiées aux élèves : ils ont le droit
de bouger, de se déplacer, de parler, de regarder au loin, ils ne sont jamais
humiliés ou agressés…
––la mise en place de dispositifs de vie et de travail susceptibles de
désaliéner : clarté des règles que l’élève – citoyen et législateur – construit
et expérimente1 ; possibilité de décider, de choisir2 ; respect de l’inté­
grité physique et psychologique de chacun ; coopération et entraide ;
évaluation aidante3 ; articulation du collectif4 et de l’indi­viduel ; travail
répondant à un intérêt et que l’on peut / que l’on désire mener à terme ;
respect du rythme de chacun  ; possibilité de s’exprimer et de se faire
entendre sans risque de blessure symbolique ; articulation possible avec
ce qu’on vit en dehors de l’école et absence de sentiment de trahison
envers sa famille…
––les questionnements, les « pourquoi ? », sont non seulement autorisés
mais encouragés  : ils constituent la base du travail, ils supportent et
étayent la quête de sens.

On comprend mieux alors qu’Anne-Marie Jovenet puisse écrire : « […] de


l’élève, renaît l’enfant. L’enfant retrouve dans cette pédagogie l’idée qu’il est
légitime de savoir, et donc de chercher : le désir peut reprendre sa place. ». De
fait, culpabilité et secret qui entravent certains enfants sont ici remplacés par
la fierté qu’a l’élève de chercher à comprendre. L’enfant ne subit plus puisque
l’élève est acteur dans le monde scolaire et peut reprendre du pouvoir sur
son existence. L’enfant sans place, déplacé ou mal placé, peut se réinstaller
comme élève dans un univers où chacun a sa place reconnue mais une place
qui n’est pas figée puisque les changements de rôles sont incessamment
sollicités. L’enfant n’est plus seul, isolé, ligoté mais il est, comme élève, relié
aux autres et il n’est plus baillonné puisqu’il peut s’exprimer, puisqu’il est

1.– Les règles sont ainsi connues, claires, argumentées, non imposées…


2.– Choix constants : des règles, du travail, des formes de sa socialisation…
3.– Au moment où l’élève le choisit et sent qu’il est prêt sinon à surmonter, du moins à
affronter l’épreuve…
4.– Le collectif est construit de manière spécifique. Il mériterait, à lui seul, de plus amples
développements car il intègre enseignant et élèves (et non adulte et enfants) à partir de
modes de fonctionnements très stricts, justement pour permettre l'expression protégée
de chacun…
16 Anne-Marie Jovenet

encouragé à le faire, puisque sa parole est accueillie... puisque, in fine, il peut


s’autoriser à dire.
Ces fonctionnements pédagogiques se comprennent encore mieux au
travers des groupes de parole mis en place par Anne-Marie Jovenet avec les
enseignants de cette école à l’issue de la recherche collective, groupes de
parole présentés ici de manière précise qui constituent en eux-mêmes le lieu
d’une nouvelle recherche, l'espace d'échanges où un savoir collectif ancré
sur l’expérience partagée s’élabore. Et, de fait, ces groupes mettent au jour
l’importance de la relation adulte (et de l’enfant dans l’adulte)-enseignant
(et de l’élève dans l’enseignant) en écho à la relation enfant-élève.
Bien sûr, tout n’est pas parfait et nous n’avons jamais dissimulé dans les
articles et l'ouvrage issus de notre recherche, les difficultés ou tout ce que les
effets constatés ici devaient à une équipe d’enseignants hors pair(s) et à sa
mise en œuvre singulière des principes de Célestin Freinet.
Demeure une interrogation fondamentale pour moi. Elle peut peut-être
s’énoncer sous la forme d’un double paradoxe. Si on suit ce que qu’écrit
Anne-Marie Jovenet, à savoir que la pédagogie Freinet est une pédagogie
de l’intériorité, du calme, du silence, du respect du travail, de la sérénité…,
ne peut-on dire que c’est cette pédagogie qui se situe en marge du système
scolaire, qui est la plus opposée apparemment à la forme scolaire, voire la
plus décriée par certains représentants de l’institution, qui réalise le mieux
les conditions de l’étude que l’école peine de plus en plus à réaliser  ?
Complémentairement, n’est ce pas parce que le système ici mis en place est
ouvert à son environnement et aux cultures et pratiques extrascolaires qu’il
peut le mieux réaliser un travail studieux et ascétique ? Qu’il peut, en quelque
sorte, faire œuvre scolaire au sens le plus noble du terme...
Introduction

Mon objectif en écrivant cet ouvrage est de permettre au lecteur, qu’il


soit chercheur, enseignant ou étudiant de mieux comprendre qui est un
enfant en souffrance. Appuyée sur cette connaissance, s’ouvrira la possi­
bilité de mettre en discussion l’amalgame spontanément établi entre enfant
en souffrance et élève en difficulté, en mettant en dialogue la psychanalyse,
dans sa double fonction de thérapie et de théorie, et la pédagogie en tant que
domaine d’investigation mais aussi de confrontation de pratiques, clas­siques
ou alternatives.

Pourquoi parler d’amalgame spontané ?


Parce que l’implicite ainsi mis en cause est à l’œuvre dans les réponses
spontanées énoncées par les enseignants lors de conversations courantes ou
même d’entretiens de recherche : pourquoi tel élève a-t-il des difficultés – de
comportement, d’apprentissage, de relations avec les autres… La raison de
ces difficultés est à imputer au milieu familial et social et ce lieu échappe à
l’enseignant. Son action se limite au temps de la classe. Il ne peut rien contre
cet état de fait. Au mieux elle peut se déployer en actions de substitution,
de compensation, d’ailleurs fortement encouragées par de plus en plus de
dispositions préconisées par le Ministère de l’Éducation Nationale. Même si
de tels raccourcis sont mis en discussion par certains auteurs, il semble que
l’enseignant confronté aux difficultés multiples de son métier, ne puisse que
s’appuyer sur ces gages d’évidence que repré­sentent pour lui les idées issues
de travaux scientifiques, pour soulager son sentiment de culpabilité.
Bien sûr le terme de sentiment de culpabilité n’est pas prononcé. Mais
le sentiment est profond. M.  Cifali, s’en fait l’écho dans une conférence
dès l’an  2000 quand elle évoque l’obligation de résultats que subissent
les enseignants comme une contrainte qui pèse sur eux. De sa position de

17
18 Anne-Marie Jovenet

psychanalyste elle entend ce que de telles injonctions induisent : « La clini­


cienne essaie d’œuvrer pour que la relation pédagogique sorte du miroir [...]
je travaille à déprendre cet enseignant de sa conviction qu’un élève aurait
seul le pouvoir de lui octroyer sa qualité. Une telle conception donne lieu
à des violences, des rejets, des discours très radicaux contre celui qui est en
difficulté. Lier l’évaluation d’un enseignant à celle d’un élève, renforce cette
dépendance et favorise la toute-puissance de l’adulte. Au lieu de favoriser
le travail sur une difficulté considérée comme normale, on dramatise tout
obstacle » (M. Cifali, 2002, p. 161).
Enfant en souffrance, élève en difficulté, milieu difficile, telles sont résu­
mées les circonstances dans lesquelles cet enseignant doit réussir à prou­ver
sa compétence professionnelle. Tous les ingrédients y sont pour qu’à travers
l’élève en difficulté soit vu un enfant en souffrance. Le terme devient synonyme
d’histoire personnelle de cet enfant. Deux conséquences en découlent
pour lui, d’une part sa souffrance reste de l’ordre du mystère… dont on sait
seulement qu’elle le fait différent des autres, d’autre part son désir de réussite
scolaire est complètement ignoré, sauf si l’excellence s’impose en détruisant
sa qualité d’enfant en souffrance : celui-là s’en est bien sorti malgré ce qui
pesait sur lui.
Pour l’adulte son sentiment d’impuissance peut le conduire à penser que
d’autres enfants en souffrance peuvent en faire autant, et à le décourager un
peu plus s’il ne parvient pas à les motiver dans ce sens.
Mais les enseignants sont des professionnels qui, dans leur grande majorité,
n’ont pas choisi ce métier par hasard. Il est beaucoup plus fré­quent qu’on ne
le pense que ce choix croise quelque chose de leur vie d’enfant et d’élève.
Blanchard-Laville, didacticienne des mathématiques devenue chercheur
en sciences de l’éducation trouve dans la théorie psycha­nalytique de quoi
alimenter les questions autour du pire ou du meilleur de ce choix, mais aussi
des conduites, des gestes et paroles de ces enseignants dans l’exercice de
leur métier. Grâce à elle, la psychanalyse croise la relation à l’élève, quand
l’enseignant entre dans un groupe d’analyse de ses pratiques qui se réclame
de l’orientation psychanalytique. Il a les moyens de comprendre quel filtre
il peut être, dans la transmission des savoirs, quand se jouent à son insu des
expressions de son inconscient.
Faire dialoguer psychanalyse et pédagogie invite à questionner ces
amalgames en tant que symptômes qui peuvent s’expliquer par un profond
désir de réparer l’enfant en soi, et « plus celui-ci a dû se taire, plus il aurait
cette force qui sculpte émotion et actes sans qu’on le sache  » (M.  Cifali,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 19

1994, p. 180), mais aussi à se demander s’il en est de même quelle que soit
la pédagogie. La comparaison, pour apporter une réponse aux questions
qui nous intéressent, doit permettre de confronter des modes pédagogiques
différents proposés à des enfants en souffrance/élèves en difficultés vivant
dans les mêmes conditions. Ce n’est pas le cas de toutes les pédagogies
dites alternatives. L’instauration d’une école Freinet en milieu populaire
de banlieue très défavorisée, accompagnée d’une recherche universitaire de
grande envergure, nous fournit le lieu d’étude. Citons l’ouvrage rassemblant
les recherches dirigées par Yves Reuter (2007) et le rapport à l’Unesco,
réalisé par R.-F. Gauthier avec les contributions de Jean-Robert Ghier, Yves
Reuter, Danièle et Marcel Thorel (2008). À son tour la pédagogie interroge la
psychanalyse : peut-on mettre en évidence des re-constructions d’enfants en
souffrance grâce au cadre pédagogique dans le­quel ils vivent ? À l’implicite,
au flou, à l’amalgame spontané, la recherche scientifique apporte une
réponse qui s’appuie sur la rigueur par la conceptualisation d’une méthode
au sein d’un ancrage théorique, la mise en place d’analyse de comparaisons
clairement identifiées. C’est ce que veut apporter cet ouvrage.
Apparemment les enseignants de cette école en pédagogie Freinet
sont insen­sibles à cet amalgame fait entre enfant en souffrance et élève en
difficulté. C’est le milieu pédagogique tel qu’ils le construisent qui agit sur
chaque individu et c’est dans le groupe-classe, où l’enseignant a un rôle parmi
les autres acteurs que sont les élèves, que se joue la possibilité pour l’enfant
d’être élève en même temps qu’il est enfant… Apparemment seulement…
puisque l’idée de situations scolaires qui détruisent l’enfant… déchaînent
passions et… escalade verbale dans un groupe de parole fait d’enseignants
apprenant à leurs élèves à chuchoter, à demander la parole et à se taire quand
le sablier est plein !
La psychanalyse va leur permettre de découvrir un lien – qui n’est plus
un amalgame  – entre enfant en souffrance et enseignant en souffrance  :
l’enseignant clame son refus d’une situation de souffrance pour l’élève…
s’autorise-t-il à dire sa souffrance  ? C’est le but d’un dispositif d’analyse
des pratiques mis en place avec l’accord volontaire des enseignants de
l’école. La méthodologie, l’objectif, les aléas d’une séance à l’autre seront
présentés et analysés en rapport avec ces deux questions : l’apprentissage du
soi adulte/enseignant est-il un gage pour comprendre le soi enfant/élève ?
L’apprentissage du « dire sa souffrance en tant qu’adulte » est-il un gage du
« prendre en compte l’enfant en souffrance » ?
20 Anne-Marie Jovenet

Les enseignants, découvrent progressivement que le lien adulte/ensei­


gnant est tout aussi prégnant et agissant que le lien enfant/élève. Ils
découvrent en même temps, et parfois dans la douleur, que ce qui les concerne
personnellement comme sentiments, émotions, peur, malaise… n’est pas à
exclure, mais à prendre en compte et à travailler alors que ce qui les unissait
jusque-là était l’action pédagogique collective. Ils avancent sur un autre mode
de relation dans l’équipe pédagogique. Ils en retirent un bénéfice pour eux-
mêmes : c’est l’aspect formation. Ils mettent en lumière la différence entre
un collectif qui se structure par l’action commune et un collectif qui permet
la construction du soi unifié et favorise de nouveaux liens avec les « enfants
en souffrance » dans une pédagogie coopérative : c’est l’aspect production
de connaissances.
Partie 1 :
Enfant, élève en souffrance :
regard psychanalytique

21
Chapitre 1 :
Des enfants en souffrance rencontrés
dans la littérature psychanalytique

Que pouvons-nous trouver dans la littérature psychanalytique, au sujet


des enfants en souffrance, qui nous donne des points de repère pour forger
une définition utile à notre problématique ?
Précisons d’abord que la littérature convoquée ici sera celle qui rapporte
des cas cliniques d’enfants qui mènent une vie apparemment normale : ils ne
sont pas soumis à un enfermement quelconque, ils vont à l’école et mènent
la vie de leurs pairs de même âge. La théorie psychanalytique permet de
cerner et de définir par des concepts spécifiques ce qui atteint leur structure
psychique. C’est en effet une des particularités de la psy­chanalyse, que de
relier cas clinique et concept, l’un favorisant la construc­tion de l’autre,
comme l’explique F. Dolto quand elle présente en 1984, l’image inconsciente
du corps comme mode de compréhension des cas rencontrés depuis les
débuts de sa pratique dans les années quarante. Freud lui-même promeut ce
lien au moment même où il est confronté à « un conflit d’ordre éthique »
(Chiantaretto, 1999, p. 13), avec le cas Dora : « Il est certain que les malades
n’auraient jamais parlé s’ils avaient pensé à la possibilité d’une exploitation
scientifique de leurs aveux, et c’est tout aussi sûrement en vain qu’on leur
aurait demandé l’autorisation de les publier. Des personnes scrupuleuses aussi
bien que des personnes timides, dans ces conditions, mettraient au premier
plan le devoir de la discrétion médicale et regretteraient de ne pouvoir rendre
service à la science en cette cir­constance en l’éclairant. Toutefois je suis d’avis
que le médecin a des devoirs non seulement envers le malade, mais aussi
envers la science. Envers la science, cela veut dire, au fond, envers beaucoup
d’autres malades qui souf­frent du même mal et en souffriront. La publication
de ce qu’on croit savoir sur la cause et la structure de l’hystérie devient un

23
24 Anne-Marie Jovenet

devoir, l’omission, une lâcheté honteuse, à condition cependant d’éviter un


préjudice direct à son malade » (Freud, 1905e, p. 2 cité par Chiantaretto,
1999, p. 13). On est dans le modèle du cas clinique en médecine. Ce que la
thérapie permet de comprendre doit servir la théorie, qui elle-même sera au
service d’autres thérapies. Il formalise ce lien quand il définit la psychanalyse
comme recouvrant trois objets : une méthode d’investigation de processus
qu’il serait très difficile d’atteindre autrement, une méthode de traitement des
troubles névrotiques et une nouvelle discipline scientifique (Freud, 1923). La
psychanalyse est la science de l’inconscient psychique (Freud, 1925).
S’agissant des thérapies menées auprès d’enfants en souffrance, insérés
pourtant dans la vie normale des enfants de leur âge, notre regard se portera
d’abord sur les récits des deux grands spécialistes que sont Winnicott et
Dolto. Quelles étaient les situations de ces enfants, quels effets avaient ces
situations sur leurs comportements, en quoi leur structure psychique était
atteinte, plus que passagèrement… Telles sont les principales questions qui
vont guider notre lecture. Mais avant d’y entrer, quelques mots sur cette
lecture s’imposent.

Une lecture difficile à faire !


Freud, après avoir compris dès la pratique de l’hypnose que le transfert
entre patient et médecin était inévitable et qu’il était un moteur de la cure
psychanalytique, qu’il fallait revivre et non se remémorer les sentiments
refoulés, découvrit que le psychanalyste réagissait à ce transfert et qu’il devait
donc travailler son «  contre-transfert  », ce reste d’inconscient in­analysé
en lui. Dolto a le souci de faire entrer les médecins dans une démarche de
compréhension globale de l’enfant  : il faut soigner la cause de ce qui se
traduit par des symptômes corporels, il faut chercher le sens du symptôme.
Mais elle constate très vite les «  défenses  » que les médecins opposent à
cette compréhension globale. Elle les invite à les dépasser en tentant de les
expliquer. Mais pour cela, il faut qu’ils entrent dans une autre logique, celle
de la psychanalyse  : «  la psychanalyse nous permet ainsi de comprendre
chez tout individu, qu’il soit psychosé, plus ou moins névrosé ou sain, les
éléments dont il est composé affectivement et la ‘logique subjective’ de son
comportement, si souvent, pour nous tous, point logique du tout (souligné dans
le texte). Elle permet, à l’aide du transfert, dans la situation thérapeutique,
d’étudier les mécanismes inconscients du sujet, son comportement vis-à-
vis du psychanalyste, participant de celui qu’il a naturellement vis-à-vis de
quiconque » (ed. 1971, p. 158-159). S’inter­rogeant alors sur la façon dont
se situent les médecins vis-à-vis de cette nouvelle méthode, (p. 165-168) elle
Enfant en souffrance... élève difficile ? 25

précise d’abord que la psychothérapie a existé avant la psychanalyse : « elle


restait du domaine empirique, réservée aux médecins doués naturellement
de qualités de finesse, de sensibilité, de bon sens, et, il faut le dire surtout
d’intuition  »  ; cette méthode variait selon le praticien et l’expérience
en restait incommunicable, «  elle était en fait basée sur le transfert qu’ils
utilisaient à leur insu et dont ils se servaient pour prendre une influence
personnelle sur le malade, donc essentiellement par suggestion. » Discutant
d’une action thérapeutique éventuellement nulle ou parfois aggravante, née
d’une interprétation fausse des résistances ou des conflits pulsionnels, elle
s’adresse directement aux médecins : « c’est pourquoi nous proposons aux
médecins qui nous lisent d’accepter le critère thérapeutique, ‘l’épreuve du
traitement’, comme on l’accepte en théra­peutique organique. Elle rapporte
alors le cas d’un enfant de huit ans, qui, à la suite d’une thérapie d’un an,
a pu réagir comme l’ensemble de ses camarades, lorsqu’un accident dont il
est témoin, coûta la vie à un de ses camarades préférés ; alors qu’il présentait
jusque-là, entre autres symptômes, une angoisse de castration avec phobie
de la mort, ce qui avait fait de lui « un obsédé qu’aucune école ne pouvait
garder ».
Son intérêt se porte alors sur la différence d’attitude d’un médecin face
au traitement de  troubles physiques ou de troubles psychiques. Si pour
l’entourage de l’enfant, ce comportement témoignait d’une amélioration, un
médecin interprète l’état actuel de l’enfant par ces mots « Votre enfant est
devenu encore plus anormal qu’avant, voilà ce que ça veut dire ! » Ce qu’en
dit F. Dolto me semble d’une grande importance en ce qu’elle va permettre
de comprendre les réactions individuelles ou collectives d’enseignants. « Si
nous avons relaté cette petite anecdote, c’est à cause de l’intérêt général
qu’elle comporte. Il est très difficile de suivre objec­tivement la relation d’un
cas psychanalytique. Ce n’est pas, répétons-le, une question d’intelligence,
c’est une question d’affectivité. La psychanalyse réveille, à cause de leurs
pulsions refoulées, une angoisse importante chez beaucoup d’adultes. À son
insu, cette consœur nous donnait un exemple intéressant parce que typique :
1° On nie les faits. 2° On attaque celui qui vous apporte le motif d’angoisse
[...] Il est évident que si j’avais parlé par exemple du traitement d’une
fracture par un nouveau système de contention, ce même médecin n’aurait
été qu’indifférente ou intéressée, sans que les réactions affectives se missent
à jouer. » F. Dolto s’adresse directement au lecteur, à la fin de ce chapitre,
pour lui dire qu’elle espère par son travail d’observations prises au jour le
jour, avoir montré « que l’on mesure en 1971 le chemin parcouru depuis la
26 Anne-Marie Jovenet

parution de ce livre en 1939, livre qui était ma thèse de médecine » (Dolto,


ed. 1971, p. 169).
Dans ce chapitre nous partons à la recherche d’une définition de l’enfant
en souffrance à partir des deux grands de la psychanalyse d’enfants que
sont Winnicott et Dolto. Pédiatre ou « médecin d’éducation », c’est à la
psychanalyse qu’ils ont recours pour comprendre et soigner… l’un fasciné
par la nécessité de révéler à l’environnement son importance pour l’enfant,
l’autre par le besoin de parole que nécessite l’épanouissement de son désir
de vivre quelles que soient les circonstances de la vie. Ils se complètent et
leur science est féconde. Dans leur lignée, nous nous intéresserons aussi à
quelques-uns qui ont suivi leurs traces, Maud Mannoni – dans un ouvrage qui
vise à classer les cas de consultation pour un enfant, et pour lequel Dolto écrit
quarante quatre pages de préface ! – Claude Halmos en ce qu’elle reprend
la place de psychanalyste à la pouponnière d’Antony fondée par Dolto, ou
d’autres, qui mettent l’accent sur le besoin de parole ou sur les ravages du
secret comme Tisseron, Nachin, Braconnier ou qui s’inspirent de ces travaux
comme Suzanne-B Robert-Ouvray, spécialiste de victimologie. Puis nous
étudierons des cas cliniques plus ciblés sur l’école ou l’échec scolaire, comme
ceux que rapporte Anny Cordié.
En conclusion, nous confronterons alors cette compréhension de l’enfant
en souffrance à celle qui peut émerger d’autres travaux qui se situent plutôt
dans le champ social et ne se réclament pas de la psy­chanalyse, tout en ayant
un « air de ressemblance ».

En souffrance dès les premiers jours de vie…


Winnicott en tant que pédiatre avant d’être psychanalyste s’intéresse
à cette dyade mère/bébé. Sans doute le grand public a entendu parler de
l’intérêt que Winnicott porte à la mère suffisamment bonne … parfois pour
lui reprocher de rejeter certaines mères ou de ne pas s’intéresser au père.
C’est bien mal connaître ce pédiatre devenu psychanalyste.
Que voit le bébé quand il tête  ? Ce qu’il voit c’est lui-même. En lui
donnant la vie et la nourriture nécessaire à la vie, elle le «  crée  » comme
être existant. Il est dans l’ère de l’illusion, sa capacité créative le fait vivre
heureux d’être et de devenir lui-même. Et si la mère en le regardant ne lui
renvoie qu’elle-même ? Ce sont pour Winnicott (1971, tr. fr. 1975 p. 155),
les «  situations particulières où la mère n’est pas en état de répondre  »
L’enfant vit l’expérience de ne pas recevoir en retour ce qu’il est train de
donner. Winnicott voit deux réactions possibles chez l’enfant : ceux qui « ne
Enfant en souffrance... élève difficile ? 27

renoncent pas à tout espoir » et font tout ce qui est en leur pouvoir pour
« déceler une signification qui devrait s’y trouver » et ceux qui cherchent le
bon moment « comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va
faire ».
Winnicott parle alors de pathologie qui s’installe  : «  une faculté de
prévoir qui est précaire et qui force le bébé jusqu’à la limite de sa capacité à
tenir compte des événements. ». On voit se profiler chez un enfant l’angoisse
de l’inconnu, l’angoisse de l’avenir : qu’en est-il de notre sentiment d’exister
quand on est incapable de prévoir ? On pourrait dire que déjà l’enfant, encore
bébé, apprend qu’il doit régler son existence en fonction de ce qui l’entoure.
C’est ainsi que Winnicott voit chez cet enfant des comportements se
développer. Il parle d’imitation, de soumission, de faux-self. L’enfant ne vit
plus pour lui-même, il vit en fonction du désir des autres sur lui et de la crainte
de perdre cet intérêt s’il faillit à leur désir, et son « vrai self » disparaît.
La dépendance s’installe. Le père est-il inexistant dans ce processus ? En
le nommant « l’enfant à la ficelle » Winnicott rapporte le cas clinique d’un
garçon qui attache les objets entre eux… pour conjurer les séparations (1971,
tr. fr. 1975, p. 27-30). Dans le récit de vie familiale on apprend les séparations
répétées d’avec sa mère : une première séparation à la naissance de sa sœur, il a
trois ans et trois mois, puis huit mois plus tard, la mère devant être hospitalisée,
et une nouvelle fois quand il a quatre ans et neuf mois. Winnicott rapporte
qu’à ce moment l’entourage le dit de caractère très changeant. Il peut terrifier
son entourage et dire par exemple qu’il va couper sa sœur en morceaux. Dans
le jeu du squiggle, technique d’échange inventée par Winnicott, il dessine
un lasso, un fouet, un manche de fouet, la ficelle d’un yo-yo… et les parents
révèlent qu’il a « récemment attaché une ficelle autour du cou de sa sœur
(celle dont la naissance avait été cause de la première séparation)  ». Puis,
il passe à l’acte. C’est le père qui va agir dans cet événement qu’il rapporte
à Winnicott : « Un jour en rentrant chez lui, il avait trouvé son fils pendu
par les pieds à une corde. Il était tout flasque et jouait admirablement le
mort ». Il sent qu’il ne faut pas prêter attention et au bout d’une demi-heure
le garçon cessa son jeu. Winnicott parle de la mise à l’épreuve de l’absence
d’angoisse du père, alors que la mère affolée quand il rejoue la scène quelques
jours plus tard, se précipite pour le détacher. Ce récit montre à quel point des
séparations que les parents ne pouvaient éviter, qui n’ont probablement pas
été parlées, risquent d’ancrer cette dépendance à l’autre qui va suivre l’enfant
toute sa vie. En effet, dans une note ajoutée dix ans plus tard, Winnicott
fait état de l’évolution de ce garçon vers la toxicomanie à l’adolescence, et se
demande si à ce moment-là la compréhension du cas, prendrait suffisamment
28 Anne-Marie Jovenet

en compte les événements de cette période de l’enfance. De notre côté, nous


pourrons nous interroger à propos d’exemples « scolaires » sur la difficulté
que peuvent éprouver des enseignants à ne pas considérer comme bon pour
l’élève, le maintien d’une certaine dépendance par les félicitations et les
encouragements !

La construction d’une image inconsciente du corps, défaillante


À l’âge où l’enfant se reconnaît dans le visage de sa mère, comme le dit
Winnicott, il ne sait pas parler mais ressent dans son corps toutes sortes de
sensations qui s’impriment en lui comme une trace qui subsistera dans son
inconscient toute sa vie. Il peut pleurer, crier à tue-tête pour dire son désarroi,
ou se mettre à chanter pour faire taire une voix adulte qui parle de choses
qui le dérangent, se recroqueviller sur lui, se taire, envahi par des sensations
désagréables qui s’inscrivent dans son psychisme et dans son corps. Il ressent
le chaud, le froid, les mouvements brusques, la peur, les bruits et les cris,
l’absence de présence, il sent le corps tendu, le cœur battant de sa mère…
Pour désigner la force de ces sensations qui s’im­priment en lui à travers son
corps, mais dont on ne verra que les conséquences, les traces, Dolto invente
une expression : l’image in­consciente du corps. Si cette image est défaillante,
l’enfant ne se sentira pas habiter son corps, mais plutôt vivre à côté de lui-
même.
Sans se référer explicitement à ce concept, on pourrait dire que S.-
B. Robert-Ouvray, spécialiste en victimologie, en reprend l’idée quand elle
explique que le rôle du parent est de mettre des mots sur ce que l’enfant
ressent jusqu’à ce qu’il soit capable lui-même de dire : j’ai mal, j’ai peur. Ainsi
elle parle de ces parents, incapables de comprendre le langage des sensations
ressenties par leur enfant, qui attendent désespérément que leur enfant
grandisse pour qu’il soit capable d’expliquer. Ce faisant ils ne mettent pas
de mots sur le malaise ressenti par l’enfant, ils ne savent pas « contenir » ces
sensations. L’enfant est livré à lui-même.
Alors que la relation satisfaisante du parent avec son enfant est d’être
dans l’empathie, le parent peut être dans la projection. On va comprendre
ainsi que l’enfant maltraité, victime d’abus est deux fois maltraité dans son
corps : il l’est par les actes et les sensations qui les accompagnent, mais aussi
par la projection d’une image inconsciente négative qui s’imprime en lui.
Ce parent « attribuera à l’enfant des intentions de nuisances, des sentiments
négatifs, des volontés d’être intéressant, d’occuper toute la place, ce qui
est évidemment faux car le nourrisson n’a ni les capacités intellectuelles de
penser aussi précisément, ni cette forme précoce de perversion. » (Robert-
Enfant en souffrance... élève difficile ? 29

Ouvray, 1998, p.  65) Elle constate que très jeune, l’enfant peut éprouver
la sensation d’être «  possédé  » par sa mère ou «  envahi  » par son père,
et souligne les justifications avancées par le pédophile ou par les parents
violents. Le premier dira : « il a cherché, il aime sinon il aurait dit non, il est
vicieux. C’est un pervers de nature, il aime ça alors… », les seconds : « il aime
les coups, puisqu’il les cherche et qu’il s’arrête après ! », « Il l’a bien cherché,
c’est un petit vicieux. Il a eu ce qu’il voulait ! », « elle l’a cherché sa trempe,
elle la voulait ! » (p. 66).
Propos entendus par l’enfant, qui l’enferment dans sa solitude et sa
culpabilité. Il convient de nous arrêter sur ce que construisent de tels propos
chez un enfant au moment où s’impriment en lui ces sensations.. Il éprouve
le sentiment d’être coupable (« il l’a cherché »), l’impossibilité de raconter à
qui que ce soit ce qu’il a entendu, (ce serait révéler la honte qu’il a ressentie),
mais aussi la méfiance vis-à-vis de toute parole d’adulte qui s’adresse à lui et
lui parle de lui. Avec le silence qui suit, s’inscrivent des mots, des phrases,
des intonations, des regards, dans cette « mémoire inconsciente », celle qui
a refoulé la situation exacte, mais en a gardé les traces. Or le contact avec les
autres passe par les mots, les phrases, les intonations, les regards… dans la
vie courante comme à l’école. Le travail scolaire est fait de mots, de phrases,
d’intonations, de regards. Cet enfant-là devenu élève, transportera ce qui est
en lui, à travers son silence, sa manière de penser, d’écouter, de se demander :
qu’est-ce qui est sous-entendu dans ce qu’on me dit…
Il transporte aussi toute sa vie le sentiment de mériter ce qui lui arrive, d’en
être responsable, et de devoir subir sans se plaindre, en même temps que d’être
confronté à un adulte qui a tout pouvoir sur lui. En germe l’impossibilité
de dénoncer, ce que le pervers cherche à installer, même s’il n’en a pas lui-
même conscience. Pour l’avenir de cet enfant, ce sentiment qui s’inscrit dans
le psychisme inconscient, me semble éclairé par ce que décrit Freud quand
il réfléchit aux causes d’échec du traitement psychanalytique, qu’il nomme
résistances, et réunit sous les termes « besoin d’être malade » ou « besoin
de souffrir ». Il décrit ainsi ce besoin : « si le patient doit ne pas guérir et
continuer à être malade, c’est parce qu’il ne mérite pas mieux » (Freud, tr. fr.
1949, p. 49). Il explique alors que paradoxalement certains névrosés atteints
de troubles graves peuvent aller mieux sous l’effet de malheurs réels, ce qu’il
explique ainsi : « c’est qu’en réalité une seule chose importe : être malheureux
– et cela de n’importe quelle façon. La muette résignation avec laquelle de
pareils sujets supportent un destin parfois cruel est très surprenante, mais
aussi très révélatrice » (Freud, tr. fr. 1949, p. 49). Cette analyse du besoin
de souffrir, nous semble tout à fait éclairer ce que subissent ces enfants sous
30 Anne-Marie Jovenet

l’effet de ces paroles. Ils savent bien que les auteurs des faits – très souvent
parents ou proches  – sont coupables, mais comme le dit F.  Dolto (1984,
p. 187), ils trouvent de quoi les excuser, et cela d’autant plus facilement qu’ils
vont retourner sur eux-mêmes la punition et c’est là, la deuxième forme de
résistance mise en évidence par Freud  : «  la pulsion d’auto­conser­vation a
subi un véritable retournement. Ils semblent n’avoir d’autre dessein que de se
nuire à eux-mêmes et de se détruire » (Freud, tr. fr. 1949, p. 49).
De la même façon, Robert-Ouvray rapporte que Mathilde, terrorisée par
son beau-père alcoolique ne sait mettre que des mots d’humour grinçant sur
sa souffrance d’enfant : « Au moins, maintenant j’ai un radar à la place des
yeux » (p. 62). Là encore il nous faut battre en brèche l’idée que cette forme
d’humour traduirait une façon de prendre le dessus. Robert-Ouvray en
décrivant comment l’enfant baigne dans une atmosphère de peur incessante,
de terreur, nous permet de comprendre l’angoisse d’un enfant. Si Mathilde
a un radar à la place des yeux, c’est pour détecter ce qui va lui arriver, tenter
d’être réactive au moment opportun. Si elle se laisse surprendre, l’attaque
peut se retourner contre elle. Cette crainte continue à l’habiter dans la
rencontre des autres, dans les événements imprévus, dans les lieux inconnus…
Mais si cette remarque est faite à haute voix et que l’adulte environnant
– en famille, à l’école ou ailleurs – s’en amuse, soit parce qu’il ne veut pas
s’immiscer dans ce que raconte l’enfant, soit par crainte d’en savoir trop, alors
l’enfant apprend qu’il sera très difficile de se faire comprendre, et qu’il vaut
mieux « déguiser » sa pensée parce qu’ainsi il aura le sentiment de maîtriser
lui-même l’incompréhension des autres. Cela aussi a des conséquences dans
les activités scolaires  : l’élève peut rester suffisamment elliptique dans ses
propos, ce qui évidemment le desservira, ou introduire ce qui lui tient à cœur
par des digressions, des textes poétiques ou humoristiques…
Parlant des pleurs qui sont naturels pour les enfants et les adultes comme
moyens d’expression et de communication, Robert-Ouvray invite à une
réflexion qu’il nous faudra retenir dans la suite de nos préoccupations. « Les
humains qui ne savent plus pleurer ne sont pas plus matures que les autres
mais plus inhibés, protégés ou durcis. Ils ont perdu une capacité naturelle
d’expression des émotions et au niveau psychomoteur, ils vivent une forme de
mutilation d’eux-mêmes » (p. 67). L’enfant qui paraît très mûr pour son âge,
très raisonnable par rapport au manque qu’il supporte, très compréhensif
vis-à-vis des adultes qui se comportent bizarrement à son égard, est un enfant
en souffrance.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 31

Claude Halmos, psychanalyste, et fidèle continuatrice de Dolto, dans


son exercice à la pouponnière d’Antony, et par ses nombreuses émissions
télévisées dont ses chroniques sur Canal  + de 1992 à 1997, explique à la
grande surprise de bon nombre de personnes à qui l’émission télévisée sur
la maltraitance est destinée que, des parents peuvent ne s’occuper que de la
partie mammifère de leur enfant : ils les nourrissent et les cajolent mais ne
leur parlent pas, ou que d’autres parents sont beaucoup plus à l’aise avec leurs
animaux qu’avec leurs enfants. Ils ne peuvent pas donner ce qu’ils n’ont pas
reçu, tant qu’ils n’ont pas pris conscience du manque : ces enfants ne sont pas
éduqués, pas humanisés. On ne leur a pas parlé. Dans cette séquence télévisée
on entre dans la situation de l’enfant en souffrance parce qu’il a été maltraité,
abusé, violé. Un enfant pleure en silence. Une petite fille à qui l’on fait des
compliments, se raidit, et sourit lorsqu’on lui parle des griffes qu’elle a sur le
visage. Une enfant a des gestes déplacés envers les maternantes ou les autres
enfants. Parfois elle a l’air très sereine et déclenche soudainement une crise
de terreur. C. Halmos parle de ces séquelles dans le psychisme, invisibles et
incompréhensibles pour l’entourage, qui se réveillent à l’âge adulte parce que
la sexualité adulte se construit sur la sexualité infantile. Cet enfant n’a eu
de relation qu’avec un adulte qui ne respecte pas la loi : il n’intègre pas la
loi. L’adulte a considéré l’enfant comme un objet, et l’enfant s’est construit
avec ce sentiment d’être sans valeur, tour à tour objet de mépris, de haine
ou de jouissance, donc insignifiant et sans valeur. C’est cette valeur qu’il
va rechercher toute sa vie, pour avoir seulement le sentiment d’exister  ; il
va chercher à être utile aux autres, à réussir, parfois au prix de terribles
sacrifices. À moins qu’il ne devienne à son tour abuseur, pour éprouver les
sensations qu’il a senties chez son agresseur, dit C. Halmos (Film réalisé par
E. de Coronel et A. de Mezamat, la 5, 2000) ou pour créer chez un autre les
conditions de lui faire ressentir la honte qu’il a jadis éprouvée, dit S. Tisseron
(1992, p. 92).
C.  Halmos ajoute que les actes d’abus sexuel ou de maltraitance, se
déroulent très fréquemment en famille, condamnant de surcroît l’enfant à ne
pas parler. L’adulte minimise les faits, s’oppose à l’enfant qui veut dénoncer,
le projetant dans la honte dont il serait la cause. Maltraitance et silence vont
de pair.

L’absence de parole empêche l’enfant de s’humaniser…


Ce titre résume le leitmotiv que n’a cessé de clamer F. Dolto tout au long
de sa vie de psychanalyste. L’enfant a besoin qu’on lui parle de lui, qu’on lui
dise d’abord comment il est né et pourquoi il est né, de quel désir il est né ou
32 Anne-Marie Jovenet

il a été adopté. Il a besoin de cette voix qui lui donne un nom, le nom de son
père et de sa mère, qui lui révèle sa filiation même si les conditions de cette
filiation ont été dramatiques. Les parents sont responsables de cette parole
vraie à l’enfant. Dolto y inclut aussi l’école. «  Certains enfants disent en
classe : « mais moi j’ai trois papas. — C’est vrai peut répondre la maîtresse
[...] mais chacun de nous n’a qu’un seul père et qu’une seule mère de naissance.
[...] Certains parents s’aiment longtemps ou toute la vie, d’autres se séparent
et divorcent, mais cela ne change pas leur parenté à leur enfant. Voilà ce que
devrait être l’enseignement de l’école, si elle a visée d’éducation » (Dolto,
1984, p.  182). On sait avec quelle force Dolto répond à ceux qui lui font
remarquer qu’un enfant de cet âge ne comprend pas et répètera ce qu’on lui
a dit, que c’est exactement l’inverse qui se produit. Quand l’enfant n’a pas
de réponses à ces questions fondamentales, il ira les poser ailleurs. L’enfant
cherche et cherchera la vérité.
Cela peut paraître difficile aux parents qui ont l’impression de devoir
révéler leur propre vie, leurs souffrances, les rejets ou les violences dont eux-
mêmes ont pu être l’objet, ce qui les amène à penser que l’enfant n’a pas à
savoir cela. Que dire à un enfant né ou vivant dans une situation dramatique :
«  il y a beaucoup à faire, en mettant des mots justes sur une situation de
fait, et en aidant l’enfant à dire ce qu’il croit coupable d’entendre, à dire ce
qu’il croit coupable de penser » (Dolto, 1984, p. 186). La réponse de Dolto
peut étonner, elle est toujours la même : lui dire la vérité en soutenant son
narcissisme, s’adresser à lui comme à quelqu’un qui lutte pour vivre. Ce
sont les mêmes mots qu’elle répète au long des thérapies : tu as été fort, tu
as survécu, maintenant tu n’es plus seul puisque je t’en parle et tu trouveras
encore la force en toi.

L’enfant habité par la crainte d’abandon


L’enfant à la ficelle était habité par ce sentiment d’avoir été abandonné et
par cette crainte de l’être encore : il attachait choses et gens autour de lui…
le récit de son cas fait état de pathologie, mais ce sentiment d’abandon n’est-
il pas présent dans l’image inconsciente de bien des enfants, adolescents ou
adultes qui vivent des situations apparemment normales…
Les récits de psychanalyses d’adultes sont remplis de ces histoires d’une
séparation non dite, terrifiante et cachée, que l’adulte essaie toujours de
dominer. Braconnier emploie le terme de bombes à retardements pour
désigner ces événements de l’enfance non parlés. Florence, âgée de trente-
deux ans, élégante et intelligente, semble avoir tout pour être heureuse…
sauf qu’elle déménage sans cesse et recherche un lieu qui plaise à son père,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 33

sans y parvenir… Elle semble bien supporter des événements très douloureux
comme un deuil et pourtant vivre sans arrêt dans l’angoisse. C’est cette
angoisse qui l’amène à consulter. Et Florence se rappelle « ce jour où son
père l’a emmenée en voiture sans lui fournir la moindre explication et l’a
déposée chez une vague cousine, promettant de venir la rechercher bientôt.
Dans son souvenir Florence pense avoir alors compris qu’il ne s’absentait
qu’une heure ou deux. Il n’était revenu qu’un mois plus tard » (Braconnier,
1995, p. 33). Son frère avait été hospitalisé. Et Florence dépérit, refusant de se
nourrir, plongée dans une souffrance indicible. Tout s’était bien terminé, son
frère rentré à la maison guéri. Mais cette angoisse née de la séparation et du
sentiment d’abandon ne l’avait pas quittée. Il manquait seulement quelques
paroles … pour vivre cet événement autrement.
Claude Nachin s’appuie sur M. Klein, et sur Bowlby pour montrer que
la capacité de réagir favorablement à une séparation se développe lentement
au cours de l’enfance et de l’adolescence. Dans cette éducation de l’enfant,
le parent doit lui-même « faire la paix avec son enfance », ne pas chercher
à se réparer lui-même à travers son enfant : « L’éducation consiste à amener
l’enfant à se décramponner de sa mère et de sa famille pour s’insérer dans
la société, mais aussi à empêcher les mères de s’agripper à eux, d’abuser du
maternement pour satisfaire l’enfant frustré de cramponnement qui survit
dans leur inconscient » (Nachin, 1999, p. 46). Mais, à la suite de Tisseron,
il va plus loin en remontant dans le « transgénérationnel ». Il reprend les
termes d’Anny Dupérey  : «  Ta mère porte en elle une petite fille qui n’a
pas grandi » (A. Dupérey, cité par C. Nachin, 1999, p. 76) », pour exposer
cette théorie du Trauma secret gisant dans la partie clivée de l’individu : « le
chagrin cadenassé ne s’assèche pas de lui-même, il grandit, s’envenime, il se
nourrit de silence, en silence il empoisonne sans qu’on le sache ». Le clivage
d’abord fonctionnel au moment d’un deuil, devient définitif. Le psychisme
est coupé en deux. L’individu n’a plus accès qu’à une partie de lui-même, il
s’appauvrit, se détruit peu à peu. C’est ainsi que la psychanalyse nous apprend
qu’on souffre de choses qui viennent de soi-même.

Le choix d’une vie adulte… pour réparer l’enfant en souffrance en


soi
Dans la littérature qui s’intéresse aux choix professionnels des adultes, il y
a les travaux qui permettent de comprendre les souffrances d’enfants par leurs
conséquences. Y. Papetti-Tisseron nous intéresse à ce titre. S’interrogeant sur
la vocation des assistantes sociales, et au départ sur celle de la plus célèbre
d’entre elles : Bertha Pappenheim, c’est-à-dire Anna O. la patiente de Breuer,
34 Anne-Marie Jovenet

nommée parfois la première patiente de la psychanalyse, elle découvre


comment Bertha devint la fondatrice du service social en Allemagne afin
de soigner en elle les blessures de la jeune fille qui soigna son père malade
sans réussir ni à le guérir, ni à se guérir… Y. Papetti-Tisseron (1996, p. 48)
présente ce retour sur Anna  O. pour «  tenter de montrer de quelle façon
les trébuchements d’un processus de deuil peuvent présider à la mise en
place d’une vocation sociale ». Ainsi rapporte-t-elle une histoire que Bertha
raconta sous hypnose, dont elle nous dit qu’elle la publia sans doute, à compte
d’auteur dans le recueil Les petites histoires pour enfants : « Aujourd’hui j’ai
inventé une histoire à propos d’une pauvre petite orpheline qui n’avait pas de
famille et qui errait dans une maison inconnue à la recherche de quelqu’un
qu’elle pourrait aimer. Elle s’aperçut que le père souffrait d’une maladie
incurable et attendait la mort. Sa femme n’avait plus d’espoir. Mais la petite
orpheline refusant de croire que l’homme était condamné, s’assit à côté du
lit, jour et nuit, lui prodiguant tous les soins. Petit à petit, il récupéra. Il lui fut
si reconnaissant qu’il l’adopta ; ainsi eut-elle quelqu’un à aimer » (citation
de Freeman, 1977, p. 30 par Y. Papetti-Tisseron, 1996, p. 58). Noter dans ce
récit l’insistance à parler de quelqu’un à aimer et non l’inverse, permettra
de comprendre toute l’analyse faite de cette vocation sociale comme d’une
vocation à réparer. S’appuyant sur les théories de l’attachement et spécialement
sur Imre Herman (1972) et sa théo­rie du cram­pon­ne­ment/décram­pon­ne­
ment, Y.  Papetti-Tisseron constate que «  les personnes dont l’instinct de
cramponnement est resté insa­tisfait deviennent par exemple plus tard des
adultes qui ‘s’accrochent’ à d’autres, capables de les soutenir et de les guider
(et qu’en conséquence) l’attitude protectionniste serait alors, tout comme
l’hyperactivité altruiste, un dérivé de l’instinct de cramponnement…. Ainsi
s’auto-répare de part et d’autre un manque archaïque » (p. 111). Au final
il lui semble évident que ces assistantes sociales, qui déclarent lorsqu’on les
interroge qu’elles n’ont jamais voulu un autre métier que celui-là, essaient de
soigner en elles, l’enfant qui a grandi en étant déjà parent de son parent, qui
n’a d’autre moyen d’exister que d’être utile à l’autre. Et Y. Papetti-Tisseron de
conclure : « Tout ceci m’amène à proposer la thèse suivante : la motivation
incitant à la réparation ne serait elle-même souvent que l’effet d’une maladie
du deuil vécue en silence par le travailleur social ».
L’analyse d’un choix professionnel qui permet de mesurer comment
les blessures d’enfant s’inscrivent dans le psychisme et portent en elles des
répercussions imprévisibles… nous ramène à notre point de départ : l’enfant
de Winnicott qui observe l’humeur de son parent et attend pour manifester
Enfant en souffrance... élève difficile ? 35

sa présence, comme nous scrutons le ciel pour voir le temps qu’il va faire, est
très proche de celui-là…

Un enfant en souffrance qui craint la séparation, la perte… attache…


et cherche à s’attacher…
Un enfant en souffrance qui ne sait pas et voudrait savoir… cherche
encore et toujours…
Un enfant en souffrance qui ressent, mais ne sait pas dire, à qui on
n’a pas donné les mots… qui voudrait tellement être écouté…
Un enfant en souffrance qui s’est vécu comme insignifiant… et
cherche après lui-même…
Un enfant en souffrance qui a été séduit par des paroles aimables
valorisant son amabilité, … qui veut être reconnu pour sa valeur et
non remercié pour sa gentillesse…
Un enfant en souffrance qui n’avait pas le droit de dénoncer… qui a
toujours peur… et pourtant hurle la vérité…
Un enfant en souffrance qui n’a pas été marqué par la loi… attend
d’être reconnu par la loi…

Questionner ce lien entre enfant en souffrance et élève difficile revient


à savoir si cet enfant en souffrance tel que décrit dans ces thérapies
psychanalytiques, montre quelque chose de lui qui soit repérable dans le
monde scolaire. Pour répondre à cette question tournons-nous vers quelques
récits cliniques portant spécifiquement sur des cas d’enfants aux prises avec
l’école, l’apprentissage, l’échec scolaire.

Les traces de l’image inconsciente du corps à l’école


Quel diagnostic est porté de nos jours sur un enfant qui bouge tout le
temps, sur un enfant sur qui tout semble glisser, punitions ou remontrances,
sur un enfant qui n’est pas mauvais mais qu’on a du mal à supporter… La
description est de Dolto (1984, p. 53) à propos d’un garçon qui avait trois ans
lors de l’évacuation en 1940… Raconter son histoire peut faire sourire : quel
intérêt en 2013 ? Gilles a huit ans quand il est amené en consultation parce
que « son principal symptôme est une extrême instabilité, une impossibilité
de rester à la même place ». On imagine très bien comment cet enfant peut se
comporter en classe, le désarroi des enseignants qui se demandent comment
capter son attention, éviter les bagarres qu’il « cherche » avec les autres…
en même temps que l’aider à dépasser cette impression d’indifférence aux
punitions et remontrances qu’il donne. L’élève est difficile à supporter  !
36 Anne-Marie Jovenet

Dolto a constaté que pendant les séances il regarde partout, ses yeux sont
inquiets, et dès qu’il bouge il se remet à regarder partout, mais elle convient
avec beaucoup d’humilité, qu’elle n’a compris, que lorsque Gilles s’adresse à
elle, pendant la séance qui devait être la dernière, pour lui dire « maintenant
je peux dire où est le danger  ». Suit le récit d’un accident de voiture lors
de l’évacuation en 1940, d’un apprentissage de la natation qui a failli se
transformer en noyade, et enfin l’histoire d’une cabine téléphonique où
il a entendu et senti, sa mère angoissée d’apprendre que son frère partait
rejoindre de Gaulle à Londres. Les parents sont très surpris de l’exactitude
des événements rapportés par l’enfant. On apprend également que les
allemands habitant la maison, la mère redoutait que son fils ayant entendu
la conversation ne la répétât à haute voix  ! Il fallait se taire, à propos de
l’Angleterre et Gilles explique à l’aide de ses dessins, lors de cette séance qui
devait être la dernière avec Dolto, que les angles des murs ou des meubles
lancent des flèches et que, s’il se trouve sur leur passage il sera transpercé…
Il y a une raison au fait que cet enfant bouge tout le temps avec un regard
inquiet : des sensations ont imprégné son corps mais il fallait se taire. Voilà
un comportement repérable en classe, mais qui ne s’éclaire qu’en sachant le
relier à la trace de sensations fortes habitant toujours le corps de l’enfant.
Marc lui est dans une toute autre situation (Dolto, 1984, p. 331). C’est un
enfant d’enseignants qui se fait renvoyer de tous les établissements, jusqu’à
se retrouver interne « en province ». Il a un comportement caractériel chez
lui, particulièrement provocateur vis-à-vis de son père et à l’école, vis-à-vis
des professeurs et des surveillants, perd ses carnets jusqu’au moment où étant
interne on découvre qu’il modifie ses notes sur ce carnet ! Il est pourtant un
excellent élève, mais son frère aîné, plus brillant que lui encore, est décédé
il y a trois ans. Dolto rapporte «  les paroles de prétendue consolation  »
adressées à ses parents : « cet enfant était de ceux qui ne doivent pas vivre »,
« ce sont toujours ceux qui sont bien qui partent » Marc avait entendu, et
ruminé des mots qui prophétisaient sa mort s’il continuait à bien travailler !
Pathologie de l’image inconsciente du corps dans la phase de latence : c’est
ainsi que Dolto résume l’idée que Marc pourrait retomber dans l’œdipe s’il
acceptait de consoler sa mère. Elle déprimait – ce qu’on peut comprendre –
voulait la paix, et… voulait que Marc lui fasse oublier la disparition de son fils
aîné. La seule solution était pour lui de se mettre de mauvaises notes à la place
des bonnes, pour « qu’on ne sache pas »… qu’il était bon élève et pour rester
lui-même ! Symptôme que le proviseur n’aurait jamais imaginé, pas plus que
son père… Élève en souffrance, parce que l’événement faisait de lui un enfant
Enfant en souffrance... élève difficile ? 37

en souffrance à qui il était interdit de parler de son chagrin, qui ne pouvait


dire à sa mère qu’il ne pouvait rien pour elle, que c’était à son père de…

Phobie ou violence à l’école… à six ans ou à seize ans


Bernadette refuse d’aller à l’école. Elle hurle «  ma maîtresse est
méchante  !  ». Par ce cri Bernadette dit que l’apprentissage scolaire, le
savoir, constitue un danger « lorsqu’on sait tout, il y a la mort au bout »
(M. Mannoni, ed. 1998, p. 128) Petite, Bernadette était élevée par ses grands-
parents, et appelée du nom de sa mère, bien que son père l’ait « reconnue ».
À son entrée à l’école, elle va être appelée du nom de son père, quitter ses
grands-parents pour vivre chez sa mère. Maud Mannoni illustre par ce cas
de refus scolaire, le rejet d’une mère qui, ayant transformé son enfant en
unique centre d’intérêt, a transformé leur relation en lieu d’angoisse. À la
mère de comprendre ce danger et à Bernadette de prendre conscience de son
agressivité déguisée en crise phobique et de faire le deuil de son père, pour
ne pas mourir dans ses possibilités de réalisation symbolique (M. Mannoni,
1998, p. 68). Sarah, âgée de seize ans, lance des couteaux dans la porte d’une
« intendante » en lycée : « cette femme, à l’école, je ne peux simplement pas
la sentir, je la déteste plus que je ne saurais le dire » (Winnicott, tr. fr. 1975,
p. 173). Sarah refait alors son histoire d’enfant : le moment où sa mère n’a plus
pu la « porter » comme elle le faisait avant, et où Sarah n’a pas supporté que
quelqu’un change à son égard. La haine qu’elle éprouve ne s’adresse pas à la
femme qui la provoque. C’est la répétition de ce qu’elle craint mais attend qui
la met dans cet état, ce que Winnicott nomme la crainte de l’effondrement,
désignant par là que la crainte de l’avenir que semble éprouver le patient,
n’est en fait que la crainte d’un événement passé qui n’a été que « vécu » et
pas éprouvé, mis en mots.

L’histoire de Bernadette est racontée la première fois en 1965, celle de


Sarah, en 1971. Elles nous semblent pourtant bien vraisemblables plus de
quarante ans après, pour montrer comment la maîtresse, ou « la femme de
l’école » peuvent devenir le support d’une souffrance d’enfant à qui on n’a
rien dit du père, du couple parental, de la santé de sa mère… Si la relation est
difficile à l’école, ce ne sont ni la maîtresse, ni la « femme de l’école » qui en
sont la cause, mais des non-dits qui ont fait le lit de l’angoisse, et se déplacent
sur un substitut par un mécanisme inconscient que la psy­chanalyse nomme
transfert.
38 Anne-Marie Jovenet

Un modèle de petite fille en souffrance


S-B. Robert-Ouvray par un récit clinique, nous donne la possibilité
de regarder ce qui peut sembler une facette inconnue d’une petite fille en
souffrance. Gisèle a sept ans. Le récit vraisemblablement reconstruit par la
thérapeute est celui d’une mère dépressive qui vit seule avec sa fille et ne lui
adresse que très rarement la parole. L’émotion est créée chez le lecteur par
des paroles tellement raisonnables sur une situation de grande solitude. Qui
d’autre intervient dans la vie de Gisèle ? Apparemment sa mère a dit que son
père était parti avec une « rombière » et Gisèle se demande où se trouve la
«  romberie  ». Elle voudrait bien avoir comme les autres petites filles, un
papa. Parfois elle pense qu’il est mort et se reproche aussitôt cette pensée
qui pourrait provoquer sa mort. Parfois sa mère lui dit que le lendemain elle
ne sera pas là et qu’elle devra aller chez la voisine. Gisèle fait la moue à cause
des chats mais s’interdit de montrer quoi que ce soit. D’ailleurs si on lui dit
qu’elle n’a pas à se plaindre, elle pense intérieurement qu’elle ne se plaint
jamais. En rentrant de l’école, Gisèle se cache sous son lit, c’est sa maison,
la poussière des ressorts lui est familière. Ce n’est pas comme le reste de la
maison qui ressemble au préau de l’école. Sa mère lui demande comment s’est
passée l’école mais n’écoute pas la réponse. Elle prépare le repas puis s’installe
pour lire dans la salle à manger que Gisèle nomme la salle à lire.
Que sait-on d’autre sur ce qui se passe à l’école ? Gisèle sait lire et aime
lire, comme sa mère. À la fin de la journée, son cœur bat quand elle se
demande si sa mère viendra la chercher mais elle ne doit pas le montrer, les
autres penseraient du mal : c’est la meilleure maman du monde. L’angoisse
lui monte à la gorge, elle ne doit surtout pas montrer ses larmes. Parfois la
maîtresse lui remet son pull à l’endroit : ce sont les jours où Gisèle sentant
sa mère très préoccupée, s’habille en remettant les mêmes vêtements que la
veille, à l’envers.

Un modèle de petite fille mûre et sage qui fait face à sa situation,


courageuse, et pour prolonger le récit sur le même ton d’humour triste, on
pourrait dire que loin d’être repliée sur elle-même ou agressive parce que
jalouse des autres, c’est une petite fille qui a tout pour plaire aux enseignants :
malheureuse et courageuse. On pourra dire d’elle qu’elle « s’en sortira grâce
à son courage »… à moins que ce clivage entre son intellect et ses affects ne la
détruise complètement. Winnicott ne dit-il pas que la structure d’un individu
en faux-self s’accompagne fréquemment d’un fort potentiel intellectuel.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 39

Le secret et la pulsion de savoir paralysée…


Freud en étudiant les destins de la pulsion de savoir nous avait déjà avertis
sur les manifestations possibles que sont l’inhibition ou la rumination
névrotique qui peuvent envahir le champ intellectuel. « Quand la période
de la recherche sexuelle infantile1 s’est conclue par une vague de refoulement
sexuel énergique » (Freud, 1910, dans Filloux, 2000, p. 91) le sujet se replie,
a peur de savoir ou à l’inverse sa quête est sans fin mais ne le satisfait pas. La
clinique donne à voir de ces enfants qui « refusent » d’apprendre à lire, à
écrire, qui ont peur de ce savoir mathématique qui consiste à additionner,
soustraire ou diviser. Des pédagogues comme S. Boimare ont fait écho à ces
interprétations en expliquant les comportements de certains élèves par cette
peur d’apprendre et de penser.
Il y a bien un lien entre le non-dit et l’inhibition intellectuelle, entre les
situations de Secret2 et le clivage qui enferme, entre le Secret vécu par un
parent, la honte et le refus de savoir, l’impossibilité d’apprendre.

S.  Tisseron et C.  Nachin ont étudié ces situations de Secret, celles qui
sont sources de malaise. Quand le clivage du moi s’installe de façon durable,
il contraint la personne à se détourner de tout ce qui pourrait lui rappeler
l’expérience douloureuse. Tant que son clivage tient, le sujet peut paraître
en bonne santé, mais il est appauvri et se sent tel. C’est ce que donne à voir
la petite Gisèle dont parle Robert-Ouvray, d’autant qu’elle fait bien partie
de cette catégorie d’enfants sur qui pèse déjà le clivage de sa mère… Il n’est
donc pas certain que sa réussite scolaire en CE1 soit durable. Nachin montre
qu’en déployant tout un travail pour tenter de comprendre et de soigner son
parent, l’enfant peut à son tour développer des symptômes bizarres. (1999,
p. 60). Tisseron montre alors que l’enfant de parents porteurs de Secret, peut
développer plusieurs formes de honte. « Le désir de savoir, lié à ses pulsions
épistémophiliques, est frappé de honte. Cet idéal du moi perturbé, peut
par extension, frapper de honte tout désir de savoir et entraver largement
les possibilités d’apprentissage » (1992, p. 94). L’enfant tente de guérir son

1.– Freud exprime ici l’idée que ce que nous pourrions nommer le désir de savoir, est en fait
une pulsion, qui prend sa source dans l’inconscient et subit ainsi le destin des pulsions. La
sublimation étant le destin le plus « noble » qui ouvre sur la connaissance, les deux autres
étant l’inhibition et la contrainte névrotique. Dolto traduira cette quête par le besoin que
l’enfant a d’une réponse à sa question : de quel désir suis-je né ?
2.– Nachin écrit ainsi Secret pour distinguer cette atteinte du psychisme provoquant le
clivage, du secret, comme étape de l’autonomie psychologique, qui permet à l’enfant de
comprendre qu’un autre ne peut pénétrer ses pensées.
40 Anne-Marie Jovenet

parent pour recevoir de lui en retour. Mais il échoue dans cette démarche et
incorpore ainsi la honte en lui : « l’enfant qui a ainsi mis en lui un parent
honteux risque bien de traîner cette honte d’un autre tout au long de sa vie
[...] ce déplacement peut en particulier contribuer à la constitution d’une
phobie » (Tisseron p. 95). Comment cette honte qui imbibe l’élève va-t-elle
se traduire dans le champ scolaire ? Nous en verrons quelques exemples dans
le chapitre suivant.

Le désir de savoir étouffé


À Cordié en s’intéressant aux cas cliniques d’échec scolaire, nous permet
de faire le lien entre l’inhibition et les formes d’emprise qui peuvent s’exercer
dans le champ scolaire. L’ensemble des cas cliniques rapportés dans cet
ouvrage sous-titré «  psychanalyses d’enfants en échec scolaire  » illustrent
ce rapport entre le refus d’apprendre et l’exercice du pouvoir parental qui
cherche à contraindre le désir. Nous retenons l’humour de cette sentence qui
lie la demande et le désir : « pour qu’un enfant ‘apprenne’ il faut qu’il en ait
le désir, or rien ni personne ne peut obliger quelqu’un à désirer. Le langage
populaire le dit : ‘le désir et l’amour ne se commandent pas’ ; c’est pourtant ce
que croient beaucoup de parents qui veulent ‘motiver leur enfant’ et ‘tout faire
pour qu’il s’intéresse à l’école’ » (A. Cordié, 1993, p. 27). Arthur, à dix ans,
tente d’échapper à sa mère : « je me dis que je veux pas lire, je peux pas devant
ma mère, devant la maîtresse, devant les enfants ». Il tremble, alors qu’avec sa
rééducatrice il lit bien. A. Cordié commente : « bien lire, être un bon élève
serait combler la mère, ce qui signifie pour lui un rapprochement insoutenable
de l’ordre du être écrasé, englouti par elle » (p. 68). Selon A. Cordié, l’échec
scolaire est la manne dont elle se nourrit. Il en dessinera une grosse boule de
neige qui poursuit le skieur… et qui par bonheur s’écrasera sur une bosse !
Et A. Cordié verra la stupeur et la panique de la mère quand elle lui propose
de relâcher quelque peu sa surveillance au profit du père. Damien, enfant
adopté est dans la même situation qu’Arthur avec sa mère ; il bloque, lui, sur
« le double ». Beaucoup de choses sont doubles dans sa vie et autour de lui :
le signifiant est surdéterminé. Et ce qu’il donne à voir à l’école c’est ce refus
complet du monde scolaire : il ne répond pas aux questions, ne participe à
aucune activité, il est inerte, absent. A. Cordié revient sur les causes en termes
de non-dits : « le désir qui doit rester libre peut se trouver barré, un interdit
pèse sur lui. [...] Il est des non-dits particulièrement déstructurants, ce sont
en fait des interdits de dire. L’enfant est contraint au silence, la chose doit
être tue car son aveu mettrait en danger sa propre intégrité, il s’agit des cas
Enfant en souffrance... élève difficile ? 41

de viol, d’inceste, de maltraitance. Comment un enfant que la peur réduit


au silence ne ferait-il pas silence sur ses activités de pensée ? » (2002, p. 96).
Ces dernières explications d’A.  Cordié sont intéressantes parce qu’elle
montre la multiplicité des formes que peut prendre dans le monde scolaire,
l’expression de la souffrance de l’enfant. Il peut refuser de travailler avec
certaines personnes et accepter avec d’autres (sans que ce soit lié à une
relation duelle ou de petits groupes), il peut refuser certains apprentissages,
de façon très « sélective » comme une opération précise, il peut inhiber ses
activités de pensée ou simplement faire silence en les gardant pour lui... Bref
il donne à voir une apparence qui ne se décrypte pas facilement.

Une enfant de six ans refuse d’aller à l’école  : «  ma maîtresse est


méchante »…
Une élève de CE1 est un parfait modèle d’élève raisonnable malgré
sa situation de famille…
Un garçon de huit ans ne tient pas en place : les angles des murs et
des meubles vont lui lancer des flèches…
Un autre du même âge ne comprend pas ce que veut dire « prendre
le double de »…
Un garçon de dix ans est terrorisé à l’idée de lire devant sa mère et les
autres, alors qu’il sait...
Un garçon de douze ans se met des mauvaises notes à la place des
bonnes…
Une élève de seize ans plante des couteaux dans la porte d’une
« femme de l’école »…

Alors qu’apprenons-nous de ces récits psychanalytiques ? Une


seule et unique chose : ce qui se traduit là, relève du symptôme
Symptôme… dans le cadre scolaire. Symptôme qui se traduit par un refus
d’apprendre, une inhibition de la pensée, une impossibilité de mémoriser,
de comprendre, un refus des autres, une angoisse d’aller à l’école… et tout
cela se résorbe en très peu de temps, quand il y a thérapie. Que s’est-il passé ?
Quelques rencontres avec un psychanalyste, la « cure humaine et éducative »
réalisée par le proviseur pour Marc, l’association du père au travail de son fils
qu’a suscitée A. Cordié, un temps d’éloignement de l’école ou du lycée pour
Bernadette ou Sarah, ont suffi ! Magie ou supercherie disent certains !
42 Anne-Marie Jovenet

Pour tenter de comprendre l’autre leçon des cas cliniques, celle dont Dolto
expliquait qu’elle était difficile à comprendre parce qu’elle sort de notre
logique d’adultes et réveille en nous des pulsions refoulées… je ferai référence
à un ouvrage resté emblématique dans le champ de la carence affective et de
l’éducation spécialisée : « J’ai mal à ma mère » de M. Lemay, paru en 1979
et toujours réédité depuis. Quatre chapitres présentent les différents aspects
de cette carence : le langage affectif, le langage somatique, le langage cognitif
et l’évolution du syndrome carentiel ; les deux derniers chapitres L’approche
psychothérapique et Prévention – Organisation sociale, étant plus spécialement
consacrés à la prise en charge.
Puisque la question scolaire appartient à notre question de fond ici,
intéressons-nous à ce langage cognitif. Les désordres cognitifs y sont
présentés au début comme « s’exprimant différemment selon l’âge, la gravité
des privations et sans doute, la fragilité d’un sujet donné » (p. 157), ce qui
sous-tend un lien de causalité identifiable. En reliant difficultés motrices,
relationnelles et strictement intellectuelles, il est fait état des privations de
stimulations, de la crainte de l’abandon, de l’intolérance aux frustrations
et nous lisons  : «  le jeune carencé représente pour l’instituteur un défi
pédagogique majeur. Les mauvais résultats scolaires qu’il obtient accentuent
les découragements éprouvés par les milieux nourriciers. Le statut ‘d’élève
impossible’ fixe un peu plus le sujet dans une identité négative » (p. 163).
Cet « élève impossible » est ensuite décrit selon des caractéristiques plus
précises. L’enfant n’éprouve pas le désir de parler. Le contenu de son discours
est donc habituellement pauvre, le sujet cherchant à compenser ses limites
dans l’expression par une agitation motrice. Lemay ajoute  : «  pour faire
image, je dirai qu’il tend à converser avec le corps » (p. 164). Son discours est
réduit, il utilise des « mots-pivots ». Il fait preuve de manque de continuité
dans les évocations mentales. Il commence et s’arrête, et s’oriente sur autre
chose. « Il a du mal à prendre de la distance vis-à-vis du récit qu’il élabore »
(p. 165) et a donc du mal à produire un discours logique. Il a aussi du mal à
faire attention à l’interlocuteur et là plusieurs causes mettent en avant son peu
d’intérêt pour autrui. Il aurait aussi des difficultés à coordonner et à utiliser
à bon escient les différents plans de communication. Son activité cognitive
serait marquée par une difficulté à situer les actions dans le passé, le présent
et le futur. M. Lemay détaille ce qu’il nomme désorientation temporelle et
désorientation spatiale et titre alors le dernier paragraphe : « conséquences
de ces difficultés sur le plan scolaire » (p. 180).
En précisant que tous ne souffrent pas des mêmes manques, il se demande
pourquoi certains échappent à cette dysharmonie intellectuelle. Il avance
Enfant en souffrance... élève difficile ? 43

alors l’idée, abondamment développée depuis par B. Cyrulnik que certains


auraient des capacités à se défendre supérieures à d’autres. Il me semble
alors curieux de constater que ce paragraphe portant sur le problème « au
plan scolaire » se situe uniquement au plan des comportements et relations
(agitation, agressivité, attitudes collantes ou rejetantes, rivalités avec les
pairs, etc…) et pas dans le champ du travail scolaire, sauf pour parler des
mécanismes de concentration et évocation, des succès et échecs. Rien
de précis sur le travail, les modes de travail, les activités précises, mais des
attitudes ou des valeurs générales et cette sentence : « loin de constituer un
lieu de rattrapage où le jeune pourrait découvrir dans un vécu collectif des
occasions de reprendre confiance en ses aptitudes, l’école va donc constituer
un obstacle supplémentaire » (p. 181).
Le terme de « lieu de rattrapage », pour parler de l’école, peut surprendre.
En fait, il est à penser dans la dynamique de l’ouvrage. Il introduit une grille
de lecture propice à comprendre l’orientation de l’auteur et à la comparer à
la notre. Chacun des quatre chapitres cités – tout comme les deux derniers –
est orienté par une intervention thérapeutique par rapport aux troubles
décrits, et donc une intervention thérapeutique dirigée contre le symptôme
directement.

Comparer cet écrit aux cas cliniques présentés ici fait ressortir la
différence  : dans les récits des psychanalystes, c’est l’origine du symptôme
qui a fait l’objet d’un traitement, ce n’est pas le symptôme qui a été attaqué
de front. Et cela change tout, pour la compréhension comme pour le remède.
Chapitre 2 :
L’enfant en souffrance rencontré
au hasard d’un changement d’école

Une école primaire en déperdition d’élèves, dans un milieu socio-culturel


très défavorisé, secoué par le chômage et la violence, où les adultes y compris
les enseignants semblent avoir baissé les bras d’une part, et un inspecteur
de circonscription qui cherche à contrer cet état de fait, d’autre part  : tel
est le début d’une recherche de grande envergure menée sous la direction
d’Yves Reuter, directeur de l’équipe de recherche Théodile1 de l’université
Charles de Gaulle – Lille 3. Comment contrer cet état de fait ? Par la mise
en place d’une pédagogie alternative, conduite par des enseignants ayant
fait leur preuve dans d’autres lieux réputés difficiles de la région et par une
évaluation scientifique des effets sur les élèves, leurs apprentissages, leurs
résultats, le climat de l’école et donc des effets plus globaux sur le quartier.
Des didacticiens, une psychologue, une sociologue et moi-même allons
travailler ensemble à cette évaluation.
Le premier écrit est celui d’un rapport destiné au Ministère qui a accordé
les moyens financiers de cette recherche par le label ERTé2 sous l’intitulé
Démarches pédagogiques et lutte contre l’échec scolaire (2002-2005). Dans ce
rapport, Y. Reuter présente le projet comme inscrit au contrat quadriennal
de l’Université Charles de  Gaulle – Lille  3 en indiquant qu’un projet de
continuation de la recherche a lui aussi été validé, cette fois par l’I.U.F.M. du
Nord – Pas de Calais, sous le titre : Effets d’un mode de travail pédagogique
« Freinet » en R.E.P.

1.– Théories Didactique lecture-écriture, devenue depuis une composante du laboratoire


CIREL ; Centre Interuniversitaire de Recherche en Éducation de Lille sous l’appellation
Théodile-CIREL.
2.– Équipe de Recherche Technique en éducation.

45
46 Anne-Marie Jovenet

L’évaluation comparative exigerait de faire un état des lieux de ce qui se


passe dans l’école avant l’arrivée des nouveaux enseignants mais le climat
régnant alors, rend la chose très difficile. Cependant l’appréhension de tout
ce qui touche aux débuts de la « nouvelle école » a son importance et c’est
ainsi qu’Y. Reuter conduit des entretiens avec ceux qui ne « font pas partie
du mouvement enseignant », c'est-à-dire ceux qui sont restés dans l’école et
assistent3 au changement. Il s’agit de ceux qui sont dans les classes en tant
qu’aide-maternelle, aide-éducateur, ou dans les locaux de l’école comme
le personnel de cantine, ou de ceux qui y passent comme l’infirmière et la
psychologue scolaires.
L’impact du changement sur les adultes n’avait pas suscité mon intérêt
a priori. J’étais au début de cette recherche centrée sur les comportements
des élèves face à une tâche scolaire –  une tâche mathématique, dont la
présentation pouvait prendre ses distances par rapport aux exercices des
manuels, mais qui restait une tâche scolaire à faire avec un adulte en position
d’enseignant qui donne la consigne, regarde, questionne l’élève. L’élève était
devant deux adultes inconnus. Avec Dominique Lahanier-Reuter, nous nous
présentions comme enseignantes à l’université et nous le filmions, dans une
position en même temps proche de celle d’un psychologue qui ne donne pas
la bonne réponse… et se contente de remercier l’élève en lui disant « tu nous
as bien aidées  ». J’observais les attitudes, les mimiques, les paroles afin de
classer les élèves selon qu’ils paraissaient plutôt inhibés ou à l’aise dans cette
situation inédite et de comparer les attitudes avec celles d’élèves d’une autre
école du même quartier selon les pédagogies pratiquées par les enseignants. Je
reviendrai plus loin sur cette première démarche de recherche. Dans le même
temps Y. Reuter avait mis dans le pot commun d’échange entre chercheurs, la
retranscription des entretiens avec ces autres personnels. Ma découverte s’est
faite en deux temps fortement reliés. J’y ai lu d’emblée une sorte de sentiment
d’étrangeté jugée positivement, comme si ces adultes disaient : « c’est très
bien mais où suis-je ? ». Plus précisément ils remarquaient le changement
net et rapide. Résumons ici quelques remarques faites par ces personnels (A.-
M. Jovenet, 2005, p. 125-127). Les enfants sont plus polis, plus calmes. Les
parents aussi sont contents, et notamment les mères d’élèves : « il y a moins
d’histoires entre elles »,4 elles ne réagissent plus de la même façon vis à vis
de l’école : « ‘je vais te retirer mes enfants’ ». L’ambiance est beaucoup plus
calme, et l’aide-éducatrice se met à parler à voix basse pendant l’entretien.

3.– Ces deux mots sont ici soulignés en ce qu’ils indiquent le fait de subir un changement
imposé.
4.– Pour faciliter la lecture nous présenterons en italique, les propos recueillis en entretien.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 47

Tout le monde semble s’accorder pour dire que «  ce n’est plus du tout
pareil ». Si l’aide-éducatrice remarque que « pour la qualité du travail c’est
beaucoup mieux », l’infirmière semble émettre une petite réserve en parlant
« d’atmosphère un peu froide, voire un peu glacée ». Même à l’approche des
vacances d’été, on trouve encore la même ambiance dans l’école. « Les enfants
n’étaient pas expansifs ». À la question de savoir s’ils lui paraissent bridés, elle
répond « je ne sais pas mais il y avait un côté un peu triste ». Puis elle se laisse
très vite aller à dire qu’elle-même se sent bridée : « dans les autres écoles…
je fais de l’éducation à la santé, sur la sexualité, l’alimentation, le sommeil,
l’hygiène, plein de choses, à l’école HB5 ils ne veulent pas ». On y entend à mots
couverts, un aveu d’être en quelque sorte à l’écart, qui sera dit plus clairement
par la psychologue scolaire, quand elle ose pointer une forme d’entêtement
de cette équipe sur les bienfaits de leur pédagogie à l’exclusion de toute autre
pratique, ce qu’elle soupçonne d’être nocif pour certains enfants.
Ainsi se fait jour ce sentiment de ne plus se retrouver soi-même, de vivre
dans une ambiance meilleure dont on se sent un peu exclu. On pourrait parler
d’une situation de travail qui met les adultes, en souffrance. C’est là que
me viennent successivement deux idées : la question de savoir comment le
changement – apparemment difficile à vivre par les adultes – sera vécu par les
élèves et l’idée que « l’ambiance ressentie » a à voir avec l’image inconsciente
du corps. Au départ je me demande : est-il difficile d’être élève quand on est
soumis à un changement ? En effet, pendant les premières années, ont été
acceptés dans l’école, des enfants dont le domicile est parfois assez éloigné
géographiquement puisqu’il n’y a pas de carte scolaire dans cette banlieue.
Leurs parents les inscrivent en raison de la pédagogie nouvelle, soit qu’ils la
voient comme réparatrice de grandes difficultés scolaires, soit comme gage
de liberté créatrice pour des élèves particulièrement doués. Voilà le début
d’un protocole de recueil de données qui va s’étaler sur plusieurs années et
mobiliser un certain nombre d’étudiants6 afin de comprendre comment un
enfant qui change d’école, peut se révéler être un enfant en souffrance.

Parler d’un changement d’école… et révéler l’enfant en soi :


l’utilité du concept d’image inconsciente du corps
Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Dolto forge ce concept
pour comprendre comment l’inconscient se construit et s’exprime par le
corps. Le cas clinique de Gilles montre comment cet enfant enfermé dans
5.– L’école maternelle s’appelle Anne Franck et l’école élémentaire, Hélène Boucher
(ici HB).
6.– Que tous ces étudiants qui ont grandement contribué à mon travail, soient ici remerciés.
48 Anne-Marie Jovenet

une cabine téléphonique ressent l’angoisse de sa mère en même temps qu’il


reçoit l’interdit d’en parler. L’enfant fantasme les angles comme des flèches
qui peuvent le tuer… et il bouge sans arrêt, ne s’attachant à rien, pas même
aux punitions ou remontrances qui semblent glisser sur lui. Nasio, reprenant
ce concept lors d’une intervention au Congrès des psychologues scolaires
à Nancy en 1999, dira  : ce concept nous aide à entrer en communication
avec un enfant qui ne sait pas dire sa souffrance avec des mots. L’image
inconsciente est le langage que nous devons apprendre à parler : le langage
des sensations vécues. Il faut avoir à l’esprit que l’enfant « de la séance » que
vous avez devant vous, est à la fois le bébé et tout ce qu’il a vécu, mais aussi
l’adulte qu’il deviendra. Les traces qu’il a emmagasinées ressurgiront plus
tard dans ses gestes, ses regards, marqueront le timbre de sa voix ou même sa
façon de donner son corps ou d’accueillir le corps de l’autre dans ses relations
amoureuses.
Si je rapporte les propos de Nasio, sans guillemets, c’est qu’à Nancy j’étais
venue présenter une communication sur ma thèse… et que d’un seul coup
j’entendais des mots qui me parlaient, qui s’imprimaient en moi, au fur et
à mesure que je glissais sur mon siège, comme si il n’y avait plus que moi et
Nasio dans ce bel amphithéâtre. Il me disait ce que je cherchais depuis plus de
cinquante ans : pour illustrer ce concept je vous raconterai l’histoire de Clara
« le bébé qui veillait sur sa mère ». La petite Clara était un bébé flasque,
hypotonique dans les bras de sa mère qui venait me voir en désespoir de
cause, elle avait vu tous les médecins pour trouver une solution au problème
de sommeil de sa fille. Elle dort à peine trois heures la nuit et se réveille…
— Et vous Madame est-ce que vous dormez bien ? Non comment serait-ce
possible… — Mais pendant ces trois heures vous dormez bien ? Non, je fais des
cauchemars, je revois ma sœur qui s’est suicidée, elle pleure, elle m’appelle…
Et Nasio continue en se tournant vers Clara : Tu sais, j’ai compris pourquoi
tu dors mal, tu sens l’inquiétude de ta mère. Eh bien maintenant Clara tu vas
pouvoir dormir tranquille, moi le chagrin de ta mère, je vais m’en occuper.
Il termine en disant : elle s’est redressée et j’ai vu dans ses yeux une lueur
exceptionnelle… Et moi je ne voyais plus personne dans l’amphithéâtre, mais
je n’étais plus seule. Au moment où j’étais en analyse, Nasio venait de me
faire découvrir la chose de ma vie : la petite fille que j’avais été et que j’étais
toujours, ne pouvait pas porter le chagrin de sa mère. Enfin je comprenais ce
qu’on ne m’avait jamais dit, et je le ressentais : j’étais libérée… que ce chagrin
ne se porte pas sur les mêmes événements n’avait aucune importance pour
moi…
Enfant en souffrance... élève difficile ? 49

Nasio venait d’expliquer comment l’image inconsciente du corps est


la description d’un processus qui se déroule tout au long de la vie. En fait
l’image du corps, c’est-à-dire la sensation du corps est faite de plusieurs
images. La plus fondamentale appelée image de base est celle qui donne la
sensation d’avoir un corps stable, solide. La deuxième qui se greffe dessus c’est
l’image de désir. Familièrement on dirait : comment avoir envie de quelque
chose quand on n’est pas bien dans sa peau. Cette image est appelée image
fonctionnelle par Dolto : en effet le désir c’est ce qui nous permet d’exister,
d’entrer en rapport avec les autres, de « fonctionner » en tant qu’être humain.
Quand cette image est atteinte, c’est le repli et l’inhibition qui se mettent en
place. La troisième est l’image de plaisir, celle du narcissisme, du plaisir de
vivre, de s’exprimer à partir de ce qu’on est. Son contraire étant le sentiment
de frustration. On voit bien comment les trois images sont dans un rapport
dynamique, une sorte de construction par étages, et comment l’enfant peut
régresser à l’image précédente pour retrouver sa stabilité. On l’imagine en
voyant comment dans une situation de détresse l’enfant ou l’adulte peut se
pelotonner sur lui-même, comme s’il cherchait à retrouver sa base. Mais ce
que montre Nasio c’est que l’enfant qui va mal peut aller mal parce qu’il est
en décalage. Il dit de la petite Clara : « elle avait perdu sa base, elle n’avait
plus de support maternel. La mère, toute occupée à son chagrin, ne la portait
plus. Clara n’avait pas régressé à un stade précédent, bien au contraire, elle
s’était projetée trop en avant pour son âge, elle se surpassait au-delà de ses
forces pour protéger sa mère, non seulement par amour, mais parce qu’il
lui fallait retrouver des bras fermes qui la portent. Clara était épuisée par
la tension extrême d’un éveil interminable  » (Nasio, 2000, p.  292). Et ce
propos rejoint l’analyse que j’ai faite précédemment à propos de Gisèle, la
petite fille modèle à l’école, dont les adultes peuvent dire qu’elle est très mûre
pour son âge et créer ainsi les conditions de l’effondrement en l’encourageant
à se « surpasser au-delà de ses forces ».
Nous voilà ici munis d’un concept fort pour aborder l’analyse des
entretiens menés avec des enfants qui ont changé d’école. Que vont-ils dire
de ce qui se passe en eux, de leur image de base, de leur image de désir, de
leur image de plaisir… En quoi leur vie d’enfant est-elle bousculée par un
changement d’école… Que vont-ils montrer pendant l’entretien de leur
image du corps, par leurs postures, leurs gestes, leurs regards… leurs manières
de se recroqueviller, de glisser sur leur siège, leur teint, leur façon de bouger
ou de trembler…
Nous aurons l’occasion d’y revenir tout au long de cet ouvrage, mais
la manière de mener ces entretiens est tout à fait particulière. Il ne s’agit
50 Anne-Marie Jovenet

évidemment pas ici de faire décrire aux élèves « leur école d’avant » et « leur
école de maintenant », mais de chercher à comprendre comment ils vivent
ce changement, ce qui se passe en eux qu’ils ne savent pas bien, ce qui se
passe dans leur inconscient… qui peut surgir grâce à une écoute clinique. Et
l’écoute clinique est une méthode qui s’apprend, d’abord en écoutant ce qui
se passe en soi. Ce que j’ai raconté plus haut, n’est pas une anecdote pour faire
plus vrai, c’est une stricte règle inscrite dans la rigueur méthodologique et
épistémologique : celle qui fonde la psychanalyse à la fois comme traitement
et comme science. Freud découvrant l’utilité du transfert dans la cure, après
l’avoir vu comme un inconvénient à supporter, enjoint les psychanalystes de
travailler leur contre-transfert, c'est-à-dire leur réaction à ce transfert, par leur
propre analyse et la poursuite de celle-ci en auto-analyse.
Cette écoute clinique à propos des changements, va démarrer par une
consigne, le « seul moment de structuration formelle » (Blanchard-Laville
et Nadot, 2000, p. 60) de l’entretien, formulée ici : « je sais que tu n’as pas
toujours été dans cette école, peux-tu me raconter comment ça s’est passé pour
toi, ce changement ? » Puis on « relance » avec quelques questions posées
au moment opportun qui suscitent l’expression de cette image du corps  :
dans quel endroit tu te sens bien, tu te sens mal, tu as envie que ça finisse
vite, comment tu te sens quand tu arrives à l’école, quand c’est la fin des
vacances, à qui tu aurais envie de raconter ça… La méthode s’inspire parfois
de la thérapie, notamment de Winnicott répondant à Sarah : « c’est triste,
non ? » pour l’inviter à oser dire… ou lui montrer qu’il n’était pas insensible,
que ce qui est dit, est entendu, (Winnicott, tr. fr. 1975, p. 167). Les « ah
oui… » et « ah bon… », prononcés sur un ton suspensif, encouragent ainsi à
continuer. Il ne faut pas non plus oublier que cette « clinique est avant tout
attention à la réalité psychique de sujets aux prises avec des difficultés tant
dans le rapport à eux-mêmes que dans leur ajustement à leur milieu de vie »
comme le rappelle Morvan (cité par Blanchard-Laville, 1999, p. 19).
Je ferai une petite parenthèse ici pour dire que, depuis l’année scolaire
2004-2005, des étudiants de licence en Sciences de l’Éducation choisissent
d’apprendre à pratiquer cette méthode parmi les cours de méthodologie
proposés. D’année en année, mon inquiétude augmente en début d’année,
tant cette méthode d’écoute me paraît éloignée de leurs modes de faire
habituels ou de ce qu’ils considèrent comme indispensable – à savoir, poser
des questions – pour recueillir des données. Il faut aller à contre-courant…
Et d’année en année j’assiste à une progression plus radicale et plus rapide.
À partir des changements d’école, ils apprennent à entendre d’autres
changements, d’autres bouleversements, d’autres souffrances vécus par les
Enfant en souffrance... élève difficile ? 51

enfants et à prendre conscience du poids d’un environnement collectif qui


« interdit » de penser et de parler de ces changements, de ces bouleversements,
de ces souffrances. « Tout le monde fait comme si tout allait bien et c’est
dramatique » serait une forme de conclusion émise par le groupe de 2011-
2012. Ils en concluent qu’apprendre à pratiquer cette méthode révolutionne
complètement le regard que l’on peut porter sur la souffrance et la manière
de rencontrer les autres dans les relations professionnelles. Révolution
copernicienne était déjà le terme employé pour désigner la méthode de la
psychanalyse inventée par Freud !

Des liens à découvrir entre changements d’école et souffrances


d’enfant…
Des liens entre changement d’école et souffrance, apparaissent évidents
quand on cherche les raisons qui motivent ces changements : les plus fréquents
ont trait à des changements de vie familiale  : séparation ou divorce des
parents, recomposition des familles, ou encore déménagements occasionnés
par des raisons économiques ou de santé. Les enfants vont alors révéler dans
les entretiens tout ce que ces changements de lieu entraînent comme pertes
de repères et d’habitudes. Se fait jour très rapidement, un contraste entre ce
que certains adultes pensent, à savoir que les enfants s’adaptent facilement,
et les sentiments qu’ils disent éprouver. Ils perdent en même temps qu’un
des deux parents dans les cas de séparation suivie d’un déménagement, leur
espace familier, leur chambre, et parfois leur lieu personnel, leurs activités et
leurs relations extra-scolaires, les liens tissés à l’école, et doivent dans le même
temps accepter d’en créer de nouveaux, à l’image des adultes dont il était
question plus haut. Selon les motifs évoqués, certains enfants partagent en
même temps les souffrances et les préoccupations de leurs parents, dans le cas
des déplacements pour raison économique ou de santé, ou encore ressentent
la souffrance d’un des deux parents quand celui-ci se sent abandonné, ou
inquiet de l’avenir. Nous avons rencontré dans le cas de la garde alternée,
des enfants tentant de dominer leurs sentiments avec un humour sans joie,
pour affirmer que c’est très bien puisque l’école se trouve à égale distance des
deux, humour qui fait penser à la petite Mathilde dont parle S.-B. Robert-
Ouvray, qui dit avoir désormais des radars à la place des yeux. Changement
d’école peut encore signifier échecs, mises à l’écart, situations d’humiliations
dans l’école, pour eux-mêmes ou un de leur frère ou sœur, que les parents
pensent écarter par l’entrée dans une nouvelle école, ce qui n’est pas toujours
le cas. Une première raison en est que l’enfant n’est pas tranquille parce qu’il
garde en lui l’angoisse de voir se rejouer la même situation, la deuxième en
52 Anne-Marie Jovenet

est qu’il peut la provoquer par un phénomène de répétition, surgissant de


manière inconsciente. Ces enfants-là peuvent être des élèves en souffrance à
l’école et des enfants en souffrance quand ils rentrent chez eux, malheureux
mais pas forcément écoutés et compris. Certains tellement préoccupés par ce
qui se passe pour un frère ou une sœur dans une autre classe, deviennent des
élèves qui endossent une responsabilité quasi-parentale, qui pèse lourdement
sur eux. Le changement peut encore venir du choix des parents pour assurer
l’avenir de l’enfant, sans qu’il soit forcément consulté et consentant. Il est
enfant en souffrance dans cette situation où on a décidé pour lui et où il
a du taire son avis. Arrivé dans cette nouvelle école, il devient un élève en
souffrance qui doit faire semblant que tout va bien pour n’être ni rejeté des
autres, ni réprimandé par l’enseignant.
Interrogeant le changement à partir du concept d’image inconsciente
du corps, nous pouvons dire qu’il est un facteur déstabilisant pour ceux
qui ne seraient pas bien avec eux-mêmes. Il peut révéler une faille précoce
dans le sentiment d’être soi, c’est-à-dire un être unique à sa place, et donc
dans la relation aux autres. Pour «  supporter  » le changement, il faut
avoir, ou pouvoir reconstruire, le sentiment d’être le même quand l’espace
change, quand le temps passe, quand les personnes avec qui on vit, changent
d’attitude, ou quand on est face à de nouveaux visages.
C’est dans cette perspective que ce concept d’image inconsciente du
corps, va nous être d’une grande utilité pour comprendre le changement
comme révélateur de souffrances d’enfants. Soit la construction de l’image
du corps dans la prime enfance est acceptable, mais le changement déstabilise
une ou plusieurs de ses facettes. Les images de désir ou de plaisir peuvent
se transformer en inhibition ou en frustration. Soit la construction de cette
image était déjà défaillante au départ et ce vide devient envahissant sous
l’effet de ces nouveaux événements. Ce qu’on croit motivé par un événement
présent, n’est que réveil du refoulé, et toute tentative d’aide, extérieure à ce
refoulé, ne fait que renforcer le symptôme. Le corps ne semble pas habité
par l’individu. Même l’image de base, la plus essentielle au désir de vivre
n’est plus un refuge. Un sentiment de morcellement, de perte de soi-même
s’installe.
Nous entrerons dans cette démarche d’analyse par les dix premiers
entretiens conduits avec des élèves en CM1 ou CM2 pendant l’année scolaire
2004-2005 alors qu’ils sont arrivés dans l’école en pédagogie Freinet, un ou
deux ans auparavant. Nous verrons dans la partie suivante de cet ouvrage, les
modes de travail de cette pédagogie Freinet et les effets que nous avons pu
analyser par les différentes comparaisons mises en place. Pour l’heure, nous
Enfant en souffrance... élève difficile ? 53

nous contentons de chercher qui sont ces élèves, qui se disent contents d’être
dans cette école au moment des entretiens, en nous appuyant sur une première
analyse qui les classe en trois catégories selon leur rapport aux contraintes
externes qui semblent peser sur eux ( Jovenet, 2005, p. 105). Dans la suite
du chapitre, nous élargirons ce regard à des élèves qui n’entrent pas dans
cette pédagogie, que nous choisirons plus jeunes ou plus âgés, ou parce qu’ils
changent aussi d’école par choix des parents, afin d’obtenir une population
plus large qui nous permette de questionner l’insertion dans une nouvelle vie
d’élève où se donnent à voir les traces de l’image du corps comme poids du
refoulé dans la vie d’enfant.
Dans la première catégorie, nous mettons trois élèves pour qui l’arrivée
dans cette école semble être un choix des parents pour une pédagogie créative
et libératrice des talents. Trois bonnes élèves qui semblent aimer l’école, où
qu’elles soient. Pour autant quelques relents du passé reviennent à la surface
en parlant. Odile se perd dans sa description de l’espace. Son discours presque
parfait laisse entrevoir un oubli « la salle, je sais plus le nom mais c’est entre la
classe des CP et entre… euh en fait le premier pallier » et l’on apprend qu’elle
a sauté une classe là où elle était, parce qu’elle était très en avance… elle a fait
son CP en maternelle. Un certain malaise vécu mais non-dit, l’a fait oublier
où est cette classe… Pour Inès, ce sont les surnoms qu’on lui donnait quand
elle était petite, en même temps que ce qu’ils disent de son besoin de bouger…
qui remontent  : «  c’était gazelle agitée, layoulala ou l’agitée… avant c’était
deux tables carrément qui étaient collées… en plus ta chaise elle était collée et je
trouve que c’est un peu énervant par ce que je me balance souvent comme ça [...]
je bouge quand même assez mais c’est surtout les jambes et les bras c’est pour ça
que souvent mes stylos y tombent… » Quand je lui demande si c’est embêtant,
si elle se fait crier, elle répond que non, elle ramasse, ou bien d’autres lui
ramassent et elle leur dit merci.

Le changement fait revenir à la surface le sentiment d’une contrainte


scolaire face à un corps remuant d’enfant qui n’en dit ou n’en sait pas plus
sur ce symptôme...
Dans une deuxième catégorie, l’enfant apparaît pris dans un conflit intense
entre les problèmes externes qui envahissent sa vie et son désir d’apprendre et
d’être bien à l’école. L’entrée dans une école qui plaît, n’efface pas cette lutte
du soi qui a du mal à exister.
L’exemple le plus probant est celui de Clélia quand je lui demande
comment s’est passé son changement d’école elle répond : « quand je suis
54 Anne-Marie Jovenet

arrivée je voyais tous les gens et puis je me disais “c’est normal où je suis, j’ai
changé d’école, ça se voit” par ce que moi avant mon école elle était plus grande
que ça en fait, là il y a le terrain comme ça mais mon école elle était largement
plus grande et puis nous elle était plus loin… ».
On sent bien l’insistance sur « mon école » et sur le « nous ». Dans cette
nouvelle école ce qu’elle aime bien c’est « faire des théâtres avec ses copines
pendant les récréations ». À la question de savoir à quoi elle pense quand elle
arrive le matin, elle répond qu’elle arrive bien avant les autres parce que sa
mère la dépose avant d’aller travailler, il fait noir, elle allume la lumière et
sonne… Elle ajoute qu’elle n’est pas seule, il y a une autre élève de sa classe
que son père amène aussi de bonne heure parce qu’elle habite loin, puis Clélia
se tait. Quand je lui demande « et le reste dans la journée ta classe tu l’aimes
bien ? » Elle répond « ouais, surtout parce qu’on a des chenilles » et poursuit,
à travers ce qu’on peut bien appeler une association libre : « dans la classe
on a des chenilles, on avait des, je sais plus vraiment comment ils s’appellent,
c’était des pap- des chenilles, elles étaient toutes petites comme ça, après elles ont
commencé à grossir et après elles ont formé un papillon tout petit, il était au
moins comme ça et puis après on a eu un atlas et il est trois fois plus gros… on va
avoir un big papillon, il est encore dans son cocon il sort pas, il a pas envie, il est
bien dans son cocon » Reconnaissant que quelqu’un d’autre se cache derrière
ce papillon dans son cocon j’ose déplacer la scène : « c’est quoi ton cocon à toi ?
C’est mon lit [...] — le samedi tu n’as pas école ? — Ben si le matin mais après je
peux me rendormir… et là au soir je vais chez mon père et puis je vais dormir, on
joue à la play-station ». Le lit, comme un cocon permet à une image du corps
partagée entre deux lieux d’habitation, confrontée à une nouvelle école, de se
refaire, de retrouver son image de base.
Une image qui semble s’épanouir dans une école où on peut jouer librement
à cache-cache, où le maître a une nouvelle machine avec un projecteur qui a
permis de regarder le diaporama des correspondants. Mais la situation des
correspondants la ramène à la sienne  : «  ils envoient des CD, ils montrent
la ville et la classe, ça fait bizarre parce qu’avant j’habitais là dans les tours »
Le changement d’école cache un autre changement… et le refoulé s’invite.
Elle continue une comparaison… marquée par deux lignes parallèles : « puis
maintenant j’ai déménagé [...] et puis en plus quand j’habitais là-bas j’y allais
à pied alors il faisait clair [...] une fois il y a une dame qui est passée, elle m’a dit
“mais qu’est-ce que tu fais dehors ?”» On sent l’angoisse qui monte… qui va
se traduire par ce qui ressemble à une sorte de rêve, à la manière de ceux que
Sarah racontait à Winnicott : « — la pièce que tu aimes moins bien c’est quoi ?
— c’est la, ben la salle d’arts plastiques — ah bon ! — parce qu’elle est trop
Enfant en souffrance... élève difficile ? 55

petite (...) parce qu’il y a les grands bidules et puis ça prend beaucoup de place
puis après les tables des fois, elles se mettent là par terre et puis tout moi j’aime
pas trop [...] on est tout petit en fait on est au moins cinq dans une petite salle
et tout c’est embêtant parce qu’il y a pas beaucoup de place — apparemment
tu aimes bien bouger ? — je fais que ça quand je dors je fais que ça — ah bon !
— ouais des fois quand je me lève de mon lit, le matelas il est retourné, la couette
elle est retournée et puis je tombe par terre tellement que je gigote ».
Le corps garde la trace des peurs : peur d’être seule, peur du noir, peur
d’être à l’école avant les autres, peur des pièces qui semblent trop petites pour
contenir tout le monde, peur des objets qui peuvent tomber, écraser… Mais
Clelia sait qu’elle peut se retrouver elle-même dans ce cocon. Son désir lutte.
Dans la troisième catégorie l’élève se révèle être réellement prisonnier de
contraintes qui pèsent sur lui. Rosine est une petite fille en souffrance qui dit
d’abord que tout va bien, mais veut s’arrêter de parler très vite, en concluant :
«  et puis c’est tout  ». Dès les premières phrases on sent une fébrilité d’un
discours mal construit où les mots trébuchent et sont accompagnés de ces
marques qui cachent l’inquiétude de trop en dire. Presque toutes ses phrases
sont ponctuées de « parce que » même quand la syntaxe ne le commande
pas, comme si tout était habituellement à justifier. « J’étais contente d’être
ici parce que j’aimais l’école Freinet parce que j’aime bien [...] et ma mère elle
m’a inscrite parce que j’ai des problèmes et tout alors moi je trouve que c’est
bien et que quand on travaille bien on est autonome… j’aime bien et tout j’aime
bien à l’école et ben c’est tout » À la question de savoir quelle pièce elle aime
le mieux, elle choisit la bibliothèque en ajoutant qu’elle adore lire qu’elle a
plein de livres et que sa mère lui achète. Quand je lui dis « donc chez toi tu as
plein de livres aussi ? » elle répond : « c’est la bibliothèque que j’aime bien »
Et quand il est question d’un endroit qu’elle aimerait le moins, s’engage un
discours de plus en plus confus sur une salle proche du groupe scolaire, dans
laquelle elle n’a pas le droit d’aller en raison de sa santé  : «  ma mère elle
veut pas que j’y vais parce qu’il y a des gens qui fument et tout, et ma mère elle
veut pas parce que là je suis déjà malade alors j’ai mes deux reins ils vont pas
alors si ça vient la fumée alors xxx7 va être plus malade et ben moi voilà, et j’y
vais à l’orthophoniste ». Qui se cache derrière ce mot inaudible, qui va être
plus malade… Confond-elle les reins, la respiration, les troubles de langage,
probablement pas. Elle donne plutôt l’impression, dans cette situation duelle
avec un adulte, d’être obligée de tout dire, en même temps qu’elle apparaît
submergée par tout ce qui pèse sur elle. Elle ajoute aussitôt : « voilà donc j’ai

7.– xxx signifie que le mot est inaudible.


56 Anne-Marie Jovenet

plus rien à dire ». Quand le rapport aux autres est abordé, le sentiment d’être
exclue se fait davantage sentir : « je rapporte ma gamelle, parce que les gens ils
mangent plein de choses qui faut pas et moi ben je fais comme, je fais pas presque
comme eux, mais c’est les gens ils mangent tout il faut pas, mais moi je mange
correctement parce que le corps il faut qu’il prend sans sel et sans sucre alors c’est
bien et tout dans notre corps [...] et les autres eh ben ils disent des choses sur moi
mais moi je les écoute pas » On aurait envie de demander à qui appartient ce
corps d’enfant tellement malmené par les moqueries des autres à l’école…
La question des «  méchancetés dites  » est évacuée  : «  oui mais dans la
classe, dans notre classe il y a un lapin, c’est mon lapin [...] après pendant les
vacances des autres et ben là il est venu chez moi » Mais à la remarque « ah ben
heureusement que tu es là dans la classe alors, pour t’occuper du lapin » elle ne
peut entendre une reconnaissance pour elle : « ben oui les autres gens aussi ils
aiment pas trop parce que les gens on dirait qu’ils font exprès de m’ignorer et tout
parce que je suis pas pareille comme eux… ma mère elle a dit il faut pas écouter
les gens qui disent ça’ là, maintenant je vais faire semblant qu’ils n’existent pas
les gens » Mais en pensant à « eux… les gens… eux », l’injonction croisant le
désir, fait déborder l’inconscient, et le conflit se traduit par un lapsus qu’elle
semble deviner l’instant d’après : « je suis pas comme eux, je mange pas sans
sucre et sans sel, alors ils disent des choses sur moi, mais moi je me sens bien
dans mon corps et c’est bien se sentir bien à notre corps que être, euh, ne pas
être, euh j’arrive pas à le dire, ne pas être, euh, être dans nos corps parce qu’il
faut être tout le temps, et voilà.» Quand ces propos sont prononcés, il reste
encore les trois quarts de l’entretien à venir, mais inutile de citer la suite pour
comprendre combien les contraintes des injonctions de soin et des moqueries
des autres à propos d’un régime qui devient visible à la cantine… deviennent
des contraintes internes qui l’empêchent d’exister et d’entendre quoi que ce
soit qui s’adresse à elle de façon bienveillante.
Le changement d’école s’inscrit dans l’enfant en soi, soumis à n’être
pas grand-chose. Sous le poids d’interdits imposés et apparemment pas
expliqués, le corps n’appartient plus à l’enfant. Où l’image de base pourrait-
elle se reconstruire, sinon dans les soins qu’elle peut apporter au lapin. Une
émotion se vit sans mots.
L’école devient ainsi le lieu, où se mêlent la vie de l’enfant et la vie de l’élève
– nous l’avons vu particulièrement dans le cas de Clélia et de Rosine – mais
aussi le lieu où se mêlent le conscient et l’inconscient. Ce n’est pas tellement
la définition des trois catégories qui nous semble importante ici mais plutôt
leur rapport. Tout se passe comme si de la première à la troisième, on passait
du plan du conscient à celui de l’inconscient. En effet ce que racontent Odile
Enfant en souffrance... élève difficile ? 57

et Inès semble de l’ordre de quelque chose qui peut se dire comme souvenir,
même si on voit bien comment conscient et inconscient se mêlent un peu…
à propos de cette classe du CP qui perturbe une belle description du plan
de l’école ou quand le mouvement des objets témoigne de cette agitation
intérieure dont l’origine reste inconnue. Dans le deuxième cas, il y a irruption
de l’inconscient là où on ne l’attend pas… les chenilles parlent de l’élève, le
noir du matin ressenti par l’élève qui a du déménager supprime tout intérêt
pour le lieu d’habitation des correspondants. Cet inconscient continue à se
dire à travers un refus d’un espace trop petit, où tout se bouscule et finit par
faire tomber par terre. Dans le troisième cas l’inconscient ayant pris toute la
place, il empêche de dire quelque chose de choisi, de voulu… tout événement
existe parce que… tout acte de l’élève est motivé parce que… La bibliothèque
n’est pas investie comme lieu de lecture, mais plutôt de refuge, le lapin est un
compagnon qui fait le lien maison/école et ne fait aucun reproche…
Vie d’enfant et vie d’élève, mêlées, refoulé qui envahit le désir, le plaisir
et même le sentiment d’être soi. Nous allons continuer à explorer ce lien
à travers d’autres entretiens fait avec des élèves qui n’entrent pas à l’école
Freinet en confrontant d’abord les propos de trois élèves jeunes à ceux d’une
adulte qui revient sur son passé scolaire.

Souffrances d’enfants, souffrances d’élèves


Trois enfants jeunes  : Daphné, âgée de six ans a été retirée à sa famille
et placée en famille d’accueil, mais vit au moment de l’entretien chez une
assistante familiale relais, Léa, âgée de sept ans et Eva, âgée de huit ans, ont
changé d’école suite à un divorce de leurs parents. Marie, âgée de quarante
ans, revient sur un placement en pension qui lui a été imposé quand elle avait
dix ans et demi.

Tout est mêlé… Ces sensations habitent l’enfant dès le plus jeune
âge…
Ainsi Daphné, âgée de six ans parle de toutes ces séparations. La dernière
fois qu’elle a été chez ses parents, ils se sont fâchés pour une histoire de porte-
monnaie perdu. Depuis les enfants ne peuvent les voir que dans un lieu autre
que la maison. Quand on lui demande quand elle va les revoir, elle répond
« le mercredi et le jeudi, et le jeudi on a école et le mardi et lundi… » Quand elle
parle d’une poupée, elle dit « elle est toute belle et demain, elle va au mariage,
elle va se marier avec un monsieur, un monsieur qui sera tout seul ». Quand on
lui demande comment ça se passe avec ses nouvelles camarades de classe, elle
58 Anne-Marie Jovenet

répond : « je suis toujours toute seule à la récré, sauf quand j’emmène ma corde
à sauter. Là il y a tout le monde qui veut jouer avec, mais moi je veux pas. Moi
je m’en vais, mais ils me suivent ».

Sentiment d’abandon, solitude, mais lutte pour ne pas être aimée


pour une corde à sauter…
Avec Léa, on pourrait faire un lien rapide entre perte du papa à la maison et
rejet de l’école : « j’étais en CP avec Madame L j’avais plein de copines. C’était
bien dans mon ancienne école, la maîtresse elle était gentille et j’avais plein de
bonnes notes. C’est papa qui m’accompagnait à l’école tous les matins [...] avant
je ne me battais pas, j’avais plein de copines et de copains. Là c’est plus pareil,
c’est moins bien ». Elle se bat aussi à la maison avec son frère un peu plus
âgé qu’elle, mais la position parentale semble aussi avoir changé  : «  avant
mon papa il disputait aussi Lucas quand il faisait des trucs mal » alors que
maintenant sa mère crie « parce qu’elle dit qu’elle est fatiguée et qu’elle veut
qu’on soit sage »… Une parole éducative semble faire défaut et Lucas voudrait
aller vivre chez ses grands-parents.
Pour Eva, il semble que tout ce qu’elle dit tourne autour d’un interdit de
mettre en mots sa souffrance, qui s’accompagne d’une forme de résignation
et d’un effort pour montrer que cette souffrance est dominée.
Eva reparle de son passé, au temps où « c’était bien parce que je jouais avec
mes cousins  » mais ajoute «  mais bon ça c’est pas grave  ». Ce mot revient
plusieurs fois, et comme une petite fille très raisonnable, elle raisonne de la
même façon pour les enfants de la famille recomposée et pour elle-même :
« les enfants d’A, donc la maman habite à N donc eux ils vont plus là-bas, mais
moi, moi je vais, ça dépend, enfin c’est pas grave hein [...] bah c’est pas grave
hein, bah comme ça, ça va, mais sinon, bah il y a des trucs que je préfère c’est
sûr mais bon on n’a pas toujours le choix ». Eva commente son changement
d’école par ces mots : « au début je voulais rester dans l’autre école, parce qu’il
y a une maîtresse… ( disant cela on note qu’elle relève la tête, regarde au loin
et se met à parler plus doucement) c’est la première fois que j’allais changer
d’école. Après c’est plus difficile quand t’es grand que quand t’es petit par ce que
quand t’es petit tu comprends pas très bien, que quand t’es grand tu comprends
quoi — et toi t’as compris quoi ? — que je devais changer d’école mais bon bah
voilà, on fait avec ce qu’on a ». Comme emportée par ces sensations, elle fait
preuve de la même résignation dans le changement de pratique à l’école.
Parlant de sa sœur, Eva dit : « elle apprend à lire, moi j’ai pas appris comme ça
donc ça change un peu, moi j’ai appris chez Madame M syllabe par syllabe, mais
elle c’est pas pareil mais en fait c’est bien aussi, bouah, les deux c’est bien. — tout
Enfant en souffrance... élève difficile ? 59

est bien alors ? — oui mais… en fait quand même à N je préférais bah je sais pas
quoi mais j’préférais [...] en fait je préfère, j’sais pas pourquoi mais je préfère ».
Tellement contrainte à accepter cette image de base imposée, Eva éprouve
toujours une préférence, un désir… elle ne peut seulement pas le dire.

Face à ces trois enfants pris dans l’instant présent… que peut nous
montrer Marie du « travail du temps » ?
Avec Marie, c’est l’ambivalence des sentiments qui domine d’abord.
Quand on lui annonce qu’elle va partir en pension, elle est contente parce
qu’elle va y retrouver une cousine. Mais à la vue des préparatifs fait par sa
mère, elle «  réalise  ». L’humour caustique entre en scène  : «  quand elle
a commandé et collé des étiquettes avec mon nom et mon prénom sur mes
vêtements, ça sentait le roussi ». Puis c’est l’angoisse de la séparation vécue
sans aucune parole d’adulte : « j’ai dit à maman ‘me laisse pas’ – ‘c’est papa,
j’peux pas’ » Mais son père n’était pas là. Et le non-dit continuera. Sa mère
n’affronte pas la vérité, même présente elle est absente : « parfois le mercredi
ma mère venait me voir et on allait goûter au Printemps, mais j’étais jalouse
parce que P venait aussi, elle ne prenait jamais de temps rien que pour moi. »
Et l’interdit de parler pour élaborer cette souffrance, la maintient intacte et
virulente : « — tu en as parlé à ta mère ? — non, enfin pas avant d’avoir des
enfants… À chaque fois que l’un de mes trois enfants a eu dix ans, je lui ai dit :
‘ tu as vu, il est petit… c’est à cet âge-là que tu m’as mise en pension’ »
Alors, la souffrance se dit, par d’autres moyens. Marie rejette ceux qui
pleurent : « j’ai pleuré sous le préau… je me suis mis dans le groupe de celles qui
pleuraient… j’ai vite arrêté, je me suis rendu compte que celles qui pleuraient
m’énervaient ». Elle rit de ce qui la fait souffrir « j’avais mis mon nounours
sous mon oreiller… avant qu’on me le vole ! » Tout comme Eva, elle montre
qu’elle domine… « je mettais des punaises sur les chaises des profs, j’tirais la
poubelle avec un fil nylon… bah quoi fallait bien qu’on s’occupe [...] ça a fait de
moi une personne débrouillarde, je ne compte pas sur les autres » mais pourtant
la souffrance reste aussi vive : « c’est surtout ça que ça a fait la pension, ça a
creusé un fossé entre nous. Ils se sont rapprochés et il n’y avait plus de place pour
moi. Il y avait la grande d’un côté et les petits de l’autre. Alors que je n’étais pas
si grande. On n’a pas été proches comme on aurait du l’être ».
Le temps n’a rien apaisé, l’inconscient ne se dissout pas avec le temps…
Seule la découverte de soi peut agir et l’entretien a permis ici à Marie de
s’entendre dire quelque chose d’elle-même « [...] je disais des gros mots, ils ne
supportaient rien là-bas, mais c’était marrant, j’étais contente — donc tu étais
60 Anne-Marie Jovenet

contente d’être là-bas… — mais c’est une injustice de faire ça à un enfant » :


Marie réclame la justice. Elle vient de mettre, enfin, de vrais mots sur sa
souffrance.
Des enfants entre six et huit ans, une adulte qui revisite son passé, laissent
entendre qu’ils ne se sont pas « habitués » si facilement au changement, et
qu’ils n’ont pas non plus investi la nouvelle école comme lieu qui aiderait à
opérer l’acceptation du changement.

Des changements décidés… qui ne changent rien…


Sous ce titre nous interrogerons des enfants pour qui le changement a été
décidé par leurs parents, comme réponse à des problèmes scolaires antérieurs.
Jeanne a dix ans, elle vient de quitter une école où elle se faisait brutaliser
par des élèves issus d’un foyer accueillant des enfants de milieux défavorisés
ou orphelins. En primaire Céline avait des problèmes de relations avec ses
camarades, qui occasionnaient des malaises physiques pour lesquels elle a
pour un temps consulté un psychologue. Au moment d’entrer en sixième, à
onze ans, ses parents décident de la mettre dans un collège privé, où elle ne
retrouvera pas les anciennes élèves de sa classe.
Jeanne et Céline se ressemblent fortement  : Elles donnent un peu
l’impression d’être à l’école comme des étrangères, tant elles portent en elles
un autre monde !
Des sentiments de peur, voire de terreur les habitent depuis longtemps,
qu’elles ont appris à cacher, mais qui les rendent malades. Elles subissent
«  une réalité familiale  » qui les accable mais dont elles ne parlent pas.
Elles sont soumises à leurs parents, ne disent pas ce qui se passent en elles.
Leur souffrance se manifeste par la recherche de solitude comme refuge,
l’investissement dans le travail, l’inhibition, le « raisonnement raisonnable ».
Pourtant certains éléments devraient attirer l’attention  : Jeanne «  rit en
silence » dans une situation d’angoisse. Elle a une drôle de façon de réagir à
ce qu’on dit d’elle. Céline, la petite fille repliée sur elle-même qui se tord les
mains tout l’entretien, se fait accuser de frapper un garçon, elle dit alors qu’en
fait il est un peu l’esclave d’une fille.
On pourrait caractériser leur récit comme celui d’un souvenir-écran.
Quand Jeanne parle de ce changement d’école à cause des élèves du foyer elle
ajoute : « mon petit frère a changé en même temps que moi ». En disant cela
d’une façon complètement anodine, elle révèle en fait tout le poids qu’elle
porte, dans la solitude et le silence. Personne ne semble lui en parler, elle ne
semble en parler à personne : elle ressent au quotidien.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 61

Quand elle raconte ce que les autres élèves faisaient à son petit frère, elle
n’ose plus regarder nulle part… Par la suite elle dira de lui qu’il est malade,
hyperactif. On comprend très vite qu’être la sœur d’Ad signifie être mise à
l’écart d’emblée comme il l’est, guetter sans arrêt ce qui peut se passer, avoir
peur de tout et particulièrement du noir où on ne voit rien arriver… faire
des rêves ou des dessins qui mettent en scène cette terreur. Est-elle bien dans
la nouvelle école ? Elle dira simplement : « y a pas les enfants du foyer… mes
parents ils pensent que c’est bien, moi il y a des filles qui m’embêtent un peu, mais
bon… » Elle ajoute, toujours de façon anodine, qu’elle regrette son ancienne
école parce qu’elle avait plus de copines. Quand on lui demande comment
elle aimerait être si elle pouvait choisir, elle répond « j’aimerais bien, euh, des
cheveux longs, yeux bleus, et grande, pour qu’elles arrêtent de m’embêter, et je
veux pas être jalouse ni méchante, parce que des fois je le suis, et c’est pas bien ».
Pour Céline il faudra attendre très longtemps pour comprendre quelle
image vit en elle. On pourrait penser qu’elle est dans une bonne famille,
qu’elle a tout pour être heureuse. Mais sa mère lui reproche son travail
scolaire : « c’est pas parce que t’as des bonnes notes et que t’as onze ans que
t’as tout gagné ». L’observation de l’élève pendant l’entretien montre qu’elle
est dans la même attitude pendant une heure quinze, assise au bord d’un
canapé, les bras serrés et croisés sur ses genoux ; par moments elle se gratte
les peaux des ongles, elle regarde le sol ou le plafond, mais peu l’étudiante
qui mène l’entretien. Dans la suite de ce reproche, on apprend que ses deux
parents portent la main sur elle… depuis longtemps. Il semblerait que le
travail scolaire soit la pomme de discorde : « si j’ai des devoirs à faire pour le
lendemain bah ils vont me dire : ‘tu vas te laver et pis tu mets la table et après
on verra pour tes devoirs’ et pis si le lendemain j’ai un mot ou quoi, bah ils
disent que c’est de ma faute ». Céline raconte qu’un professeur lui a dit que
ça ne devait plus se reproduire et qu’elle devait faire ses devoirs en temps et
en heure. Elle a bien tenté d’expliquer mais sa parole n’a pas été comprise.
Céline semble contrainte à se taire : sa mère n’a pas le temps de l’écouter,
alors qu’elle a du temps pour sa petite sœur. Celle-ci n’hésite d’ailleurs pas à
interrompre les débuts d’échange. Céline soupire : « à chaque fois que je veux
lui parler, elle (sa petite sœur) parle de ce qu’elle a fait à l’école alors que j’étais
en train de parler… enfin sept ans qu’elle est née et ça dure. J’avais que quatre
ans et j’étais déjà tout le temps toute seule ».
Des caractéristiques communes  : une souffrance non dite, une manière
commune de trouver refuge dans la solitude, une tentative d’échapper au
pouvoir de l’autre par la soumission, mais un sentiment que cette soumission
peut les desservir alors que d’autres s’en sortent mieux, on pourrait résumer
62 Anne-Marie Jovenet

cela en disant qu’elles semblent habitées par une interrogation sur elle-même
et sur « le mode d’emploi des relations avec les autres ». Pour Jeanne toute
expression d’elle-même est entravée par la crainte et pour Céline tout est
imprégné de ce pourquoi : pourquoi ma mère agit-elle comme ça envers moi
et pas envers ma petite sœur ? Être une bonne élève n’apporte rien à Céline,
sinon le fait de dire qu’elle est mieux au collège qu’à la maison. Quant à Jeanne,
on ne sait pas comment elle se comporte en tant qu’élève, elle semble dans
l’entretien ne raconter que la façon dont elle se voit à travers ses dessins : trop
petite pour plaire ou se défendre, coupable. Le changement décidé par leurs
parents, ne leur autorise aucun désir. Ces deux là ne semblent pas exister :
elles « restent et assistent » à ce changement, suivant l’expression employée
pour désigner les changements aux quels étaient confrontés les personnels de
l’école Freinet.

L’école lieu d’expression d’une souffrance interdite de parole…


Louis, âgé de seize ans et Arnold, âgé de treize ans, vont révéler une autre
manière, plus masculine peut-être de traduire à l’école, la souffrance de la
maltraitance ou de l’abandon familial. Valentin complètera cette approche
en révélant comment le manque de parole vraie, le manque d’éducation
humanisante au sens de Dolto, condamne un garçon à un total manque
d’intérêt pour lui-même en le confinant dans une forme de rumination
névrotique.
Comme on a pu le dire pour Marie, le temps lui a fait vivre d’autres choses,
elle a eu elle-même des enfants, mais il n’a pas pour autant soigné la petite fille
en elle. Pour Louis, un déménagement a stoppé les violences de son père à son
égard, lui-même a compris que son père avait lui aussi subi des violences, il
a trouvé une orientation pour sa vie, mais il n’a pas non plus soigné le petit
garçon en lui : la blessure est toujours ouverte. Le langage violent et grossier
en est l’expression. Ce qui l’a essentiellement fait souffrir, semble être le
silence de sa mère, et le Secret imposé par l’environnement familial : « bah
elle s’en foutait, enfin j’dis pas qu’elle s’en foutait mais elle s’en mêlait pas, peut-
être qu’elle avait peur de mon père ou j’sais pas. Mais elle venait pas m’aider ».
Comme pour Céline ce sentiment se double d’une injustice : « elle s’occupait
plus de mon frère » D’ailleurs un jour, lors d’une dispute entre époux, sa mère
a dit qu’elle allait partir. Là Louis dit : « il commençait à en faire à mon frère,
elle avait peut-être peur pour lui ».
De cette situation, il excuse davantage son père… que sa mère  : «  j’ai
compris que c’était pas de sa faute mais plutôt celle de ma mère, tu vois parce
Enfant en souffrance... élève difficile ? 63

qu’elle a rien fait. » Comme les autres enfants dont il a été question, c’est le
sentiment d’isolement, la crainte qui l’habitent mais aussi la colère.
Une autre manière de comprendre les comportements scolaires  : c’est
ce que nous enseigne Louis. Est-ce parce qu’il a seize ans, est-ce parce que
cette situation de maltraitance familiale l’a construit ainsi, il cherche aussi
à analyser son propre comportement. Par exemple il explique que son
comportement à l’école n’est pas une réaction d’agressivité contre les autres,
mais seulement une manière de survivre à l’ambiance de terreur régnant chez
lui. En quelque sorte il nous fait penser à Marc et à ses carnets falsifiés ! Il
dit d’abord : « même encore maintenant j’avais, j’ai une crainte de mon père
quoi, quelque part. [...] Chez moi si je faisais une connerie je savais que c’était
fini, (tandis) qu’à l’école je me lâchais [...] parce que chez moi je savais que je
devais pas ». Il dit ainsi de lui-même qu’il ne se livre pas facilement, qu’il a
du mal à faire confiance. Mais ce faisant, il interprète ce qu’il a vécu en termes
positifs : « par exemple j’ai pas peur de prendre la parole en public. C’est vrai
avant j’étais très renfermé d’un côté et très ouvert de l’autre. En apparence je
donnais toujours l’image de quelqu’un d’extraverti, j’ai pas peur des gens, j’ai
gardé ce côté de vouloir les faire rire ». Pourtant ce « grâce à mon père » le
remet dans la situation conflictuelle et douloureuse  : «  j’ai toujours eu de
bonnes notes à l’école mais … mon père il voulait que je fasse plus quoi, c’était
jamais assez, il voulait que je sois meilleur que les autres, c’était ça son truc ».
Là il raconte avoir appris Pythagore en CM2, faire des « trucs de sixième »
en CE2 et semble vainqueur  : «  après ça m’a aidé, quand je suis arrivé au
collège, c’était plus facile » et pourtant cette douleur toujours présente ne peut
se dire avec les mots d’une sérénité retrouvée à la quelle il voudrait croire et
faire croire : « quand t’es petit et que t’as du mal à comprendre, c’est chiant ».
Positiver ainsi sa douleur ne l’amène nullement à l’exprimer.

Une attitude scolaire liée à l’absence de loi


Arnold, âgé de treize ans, a lui aussi une certaine maîtrise dans l’expression
de ce qu’il est. Actuellement dans un collège de la « dernière chance » il
revisite un parcours scolaire d’élève qui n’était pas « marqué par la loi ».
Dans un langage particulièrement grossier il dit ce qu’il en était du manque
d’autorité de ses parents : « j’étais pas puni, je faisais ce que je voulais… tout
ce que mes parents souhaitaient, c’était que euh...je foute la paix… y’avait plus
rien qui me retenait même pas mes parents, alors je pouvais faire ce que je
voulais ». Il continue par son attitude à l’école : « avant j’serai pas du tout
allé au tableau, mais alors pas du tout parce que si ils se foutent de ma gueule,
et puis euh j’savais pas les réponses, c’était plus de la honte et en même temps de
64 Anne-Marie Jovenet

la colère », et termine en parlant de son envi­ron­nement personnel : « bon


avec mes potes on faisait conneries sur conneries… j’avais des potes qui jouaient
beaucoup sur la menace :’si tu fais pas ça, on te tabasse’ ou ‘on te balance’, donc
c’était de la menace, il fallait faire le plus fort ».
Deux choses semblent l’amener à reconstruire en lui quelque chose qui lui
appartienne et qui fasse de lui quelqu’un qui retrouve le désir de se projeter
dans son avenir : être écouté par des adultes qui prennent le temps, et savoir
que dans ce collège il n’est pas seul à entamer cette reconstruction du soi.
Mais cette reconstruction pour être réelle et l’amener à entrer en relation avec
les autres, doit s’inscrire dans une parole sur les sensations vécues, et non pas
sur une attitude qui consisterait à faire fi de souffrances, qu’il serait facile de
dominer. Savoir qu’« on a plus ou moins tous, plus ou moins de soucis » semble
l’autoriser à dire la vraie souffrance de se retrouver seul dans une chambre
d’internat et de pleurer, la crainte d’être éloigné davantage de sa famille et
le désir d’être regardé autrement : « je veux pas me séparer de ma famille et
puis j’ai envie de leur montrer autre chose ». Mais, comme pour bien d’autres,
revenir en arrière sur ce moment difficile où il a su que c’était ce collège sinon
une solution plus dure, lui fait perdre le fil : « c’était dur, dur d’être coupé de
tout le monde et de te retrouver dans un endroit que tu ne connais pas. En plus
ouais le collège il est grand mais… euh, je sais plus la question ».
Le dernier entretien que nous évoquerons dans ce chapitre ne nous parlera
pas beaucoup de changement d’école, mais de souffrance oedipienne. En
cela il nous instruit d’un domaine de souffrance profonde chez les enfants.
Valentin a dix-huit ans. Il y a quatre ans son père est décédé, il y a deux ans
sa mère l’a informé, le jour de Noël que son nouveau compagnon vivrait à
la maison. Il n’y a pas eu davantage de mots sur le décès de son père que
sur l’arrivée d’un beau-père. Valentin est au loin, il prépare un bac pro,
qu’il dit dévalorisé par le beau-père en question. Il n’en dira pas plus sur ses
études, tant il semble incapable de trouver une quelconque valeur en lui et
incapable de se projeter dans l’avenir. Tout bascule quand sa mère n’a plus
besoin de lui. Il occupait et semble occuper encore par moments une place
de consolateur : « juste après le décès de mon père quand on s’est rapproché, je
m’occupais beaucoup d’elle. Depuis qu’il est arrivé, c’est terminé, il n’y a plus
rien. » Il semble en souffrir d’autant plus qu’il dit comprendre que ce soit
difficile pour elle. Il rappelle qu’elle continue à aller au cimetière tous les
jours « malgré qu’il soit là lui ! » L’intrus est là entre son père et lui, entre sa
mère et lui. Retrouver la place qu’il avait, serait la seule solution pour lui. En
repensant au cas clinique de Marc, tel que le présente Dolto, on comprend
les effets d’une loi d’interdiction de l’inceste symbolique non respectée – la
Enfant en souffrance... élève difficile ? 65

mère a apparemment accepté pendant deux ans la consolation de son fils – ce


manque éducatif grave entrave en lui tout désir d’exister et de se projeter dans
l’avenir. On pourrait lui reprocher de ne pas « savoir faire le deuil » ; en fait
il est prisonnier d’une place à laquelle sa mère ne devait pas le mettre, ce qui
le met dans la confusion par rapport à son existence même.
Les récits de cas cliniques faits par les psychanalystes d’enfants, nous
ont permis de penser les répercussions des situations de souffrance à l’école,
comme des symptômes, dont le sens est à chercher dans un traumatisme vécu
par l’enfant. L’utilisation de la théorie psychanalytique, et notamment du
concept d’image inconsciente du corps, pour comprendre ce que vivent en
profondeur des élèves lors de changements d’école ou de lieux de vie, nous
a fait toucher du doigt, à quel point vie d’enfant et vie d’élève se trouvent
mêlées. Même quand le sujet n’en a pas conscience ou s’en défend, tout est
mêlé pour lui. Au-delà des idées qui s’enchevêtrent, du croisement entre
passé et présent, il ressort de leurs propos un sentiment très fort que leur vie
d’élève est fortement marquée par leur vie d’enfant.

Des enfants qui sont des élèves …

… chez qui la faculté de prévoir est précaire… mais qui cherchent à


comprendre
… qui vivent dans la soumission, la dépendance… mais qui veulent
exister
… qui ont peur des autres… mais sont dans certaines circonstances,
dynamisés par l’adversité
… qui subissent et ne savent pas mettre de mots sur leur souffrance,
sinon des mots pour en rire… et qui pourtant veulent se faire entendre
… qui ne montrent pas leurs émotions… mais sont capables de
comprendre celles des autres
… qui se vivent comme sans valeur, disent mériter ce qui leur arrive,
mais réclament pourtant la justice

La liste de ce qui les caractérise n’est pas close, mais au terme de ces deux
chapitres, nous sommes en mesure de résumer ces découvertes par une
définition de l’enfant en souffrance.
66 Anne-Marie Jovenet

Nous désignons sous ce terme d’«  enfant en souffrance  » tout enfant


marqué par une défaillance éducative profonde, que cet enfant ait conscience
ou pas de l’origine de cette souffrance, ou même de sa souffrance. Cette
défaillance éducative peut prendre différentes formes  : carence, abandon,
maltraitance, violence, abus sexuel, mais elle s’inscrit aussi comme absence
de parole à l’enfant sur tout événement important qui le concerne. Cette
défaillance éducative profonde marque sa structure psychique à vie.

C’est cette définition qui nous permettra par la suite d’entrer plus avant
dans ce lien enfant/élève et de poser notre question : est-ce que l’enfant en
souffrance est un élève difficile  ? Si Freud découvrait à travers le récit de
Breuer à propos d’Anna O., un lien entre le traumatisme vécu et le symptôme,
il n’y a pas pour autant un modèle unique de symptôme. Or on pourrait dire
qu’aujourd’hui ces liens entre une structure psychique d’enfants en souffrance
et sa manifestation dans les relations aux autres ou dans les apprentissages
apparaissent marqués d’une logique évidente. Ils n’auraient plus besoin
d’être questionnés… On saurait de source sûre que tout enfant qui refuse de
travailler à l’école, qui se montrerait inhibé ou agressif, le ferait en raison
d’une situation familiale qui ne peut que le conduire à ces attitudes. C’est
alors qu’un véritable questionnement scientifique s’impose : non seulement
ces liens ne sont pas évidents mais ils sont même très difficiles à pénétrer. N’y
aurait-il pas d’excellents élèves qui seraient des enfants en souffrance, comme
l’est Gisèle dont Robert-Ouvray raconte l’histoire, comme le sont ceux que
Winnicott voit traduire leur faux-self par une brillante réussite scolaire… Dit
autrement, est-ce que la réussite supprimerait toute marque de souffrance
en soi ? C’est l’enjeu de notre recherche de soulever un peu le voile de ces
amalgames tout faits et de ces liens véritables à découvrir.
Chapitre 3 :
La question de l’enfant, de l’élève et du lien enfant/élève en soi

L’enfant en souffrance est-il un élève difficile ? Est-il considéré comme un


élève difficile ? A-t-il lui-même le sentiment qu’il lui est difficile d’être élève
dans les conditions qui sont les siennes ?
Ce qu’on pourrait appeler « les discours ambiants » était à l’origine de ce
questionnement. Mais, nous le verrons lors d’entretiens avec des enseignants,
ces discours ambiants s’appuient souvent sur des analyses ou des conclusions
de recherche, recueillies ou intériorisées avec plus ou moins de rigueur par le
grand public. Nous en avons d’ailleurs trouvé une forme d’attestation dans
l’ouvrage de M. Lemay (1979) cité dans le premier chapitre, lorsqu’il commente
les mauvais résultats scolaires du jeune carencé – en général – comme une
marque d’un « statut ‘d’élève impossible’ » qui le fixerait encore plus « dans
une identité négative  » (Lemay p.  163). Toutefois, «  l’attestation  » ainsi
donnée reste à discuter, tout comme l’utilisation qui peut en être faite par
l’institution et par les personnels de l’institution. Un autre exemple peut
être pris dans un ouvrage dont nous citerons plusieurs contributions : Il fait
moins noir quand quelqu’un parle. Éducation et psychanalyse aujourd’hui.
Alain Picquenot, qui coordonne l’ouvrage en présente ainsi le propos : « cet
ouvrage trouve son origine dans mon activité professionnelle de principal
et de proviseur dans des établissements dits difficiles et notamment dans un
lycée sensible. Je pouvais constater que l’analyse sociologique était devenue
très présente dans le domaine de l’école et qu’elle m’était utile dans l’action »
(2002, p.  5). Pourtant l’insuffisance de cette approche est rapidement
pointée : « Dans la vie quotidienne de l’établissement, l’observateur ressent
bien la nécessité de l’analyse sociologique mais également ses limites » (p. 5),
« Dans cet ouvrage nous voulons montrer que l’approche psychanalytique
peut apporter les outils dont nous avons besoin » (p. 6). Cette utilité devient

67
68 Anne-Marie Jovenet

très précise, quand il ajoute : « L’utilisation de l’outil psychanalytique répond


à des besoins dans l’action : pourquoi ai-je réagi de telle façon devant tel élève
dont l’attitude est insolente et délibérément provocatrice ? Pourquoi, en salle
des professeurs, ai-je répondu violemment à un collègue qui, finalement,
exprimait un point de vue qui devait susciter le débat ? » (p. 8). L’utilisation
de ces références «  théoriques  » serait-elle source d’inter­ro­gation ou
pencherait-elle vers une certitude d’où découlerait la prescription  ? Avant
d’examiner ce qu’il en est du point de vue de l’institution et des acteurs
dans la deuxième partie, nous pensons nécessaire de regarder comment les
« théories » elles-mêmes pourraient prêter le flan à de tels glissements. Sont-
elles capables de mettre en question leurs points de vue, leurs objectifs, leurs
méthodes et de les confronter à ceux d’autres disciplines ?
C’est la raison pour laquelle nous allons orienter ce chapitre 3 vers une
interrogation des disciplines qui, en s’intéressant à la transmission des savoirs,
à l’appropriation des savoirs, aux difficultés particulières au cœur de cette
appropriation/transmission, ont pour objet la production de connaissances
concernant l’enfant et/ou l’élève. La psychologie, dans certains de ses champs,
la didactique, la pédagogie, sont de ces disciplines. Nous le ferons en partant
de travaux qui mettent en relation ces disciplines avec la psychanalyse.
Nous retrouverons Anny Cordié, dans Les cancres n’existent pas.
Psychanalyses d’enfants en échec scolaire, pour voir comment, en tant que
psychanalyste, elle oppose psychologie et psychanalyse en ce que la première
voit un sujet fragmenté alors que la seconde le voit unifié. Puis nous
introduirons les travaux de Claudine Blanchard-Laville, didacticienne des
mathématiques, qui défend l’idée que la didactique ne permet pas à elle seule
de comprendre les situations d’enseignement mais doit être complétée par
la recherche dans le champ de la clinique orientée par la psychanalyse. En
ce qui concerne le rapprochement entre psychanalyse et pédagogie, nous
verrons avec J.-C. Filloux comment cette question doit être replacée dans le
mouvement historique qui l’a portée, et remonte donc au Mouvement dit de
Pédagogie Psychanalytique et à Freud lui-même.
Mais avant d’entrer dans les débats autour de l’enfant/élève, entre
psychologie et psychanalyse, didactique et psychanalyse, pédagogie et
psychanalyse, il semble indispensable de situer les points de départ de ces
débats.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 69

L’approche spécifique de la psychanalyse chez A. Cordié : quel


intérêt pour l’enfant/élève ?
A. Cordié reçoit en thérapie un certain nombre de parents qui cherchent
des solutions aux problèmes scolaires de leurs enfants. Ces « problèmes » sont,
pour elle, des symptômes dont le sens est à chercher dans la vie de l’enfant. Ce
qui fait devenir ces enfants des élèves « en échec », c’est l’antagonisme entre
leur désir et la demande qui pèse sur eux. « Pour qu’un enfant apprenne »,
il faut qu’il en ait le désir, or rien ni personne ne peut obliger quelqu’un à
désirer » Se référant aux catégories lacaniennes, elle ajoute que « la demande
en vient à ‘écraser’ le désir dans certaines pathologies ». S’inspirant de Freud
qui assimile le désir de savoir à une pulsion, et de sa description du destin de
la pulsion de savoir, conforme à celui des pulsions elle établit une équivalence
entre cet enfant qui refuse de savoir et l’anorexique : comme celui-ci « mange
du rien », l’élève en « anorexie scolaire » apprend et ne retient rien.
L’élève n’est que l’objet pour lequel intervient la thérapie  : les refus
scolaires dans les quels elle voit un symptôme. Au mieux on la voit associer
l’enseignant à son action, demander à l’enseignant de surseoir au placement
de Damien dans un établissement spécialisé, par exemple, mais ni le contexte
scolaire, ni la situation précise d’enseignement ne sont évoqués. Le remède
vient de la thérapie menée avec l’enfant, et de la prise de conscience que les
parents doivent faire de leur attitude, prise de conscience qui peut les amener
à participer « d’une autre manière » au travail scolaire de leur enfant. C’est
afin de rendre tangible cette orientation, que nous revenons ici sur quelques
cas déjà cités dans le chapitre un.
Le symptôme scolaire prend bien naissance dans la vie de l’enfant, et
les parents sont de ce fait incontournables. Le père d’Arthur sait bien que
sa femme va trop loin mais elle est malade et il craint de la contrarier. Et
A. Cordié va le renvoyer à son rôle de père : « ce que ce père ne sait pas, c’est
que, pour l’enfant, il n’est pas en position de père symbolique, il abandonne
son fils au bon vouloir maternel, il ne se pose pas en ‘agent de la castration’ [...]
circonstance aggravante pour ce père, il s’identifie à son fils dans son échec :
n’a-t-il pas lui aussi refusé les études ? » (p. 74) Quant au père de Damien,
c’est par l’intermédiaire de son fils qu’il entre en scène. A. Cordié constate
que Damien dessine le chèque que son père va remettre pour le paiement
de la séance, ou encore qu’il lui arrive d’écrire ou de faire des opérations en
présence de son père. Elle lui demande alors s’il aimerait que son père l’aide
en calcul à se remettre au niveau de la classe, et il se déclare enchanté. Quand
A.  Cordié invite ce milieu familial à s’inscrire dans une «  remédiation
scolaire  », elle le fait en s’adressant au père. Le père d’Arthur, content de
70 Anne-Marie Jovenet

s’entendre rappeler son rôle de père, ose braver le courroux de sa femme et le


père de Damien découvre les difficultés de son enfant à comprendre ce que
signifie « prendre le double de ». C’est dans cet exemple, où A. Cordié verra
un symptôme surdéterminé, que le lien enfant/élève se révèle le plus fort. Le
père de Damien a devant lui un élève réduit à ne plus rien comprendre parce
que le contenu scolaire – multiplié par deux – ravive ses angoisses d’enfant.
La question du double vient brouiller sa compréhension. «  Le terme lui-
même est porteur d’une ambiguïté, puisque le double signifie à la fois qui
vaut deux fois la chose, qui est multiplié par deux, mais aussi qui est formé de
deux choses identiques. Or, dans l’histoire de Damien, plusieurs choses sont
doubles » (p. 111). Il y a l’âge du père par rapport à celui de sa mère, le fait
qu’enfant adopté d’un pays lointain, il ait deux pays, deux mères, et deux vies,
son père aussi a deux familles, et la mère une double identité : femme tantôt
gaie, expansive, tantôt sombre, persécutée. A.  Cordié s’étonne elle-même
d’entendre alors ce monsieur expliquer : « maintenant je lui lis les énoncés
lentement. Il comprend parfaitement si c’est moi qui lui passe le message,
comme s’il entendait la voix de son père ». Commentant cette remarque elle
revient à cette position de père symbolique et ajoute : « il ne se pose pas en
maître du savoir, renonce à jouer les pédagogues. Il lui dit à sa façon : ‘tu as le
droit de savoir, à toi de comprendre, je te fais confiance, je ne suis là que pour
te passer le message ‘» (p. 111).
Faut-il interpréter cette allusion au pédagogue, non seulement comme
une façon de mettre des distances avec l’attitude prise antérieurement par
la mère, mais aussi comme une insistance sur le symptôme né et réparé dans
la vie de l’enfant qui n’a rien à voir avec la vie de l’école, autrement dit, faut-
il considérer que pour A.  Cordié l’échec scolaire est un fait uniquement
« privé » ?
Dans le premier chapitre, Échec scolaire… pathologie de notre temps, elle
s’emploie à inscrire cette demande de réussite des parents envers leur enfant,
dans une demande plus générale, celle du corps enseignant et de la société
toute entière. L’échec est vu comme la stigmatisation du sujet. Elle s’interroge
alors : « pourquoi la réussite scolaire occupe-t-elle une telle place dans la vie
de nos contemporains, enfants, parents, enseignants, gouvernants  ? Quels
projets, quels fantasmes, recouvre cette aspiration à la réussite  ?  » (1993,
p.  23) C’est à partir de là, à mon avis, que se développe dans ses travaux,
cette interrogation sur le fait que l’enseignant soit tellement réfractaire à
la compréhension des difficultés scolaires des élèves – il a lui-même traduit
ses problèmes dans un autre registre – et que s’installe dans ses travaux, une
certaine prise de distance à l’égard de toute pratique enseignante comme
Enfant en souffrance... élève difficile ? 71

remède au symptôme scolaire. Nous reviendrons sur ces questions, un peu


plus loin en examinant en quoi s’opposent psychologie et psychanalyse pour
A. Cordié.

L’approche de la psychanalyse par C. Blanchard-Laville : quel


intérêt pour l’enfant/élève ?
C. Blanchard-Laville s’intéresse à l’enseignant comme intermédiaire entre
l’élève et les exigences de la société, « celui qui, dans la classe, a la main »,
c’est-à-dire celui qui initie la relation maître/élève. Il est celui qui joue un
rôle dans le lien vécu et ressenti pour l’individu entre sa part d’enfant et sa
part d’élève.
En ouvrant l’ouvrage de 2001, on pourrait dire que le lien enfant/élève
est « congénital » même s’il a une dimension personnelle pour chacun, il est
incontournable... sinon pourquoi l’histoire de Claudine – l’élève de la petite
classe – dont la mère était l’enseignante, aurait-elle tant d’importance dans
« une carrière faite de mathématiques »… Et pourtant l’ouvrage est intitulé
Les enseignants entre plaisir et souffrance, ce sont les enseignants qui sont au
centre.
Trois parties se dessinent même si elles ne sont pas identifiées comme
telles, et la méthodologie propre à chacune d’elles n’est pas à négliger pour
comprendre si l’intérêt se porte sur l’enfant/élève présent dans la classe,
ou sur le lien en lui entre enfant/élève, ou encore sur l’enseignant, appelé à
découvrir l’enfant/élève vivant en lui.
Les premiers chapitres tournent autour du lien que l’enseignant doit
être amené à découvrir en lui : ce lien qui le relie à l’enfant ou à l’élève qu’il
a été. Cela lui permettra de comprendre le choix qu’il a fait de ce métier.
Le chapitre  3 est une exception, puisque son objet porte sur le soutien
mathématique apporté à une enfant adoptée, par un psychologue du CMPP,
P. Berdot, ayant une formation en mathématique. Est-ce pour cette raison que
Jocelyne est présentée comme « une enfant de petite taille» et pas comme
une élève… Hélène, dans le chapitre deux, fait penser à ces enfants dont parlait
A. Cordié. Elle vit sous l’injonction de sa mère, dans un conflit père/mère
et « choisit » le blocage. C. Blanchard-Laville fait remarquer à ce propos,
qu’elle, a « choisi » la solution en faux-self : l’adaptation ou la suradaptation
scolaire. Dans le chapitre 4, l’intérêt se porte apparemment sur le soi scolaire
de Myriam en tant qu’il explique son soi enseignant. Les mathématiques
apparaissent reliées à une scène scolaire où élève et enseignante s’opposaient
sur la manière de raisonner. Mais si ce souvenir a de l’importance pour
72 Anne-Marie Jovenet

Myriam, c’est parce qu’il la propulse vers les mathématiques comme manière
d’apprendre à raisonner, c'est-à-dire à « faire penser des choses plus justes
aux gens », (p. 66) ce qui la ramène à des événements familiaux. Faire des
mathématiques devient un lieu pour restaurer ce qui n’a pu se faire pendant
l’enfance.
Evidemment il ne s’agit pas de thérapie comme avec A.  Cordié. Mais
pour Hélène ou Myriam, ou d’autres dont Blanchard-Laville publiera les
« histoires », l’entretien de recherche a aidé à clarifier ce soi. À propos de
Myriam il est dit qu’elle poursuivait un travail psychanalytique en même
temps (note p. 64) et à propos d’Hélène (p. 31) on voit Blanchard-Laville
se positionner dans une attitude de contre-transfert quand elle présente sa
position d’écoute : « ce que j’ai pu entendre, à partir de ma propre histoire, de
l’histoire du rapport d’Hélène aux mathématiques ». À propos de Jocelyne,
il semble que « le remède » pour clarifier le soi passe par P. Berdot, et sa
façon de poser certaines questions, d’écouter, de laisser venir, ce que Jocelyne
peu à peu va se laisser aller à dire. Il contribue à ce qu’« une autre Jocelyne »
puisse exister (p.  54), mais on constate que les parents dont l’attitude est
pourtant contestée, ne sont pas renvoyés à leur rôle. La réflexion posée sous
le titre : de la psychopédagogie à la psychothérapie, porte sur le contre-transfert
de P. Berdot, dans cette situa­tion qui le ramène à la sienne, sur « le couple
parental  » qu’il forme avec C.  Blanchard-Laville pour l’écriture du suivi
mathématique. Pour nous en filigrane mais non clairement identifiée, la
question de l’intérêt porté à l’élève ou à l’enfant… Toujours dans le registre
de la méthodologie, on remarque que faisant retour sur ces quatre chapitres,
Blanchard-Laville situe sa place  : «  ce travail résulte d’un long chemin
personnel d’élaboration que j’ai construit avec effort contre le refoulement
et la résistance. Plutôt que d’être l’analyste des autres, dans cette affaire, je suis
‘la patiente’, et c’est comme patiente que j’ai essayé modestement de travailler
à construire la forme de message aux enseignants que mon expérience m’a
dictée » (p. 74). Il y a ici une intention de préciser la position du chercheur.
Y a-t-il cette même précision à identifier si c’est l’enfant ou l’élève qui est
convoqué lorsqu’il est demandé en entretien de « raconter son histoire avec
les mathématiques » (p. 64) ?
Dans une seconde partie, que je situe des chapitres 5 à 8, et comme on le
trouve dans d’autres articles (2003, 2006) Blanchard-Laville part d’exemples
rapportés dans les groupes d’analyse de pratique orientés par la psychanalyse,
pour théoriser les influences que subit le lien didactique. Que ce refoulé
mette en scène le rapport de la petite fille à son père comme dans l’histoire
de Stéphanie qui voit dans l’enseignante de musique, de la classe d’à côté, un
Enfant en souffrance... élève difficile ? 73

sauveur, comme elle appelait au secours son papa lors de son apprentissage
du ski… (Blanchard-Laville, 2003, p. 163) ou le rapport que l’élève Isabelle
avait aux leaders de la classe, qu’elle admirait et jalousait, (Blanchard-Laville,
2006, p. 113) cela n’a pas beaucoup d’importance. La définition et l’objectif
de ces groupes est de travailler dans l’après-coup ce qui rejaillit du passé
refoulé dans la situation d’enseignant. Ce n’est ni l’enfant, ni l’élève dans
l’enseignant qui importe, c’est le psychisme dans sa dimension inconsciente
qu’il faut voir comme filtre dans la transmission des savoirs. La finalité c’est
la question de la formation – d’actualité, à tout moment de la carrière – qui
prime.
Dans une troisième partie, il s’agit de proposer de nouvelles formes
d’analyse de ce qui se joue dans la classe, et de ce qui peut être amélioré, à partir
de la théorie psychanalytique et notamment des concepts de Winnicott,
de l’environnement suffisamment bon, du holding, du rôle du visage et du
regard. Ces interactions dans la classe sont illustrées par les quelques scènes
reprises pour certaines, à des études précédentes (Blanchard-Laville, 1997b,
Blanchard-Laville, dir. 2003) Dans « Jérôme, le fils merveilleux, et Sophie, la
petite fille effarouchée » faut-il voir l’enfant entrer dans la classe… Ces termes
semblent plutôt servir une argumentation en lien avec la tonalité maternelle,
la scène de séduction, l’hostilité, qui envahissent la scène pédagogique.
Dans sa page de conclusion Blanchard-Laville revient sur le fait que ces
différentes facettes sont « mises en œuvre indépendamment de notre volonté
consciente », facettes qu’elle décrira en 2006 comme la conjugaison d’une
composante bienveillante et d’une composante sadique comme signe d’une
« une double identité des enseignants… indé­pendamment des questions de
dérives pathologiques chez eux » (2006, p. 104)
Comment deux références à la psychanalyse, celle d’A.  Cordié et celle
de C.  Blanchard-Laville qui semblent diverger, voire s’opposer, peuvent-
elles nous faire progresser sur la manière dont la psychanalyse produit des
connaissances sur cet enfant/élève ?
A.  Cordié n’aurait d’intérêt que pour l’enfant et sa famille, et
C.  Blanchard-Laville pour l’enseignant…  ? Ce serait oublier qu’A.  Cordié
consacre un ouvrage entier au Malaise chez l’enseignant, et que partant de son
analyse de l’échec scolaire, elle souligne que l’enseignant peut avoir du mal
à comprendre certains élèves parce qu’en lui l’enfant et l’élève ne se sont pas
situés de la même manière. Un enseignant qui a résolu ses problèmes d’enfant
par des difficultés relationnelles associées à une réussite scolaire peut-il
comprendre l’élève qui les résout par l’indifférence ou le rejet scolaire ? Au-
74 Anne-Marie Jovenet

delà de cela, on sait que psychanalyste à la clinique Dupré de la Fondation


Santé des étudiants de France, il lui fut demandé d’encadrer à la demande
du rectorat, un « groupe thérapeutique » d’enseignantes (A. Cordié, 1998,
p. 19) et qu’elle fut là confrontée à la phobie scolaire chez les enseignants. Ces
enseignants-là ressemblaient à des enfants qui ont peur d’aller à l’école, en qui
le lien enfant/élève reste à travailler pour qu’ils « deviennent enseignants ».
De son côté C. Blanchard-Laville n’aura de cesse de répéter que s’intéresser
à la « souffrance » des enseignants ne revient pas à faire de leur histoire, des
cas pathologiques, mais a pour objectif de mettre en évidence à quel point les
exigences de l’enseignement pèsent sur eux et les contraignent sans le savoir.
C’est ainsi que s’inscrivant dans la suite de Freud elle explique qu’elle cherche
à faire de cette vie quotidienne enseignante un nouveau « laboratoire » de
découvertes : « plutôt que de chercher à identifier des pathologies qui seraient
spécifiques aux enseignants, l’enjeu de mes recherches consiste à construire
une sorte de psychopathologie de la pratique quotidienne enseignante  ».
(Blanchard-Laville, 2006, p. 103). Sur quoi porte cette découverte, sinon sur
le lien en soi enfant/élève qui risque d’aveugler sur le véritable élève de la
classe.
Si A. Cordié s’appuie sur Freud et Lacan, notamment pour comprendre
ce qui se joue dans la classe à l’aide des concepts de transfert et de contre-
transfert, issus de la thérapie, C. Blanchard-Laville, qui n’est pas psychanalyste,
puise dans la théorie et notamment dans les concepts forgés par Winnicott
de quoi étudier le sentiment d’avoir un soi enfant et un soi élève plus ou
moins unis ou dissociés… Le transfert devient dans ses travaux, le transfert
didactique : il est inscrit dans la situation de l’enseignement. Les processus
rationnels sont l’objet de la didactique alors que, la théorie psychanalytique
permet de comprendre la force d’invasion du psychisme inconscient quand
il s’infiltre à l’insu du sujet dans les conduites, les décisions issues de ces
processus rationnels et les empêche d’atteindre leur but. En ce sens, la
psychanalyse apporte un plus : « la pensée abstraite et rationnelle perd de son
aspect idéal et sublime ; elle tombe en quelque sorte de son piédestal sous les
coups du déterminisme psychique en se voyant réduite au rang d’activité de
substitution… mais si on accepte de renoncer à l’illusion de la maîtrise de la
pensée, on s’aperçoit que s’éclaire du même coup tout un champ d’exploration
pour lequel les portes restaient fermées jusque-là. » (C. Blanchard-Laville
p. 26). Selon A. Cordié ce qui est central pour comprendre les situations de
difficultés ou d’échecs scolaires, c’est le symptôme. C’est pour cette raison
qu’elle va souligner l’opposition nette entre la psychanalyse qui cherche en
Enfant en souffrance... élève difficile ? 75

amont le sens du symptôme, et la psychologie qui, par la pratique des mesures


et des tests, cherche à répondre au symptôme lui-même par des remèdes.
Les mots de Jacky Beillerot dans la préface à C. Blanchard-Laville (2001,
p. 1) : « c’est en travaillant inlassablement à la découverte des événements
de la vie, des conduites et des affects, que l’on peut entrevoir, apercevoir, le
continent caché du psychisme inconscient » résument comment une même
approche les réunit.
Comprendre comment les pressions scolaires peuvent détruire un enfant,
vs étudier les pressions de l’institution sans faire des enseignants des cas
pathologiques, voilà un objet de rapprochement. La manière d’étudier cet
objet, sera la recherche incessante des processus inconscients à l’œuvre dans
ces situations.

Quel intérêt pour l’enfant/élève dans le rapprochement entre


pédagogie et psychanalyse ?
Etendre l’audience de la psychanalyse au-delà du champ de la médecine,
lutter contre les méthodes d’éducation coercitives, rapprocher éducation et
instruction, identifier les relations de l’élève à son maître comme mues par
des motions de transfert… différentes raisons se rejoignent dans l’intérêt
que Freud porte à la pédagogie. Il ne se prive ni de le dire, ni de l’écrire à
ceux avec qui il correspond régulièrement et c’est ainsi que M.  Cifali et
F. Imbert ouvrent le recueil des textes : Freud et la pédagogie (1998). Mais
le rapprochement n’est pas sans heurt. Ainsi soulignent-ils que Freud « se
trouve en quelque sorte doublé par ceux qu’il a accueillis » (p. 7) comme en
témoigne un article du pédagogue analyste suisse, Hans Zulliger qui se pose
en détenteur de la vérité par rapport à Freud en affirmant que l’éducation
psychanalytique est selon lui, beaucoup plus une institution collective
et sociale qu’un mode de traitement individuel, ce qui ne l’empêche pas
d’affirmer qu’il enverrait en consultation un enfant qui « serait à ce point
malade  » (Hans Zulliger, cité par Cifali et Imbert, p.  7). Pour l’élève
l’institution, pour l’enfant la cure, pourrait-on dire. Pourtant c’est tout le
mouvement de Pédagogie Psychanalytique (et de la revue du même nom)
qui prend naissance et est encouragé par Freud, comme en témoigne la
préface qu’il rédige pour l’ouvrage d’Aïchorn : Jeunesse à l’abandon/Jeunes
en souffrance. Il encourage celui qui ne cesse de se poser la question de
l’enfant à travers l’élève. De fait, c’est en consultant l’ensemble de textes mis
à disposition du grand public par l’ouvrage de M. Cifali et J. Moll Pédagogie
et psychanalyse, que l’on peut comprendre la revendication du lien enfant/
élève par ces défenseurs du rapprochement. Ils dénoncent la coupure entre le
76 Anne-Marie Jovenet

cognitif et l’affectif, entre l’élève et l’enfant, comme si celui-ci pouvait laisser


« à la porte ses conflits, ses angoisses et ses difficultés » (M. Cifali et J. Moll,
1985, p. 102), alors que ses sentiments éprouvés, constitueront les racines du
refoulé qui se manifestera dans les réactions de transfert. Et la présentation
ainsi faite par M.  Cifali et J.  Moll, de la troisième partie  : Du savoir et de
l’inconscient, contient en germe les problématiques des relations enfant/
élève/enseignant que nous avons rencontrées dans les travaux d’A. Cordié et
de C. Blanchard-Laville : « L’école a pour mandat de transmettre les savoirs
liés à l’état d’une culture ; l’enseignant doit instruire et enseigner, et l’élève
apprendre. Dans les années vingt, personne ne le contestait encore vraiment.
[...] La psychanalyse allait modifier l’image simpliste d’un enseignement
[...] elle signalait qu’au contraire, une matière enseignée occupe une place
particulière dans la vie fantasmatique d’un être humain, une place susceptible
de dynamiser ou d’inhiber son rapport de sujet au savoir  » (M.  Cifali et
J. Moll, 1985, p. 101).
Les enseignants sont demandeurs de méthodes, la psychanalyse cherche
à laisser son empreinte dans le monde des pédagogues, c’est en partant de
l’analyse de ces intérêts réciproques que Filloux (2000), nous aidera à clarifier
les rapports entre la psychanalyse et la pédagogie.

Débat autour de l’enfant/élève dans la confrontation entre


psychologie et psychanalyse
Pour comprendre ce qui intéresse A. Cordié dans cette confrontation, il
faut avoir en tête en quoi les multiples traitements de l’échec scolaire, lui
semblent préjudiciables à l’enfant. Elle explique cette position de sa place
de « psy » qui reçoit après les autres : « Quand un enfant ou un adolescent
est adressé à un  ‘psy’ c’est en général après de multiples prises en charge  :
rééducation orthophonique, psychomotrice, pédagogie adaptée, chan­ge­
ment d’établissement, etc… » (2002, p. 102). En fait c’est le « découpage »
de l’individu, qui n’est pas nouveau, que rejette la psychanalyse. « …dans la
majorité des cas d’échec scolaire, l’accent était mis sur la déficience d’une ou
de plusieurs fonctions cognitives, ce que l’on désigne sous le nom de troubles
instrumentaux  » (1993, p.  55). À propos de ces méthodes, elle ajoute  :
«  nous voyons qu’elles appréhendent l’individu comme une mosaïque de
fonctions dont il y aurait lieu de restaurer celle qui serait déficiente » (1993,
p. 55). La différence devient tout à fait claire quand elle précise l’opposition
entre la psychologie qui s’appuie sur une conception d’un moi fragmenté
et la psychanalyse. Dans cette rencontre avec des enfants soumis déjà à ces
nombreuses prises en charge, elle affirme très fermement : « ces diagnostics
Enfant en souffrance... élève difficile ? 77

non seulement ne nous donnaient aucune orientation thérapeutique, mais


ils risquaient de faire écran à toute écoute singulière, à tout questionnement
libre d’a priori, conditions nécessaires pour entendre un sujet en souffrance. »
(1993, p. 149) Soulignons au passage cette façon particulière d’approcher un
« sujet en souffrance » par une écoute qui permettra de relier des éléments
disparates, selon la technique Freudienne : « Pour un auditeur occasionnel
– dont la présence n’est en fait pas autorisée – la cure analytique serait de ce
fait tout à fait opaque » (Freud, 1925, tr. fr. 1948, p. 70)
Mais l’échec scolaire n’est pas nouveau… il a d’abord été identifié comme
une expression de la débilité. La psychologie par l’intermédiaire de Binet
s’est emparée du problème pour constituer les premiers tests, puis l’échelle
de l’intelligence. A.  Cordié fait remarquer que l’idée de classification
associée aux tests, et destinée à fournir des enseignements sur les potentialités
scolaires de ces sujets, revient à la psychiatrie, qui classe les atteintes, d’une
part selon les niveaux de gravité, d’autre part selon l’origine des causes. Ainsi
«  l’insuffisance intellectuelle se mesurait à l’état du langage, au déficit du
jugement, à l’incapacité mnésique, au manque de volonté… » (Cordié, 1993,
p. 141). Toutefois, l’appréhension de ces déficiences se trouve modifiée par
l’apparition des tests. Le QI scelle le destin de l’élève, en tant qu’il renseigne
faussement l’enseignant sur l’élève, et en tant qu’il remplace l’inégalité
des citoyens fondée sur la différence des classes sociales, par l’inégalité des
capacités intellectuelles : « la croyance à une intelligence mesurable, stable,
innée, engendre vite l’idée d’individus génétiquement supérieurs à d’autres »
(p. 146).
Anny Cordié souligne alors qu’il est impossible de contourner l’apport
de Piaget à ces questions «  tant son influence reste prépondérante chez
tous ceux qui ont pour mission de s’intéresser à l’enfant  : psychologues,
enseignants, pédagogues. Sa conception du développement intellectuel
de l’enfant continue à faire autorité en la matière, et il n’est pas de livre de
psychologie ou de pédagogie qui ne s’y réfère » (A. Cordié, 1993, p. 150).
Toutefois, pour A. Cordié, sa conception du développement de l’enfant se
révèle trop étroite : « Piaget pense étudier exclusivement1 le développement
psychomoteur et intellectuel en dehors de tout impact relationnel  » Elle
ajoute un peu plus loin : « Piaget savait bien que les enfants qu’il observait
avaient des affects, des conflits, des émotions, mais il pensait qu’il n’avait pas
à en tenir compte dans l’évaluation du développement intellectuel ; il croyait

1.– souligné dans le texte.


78 Anne-Marie Jovenet

à l’autonomie des facultés cognitives » (p. 152). Cette approche lui paraît


donc tronquée.
De fait chacun sait que Piaget se définissant comme épistémologiste,
s’intéresse au développement de la connaissance, et ne pouvant embrasser
l’évolution de l’humanité, choisit ce raccourci saisissant qu’est l’enfant.
Il s’intéresse à son développement intellectuel, à travers ses fameuses
« épreuves ». S’intéresse-t-il à l’élève ? C’est en ce sens qu’il diffère de Vygotski.
Ce n’est pas l’apprentissage qui intéresse Piaget, sauf peut-être quand il tire
de ses observations multiples la conviction que « tout ce qu’on apprend à
l’enfant, on l’empêche de l’inventer, ou de le découvrir » (Bringuier, 1977,
p. 97). Ce n’est que d’une manière détournée qu’il s’intéresse à l’élève, pour
mettre en garde l’enseignement qui ne permet pas à l’enfant d’expérimenter.
Demandons-nous  : Piaget invente-t-il de nouveaux tests  ? On connaît
sa réponse lorsqu’il échange avec Bringuier  : «  les tests portent sur des
performances, des résultats  ; nous, nous cherchons comment l’enfant
raisonne, comment il découvre de nouveaux instruments, alors c’est de la
conversation directe, de la conversation libre » ( J.-C. Bringuier, 1977, p. 46).
Pourtant un certain nombre de ceux qu’on peut nommer des « utilisateurs »,
plus que des « continuateurs » de Piaget ont fait comme si on pouvait se
servir de sa théorie pour comparer les performances des sujets, notamment
pour comparer les performances de sujets atteints d’un handicap sensoriel à
celui d’un sujet possédant l’ouïe ou la vue ou pour comparer celles de sujets
atteints d’un handicap moteur à celles de sujets valides (A.-M.  Jovenet,
1995). C’est lors du grand colloque, fêtant les cent ans de la naissance de
Piaget, Piaget après Piaget, qu’Y. Hatwell (1996, p. 244) montre que l’étude
des enfants aveugles de naissance avait pour objectif, en vérifiant les relations
entre perception et cognition, de conforter la théorie Piagétienne, sans se
préoccuper des stratégies opératoires propres à ces enfants. De la même façon
H.  Bénony se fait l’écho de mon propre travail concernant les procédures
cognitives spé­cifiques aux adolescents atteints de dystrophie musculaire
de Duchenne  : «  Récemment, Jovenet (1995) a mené une recherche sur
l’apprentissage de l’espace chez les myopathes [...] elle a voulu caractériser les
conduites de l’enfant, c'est-à-dire ses essais, ses erreurs, ses verbalisations [...]
Elle précise que les myopathes privés d’action parviennent à agir sur le réel au
moyen d’activités de représentation mentale, ce qu’elle nomme ‘action après
représentation’ » (H. Benony, 1996, p. 189-190).
On pourrait penser qu’avec la psychologie le terme d’enfant se substitue
naturellement au terme d’élève. Les deux exemples cités, des aveugles et des
myopathes, tendent pourtant à mettre en évidence qu’utiliser ici le terme
Enfant en souffrance... élève difficile ? 79

d’enfant relève d’un choix qui vise seulement à souligner les capacités
d’apprentissages propres à ces enfants, en raison de leur handicap, qui
interviennent dans la réalisation de tâches scolaires, et notamment en ce
qui me concerne dans la conceptualisation de la symétrie. L’élève qui est
myopathe, utilise ses capacités d’enfant, dans la réalisation de tâches scolaires.
Mais, dans le champ de la psychologie, aucun intérêt n’est porté sur le lien
qu’il peut faire entre ses capacités d’enfant et son travail d’élève.
Piaget s’intéresse à l’enfant, mais un enfant privé de relations, pourrait-on
dire à la suite d’A. Cordié : « ce que Piaget oublie, c’est que ces potentialités
ne se réalisent que dans certaines conditions. Ces conditions ont trait
essentiellement à la qualité des échanges avec l’Autre, un autre qui inscrit
l’enfant dans l’univers symbolique  » (p.  154). De ce point de vue, nous
pouvons tout à fait rejoindre A. Cordié lorsqu’elle souligne que Piaget, s’il
ne reniait ni les affects ni les émotions leur donnait simplement la place de
« facteurs énergétiques » (A. Cordié, 1993, p. 155) et regretter que d’autres
« utilisateurs » comme R. Misès, ou B. Gibello dans le domaine du handicap,
sortent quelque peu de l’intérêt piagétien pour « l’enfant en général », le
sujet épistémique, pour forger le concept de «  dysharmonie évolutive  ».
A.  Cordié en voyant dans ce concept de dysharmonie, «  la moyenne qui
définit la norme (entraînant le fait que) tout ce qui serait hors norme serait
anormal, donc dysharmonique  », (p.  157) voit s’amorcer le début d’une
autre classification appuyée sur une autre vision parcellaire de l’individu,
au nom d’ « une approche pluridisciplinaire de la symptomatologie ». Elle
dénonce alors les nombreux emprunts de cette théorie de la dysharmonie,
à Piaget, à Winnicott pour le défaut d’étayage, à M.  Klein pour le défaut
d’élaboration de la fonction dépressive, à Freud pour le défaut de régulation
entre processus primaires et secondaires, ce qui l’amène à conclure que, de
même que fragmenter le sujet en fonctions n’apprend rien sur ce qu’il est, de
même une méthodologie qui veut tout absorber, engendre la confusion : « À
vouloir tout capitaliser, à vouloir tout absorber, il y a le risque de sombrer
dans l’incohérence : on ne sait plus de quoi l’on parle et à qui2l’on parle. Dans
ce fourre-tout, beaucoup trouvent leur compte, mais trop souvent aux dépens
de la rigueur et de l’efficacité » (p. 158). Ces termes nous invitent à continuer
notre chemin de clarification…

2.– En italique dans le texte.


80 Anne-Marie Jovenet

Débat autour de l’enfant/élève dans la confrontation entre


didactique et psychanalyse
Pour aborder cette confrontation, il faut commencer par prendre acte de
la manière dont C.  Blanchard-Laville positionne son propre parcours par
rapport aux deux disciplines : « … je constate que la recherche en didactique
a évolué vers une plus grande prise en compte de l’effet enseignant dans
ses travaux de recherche, mais que les dimensions psychiques inhérentes
aux partenaires de la situation n’entrent pas plus qu’il y a dix ans3 dans
ses préoccupations. Pour ma part, étant de plus en plus convaincue de
l’importance de ce registre dans l’acte didactique, je n’ai pu persister à me
reconnaître dans une telle discipline. J’en suis venue à partir de l’accueil
bienveillant des sciences de l’éducation à mes recherches, à promouvoir
deux types de travaux  : les uns me conduisent à une investigation très
spécialisée à la lumière de l’approche clinique d’ins­piration psychanalytique
(Blanchard-Laville, 1999b), les autres m’amènent à inventer une forme de
travail interdisciplinaire où l’approche didactique trouve sa pleine et entière
place, mais dans une tentative de synergie avec l’approche clinique et avec
l’approche sociologique » (Blanchard-Laville, 2001, p. 108).
Il faut tout de suite remarquer que Blanchard-Laville, en même temps
qu’elle délimite des positions très différentes, cherche pourtant à construire
des ponts entre didactique et psychanalyse. Ainsi dans la différence qu’elle
explicite entre  : «  situation didactique, setting analytique  » (p.  157), ou
dans les expressions qu’elle forge : « lien didactique », « holding tempéré »,
mais surtout «  transfert didactique  », qui semble un concentré de ce
rapprochement voulu entre deux disciplines, transfert étant utilisé dans son
sens psychanalytique de déplacement et de substitution d’une personne à une
autre, bien évidemment. Mais tout comme A. Cordié face à la psychologie,
elle s’engage elle-même. Nous la voyons répondre aux détracteurs  : «  De
même qu’il n’est pas possible dans une situation d’interaction de ne pas
communiquer, j’avancerai qu’il n’est pas possible d’exclure de l’analyse de
cette situation la dimension psychique. Elle est présente quoiqu’on fasse, on
peut tout juste la méconnaître, trouver qu’elle n’a aucun intérêt d’un point
de vue didactique [...] Il ne s’agit pas, comme les détracteurs de ce genre
d’approche veulent nous le faire croire, de penser qu’il suffirait de tout régler
avant de commencer à s’occuper de cette dimension psychique qui, elle,
constituerait une sorte de luxe, un ‘en plus’ réservé à quelques happy few qui
auraient, eux, le loisir de s’occuper de ces fantaisies. Toute mon expérience

3.– Ce « il y a dix ans » est à entendre à partir de la parution de l’ouvrage, soit 2001.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 81

m’inscrit en faux contre cette conception » (2001, p. 110). Le propos est très
clair. Qu’est ce qui est en jeu, sinon une reconnaissance vraie des individus et
de ce qui est leur difficulté à enseigner ou à apprendre. On pourrait presque
dire que c’est devenu un leitmotiv pour elle de rappeler que ce n’est pas parce
qu’ils seraient des cas pathologiques, qu’elle s’intéresse aux enseignants, mais
parce que la situation d’enseignement réveille en eux des éléments refoulés de
leur passé d’enfant ou d’élève.
C’est bien sur ces situations de souffrance à prendre en compte dans toutes
leurs dimensions, qu’elle va revenir dans ses deux pages Pour conclure : « Je
voudrais répéter une dernière fois, et j’espère que le lecteur m’aura fait crédit
sur ce point, qu’il ne s’agissait pas de stigmatiser les enseignants. Chez chacun
de nous coexistent plusieurs facettes qui ne tiennent pas toutes le devant de
la scène en même temps, mais sont présentes à l’état latent [...] L’exercice
de la profession d’enseignant est devenu difficile  : les anciennes défenses
professionnelles ne suffisent plus, la souffrance identitaire s’est accrue au fil
des années. Inutile dans ce contexte de dénier la souffrance au travail ; mieux
vaut participer à sa prise de conscience et proposer des modalités de travail
collectif qui permettent de l’élaborer » (p. 268).
En bref cela pourrait paraître simple mais peu en rapport avec notre
question  : la didactique comme la psychanalyse, à travers C.  Blanchard-
Laville s’intéresse aux enseignants, et seulement à l’enfant ou à l’élève en ce
qu’il représente le passe refoulé et agissant chez l’enseignant et du coup dans
la situation d’enseignement.
Ce serait sans compter avec sa conceptualisation du rapport au savoir qui
baigne, si je peux dire, dans la façon qu’ont Winnicott et Bion de décrire
le lien mère/bébé. Au terme de cette description de la dyade originelle, un
lien très clair est exprimé entre l’enfant et l’élève quand celui-ci est dans une
position difficile : « Bion nous fournit un modèle opérant pour comprendre
une possible construction de l’appareil psychique d’apprentissage chez
un sujet. Cette conceptualisation permet d’entrevoir du même coup
comment ce développement premier, lorsqu’il est entravé, laisse le sujet
largement handicapé pour construire par la suite des capacités secondaires
d’apprentissage, et par voie de conséquence, pour construire des capacités
d’apprentissage scolaire.  » (p.  134). Ainsi dit-elle que Bion «  fournit un
éclairage des conditions mêmes de possibilité d’établissement de ce rapport
au savoir pour un sujet et des pistes de compréhension lorsque ces conditions
ont été défaillantes ou insatisfaisantes entravant son développement  »
(p. 141). Il s’agit bien là des répercussions de la vie d’enfant sur la vie d’élève.
Elle en vient tout naturellement à parler des élèves de Boimare (1999)
82 Anne-Marie Jovenet

qui ont peur d’apprendre et surtout de penser : « là où une légère anxiété
normale procurée par le fait de ne pas savoir les pousserait à chercher, ils sont
submergés par une frustration intense qui réactive des craintes très anciennes
[...] Pour protéger leur équilibre, ces enfants, nous dit-il, ‘coupent le fil de la
pensée’ » (2001, p. 141).
L’enfant éclaire l’élève… oui mais !
Mais Blanchard-Laville fait ce détour par l’enfant/élève, en partant de la
mère, pour arriver à l’enseignant. Elle y cherche des manières de comprendre
et de faire dans les situations d’enseignement : « de la même façon, si l’on
considère que ce rapport au savoir s’est construit dans le cadre d’interactions
dynamiques entre deux psychismes, celui de la mère et celui du bébé, cadre
pour lequel il nous fournit un paradigme de compréhension, on peut
imaginer que cette modélisation puisse nous aider à comprendre le cadre
dans lequel se déroule toute médiation ultérieure qui affecterait le rapport au
savoir d’un sujet, et en particulier la médiation didactique d’un enseignant
ou d’un formateur » (p. 141).

Débat autour de l’enfant/élève dans la confrontation entre


pédagogie et psychanalyse
J.-C. Filloux n’est pas psychanalyste. Il est essentiellement connu pour le
rôle qu’il joue dans l’introduction des Sciences de l’Éducation et notamment
la création d’un département dès 1968 à Nanterre. Pour cette raison et
par sa formation de base en philosophie, psychologie sociale et sociologie,
il est évidemment intéressé par le croisement des disciplines. Son intérêt
pour l’éducation, la pédagogie et la formation des enseignants le conduit à
cette analyse du rapport entre psychanalyse et champ pédagogique en deux
courants : celui dont nous avons parlé, qui remonte au début du vingtième
siècle, où la psychanalyse visait à inspirer la pratique, et le second courant
qui prend naissance avec les sciences de l’éducation et aurait pour objectif
d’analyser ce qui se passe dans le champ pédagogique à l’aide de ce corpus
théorique qu’est la psychanalyse : « inspiration de pratiques ou lecture du
champ pédagogique ? » (2000, p. 19). Son ouvrage Psychanalyse et champ
pédagogique tout comme le chapitre de 2002 de l’ouvrage coordonné
par Picquenot, Psychanalyse et pédagogie interrogent le rôle que se donne
la psychanalyse. Il confronte les travaux qui mettent au cœur de leurs
questionnements l’intérêt de cette théorie soit pour des élèves particuliers,
soit pour des situations typiques de la classe et du rapport maître/élève, soit
encore pour mettre en avant les apports de nouvelles pédagogies. S’appuyant
sur les concepts de base que sont le désir, le transfert, il interroge ces travaux
Enfant en souffrance... élève difficile ? 83

en ce qu’ils peuvent apporter une compréhension nouvelle des relations de


pouvoir, de rapport au groupe, et de la formation des enseignants. Toutes
ces thématiques concourent à ce que le point central de son questionnement
reste l’utilité de la psychanalyse dans ce champ pédagogique.
Ce qui fait tout l’intérêt de Filloux est le recours à un même modèle
d’analyse, qu’il s’agisse des relations enseignant/élève ou des relations
entre deux disciplines  : psychanalyse et pédagogie. Ce modèle, issu de la
psychanalyse, vise à étudier les relations de pouvoir, d’emprise, qui peuvent
se mettre en place dans les deux cas et à questionner leurs effets. On pourrait
dire que, comme dans les travaux de Claudine Blanchard-Laville, la place
de l’institution et de l’enseignant semble centrale. Même si Filloux (2000)
s’intéresse dans les relations maître/élève, au jeu des désirs, du pouvoir et du
transfert à l’école, l’enjeu de ses écrits est bien de poser la question du rapport
entre psychanalyse et pédagogie. Ou bien la première se pose en maître du
savoir, c’est-à-dire en inspiratrice de pratiques, ou bien à partir des recherches
en Sciences de l’Éducation, elle se présente comme lieu d’exploration du
champ pédagogique et de production de connaissances sur ce champ. Dans
le second courant, né avec les sciences de l’éducation, Filloux verrait une
« recherche instrumentée, élaborant des connaissances : explorer les risques
du métier d’enseignant en relation avec ce qu’on sait du rapport de chaque
sujet à l’enfant refoulé en lui ; appréhender dans l’espace classe ce qu’il en
est de la position du maître par rapport à l’élève  » (p.  20). L’élève serait
l’individu présent, l’enfant, la manifestation du refoulé en soi.
Nous allons pourtant nous demander si la conception antérieure ne survit
pas d’une certaine manière à travers cette lecture de ce qui se joue dans le
champ pédagogique...
Dans l’article de 2002 l’intérêt pour l’utilité de la psychanalyse dans la
pratique quotidienne semble central : « Quel que soit le type de pédagogie, le
maître est susceptible d’être sensibilisé, dans le cadre d’une action formative,
à repérer le sens des réactions d’élèves, du groupe, ou de lui-même, à contrôler
mieux ses réactions, à gérer les moments où des relations de violence mettent
à mal les rapports contractuels sur lesquels fonctionne la classe  » (p.  21).
Ayant dit cela, il précise qu’« il ne s’agit pas pour le ‘savoir psychanalytique’
de s’instituer en maître à penser, de prendre une position de ‘donneur de
leçons’. Il ne s’agit donc pas d’une ‘intrusion’ de la psychanalyse, mais d’une
familiarisation avec l’aide qu’elle peut apporter à une appréhension des
ressorts de la relation : travail en groupes d’échange, analyse de cas-problèmes
ensemble, lectures, voire analyse personnelle peuvent être des voies de cet
‘éclairage’ par la psychanalyse », mais tout aussitôt après, il semble idéaliser
84 Anne-Marie Jovenet

quelque peu l’intérêt qu’auraient les enseignants à connaître les effets du


travail sur soi : « l’hypothèse étant que les enseignants veulent savoir quelque
chose des éléments inconscients qui entrent en jeu dans ce ‘métier’ que Freud
disait ‘impossible’, d’entrer en recherche sur soi-même et par soi-même ».
Pour comprendre d’où peut venir cet accent porté à l’utilité pour le travail
pédagogique que Filloux semble assigner à la psychanalyse, il faut peut-être
avoir en tête la spécificité de la pédagogie par rapport à la didactique, quant
à la pratique de terrain. Dans le dictionnaire des didactiques, (Y.  Reuter,
ed.  2007), la pédagogie est définie comme un mode d’approche des faits
d’enseignement et d’apprentissage qui ne prend pas en compte les contenus,
mais s’intéresse aux relations entre enseignants et apprenants, aux formes
de communication et de pouvoir dans la classe ou les groupes d’apprenants,
aux choix des méthodes et des dispositifs. La démarche pédagogique peut se
présenter sous une forme théorique, théorico-pratique ou prescriptive, alors
que la didactique se présente comme une discipline qui construit des objets
de recherche et ne se présente donc pas, a priori, sous cette forme theorico-
pratique et prescriptive. La pédagogie, s’articule avec trois espaces : celui des
pratiques d’enseignement et d’apprentissages, celui des prescriptions et celui
des recommandations.
En parlant d’aide à propos de cette familiarisation que la psychanalyse
« peut apporter à une appréhension des ressorts de la relation : travail en
groupes d’échange, analyse de cas-problèmes ensemble, lectures, voire
analyse personnelle… » (Filloux, 2002, p. 21) ne faut-il pas voir une sorte
de glissement  ? Nous mettrons en discussion à la fin de cet ouvrage, cette
question générale des liens entre thérapie et science, entre recherche et
formation, en la situant dans une double confrontation entre les disciplines
et les champs de recherche. Concluons pour l’instant, qu’il semble que ce
ne soit plus ni l’enfant, ni l’élève, ni même l’enseignant qui sont au cœur
de la rencontre entre psychanalyse et pédagogie, mais l’analyse de ce qu’on
pourrait définir comme bonnes pratiques. Il nous faudra garder en tête cet
aspect en abordant dans la partie deux, la question enfant en souf­france/
élève difficile, du point de vue de l’institution et de ses acteurs.
Que retenir dès lors, de ces brèves incursions dans le domaine de la
psychologie, de la didactique, de la pédagogie, et des différences affichées
avec la psychanalyse… qui nous permette d’introduire notre question
fondamentale : pourquoi en vient-on dans « les discours ambiants » à cet
amalgame enfant en souffrance/élève difficile.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 85

Qui s’intéresse à l’enfant ? Qui s’intéresse à l’élève ? Une discipline est-


elle facilement repérable pour s’intéresser à l’enfant, à l’élève, pour avoir une
façon particulière de voir le lien enfant/élève ? Nous n’avons pas de réponse
claire à ces questions, mais nous avons pourtant progressé !
Piaget s’intéresse à l’enfant, il cherche à comprendre comment il raisonne.
La thérapie psychanalytique s’adresse à l’enfant et cherche à comprendre
comment son milieu familial d’enfant peut lui ôter le désir d’apprendre.
Blanchard-Laville cherche l’enfant/élève dans l’enseignant pour comprendre
comment son rapport à l’élève, peut en être perturbé… Cordié dénonce la
psychologie en tant qu’elle décrit l’enfant comme une addition de fonctions,
mesure l’élève par des résultats ou le catégorise par des formes de dysharmonie
cognitive. Dans ce sens la psychologie contribue à la dissociation du sujet.
Blanchard-Laville conteste l’idée que le savoir puisse être appréhendé
indépendamment du rapport au savoir propre à l’élève ou à l’enseignant
et donc de « l’histoire personnelle de chacun ». C’est dans ce sens que la
didactique lui paraît insuffisante à elle seule, parce que son intérêt se porte
sur ce qui, provenant du psychisme inconscient, contribue à favoriser ou au
contraire à entraver l’action de l’enseignant. La pédagogie cherche à définir
ce qui peut être utile à la pratique enseignante. Face à elle la psychanalyse a
pu être tentée de faire de même, dans un souci de clarifier ce qui peut être ou
nocif ou bénéfique pour l’enfant.

Mais dans ce résumé… il y a des différences à ne pas négliger


Piaget cherche à comprendre comme l’enfant raisonne… il ne cherche pas
à remédier à ce raisonnement. Il ne cherche ni à étudier son statut d’élève, ni
à réfléchir aux méthodes d’apprentissage, alors que les méthodes d’évaluation
bâties autour du QI, des tests, des formes de dysharmonie, ont pour but
d’envisager des formes de réponses à ce qui est ainsi constaté. C’est pour cette
raison que nous avons pu qualifier ceux qui se servent de sa théorie pour
inventer des remédiations ou pour comparer des populations singulières
entre elles, d’utilisateurs et non de continuateurs.
La psychanalyse à travers les cas cliniques, allie deux positions à la fois,
celle de la théorie qui conceptualise à partir des cas, et celle de la thérapie,
parce que les deux sont intimement liées dans leurs objectifs : la théorie sert
à comprendre pour soigner, et comme en médecine le « cas clinique » est
destiné à promouvoir auprès de l’ensemble des praticiens, les connaissances
scientifiques issues de l’étude approfondie de ces cas et de leurs traitements.
La didactique vise à conceptualiser autour des objets intéressant l’ensei­
gnement et l’apprentissage. Mais C.  Blanchard-Laville en tant qu’elle se
86 Anne-Marie Jovenet

réclame de la didactique et de la psychanalyse est à la fois dans une position


de théorisation aussi bien didactique que psychanalytique, mais également
dans une position de… – le terme est difficile à choisir… ni aide, ni thérapie,
ni remédiation, ne conviennent – peut-être pourrait-on dire de formation
à l’égard des enseignants, à condition de mettre en garde contre le piège
constitué par le mot : il ne s’agit pas de formation venant de l’extérieur du
soi... Nous reviendrons plus tard sur cette position. Si la pédagogie cherche
ce qui est utile aux enseignants, c’est que le domaine des pratiques et des
prescriptions fait partie de son champ d’investigation.
Ce qui apparaît clairement c’est qu’il est impossible de définir comment
une discipline s’intéresse à l’enfant ou à l’élève sans dire dans quel but elle
le fait. C’est l’intentionnalité qui prime, qu’il s’agisse des actes des pro­
tagonistes ou des questionnements scientifiques, et qui permet de dis­tinguer
les différentes disciplines.
Mais cette intentionnalité passe par les individus… Ainsi nous avons vu
A. Cordié avancer l’idée qu’elle recevait en dernier recours les enfants que
n’avaient pas améliorés les divers traitements de leur difficulté scolaire, ceux
pour qui le morcellement de leur être en fonctions à prendre en charge, avait
été inefficace. Nous avons vu C.  Blanchard-Laville rejeter une approche
du rapport au savoir qui ne prendrait pas en compte sa propre dimension
psychique dans son rapport aux mathématiques. Elle-même ne pouvait pas
se retrouver dans cette réduction de l’élève à un apprenant. J.-C.  Filloux
dans son intérêt pour l’éducation et la pédagogie est confronté au registre de
l’utilité des disciplines, même quand il s’agit d’une discipline double comme
l’est la psychanalyse en raison de l’ancrage de sa théorie dans la thérapie.
Dans le chapitre suivant nous chercherons à voir si « il y a quelque chose
de l’enseignant » lui-même, dans son regard sur l’enfant en souffrance/élève
en difficile. Peut-être serait-ce étonnant qu’il n’en soit pas ainsi, quand on
voit ce qui peut agiter aussi le « scientifique » !

Du point de vue des objectifs scientifiques, on peut donc dire,


– que par rapport à la psychologie, la psychanalyse voit le sujet comme
un être qui ne peut être appréhendé comme une multitude de fonctions,
chez qui on pourrait observer un effet, et un seul, de la modification d’une
variable,
– que par rapport à la didactique, la psychanalyse refuse un modèle de
transmission des connaissances qui ne prendrait pas en compte le vecteur
qu’est le sujet entier,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 87

– que par rapport à la pédagogie, la psychanalyse voit le sujet capable de


prendre conscience de ce qui, venant de lui-même, motive sa pratique.

Quel est donc ce « sujet entier » de la psychanalyse ? C’est cet être dont
le psychisme n’est pas seulement composé de la conscience qui se connaît et
peut puiser dans ses souvenirs pour s’adapter, qui décide et fait ce qu’il décide,
autrement dit qui possédant une pleine connaissance de lui-même, «  n’a
plus qu’à »… C’est le sujet chez qui se croisent conscient et inconscient, ou
plus exactement, le sujet doté d’une image inconsciente du corps, c'est-à-dire
enrichi pour toute sa vie des traces de sensations éprouvées, qui sont en lui.
Que nous apporte ce concept pour comprendre l’enfant en souffrance ?
Non seulement il déjoue le halo de mythe, de magie, de mystère ou encore
de déterminisme honteux qui entoure l’évocation de l’inconscient, mais il
aiguise l’intérêt qu’il y a à comprendre le rôle de cet inconscient. Il est une
réalité agissante certes, mais une réalité qui n’est pas forcément négative.

L’enfant en souffrance : qui est-il hors de la psychanalyse ?


Sans se référer à la psychanalyse, deux orientations sont claires. C’est le
terme de souffrance qui est premier. Ce qui est premier pour comprendre
la souffrance c’est l’événement. La liste peut être faite des événements
qui provoquent la souffrance chez l’enfant, l’intensité peut être mesurée,
le «  malheur  » au sens d’injustice qui frappe ce sujet-là, peut déclencher
deux attitudes  : celle qui consiste à consoler, protéger, aider, ou celle qui
entraîne à nier, rejeter, promouvoir les attitudes de défense. Aux actions de
discrimination positive face aux faits sociaux, correspondent en psychologie
les théories de la résilience ou du développement personnel, qui peuvent se
concrétiser par les techniques du care ou encore les nouvelles utilisations
de l’hypnose. Le sujet n’est pas pris en compte  : c’est l’événement et la
souffrance qui en découle qui sont mis en avant et dès qu’un moyen peut
être trouvé pour les diminuer et les faire oublier, ils sont mis en œuvre par des
protagonistes qui croient qu’il suffit de dire pour que le sujet entende, qu’il
suffit d’évoquer le nombre de personnes concernées pour que la souffrance
individuelle disparaisse.

L’enfant en souffrance : qui est-il pour la psychanalyse ?


C’est l’enfant dont la construction psychique est marquée par une trace
venant de sensations éprouvées au contact des autres qui l’entourent, et parmi
ces autres-là, se trouve un ou plusieurs autres qui sont vecteur de souffrances :
88 Anne-Marie Jovenet

soit qu’ils en soient les auteurs directs, soit qu’ils en soient les témoins passifs,
soit qu’ils soient ceux qui ne répondent pas au droit de savoir de l’enfant.
Ce qui nous intéresse c’est la trace inconsciente de sensations éprouvées.
Certes les sensations éprouvées lors des abandons, des carences affectives, des
carences de parole sur les événements douloureux, des violences, des attitudes
éducatives perverses, des abus sexuels, sont à forte intensité marquées par la
peur, voire la terreur, le sentiment de ne pas être reconnu, de ne pas exister…
sensations négatives dans les quelles pourtant s’infiltrent des sensations
positives : le désir d’agir et de réagir, d’excuser son parent, de le forcer à être
attentif, comme le montre Dolto quand elle examine toutes ces situations
(1984, p. 186). L’impossibilité dans la quelle se trouve l’enfant de croire à
ce qui lui arrive, le pousse à agir par les moyens à sa mesure. Plus il est petit
lors de ces situations, moins il a de possibilités d’expression par la parole,
il lui reste les cris, les refus de nourriture, les bouderies, les retraits à toutes
sollicitations : l’enfant inventorie les moyens à sa disposition et leurs résultats :
il emmagasinera tout un savoir non conscient sur les relations sociales… sur
la confiance ou la méfiance à accorder aux paroles des autres, un savoir sur
les situations qui – ne ressemblant pas à la sienne – produisent pourtant les
mêmes effets : il découvre le monde vu de… son image inconsciente. Comme
le dit Winnicott il apprend quand il est plus prudent de ne pas se montrer,
parce que quelque chose de « central » serait atteint (Winnicott, 1971, tr. fr.
1975, p. 156).
Se situer hors de la psychanalyse c’est voir l’événement, identifiable,
identique pour d’autres enfants, que l’on peut conjurer par toutes sortes de
procédés. Mais l’inconscient ne fait pas partie de ces procédés-là.
Se situer dans la psychanalyse c’est prendre en compte les répercussions
invisibles, inattendues, chercher en quoi l’individu est modifié beaucoup
plus par une sensation éprouvée que par un événement et ainsi comprendre
que deux individus ou le même individu à des temps différents, n’est
pas (ne  sont  pas) modifié(s) de la même façon par le même événement.
L’inconscient ne se laisse pas domestiquer, il n’est pas une chose à connaître
pour le dominer ou l’utiliser…
Partie 2 :
Enfant en souffrance… élève difficile :
question pédagogique

89
Chapitre 4 :
Élève difficile ou élève en difficulté : pour qui ?

Cette deuxième partie situe le débat sur le terrain pédagogique. Elle vise
à donner les moyens de comprendre comment naît et s’exprime l’amalgame
qui semble spontané entre « enfant en souffrance » et « élève difficile » (un
enfant en souffrance serait, ou deviendrait un élève difficile), tout en posant
la question de la pédagogie pratiquée.
Après avoir posé les fondations d’une définition de l’enfant en souffrance
et analysé quelques écrits qui situent la psychologie, la pédagogie et la
didactique par rapport à la psychanalyse autour de l’intérêt pour l’enfant
ou pour l’élève, nous allons dans ce chapitre nous tourner en premier lieu,
vers les travaux qui mettent au centre de leurs préoccupations «  l’élève
difficile », avant d’analyser dans les discours des enseignants, le sens attribué
à ce qualificatif de « difficile ».
Nous commencerons par chercher dans quels contextes on parle d’« élève
difficile  » et nous demander si l’emploi de ce terme est à distinguer de
celui d’«  élève en difficulté  », ou de «  milieu difficile  ». Le débat devra
s’alimenter d’une réflexion sur la façon dont les prescriptions politiques ont
un impact sur les enseignants. Sur quoi s’appuient les raisons qui conduisent
les enseignants à parler d’élèves difficiles ? Ces raisons sont-elles dépendantes
ou indépendantes de ce que les enseignants re­construisent des circonstances
de vie des enfants, de leurs « capacités » à devenir élèves, mais aussi de ce
qu’eux-mêmes, en tant qu’enseignants, ressentent ?
Bien sûr il ne s’agit pas de se situer uniquement de l’extérieur ; la question
de l’individu, qui peut avoir le sentiment qu’il entre difficilement dans la
peau d’un élève en raison de sa condition d’enfant, restera sous-jacente
à toutes ces mises en parallèle. Alors que dans les disciplines autres que la
psychanalyse, nous avons pu constater une orientation centrée soit sur

91
92 Anne-Marie Jovenet

l’enfant, soit sur l’élève, soit sur le rapport de l’enseignant à l’un ou à l’autre,
mais pas sur la façon dont l’individu se (ou s’est) construit à la fois comme
enfant et élève, à travers les entretiens de recherche conduits selon la méthode
clinique nous avons entendu des élèves invités à parler de leur changement
d’école, « déborder » spontanément sur leur vie d’enfant, parfois bien au-
delà de ce qui pouvait être attendu par le chercheur. Ils ont non seulement
révélé des causes ou des circonstances de souffrance, mais ont analysé ce
qu’ils ressentaient ou même en quoi cette souffrance d’enfant continuait à les
habiter dans leurs apprentissages, et bien d’autres aspects de leur vie scolaire,
alors que les adultes face à eux la croyait depuis longtemps vouée à l’oubli,
cette souffrance ! Il y a pour nous non seulement un intérêt à décrire, mais à
comprendre par une parole de l’individu sur lui-même, comme se vit ce lien
enfant/élève.
Nous appuierons d’abord cette réflexion sur les travaux du « centre Alain
Savary, crée en 1993 au sein de l’INRP, par le ministère de l’Éducation
nationale avec l’université Paris  8 et les partenaires de la politique de la
Ville, (comme) centre national de ressources sur les ‘pratiques éducatives et
sociales en milieux difficiles’ »1 et particulièrement sur un ouvrage reprenant
« une sélection d’articles parus dans divers dossiers » du bulletin XYZep :
Apprendre et enseigner en « milieux difficiles » (2006). Nous y lirons une sorte
d’implicite dans le passage d’un terme à l’autre : enfant ou élève, difficile ou
en difficulté, tout comme dans la juxtaposition que provoque F. Imbert dans
le titre de son ouvrage : Enfants en souffrance, élèves en échec (2004). En citant
quelques travaux produits en référence à la psychanalyse, ou à la didactique,
qui portent sur des individus « difficiles » nous chercherons si c’est le même
implicite qui peut pousser à parler d’enfant ou d’élève, ou à mettre en avant
leur souffrance ou leurs difficultés.
Nous analyserons ensuite, à travers différents types d’entretiens, comment
des enseignants relient «  élèves difficiles  » et «  enfants en souffrance  ».
Nous chercherons là comment cet implicite se dit et se justifie, ce qui nous
conduira à examiner à quel point ce que l’enseignant ressent face aux enfants
en souffrance ou aux élèves difficiles, se révèle le moteur de ses prises de
position, analyse qui guidera la suite de nos recherches. Une question surgira
alors sur le malaise des enseignants quand ils voient des élèves traduire
leur souffrance en comportements nuisibles aux autres, qui les conduit à
transformer leur propre souffrance en sentiment de culpabilité… C’est dans
le retour à la psychanalyse, avec la question de M.  Cifali sur les effets des

1.– Selon ce qui est indiqué sur la 4e de couverture.


Enfant en souffrance... élève difficile ? 93

exigences de réussite que l’institution assigne aux enseignants, que nous


comprendrons à quel point le concept de réparation devient l’explication
indispensable éclairant ces choix en grand partie commandés par un refoulé
douloureux.

Premières questions autour du « difficile »


Dans ce titre Apprendre et enseigner en «  milieux difficiles  » nous
remarquons ce terme de « milieux difficiles », alors que le résumé en quatrième
de couverture, est centré sur « le traitement de la difficulté scolaire », et que la
présentation part d’une question autour des inégalités de réussite scolaire. Il
y a selon nous, une différence dans l’approche du sujet de l’investigation : est-
ce le milieu, le traitement de la difficulté scolaire, les inégalités ? F. Carraud,
coordinatrice de la revue XYZep et C.  Canivet, responsable du centre
Alain Savary, en présentant ces inégalités comme « fortement corrélées aux
origines sociales et familiales des élèves », font référence aux « disciplines de
recherche en éducation » qui « explorent diverses hypothèses explicatives »
pour justifier d’une certaine manière «  l’instauration d’une politique de
discrimination positive et de la création des ZEP » (p. 9). La définition de
ces milieux difficiles est abordée à travers les travaux sociologiques, avec une
citation d’A.  van  Zanten qui voit dans ce contexte «  deux réalités qui se
superposent : des communautés, des familles ou des élèves connaissant des
difficultés réelles ou supposées telles dans certains contextes de scolarisation,
d’une part, et des décideurs et des professionnels de l’éducation qui éprouvent
eux aussi des difficultés à travailler dans ces contextes où ils sont appelés à
modifier leurs références normatives, leurs modes de fonctionnement et
leurs stratégies éducatives, d’autre part ». (A. van Zanten, 1997, p. 6 citée
par F. Carraud et C. Canivet, 2006, p. 11).
Dans ces propos d’Agnès van  Zanten, deux questions nous semblent à
distinguer  : parler de difficultés des élèves ou des familles, amène à parler
des difficultés des professionnels à travailler dans ces contextes, qui doivent
envisager un fonctionnement particulier pour les réduire. Pourtant, tout se
passe comme si la question de la difficulté des enseignants, était engloutie
par celle des méthodes et des stratégies. À la question de l’être enseignant
en difficulté, on apporte une réponse en termes de faire. De la même façon,
à la question de savoir ce qui est sous-tendu par « difficulté scolaire », nous
ne trouvons pas réellement de réponse. Ce qui est mis en évidence concerne
son traitement. Il est annoncé d’abord un point de vue comparatiste avec
la présentation de différentes politiques de discrimination positive mises
en œuvre dans plusieurs pays, dont celle de la France en ce qui concerne
94 Anne-Marie Jovenet

l’éducation prioritaire. Une seconde partie annonce des articles relatifs aux
questions et aux pratiques didactiques et pédagogiques. Avec la question de
la pertinence des réponses didactiques apportées dans différentes disciplines
(principalement en français et en mathématiques) nous entre­voyons un
sens donné au mot didactique, proche d’une adaptation de l’enseignement
en fonction des publics. L’annonce de la troisième partie confirme l’option
prise ici  : la classe est replacée dans un contexte plus large pour envisager
les différentes collaborations, possibles ou nécessaires, des enseignants avec
les parents d’élèves, avec leurs collègues au sein des établissements mais aussi
avec les chercheurs, pour une meilleure efficacité.
Il nous semble déjà entrevoir une lecture du problème qui nous guidera
dans les chapitres suivants : si l’enseignant n’est pas pris en compte dans son
« être », mais seulement dans son « faire »… peut-il en être autrement en
ce qui concerne l’élève ? Autrement dit peut-on s’intéresser à ce que ressent
l’enfant en souffrance si l’on nie ce que ressent un enseignant confronté à un
travail difficile ?
Si nous nous demandons pourquoi il en est ainsi, la réponse est simple : un
seul objectif traverse l’ensemble des textes, celui de l’efficacité. 
La politique de l’éducation prioritaire, (malgré la diversité des actions),
n’a pas eu « les effets démocratisant attendus » (p. 10). La question semble
bien posée selon une logique qui est orientée d’un point de départ vers un
point d’arrivée. Le point de départ c’est l’enfant dans son milieu familial et
social, dont on ne dit pas grand-chose, il faut le souligner. Le point d’arrivée
est d’en faire un élève qui entre dans un projet scolaire commun à tous les
élèves. Le milieu est difficile parce qu’il n’entre pas d’emblée dans ce qui
est attendu scolairement. On pourrait croire que l’intérêt se porte sur une
meilleure connaissance de ces acteurs, il n’en est rien, l’intérêt est tout entier
de faire entrer ces acteurs dans un projet sur eux.
Un sous-chapitre « les paradoxes de l’individualisation » est très instructif
à ce sujet. Nous examinerons ici trois articles, celui de C. Thouny, Aider à
changer de regards, celui de F.  Clerc Changements dans la professionnalité
enseignante, et celui d’A.-M. Chartier De l’usage des fiches et fichiers.
L’article de Christophe Thouny, enseignant spécialisé, mérite d’être cité
assez longuement en ce qu’il positionne clairement un certain rapport entre
enfant et élève2 : « les enseignants que je rencontre ont des difficultés pour
gérer l’hétérogénéité du groupe, il leur faut à la fois s’adapter à la diversité

2.– L’utilisation de caractères « gras » veut ici souligner le choix fait par les auteurs de parler
d’enfant ou d’élève.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 95

des élèves et réduire les écarts [...] La loi d’orientation de 89 a marqué un


changement en demandant une adaptation plus fine à chaque cas particulier.
À présent les difficultés des élèves doivent être repérées tôt et traitées
de manière isolée. Les médecins scolaires, par exemple, effectuent des
dépistages précoces des troubles du langage » (p. 123). Cet aspect le conduit
alors à dénoncer ce dépistage au nom d’une conception psychologisante
et médicalisante… qui dévalorise le travail enseignant. Suivons son
raisonnement : « ce dépistage fait avant enseignement évalue l’enfant plus
que l’élève en cours d’apprentissage [...] cette conception psychologisante
et médicalisante renforce l’idée de déficit chez l’élève [...] ainsi pour les
enseignants avec qui je travaille, les causes sont souvent externes (conditions
de vie, environnement…) et les difficultés explicitées en termes de manques
(manque de motivation, d’attention, de réflexion voire de ressources initiales,
intellectuelles et culturelles). [...] les élèves que je prends en charge sont
signalés en général, pour des retards d’apprentissage… ces élèves sont
très dépendants affectivement de l’adulte. Ils ne travaillent que s’ils sont
encouragés individuellement. Ils cherchent à répondre aux demandes de
l’enseignant [...] L’écart à la norme (de compétence ou de comportement)
doit être comblé et une prise en charge personnalisée semble indispensable »
(p. 124). Notons que dans ce raisonnement l’enfant est dissocié de l’élève,
voire opposé à, il n’est pas question de voir le lien avec son « soi enfant »
à l’école. La conclusion tirée par cet enseignant en termes de conduite
pédagogique est très claire  : «  à ces demandes je ne réponds pas par des
prises en charge individuelles. Au contraire, j’organise des « regroupements
d’adaptation » où le groupe a un rôle essentiel, car dans les classes les élèves
sont de plus en plus seuls (de plus en plus tôt) ils travaillent massivement sur
des supports individuels » (p. 124). De ce constat d’une situation difficile
pour l’enseignant, découle l’incitation à des pratiques utiles. On n’est pas
dans le registre de l’être enseignant, mais dans le faire.
F. Clerc, professeur de Sciences de l’Éducation, met en discussion l’insuccès
de pratiques d’individualisation en raison de ce que ressent « l’enfant » :
« individualiser pour faire face aux besoins des enfants en difficulté est
paradoxal : quand un enfant est en difficulté, il n’a guère envie d’être l’objet
d’une attention spécifique sur le plan pédagogique. Il a plutôt envie de se
fondre dans la masse » (p. 127). Un exemple de séance d’aide en seconde,
brièvement rapporté en fin d’article illustre parfaitement l’analyse. « L’élève
la plus en difficulté bénéficie peu de l’aide du professeur : elle entre peu en
interaction avec lui, car, manifestement elle manque de l’assurance nécessaire
pour le solliciter. Elle acquiesce et tente de se faire oublier. En revanche,
96 Anne-Marie Jovenet

l’élève la moins en difficulté, n’hésite pas à intervenir, à s’immiscer dans les


dialogues avec les autres élèves, à commenter son propre travail » (p. 132).
Se situant ensuite sur le plan de l’enseignant elle continue son propos  :
«  ainsi, il ne faut pas penser naïvement que l’individualisation va aider
automatiquement les enfants en difficulté. Il ne faut pas non plus penser que
seuls les enfants en difficulté méritent l’attention du pédagogue » (p. 127).
Sa deuxième mise en discussion concerne ce qui motive les pratiques.
« Différencier sa pédagogie c’est travailler avec le groupe-classe et différents
sous-groupes [...] mais selon le modèle qui s’est imposé au cours de
l’histoire, l’idéal de la pratique enseignante serait le préceptorat : s’adresser
individuellement à quelqu’un serait la meilleure façon de donner une forme
à son esprit. Or, si une relation personnalisée est importante sur le plan
affectif, dans la configuration habituelle de la classe, l’individualisation est
mythique. [...] cette pseudo-individualisation profite surtout aux élèves
les plus proches du modèle scolaire [...] La conscience professionnelle des
enseignants constitue, paradoxalement, un autre obstacle. Pendant que les
élèves travaillent en groupe et si ce travail est bien organisé, les enseignants se
sentent hors-jeu. Leur conscience professionnelle les conduit à se remettre au
centre du réseau de communication » (p. 128).
Son propos se déplace alors du côté d’une tension entre pratique
rationalisée et dose d’incertitude dans la situation singulière, en introduisant
une distinction intéressante entre pédagogie et didactique. Mais ce qu’elle
signale de ce qui se joue dans ces métiers de l’humain, nous renvoie aussi aux
travaux psychanalytiques de M. Cifali (1994, 2002). Nous reviendrons sur
ces différents aspects au cours de ce chapitre.
Anne-Marie Chartier, enseignant-chercheur à l’INRP compare la
création des fichiers dans la pédagogie Freinet avec l’utilisation de « fichiers
commerciaux  » pour se poser la question  : ces fiches et fichiers peuvent-
il aider les élèves en difficulté ? (p. 135) Toutefois, comme dans les deux
articles précédents, la question la ramène, implicitement, vers l’enfant dès
que le maître semble « absent » : « les activités sur fiches ont été conçues
pour permettre aux enfants de travailler en autonomie [...] travailler en
autonomie est un apprentissage en soi qui doit être aidé par l’enseignant. On
ne peut pas faire comme si tous les enfants étaient capables d’emblée de
[...] De plus certaines fiches, comme celle avec des réponses à cocher, créent
des situations de fausses réussites. Les élèves peuvent cocher la bonne case
sans savoir pourquoi » (p. 135).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 97

Premières confusions à déceler


Certes les articles cités et le questionnement qui a présidé à leur choix dans
cette sélection d’XYZep, nous a amené à souligner un décalage important
avec notre intérêt pour le lien enfant/élève vécu en soi-même. Nous avons eu
le sentiment d’un emploi parfois aléatoire des termes « enfant », « élève »,
à l’exception des argumentations en faveur d’un passage obligé mais difficile
de l’enfant à l’élève, quand celui-ci est dans un milieu éloigné des pratiques
scolaires. C’était le sens que soulignait C.  Thouny en jugeant que «  le
dépistage fait avant enseignement évalue l’enfant plus que l’élève en cours
d’apprentissage ». Pourtant la formule nous paraît de l’ordre d’une évidence
implicite  en ce sens que l’acteur lui-même n’est pas questionné. Il paraît
évident que l’élève doit quitter ce qu’il est en tant qu’enfant pour entrer
dans l’apprentissage… quand il appartient à un milieu difficile. Nous avons
aussi remarqué que les propos concernant l’enseignant étaient de l’ordre
du « faire » et ne le renvoyaient jamais à ce qu’il se sentait être vis-à-vis de
l’enfant ou de l’élève.
De la même façon, F. Imbert cherche à susciter l’action de l’enseignant
face à un élève en échec en raison de son attitude d’enfant  : «  Je parlerai
d’enfant en souffrance3 dans le sens où l’on parle d’une affaire ou d’un
message en souffrance ». C’est « un enfant laissé en suspens ; abandonné,
oublié, déserté ; un enfant en panne [...] un enfant qui ne peut pas s’autoriser,
un enfant cadenassé… » (2004, p. 113). Utilisant une formule de C. Freinet
pour « évoquer à propos de l’école, un enfant en souffrance sur un quai de
gare » (p. 114), il affirme qu’il s’agit d’un enfant qui se met en souffrance.
À l’aide d’un certain nombre de monographies présentées dans l’ouvrage,
il est encore précisé qu’il s’agit d’un enfant qui s’est ‘éteint’, verrouillé dans
un interdit d’apprendre » (p. 176). Nous pouvons alors nous demander s’il
convient bien de parler d’enfant en souffrance, ou d’élève en souffrance… mais
F. Imbert nous conduit rapidement à nous poser la question de l’enseignant.
S’appuyant tout d’abord sur Freud pour dire que, selon la « psychologie des
masses » le corps-enseignant s’unifie autour de quelques idées sur sa mission,
qui le déchargent de ces « enfants non enseignables, de ces enfants rebelles
à toute instruction, à toute transmission de l’héritage [...] d’où résulte
l’exclusion, le sacrifice de l’enfant difficile, de l’enfant en difficulté, de l’enfant
en souffrance » (p. 130), il cite P. Meirieu : « nous avons ouvert les portes de
l’école sans donner à tous les élèves les moyens de s’y intégrer » (P. Meirieu,
2002, cité p.  12), ce qui conduit à l’idée que c’est l’institution qui est en

3.– en italique dans le texte.


98 Anne-Marie Jovenet

échec. Mais F. Imbert ouvre sur une autre attitude à laquelle les enseignants
qui travaillent en pédagogie institutionnelle peuvent accéder.
Cette caractéristique d’enfant en souffrance ne sera alors que passagère.
Le remède s’appuie sur le transfert. Face à lui le pédagogue est là pour
« mobiliser le plus grand nombre de ‘voies’ et de ‘trains’, de canaux possibles
[...] inventer des passages, des passes » c’est-à-dire conformément au sous-
titre de l’ouvrage, lui ouvrir des chemins, « donner leur chance à quelques
transferts » (p. 114). Si l’enfant reste « dans un no man’s land, il exprimera
alors les symptômes de l’enfant en souffrance : l’apathie, l’absence d’intérêt
pour le travail et les apprentissages scolaires, l’agitation, la violence  »
(p. 116). Dès lors tout se joue pour cet enfant dans la chance qu’il peut avoir
de se faire entendre, et pour cela la constitution d’un milieu pédagogique
tel que le propose la pédagogie institutionnelle est primordiale. Grâce à la
pédagogie institutionnelle, l’enseignant dispose d’une formation à l’analyse
des problèmes de l’enfant telle que l’apporte la psychanalyse et à la possibilité
de travailler les situations difficiles grâce à l’écriture des monographies.
« L’enfant en passe de se mettre en souffrance n’est pas sans envoyer – dès
que l’horizon paraît s’ouvrir – quelques messages dans l’espoir qu’ils soient
captés  » (p.  123). Nous retrouvons P.  Meirieu pour faire l’éloge de cette
pratique sur la quatrième de couverture : « Voilà longtemps maintenant qu’il
accompagne des enseignants qui ne se résignent pas à l’impuissance… sans
pour autant se croire tout-puissants. [...] Il montre que la fatalité peut être
renversée, dès lors que l’adulte prend la pédagogie au sérieux ».
Toutefois –  et nous aurons l’occasion de revenir sur cette question
plus loin  – on peut se demander si ce n’est pas la confrontation répétée à
cette rencontre frontale, qui portera F.  Imbert à décharger le maître des
inconvénients de ce transfert univoque pour promouvoir ce qu’il appelle les
transferts latéraux.
Si l’objectif qui se dégage de ces travaux, se concentre sur l’efficacité à
faire de chaque enfant, un élève, ne faut-il pas noter une certaine forme de
confusion qui se nourrit d’« implicite » ? Questionnons quelques travaux
autour de l’enfant ou de l’élève «  en souffrance  » ou «  difficile  » qui se
réclament de la psychanalyse, dont celui de Jean-Pierre Chartier (1997) Les
adolescents difficiles. Psychanalyse et éducation spécialisée. Il est très facile de
résumer le parti pris dans cette étude à partir de la préface écrite par J. Selosse :
« La prise en charge des adolescents difficiles… est une des plus délicates qui
soient » ou de l’introduction : « Avec l’adolescent difficile, l’intervention
coordonnée du magistrat, de l’éducateur et de l’analyste s’impose… Encore
faut-il que les intervenants acceptent d’envisager leur action à l’instar du
Enfant en souffrance... élève difficile ? 99

réanimateur qui perfuse de la vie, en insufflant de l’énergie libidinale à ces


astres à demi-morts d’avoir voulu devenir des étoiles  » (p.  19). Dans cet
ouvrage, la psychanalyse sert à faire l’étude de telles « personnalités » pour
mieux envisager les conditions de l’efficacité de la prise de charge.
On pourrait s’attendre à ce que le terme «  enfant  », s’il réfère à l’âge
ou à la structure familiale, n’apparaisse pas en didactique. Pourtant certains
articles ou ouvrages, par leurs titres ou leurs contenus attirent notre
attention en ce qu’ils ciblent des enfants, et des particularités « souffrance/
difficultés  ». Parmi les travaux publiés par des chercheurs participant à
l’évaluation de l’école en pédagogie Freinet nous pouvons citer l’article de
R.  Hassan (2007) Étude des productions orthographiques de quinze enfants
« en difficulté scolaire », retard ou dysfonctionnement ? ou encore l’ouvrage
publié par L. Szajda-Boulanger (2009) Des élèves en souffrance d’écriture dont
la population est constituée d’adolescents en SEGPA. Sont-ils considérés
comme élèves, comme enfants, comme apprenants ? Par quoi est motivé le
fait de souligner que les uns sont « en difficulté scolaire », et les autres « en
souffrance d’écriture » ?
Conformément aux habitudes lorsqu’on étudie des populations
particulières – il s’agit bien de quinze enfants ‘en difficulté’, scolarisés en CP
d’adaptation – R. Hassan compare les productions de ces élèves à celles de
quinze autres enfants sans difficulté, mais à aucun moment l’idée de trouver
dans cette comparaison une stratégie efficace n’est émise, bien au contraire.
Elle décrit ainsi l’objectif de l’étude  : «  notre but est ainsi de caractériser
(décrire et comprendre) ce qui distingue les productions (ortho)graphiques
d’enfants en difficulté […] » (p. 222) et affirme en conclusion : « l’expérience
de l’orthophoniste […] peut apporter un regard complémentaire, à moins
qu’il ne soit conflictuel, pour savoir dans quelle mesure certaines productions
annoncent des troubles » (p. 227). Pourtant il est intéressant de souligner
l’explication spontanée d’une enseignante : « lors d’un entretien, la maîtresse
parle pour certains élèves de manque de maturité, de timidité, pour d’autres,
de difficultés familiales (divorce, placement) […] » (p. 222).
Dans l’ouvrage de L.  Szajda-Boulanger (2009) je suis attirée par la
présentation de l’introduction  : «  peutetre je faie des fautes mais on me
comprend ce que j’écrie » Gaetan (p. 11) et par un titre en fin d’ouvrage :
Considérer le sujet écrivant dans sa globalité : « nous savons bien que l’enfant
ne vient pas seul à l’école. Si un enfant ‘ordinaire’ peut, en entrant en classe,
endosser son uniforme d’élève, ce n’est pas toujours le cas d’un ado­lescent
en difficulté (celui de la SEGPA) ou d’un jeune difficile [...] Accepter dans sa
globalité, à la fois, le sujet écrivant, l’élève et l’enfant, c’est re­connaître le sujet
100 Anne-Marie Jovenet

dans son individualité, c’est prendre en compte ses spéci­ficités langagières,


identitaires, socio-culturelles et ne pas oublier, de la part des enseignants, que
ces spécificités peuvent être contraignantes pour les élèves » (p. 136). Mon
attention est attirée par les termes choisis : y aurait-il un certain consensus
à parler d’enfant quand il s’agit d’élève en difficulté… Je me demande aussi
à quoi conduit l’interrogation portée du point de vue de l’adolescent  qui
aurait des difficultés à enfiler son uniforme d’élève. En relisant toute cette
analyse, au-delà des termes utilisés, il me semble trouver en même temps
qu’une recherche d’efficacité – créer un climat où l’élève peut « calmer ses
doutes à propos de la capacité à être apprécié par autrui » (p. 109), chercher
comment « alléger la souffrance d’écrire » (p. 127), – un intérêt pour ce
que l’élève ressent en lui-même. C’était le sens du commentaire de L. Szajda-
Boulanger à propos des mots de Gaëtan  : «  Gaëtan se montre attentif au
fait que son message fasse sens pour le lecteur mais il souhaite aussi qu’on le
comprenne, qu’il soit reconnu en tant qu’auteur d’un écrit ayant du sens »
(p. 15) Mais ne faut-il pas questionner aussi une analyse qui serait liée à ce qui
« s’agite » chez l’enseignant ou le chercheur à ce moment-là…
Ces questions parce qu’elles parlent de confusion et d’amalgame, méritent
d’être posées. Pourquoi l’évocation de l’enfant ou l’élève difficile provoque-
t-elle si fréquemment une sorte de glissement immédiat vers la recherche
d’efficacité ? La prise en compte de ce qui s’agite chez l’adulte face à l’« enfant
en souffrance/élève difficile » éclairerait-elle ce besoin d’efficacité ? Ce sera
l’objet de la troisième partie de répondre à ces questions. Pour l’instant
cherchons si de tels glissements existent quand on demande à des enseignants
de parler de leur pratique professionnelle.

« Élève difficile » ou « élève en difficulté » : paroles


d’enseignants en entretien de recherche
C’est à travers les propos des enseignants que nous allons maintenant
tenter de comprendre ce que recouvre l’utilisation de ces deux termes.
Précisons pour cela les différents cadres de recueil de données.
Dans une phase appartenant au tout début de la recherche, six élèves de
chaque classe du CP au CM2, de deux écoles de la même circonscription,
ont été vus en passation mathématique, en présence de deux chercheurs,
D.  Lahanier-Reuter, didacticienne des mathématiques, et moi-même. Les
tâches construites et les questions posées étaient centrées de sa part, sur la
conceptualisation de la symétrie. De ma part il s’agissait plutôt d’observer
leurs attitudes face à une situation scolaire inhabituelle en présence de deux
adultes inconnues. Les élèves étaient filmés par deux camescopes, afin d’avoir
Enfant en souffrance... élève difficile ? 101

un regard sur les gestes précis et sur les postures générales. À la suite de ces
passations, en 2002, j’ai mené des entretiens avec chacun des enseignants de
ces dix classes, autour de la question : « A, B, C (prénoms des enfants) pouvez-
vous me dire comment vous les voyez en classe ». Ces passations mathématiques
ont été renouvelées pendant trois ans, à partir d’un choix d’élèves : soit en
tant que « nouveaux » dans la passation, soit en tant que « mêmes élèves »
dans une visée de comparaison longitudinale. À l’issue de ces trois ans, en
2004, j’ai demandé à un des enseignants ayant dans sa classe trois de ces élèves
vus trois fois, un second entretien du même type.
Sous la responsabilité des chercheurs, des étudiants engagés dans des
projets de mémoires ou de thèses ont aussi sollicité des enseignants. Ainsi,
dans l’école en pédagogie Freinet, une enseignante a été sollicitée trois fois.
Même si ces entretiens ont été engagés sur des questionnements différents,
nous y trouvons des propos intéressants pour alimenter notre analyse. Enfin
un autre entretien plus centré sur ce que ressent une enseignante face aux
enfants en souffrance, mené par moi-même, viendra compléter les données
ici traitées.

Des liens élève/famille


Lors des premiers entretiens portant sur six élèves de leur classe, certaines
réponses vont porter sur le comportement général ou sur le travail scolaire.
Quelques enseignants vont me demander d’être plus précise sur ce que
j’attends. Ces réponses ont fait l’objet d’une première analyse (A.-M. Jovenet,
2005 a  et  b), mettant en évidence un lien spontané entre comportement
scolaire et milieu familial, quelle que soit la pédagogie pratiquée dans l’école.
Tout en notant qu’un enseignant dans chaque école est silencieux sur ce
sujet, j’avais relevé vingt-huit occurrences dans l’école en pédagogie Freinet
et trente dans l’autre, de ce lien école/famille. Ce lien se dit que l’élève entre
facilement ou pas dans l’apprentissage, tels qu’en témoignent ces deux
exemples : « A et A c’est deux petites filles gentilles, travailleuses, les parents
s’occupent bien d’elles… », « malheureusement il est tellement paumé chez lui
qu’il peut pas s’y retrouver à l’école malgré tout ce qu’on va pouvoir faire ».
J’avais remarqué dans ces expressions que le lien peut être «  juxtaposé  »
comme dans le premier cas : « petites filles travailleuses, les parents… » ou
affiché comme dans le deuxième exemple « tellement… que » ou encore le
fait que dans ses propos, l’enseignant associe ce qu’il dit d’un élève avec ce
qu’il a déjà dit d’un autre ou « glisse » d’un d’élève à un groupe d’élèves ou
à un ensemble : « il a toujours ce problème de langue, mais c’est chez tous les
gamins d’ici je crois, c’est leur principal problème de tous les enfants, à part peut-
102 Anne-Marie Jovenet

être S qui est dans un milieu où on lit beaucoup, après les autres, c’est du point
de vue du langage, structure de la langue écrite, puis vocabulaire, c’est dur, c’est
même très, très dur, et ça handicape beaucoup les enfants … ».
Nous avons maintenant les moyens d’aller au-delà de ce premier
rapprochement comportement scolaire/milieu familial, en essayant de cerner
quelle intention a l’enseignant quand il fait ce lien : l’intention de comprendre
le cas de A ou de B, l’intention de faire comprendre ce que lui-même ressent
face à A ou à B, l’intention de décrire les difficultés de son métier, l’intention
de demander des aides par le bais d’un entretien de recherche…

« C’est dur pour lui… pour elle »


Cette petite phrase fréquente, résume assez bien la position d’un certain
nombre d’enseignants quand ils relient la position de l’élève dans le monde
scolaire, à sa position d’enfant dans son milieu familial. Autrement dit : il est
difficile d’être élève quand, dans la famille on parle une autre langue, quand
on lit peu ou pas, quand les conditions de logement ne permettent même pas
d’avoir soin de ses affaires d’école, ou de dormir suffisamment la nuit, quand
les parents ne viennent pas à l’école même quand on leur demande, ou quand
ils semblent ne pas tenir compte des conseils qu’on leur donne  : suivre le
travail scolaire, conduire l’enfant en consultation.
On pourrait dire qu’ils décrivent un milieu difficile, sauf que le sujet de
l’intervention, c’est l’élève. C’est pour lui qu’il n’est pas facile d’être élève
quand sa famille est éloignée de l’école. En disant « c’est dur » ou « ce sera
dur » pour tel élève, l’enseignant se place du point de vue de l’élève. Que
ce soit « dur » ou « difficile » n’entraîne pas non plus l’impossibilité ou
l’échec. Est sous-entendue l’aide que va apporter l’enseignant, mais peut-être
aussi la difficulté d’apporter cette aide, comme le soulignait A. van Zanten
en parlant « des professionnels de l’éducation qui éprouvent eux aussi des
difficultés à travailler dans ces contextes où ils sont appelés à modifier leurs
références normatives, leurs modes de fonctionnement et leurs stratégies
éducatives », dans l’ouvrage Apprendre et enseigner en milieux difficiles.

Ne perdons jamais de vue qu’il n’est pas de bon ton de dire ce qu’on
ressent quand on est enseignant… mais que la psychanalyse nous enseigne
que le refoulé est agissant…
Enfant en souffrance... élève difficile ? 103

Relations difficiles…
Je note aussi que très souvent les enseignants répondent à la consigne
« voulez-vous me dire comment vous voyez A, B, C… dans la classe » en
mettant l’accent sur la relation de l’élève à l’enseignant ou de l’enseignant à
l’élève…
Dans la relation à l’adulte, il peut être question de la relation d’autorité
que l’élève cherche à avoir sur les autres et qu’il pourrait avoir sur l’enseignant.
À la question « sur vous aussi ? » la réponse est : « elle a essayé, elle essaie mais
ça marche pas trop avec moi, elle essaie mais bon, je crois qu’elle, disons qu’elle
arrive à se plier quand même mais pour elle on sent que c’est dur ». L’élève
peut aussi donner le sentiment de fuir cette relation : « c’était une enfant qui
avait beaucoup de mal à oser les relations duelles… c’était quelque chose de très
pénible, elle ne supportait pas, et en général si c’était pour quelque chose qu’elle
n’arrivait pas à faire, hein, qu’elle m’appelait parce qu’elle n’arrivait pas, eh
ben les trois quarts du temps elle finissait en larmes sans que j’ai pu comprendre
même pourquoi, sans avoir pu exprimer, enfin elle, elle exprimait même pas ce
qui la bloquait ou ce qui la, et puis elle se retrouvait en larmes, terminé, y avait
plus personne ».
De la relation pour une aide au travail, on glisse très vite à une relation
« pour exister » : « J, c’est une enfant qui a besoin d’être énormément rassurée,
qui vient toujours vers le maître sans arrêt », « pour moi c’est assez clair, elle
s’auto-exclut, donc elle vient toujours me voir à onze heures et demie, à seize
heures trente, elle traîne toujours en sortant, c’est là qu’elle vient me parler, me
dire ce qu’elle a à me dire quoi, elle traîne toujours dans la classe, mais pour
elle, ce sera très dur ». À l’inverse l’enseignant peut se sentir rejeté alors qu’il
voudrait aider  : «  Elle ne viendra jamais vers moi  » Ces mots prononcés
dans un entretien, résument sans doute de nombreux malaises éprouvés par
les enseignants qui voudraient aider l’élève à sortir de ce qu’ils considèrent
comme un enfermement.
Observant combien les relations sont compliquées, l’enseignant se sent la
responsabilité de jouer un intermédiaire dans les relations entre élèves : « au
niveau de la prise de parole, A on peut jamais la laisser parler trop longtemps,
elle a une voix menue [...] Q bon ça va, il faut le pousser un petit peu, Q quand
même il faut le pousser un petit peu, mais une fois qu’il est parti, ça le valorise, il
est content ». Mais le refus de la relation de la part d’un bon élève existe aussi :
« A. c’est un élève très, très, très scolaire, très scolaire, un excellent élève, mais
scolaire… il va pas trop parler, il est très renfermé, très, très renfermé, vraiment je
dois lui dire, je dois l’interroger pour qu’il me parle, mais jamais instinctivement
104 Anne-Marie Jovenet

il va lever la main alors qu’il connaît la réponse ». La situation familiale est


parfois évoquée plus précisément pour expliquer certains comportements
d’élève en classe. Ainsi il est dit d’une élève qui vit seule avec sa mère et
s’occupe de ses frères et sœurs qu’elle est habituée à se débrouiller mais peut
parfois avoir un caractère peu commode, et ne pas écouter les autres.

L’enseignant peut aussi aborder la relation qu’il a ou qu’il


souhaite avoir avec un élève
Là il nous faut revenir sur cette petite phrase « elle ne viendra jamais vers
moi » pour regarder de plus près l’enchaînement des propos. J., l’élève, de
CE2, est d’abord présentée comme étant « dans son monde », pas concentrée
du tout, perdant vite ses repères, « … pourtant elle est bien suivie par sa maman,
elle a que sa maman, y a pas de papa  ». Puis l’élève est présentée comme
ayant un gros retard scolaire, incapable de répondre dès qu’il faut élargir la
question, se dénigrant tout le temps, même quand la maîtresse s’associant à
la classe, essaie de la réconforter : « nous on dédramatise… maintenant tu te
trompes, tu ne tromperas plus après, l’erreur on a droit d’en faire, tout le monde
en fait ». À la suite de cela il est dit que les autres commencent à la rejeter,
elle commence à se mettre les autres à dos. L’enseignante revient alors sur
sa relation personnelle  : «  sinon elle me parle, bien, ça, y a pas de souci, je
suis pas, au début elle était méfiante, l’air de dire maîtresse égale méchante …
puis elle a compris… mais elle ne me parle, d’elle-même, elle ne viendra jamais
me parler de sa famille, ni de ce qui se passe chez elle, alors que N je peux tout
vous raconter de sa vie, s’il lui arrive un truc ‘Madame ceci, Madame cela’ ».
L’enseignante évoque quelques types de composition familiale des autres
élèves et revient à  J  : «  ben là malheureusement, la petite, … elle a que sa
maman et sa maman est débordée » pour lier le destin scolaire de l’élève à sa
situation de souffrance dans sa famille : « la petite elle pourra évoluer quand
elle aura compris que, ben, qu’elle a sa petite place dans son monde, et puisque
elle vit avec sa maman, mais tant que psychologiquement y a un problème avec
le, le rapport de la famille, quoi, on voit bien qu’elle est pas, pourtant la maman
fait tout ce qu’elle peut, on remplace pas un papa… quand on parle des papas,
parfois ça nous arrive, on sent qu’elle bloque parce que y en a pas quoi, ou alors
y en a un mais on va pas le voir… ». Sa responsabilité d’enseignante qui ravive
le fer dans la plaie, quand en classe on « parle de la fête des pères ou autre »
lui fait conclure en se dégageant, apparemment, de cette culpabilité qu’elle
sent monter : « mais moi après quatre heures et demie, chez eux je ne sais pas ce
qui se passe [...] moi si on me raconte j’écoute mais je vais pas aller lui demander
‘ton papa qu’est-ce qui se passe’ etc… ». Notons que malgré cette généralisation
Enfant en souffrance... élève difficile ? 105

à propos de l’enseignant qui ne connaît pas la vie de famille de ses élèves, elle,
semble pourtant savoir puisqu’elle dit dans l’entre-deux : « et puis c’est pas
facile à gérer, je crois qu’ils sont beaucoup, la maman vit avec sa sœur… », ce qui
l’amène à affirmer : « elle a pas une stabilité dans son foyer donc elle peut pas
être stable à l’école ».
Cet exemple longuement cité permet de comprendre comment l’enfant
et l’élève cohabitent quand l’enseignante parle. Il montre aussi comment
l’enseignant est « touché » par cette situation qui parle autant d’enfant en
souffrance que d’élève en difficulté et comment il s’engage sans doute parce
qu’il se sent concerné dans ce qu’il est lui-même, même s’il s’en défend et s’il
se réfugie derrière l’interdit institutionnel.

Souffrances d’enfant ?
Cet exemple nous amène à chercher si d’autres enseignants, invités à
parler de leurs élèves, vont ainsi entrer dans la vie de l’enfant.
Quand des situations familiales que l’on peut qualifier de dramatiques
sont évoquées, on peut remarquer que l’enseignant enchaîne toujours, sur
le comportement de l’élève dans ses apprentissages et dans ses relations aux
autres. On pourrait dire qu’il y a un lien quasi automatique entre souffrance
familiale et comportement en classe : « L il y a des problèmes familiaux, la
mère qui est divorcée et le père qui je crois [...] est en prison, voudrait récupérer
la garde de l’enfant, donc il y a des trucs, bon de gros, gros, gros, gros problèmes
[...] on essaie de gérer, on essaie de les amener le plus loin où on peut… ». « C,
c’est une gosse qui vit dans un milieu terrible, le papa alcoolique, la maman très
dure, très dure, donc c’est une gosse qui a des problèmes, elle a pas de référent, elle
a pas de barrière, elle croit qu’on peut tout faire, elle a dû accepter les règles de vie
de classe, c’est dur pour elle aussi, puis c’est une enfant très fermée, au début de
l’année elle parlait pas du tout [...] au point de vue des apprentissages, c’est très
faible, elle est prise en charge par une autre maîtresse, c’est une gamine qui est,
elle s’exclut quoi, elle s’exclut beaucoup, des fois on dirait qu’elle fait pas partie
encore du groupe… »
Notons qu’ensuite l’enseignant indique sa position face à ces élèves  :
« L c’est incroyable je suis obligé de la mettre à part [...] c’est une enfant en
début d’année elle était hyper dangereuse pour les autres, [...] je la tenais par
la main parce que je n’en étais pas maître ». Revenant un peu plus loin sur le
cas de C qui a dit elle-même lors de l’entretien du matin qu’elle allait partir
en foyer, l’enseignante déclare « j’ai trouvé ça dur qu’elle dise ça devant tout le
monde » mais ajoute « dans le fond je suis bien contente qu’elle aille en foyer…
106 Anne-Marie Jovenet

elle sera peut-être mieux cadrée ». À une question portant sur ma recherche et
sur les résultats produits, j’indique m’intéresser aux attitudes et à ce qui peut
les expliquer. Elle continue en revenant à la même élève : « par exemple pour
parler de C » et évoque tout ce qui se mêle alors : elle s’exclut, mais elle « fait
damner ses parents », elle se ferme mais elle est capricieuse, elle a parfois été
choyée dans des classes antérieures, mais « en même temps on sait que c’est
une gosse qui est malheureuse, qui est en souffrance » et tout en parlant de son
attitude, livre quelque chose de ses propres sentiments « moi je dis qu’il faut
pas faire ça, mais je suis désolée, moi je suis aussi exigeante [...] du coup elle a pris
ce pli aussi d’être toujours plainte [...] et moi, pour moi c’est dur de gérer ça, de
gérer ces deux problèmes en même temps. »

Des souffrances d’enfant aux souffrances d’adulte…


Pour comprendre ce qui est ici « dur » pour l’enseignant, il nous faut
plonger dans un entretien portant d’emblée sur la question des enfants en
souffrance. La consigne ciblée sur ce « qui se passe en soi » est orientée par
un objectif clinique à référence psychanalytique : « J’aimerais que tu me dises
comment tu te sens toi, en tant qu’enseignante par rapport à des enfants dits
entre guillemets en souffrance, comment tu vois ces enfants, et éventuellement
toi comment tu te sens ».
Plusieurs temps se dessinent dans cet entretien de plus d’une heure
qui s’achève dans une grande émotion. Le premier temps conforte une
hypothèse du lien spontané entre élève difficile et enfant en souffrance
dans l’esprit des enseignants puisqu’à la question des enfants en souffrance
la réponse est centrée sur la difficulté «  le fait que tu m’aies proposé là de
répondre à tes questions, fait que je me suis effectivement demandé : qu’est-ce
qui fait, par exemple j’ai choisi d’aller en REP, donc finalement de me retrouver
obligatoirement avec des enfants en difficulté. En premier lieu j’ai pensé difficultés
peut-être scolaires, peut-être plus mais, mais bon j’ai été très vite confrontée au
problème de la souffrance des élèves ».
Dans la première publication suivant cet entretien (A.-M. Jovenet 2005b,
p. 134-136), j’étais sensible à une évolution au fil de l’entretien : la description
des souffrances d’enfants, la tentative de l’enseignante de pallier tout ce qui
dans la situation d’apprentissage viendrait réveiller des sentiments de crainte,
d’échec, de comparaison avec les autres élèves, au moyen de groupes de
niveau dans lesquels chacun peut aller et venir volontairement, la révélation
profonde du pourquoi l’enseignante fait tout ça, à savoir que ce qu’elle a
vécu ne doit jamais se reproduire. Comme tout chercheur se réclamant de
la psychanalyse, je notais mon contre-transfert, à savoir que je n’avais pas
Enfant en souffrance... élève difficile ? 107

pu «  clore sans évoquer mon sentiment d’empathie (ou de communion


empreint d’un désir de prolonger…) en racontant des bribes de mon propre
vécu d’enfant et d’adulte, bien que cela s’oppose à la règle de la recherche »
(p.  135). Je voulais remercier ou réconforter face à une telle souffrance
provoquée par ma demande…
Tout ce que l’enseignante va s’entendre dire pendant l’entretien, est
déjà contenu dans les premiers mots  : enfants battus, enfants ayant subi
des attouchements sexuels, enfants qui assistent à des scènes «  sordides  »,
ou situations de souffrance «  plus cachées  » comme celles des enfants qui
ont « un entourage normal » mais qui sont en souffrance par rapport à eux-
mêmes, par rapport aux attentes de leurs parents… enfants perturbés par
tout cela dans leur comportement scolaire… enseignante angoissée devant sa
responsabilité…
«  Donc ma réaction elle est différente en fonction de la souffrance que je
sens ou bien alors le pire, c’est quand on s’aperçoit après coup qu’il y a, avait
une souffrance et qu’on est passé à côté et qu’on l’a pas décelée et là il y a des
fois un sentiment de culpabilité assez fort alors, comment je, je, euh, ben y
a des fois on a envie en tant que peut-être côté mère de famille on a envie de
compenser par, la carence affective par exemple… » Arrêtons-nous ici sur ce
sentiment d’angoisse ou de culpabilité qui ose se dire ici, mais fait trébucher
l’expression orale. Que nous dit ce sentiment qui jaillit ? Un lien tellement
fort, un « câble d’acier » dirait Braconnier (1995, p. 65) qui reliait la mère et
la fille, et se transfère dans la situation de classe, quand l’enseignante devenue
mère, se retrouve face à une bonne élève qui devient moins bonne, quand
sa situation familiale change. Le trouble s’installe à la pensée qu’elle aurait
pu passer à côté de cette souffrance sans la voir. Heureusement l’enseignante
apprend que l’élève ne peut pas faire signer l’autorisation de photo par les
deux parents comme c’est demandé sur le papier… elle s’aperçoit, elle invite
l’élève à venir lui parler et du coup « l’après-midi elle était plus épanouie, plus
souriante, elle sollicitait beaucoup… » : elle avait pu parler ! Un câble qui relie
maintenant cette enseignante à cette élève… Elle comprend si bien ce que peut
ressentir une très bonne élève écartelée entre son soi enfant et son soi élève.
Que peut-elle faire cette enseignante pour que de telles situations familiales
ne se reproduisent pas… Impuissante ?… Elle ne veut pas que l’élève se sente
écartée, rejetée… Dans le passé, elle ne pouvait rien pour elle-même mais là
oui elle peut et donc elle n’a pas le droit de passer à côté… !
108 Anne-Marie Jovenet

Enseignant indifférent, bon professionnel… ?


Est-ce un cas à part… une femme sensible, une enseignante qui a eu un
passé d’élève un peu troublé, mais dont elle s’est bien sortie puisque la voilà
enseignante à son tour ! La question ouvre sur une relecture de ce que disent
de leurs propres sentiments, tous ces enseignants qui parlent de leurs élèves,
dans les différents entretiens auxquels ils ont accepté de participer.
Dans les premières recherches, j’avais mis l’accent sur la comparaison
entre enseignants en pédagogie classique et enseignants en pédagogie Freinet.
Si les enseignants des deux écoles, comme on vient de le voir, parlent de façon
équivalente, des familles en même temps que des élèves, j’avais remarqué qu’ils
avaient une façon très différente d’introduire leur pédagogie. Dans l’école
classique l’action de l’enseignant venait majoritairement « en réaction à »
l’attitude de l’élève. Dans l’école Freinet l’action de l’enseignant sous la forme
des techniques Freinet était posée d’abord, l’entrée dans cette technique de la
part de l’élève, décrite ensuite. Je faisais l’hypothèse qu’à travers ces modes de
faire, c’était toute une relation de l’enseignant qui devenait différente : d’un
côté l’enseignant dirige son action alors que de l’autre, il se voit dépendant
de l’élève, plus exactement du « milieu difficile » de cet élève qui met en
péril l’efficacité de son action. La question spontanée qui alimentera la suite
du travail entre 2009 et 2012 et apparaîtra dans la troisième partie, revenait
à se demander s’il était « naturel » pour ces enseignants Freinet d’adopter
cette position.
Je dégageais cette question d’un entretien mené, avec un maître Freinet,
à propos de trois élèves –  revus pendant trois ans avec les mêmes tâches
mathématiques – trois élèves pour lesquels on peut dire qu’il leur est difficile
d’être élèves. H a été en classe d’adaptation au CP, assez réservé en classe, il
a besoin d’une relation forte avec le maître ou avec un maître reconnu dans
l’école, mais «  pas n’importe quel adulte  ». F  est suivi médicalement. De
plus il est dyslexique et dysorthographique. Ne pouvant intégrer la SEGPA
en raison de ces problèmes, il ira dans une structure adaptée L’enseignant
évoque pour lui des choses pas évidentes au niveau familial. La troisième,
marquée par l’alcoolisme fœtal, a été placée en foyer quand elle était jeune,
comme d’autres aînés de la famille. L’enseignant dit qu’elle n’aime pas que
ses parents viennent à l’école par ce qu’elle a honte, d’ailleurs ils ne viennent
pas. S’il a l’occasion de les rencontrer, c’est en dehors de l’école.
Résumant les propos de l’enseignant je remarquais que tous les ingré­
dients des descriptions habituelles dans de tels cas, y étaient  : la prise en
charge spécifique, l’environnement familial, les manques, les compa­raisons
Enfant en souffrance... élève difficile ? 109

avec d’autres élèves en termes de résultats scolaires, les qualités mais aussi
les difficultés scolaires, les attitudes d’inhibition et les besoins relationnels à
l’égard des adultes. Mais, comparant avec les enseignants qui ne pratiquent
pas cette pédagogie, j’en concluais : la différence porte sur ce qui manque
dans ce discours. Il y manque le sentiment de culpabilité de l’enseignant qui
se traduit par l’angoisse de devoir faire toujours plus ou mieux, l’agressivité
envers le système, la projection de la faute sur d’autres… J’attribuais cette
attitude au fait qu’il n’y avait pas de projet de remédiation en raison de la
souffrance de l’enfant, que la souffrance de l’enfant était vue comme un fait
indépendant du rôle de l’enseignant qui l’acceptait comme telle (p.  137-
138). Cela revient à dire qu’il n’est pas en recherche de « solutions » pour
transformer l’enfant en souffrance en élève.
Chez un enseignant de l’école en pédagogie classique, qui ne relie jamais
élève/famille, c'est-à-dire qui « se contente » de décrire ce qui se passe pour
ses élèves du point de vue comportement entre eux et attitude vis-à-vis du
travail scolaire, on sent monter pourtant une certaine souffrance : « on essaie
de donner la parole à tout le monde, on essaie que, ben, un élève puisse exposer les
choses et parler à ses pairs, donc si on me donnait d’autres moyens, effectivement
pour essayer d’augmenter la participation de certains élèves, je serais intéressé [...]
je ne peux pas fondamentalement non plus changer hein, il y a des enfants qui
sont vraiment extravertis, d’autres qui sont très introvertis.. » Son impuissance
est nettement marquée quand il évoque ses relations difficiles avec certains
élèves. Quand je pense arrêter l’entretien : « je ne vais pas vous prendre votre
temps plus longtemps, à moins que vous ayez envie de dire quelque chose de
plus », il me répond immédiatement : « ben, vous parler des difficultés que
je rencontre au quotidien, peut-être que ça, ça peut vous intéresser ». Je peux
me demander si le biais de la recherche devient un moyen de « faire savoir »
ou d’être entendu. En lui disant «  oui  » de temps en temps, j’entends à
travers différentes situations, un très fort regret de ne pas réussir à installer
du respect entre les élèves : « mais ce qui me désole c’est toujours au niveau
gestion de la classe ». Il conclura par une sorte de fatalisme amer sur « ce
milieu-là » : « je pense qu’on doit vraiment être dans les cinquante dernières
écoles du département, c’est vrai qu’il faut savoir où on travaille. Bien sûr… »

Des enseignants qui s’interrogent


Ces propos me semblent introduire une double réflexion. C’est d’abord
un sentiment d’être seul, dans un milieu qui n’est pas celui des «  bonnes
écoles  » qui alimente ce qu’éprouve l’enseignant. Ce sentiment d’être
seul est difficile à dire. Cela éclaire d’un jour nouveau ce qu’affichent les
110 Anne-Marie Jovenet

enseignants de l’école Freinet. Ils ne sont pas davantage indifférents aux


désordres des relations entre les élèves, pas plus qu’ils ne sont indifférents à
l’incompréhension que certains montrent à leur égard : ils s’en protègent, en
paraissant parfois très refermés sur eux-mêmes. La conclusion de l’ouvrage
souligne cette protection comme une question associée à la logique de
promotion dans le groupe scolaire. (Y.  Reuter, dir., 2007, p.  250), peut-
être, cette protection a-t-elle à voir aussi avec un sentiment de crainte…
Dans les entretiens recueillis par les étudiants (est-ce un produit de cette
situation  ?) je remarque beaucoup de retours en arrière sur les débuts de
l’école. L’enthou­siasme de pouvoir constituer une école primaire Freinet en
France, croisé avec la difficulté de la banlieue violente, fait nommer le pari
comme un défi sans cesse renouvelé, et qui dit défi dit crainte… Je remarque
aussi une grande insistance sur l’explication d’une pédagogie « collective, ou
plus exactement coopérative », peut-être parce que l’étudiant est supposé ne
connaître à l’université qu’un rapport individuel voire anonyme aux autres…
Ces éléments de questionnement sur les principes et la mise en œuvre de
la pédagogie Freinet constitueront la base des chapitres 5 et 6. Ce qui est à
souligner ici, serait que, dans un monde de « compétitivité » pédagogique,
le besoin de démontrer l’efficacité d’une méthode serait à relier au sentiment
d’être seul. « Savoir où on travaille » rejoindrait ce « défi » d’une nouvelle
méthode, dans l’exercice en milieu difficile.
Mais je pense que cet entretien met aussi en évidence à quel point
l’enseignant voit la souffrance des enfants se traduire en conflits, en
comportements agressifs. Les comportements de respect sont balayés au bout
de cinq minutes. On sent que l’enseignant s’interroge : pourquoi cherchent-
ils sans arrêt la bagarre ? Pourquoi ne peuvent-ils pas se respecter les uns les
autres ? Qu’est ce qui meut cette interactivité violente ? Ce n’est pas tant une
méthode de gestion des conflits qu’il semble rechercher, qu’une interprétation
de l’origine de ces conflits eux-mêmes. En même temps qu’il remarque, que
certains élèves ne s’expriment pas, sont introvertis, c’est comme s’il reliait ce
manque de parole aux conflits : moins les maux se disent, plus la violence à
l’égard des autres prend le dessus. Là s’explique ce sentiment d’impuissance,
puisqu’il n’est pas en son pouvoir d’aider les élèves à s’exprimer.
Qui parle d’élève difficile ou en difficulté à propos d’enfants vivant dans
un milieu difficile, ou à propos d’enfants en souffrance  ? L’institution  ?
L’enseignant X ou Y  ? L’institution et l’enseignant se préoccupent-ils de
savoir comment l’enfant/élève vit le lien en lui… Ce sont bien les questions
de ce chapitre.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 111

En résumé nous pouvons dire qu’à la lecture des textes parlant de « la
difficulté scolaire » ou des « inégalités de réussite », nous avons rencontré
« l’élève en difficulté » : celui qui n’entre pas directement dans les attendus
scolaires. Il vient d’un milieu difficile parce qu’éloigné des modes de faire et
des exigences de l’école. Pointant cet « éloignement » on peut le désigner
comme enfant en difficulté. Il est lui-même en difficulté mais il met aussi
l’enseignant en difficulté. L’évaluation de ses résultats met également
l’institution en difficulté, même lorsque celle-ci se préoccupe de moyens de
réduire les écarts, notamment par l’individualisation. L’efficacité n’est pas au
rendez-vous.
C’est à peu près la même chose qui est dite en entretien sauf que là, les
enseignants parlent en ayant face à eux, A, B, C dont ils connaissent ou
soupçonnent le vie réelle d’enfant. De là le pas est très vite franchi dans
l’explication de la difficulté scolaire par la situation d’enfant. L’enseignant
va réorienter son propos : il est difficile d’être élève dans telle circonstance :
«  c’est dur  » pour lui, pour elle. L’enseignant est démuni. Un lien causal
s’installe entre la situation d’enfant et la situation d’élève.
L’enseignant confronté aux situations de certains élèves, est amené à voir
en eux des « enfants en souffrance » marqués aussi bien dans leurs relations
à eux-mêmes qu’aux autres  : ils n’ont pas confiance en eux et ne font pas
confiance aux autres, de ce fait, ils s’excluent, ils sont tour à tour isolés ou très
dépendants. Il semble que l’affectif prenne le pas sur l’intellect, et qu’il « faille
en passer par là  » pour les introduire dans l’apprentissage… Pourtant ce
passage par « l’affectif » heurte l’enseignant : en lui le désir et l’impossibilité
de remédier, de soulager se heurtent. C’est dans ce sens que l’apport des
entretiens est essentiel à ce travail. Cette parole éclaire ce qui est maintenu
« hors du champ » d’investigation dans un certain nombre de textes, qui
pourrait éclairer la part de subjectivité dans la relation pédagogique comme
elle pourrait éclairer la désillusion constatée face à l’inefficacité.
C’est ici que cette réflexion pédagogique doit à nouveau dialoguer avec
la psychanalyse.
La prescription inscrite au cœur du pédagogique, induirait-elle cet
amalgame entre enfant en souffrance et élève difficile ?

L’écho des prescriptions de réussite faites aux enseignants


Dans une conférence donnée à Montréal en 2000, c'est-à-dire bien avant
les directives de 2008 quant à l’aide personnalisée, M. Cifali, psychanalyste,
s’interroge sur l’impact d’une contrainte institutionnelle, l’exigence de
112 Anne-Marie Jovenet

réussite qui pèse sur l’enseignant. Elle conteste d’abord le lien qui paraît
automatique entre l’action de l’enseignant et les résultats des élèves : « les
résultats d’un élève ne reflètent pas à tout coup les compétences ou les qualités
d’un enseignant », mais s’interroge surtout sur le fait de « tout centrer sur
la réussite  » (M.  Cifali, 2002, p.  160) en soulignant que la difficulté est
naturelle dans tout processus d’enseignement et d’appren­tissage. Tout un
chacun peut le dire. Ce qu’elle apporte au débat en tant que psychanalyste,
c’est l’idée que cette exigence de réussite incite l’adulte à la toute-puissance,
le conduit à se défendre contre cette blessure et à rejeter davantage l’élève
qui meurtrit non narcissisme. Seul le travail de la subjectivité en soi peut
conduire, en s’acceptant soi, à accepter l’autre tel qu’il est. La mise en avant
de l’efficacité, telle qu’elle est présentée dans les prescriptions ministérielles
s’y oppose. Le résultat est là : la difficulté ou l’échec de l’élève qui ne rend
pas visible les compétences de l’enseignant doit être pourchassée… et chassée
hors du registre scolaire, remise là où elle a pris naissance, c’est-à-dire chez
l’enfant.
Il y a là une première explication de ce lien implicite entre milieu difficile,
enfant en souffrance et élève en difficulté.

Le désir d’être bon et le transfert méconnu


La souffrance de l’enfant vient buter sur l’idéal que se donnent les
enseignants dans leur métier. Ils veulent être bons. De façon unanime,
il semble que ce soit ce que les enseignants ressentent, qu’il s’agisse des
enseignants, qui s’expriment dans les travaux présentés par le Centre Savary,
ou qu’il s’agisse des enseignants dont les propos sont analysés dans cet écrit,
même s’ils n’en ont pas conscience ou s’ils ne le disent pas.
M. Cifali, analysant le transfert agissant dans la relation enseignante, met
le doigt sur ce désir d’être bon qui paraît naturel, mais le questionne en tant
que mécanisme de transfert présent dans cette relation dissymétrique : « le
transfert est sur la place publique. Pourtant les professionnels de l’humain
semblent souvent l’ignorer ou vouloir ignorer sa force et ses pièges. Ils
baignent naturellement dans des histoires d’amour » (1994, p. 163). Prendre
en compte ce désir d’être aimé parce qu’on accomplit bien son métier est
un premier pas que nous aide à faire M. Cifali pour comprendre pourquoi
être face à « un enfant en souffrance » est difficile pour l’enseignant. C’est
dans ce sens que je m’interrogeais sur la « transformation » de l’enfant en
souffrance en élève en difficulté. «  Voir l’autre souffrir est insupportable,
surtout si cette souffrance reste hors du champ de guérison possible… voir à
travers l’enfant en souffrance, un élève en difficulté relève-t-il seulement d’un
Enfant en souffrance... élève difficile ? 113

ancrage dans le rôle professionnel tout à fait légitime et louable ? N’y aurait-
il pas sous-jacent un mécanisme –  inconscient  – qui rendrait le problème
abordable à défaut d’être soluble, qui rendrait donc l’impuissance moins
lourde pour l’adulte ? » ( Jovenet, 2007d, p. 216). En effet l’enseignant peut
traiter cette difficulté scolaire, il y est même fortement invité comme nous
l’avons souligné juste avant, alors qu’il sait être impuissant face à la souffrance
de l’enfant.
Deux conséquences semblent pourtant invisibles : l’enfant en souffrance
étant assimilé à un élève en difficulté, il est méconnu ! S’il devient un excellent
élève, on doutera qu’il soit un enfant en souffrance. Cet enfant sera aussi
méconnu au sens où il ne lui est pas reconnu la possibilité de déterminer sa
manière d’être élève.
Mais M. Cifali va plus loin en inscrivant ces relations pédagogiques dans
le registre du psychisme inconscient, c’est-à-dire du transfert. Elle montre
comment chez l’enseignant qui n’est pas préparé à reconnaître le transfert
en lui-même, le désir d’être aimé se glisse dans ces intentions d’être un bon
enseignant : « Tandis qu’il reçoit les marques d’amour comme les gages de
ses charmes, il prend les signes de rejet pour de la méchanceté à son égard
[...] Il vit mal les situations où il ne se sent pas aimé, reconnu. Être frustré
dans l’amour qu’il donne lui est douloureux ». (p. 171) L’enfant/élève en
difficulté sera investi tant qu’il accepte de bonne grâce d’être aidé, c'est-à-
dire tant qu’il se reconnaît dépendant. Cette analyse qui renvoie au transfert
permet aussi de comprendre pourquoi l’efficacité «  n’est pas au rendez-
vous ».

Le besoin de réparer l’élève en difficulté pour réparer l’enfant en


souffrance en soi
Dans le chapitre un, nous avions compris, grâce au travail de Y. Papetti-
Tisseron (1986) sur les assistantes sociales comment des enfants marqués
par une maladie de l’attachement dès leur enfance parlaient de leur vocation
professionnelle comme «  d’une certitude absolue  ». L’assistante sociale,
autrefois parent de son parent, chercherait à prolonger son sentiment d’exister
en étant utile à d’autres. Mais nous savons bien que de tels effets ne se limitent
pas à certaines professions et c’est la raison pour laquelle M. Cifali étend ce
champ d’investigation des liens passé/présent, aux « métiers de l’humain ».
De la même manière on peut entendre certains enseignants justifier comme
allant de soi leur choix de travailler avec des élèves en difficulté, d’enseigner
en ZEP, de refuser les écoles de centre-ville...
114 Anne-Marie Jovenet

Là encore, M. Cifali nous permet d’aller plus loin en posant les étapes de
ce « choix » comme un désir inconscient de réparer l’autre pour se réparer
soi…
L’enseignant « rencontrerait chez certains enfants les blessures, les rejets
qui furent les siens. Mieux encore ce sont eux qui viendraient le chercher dans
ces zones d’ombre que son rôle semblait cacher, qu’il avait cru précisément
pouvoir oublier » (1994, p. 180). Nous avons vu clairement dans le dernier
entretien cité, l’enseignante reconnaître quelque chose de sa propre douleur
d’enfant, face au malaise de cette bonne élève qui devient moins bonne sous
l’effet d’un drame familial. Qu’aucun élève ne se sente rejeté de la classe,
était sa préoccupation en organisant des groupes de niveau, le besoin d’aider
s’était actualisé dans des procédés rationnels. Mais la peur de passer à côté
d’une souffrance d’enfant la ramène à son refoulé  : il s’agit d’aider cette
enfant « qui est en moi », « qui est moi ».
Une autre étape est franchie quand M. Cifali ajoute qu’« on dia­lo­g uerait
ainsi à partir de l’enfant qu’on a été et qu’on demeure, et plus celui-ci a dû
se taire, plus il aurait cette force aveugle qui sculpte émotion et actes sans
qu’on le sache. » (p. 180). Il s’agit bien du transfert à l’œuvre dans cette force
inconsciente d’un silence qui se traduit en actes et en émotion. Celui qui a
dû taire sa souffrance clame son désir que « jamais cela ne reproduise » et
pourtant…
Il peut y avoir une troisième étape lorsque M.  Cifali montre que ce
psychisme inconscient peut mettre en œuvre la répétition... L’enseignant
peut se venger : « ainsi un enseignant veut embrasser ce métier pour éviter
aux enfants ce qu’il a subi, et se retrouve leur faire éprouver les souffrances
qu’il a lui-même ressenties. Il affirme aimer les enfants, et il poursuit de sa
haine celui-ci. Veut-il que cet enfant réussisse puisqu’il a comme lui échoué,
mais au moment où le but est atteint, il casse tout, car il ne supporte pas
que l’enfant ne lui ressemble plus » (p. 181). En indiquant en note qu’elle
s’inspire là d’A.  Freud, 1969, Initiation à la psychanalyse pour éducateur,
p.  70, M.  Cifali ouvre largement la réflexion à l’ensemble des métiers de
l’éducation.
Comment cet enseignant peut-il se venger  d’un enfant en souffrance  ?
Peut-être en ne supportant pas que cet enfant ne se laisse pas aimer, refuse les
attitudes de séduction… peut-être aussi – et c’était ma première analyse – en
le transformant en élève en difficulté, ce qui éloigne la reviviscence de l’enfant
en souffrance dans l’enseignant… M. Cifali ajoute : « chacun est responsable
de sa subjectivité » (p. 181).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 115

Au long de ce chapitre, nous avons mis en évidence que la difficulté


est bien au cœur des préoccupations pédagogiques, et l’efficacité au cœur
des directives ministérielles, alors que ce serait plutôt l’impuissance qui
qualifierait l’enseignant face à l’enfant en souffrance. Nous avons souligné
des glissements de mots, entre milieu difficile, difficultés scolaires, inégalités
de réussite, des utilisations de mots qui semblaient un peu aléatoires entre
enfant ou élève. Finalement nous avons interrogé cet amalgame entre enfant
en souffrance et élève en difficulté à partir des concepts de réparation et de
transfert, montrant par là que le psychisme inconscient de l’enseignant jouait
son rôle dans les relations à l’élève. Beaucoup de confusions implicites sont
ainsi débusquées.
Les entretiens menés avec les enseignants nous ont permis de souligner
quelques différences entre ceux qui pratiquent la pédagogie Freinet et ceux
qui ne la pratiquent pas. Les enjeux de ces différences, du point de vue de
l’identité ressentie par l’enfant/élève seront au cœur des prochains chapitres.
Chapitre 5 :
La signification du lien enfant/élève dans la pédagogie Freinet

Ce chapitre va s’organiser selon un mode assez classique allant du général


vers le particulier, ou plus exactement du point de vue historique au point
de vue local. En effet on ne peut pas comprendre la place de l’enfant dans
« l’école Freinet » si on ne commence pas par regarder ce que dit le fondateur
de cette école. C’est en croisant un travail à visée historique de D. Lafon :
Célestin Freinet ou la révolution par l’école, à la description de l’école faite
par Élise Freinet  : L’école Freinet réserve d’enfants, que nous poserons les
fondations. Nous en viendrons tout naturellement aux publications de
l’ICEM1, et notamment à un numéro de la revue2 de 2009 Les difficultés de
l’enfant à l’école, Mais que fait la pédagogie Freinet ? Puis viendra le regard plus
particulier sur l’expérimentation mise en place dans l’école de Mons, et sur
les principes pédagogiques tels que reconstruits par Y. Reuter Comprendre
les principes de fonctionnement de l’école « Freinet » (2007) quand il présente
la recherche qu’il a dirigée dans  : Une école Freinet, Fonctionnements et
effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, ce qui sera illustré par
quelques aspects ressortant d’entretiens conduits auprès d’enseignants, pour
finir par le travail coopératif en classe de mathé­matiques tel que l’a observé et
formalisé D. Lahanier-Reuter.
Pour qui s’intéresse à l’histoire des personnes en ce qu’elle permet de
comprendre leur façon d’être, de vivre, leurs choix et leurs relations – comme
c’est le cas de tous ceux dont nous parlons depuis le début, et donc de moi-

1.– L’Institut Coopératif de l’École Moderne (ICEM-Pédagogie Freinet), fondé par


Célestin Freinet en 1947, rassemble des enseignants, praticiens et chercheurs, dans des
actions de recherche pédagogique, de formation continue, de productions d’outils et de
documents.
2.– Le Nouvel Educateur est le titre actuel de la revue publiée par l’ICEM.

117
118 Anne-Marie Jovenet

même, enfant en souffrance – une phrase retient mon attention à la première


lecture  : «  la maladie et la pauvreté du matériel scolaire nous expliquent
comment Freinet a adapté sa pédagogie dans sa classe, mais pas pourquoi
Freinet a voulu réadapter la pédagogie ‘officielle’ » (D. Lafon, 2006, p. 13).
Freinet est né en 1896, comme Vygotski, Piaget et Winnicott ! Comme le dit
Piaget pour son propre compte, en regrettant les barrières qui ont empêché la
divulgation de l’œuvre de Vygotski, quels échanges auraient pu avoir Freinet
et Vygotski ! Tous les deux ont en commun d’avoir subi, préjudices physiques,
violences de guerre et discriminations et d’en tirer un formidable désir de
révolutionner tout ce qui touche à l’enfant et à la jeunesse. Citons D. Lafon :
« après avoir vu la barbarie et l’absurdité de cette guerre sans fin, il est évident
que parents, instituteurs ou éducateurs veulent préserver d’un tel péril la
jeunesse qu’ils ont la responsabilité de guider. Pour cela, l’enfant devient le
centre des préoccupations : on ne fait plus de ‘par cœur’, on cherche à ce que
l’enfant assimile la parole du maître par la compréhension. Ce dernier doit
mettre son savoir à la portée de l’élève, car enfin, ce n’est plus lui le centre
d’intérêt de la classe. C’est une véritable révolution copernicienne, car ce
principe rompt totalement avec les principes de l’école traditionnelle, où
l’insti­tuteur était la référence et donc le ‘cœur vivant’ de la classe » (p. 14).
Tout est dit. Contrairement à ce que beaucoup pensent ou se laissent aller
à dire, sans bien peser les différences, pour Freinet mettre l’enfant au centre,
ce n’est pas refuser de parler d’élève, c’est détrôner l’enseignant, comme
maître d’un savoir que les « sujets » doivent s’approprier.
Il n’est pas seul à vouloir une École nouvelle. D’autres projets sont lancés
en Suisse, en Belgique, en Allemagne. Freinet en retient le même principe
fondateur  : «  c’est l’enfant lui-même qui doit s’éduquer, s’élever avec le
concours des adultes. Nous déplaçons l’axe éducatif : le centre de l’école n’est
plus le maître, mais l’enfant. Nous n’avons pas à rechercher les commodités
du maître, ni ses préférences. La vie de l’enfant, ses besoins, ses possibilités
sont à la portée de notre méthode d’éducation populaire  » (C.  Freinet,
1928, dans L’éducateur, 1987, et cité par D. Lafon, 2006, p. 19). La méthode
est une méthode naturelle : elle part de la vie, des besoins concrets de la vie
et non de constructions décontextualisées. Toutefois, c’est là que Freinet
prend conscience que cette pédagogie nouvelle, telle qu’elle se développe à
l’étranger, demande des moyens coûteux, auxquels l’école qu’il veut mettre
en place, ne peut prétendre. Là encore on pourrait penser que Freinet
va garder «  les belles idées » et chercher à « compenser » le manque de
moyens… par d’autres méthodes qu’il appellerait des techniques ! Ce n’est
pas exactement ça… Freinet veut promouvoir ce qui fait déjà partie de la
Enfant en souffrance... élève difficile ? 119

réalité de la vie des enfants  : «  l’éducation du travail  ». Cet «  enfant du


peuple » vit dans un monde où ce qui domine les préoccupations, ce n’est
pas l’occupation des loisirs, c’est le travail. Mais il a une manière particulière
d’envisager cette éducation du travail : « création et expérimentation sont
les moteurs de cette recherche pédagogique. Freinet n’est pas un théoricien,
c’est un homme de terrain, un bâtisseur, qui cherche à fonder quelque chose,
quitte à démolir si cela ne le satisfait pas » (D. Lafon p. 18). On pourrait
dire probablement que naît là aussi son désir de promouvoir chez l’enfant
le «  tâtonnement expérimental  ». Non seulement il s’oppose à la trans­
mission magistrale du savoir, mais il prend en compte le fait que l’être
humain, s’il est respecté dans son humanité, bâtit sa vie. Il préfère ce mot
de technique, à celui de pédagogie ou même de méthode, pour garder cette
proximité avec la construction pas à pas, côté élève ou côté enseignant
pourrait-on dire en transposant les mots de Freinet  : «  nous ne sommes
pas à proprement parler un pur mouvement d’éducation nouvelle au sens
où on l’entend communément, parce que nous sommes plus préoccupés
de bâtir pratiquement que de dresser aristocratiquement des constructions
qui peuvent être parfois des modèles, certes, mais qui restent des modèles
inaccessibles à la grande masse des éducateurs  ». (C.  Freinet, 1937, cité
par D.  Lafon, 2006, p.  19). Pourquoi ça marche  ? Freinet sans doute veut
promouvoir sa façon nouvelle de faire l’école, mais il sait déjà, grâce à ce qu’il
a compris des autres pédagogies nouvelles au Congrès de Montreux, qu’il lui
faut aussi défendre et argumenter autour du bien-être de l’enfant. « Notre
pédagogie est tout entière basée sur cette constatation qu’un enseignement
qui a su toucher jusqu’aux racines même de la vie et de l’enthousiasme, qui
répond parfaitement aux ‘besoins fonctionnels’ des enfants, qui donc stimule
extraordinairement la vie et l’effort est, à tous points de vue – psychologique,
pédagogique, moral, social – d’une valeur incontestablement supérieure. Par
lui sont résolus de graves problèmes dont on cherche en vain des solutions par
les procédés scolastiques : l’effort libre et intense, le travail actif, la curiosité
permanente, la discipline naturelle, la coopération » (Freinet, 1934, p. 466,
cité par D. Lafon, p. 23).
Reste donc à comprendre ce que Freinet met sous ce mot de coopération,
pour se faire une idée de ce que nous qualifierions aujourd’hui de rapport entre
individus et collectif. Élise Freinet présentant coopérative et coopération,
cite un article où Freinet présente les bases sur lesquelles il faut entendre
cette coopération : « nous précisons bien que notre communauté n’est pas
égoïstement enfantine en face d’adultes considérés comme ennemis. Un
article des statuts de la coopérative des enfants dit : ‘Toute exploitation d’une
120 Anne-Marie Jovenet

personne par une autre est interdite dans la communauté’. Ce qui signifie
non seulement que les enfants ne doivent pas s’exploiter entre eux, mais
que les enfants ne doivent pas exploiter les adultes, ni ceux-ci exploiter les
enfants. C’est pourquoi il n’y a chez nous ni bonnes ni serviteurs, mais des
collaborateurs d’une même communauté, ayant les mêmes droits quels que
soient leur âge ou leur fonction » (C. Freinet, 1936, cité par E. Freinet, 1974,
p. 56). Mais un projet coopératif n’empêche pas de s’intéresser aux individus
et à leur caractère, ou à ce qui les rendrait des « enfants difficiles »… Parlant
des réunions de la coopérative le samedi soir, E. Freinet examine la manière
dont les sanctions sont proposées. Si au départ c’était la communauté qui
décidait, « c’est maintenant le délinquant lui-même qui propose réparation
au délit commis » (p. 59). Là on constate que les sanctions proposées par le
« tire-au-flanc » ou le « bravache » pour eux-mêmes sont très différentes.
E. Freinet s’interroge alors sur ce « sentiment de fierté » propre à l’enfant
et nous lisons ce commentaire : « nous prenons cependant cette réalité de la
fierté, argument de défense, dans toute son ampleur. Freinet en fera dans son
Essai de psychologie sensible, un instinct de puissance qu’il opposera sans cesse
à ce constat d’inhibition, argument fondamental de la psychanalyse. Il veille
tout spécialement à ce que jamais l’enfant ne soit humilié, même lorsque sa
faute exige une sanction sévère » (E. Freinet, 1974, p. 60). Elle ne commentera
pas plus cette vision de la psychanalyse, à mon grand regret ! Un peu plus loin
on lit seulement que Freinet s’opposera toujours à d’autres conceptions de
la vie communautaire. Il ne s’agit pas d’une soumission lentement gagnée
par la voie de l’anarchie, mais d’une réussite qui s’appuie sur une vie « assez
riche et assez fraternelle pour délivrer des perspectives d’avenir ». Quant à
l’individu il doit apprendre à s’autogérer par la vie communautaire. Dans
une perspective d’utilisation de cette pédagogie, dans un vingt et unième
siècle, très centré sur une perspective individuelle dans tous les domaines,
on pourrait presque se demander si ce poids attribué à la communauté, à la
coopération n’est pas le frein au développement d’une telle pédagogie ! C’est
là que la présentation faite par E. Freinet peut nous éclairer à ce propos.
La « communauté » des enfants n’était pas si homogène qu’on pourrait
le croire. Certes les débuts sont prometteurs : « ces derniers mois passés avec
les enfants qui constituaient le point de départ de notre communauté étaient
fort rassurants : ils nous donnaient la mesure des possibilités insoupçonnées
que peuvent acquérir de jeunes êtres dans l’expérience libre d’une vie naturelle,
ne se souciant en rien des paliers méthodiques pour les divers apprentissages
de leur âge », écrit E. Freinet à la fin de l’année scolaire 1934-35 (p. 26).
Mais C. Freinet veut que cette école soit ouverte à tous… et E. Freinet parle
Enfant en souffrance... élève difficile ? 121

de l’accueil des petits déshérités : « ‘d’où viens-tu Catherine ? Je viens de la


Draille, du Serre, du Rosier. Oh ! Mon Dieu ! ma grand-mère ce qu’elle me
donnait des gifles ! Ma mère ? Elle est folle ! Mon père ? Il est en prison. J’en
ai assez de ça…’ (p. 34). Marguerie, quinze ans, ancien élève de Saint-Paul, se
ressent d’une enfance de privations et de chagrin. Il est encore très hésitant
devant la difficulté, irrégulier dans l’effort que limite un organisme resté
fragile » (p. 46). Ces élèves-là arrivent avec un vécu d’enfant douloureux…
Comment va pratiquer « la pédagogie Freinet » ? C. Freinet écrit : « ces
enfants qu’on nous confiera, intoxiqués, déformés, organiquement pervertis,
las de la vie déjà, sans appétit ni élan, nous les soignerons d’abord par notre
thérapeutique spéciale : travail au grand air [...] plus de salles de classe avec des
instituteurs peinant à inculquer des notions dont l’ordre et l’amplitude ont été
réglées d’avance par les horaires et les programmes, mais des ateliers de travail
pour diverses activités, avec des guides qui aident lorsque c’est nécessaire à
l’épa­nouis­sement d’un effort rarement individualiste, mais socialisé au
suprême degré, coopératif, destructeur de l’égoïsme traditionnel » (Freinet,
L’Éducateur prolétarien, cité par E. Freinet, p. 30) et sa femme complète :
«  Je sens, plus que Freinet, les délicats ressorts d’une vie instinctive qui
explose en affrontements trop souvent violents et, parce que je redoute cette
puissance brute qui éclate dans l’impatience, la colère, la rage, je sais mieux
que tout autre en prévenir les dégâts » (p. 47). C’est clair : il ne s’agit pas de
« faire plus tard », d’attendre que ces enfants se socialisent pour travailler
en tant qu’élèves ; il s’agit de « faire autrement » pour qu’ils travaillent tels
qu’ils sont. Dans le « faire autrement » il y a la sollicitation du corps : « c’est
en pleine marche, c’est dans l’exercice même des fonctions naturelles qu’il
nous est possible d’influer sur le rythme, sur l’équilibre, sur la puissance des
forces mises en branle par les tendances vitales des individus » (Freinet, dans
l’Éducation du travail, cité par E. Freinet p. 25), il y a l’achèvement de l’école,
la technique essentielle de l’imprimerie, qui édite les textes, publie «  le
premier livre » en 1935, la parole et la coopération : « ainsi donc, l’enfant a
la parole. Et tout naturellement il parle des événements de sa vie quotidienne
qui est celle d’une communauté d’enfants du peuple dans laquelle l’existence
personnelle s’agrandit aux dimensions du groupe, devient élément de son
efficacité, de son élan, de ses exigences humaines » (E. Freinet, p. 41). Quand
l’écrit est trop difficile, il y a l’oral et E.  Freinet parle de ces «  veillées de
confidences [...] qui avaient le grand avantage de faire entrer les réfractaires
dans la communauté et de leur donner une audience et même parfois un
certain prestige qui les aidait à rompre leur solitude » (p. 100).
122 Anne-Marie Jovenet

Ce qui est à retenir des débuts est donc double. D’une part c’est en
considérant d’où vient l’enfant –  son milieu de vie, qui est un milieu de
travail  – que l’on comprend que l’enseignant doit modifier ses méthodes.
D’autre part, l’enfant/élève devient lui-même « apprenant » en étant relié
aux autres par le système coopératif. C’est grâce à ce système collectif qu’il
valorisera ce qu’il est, avec les autres qui s’engageront eux aussi dans le même
processus. Il n’y a là aucune place pour une prise en charge « adaptée » à
son cas particulier, aucune forme de discrimination positive, parce qu’il
n’y a aucune place pour une « norme ». Ajoutons encore que, pour leurs
auteurs, cette méthode est « scientifique » : « c’est dans la difficulté que se
trempent les caractères et que s’élabore une science pragmatique qui a tôt fait
de dépasser l’empirisme des tâtonnements » (E. Freinet, p. 45).
La question qui vient à l’esprit est alors de se demander si ces débuts ont
quelque chose à enseigner à ceux qui pratiquent maintenant ou seraient tentés
de pratiquer maintenant cette pédagogie… Regardons quelques publications
de l’ICEM, pour nous demander quel lien semble possible entre cet enfant
d’autrefois et celui de maintenant, entre la tâche de l’enseignant Freinet,
Célestin ou Élise, et celui de maintenant... de la coopérative d’autrefois à la
classe coopérative de maintenant… Deux éléments semblent importants à
avoir en tête pour aborder ces pu­bli­cations. Elles sont doublement marquées
par une modalité prescriptive, celle qui émane de ce qu’est la pédagogie – le
détour fait par la différence entre pédagogie et didactique nous a montré
cela – et celle qui s’inscrit dans la lignée de C. Freinet et de son objectif de
transformer l’École.
Un coup d’œil à quelques documents récents m’interroge sur le passage de
l’enfant à l’élève : parler de l’enfant, reviendrait-il actuellement à le considérer
dans sa parti­cularité lorsqu’il aurait des difficultés à devenir élève ?
En 2008 le 18e salon national Pédagogie Freinet à Nantes porte un sous-
titre  : apprentissages individualisés et personnalisés, un numéro de la revue
paraît en 2009 sous le titre les difficultés de l’enfant à l’école. Mais que fait la
pédagogie Freinet ? Un petit trois-pages distribué au Congrès 2011, présente
le tâtonnement expérimental, la Méthode naturelle en page de gauche, L’enfant
auteur, le travail individualisé en page centrale, l’expression et la communication
en page de droite. Mon œil est attiré par ce « travail individualisé » Alors
que la page de gauche reprend les fondements avec citations de Freinet, et
celle de droite les techniques de base : la correspondance scolaire, le journal
scolaire, celle du centre me semble un peu nouvelle. Le vocabulaire fait penser
à une orientation infléchie par un effet des préconisations ministérielles
de 2008, une nécessité d’afficher la préoccupation envers tous les enfants,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 123

voire de s’interroger sur une approche particulière de ceux qui auraient des
difficultés...
De fait ce numéro 194 du Nouvel Éducateur paru en 2009, comporte
différents types d’articles, ceux que l’on peut qualifier de récits de pratiques
d’enseignants Freinet qui présentent des «  élèves particuliers  » par leur
situation d’élèves en difficulté ou parfois d’enfants en souffrance. Dans leurs
récits, les enseignants montrent que ces élèves ont du mal à s’insérer dans
la pédagogie Freinet : ils restent en dehors, parfois longtemps. « (Florent)
préfère jouer, alors que beaucoup viennent spontanément à cette table
‘d’écriture’ et aiment à commencer leur travail [...] il passe de longs moments
à attendre, la tête dans les mains [...] il faut que je me mette à côté de lui pour
qu’il se lance » (p. 18). Les enseignants racontent comment ils cherchent
à comprendre et à s’adapter…  : «  lors de notre première rencontre, la
maman (de Gustave) fait état d’une situation familiale difficile, mais aussi
de difficultés comportementales dans l’école précédente, notamment avec
les autres enfants, ainsi que de troubles de l’attention et de la concentration
qui ont justifié le changement d’école » (p. 20). On voit ici que l’école en
pédagogie Freinet, comme c’est le cas de l’école de Mons, semble pouvoir
accueillir des enfants qui ont échoué à s’insérer ailleurs. Sur quoi se fonde
un tel espoir ? Même si elle le fait avec beaucoup d’humilité (elle emploie
ce mot) l’enseignante répond à cette question en expliquant ce qu’est une
classe coopérative  : «  la colonne vertébrale de la classe coopérative, c’est
le Conseil : le lieu de la discussion, de la régulation, de la triangulation. Il
nous faudra plusieurs Conseils de Classe, et une réunion avec les parents de
certains enfants pour arriver à ce que l’expression de tous se libère, que soit
dit le refus de voir ‘un nouveau’ prendre place dans le groupe… » (p. 21).
L’accueil d’un « élève en difficulté » n’est pas de l’ordre de la relation duelle
entre l’enseignant et l’élève, c’est l’affaire de tous. Prendre en compte l’enfant
ne signifie pas plus que du temps de Freinet, l’isoler. C’est le groupe qui le
prend en charge. C’est d’ailleurs ainsi qu’une enseignante, en réponse à une
demande officielle – relater l’évolution d’un élève en difficulté, mutique ou
lent, à travers les dispositifs d’aide nouvellement mis en place – commence
son propos : « le texte ne répond évidemment pas à la demande qui est de
justifier les nouvelles mesures, mais il est à notre avis incontestable, cet enfant
dans nos classes, avec la pédagogie pratiquée, a évolué ainsi, cela ne se discute
pas » (p. 15).
Une deuxième groupe d’articles, marque bien le fait que ce numéro de
revue n’est pas publié par hasard en 2009  : il y est question d’une façon
124 Anne-Marie Jovenet

d’insérer les RASED3, par un contrat d’aide et de travail, dans les écoles qui
pratiquent la pédagogie Freinet, au moment de l’annonce par le ministère
de la suppression de trois mille postes d’enseignants spécialisés. Notons
la réflexion de cette enseignante qui ne va pas dans le sens de « l’aide à »
mais dans le sens « du travail » : « j’ai souhaité aller au-delà de l’utilisation
d’outils et faire passer un état d’esprit, un autre rapport aux apprentissages
dans lesquels les élèves seraient acteurs en m’aidant de la pédagogie Freinet »
(p. 24).
Mais d’autres articles posent la question de fond autour d’une définition
de la difficulté. Nous retiendrons celui de L.  Ott pour deux raisons  : la
proximité de son raisonnement avec celui de M. Cifali ainsi que son analyse
de l’école en rapport avec le monde environnant. Quand L. Ott affirme que
«  l’enfant est un tout, la difficulté en fait partie  », (p.  7) il pose, versant
élève, le problème que M.  Cifali (2002, p.  160) pose, versant enseignant  :
lier action de l’enseignant et échec de l’élève rend à l’enseignant, la difficulté
dérangeante, inopportune et dangereuse. Pour M.  Cifali «  accepter les
difficultés peut déboucher sur une réussite  ; ne vouloir que réussir risque
de paralyser le processus d’apprentissage  » (p.  160). Pour L.  Ott  : «  les
enfants dans un groupe coopératif se heurtent à leurs difficultés et à la
résistance du réel ; ils comprennent et ils apprennent le sens du travail. Ils
ne se cachent rien de la dureté de la vie et du monde qui les entoure » (p. 7).
Le deuxième intérêt de l’article de L. Ott revient au lien enfant/élève. Une
première publication (L.  Ott, 2006) nous permet de bien comprendre ce
que signifie «  transporter la pédagogie Freinet hors de l’école  ». Loin de
penser que l’enfant serait tellement loin de l’école qu’il faudrait le rejoindre
« ailleurs », pour l’aider à devenir élève, il s’agit pour L. Ott de montrer
que l’école a envahi la vie de l’enfant, notamment par la pression exercée
par la peur de l’échec, et donc par le mécanisme de compétition. Il dénonce
là, comment ce mécanisme envahit toute la vie de l’enfant, même hors de
l’école en même temps que les « traitements » du comportement de certains
élèves : « actuellement, les enseignants sont de plus souvent confortés par leur
administration à considérer que ces bonnes dispositions comportementales,
qu’ils attendent de leurs élèves, seraient de l’ordre du pré-requis individuel
et familial et ne relèveraient décidément pas ou plus d’un travail à accomplir
ensemble, à partir de l’école et de la communauté éducative » (2006, p. 11).
Comme toujours dans la pédagogie Freinet c’est l’analyse des pratiques, de la

3.– Réseau d’Aide Spécialisée aux Élèves en Difficulté. Ces réseaux ont été mis en place par
la circulaire n° 90-082 du 10 avril 1990.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 125

coopération comme mode de transformation du soi qui est à la fois enfant et


élève, qui le conduit à monter de nouveaux projets hors de l’école.

Qu’en est-il de la signification de ce lien enfant/élève à l’école de


Mons ?
Dans le chapitre Comprendre les principes de fonctionnement de l’école
« Freinet », Y. Reuter (2007, p. 20-25) détaille en dix points ce qu’il en est des
élèves et des apprentissages. Je remarque pourtant que les deux premiers points
et le dernier titrent « l’enfant » : 1. Tout enfant peut apprendre, pourvu que
le milieu soit favorable. 2. L’enfant est à construire comme sujet apprenant…
10. L’enfant apprend parce qu’il peut se situer dans une histoire. Les sept
autres titrent « l’élève »… Mystère au premier abord ! C’est bien de l’enfant
dont il est question  : «  Fondamentalement, tout enfant est posé comme
étant désireux et capable d’apprendre, pourvu que le milieu – pédagogique
en l’occurrence  – lui permette et lui facilite ses apprentissages  » (p.  20).
Y. Reuter fait alors remarquer que de ce principe, la responsabilité du milieu
pédagogique, découle une forte exigence des maîtres pour eux-mêmes. Toute
occasion de questionnement ou de formation est saisie. Tout événement
est objet de remise en cause, peut-être pourrais-je ajouter, d’une certaine
inquiétude… L’enfant devient élève si le milieu pédagogique lui permet.
Cela change le regard sur le milieu familial ou social qui ne serait pas propice
à faire de «  son enfant  », un élève… L’enfant devient élève si ce milieu
pédagogique existe, reste-t-il pour autant enfant en même temps ? Oui ! « Il
convient en tout cas de noter que cela s’effectue avec un extrême souci, de
la part des maîtres, de ne pas donner l’impression à l’élève qu’il rompt avec
son milieu [...] Tout est ainsi fait pour éviter que le trajet scolaire ne soit vécu
comme un reniement… [...] Ainsi, de manière paradoxale, la constitution du
sujet extrascolaire en élève passe par la reconstitution, au moins provisoire,
de son identité d’enfant… » (p. 21). Ce sujet extrascolaire, n’est donc pas
évacué quand apparaît l’élève  : il est l’enfant qui s’est construit dans une
histoire : « l’élève apprend parce que il peut se situer dans une histoire de
ses apprentissages qui lui est rendu accessible au travers de… » (p. 25). Il est
évident que cette histoire déborde le cadre de l’ici et maintenant.
Dans ce même chapitre au début de l’ouvrage, une méthode est exposée
pour objectiver ces principes de fonctionnement de l’école. Selon Y. Reuter,
il ne s’agit pas, comme je l’ai fait précédemment de se livrer à une simple
lecture des publications sur cette pédagogie, mais de construire ces principes
à partir des matériaux de recherche : observations, analyse des discours des
maîtres [...] échanges des membres de notre équipe à partir des matériaux
126 Anne-Marie Jovenet

recueillis, et leur interprétation… afin de ne pas confondre principes affichés


et principes réalisés, effectivement mis en œuvre » (Y. Reuter, 2007, p. 15).
Pourtant certains entretiens «  de recherche  » ressembleraient à ce
genre de parole, voire d’argumentation «  en faveur de  ». Ils sont le fait
principalement des enseignants qui ont une longue pratique Freinet derrière
eux et qui étaient au démarrage de cette école particulière puisque pour la
première fois, une école maternelle et élémentaire était « créée » pour eux,
comme un défi posé par l’Éducation Nationale : arriveraient-ils à modifier
comportements et résultats des élèves, à remonter cette école dans l’estime de
la population du quartier et des responsables institutionnels.
C’est essentiellement le cas des entretiens, et il est important de le noter en
rapport avec cette question, entretiens menés par des étudiants… qui peuvent
devenir de futurs enseignants. On trouve, me semble-t-il, dans ces discours
une présentation – une sorte de démonstration – de la pratique Freinet dont
les quatre aspects sont toujours présentés comme répondant aux besoins des
enfants.
La méthode naturelle s’inscrit « naturellement » dans la vie de l’enfant :
« tout ce qui est formel, tout ce qui est fiche programmée, tout ça, oh oui, c’est
difficile ! Dès qu’il faut décontextualiser, dès qu’il faut voir que quelque chose
ressemble à ce qu’on a fait et qui est extérieur à la classe, c’est difficile  ». À
l’inverse l’enseignant organise l’apprentissage « à partir de ce que les enfants
apportent ». Là une autre question vient à l’esprit : parlent-ils d’un enfant,
des enfants, de l’enfant en général… «  le tâtonnement expé­rimental… nous
comme point de départ on va prendre quelque chose qui s’est dit à l’entretien,
ou quelque chose que les enfants ont apporté… on met en valeur ce que l’enfant
apporte  ». De l’enfant en général on passe à tous les enfants quels qu’ils
soient… « Parce que si l’enfant apporte quelque chose et qu’on n’en fait rien,
c’est comme si ce qu’il a apporté n’avait pas d’im­portance… Et c’est pour nous,
prendre en considération ce que le plus humble des enfants, le plus bas dans
l’échelle sociale peut apporter » Et aussitôt un exemple surgit à la mémoire
de cette enseignante : « Y’en a une qui m’avait dit ‘ben moi ma petite sœur,
elle sait pas écrire ses nombres, elle fait toujours ses nombres à l’envers’ Alors on
est parti sur la symétrie ‘Tiens va donc montrer comme elle fait ta petite sœur,
ses nombres’ Là elle est intéressée, elle est prise en compte, donc elle se sent un
peu plus motivée  !  » L’enseignante appuie sur cet exemple un aspect de la
pédagogie Freinet : « parce que la pédagogie Freinet c’est une pédagogie sensible
donc il faut essayer de partir du sensible »
Enfant en souffrance... élève difficile ? 127

Et les difficultés particulières de certains élèves  ? Trois remarques se


complètent. La première qui concerne les évaluations, ferait penser qu’il n’y
a là aucune exigence : « les évaluations… la bête noire des parents, et même des
enfants ! Moi le samedi, souvent, je fais une séance où on passe les évaluations. Et
tout le monde passe pas les mêmes évaluations. C’est quand je sens qu’il y a un
enfant qui est capable de… de réussir ça [...] Moi je leur donne ce qu’ils semblent
pouvoir réussir… Je leur donne jamais quelque chose que je sais très bien qu’ils
vont rater ». Mais l’expression ou la création aussi sont difficiles pour certains
élèves et cette difficulté est reconnue  : «  y’a des enfants qui n’aiment pas
trop créer et ça les angoisse des fois aussi, de se découvrir un peu, quoi, il faut se
découvrir, l’autre va savoir quelque chose de moi ». Pourtant la difficulté n’est
pas supprimée au nom d’une incapacité… elle est faite pour être surmontée
en étant accompagné. Il en est ainsi de la difficulté à s’exprimer oralement
devant les autres : « pour parler, (l’enfant) doit essayer d’organiser sa pensée,
il faut qu’il construise des phrases, pour qu’il se fasse comprendre, qu’il articule,
il faut qu’il… qu’il se maîtrise parce qu’il va parler devant les autres… Y a des
enfants qui n’osent pas encore. C’est quelquefois quelque chose d’insurmontable
pour certains, mais après ils y arrivent mieux, je trouve à force de le faire, ils
voient que rien ne leur arrive ». Cette dernière remarque montre bien que
l’enseignante est sensible à cette marque de crainte, que peuvent éprouver
certains enfants, sans doute déjà exposés à la moquerie des autres.

Est-ce un simple discours formel sur la place de l’enfant dans cette


pédagogie ?
Confrontons-le aux entretiens que j’ai moi-même menés à propos de
six élèves de la classe. Comme les autres enseignants, ils vont parler des
difficultés, des résultats évalués par rapport à une moyenne de classe, ou à
ce qui est attendu dans telle classe à telle période de l’année, du passé ou
de l’avenir scolaire de leurs élèves. Mais la manière de le dire amène des
particularités. L’utilisation du verbe « aimer », associé aux activités scolaires,
semble spontanée. Un élève est dit, aimant s’exprimer, commu­niquer, aimant
écrire certaines choses plus que d’autres. Tel élève s’est «  emparé  », s’est
« approprié » le texte libre… il a pu avoir « un moment de gloire », voire
« une progression exponentielle » à travers des « domaines d’excellence », des
« pôles d’excellence », un « patrimoine », un « objet de reconnaissance », une
« œuvre ». De qui est-il question, de l’enfant ou de l’élève … On pourrait
répondre que ces termes sont peu fréquents pour désigner les compétences à
l’école. On peut aussi y entendre le lien entre enfant et élève : « il s’exprime
128 Anne-Marie Jovenet

dans ses textes personnels », il « personnalise ses textes », « cette compétence-là


le révèle assez bien ».
Pourtant d’autres propos font tendre l’oreille tant ils sont inhabituels. Un
enseignant me dit à propos d’un élève de CM2 : « I. a intégré d’en manière
très forte quelque chose [...] il y a une coquille, on voit bien, moi je le sens dans
une coquille, la coquille je l’ai pas cassée, hein, j’ai pas réussi à l’ouvrir pour dire
‘regarde comme c’est beau à l’intérieur !’ et ça j’ai pas réussi hein, il veut peut-
être pas, hein, il veut peut-être pas [...] il a onze ans le gamin, onze ans on peut
légitimement ne pas avoir envie qu’on casse une coquille qu’il croit qui le protège
selon lui depuis longtemps ». La coquille peut être respectée… elle appartient
à l’enfant, à ce qu’il croit qui le protège. Le milieu pédagogique met tout en
place pour « permettre et faciliter les apprentissages » mais ne force pas la
liberté de l’enfant.
Ce sera la dernière question à examiner dans ce chapitre pour cerner la
signification du lien enfant/élève : l’enfant enfermé dans sa coquille, est-il
seul quand l’enseignant respecte sa liberté ?...
J’ai cherché comment les autres travaux menés par les chercheurs qui
ont participé à cette évaluation de l’expérimentation, pouvaient répondre
à cette question, et je me suis arrêtée sur ceux d’I. Delcambre sur l’oral et
de D.  Lahanier-Reuter, sur les recherches mathématiques. S’intéressant à
l’oral, et aux formes de construction de l’oral à la maternelle, disons tout de
suite qu’I. Delcambre le voit contribuant à la construction de la « culture
commune ». La culture scolaire se construit « avec ce que sont les enfants
avant d’être élèves, c'est-à-dire avant le moment où ils pénètrent dans l’espace
spécifique de la classe qui les constitue comme élèves » (I. Delcambre, 2007,
p. 173). La culture scolaire est faite de ce qu’est l’enfant/élève, il n’y a pas de
séparation. C’est aussi ce que montre M. Fialip-Baratte quand elle s’intéresse
aux premiers mots de l’écriture. Si l’habitude veut que ce soit le prénom le
premier mot écrit, elle constate que cette activité d’écriture cohabite avec
d’autres activités comme écriture d’autres mots, dessins, et surtout devient une
activité de liaison entre la maison et l’école grâce au cahier de vie. « Le terme
‘activités’, rendues ‘visibles’ par leur exposition dans le cahier de vie, unifie
ainsi les pratiques scolaires sans pour autant les brouiller et les transporte à
la maison » (M. Fialip-Baratte, 2007, p. 119) Notons que le mouvement est
donc double : de l’enfant vers l’élève, et de l’élève vers l’enfant.
Ce regard sur l’oral est très intéressant puisqu’on pourrait le voir, uni­
quement, comme un moyen d’amener progressivement l’enfant à devenir
élève, c’est-à-dire le laisser s’exprimer pour un temps afin de l’amener aux
Enfant en souffrance... élève difficile ? 129

règles de l’école. I. Delcambre est très claire sur les résultats des comparaisons
établies  : l’oral n’a ni la même organisation, ni la même fonction, dans
les classes Freinet que dans les autres écoles. Mais pour affirmer cela, elle
s’appuie sur plusieurs recueils de données  : d’une part des observations
lors des entretiens du matin en maternelle dans des classes Freinet et non
Freinet, suivies d’échanges avec les enseignantes à partir de vidéos, d’autre
part des observations faites par E. Nonnon (2006) sur les comportements
communicationnels d’élèves en élémentaire, engagés dans des tâches
d’exposés ou de présentation de livres. L’oral apparaît alors comme une
« une pratique diversifiée » mais « institutionnalisée et ritualisée », à la fois
« autonome et contrôlée ». C’est dire qu’il s’agit d’une pratique encadrée :
les prises de parole sont définies par « des règles qui articulent les différents
rôles de locuteurs, leurs droits et leurs devoirs » (p. 163), alors que ce qu’elle
observe ailleurs serait  : «  une forme de prise de parole qui semble être
instituée mais reste implicite »… qui peut engendrer des récits longs, tous
adressés à la maîtresse sans qu’aucun élève ne soit sollicité pour réagir à ce
qui est présenté. On pourrait dire que l’apparence est semblable, mais en fait
l’échange n’est qu’une mise en scène d’une relation duelle.
Ce qui semble donc définir essentiellement la parole à l’école Freinet tient
dans cette régulation des tours de parole, de la maîtrise du temps, des rôles
de locuteur ou d’écouteur. Les règles sont établies et respectées : il n’est pas
question d’autoriser un enfant à déborder « son temps » parce qu’il en aurait
besoin, ou pour toute autre raison supposée  : «  les règles de planification
permettent aux maîtresses de refuser une demande de parole non inscrite,
elles contribuent pour les élèves à la compréhension du rôle de locuteur
principal » (p. 165). Après avoir souligné le paradoxe que l’on pourrait voir
dans l’importance du contrôle « par rapport aux objectifs de construction de
l’autonomie » (p. 166), I. Delcambre insère ce paradoxe dans deux modèles
pédagogiques  : l’un étant basé sur l’idéologie de l’expression spontanée,
l’autre où l’oral est vu comme un travail qui articule autonomie et contrôle,
parole et écoute. Au-delà de la maternelle, cette importance pour les élèves,
est également mise en valeur par les travaux d’E.  Nonnon  : «  Il ne s’agit
pas seulement d’une bienveillance tolérante, mais de la conviction que leur
parole est riche et constructive, au moins potentiellement  » (E.  Nonnon,
2004, p. 83 citée par I. Delcambre, 2007, p. 171). L’apprentissage de l’oral
va de pair avec l’apprentissage de l’écoute. Les maîtresses soulignent que la
capacité de l’écoute se construit à travers le « faire » de la parole : individu et
collectif sont engagés l’un envers l’autre. Les règles apparaissent bien comme
130 Anne-Marie Jovenet

le matériau du travail qui permet à chacun, chaque enfant/élève, d’avoir sa


place, d’être respecté, et de donner place et respect aux autres.
Que tirer des observations de recherches mathématiques quant à ce
lien enfant/élève et à ce rapport individu/collectif  ? L’oral, notamment à
travers l’entretien du matin, pouvait sembler le lieu où l’enfant, deviendrait
progressivement élève, le lieu où l’individu pourrait «  raconter  » sa vie
d’enfant, pour accepter d’entrer dans la vie scolaire. Nous avons vu que ce
n’était pas le cas  dans la pédagogie Freinet. Les mathématiques, invitent
plutôt à considérer les exercices scolaires comme directement adressés aux
élèves et à voir le travail collectif comme une réelle situation de compétition.
Qu’en est-il ?
Notre regard se portera d’abord sur l’analyse faite par D. Lahanier-Reuter
des «  pratiques langagières dans les classes de mathématiques  » (2006),
pour nous attarder sur les interventions des élèves dans certaines activités
particulières décrites (2007) et terminer sur une interrogation en ce qui
concerne le rôle du maître dans ce rapport de l’individu et du collectif.
Dans le récit fait par D.  Lahanier-Reuter de ces recherches mathé­ma­
tiques, deux désignations : l’élève, le maître. Il n’est pas question d’enfant.
Dans l’enseignement mathématique par la recherche à l’école Freinet, le
collectif orchestre la question posée par un individu dont chacun s’empare.
La chose semble simple. Regardons plus finement les différences entre
cet enseignement et celui d’une école classique. Le rapport à l’erreur est
différent, les conduites argumentatives tout autant. On assiste à « différentes
formulations et reformulations de projets » (2006, p. 177). Le travail se fait
dans la durée. « S’inscrire dans la durée permet à l’élève de tisser des liens
entre les différents moments de l’activité dans la classe de mathématiques »
(p. 186). Les écrits ne sont pas uniformes, ils sont « signifiants pour l’élève [...]
ce sont des écrits d’auteur et non d’exécutant4 » (p. 187). L’écriture est une
écriture coopérative. Les textes écrits sont gardés, il ne s’agit pas de feuilles
pour un calcul… destinées à la poubelle. La coopération dans le groupe prime
sur le conseil du maître à un élève.
En résumé deux mots me sautent aux yeux : travail et coopération. J’ai
le sentiment en lisant les analyses de D.  Lahanier-Reuter de retrouver la
défi­nition donnée par Freinet  : une éducation du travail. Le fait est que
lorsqu’on regarde les élèves penchés sur leur travail, tantôt seuls, tantôt par
petits groupes, tantôt immobiles, tantôt se déplaçant de l’un à l’autre, on a le
sentiment d’aborder un groupe qui travaille… qui ne ressemble en rien à une

4.– En italique dans le texte.


Enfant en souffrance... élève difficile ? 131

classe d’élèves assis les uns derrière les autres, plus ou moins gesticulant pour
lever les ardoises au plus vite... La marque du travail est bien la continuité,
le désir d’arriver au but, la collaboration quand nécessaire, la production
d’une question ou d’un résultat qui sert aux autres… Ce sont des élèves qui
travaillent grâce aux mathématiques. Et le travail de chacun s’inscrit dans une
mémoire collective, qui garantit l’individu : le nom de chacun y est, mais la
conservation fait partie du patrimoine de tous…

Quid de ce collectif ?
D. Lahanier-Reuter construit un mode de description des interventions
des élèves à partir du modèle utilisé pour décrire les interventions du
maître. Elle justifie cette décision méthodologique en indiquant avoir
constaté que certaines positions d’élèves étaient des positions d’enseignants
(2007, p. 209). Cela donne une grille basée sur la forme des interventions
(déclarative ou interrogative), contributives (fournir des résultats, des
méthodes), en réaction aux discours (rejette, dénonce, évalue). Comparant
les réactions des élèves au discours d’autrui (reformule ou répète, incite à
modifier, à poursuivre, à publier, évalue), les différences entre deux types
de classe sont nettes. La différence est d’emblée située dans la définition du
collectif : « les élèves de Freinet interviennent régulièrement sur les discours
de leurs pairs. Les pratiques langagières dans ces classes de mathé­matiques
construisent un espace partagé, où les dialogues se croisent. C’est bien en
termes d’interactions collectives qu’il faut les envisager et non en termes de
dialogue ‘fermé’ maître/élève. » (2007, p. 211)
Résumons deux séquences. Mélanie fait des opérations sur les jours de
la semaine en attribuant à chaque jour de la semaine une valeur numérique
d’après le rang dans les jours de la semaine. Mélanie expose à la classe, mais
marque un temps d’arrêt… que le maître saisit au vol – non pour l’encourager
ou la rassurer – mais pour renvoyer la question à tous : « ‘ben on va chercher’ ».
Cet épisode est entièrement collectif. D.  Lahanier-Reuter souligne que
« le maître cherche aussi seul à son bureau ». Là, le maître va reconnaître
publiquement une erreur de sa part, et elle note que cette phase s’achève (et
non l’ensemble du travail) lorsque la recherche devient officiellement celle
de la classe par le retour de Mélanie à sa place. La deuxième phase commence
par la demande d’un élève qui change la question. Les élèves ne vont pas
tous appliquer la même stratégie pour répondre à la question, mais le travail
collectif reste marqué par une «  indifférenciation apparente des élèves et
du maître face à la tâche ». D. Lahanier-Reuter note alors que là, le maître
exprime des émotions : « Quel plaisir d’avoir trouvé ! », « Tu as bien fait de
132 Anne-Marie Jovenet

venir à l’école (solennel) ! », « il faut que tu te défendes hein Christopher,


parce que ce n’est pas vrai (que tu ne fais rien de bien) ». Je note que ces
expressions parlent des élèves, et du collectif (pas d’enfants vus comme
individus dont il faudrait soutenir l’estime de soi…)
Quant à la description de la recherche d’Hugo, elle nous apprend la
possibilité de passer naturellement d’une position à une autre  : l’élève est
dans la position de l’enseignant  : il conseille, puis il redevient élève à sa
place, de façon très naturelle. Elle nous apprend surtout que, passer d’une
position à une autre, change le statut de l’erreur. Hugo est dans la position de
l’enseignant. Le maître reste au tableau et Hugo passe dans les rangs, il donne
« conseils et avis aux autres élèves » (D. Lahanier-Reuter, 2005a, p. 359).
Mais Hugo fait une erreur et le maître dit « ‘ben non !’ », et Hugo reprend
« ‘ben, j’ai mal compté !’ ». Il rectifie et reprend sa position d’enseignant en
passant dans les rangs. Il revient à sa place quand le maître lance un nouveau
défi. D. Lahanier-Reuter qualifie alors l’erreur d’événe­ment normal dans le
déroulement de la séance.
Cette capacité à passer d’une position d’enseignant/élève à une position
d’élève fait surgir en moi une question à propos des travaux de C. Blanchard-
Laville. Elle y décrit une enseignante face à «  Sophie, la petite fille
effarouchée » ou à « Jérôme le fils merveilleux » (Blanchard-Laville (2001,
2003) : sont-ils considérés « élèves » ou « enfants » ? « Enfants » serait-
on tenté de répondre puisque désignés comme « petite fille » ou « fils » et
l’enseignante comme mère plus ou moins comblée… Le paradoxe est fort :
élève dans la classe Freinet… et enfant dans un discours issu de la didactique.
Mais…
Dans l’ouvrage collectif de 2003 Une séance de cours ordinaire. « Mélanie
tiens passe au tableau … », le regard porté sur les interactions dans la classe,
souligne une forme inhabituelle de « traitement différencié des élèves » :
«  les élèves ne disposent manifestement pas de la même position dans la
classe et de ce fait ils ne semblent pas ‘écoutés’ de la même manière par le
professeur ». Ainsi dans une classe dialoguée, sur vingt-six élèves de la classe,
vingt-quatre ont entendu leurs prénoms prononcés, mais pour trois d’entre
eux ce n’était pas pour une raison mathématique. Deux sont donc oubliés.
Mais il y a « des élèves sur qui compter ». Ce sont des élèves qui jouent un
rôle dans le déroulement de la séance. Ils sont sollicités pour faire progresser
le cours. C’est en transposant ce modèle d’analyse dans le registre orienté
par la psychanalyse que C.  Blanchard-Laville va analyser les interactions
de l’enseignante avec Mélanie ou Jérôme. Il devient alors évident que
dans l’interaction avec Jérôme, (Blanchard-Laville, 2001, p. 208 à 211), et
Enfant en souffrance... élève difficile ? 133

malgré l’analyse en termes de figure maternelle, ou de « scène de séduction


narcissique » l’enseignante est bien face à un élève : un élève qui valorise son
enseignement. Le commentaire de l’image est clair : « elle désigne Jérôme à
la classe avec son index, en accompagnant la posture d’une mimique rieuse
signifiant ‘c’est lui qu’il faut regarder et écouter, c’est lui la source de vérité’.
Comme si elle était son supporter fervent [...] Dans ce moment, c’est comme
si elle lui avait délégué une partie de ses fonctions et Jérôme les reprend bien
à son compte… Voilà Jérôme dépositaire de la partie ‘bonne maîtresse’ de
l’enseignante. Certains élèves ne s’y trompent pas  » (Blanchard-Laville,
2001, p. 211). Ils sont considérés comme élèves en raison de la position de
l’enseignant.
En résumé, D. Lahanier-Reuter parle d’élèves dans la classe Freinet, mais
le terme ne vise pas à les isoler de leur part d’enfant en eux. C. Blanchard-
Laville désigne les élèves par des termes qui les rapprocheraient de leur vie
d’enfant, mais les caractérise par leurs positions en tant que substitut de
l’enseignant et donc en tant qu’élèves. Ne nous laissons pas tromper par les
mots ! Dans la classe observée par C. Blanchard-Laville les élèves sont vus
comme des individus comparés les uns aux autres, dans la classe observée par
D. Lahanier-Reuter les élèves participent volontairement à un apprentissage
coopératif qui les rapproche les uns des autres dans le travail. Reprenant ces
analyses dans un questionnement sur le rapport indi­vidu/collectif, j’ai pu
souligner que contrairement à d’autres modèles pédagogiques, « il n’est pas
demandé à l’élève de s’extraire du collectif dans lequel il vit, de la culture dans
laquelle il baigne » ( Jovenet, 2009, p. 77) pour devenir élève. Enfant et élève
sont reliés en soi. Le collectif n’est pas non plus ce qui pèse sur l’individu,
celui-ci devant s’en libérer avec beaucoup d’efforts. «  Le collectif comme
mode de travail, devient mode de relation aux autres, mode de respect de la
diversité [...] de la définition du collectif naît la définition de l’individu »
(p. 77).
Cerner la signification du lien enfant/élève dans la pédagogie Freinet ne
peut donc échapper à cette analyse fine. Ce qui est en jeu c’est de comprendre
comment cette pédagogie en s’inscrivant à l’encontre des prises en charge
spécialisées en vigueur depuis le début du 20e siècle, peut être plus efficace en
direction d’enfants particuliers. Ce sera l’objet du prochain chapitre.
Chapitre 6 :
L’effet bénéfique inattendu de la pédagogie Freinet
sur les enfants en souffrance

L’ensemble de ce chapitre est bâti sur l’analyse des observations et


entretiens menés dans l’école en pédagogie Freinet en comparaison avec les
données recueillies dans d’autres écoles. Nous partirons d’un rappro­chement
fait entre deux élèves qui se ressemblent, sauf que pour l’un d’entre eux, ses
parents ont fait le choix de l’inscrire dans cette école en pédagogie Freinet.
Rassemblant les analyses de l’ensemble des entretiens nous établirons alors
quatre dimensions de comparaison ordonnées comme suit : l’environnement
pédagogique, le traitement des «  pourquoi  » dans la classe, l’attitude de
l’enseignant, le fonctionnement de l’enfant/élève. Ceci nous amènera à
réfléchir en fin de chapitre à cet effet bénéfique spécifique.

Une ligne va se dessiner. Ce qui va marquer nos interprétations


sera l’inattendu… à chaque étape
Mais avant d’entrer dans ces analyses, il nous semble important de rappeler
« qui » sont ces enfants en souffrance et comment se déroulent ces entretiens
avec eux. La première partie de l’ouvrage nous a conduit à mettre dans la
catégorie «  enfants en souffrance  » des enfants victimes de défaillances
graves dans leur environnement éducatif, soit qu’ils aient été sous le pouvoir
d’un ou de plusieurs adultes qui ne les respectaient pas ou s’imposaient par
la terreur, soit qu’ils aient subi des violences, des maltraitances ou des abus
sexuels, soit qu’ils aient été confrontés à des non-dits sur leurs origines, ou
qu’ils aient eu à vivre des événements douloureux comme des maladies ou
des handicaps, des séparations ou des deuils, sans qu’aucune parole ne leur
soit dite. Des élèves peuvent aussi être des enfants en souffrance à l’école,
quand les adultes de l’environnement scolaire ou éducatif se comportent de

135
136 Anne-Marie Jovenet

manière défaillante, ravivant parfois des situations identiques vécues dans le


milieu familial.
Les entretiens, conformément à la méthode de recherche clinique
inspirée par la thérapie psychanalytique, vont permettre à ces enfants de
laisser émerger quelque chose d’eux-mêmes, quelque chose qu’ils « savent
sans savoir », qui peut devenir ainsi plus visible à leurs propres yeux. Si ce
« quelque chose » n’est pas dit avec trop de précautions de défense, et s’ils
découvrent au fur et à mesure de l’entretien un gain pour eux-mêmes à parler
ainsi, une certaine libération intérieure sera tangible. La liberté de parole de
l’enfant entré à l’école Freinet sera une première base de questionnement
sur cet effet bénéfique de la pédagogie. Nous faisons l’hypothèse que cette
attitude face à un adulte « qui fait de la recherche », sera facilitée parce que
l’élève jouit d’un climat respectueux de sa parole dans le milieu scolaire.
Comparons deux à deux, des élèves choisis pour leur ressemblance (A.-
M. Jovenet, 2006, p. 40 à 43). Tom et Boris se présentent comme deux élèves
fortement habités par de mauvais souvenirs de l’école précédente au moment
du changement. Élèves en souffrance qui se révèlent être aussi enfants
en souffrance. Nas et Raïssa semblent très proches par un vécu familial
douloureux, entouré de « pourquoi » et de non-dits, qui se prolonge par de
très mauvaises relations aux autres à l’école. Justine et Inès n’ont sans doute
pas leur place dans la catégorie des enfants en souffrance. Pourtant leur façon
d’établir certains liens à l’école et d’en exclure d’autres, apporte un éclairage
intéressant sur ce qui se tisse ou pas dans le milieu scolaire. C’est pour cette
raison que nous ajouterons cette dernière comparaison entre deux élèves.
Tom raconte « on n’arrêtait pas de me frapper dans les coins… on m’tapait
tout le temps. Mme D elle tirait les oreilles ». Pour Boris, le vécu dans l’ancienne
école est bien inscrit dans son corps. Les mots qu’il utilise sont forts : « dans
cette école, on était castré [...] un moment qui m’a choq-, une fois ça m’a
beaucoup fait, ça m’a énervé et puis on m’avait mis sur un pneu qu’on mettait à
côté des maîtres pour punir les gens ». Les auteurs de ces faits sont aussi bien
les adultes que les enfants. L’enfant est victime quoiqu’il fasse. Même quand
Boris donnait des gâteaux, les autres « ne voulaient pas le voir ». S’agit-il de
souvenirs passés… il semble bien que présent et passé se confondent. Boris
emploie ce même mot « choqué » pour parler d’une activité qui pourtant
lui plaît, il raconte que son maître l’a grondé, alors qu’il dit par ailleurs
beaucoup de bien de cette nouvelle pédagogie qu’il découvre… « au début
ça m’a choqué que le matin on prenait un bout de temps pour expliquer la
vie des autres comparé à ma classe d’avant qu’on n’avait aucun répit ». Tom
mélange les temps… Quand on lui demande s’il a encore du mal à s’habituer
Enfant en souffrance... élève difficile ? 137

à certaines choses il répond : « ouais, c’est à l’école, à V ça m’énerve tellement


puis j’ai encore dans la tête alors euh vaut mieux l’oublier hein ! » N’ayant pas
les mots suffisants pour raconter, il ne peut que manifester physiquement
l’émotion qui l’envahit : il tremble et reprend son souffle.
Les deux se ressemblent du point de vue de ce passé qui les a meurtris.
Ce qui va les différencier c’est la pauvreté ou au contraire l’ampleur des
descriptions de ce qu’ils vivent maintenant dans leur nouvelle école. Tom va
se contenter de dire « euh ça fait du bien de changer d’école, par rapport à… ».
Ce faisant il replonge dans le passé douloureux. Quand on lui demande le
moment qu’il préfère, il répond « hum, arts plastiques — Ah oui ? T’es fort
en arts plastiques ? » Il fait oui de la tête et ne répond pas. « — T’aimes bien
l’école où t’es ? » Il fait signe oui de la tête avec un grand sourire. « Quel est ton
meilleur souvenir à l’école ? Hum, à V, j’en ai pas. » Boris va non seulement
décrire les activités mais dire ce qui lui plaît dans ces activités. Il dit qu’il
aime les procédés, et là il évoque l’entretien du matin, les réunions de classe,
autrement dit les lieux où la parole est donnée aux élèves. Il cite la lecture aux
petits, la présentation des conférences, les recherches math qui sont des lieux
où il se sent reconnu par les autres. Ce qui lui tient sans doute le plus à cœur
c’est la manière d’être du maître, qui donne un avis et non un jugement sur le
travail, un conseil : « ah ben là tu pourrais faire ça », un maître qui n’impose
pas sans échange : « on a toujours le choix, parce qu’avant à mon école on faisait
un truc on était obligé de le présenter, tu faisais un texte, t’étais obligé de le
présenter, on s’inscrivait pas, c’était ‘tu vas présenter aujourd’hui même si tu
n’as pas fini, tu finiras demain euh c’est comme ça’ ».
Au moment où l’entretien pourrait s’arrêter, Boris, sous l’effet du transfert,
manifeste un désir de continuer : « si vous voulez me poser des questions sur des
choses, je veux bien ». Il va révéler – et peut-être découvrir pour lui-même –
un lien qui fait sens. « — Un endroit dans l’école où tu te plais moins bien ? »
Ce lieu c’est la salle de sport, où «  ça résonne, il y a beaucoup de gens qui
peuvent l’entendre… c’est ouvert, tu sens le froid  ». Cela devient «  un trou
comme ça ouvert… je ne supporte pas alors que ça soit ouvert on sent le vent,
les choses comme ça ». Le sens surgit : « — cette salle de sport, elle te rappelle
quelque chose, un autre endroit quand tu étais petit ? non, si… » Boris va alors
redire avec ce même mot ce qui l’a « choqué » étant petit… Dans une salle
où les adultes jouaient au loto « une femme m’a crié dessus… la main presque
levée à peu près elle me tapait comme si j’étais son fils, son propre fils et elle m’a
choqué cette dame »… L’école et son espace réel a bien un lien avec cet autre
lieu : « et puis après ben, ça, même la salle, euh, je, même, si, il y avait du tapis
138 Anne-Marie Jovenet

dessus bleu je reconnaissais la salle et les murs donc même la structure des murs
ça me rappelle ça quand même ».
Tom paraît toujours enfermé dans son refoulé. Boris réussit à le transformer
en souvenir dont il peut parler… ce qui change dans son rapport à lui-même.
Ce qui rapproche Nas et Raïssa a trait aux événements douloureux qui
les marquent en même temps qu’à la manière de vivre ces événements, au
retentissement en elles. Le père de Raïssa est mort, elle se trouve maintenant
dans une famille recomposée, elle a déménagé plusieurs fois. Le père de Nas
est malade et vraisemblablement pour cette raison elle a du partir dans le sud
de la France, et donc quitter son école, ses amies. Au moment de l’entretien,
elle est revenue mais semble inquiète que cela ne recommence… Toutes les
deux se vivent comme victimes des événements mais aussi des autres à l’école
qui ne semblent pas comprendre ce qui les affecte et en rient. Elles se sentent
en insécurité et ont peur des autres. Nas dit : « y en a qui me tapaient, j’étais
obligée de rester dans les toilettes des filles parce que sinon ils me taperaient,
les filles, elles étaient méchantes elles arrêtaient pas de me pousser dans les
escaliers ». Raïssa dit : « j’ai pas envie qu’on me frappe, ça fait mal » On sent
que les autres sont une menace forte pour leur intégrité physique mais aussi
relationnelle. Nas explique « y en a qui me tapaient parce que j’avais des grosses
dents de lapin et plein d’autres choses qu’ils n’aimaient pas comme des baskets,
ils disaient ‘ils sont moches ces baskets  !’» Pour Raïssa, le danger peut aussi
menacer l’image de sa mère : « j’ai pas envie de me faire frapper, d’avoir par
exemple un œil au beurre noir et après qu’on dise que ma mère elle m’a frappé
alors que ça sera pas vrai ».
Comme pour Boris et Tom ce qui va les différencier c’est le rapport
qu’elles entretiennent avec les activités de la classe. Pour Nas deux blocs
s’opposent, le tout mauvais au loin et le tout bon ici. Elle ne raconte rien,
elle est prisonnière de ce qu’elle ressent, et de relations interpersonnelles qui
l’enferment dans son statut de victime. À un moment elle dira  : «  oui les
enseignants ils me plaisaient mais les enfants non ». Quand on lui demande si
elle parle des raisons qui la font s’enfermer dans les toilettes : « tu le disais à
ton enseignant ? » elle répond : « si, mais la maîtresse elle disait rien du tout ».
Seules les retrouvailles peuvent lui donner le goût des autres : « j’ai retrouvé
mes copines et puis ils se sont tous jeté sur moi ». Raïssa est aussi très marquée
par les relations difficiles. Elle racontera à un moment avoir voulu consoler
la maîtresse remplaçante parce que les autres élèves l’avaient fait pleurer…
Pourtant quand elle se met à parler des activités de la classe, et notamment
de ce qu’elle aime : préparer une conférence, elle se dégage de ces relations
de besoins, pour entrer dans l’échange avec les autres, comme les activités à
Enfant en souffrance... élève difficile ? 139

partager : « j’aime bien faire de la musique avec mes copains ». C’est au bout
d’un certain temps une autre Raïssa qui se dévoile racontant qu’elle apprécie
que des choix soient possibles, vantant les avantages de l’autonomie. Une
autre Raïssa… pas tout à fait : elle va reparler de ce qu’elle aimait faire avec
son père, ce qui l’amène en parlant des conférences qu’elle a faites, à parler
de la nature et à dire tout naturellement : « j’aime bien tout ce qui est nature
et tout ça, j’aime bien parce que mon père il m’a beaucoup emmené dans les
forêts et puis dans les montagnes et puis il m’a appris plein de choses mais j’ai pas
retenu tout et c’est pour ça que … »
Telles qu’elles sont conçues, les activités de classe lui donnent le droit de
vivre, de désirer faire quelque chose avec d’autres et d’en éprouver du plaisir,
tout en s’autorisant à parler de son père, ce qui là aussi la réconcilie avec elle-
même. Nous faisons l’hypothèse que ce climat de travail en classe lui permet
de reconstruire en elle quelque chose que les séparations, et le sentiment
d’être victime des autres, avaient atteint.
Justine et Inès ne sont pas a priori des enfants en souffrance, pourtant
regarder ce qu’elles disent, peut éclairer des aspects restés un peu dans
l’ombre. Justine a changé de groupe scolaire parce que les classes de l’école
élémentaire sont partagées en trois lieux. Il semble que pour Inès ce soit
le choix de la pédagogie Freinet qui ait guidé ses parents. Toutefois le
rapprochement fait ressortir un certain nombre de fragilités. Toutes les deux
ont une certaine manière de parler de leurs difficultés, en glissant dessus.
Justine rit beaucoup, Inès passe rapidement d’un événement à l’autre. On
peut même dire qu’elles ont en commun certaines façons de ne pas dire
ouvertement ce qui est douloureux. Ainsi pour Justine le « noir » semble lié
à un événement particulier dont elle ne parle pas. « Des fois ça m’arrive d’aller
dans les tracteurs avec papa… des fois ouais surtout pendant les vacances parce
qu’après l’école ça fait un peu tard et il fait noir. — Tu as peur du noir ? — hum,
un peu, pas beaucoup, ça dépend des fois… y a rien qui me fait peur, enfin rien de
spécial, j’aime pas la couleur noire c’est tout ». Suit alors un silence que Justine
ne meuble pas en riant, ce qui est très rare, elle ajoute : « c’est surtout les bruits
que j’entends et que je vois pas qui me font peur ». Inès dit à propos du quoi
de neuf : « j’adore ça parce que ben c’est le moment où on peut raconter un peu
notre vie… des événements importants comme, je sais pas, ta meilleure copine
qui a déménagé en Belgique ou bien des trucs comme ça. — ça t’est arrivé que
tu aies une bonne copine qui a déménagé en Belgique ? — non jamais mais il y
a un autre événement mais c’est pas du tout la même chose… ». On voit pour
Inès et Justine, le discours recouvrir un événement douloureux non-dit dans
l’entretien, mais dans l’école Freinet cet événement peut être parlé au quoi de
140 Anne-Marie Jovenet

neuf. Toutes deux voudraient tout à la fois : pour Inès être dans cette école
mais encore dans l’autre pour aller en classe de neige avec les copines, pour
Justine être grande et rester petite ce qui permet de se cacher sous une table,
dit-elle... sans autre explication.
Le rapport aux autres semble avoir une grande part dans leur sentiment
d’être bien ou pas. Inès revient sur le quoi de neuf qui permet de parler à
toute la classe, plutôt qu’à sa voisine seulement, mais Justine insiste sur cette
peur du jugement des autres tout en s’en défendant : « ce que je n’aime pas du
tout, c’est aller au tableau, c’est pas que j’ai peur des autres, hein. Je suis pas à
l’aise, c’est tout… c’est parce que je suis devant tout le monde. Un peu, ouais, ça, à
cause de ça. J’aime pas quand les autres me regardent… c’est un peu, heu, un peu
gros… gros sur soi-même — c’est-à-dire ? — tous les regards sont sur soi-même
et puis ben, on se sent pas bien… » C’est sans doute le même regard qu’Inès
craint sur elle-même : « je bouge quand même assez mais c’est surtout les bras
et les jambes que je bouge, c’est pour ça que souvent mes stylos ils tombent » Elle
continue en disant que dans cette nouvelle école Freinet tout se termine bien,
peut-être mieux qu’ailleurs, mais cela elle ne le dit pas… « — c’est embêtant
quand tes stylos ils tombent ? tu te fais crier ? — ben non, non je le ramasse
comme ça ». Joignant le geste à la parole, elle disparaît sous la table pour faire
la démonstration… et ajoute : « ou alors des fois quand mon stylo il roule, il
roule, ben c’est les autres qui me le ramassent et puis après je dis ‘merci’ ». Si
au départ Justine et Inès semblent avoir le même profil de petites filles assez
silencieuses sur ce qui les atteint en profondeur, Inès montre dans l’entretien
que, dans cette école, elle fait l’expérience qu’elle peut le dire sans danger.
Avec Boris et Tom nous avons compris à quel point les adultes sont dans
l’erreur quand ils disent que «  des enfants ça oublie vite  !  ». Nous avons
perçu quelque chose de visible issu du refoulé… la grande salle où il s’est passé
des choses qui restent obscures, des violences de la part d’une femme qui lève
la main sur un enfant comme s’il était son « propre fils », des angoisses face à
un grand espace ouvert, où tout le monde peut entendre et se mêler de tout…
Avec Nas et Raïssa nous avons compris comment les souffrances familiales
débordent à l’école, non pas comme on le pense de façon simpliste parce
que l’enfant qui n’est pas bien dans sa peau, devient agressif envers les autres
selon le mode de la vengeance. Nous avons compris que l’angoisse qui habite
l’enfant, de n’avoir pas sa place dans la vie familiale devient une angoisse de
n’être rien nulle part dès qu’une moquerie surgit…
Avec Justine et Inès nous avons compris comment la peur qui habite un
enfant peut ne pas avoir «  bonne presse  » dans certains modes éducatifs
Enfant en souffrance... élève difficile ? 141

familiaux ou scolaires, et conduire à se cacher… sous la table, ou à se


raccrocher à quelqu’un, quand surgit la peur du noir, la peur de perdre, la
peur de ne plus exister face aux autres qui font mieux, la peur des autres, la
peur d’être catégorisée comme celle qui bouge tout le temps et que les autres
rejetteraient…

L’environnement pédagogique
Nos premiers travaux nous ont conduit à présenter cette pédagogie Freinet
comme « traitement de la souffrance » ( Jovenet, 2007, p. 76) Là continue
l’inattendu… n’avons-nous pas dit précédemment que les enseignants Freinet
ne cherchaient jamais à «  repérer  » les élèves pour leurs particularités, et
encore moins à leur apporter un traitement particulier…
Y.  Reuter (2007, p.  15) avait présenté les principes de fonctionnement
de l’école en ciblant l’apprentissage comme lieu d’interaction entre
l’institution, l’enfant/élève et le maître. Notre analyse s’inscrit dans ce même
lieu d’interaction mais vise la façon dont le refoulé se traduit (ou se trahit…)
à travers le corps. Nous n’avons pas oublié ce que dit Nasio aux psychologues
scolaires réunis en congrès à Nancy : apprendre à parler ce « code propre à
chaque humain [...] si nous voulons accéder à l’inconscient de notre patient,
adulte ou enfant » ( J.-D. Nasio, 2000, p. 283). Le corps présent dans la classe,
le corps observable pendant l’entretien est un corps qui agit et qui ressent, un
corps traversé de désirs conscients mais aussi de sensations inconscientes.
Dans cette école, l’enfant trouve un espace-temps qui recrée la sensation
d’un corps qui a sa place. L’espace est ouvert parce qu’il permet à l’élève de
regarder au loin. Sans doute est-ce un des aspects dont les adultes pourraient
ou devraient mieux mesurer l’importance. L’élève aime pouvoir regarder par
la fenêtre, c’est-à-dire n’être pas dans un lieu obscur avec rideaux tirés. Dans
cet espace il peut se déplacer soit à l’intérieur de la classe (et pas seulement
pour aller au tableau ou venir au bureau de l’enseignant quand celui-ci le
demande) il peut se déplacer pour trouver le matériel dont il a besoin, pour
imprimer un texte, ou même pour correspondre avec un autre élève à propos
de son travail. Il peut aussi sortir de la classe pour se rendre dans un autre
endroit de l’école réservé à certaines activités. Dans ces déplacements, le corps
n’est pas contraint. S’il l’est, c’est parce que l’élève ne mérite pas les droits liés
à son statut d’élève autonome. Mais dans ce cas, l’élève sait comment il peut
faire pour retrouver ce statut. Les besoins du corps de chacun sont également
respectés. Nous avons pu souligner qu’interdire régulièrement à un élève de
« bouger sur sa chaise », de gesticuler, comme le contraindre à des postures
rigides, pouvait provoquer des attitudes répétitives qui prennent l’allure
142 Anne-Marie Jovenet

de symptômes et contribuent à qualifier rapidement les élèves d’instables.


(A.-M. Jovenet, 2007, p. 77).
L’élève trouve également un espace-temps qui respecte «  son temps
personnel  », son rythme général pour certaines activités, et son rythme
particulier à telle journée ou à tel moment de la journée. Dans la pédagogie
classique, une fois passée la maternelle où l’on admet que tel élève a besoin
d’un certain temps de sieste, le rythme devient bien souvent synonyme de
norme collective et d’exigence de rapidité. Parler des rythmes scolaires revient
au mieux à étudier le rapport types d’activités/moment de la journée mais le
plus souvent à réduire ce rythme au nombre d’heures de classe dans la journée,
de jours travaillés dans la semaine, à l’alternance périodes scolaires/vacances.
Pourtant l’examen de la vie scolaire invite à se pencher sur d’autres questions
qui n’ont comme effet que de comparer l’élève X à la norme : faire un exercice
dans le temps alloué, répondre rapidement lors du « cours dialogué » ou
d’une interrogation au tableau, n’avoir pas « de retard ou de lacunes » au
moment du passage en classe supérieure, avoir emmagasiné les contenus et
les savoir-faire requis pour tel contrôle ou telle période de l’année. Dans cette
école, les élèves disposent de leur plan de travail : ils peuvent choisir l’activité
qu’ils vont faire à tel moment de la journée ou de la semaine et savent que
s’ils n’ont pas achevé la lettre aux correspondants, ou la préparation de leur
conférence, ils auront « encore » du temps pour le faire. Nous avons aussi
entendu les sentiments éprouvés par une élève que nous avons qualifiée de
« bonne élève exclue » lorsqu’elle passait son temps à attendre. Entrée dans
cette pédagogie qui ne la rend pas soumise à l’organisation générale, elle
trouve sa place. Nous avons aussi entendu une enseignante déclarer que les
élèves passent des évaluations quand ils y sont prêts !
Toujours dans ce registre de l’image du corps, nous avons entendu des
élèves oser dire « j’aime bien quand on… ». Ils peuvent oser dire leur désir
et leur plaisir de faire certaines choses, alors que cette expression semble
habituellement réservée à désigner des sentiments souvent changeants à
l’égard des autres…
Cet espace-temps créant des conditions pour un «  être soi, bien dans
sa peau  » s’appuie sur une ambiance de respect des uns et des autres. La
première manifestation de respect est l’absence de bruit. Dans les effets
inattendus de cette pédagogie, celui qui surprend le plus les adultes est sans
doute le chuchotement entre élèves et l’absence de bruit. Contrairement à ce
qu’on pourrait penser, les enfants n’aiment pas le bruit, ils s’en plaignent là
où il existe, et ces élèves ne se plaignent nullement du chuchotement ; ce qui
est une contrainte pour les adultes ne l’est pas pour eux. Bien évidemment
Enfant en souffrance... élève difficile ? 143

pour décrire ce qui caractérise aussi le respect porté aux élèves, il faut ajouter
l’absence d’humiliation publique, de mots qui rejettent, qui stigmatisent, qui
comparent.
Parlant le code propre à l’image du corps on peut dire que l’enfant peut se
sentir exister de façon solide, stable. Il a sa place et crée une unité en lui entre
son soi enfant et son soi élève. Parlant le langage de la pédagogie Freinet, nous
pouvons dire que c’est le mode de travail qui crée ces conditions d’un soi
stable et solide. Chuchoter est nécessaire pour respecter le travail des autres et
pouvoir se concentrer sur le sien. Devenir autonome et pouvoir se déplacer est
d’abord un mode de travail. Avoir un plan de travail et respecter le rythme des
autres est au service d’un apprentissage coopératif. C’est ici qu’apparaissent
les liens des élèves entre eux. Quand la compétition est à l’œuvre, l’élève est
dans un rapport de comparaison aux autres, il est dominé ou dominant et
cherche à passer de l’un à l’autre, il voit les autres comme des concurrents.
Être pris en flagrant délit d’erreur ou manifester son incompréhension par un
« pourquoi » ou un « je ne sais pas » est une manifestation de faiblesse qui
ramène dans le clan des dominés… Et là, apprentissage et relations aux autres
sont intimement mêlés… Les relations aux autres vont ramener l’enfant en
souffrance à sa position d’enfant devant un « pourquoi » qui n’a pas le droit
de demander une réponse, de montrer ce qu’il ressent.

Le traitement des « pourquoi » dans la classe


Savoir si leurs élèves ont le sentiment qu’on ne répond pas à leur
« pourquoi » : est-ce une question que se posent les enseignants ? Je n’en
suis pas certaine. Pourtant « je ne sais pas » ou « je ne savais pas » revient
fréquemment dans ces discours d’élèves. C’est en écoutant Boris que j’ai pris
conscience de l’ampleur des « pourquoi » à l’école.
Dans son ancienne école il voulait savoir les raisons des interdits. Il se
demandait par exemple, pourquoi il y avait des lignes jaunes dans la cour, au-
delà desquelles les élèves ne pouvaient aller : « il y avait des lignes, on n’a pas
le droit, il y avait une ligne jaune, on n’avait pas le droit de la dépasser, je sais
pas pourquoi » Pourquoi ne pas expliquer la raison de cet interdit ? Il y a aussi
des non-dits à propos d’objets d’apprentissage  : «  (décamètre, hectomètre)
je savais pas que ça existait, enfin une fois on avait fait ça avec ma maîtresse de
CE2 mais elle nous avait jamais dit c’était quoi, on avait demandé, on avait
demandé mais j’avais jamais su en fait »
Pourquoi n’y a-t-il pas de réponse à cette question de l’élève ? Ces incidents
sont-ils anodins ? On le retrouve dans sa nouvelle école dont il dit par ailleurs
144 Anne-Marie Jovenet

beaucoup de bien, ne pas oser demander : « je savais pas du tout ce que ça
voulait dire présentation de conférence et recherche math, je savais pas ce que
c’était, on m’a dit ‘alors vous faites vos recherches’ je me sentais bien embarrassé
alors je voyais des filles avec leur compas en train de faire des rosaces [...] je croyais
que c’était de l’art plastique mais non c’était des recherches maths et je me suis
fait gronder ». Il ne savait pas et apparemment n’ose pas demander. En effet,
de l’école précédente subsistent les interrogations à propos des interdits ou
des punitions : « on m’avait puni, on m’avait mis sur un pneu qu’on mettait
à côté des maîtres pour punir les gens [...] on m’avait obligé ». Il ne semble y
avoir pour lui, aucune explication à ce mode de punition où l’élève doit rester
immobile à la vue de tous, juste une obligation.
Mais il y a aussi des explications qui n’en sont pas, des modes d’appré­
hension du vocabulaire, pour le moins étranges sur le plan scolaire, des
personnalisations de la transmission d’un savoir qui engendre la honte. Ainsi
il raconte : « la maîtresse a dit ‘solitaire ?’, ‘solitaire c’est quelqu’un qui reste
tout le temps seul’ et après elle nous a demandé c’est qui dans la classe qui est
solitaire ?, ben moi j’ai levé le doigt comme ça, parce que je savais que personne
ne voulait me parler et puis après la maîtresse elle m’a dit ‘c’est parce que tu ne,
tu ne parles pas aux gens, tu ne cherches pas à voir les gens’ et toute la classe a
dit ‘oui’ »
L’image d’une spirale des non-dits et de l’incompréhension permettrait
de relier ces différents exemples. L’élève est devant un « pourquoi ». Lui-
même se sent menacé. On voit ainsi des élèves dire : « je sens qu’on ne m’aime
pas, je ne sais pas pourquoi » ou encore « j’ai l’impression qu’on voulait pas de
moi ». S’il demande, il n’a pas de réponse. Il peut alors se dégager une sorte
de sentiment d’être victime. Il est maintenu dans le secret Il peut aussi penser
que si on ne lui répond pas c’est que l’objet en question est marqué par la
honte, et lui-même également puisqu’il est maintenu à l’écart. Il y a aussi
ces pseudo-réponses qui n’en sont pas… ou ces explications détournées…
Là l’élève se sent étranger à ce monde scolaire qui ne semble pas décidé à
l’intégrer.
À travers ces «  pourquoi  » l’élève cherche un lien entre ce qu’il vit,
ce qu’il ressent et ce qu’il est. Il tente de comprendre ce qui lui arrive, qui
n’arrive pas aux autres, du moins c’est ce qu’il pense. Les autres élèves autour
de lui sont dans une situation meilleure, ils sont plus appréciés des maîtres,
ont plus de copains. Puisque la parole lui est interdite, il peut le montrer par
son comportement. L’élève cherche à se comprendre lui-même et tente de
garder ou de retrouver son unité. Mais les « pourquoi » sans réponse vont
rejoindre ceux de la vie de l’enfant. Dans les entretiens menés à propos de
Enfant en souffrance... élève difficile ? 145

ces changements d’école, ils concernent les choix des parents, les décisions
familiales qui entraînent déménagement, pertes de repères et des amis, entrée
dans l’inconnu… Ils rejoignent aussi les « pourquoi » à propos de la maladie,
de l’avenir, de la mort. L’enfant comme tout être humain reste devant une
interrogation : pourquoi moi ? Pourquoi nous ? Comme Marc, qui entend les
« paroles de prétendue consolation » certaines paroles vont l’enfermer plus
fortement dans sa solitude. Celles que nous venons de citer à propos du mot
« solitaire » sont de celles-là.
Dans cette école aucune question n’est laissée sans réponse. Les
« pourquoi », les décisions concernant le règlement de la classe sont débattus
lors des conseils de classe ou d’école, réajustés collectivement. Mais ce qui
compte davantage encore, parce que c’est le cœur de la vie de la classe, les
« pourquoi » deviennent centraux dans le travail coopératif. Comme nous
l’avons vu dans les recherches mathématiques, partir du « pourquoi » d’un
autre, fait progresser l’ensemble, qui se pose de nouvelles questions, cherche
de nouvelles stratégies, « une autre machine » pour résoudre le problème.
Tâtonnement expérimental et coopération se rejoignent pour une démarche
où le « pourquoi » est valorisé.
C’est là un deuxième pilier de l’inattendu : le « pourquoi » si fréquent
pour l’enfant en souffrance, n’existe pas dans cette école. C’est un lieu de sa
vie où l’enfant apprend qu’il est légitime d’avoir des « pourquoi » et même
que ces « pourquoi » mis en commun vont faire progresser le savoir… Là
où il se croyait coupable de demander et d’attendre des réponses, il apprend
qu’il peut être fier de « chercher pourquoi ». On peut en déduire que dans
cette pédagogie, le « soi élève » et le « soi enfant » sont reliés, et poussant
plus loin le raisonnement, affirmer que de l’élève, renaît l’enfant. L’enfant
retrouve dans cette pédagogie l’idée qu’il est légitime de savoir, et donc de
chercher : le désir peut reprendre sa place.

L’attitude de l’enseignant
Qu’en est-il du rôle du maître dans cette reconstruction  ? Le maître
s’engage-t-il dans une relation personnelle à l’enfant pour l’aider à devenir un
élève qui retrouve la confiance en lui ? Pour beaucoup d’élèves qui quittent
une école où ils se sentaient rejetés, humiliés par l’enseignant, l’arrivée dans un
autre cadre les soulage. Mais nous avons souvent constaté qu’ils remplacent
cette relation, par une autre forme de dépendance  : ils se raccrochent de
toutes leurs forces au nouvel enseignant qui, lui, est gentil, ce qui au mieux ne
les engage pas dans une relation avec les autres, et au pire, les en sépare sous
l’effet d’une rivalité.
146 Anne-Marie Jovenet

Examinons le rapport de l’enseignant à l’élève, du point de vue de


l’apprentissage. Nous avons déjà souligné combien il semble évident dans
certaines prises en charge individualisées que sans ce rapport personnel
l’élève ne peut pas progresser. Cet élève en difficulté ou en souffrance, se
sentant exclu dans un grand groupe aurait besoin de cette relation duelle.
Autrement dit le maître devrait l’aider à apprendre son métier d’élève, seule
condition pour qu’il fournisse les efforts requis pour l’apprentissage. Dans
cette école Freinet, l’inverse se produit. Les élèves le décrivent avec des mots
qui leur paraissent évidents : dans cette école on connaît les autres à travers
leurs textes ! Si l’on voulait paraphraser Vygotski on pourrait dire que c’est
le travail qui tire en avant les relations. Mais à quelles conditions  ? À la
condition que l’enseignant s’impose à lui-même les règles qu’il impose aux
autres. Cela aussi fait partie de cette loi que l’adulte doit s’imposer à lui-
même dans toute relation éducative. Le maître E déclare : « c’est vrai, j’aurais
du mal à intervenir sans faire de lien avec la classe… là ils baignent dans cette
façon de procéder : on fait quelque chose, ça a du sens » Il modifie ses méthodes
habituelles pour respecter la dynamique en place à l’inverse des remplaçants
dont l’aide-éducateur, resté dans les lieux, pouvait dire en comparant l’école
telle qu’elle fonctionnait avant à celle de maintenant  : «  les remplaçants
n’adhèrent pas forcément au projet donc, ils ont tendance à mettre de côté toutes
les règles, les enfants ont vraiment adhéré à ces règles donc ils ont l’impression un
petit peu qu’on rejette leur culture, leur capital ».
Parler de contraintes subies par les élèves revient à parler du pouvoir du
maître. On pense en premier lieu au pouvoir qui s’exerce sur le corps par la
contrainte physique liée aux punitions ou aux gestes qui peuvent être violents
mais on sait que le pouvoir en parole contient une violence symbolique
plus profonde aussi. Certes beaucoup de souffrances d’élèves dérivent de ce
pouvoir du maître : exigences de performances, compa­raisons entre élèves,
remarques discriminantes ou humiliantes, mais on sait aussi que la séduction
exerce un pouvoir… Or dans le cas de l’enfant en souffrance, la séduction
n’est pas sans conséquence.
À l’école Freinet la relation du maître à l’élève n’est marquée par aucun
pouvoir  : c’est ici que nous trouvons un autre inattendu… le maître ne
s’empare pas de la souffrance de l’enfant. C’est ce que nous ont dit Raïssa,
Boris et bien d’autres élèves de cette école. C’est le raisonnement comparatif
qui rend la conclusion inattendue pour les enseignants  : «  si le maître
s’empare de la souffrance de l’enfant, il en fait aux yeux de l’enfant, un objet
qui doit disparaître… un objet encombrant, visible de tous, qui le met à part,
le différencie des autres. C’est de ce point de vue que sa souffrance augmente.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 147

N’en étant plus maître non plus, selon cette démarche de prise en charge
extérieure, il en devient encore plus victime. À l’école Freinet, (parce que)
ces souffrances personnelles ne sont pas rendues publiques par un tiers [...]
l’enfant reste propriétaire de ce qui lui appartient. Il peut en parler, quand il
veut, comme il veut, il peut s’opposer à ce que cela soit rendu public » (A-M
Jovenet, 2007, p. 78).

Le fonctionnement de l’enfant/élève
Dans le mode de fonctionnement de l’école, qui fait de l’enfant un
individu citoyen, qui peut s’exprimer dans les conseils, établir des règles et
discuter avec les autres de leur application, l’enfant découvre l’importance
de sa participation aux décisions collectives. Il a participé au choix d’une
loi ou d’une règle dont les conséquences peuvent un jour peser sur lui. La
contrainte ne vient pas d’un pouvoir inconnu, d’un individu qui impose
Sa loi. Les élèves sont en quelque sorte les auteurs de quelque chose dont
ils vont bénéficier. L’élève qui se sentirait victime d’une injustice, sait qu’il
pourra exposer son différend au conseil, il n’est pas en position d’attendre
uniquement de l’enseignant qu’il s’occupe de régler son problème. De ce fait
les plaintes et les recours à l’adulte disparaissent.
Du point de vue des apprentissages on peut souligner que les moments de
plaisir souvent restreints aux résultats et aux performances dans un système
classique et compétitif, sont ici beaucoup plus variés. Il y a le plaisir de pouvoir
choisir le thème d’un écrit, d’un exposé, d’une conférence, et donc de faire
des recherches documentaires sur un objet important pour soi. Ce choix
– de faire une conférence sur son pays d’origine, de rapporter les réponses
aux questions posées aux soignants lors d’un séjour à l’hôpital – parce qu’il
est respecté, n’est pas seulement un moyen d’accrocher les apprentissages à
ce que connaissent les élèves, mais donne de la valeur à chaque enfant/élève,
chacun ayant droit à ce même respect. Les liens entre eux en sont évidemment
modifiés. Au plaisir centré sur le résultat, se substitue le plaisir d’un travail
guidé par un intérêt personnel, autrement dit le plaisir de la recherche !
N’y a-t-il aucune valorisation du bon travail de l’élève, à l’image de ces
jours de fin juin qui paraissaient si tristes à l’infirmière scolaire parce qu’aussi
calmes que les jours précédents… Certes il n’y a pas de compétition, pas de
notes, mais il y a l’appréciation collective du travail présenté qui peut conduire
à ce que les élèves disent « c’est pas bon, il faut refaire » parce que l’objectif
est que l’ensemble des travaux participent à une œuvre commune. C’était
cela l’éducation du travail, décrite par C. Freinet. Le travail doit être bien fait
pour valoriser la communauté qui l’a produit et cette valorisation du travail
148 Anne-Marie Jovenet

est coopérative : elle se fait par la constitution du patrimoine de l’école. Les


travaux sont conservés, les dessins sont affichés. Ce qui représente un cadeau,
ou qui « décore » les murs ailleurs, est ici l’expression d’une œuvre qui signe
l’école, à laquelle chacun participe.
Le matin l’enfant vient au quoi de neuf avec son environnement familial,
les événements de sa vie qu’il va raconter, il apporte des objets, des emballages
de cadeau qu’il va montrer. Le soir, les parents viennent à l’école faire des
ateliers où ils vont montrer et faire partager leur savoir-faire technologique,
culinaire… Bien sûr on peut dire que ça change le rapport aux parents dans
l’école, mais ce qui change fondamentalement c’est la nature de l’échange.
L’école ne cherche pas à réduire la distance entre le monde scolaire et le
monde « environnant » elle se met dans la position d’avoir à recevoir de ce
monde environnant… L’élève ne s’y trompe pas. Il peut être fier de ce qu’il est
en tant qu’enfant devenant élève.
Toutefois le quoi de neuf (ou entretien du matin) est un lieu de parole
organisé. Un élève s’est inscrit pour raconter quelque chose. Un autre élève
est chargé de distribuer la parole à ceux qui vont la demander (maître ou
élève) et de l’arrêter quand le sablier est écoulé. À aucun moment on
n’assiste à ce que l’on peut voir dans certaines assemblées adultes où un
« conférencier » racontant ce que les autres prennent pour une anecdote
personnelle, se mettent à raconter leur vie, moyen de faire entendre leur
propre histoire, s’immisçant dans l’objectif de parole du conférencier, mal
à l’aise pour stopper cette intrusion. Par la parole au quoi de neuf, l’élève est
dans une place autorisée, comme le sont les autres élèves de la classe. Cette
place n’est pas dépendante du bon vouloir d’un adulte et n’empiète pas sur
la place des autres.
Dans la réglementation des apprentissages, il faut revenir sur l’idée d’égalité
entre tous les élèves. La recherche mathématique qui fait s’emparer le groupe
de la question posée par X, puis par Y…, la coopération qui consiste à ne pas
déléguer le pouvoir du maître à un bon élève chargé d’aider les plus faibles,
les rôles (ou métiers) exercés par chacun à tour de rôle, tout cet ensemble
établi toute la journée et tous les jours contribue à ce que chacun se sente un
individu important et utile. La reconnaissance de sa place n’est pas mise en
péril : il n’a donc pas à la défendre cette re­connais­sance, par des manœuvres
plus ou plus obscures ou perverses comme de dénoncer un camarade ou de se
venger. C’est un cercle vertueux qui s’installe.
C’est parce que la pédagogie n’établit pas une relation de dépendance
à l’élève que cet élève retrouve du pouvoir sur sa vie. Mais nous voudrions
Enfant en souffrance... élève difficile ? 149

attirer l’attention sur un autre constat. Nous avons souligné les points positifs
en même temps que la disparition de points négatifs. L’élève participe aux
décisions collectives  : les plaintes et les recours à l’adulte disparaissent.
L’élève choisit les thématiques qui seront supports de ses apprentissages, ce
n’est pas de la seule adéquation de ses performances et de ses résultats au
programme prévu pour lui que lui vient le plaisir d’apprendre. L’élève, tel
qu’il est, participe à la construction collective du savoir. Ce ne sont pas ses
résultats qui le positionnent comme élève emblème du «  niveau  » de la
classe ou mandaté pour aider les autres dans l’appropriation du savoir. De
cet ensemble de remarques nous avons montré que les pré-requis habituels
étaient inversés : l’enfant en souffrance qui vient dans cette école a du pouvoir
sur sa vie d’élève. Son soi/élève et son soi/enfant sont reliés.

En définitive, demandons-nous pour qui l’effet bénéfique de cette péda­


gogie sur l’enfant en souffrance est-il inattendu…
Il est inattendu au regard d’autres modes de travail pédagogiques qui se
veulent adaptés à la particularité des élèves, ce que ne revendiquent pas du
tout les maîtres Freinet. Il est donc inattendu de leur point de vue : ils n’ont
rien fait pour  ! De ce point de vue il est plus qu’inattendu, il est presque
dérangeant. Certains concèdent par exemple que ce n’est pas la fonction du
texte libre d’être thérapeutique mais que, s’il est efficace comme exutoire,
pourquoi pas… Toutefois, quand j’essaie de comprendre leurs réactions, il
me semble qu’à certains moments ce soit la notion d’enfant en souffrance à
l’école, ou dans cette école… qui soit dérangeante…
Il n’est donc pas possible de conclure que ce chapitre se veut un résumé
des bonnes pratiques que les enseignants Freinet mettraient en œuvre. Ce
chapitre est à considérer comme produisant de « nouvelles connais­sances ».
Il nous faudra dans la troisième partie, examiner comment ces enseignants
d’une pédagogie particulière – ceux qui sont dans cette école, et d’autres –
peuvent découvrir ce que ces nouvelles connaissances changent pour eux-
mêmes.
Tant que l’enfant en souffrance est assimilé à un élève en difficulté pour
qui les mesures sont pensées en termes de compensations, remédiations,
discrimination positive, soutiens, aides personnalisées… alors oui, on peut
être étonné que la pédagogie Freinet qui ne s’inscrit pas dans ces mesures,
soit efficace. Le raisonnement s’inverse ici : si la pédagogie Freinet permet à
l’enfant en souffrance de se reconstruire – c’est ce que nous avons vu à l’œuvre
à travers les entretiens avec les enfants de cette école, et que les comparaisons
150 Anne-Marie Jovenet

ont rendu évident – c’est que son efficacité est à analyser avec une autre grille
de lecture.

Ces enfants que nous qualifions d’enfants en souffrance, sur des critères
éducatifs définis, ont dit :
… aimer « les procédés », les échanges avec les autres à propos des
textes, des conférences, des exposés… le temps pris pour connaître la
vie des autres,
… aimer que la liberté leur soit laissée par le maître, de mettre ou pas
dans le cahier, s’ils pensent que c’est personnel
… aimer l’échange à propos de leurs textes, qui leur permet de mieux
connaître les autres,
… aimer lire aux petits, aimer être vraiment écouté,
… aimer les réunions de classe où on peut discuter des choses qui
sont bien ou pas bien pour les élèves, aimer l’union des deux écoles
maternelle et élémentaire,
… aimer que le maître prenne le temps de regarder, de donner son
avis,
… aimer que les règles soient connues.
Ils ont laissé paraître leurs sentiments, ils ont osé dire qui ils étaient.

Cette autre grille de lecture, est celle qui s’appuie sur une réelle connais­
sance de qui sont ces enfants en souffrance. Elle nous permet de commencer
à comprendre pourquoi cette pédagogie a un effet bénéfique sur eux.

Avant tout l’enfant en souffrance veut comprendre ce qui lui arrive


Nous l’avons souligné  : toute sa vie il se heurte à un «  pourquoi  ».
Pourquoi  cela lui arrive-t-il à lui  ? Pourquoi ses parents se conduisent-ils
ainsi à son égard ? Qu’a-t-il fait ? De quoi est-il responsable, qui ait provoqué
cela  ? Ainsi, il est naturellement, envahi par un sentiment de culpabilité.
L’enfant en souffrance pour ne pas accuser ses parents de ce qu’il sait bien
être répréhensible, retourne la faute contre lui. Tout en étant envahi par
ce conflit, il cherche à comprendre en observant les autres, en posant des
hypothèses, en cherchant des réponses à ses questions. Freud l’a dit depuis
longtemps, la pulsion de savoir vient de là. Cet enfant raisonne, cherche les
causalités… Il cherche aussi à évaluer les arguments qui lui sont avancés.
C’est donc un élève qui cherche à savoir et à comprendre. Il a des questions
et attend des réponses. Il est curieux, peut-être au-delà de la moyenne… Il
Enfant en souffrance... élève difficile ? 151

cherche la vérité, il ne se satisfait pas de fausses réponses, qui ne sont qu’une


façon de détourner ses questions. Si ces réponses ne lui sont pas données,
c'est-à-dire si le comportement de l’adulte/enseignant ressemble à celui de
l’adulte/parent, il peut s’enfoncer dans un comportement de repli, de mise
à l’écart.
Or, il découvre dans cette école, que ses questions ne vont être ni rejetées,
ni tournées en dérision, le maître va répondre à ses questions, il a le droit
de les poser. Mais surtout il découvre que l’apprentissage se fait par la
recherche dans la pédagogie Freinet. Il est à la recherche de l’énigme et la
forme d’apprentissage lui convient tout à fait en lui permettant d’y entrer
par le questionnement et non par l’application d’une règle ou d’un théorème
défini par d’autres…

L’enfant en souffrance désire se faire entendre


Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il aime parler et écrire. Les mots
représentent ce que les autres ne lui ont pas dit, et ce qu’il pense « n’avoir
pas su faire avec des mots » pour que les autres le comprennent. C’est un
élève qui veut parler, même s’il est très maladroit pour cela. Il s’inscrit pour
présenter. Mais il reste marqué par le fait que l’on n’a pas entendu ou compris
sa parole, ou qu’on a cherché à le faire taire. Il en a souffert et craint qu’à
nouveau cette souffrance se répète, qu’on le fasse taire à nouveau ou qu’on
lui reproche de ne pas expliquer correctement… alors que d’autres semblent
le faire facilement. Poussé par un mécanisme de refoulement qui agit comme
protection, il peut alors être tenté de « voiler » sa pensée, de la déguiser, de
la rendre elliptique et donc insai­sissable par les autres. Ce faisant… il reste
maître de la situation d’in­compré­hension qu’il a créée pour les autres, mais
peut s’enfermer dans un mécanisme dont il ne sait plus sortir.
La pédagogie Freinet en redonnant régulièrement à chaque élève la
possibilité de s’inscrire pour parler, en invitant différents acteurs, élèves et
maître, à distribuer la parole, en inscrivant la parole dans toutes les activités
de classe sans lui conférer une appréciation notée, inscrit cette parole dans un
champ large de possibles et réduit ce phénomène inhibant, décrit ici.
On connaît les métiers qui attirent ceux qui sont à la recherche de cette
compréhension des profondeurs : historien, archéologue, psychanalyste… Je
dirais ici que l’enfant en souffrance est attiré par le langage, l’argumentation
et le raisonnement, et par les pratiques qui s’y rapportent. La pédagogie
Freinet lui en donne les moyens.
152 Anne-Marie Jovenet

L’enfant en souffrance veut connaître les règles


L’enfant en souffrance n’a pas grandi dans un environnement sécurisant
quant aux lois ou aux interdits. Dans le cadre des défaillances éducatives
profondes, il a souvent été confronté à des « adultes changeants », passant
selon les moments, de l’autoritarisme au laxisme, à des adultes qui n’exigeaient
pas de lui les mêmes choses, se disputaient leurs prérogatives éducatives à son
égard, sur le modèle de la concurrence. D’une façon proche de ce que décrit
Winnicott, puisque l’environnement ne s’est pas adapté à lui, c’est lui qui
s’est adapté à l’environnement, en prenant le pli de conformer son attitude
à ce qu’il suppose – à ce moment-là, avec cette personne-là, être possible ou
être attendu. Les règles auxquelles il se conforme, deviennent négociables au
profit du plus adroit ou du plus fort. Mais même s’il semble profiter de cette
situation, il la vit comme insécurisante.
Dans cette pédagogie l’ensemble des relations est géré par le modèle
coopératif, qui n’est pas synonyme d’un mode de relation, flou. Il s’agit d’un
cadre régi par des règles que chacun doit respecter, qui prévient les dérapages
et rassure en donnant une place à chacun. Il s’agit d’un collectif respectueux
de la liberté de chacun, où l’entraide prend la place de la compétition.

L’enfant en souffrance est motivé par le combat : il veut peser sur


le monde…
Dans les différentes situations qui peuvent être les siennes, un sentiment
domine  : peur, angoisse, terreur parfois. Pourtant, qu’il ait été victime de
violences, de maltraitances, d’abandons… comme le dit F.  Dolto, il a été
plus fort que tout cela. Son désir de vivre a pris le dessus. C’est aussi ce qui
le motive pour la réussite scolaire. Comme Robert-Ouvray rapportait le
résumé que fait Mathilde de ce qu’elle a vécu face à son beau-père alcoolique
dont elle guettait la colère : « maintenant j’ai un radar à la place des yeux »,
certains diront : « l’adversité me dynamise », ou « avec mes bulletins, au
moins je peux prouver que je vaux autant qu’eux ».
Dans ce combat il a acquis un sens aigu de ce qui le lie à d’autres par les
effets de l’injustice, du rejet, de la mise à l’écart. Là encore cette action qu’il
veut avoir passe d’abord par la parole et le raisonnement, qui sont les deux
piliers de l’apprentissage scolaire. Il veut convaincre. C’est une des raisons
pour lesquelles on juge l’enfant en souffrance « très mûr pour son âge » :
son raisonnement paraît celui d’un enfant plus âgé, voire d’un adulte… Si
dans la pédagogie classique, la parole et le raisonnement sont des « outils »,
ils deviennent dans cette école, des « objets » et ce dès la maternelle, comme
Enfant en souffrance... élève difficile ? 153

le montrait I. Delcambre (2007). On pourrait ici faire un petit clin d’œil à


Myriam (Blanchard-Laville, 2001, p. 66) qui voit dans les mathématiques la
manière d’enseigner à bien raisonner et donc de réduire les dégâts causés par
ceux qui « raisonnent mal ».
Mais cet enfant en souffrance fait encore une nouvelle fois l’expérience
qu’il n’est pas forcément plus facile de se faire entendre, de se faire reconnaître
ailleurs qu’en famille. Il refait les mêmes expériences dou­loureuses que ses
paroles ne soient pas prises en considération, que ses sentiments soient
réduits à l’effet d’une « sensibilité trop envahissante », que ses idées soient
prises pour insignifiantes ou calquées sur du déjà dit ou déjà vu. Là deux
formes d’expression viennent pallier cette insignifiance qu’on lui reproche :
l’utilisation des digressions et le modèle poétique ou artistique.
Contrairement à l’enseignement classique où ces formes d’expression par
l’art ou l’écriture de poèmes ou d’essais, semblent réservées aux bons élèves,
qui peuvent « rapidement » s’emparer du socle des connaissances de base,
ou encore aux moments exceptionnels où la vie de la classe déborde sur la vie
de l’enfant comme la fête des parents, de l’école, les échanges avec l’extérieur,
donc comme un superflu couronnant le travail de base, expression et création
sont deux des quatre piliers de la pédagogie Freinet. Les enseignants qui
décrivent les débuts de cette école les présentent comme la base qu’ils ont
choisie de développer pour apaiser les enfants et pacifier la classe, et l’enfant
en souffrance est devenu « naturellement », dans cette pédagogie, auteur
d’une œuvre qui contribue au patrimoine.

Nous avons « démontré » dans ce chapitre à quel point les enseignants


de cette école, répondaient dans la mise en place de la pédagogie Freinet aux
besoins profonds des élèves qui sont des enfants en souffrance. Pourtant ils
étaient étonnés de cette «  démonstration  »  : ils le savaient sans le savoir.
Une recherche inspirée par la psychanalyse ne pouvait en rester là ! Mettant
à profit un certain concours de circonstances, alliant leurs résistances aux
préconisations ministérielles, à mon désir de creuser ce «  pourquoi  » et
ce « comment » ils mettent en place cette pédagogie, je leur ai proposé la
mise en place d’un dispositif d’analyse des pratiques. Ces données-là feront
l’objet des prochains chapitres et viendront compléter nos connaissances des
conditions qui donnent une place à un enfant en souffrance à l’école…
Partie 3 :
Rencontre entre psychanalyse et pédagogie Freinet

155
Chapitre 7 :
Du lien entre le soi adulte/enseignant et le soi enfant/élève :
les aléas d’un cheminement collectif

Le chapitre précédent vient de mettre en évidence une véritable démon­


stration de l’intérêt des pratiques Freinet à l’égard des enfants en souffrance.
Les comparaisons entre élèves pris deux à deux, l’analyse des « lieux de ce
changement » comme l’absence de relations de dépendance, le traitement
des « pourquoi » dans la classe, la liberté d’expression, la créativité, ont été
autant d’éléments qu’il nous faut approfondir dans cette troisième partie,
pour comprendre en quoi ils sont favorables aux enfants en souffrance. Mais
cela ne peut se faire sans mettre ces pratiques en lien avec leurs auteurs, c’est-à-
dire les enseignants. Or, ceux-ci nous ont dit très honnêtement qu’ils étaient
heureux de cette situation mais s’en étonnaient. Une question qui rejoignait
les miennes : comment font-ils ces enseignants de l’école Freinet pour paraître
appliquer sereinement une même pédagogie pour tous, face aux enfants en
souffrance alors que leurs collègues pratiquant d’autres pédagogies semblent
tellement perturbés par leur impuissance à aider les élèves particuliers…
Qu’est-ce que cette attitude suppose ? Comment font-ils pour y entrer ? La
question ne concerne pas que ces quelque douze enseignants qui ont fondé
cette école ou l’ont rejointe au gré des nouveaux recrutements. Elle réfère à
la transférabilité d’un mode pédagogique, et plus généralement, à la mise en
place d’un mode pédagogique où « l’enfant en souffrance » peut être lui-
même. Elle n’est pas qu’une question visant la description de pratiques non
plus. Elle a une portée heuristique beaucoup plus large.
C’est à partir de cette question qu’une autre phase de la recherche s’engage,
qui consiste à proposer aux enseignants de l’école Freinet de constituer un
groupe d’analyse des pratiques en référence à la psychanalyse. Ce chapitre
sera consacré à présenter les groupes dont celui-ci s’inspire et à décrire son

157
158 Anne-Marie Jovenet

évolution. L’objectif est clairement affiché : il s’agit de mettre au cœur de la


recherche, un mode de production de connaissances à partir d’une parole
« du soi intérieur » qui accepte de se révéler à l’extérieur. Les enseignants
ont tout à y gagner puisqu’ils continuent à participer à une production de
connaissances sur leur métier et sur la pédagogie qu’ils pratiquent, en même
temps qu’ils bénéficient d’une forme de formation, qui ne se fait pas par des
connaissances « enseignées » mais « élaborées » dans un groupe qui accepte
de jouer ce jeu de l’échange et de la découverte de soi. Un groupe où l’on peut
apprendre que parler du soi/enseignant peut être bénéfique au soi/élève…
que j’ai présenté au Congrès Freinet en 2011 comme la deuxième innovation
de cette école – la première étant simplement sa mise en place !
La démarche du chercheur rencontre une question des enseignants. Au
moment où l’école a fait ses preuves, où les tensions du début se sont apaisées, les
préconisations ministérielles apparues en 2008 en ce qui concerne le repérage
des élèves en difficulté et les aides individualisées à apporter uniformément
à tout élève, déstabilisent toute la base de la pédagogie coopérative… La
question, en même temps qu’elle est très vive pour ce groupe d’enseignants
fondateurs d’une école alternative, rejoint d’une certaine manière celle de
M. Cifali que nous avons évoquée dans le chapitre 4 : que produit-on quand
on lie les résultats des élèves aux actions des enseignants ? Autrement dit que
ressent l’enseignant quand on cherche à démontrer que seule la voie de la
remédiation individualisée est possible dans certains milieux scolaires, qu’il
faut ajouter un « en plus » à la pratique pédagogique… Et c’est sous forme
de boutade que j’ai pu résumer leur accord pour un groupe de parole : « si
la psychanalyse peut nous aider à résister, alors elle est la bienvenue ! » lors
d’une rencontre avec l’équipe de chercheurs, en juin 2009.
Pour autant ce groupe de parole ne naît pas d’une seule bonne entente entre
chercheur et praticiens. Il est fondé sur une assise théorique qui s’inscrit dans
l’existence de différents groupes d’analyse de pratiques. Je présenterai tour à
tour les objectifs et les méthodes mais aussi les contextes à la fois historique
et particulier de trois types de groupes dont la base théorique s’appuie sur la
psychanalyse en indiquant comment chacun d’eux a influencé la construction
de celui-ci. La première référence est celle des groupes d’analyse des pratiques
enseignantes initiés par C.  Blanchard-Laville (2001, 2003, 2006). Puis
l’ouvrage de F. Imbert (1996) nous introduira d’une certaine manière dans
« l’après-groupe » c’est-à-dire nous fera découvrir comment des enseignants
peuvent prendre des habitudes d’échange tout autres, à l’occasion de faits
courants dans la pratique scolaire. Enfin nous continuerons à éclairer notre
propre construction à partir d’un groupe « contraint et forcé » réuni par
Enfant en souffrance... élève difficile ? 159

A. Cordié (1998) à la demande du rectorat, et d’une réflexion de B. Pechberty


(2010) sur la question de l’accompagnement du groupe. Si le terme de groupe
de parole, se substitue parfois à celui de groupe d’analyse des pratiques, il
nous faudra préciser de quelle parole il s’agit. Nous remarquerons combien
il est difficile pour un enseignant de construire ce type de parole  qui, à
travers l’association libre ouvre une place à l’inconscient dans un travail
péda­gogique qui se veut rationnel. Comment ce « je » qui interfère dans le
registre professionnel et qui est à travailler (M. Cifali, 1994, p. 177) peut-il
se laisser voir ?

Le tissage de paroles dans les groupes initiés par C. Blanchard-


Laville
C’est à partir d’un exemple (2001) que l’on peut le mieux entrer
dans la démarche voulue pour ces groupes de parole. Jean, professeur de
mathématiques, rapporte que ses élèves lui reprochent de ne pas les écouter.
Ce «  doit être vrai  » puisque sa femme lui reproche aussi, et qu’il en est
ainsi depuis qu’il est tout petit ! D’ailleurs il n’est pas très à l’aise avec les
communications sociales. Il a le sentiment de ne pas savoir parler d’autre
chose que de mathématiques, et C.  Blanchard-Laville fait office de bonne
mère en le sollicitant pour qu’il prenne la parole dans le groupe. Mais sa
langue se délie quand il raconte une angoisse épouvantable : n’avoir pas bien
préparé une sortie avec les élèves, ce qui risquait de le discréditer auprès des
parents et de l’institution. Et puis vient le temps des découvertes réalistes mais
douloureuses : malgré l’enthousiasme suscité en lui par un stage concernant
la pédagogie différenciée, il se rend compte qu’il n’arrive pas à la mettre en
œuvre. En revanche les autres membres du groupe vont le découvrir très
excité le jour où il raconte que l’inspecteur n’a pas su répondre aux questions
pédagogiques qu’il lui a posées !
Ce petit résumé nous dit à mots couverts tout ce qui est en jeu dans cette
forme d’échange en groupe : une parole « qui associe » à ce que dit l’autre,
une découverte de soi en forme d’insight : il ne s’agit pas de raisonnement
mais d’une évidence qui n’était pas connue, une confron­tation à ses propres
blessures qu’on essayait de cacher et de se cacher à soi-même… Définissant le
dispositif du groupe d’accompagnement clinique, Blanchard-Laville (2001,
p.  92) insiste sur les règles  : récits effectués –  mais non préparés  – par les
participants d’incidents survenus dans leur pratique, durée des séances qui
est prévue de deux à trois heures, régularité de la présence. Les participants
sont engagés les uns par rapport aux autres par ce tissage de paroles entre eux.
Le dispositif est « centré sur les implications psychologiques de la pratique
160 Anne-Marie Jovenet

d’enseignant ». De façon plus pointue elle insiste pour dire que « le but de
ce travail est de cerner les contours du lien didactique pour le dégager, autant
que faire se peut, des liens imaginaires dans lesquels il risque de se perdre »
(p. 93). Et ces liens imaginaires sont ceux que tisse l’inconscient à notre insu.
Pour bien comprendre ce qui est jeu, il faut revenir sur quelques concepts
de base. Comme dans la thérapie, ou dans l’entretien de recherche individuel,
le type de parole visé est l’association libre. À l’origine, le terme désigne une
parole en opposition à l’interrogatoire médical. Dans le contexte des débuts
de la psychanalyse, Freud découvre avec la thérapie menée par Breuer le rôle
de la parole  : elle révèle les liens entre traumatisme et symptôme. Mais au
temps de l’hypnose ce n’est qu’une parole sous hypnose : à l’état éveillé le
patient n’est plus capable d’associer clairement traumatisme et symptôme,
n’est plus capable de se souvenir, même si Bernheim un autre médecin qui
pratique l’hypnose à Nancy affirme que ce serait possible. Ce faisant, il
procure à Freud un grand désarroi : « comment se faisait-il que les malades
eussent oublié tant de faits de leur vie extérieure et intérieure et qu’ils pussent
cependant se les rappeler lorsqu’on leur appliquait la technique sus-décrite ?
(Freud, tr. fr. 1950, p. 37) en même temps que sa découverte fondamentale
qui est l’existence du refoulement  : «  Tout ce qui était oublié avait été
pénible ou bien effrayant ou bien douloureux ou bien honteux au regard
des prétentions qu’avait la personnalité. L’idée s’imposait d’elle-même  :
c’est justement pourquoi cela avait été oublié, c’est-à-dire n’était pas resté
conscient » (p. 37). La thérapie psychanalytique s’adressera à un sujet éveillé
qui est invité à dire ce qui lui vient à l’esprit sans se mettre de barrières. Pour
mener une recherche inspirée par la psychanalyse, c’est ce même type de
parole qui est sollicité en demandant aux enseignants de venir au groupe de
parole « sans rapport écrit et sans préparation » (p. 92)…
Ces associations vont permettre l’insight de la méthode psychanalytique
dont Blanchard-Laville (2001, p.  184) reprend les définitions  à Mannoni
et Segal : « Insight veut dire perspicacité d’après Octave Mannoni (1980).
Dans l’usage psychanalytique du mot, on pourrait le traduire par ‘intuition
sur soi-même’. Pour Hanna Segal (1987) l’insight analytique consiste
en l’acquisition d’une connaissance au sujet de son propre inconscient,
connaissance acquise par le moyen d’une expérience consciente ». Je pourrai
compléter en disant que l’insight libère en faisant prendre conscience de
cette liberté. Si cet insight s’accompagne parfois de rires, remarquons qu’il
y a rire et rire dans ce genre de groupe ! Les rires qui ponctuent le résumé de
la découverte ne sont pas de la même nature que ceux qui aident à cacher son
désarroi. Nous en reparlerons…
Enfant en souffrance... élève difficile ? 161

Faut-il évoquer le transfert dont on sait que Freud après l’avoir pris pour
un inconvénient, en fait le moteur de la cure et le contre-transfert en qui il
voit un résultat d’une analyse inachevée dont il faut se débarrasser ? Quand
Blanchard-Laville définit le rôle de l’animateur du groupe, ces termes sont
absents. L’animateur occupe une place à part, il ne se pose pas « en détenteur
d’une vérité quelconque » (p. 95), ne donne pas d’avis sur ce qu’il aurait
fallu faire en pareil cas… Quand « on attend que tombe la bonne parole du
maître (…  il doit) résister à cette pression  » (p.  95) autrement dit il doit
«  décoder  » qu’il s’agit là d’une demande ayant à voir avec le transfert…
« dans le discours des participants il repère les signifiants particuliers utilisés,
les lapsus, les associations personnelles de chacun… (et doit donc) éviter de
se laisser happer  »… (par la réalité du discours qui ne sert) qu’à masquer
les significations latentes pour chacun » (p. 96). Autrement dit il doit avoir
à l’esprit que s’entremêlent conscient et inconscient dans le discours, c'est-
à-dire les mêmes ingrédients que ceux qui composent transfert et contre-
transfert : sentiments éprouvés face à une présence réelle d’une personne qui
se confond avec une autre dans un dépla­cement inconscient. Pour compléter
cette présentation du groupe décrit par Blanchard-Laville il peut aussi être
utile d’avoir en tête un autre chapitre de cet ouvrage de 2001 où il est question
de ce que j’appellerais l’aspect positif des manifestations transférentielles
chez l’obser­va­teur/cher­cheur : « nous utilisons en priorité les enseignements
fournis par nos mouvements psychiques contre-transférentiels de chercheurs,
quels que soient les instruments techniques d’aide à l’investigation… Ces
mou­vements intérieurs sont suscités chez les chercheurs soit parce que leur
‘font’ au niveau psychique les dialogues et les interactions entre l’enseignant/e
et les élèves observés, soit par ce que leur ‘font’ leurs gestes, leurs postures, les
regards qu’ils échangent, leurs mimiques » (p. 196).
Quels sont donc les éléments qui vont influencer la construction du
dispositif proposé aux enseignants de l’école Freinet  ? La réponse tient
autour des éléments empruntés à la psychanalyse  : mon objectif est de
favoriser l’association libre, l’insight, le tissage de paroles entre participants.
Cet objectif a pour moi une obligation non négociable  : le groupe doit
être animé par quelqu’un qui a fait une analyse pour qu’il soit capable de
repérer dans l’ici et maintenant de la séance, les méandres de l’inconscient et
essentiellement les différentes formes de paroles qu’à l’aide de Freud, je classe
en trois registres. Citons d’abord celles qui conduisent à laisser émerger
le refoulé, à oser dire quelque chose de soi qu’on n’a pas encore formalisé
vraiment, qu’on s’entend dire. Citons en deuxième lieu, et bien au-delà de
ce qui amuse ou énerve le grand public les paroles qui révèlent lapsus ou
162 Anne-Marie Jovenet

actes manqués, tout ce qui dans l’entretien de recherche comme dans « la
vie quotidienne » montre un langage qui se trouble avec ses hésitations, ses
phrases mal construites, ses mots qui s’arrêtent en cours de route, le fil de
la question qui se perd : le refoulé surgit de manière déguisée. Enfin il faut
être capable de repérer une troisième catégorie de paroles  : celles qui font
barrage au refoulé, celles dont Freud a prévenu les médecins qu’il ne fallait
pas les mettre au compte de l’oubli. La méthode « semble échouer : le malade
s’arrête brusquement, hésite et prétend n’avoir rien à dire… une observation
minutieuse montre qu’un tel arrêt des associations libres ne se présente
jamais. Elles paraissent suspendues parce que le malade retient ou supprime
l’idée qu’il vient d’avoir, sous l’influence de résistances revêtant la forme de
jugements critiques » (Freud, tr. fr 1969, p. 34). Freud recommande alors au
patient de renoncer à toute critique sur lui-même et de se laisser aller à dire ce
qui lui vient à l’esprit, « même s’il pense que c’est inexact, hors de la question,
stupide même, et surtout s’il lui est désagréable que sa pensée s’arrête à une
telle idée  » (p.  35). On sait que cette troisième catégorie de paroles peut
se présenter sous des jours différents pendant les entretiens de recherche.
Pour faire barrage à lui-même, le patient (pour Freud), l’interviewé ou le
participant (ici) peut avoir recours au discours rationnel où démonstrations,
justifications, argumentations s’enchaînent, ou encore à un discours descriptif
où les moindres détails sont donnés. Contrairement à ce qu’on pourrait
penser, quand « le sujet n’a plus rien à dire »… ce n’est pas le silence qui
est caractéristique de cette posture, mais plutôt le flot de paroles. Toutes ces
formes s’apparentent aux résistances : le sujet fait barrage au refoulé.
À travers cette situation inédite, l’animateur doit être capable de décoder
rapidement les manifestations de transfert, de demande, de sollicitation
comme de rejet, qui lui sont adressées, de les décoder comme telles et
de les accepter… c'est-à-dire être capable de «  voir  » l’inconscient là où
d’autres prendraient pour argent comptant les affirmations du sujet comme
résultant d’une seule décision volontaire. Seule l’analyse per­sonnelle prépare
à cette position. Pour être plus claire je m’appuierai sur la définition que
C.  Blanchard-Laville emprunte à Enriquez dans un article paru sous le
titre l’approche clinique d’inspiration psychanalytique  : enjeux théoriques et
méthodologiques  (1999) «  Inconscient (il n’est pas inutile de le rappeler)
ne signifie pas inconnu ou non exprimable, mais, désigne des phénomènes
qui, même repérés, agissent pourtant avec une force et une intensité non
maîtrisables et dont les effets sur les conduites persistent, bien que les causes
aient disparu, et qui surtout obéissent à une logique propre » (1999, p. 18).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 163

Une question d’après-groupe en pédagogie institutionnelle


Comment F.  Imbert et avec lui le GRPI1, voit-il l’intérêt de la
psychanalyse pour éclairer le travail de l’enseignant  ? C’est à l’incertitude
et à l’imprévisibilité comme caractéristiques du travail enseignant qu’il est
attentif : « Qu’il le veuille ou non l’éducateur et le pédagogue se trouvent
confrontés –  comme l’analyste  – à ces caractéristiques de toute praxis  ;
l’incertitude et l’imprévisibilité ; d’où résulte leur vulnérabilité ou encore leur
impossible maîtrise. C’est sans doute pour se protéger de cette vulnérabilité
que les uns et les autres se trouvent tentés par la prévisibilité et les certitudes
d’un faire satisfaisant aux critères de la technique. Il s’agit de se préserver
de toute auto et contre-observation et tout particulièrement, de barrer la
reconnaissance de la part irrationnelle – contre-transférentielle – qui peut
habiter des options déclarées pour la science et la rationalité  » (Imbert,
1996, p. 68-69).
Des groupes de recherche en pédagogie institutionnelle, je m’attacherai
ici à leur intérêt pour la poursuite informelle du travail dans une équipe
pédagogique en partant de l’exemple cité dans L’inconscient dans la classe
(1996, p. 156). Une cour de récréation – deux institutrices qui surveillent –
un enfant qui vient se plaindre d’avoir reçu un coup de pied… quoi de
plus banal  ? Banal pour la situation  ? Certes, banal pour la réaction  ? Pas
vraiment ! L’institutrice raconte la réaction de sa collègue : « j’en étais sûre,
il est infernal cet enfant  ». Face au coupable, elle s’emporte violemment.
Elle semble hors d’elle-même. Quelques mots échangés et elle en dit un
peu plus  : «  il est cochon, il fait son travail salement… je ne le supporte
pas ». Réaction de sa collègue ? Pas de paroles qui viendraient justifier son
comportement en citant d’autres faits répréhensibles de la part de cet élève,
pas de reproches, pas de critiques... Elle discute seulement un peu pour la
calmer… juste une remarque inhabituelle hors de ce registre psy­chanalytique :
« le pauvre, peut-être qu’il te rappelle quelqu’un que tu n’aimes pas »… et
le lendemain le « quelqu’un » est identifié « c’est fou, j’ai repensé à ce qui
s’était passé hier, je me suis rendu compte que ce gamin ressemblait…  ».
Comme le souligne F. Coutou (1986) et contrairement à ce qu’on croit, la
ressemblance dérange tout autant, sinon plus que la différence… C’est ainsi
que l’institutrice qui a éclairé l’autre par cette remarque se voit frappée de
retour : « une année j’avais éprouvé un attachement très fort pour une petite
fille… paradoxalement j’essayais de l’éloigner de moi… puis un jour je me
trouvais avec ma sœur… j’ai toujours culpabilisé par rapport à ma sœur qui a
1.– Le GRPI est le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle, fondé par F. Imbert
en Seine-Saint-Denis.
164 Anne-Marie Jovenet

eu une enfance et une adolescence difficiles… » La petite Julie lui ressemble


et Martine découvre un sentiment de culpabilité en elle qui fait que la petite
élève lui fait peur …Elle lâche alors ce mot de confusion et conclut : « Tout
cela, cette relation à Julie, la place qu’y prenait la relation à ma sœur je ne
l’avais pas oublié, même si lors de mon intervention auprès de Marie je n’y
avais absolument pas pensé. En réalité, lorsque j’y repensais, ce fut comme
dans un éclair, comme si le sens véritable de cette relation, en quelque sorte
son impact, venait enfin de m’apparaître, sous son jour le plus clair. Je me
dis : ‘ce n’était pas mieux ! Qu’est-ce qu’elle a du supporter Julie !...’ » Ainsi
l’institutrice découvre-t-elle que chouchous et têtes de turcs ne sont pas
guidés par un instinct étrange – peut-être le sait-on – mais sont guidés par
les déplacements de l’inconscient, et ainsi découvre-t-elle qu’il n’y a pas lieu
de valoriser les relations de transfert positif – sans doute le sait-on moins !
Pourquoi cette découverte ? Parce qu’il n’y a pas eu dans cette conversation
de cours de récréation, de parole qui rassure, qui console, qui compare
les comportements des élèves pour relativiser, mais une parole qui attire
l’attention sur soi-même : à qui te fait-il penser ?
Dans la pédagogie institutionnelle, les institutions désignent les
médiations  : les quoi de neuf, les métiers dans la classe, les monographies
écrites par les enseignants, les groupes de recherche qui vont prendre en
compte la place de l’inconscient dans les relations pédagogiques, et donc
le transfert. Que retenir pour le groupe Freinet ? Au départ, je ne suis pas
sensible au fait qu’il s’agit une pédagogie alternative et d’un cadre particulier :
des enseignants qui travaillent ensemble, se retrouvent dans le groupe… ce
qui ne peut pas engendrer la règle stricte d’un non-retour entre participants.
Mais l’écriture venant après la recherche empirique je m’interrogerais
volontiers aussi sur les effets des dispositifs pédagogiques particuliers sur les
enseignants : « oublis, résistance, on pourrait tout aussi bien pointer sous
le terme de contre-transfert ce qui se joue ici : contre-transfert à entendre
comme l’ensemble des réactions du pédagogue à ce qui se passe en classe,
dans sa relation à l’enfant et, tout particulièrement ses réactions de défense
aux effets de ces dispositifs de médiation qu’il a pu croire mettre en place,
dans l’intérêt des enfants, telles de pures et simples techniques dont rien
n’aurait pu laisser supposer qu’elles produiraient, sur lui-même, des effets en
retour quelquefois perturbants » (Imbert, 1994, p. 79). Dans les deux cas,
des enseignants mettent en place des techniques particulières « auxquelles ils
tiennent », ce qui constitue une position particulière commune de la relation
à l’élève, à prendre en compte.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 165

L’émergence d’une parole dans un groupe « contraint et forcé »


Nous retrouvons à nouveau Anny Cordié (1998) pour parler d’un groupe
« contraint et forcé » réuni à la demande du rectorat. A. Cordié est chargée,
semble-t-il sans grand enthousiasme de réunir avec une collègue enseignante
M. Claquin, un groupe d’enseignantes en arrêt maladie prolongé, à la demande
du rectorat, qui vise ainsi leur reprise du travail. Il est évident que cette
proposition suscite beaucoup de résistances de leur part ; ce qui provoque ce
qu’A. Cordié nomme « la litanie des plaintes » l’objet de la plainte étant au
lieu de l’Autre : les élèves, les parents, les programmes, l’éducation nationale
et la hiérarchie… A. Cordié, entend leurs propos parler de phobie scolaire et
en particulier de la peur des élèves : « on ne sait pas jusqu’où ils peuvent aller
si on se laisse faire » (1998, p. 29). Elles s’insurgent alors contre le manque
d’aide, le manque de formation « on ne nous a pas appris à enseigner… on a
une formation insuffisante… il faut se débrouiller seule… on n’est pas aidé »
(p. 30-31).
Ces enseignantes vont mal mais s’en défendent… Elles ont surtout
beaucoup de difficultés à mettre en scène leur angoisse. Contrairement à
d’autres personnes souffrant d’autres types de phobies, elles sont incapables
de supporter la mise en scène de leurs angoisses par le biais du psychodrame,
et ne se plient pas aux règles des groupes thérapeutiques, qu’A.  Cordié
dit pourtant avoir assouplies afin de ne pas reproduire un comportement
institutionnel où les absences sont fortement réprouvées  : «  les absentes
prétextaient en général une trop grande fatigue pour se déplacer, une crise de
migraine ou un autre empêchement d’autre médical ». On peut sans doute
voir une expression de son propre contre-transfert lorsqu’elle souligne que
« ces dames » ne respectent pas la règle de non-contact entre les séances,
et se retrouvent au café du coin pour parler de la séance. Certaines vont
quitter le groupe… et pourtant après de longues résistances… Raymonde se
met à raconter « une enfance difficile et notamment l’existence d’une sœur
jumelle […] un double d’elle-même à la fois aimé et haï qu’elle devait tenir
‘à bout de bras’  » (p.  41). Et là A.  Cordié décrit comme autant d’insight
ce que produit le groupe sur cette enseignante : « Raymonde réalisa à quel
point ce problème jamais abordé parce que trop douloureux à évoquer, était
responsable du gâchis qu’avait été sa vie… les scènes de psychodrame qu’elle
joua, furent une révélation pour elle. Dans un rôle de mère, elle s’entendit
parler comme sa propre mère, et quand ma collègue ou moi jouions le rôle
d’une fille révoltée, la violence de sa réaction la bouleversait » (p. 42).
On pourrait penser que ce groupe d’enseignantes dépressives, n’a pas
beaucoup d’intérêt comme fondation du groupe Freinet : quel point commun
166 Anne-Marie Jovenet

trouver ? Je verrai pourtant un premier rapprochement sur le registre d’un


choix influencé par une même forme de directive : d’un côté elle vient du
rectorat, de l’autre elle est plus ou moins impulsée par l’insertion du groupe
dans un protocole de recherche initié depuis huit ans auquel le directeur
et certains membres fondateurs de l’école sont particulièrement attachés.
J’aurais aussi à analyser un certain flou que j’ai laissé s’installer sur les règles
à respecter, ce qui peut avoir comme effet de transformer une relation
déjà établie entre les enseignants et moi-même en une sorte de relation de
séduction… De même il y aurait lieu de revenir sur ce flottement quant à
savoir à qui revient la décision de participer au groupe quand on n’appartient
plus à l’école.
On pourrait aussi voir un rapprochement entre ce que vise le rectorat ici
et ce que les parents attendent quand ils conduisent leur enfant, en raison de
ses difficultés scolaires, chez un « psy » pour qu’il lui trouve une meilleure
école (Mannoni, ed.  1998). Dans la thérapie, comme dans le groupe, le
travail se déplace du motif vers le symptôme. Rappelons que le motif avancé
pour la constitution du groupe Freinet était les instructions officielles de
2008. Un autre rapprochement peut avoir trait à la visée argumentative
implicite que se donne le groupe, même si elle n’est pas sur le même registre.
Les enseignantes réunies par A. Cordié semblent avoir un certain plaisir, à
« se venger » de l’Éducation Nationale par des paroles et des attitudes de
rejet, de résistance, en argumentant contre ce qui est proposé dans le registre
de la psychanalyse, comme pour se défendre d’avoir besoin de ce registre…,
comme les enseignants Freinet rejetteront parfois la démarche d’association
libre, au profit d’une parole de défense d’un mode pédagogique, ces attitudes
étant bien évidemment le résultat d’un conflit interne, de nature inconsciente
essentiellement.

Parole dans le groupe et contre-transfert du chercheur


Le groupe de l’école Freinet va s’organiser au moment où, le troisième
colloque international «  Cliopsy  »2 donne une ampleur nouvelle à ce
domaine : « dans le contexte social contemporain, les dispositifs d’analyse
des pratiques professionnelles d’orientation psychanalytique offrent aux
acteurs du champ de l’éducation et de la formation des outils parti­culièrement
pertinents au regard des problématiques et des situations qu’ils rencontrent…

2.– Cliopsy est le sigle qui désigne colloques organisés et revue électronique produite par un
groupe de chercheurs se réclamant de la clinique d’orientation psychanalytique dans le
champ de l’éducation et de la formation (voir l’éditorial présenté dans le n° 1 de 2009 :
www.revue.cliopsy.fr).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 167

Une des visées de ce colloque est de poursuivre, sur le plan épistémologique,


l’effort de définition des spécificités de l’approche clinique à référence
psychanalytique par rapport aux multiples modalités d’analyse des pratiques
professionnelles offertes par ailleurs » (argu­mentaire du colloque, 2009). À
la suite d’une communication à ce colloque je publie dans le numéro suivant
de la revue Cliopsy un article qui met l’accent sur le lien en soi/lien à l’autre :
« le groupe, en se distinguant de ce qui se fait jour actuellement sous le titre de
laboratoire de recherche de la pédagogie Freinet orienté vers l’amélioration
de la technique pro­fessionnelle [...] repose sur le travail du contre-transfert :
laisser pénétrer un autre ‘je’, se laisser aller à écouter l’écho en soi d’un autre
‘je’ qui permettra de comprendre quelque chose de l’autre et de son propre
‘je’ inconnu… voilà qui conduira à l’élaboration de la pratique. » ( Jovenet,
2010, p. 71). Mais, comme dans tout travail de recherche en référence à la
psychanalyse, il n’est alors pas possible d’omettre le fait que le chercheur, qui
est ici l’accompagnateur du groupe, doit être attentif à son propre contre-
transfert. Cette même année, 2010, paraît un ouvrage Cliniques actuelles de
l’accompagnement, qui tire son origine d’une rencontre de cliniciens dans le
cadre du réseau Éducation et Formation dont le thème était : « Apprendre
et former entre l’individu et le collectif  » (Bourrassa et.  al., 2010, p.  9)
Mon attention est alors attirée par la sincérité avec la quelle B.  Pechberty
révèle les difficultés d’accompagnement d’un groupe d’enseignants.
Il introduit son récit en avouant  : «  l’accompagnement clinique des
pratiques professionnelles est pris dans des contextes subjectifs, groupaux
et institutionnels et je me questionne depuis longtemps sur la possibilité
d’un dispositif clinique d’orientation psychanalytique, sur le lieu de travail
des participants  » (Pechberty, 2010, p.  105). Il présente le contexte  : une
équipe d’enseignants de statuts et d’âges variés, apparemment soudée qui,
travaillant en SEGPA, doit gérer au quotidien des problèmes d’appren­tissage
et de discipline, la proposition du groupe qui passe par la directrice, les règles
dont sont informés les participants. Mais le compte-rendu est centré sur
l’« histoire d’un recadrage » qui met l’accompa­gnateur en position centrale.
Un enseignant demande à partir au début de la deuxième séance pour
rejoindre un groupe d’élèves, qui sans sa présence seront privés d’une activité
sportive, et le recadrage en question, sur la règle de participation, provoque
des remarques : « Votre inter­vention nous a empêchés de nous exprimer »…
« On avait envie d’aller plus loin, on s’était confié et puis vous êtes intervenu
comme un maître d’école ! » (p. 110). L’enseignant le plus âgé « avoue »
avoir demandé à la directrice de ne plus venir aux séances car « ce groupe où
on parle de soi » ne lui convient pas, mais elle l’oblige à y rester. B. Pechberty
168 Anne-Marie Jovenet

analyse cette ambiance générale comme les « signes multiples montrant que
la confusion psychique entre le soi-élève et le soi-enseignant (est) forte chez
les participants, comme en témoignent ce genre de plaisanterie  : «  on est
comme des gamins ! » ou encore la question d’un autre à propos du terme
«  proposer  » qu’il a utilisé pour présenter les règles du groupe  : «  je ne
veux pas être provocant, mais est-ce de la gêne à l’égard des enseignants que
vous éprouveriez  ?  » (p.  111). L’auteur écrit qu’il s’est senti «  briseur de
rêves » qu’il a éprouvé des craintes de démolition d’une équipe qui travaillait
réellement ensemble… et il conclut que « l’accompagnement clinique des
pratiques renvoie à une expérience de responsabilité, d’enga­gement des
personnes sur la voie d’une élaboration psychique qu’elles acceptent de
découvrir –  comme dans une psychothérapie ou une analyse  – expérience
qui induit de nouveaux liens entre affects et pensée » (p. 111).
J’ajouterai ici qu’habite dans mon inconscient une scène douloureuse
prête à resurgir de façon agressive, de ce genre de groupe décidé « d’en haut »
où les participants, au nombre desquels j’étais – bien avant ma découverte
de la psychanalyse, sont invités à parler… pour accepter une décision qui
s’impose à eux, et que cette image se réveille avec cette lecture.

Des enseignements retenus pour le démarrage du groupe Freinet


Il s’agit bien d’un groupe où la parole est définie par le terme d’asso­ciation
libre : se laisser mettre en mots quelque chose qui vient du soi profond, sans
se mettre de barrières qui pourraient jaillir d’un jugement de non-pertinence
des propos ou d’un refus de mettre au jour quelque chose qu’on tenait caché
de façon plus ou moins volontaire. Cette parole construit un regard sur soi-
même, enseignant dans une situation parti­culière et en même temps un regard
sur une autre façon de voir le collectif, collègues, mais aussi école c’est-à-dire
élèves, parents et autres personnes impliquées par l’école. Pour que cette
parole puisse advenir, cela c’est sans doute l’expérience d’une analyse qui le
révèle, il faut un désir qui ne peut s’exprimer que dans un climat de confiance.
Il faut sans doute du temps, mais j’y vois surtout un démarrage qui s’inscrive
dans du connu pour amener progressivement vers une autre découverte. Or le
connu pour les enseignants Freinet en matière de réflexion sur le travail, s’est
inscrit dans des recherches menées selon différentes disciplines (didactiques,
psy­chologie, sociologie, psychanalyse) et donc différentes méthodes, avec
un point commun pour eux-mêmes  : la recherche était un tremplin pour
faire connaître leur pédagogie, mais surtout un moyen pour argumenter sur
les résultats, grâce aux comparaisons mises en place. Les résultats produits
étaient vécus comme autant de gages à donner à l’Éducation Nationale  !
Enfant en souffrance... élève difficile ? 169

Ils n’avaient pas droit à l’erreur ! La recherche était synonyme d’exigence.


Quel serait l’impact de ce regard dans la façon d’entrer dans cette nouvelle
proposition ? Personne ne pouvait le dire.
Munie de toutes ces réflexions et sans doute comme je l’ai évoqué plus
haut, d’une image douloureuse de participation forcée à un groupe imposé
par le directeur pour aider les personnels en place à évoluer dans leur mode
de travail en raison d’une nouvelle population à accueillir, j’avais un a priori
de démarrage « en douceur », s’inscrivant donc dans une continuité de la
recherche. C’est dans ce sens qu’une consigne de départ est proposée au début
de la première séance, conforme à celles qui sont proposées lors d’un entretien
individuel de recherche : « Qu’est-ce que ça change, dans la relation à l’élève de
pratiquer la pédagogie Freinet ? » Comme le disent Blanchard-Laville et Nadot
(2000), lors d’entretiens de recherche « les consignes sont les seuls moments
de structuration formelle  » qui amènent progressivement celui qui parle
« à laisser émerger des éléments qu’il n’avait pas formalisés avant et à laisser
affleurer dans son propos ce qu’il ne sait pas tout à fait au niveau conscient, au
moment où il l’énonce… (le chercheur ayant le rôle alors) de repérer à l’aide
d’indices objectivables l’ambivalence des sentiments de l’interviewé et (de)
donner un sens aux conflits profonds qui animent le sujet interrogé à partir de
l’émergence de certains éléments inconscients » (p. 60-61).
À la séance suivante la demande se rapproche de celle qui est proposée
dans les groupes de parole (Blanchard-Laville, 2001). Elle est formulée
autour d’un exemple récent ou moins récent mais vivace en soi et qui parle
de cette relation pédagogique. J’ajoute que cet exemple peut permettre aux
autres de faire écho à ce qui est dit en précisant trois manières d’exprimer cet
écho : une manière qui consiste à « suggérer une meilleure solution, donc
relativement superficielle, qui n’engage pas ce qu’on est », une deuxième qui
consiste à dire « ça m’est arrivé à moi », et « une troisième qui est d’aller un
peu plus loin à l’intérieur de soi pour dire ce que ça fait d’avoir vécu ça ou ce
que ça fait de l’entendre ».
Ce mode de parole attendu est sans cesse redéfini par le chercheur.
Tous les participants sont invités à repérer qu’il peut y avoir trois niveaux
d’échange pour des enjeux différents. Le premier niveau est désigné comme
« solution ». Face à un problème, on examine le problème et on propose des
solutions ou on examine les solutions qui ont été adoptées par la personne.
L’enjeu est d’examiner le « faire ».
À un deuxième niveau on peut parler d’écoute et d’empathie. À la parole
de X, Y enchaîne en disant « moi aussi j’ai vécu quelque chose de cet ordre-
170 Anne-Marie Jovenet

là  ». Chacun revisite son «  soi  »  : des liens entre «  soi personnel  » et
« soi professionnel » apparaissent. Deux ou plusieurs personnes se sentent
solidaires dans la manière de vivre une situation : elles l’expriment.
À un troisième niveau se construit le lien entre la co-construction d’un
soi entier et la co-construction d’une équipe pédagogique. Quand X raconte
quelque chose, Y peut dire : « voilà ce que j’éprouve en t’entendant ». Il
n’est plus dans l’examen du « faire » comme au premier niveau : « j’ai mal
fait, j’aurais dû, j’aurais pas dû », il peut parler de ce qu’il est en racontant
ce qu’il fait, et se constituer comme être unifié. Ce faisant il invite l’autre
à entrer dans cette dynamique nouvelle. Les participants sont invités au fil
des réunions à situer leur parole au troisième niveau. Passer d’un niveau à
un autre, vise à créer le groupe d’une façon plus profonde et à renforcer la
conscience de participer à une autre façon d’envisager la coopération. À la
technique de l’association libre empruntée à la thérapie individuelle, s’ajoute
une composante d’élaboration de ses sentiments et de sa pensée quand le
sujet est confronté à un « autre » inséré comme lui dans la même situation
d’enseignement.
En acceptant de laisser transcrire et analyser leurs propos, ils entrent dans
une démarche qui modifie ou produit de nouvelles connaissances portant
sur le lien entre la co-construction d’un soi entier et la co-construction
volontaire d’une équipe pédagogique. D’une certaine manière ils quittent
cette « logique de promotion » vis-à-vis de laquelle était émise une petite
réserve dans les conclusions de la recherche (Y.  Reuter, dir. 2007, p.  250)
pour entrer dans un dispositif source de progrès pour eux-mêmes et l’école.

Premier regard : que provoque la consigne de départ ?


À une question simple, que disent-ils d’eux-mêmes, à travers cette
«  relation à l’élève  », une réponse très nette, les participants se situent
dans cette dynamique qui les anime dans tous leurs contacts avec d’autres
professionnels, avec les parents ou les autorités hiérarchiques : décrire pour
faire connaître leur pratique. Ils sont passionnés par leur métier et il est
difficile de les arrêter dans leur élan ! Ils sont à la recherche d’une analyse
rationnelle des bons comportements. Ils veulent analyser ce qu’est une bonne
pratique, se soutenir mutuellement et surtout encourager ceux qui expriment
des hésitations, des défaillances, ils cherchent à argumenter pour convaincre
du bien-fondé de leur mode de travail, démontrer à partir des comparaisons
avec ce qui se fait « ailleurs »… Ils sont dans une démarche rationnelle… qui
ne laisse pas de place aux affects ! Et pourtant l’in­conscient fait irruption dans
les actes « de la vie quotidienne »… Chaque enseignant se coule-t-il dans le
Enfant en souffrance... élève difficile ? 171

même moule ? Si c’était le cas on s’attendrait dans ce type de séance à un


accord unanime. Or deux moments méritent d’être relevés dès cette première
séance : ceux où plusieurs – on aurait envie de dire « tout le monde » parlent
en même temps, révélateurs d’un point chaud. Fait-il l’unanimité ce point
chaud  ? Non, certaines voix cherchent à dominer, à faire entendre une
« vérité » surgie d’une ancienneté dans la pratique de cette pédagogie, ou à
l’inverse d’une difficulté à s’y insérer, ou encore d’une autre pratique dans un
milieu éducatif hors de l’éducation nationale, d’une expérience personnelle
vécue. Un autre moment mérite attention –  qui va se répéter au long des
séances  – celui où sous une forme d’humour, (par un mot d’esprit dirait
Freud) quelqu’un cherche à rassurer, à dédramatiser, à encourager celui qui
vient d’exprimer un doute, un malaise… Le « soi » déborde le rationnel…
Les actes de la vie quotidienne paraissent être le fruit du hasard mais ne le
sont pas : ils traduisent l’irruption de l’inconscient…

Rationnel et affects entrent en conflit…


Dans un désir d’analyse, en vue d’une « bonne pratique » les enseignants
cherchent ce qui entrave leur démarche, mais la parole dans le groupe
permet de découvrir que ce mode de relation pédagogique ne se heurte pas
seulement à l’extérieur, mais à quelque chose en soi. Quelque chose se cabre
et se défend lorsqu’il est question d’une position qui devient directive, parce
que l’élève n’entre pas facilement dans la coopération, dans les « techniques
de liberté », quand le temps se trouve contraint, ou quand l’élève ne trouvant
pas son autonomie reste dans la dépendance. Une attitude que l’enseignant se
sent avoir alors qu’il la rejette. Il dit alors que sans le cadre de cette pédagogie,
de vieux démons venant de sa propre éducation resurgiraient. Le passé en
soi semble identifié : il s’agit de l’enfant/élève en soi qui a été éduqué d’une
manière que l’enseignant ne veut surtout pas reproduire.
Le conflit dont parlaient Blanchard-Laville et Nadot (2000) est bien
présent : conflit entre rationnel et affects, conflit entre vouloir conscient et
inconscient agissant. Dire cela permet de voir deux sentiments apparaître :
un certain sentiment de culpabilité mais aussi une expression de souffrance
due à la contradiction interne.
L’expression d’une souffrance intérieure, plus ou moins « spontanée »
chez les uns ou les autres, va être le gage d’un travail qui s’enclenche et qui
permettra aux enseignants de prendre conscience que d’eux-mêmes et de leur
capacité à écouter ce qui se passe en eux, dépendra leur capacité à accepter
d’écouter ce qui se passe chez les enfants au-delà de ce qui se voit. Il leur faudra
lutter contre la carapace qu’ils avaient forgée pour paraître indifférents aux
172 Anne-Marie Jovenet

situations de souffrance et comprendre qu’ils sont susceptibles d’y gagner


ensemble en « puissance de vie ». Cela se fera par sursauts avec des avancées
et des reculs. C’est en examinant les aléas de ces découvertes que nous allons
comprendre comment se forge peu à peu la conscience du lien adulte/
enseignant en soi. C’est par la réflexion sur cette écoute du soi profond que
nous pourrons montrer comment l’attention à sa propre souffrance, est liée à
l’attention portée à la souffrance de l’enfant, et conditionne une attitude qui
le transforme ou pas, en élève difficile.

Des bouffées d’expression du soi profond !


Il faut attendre la deuxième année pour voir comment recherche de
l’explication rationnelle et surgissement de l’inconscient se côtoient dans
le tissage de paroles du groupe. Nous exposerons deux exemples, qui nous
présentent deux formes de présence à des enfants en situation de souffrance.
Le premier exemple qui se situe au début de la deuxième séance3 (année 2
séance  2) met en scène une enfant qu’on peut supposer en souffrance,
puisqu’elle vient de perdre sa mère et semble rester dans le silence par rapport
à cet événement, et un enseignant qui se questionne sur le « bien faire », le
« quoi faire » dans cette situation. L’élève ne parle pas de ce décès. L’enseignant
dit qu’elle est comme s’il ne s’était rien passé. Rapidement après ses premiers
propos, un autre participant4 (P2) intervient – on pourrait dire au deuxième
niveau, d’écoute et empathie, tel que je l’ai caractérisé – en disant avoir vécu
la même situation l’an dernier mais sans avoir à se demander « quoi faire »
puisque l’élève semblait très déterminé dans son comportement : « Moi aussi
c’était l’année dernière… mais c’est vrai que quand il en a parlé au quoi-de-neuf
d’une façon tout à fait naturelle en présentant le béret de son père et puis voilà,
il disait ‘mon père est mort’  ». S’ensuivent des tentatives d’explication du
silence de cette élève sur elle-même. Un troisième participant (P3) intervient,
exprimant sous une forme qui mêle l’interprétation du comportement
de l’élève à l’expression de soi : « enfin y’a une chose à laquelle je pense pas
toujours, ou on pense pas toujours à chaud, c’est le fait que des enfants peuvent…
enfin c’est le cas pour moi, alors je me dis en miroir, c’est quelquefois difficile
d’accepter la compassion des autres ». Le « je pense pas toujours » qui se résout
en « on » révèle que la compassion des autres peut être difficile à accepter

3.– Pour plus de clarté, à chaque séance citée nous indiquerons entre parenthèses année x
séance x.
4.– Nous utiliserons dans la plupart des exemples, le masculin générique pour préserver du
mieux possible l’anonymat et nous utiliserons P1, P2, P3, pour désigner les interventions
des participants selon leur ordre de succession à chaque séance.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 173

pour un adulte. Mais les explications avancées ne font pas taire « l’expression
de soi » du premier participant (P1) qui a exposé l’exemple et un dialogue
entre ces deux enseignants s’engage « oui mais inconsciemment je crois que
ça me perturbe quand même parce que comme je suis parent, je crois que ça me
perturbe parce que justement ce que tu dis c’est exact, parce que je la vois plutôt
souriante, elle a plus mal au ventre, elle est tout le temps présente, je me dis
‘elle perd sa mère elle est comme ça !’ alors moi je suis parent, alors peut-être je
me mets à la place de Mme C, et du coup ça fait bizarre ». P3 lance alors une
remarque sans doute destinée à soulager l’atmosphère : « tu meurs… que ton
gamin soit content ça t’embête ! » Il faut souligner ici qu’entre cette remarque
et la suivante, il n’y a eu ni manifestation de soulagement, ni rire… Le mot
d’esprit n’a produit ici, aucune coupure dans l’expression de soi : l’enseignant
ose montrer le conflit en lui entre une attitude pédagogique courante et une
attitude adaptée à la situation, entre le vouloir conscient et l’inconscient
« ben voilà, du coup je la critique moins, je suis moins dur avec elle dans, je
pense, enfin je suis pas moins dur dans son travail parce que y a une compassion,
tu disais ça mais inconsciemment, pourtant je me force », ce qui va amener P3
à reprendre la question en termes de bonne attitude à avoir : « et de coup-là
c’est, bon c’est une vraie question posée à l’enseignant : quel statut, implicite, on
doit essayer de ne pas donner à un enfant tout en prenant en compte ben sa vie ».
S’ensuit une réflexion assez longue de ce participant sur la reconnaissance du
statut d’égalité dans l’exigence, à conjuguer avec l’attention à porter à chaque
situation difficile particulière.
Son intervention est ponctuée d’un silence. Après un temps d’échanges
autour de la difficulté pour un élève d’avoir une mère gravement malade,
j’interviens. Mon but est d’attirer l’attention des participants sur un
événement important qui vient de se passer dans le groupe grâce à la façon
dont P1 a parlé de cette situation : « Moi je trouve que c’est très intéressant ce
que t’as dit là parce que, en fait pour deux raisons, la première au début t’as dit je
sais pas très bien ce que je dois faire ou si je fais bien, c’est une question récurrente
à chaque fois qu’on amène quelque chose qu’on a fait, on se dit : qu’est-ce que je
devais faire, est-ce que j’ai bien fait ? Ensuite t’as dit que ça te renvoyait à ton
rôle de parent cette affaire-là et donc là je trouve ça intéressant, parce que c’est
vrai inévitablement, mais en même temps ça serait très étonnant au fond que on
considère l’élève comme un enfant, qui fait des choses, qui les apporte à l’école,
que dans le même temps on considère pas l’enseignant comme vivant des choses
aussi en dehors, qui interfèrent avec son métier ».
On peut aussi remarquer que dans l’échange, comme dans la classe, tout
est mêlé : l’interrogation sur l’élève, l’interrogation sur soi, et sur ce qui est
174 Anne-Marie Jovenet

bon pour l’élève, l’expression du doute, l’incertitude de ne pas savoir quoi


faire ou comment faire, la crainte de mal faire. Ce que permet le groupe c’est
que interrogation, crainte, doute puissent être exprimés, et deviennent objet
d’une autre forme de travail coopératif entre enseignants.
Toujours la même année, dans la séance suivante (année 2 séance 3), un
deuxième exemple va nous permettre de confronter deux cheminements
différents selon que l’enseignant « se dégage » de son soi adulte ou accepte
d’y entrer.
Un retour sur la séance précédente met en avant l’idée que, si l’enfant est
de même nature que l’adulte selon le premier invariant de C. Freinet, pour
accueillir l’enfant dans l’élève, il faut accueillir l’adulte dans l’enseignant. Un
participant affirme alors, que dans ce métier d’enseignant il n’est pas possible
de faire la coupure entre le soi personnel et le soi professionnel, qu’on ne
peut pas « mettre son costume le matin », que « les enfants ça nous branche
de partout » et qu’il y a « des exemples tout le temps et tous les jours qui le
montrent ». Sollicité pour en exposer un, il rapporte une situation « allez
mardi, mardi soir  !  » où un enfant a écrit un texte qu’il intitule «  ma
colère ! » L’enseignant parle de cet élève qui aurait des relations familiales
difficiles, ce qui lui pose question  : faut-il révéler le contenu de l’écrit aux
parents ? Le récit se situe dans le niveau 1 : chercher quoi faire, examiner les
questions à poser à d’autres professionnels, porter une appréciation sur les
solutions acceptées par la famille. Mais un autre participant enchaîne pour
approfondir cette question du point de vue de l’enseignant : qu’est-ce qui
guide l’action de l’enseignant ?
Après une remarque de ma part : « quand on se dit ‘qu’est-ce que je dois
faire  ?’ est-ce par rapport à une norme, à une règle, une institution, ou est-ce
que finalement on prend une décision aussi en fonction de ce qu’on ressent, de ce
qu’on est »… une participante (P2) intervient ainsi : « ça me fait penser, ben on
en parle souvent, un petit garçon aussi qui est dans ma classe qui apparemment
est, au niveau comportement bouge beaucoup mais qui, qui est mal à l’aise dans
sa peau, on le sent il est maladroit, ben c’est celui, hier il essayait de faire du vélo
il était crispé, enfin on sentait, et, et ce petit garçon pour moi y a quelque ch/, il est
mala/, enfin il est pas bien, c’est un petit garçon qui est très bon scolairement il est
performant, enfin y a pas de problèmes à ce niveau-là mais je sens qu’il y a, pareil,
y a un mal-être, et moi je me pose souvent la question de savoir si à la maison y a
des problèmes de violence, je suis pas loin de penser qu’y en a, que ce soit violence
verbale ou violence morale de, encore hier des problèmes de négligence, et d’un
autre côté, c’est un petit garçon qui, enfin, moi ma vie privée se mélange aussi
à, c’est que j’ai un neveu – moi ma vie privée se mélange aussi, c’est que j’ai un
Enfant en souffrance... élève difficile ? 175

neveu qui me fait penser par son comportement, tout à fait à lui, qui est dans une
école dans les S, et ça se passe très mal à l’école, et j’ai tendance soit à me dire par
exemple si B était chez nous, comment y pourrait être, parce qu’en fait M, enfin
moi je pense que je l’accepte tel qu’il est, quoi ce gamin, même s’il perturbe la
classe, même si/ » Le premier participant coupe la parole pour dire « c’est un
gamin qui a plein de richesses ». On notera que l’enseignant ayant rapporté
le cas de l’élève qui a écrit un texte « Ma colère » cherche ici à rassurer sa
collègue, à faire taire ses inquiétudes plutôt qu’à les laisser s’exprimer et à
les entendre comme l’écho de l’adulte présent dans l’enseignant, adulte qui
s’inquiète des retombées parfois violentes dans le milieu familial de ce qui
aurait été signalé par le milieu scolaire. Mais l’enseignante ne se soumet ni
à la parole de réassurance « c’est un gamin qui a plein de richesses », ni à la
question qui vise à mettre en évidence ce qu’il fait. Elle entre dans une parole
qui ose partager avec les collègues, quelque chose du soi profond.

L’influence du soi personnel dans le soi professionnel


Pour résumer ces exemples on peut dire que dans le premier, le soi parent…
reconnaît que ses sentiments face à une élève qui perd sa mère, influencent
son attitude d’enseignant et le questionnent sur les exigences à avoir, dans le
second, le soi, dit ne pas pouvoir agir en contradiction avec ce qu’il comprend
de cet élève en raison d’une situation similaire qu’il connaît dans sa famille.
Ce qui se met en place ici c’est le rapprochement fait entre enfant/élève et
adulte/enseignant et la découverte de son importance dans la pédagogie
Freinet, est suggérée par le chercheur à travers ce raisonnement emprunté aux
« invariants » proposés par C. Freinet. Si le premier invariant de Célestin
Freinet dit que l’enfant est de la même nature que l’adulte… alors, comment
permettre à l’élève d’intégrer son soi enfant dans son soi élève… sans relier
son soi adulte à son soi enseignant… De là, l’enseignant est aussi renvoyé à ce
qu’il décrivait comme caractéristique de cette pédagogie, dans les premières
séances. Si cette pédagogie suppose d’accepter l’inconnu, qu’en est-il de
l’inconnu en soi ? Si l’enfant peut dire les moments où il est en difficulté, s’il
peut dire ‘je ne sais pas’… l’adulte peut-il s’y autoriser ? L’adulte « de même
nature que l’enfant » a comme l’enfant, tout intérêt à oser être ce qu’il est à
travers ce qu’il fait…
En confrontant deux cheminements différents selon que l’enseignant
accepte d’entrer dans son soi adulte ou s’en «  dégage  » et encourage ses
collègues à faire de même, c’est la place de l’élève qui en dépend. Dans le
premier cas, l’enseignant prend la mesure de ce qui peut favoriser ou parasiter
son regard sur « cet enfant-là ». Dans le deuxième cas, le moi adulte refuse
176 Anne-Marie Jovenet

d’être atteint, et la rencontre avec l’autre réel est détournée au profit d’une
rencontre «  projetée  » avec l’autre. L’utilité de la réflexion sur soi ne
« profite » pas à la relation avec l’élève. La preuve est que toute tentative
de «  réassurance  » ne dissipe aucune inquiétude  : la crainte de mal faire
ne disparaît pas. Injonction de résultat comme injonction à « dégager son
soi », contribuent à nier la coopération. « Se prouver à soi-même qu’on a
eu raison de ‘faire ainsi’, voir tout obstacle comme un défi ne conduit pas
à la coopération, mais à un calcul de probabilité pour une plus grande
reconnaissance individuelle » (A-M Jovenet, 2011b). La question a aussi à
voir avec l’acquisition des savoirs. On pourrait croire que l’exemple de l’élève
qui perd sa mère, n’est qu’un fait en marge de la classe. Pourtant on peut
se demander  : qu’apprend l’enfant dans cette expérience de dépassement,
de réserve, de solitude, qu’apprend-il sur la vie, la mort, les liens entre les
choses et les humains, comment apprend-il à se connaître dans de nouvelles
circonstances de vie, qu’apprend-il des attentes des autres à son égard, du
respect de sa liberté de s’exprimer. Il semble qu’un certain savoir puisse
s’élaborer dans la classe, parce que l’enseignant n’a pas rejeté la question
comme de l’ordre du « purement affectif ».
À l’issue de cette seconde année, on peut donc dire que le processus semble
bien enclenché. « Quand peut se dire ce qui est tu ailleurs… la recherche a
tout à y gagner » (A-M Jovenet, 2011a).

Les aléas d’une découverte du soi


L’année suivante, le démarrage de la première séance (année 3 séance 1)
se fait rapidement : un enseignant qui a quitté l’école pour exercer d’autres
fonctions pédagogiques prend la parole le premier. Il est confronté à ce qu’il
« savait » qui se passe ailleurs où des enseignants disent ne plus pouvoir gérer
certains élèves. Ces élèves n’ont pas la chance de ceux qui fréquentent l’école
d’ici ! Ils ne savent pas ce qu’est la confiance. Ils ne savent pas qu’ils peuvent
prendre la parole des enseignants au sérieux : « ils n’ont jamais imaginé, je
pense, jamais imaginé parce que pas vécu, ils n’ont jamais vécu le fait qu’un
adulte puisse être avec eux ‘ben voilà t’écris là, je vais écrire là’ » Rapidement
l’émotion est présente dans le groupe «  qu’est-ce que ça te fait  ?  » La
souffrance enseignante est dite et entendue. Et pourtant j’ai l’impression de
revivre la toute première séance (année 1, séance 1) : l’explication rationnelle
des comportements des élèves et des bonnes pratiques, le rire contagieux
quand un participant révèle souffrir du même défaut qu’un élève… Et je
me demande pourquoi… Pourquoi cette souffrance dite est transformée
immédiatement en apport positif  : «  c’est intéressant pour nous d’entendre
Enfant en souffrance... élève difficile ? 177

ça  !  », «  le problème c’est qu’on n’a pas d’autre repère  ». J’ai l’impression
d’assister à une litanie de cas difficiles arrivés dans cette école… et à une
démonstration de la transformation grâce à la pédagogie, à la confiance en
eux, au groupe, au temps… recherche de démonstration de l’ordre du « voilà
ce qu’on sait faire nous avec des gamins comme ça » alors qu’ailleurs « ils
y croient pas » sinon le temps d’une expérience : « une belle parenthèse ! »
J’ai le sentiment qu’aucun participant ne semble entendre la souffrance
dite, et que l’attitude du groupe renforce l’enseignant en question dans sa
démarche de raisonnement. Je tente de rappeler que les propos restent dans
le premier niveau de parole, celui des solutions : « depuis un petit moment,
chercher comment ça marche, chercher pourquoi ça marche pas  » mais
l’enseignant me coupe : « ben, parce que, je défends ça, je défends ça parce que
alors, enfin t’as raison de corriger ». C’est en faisant la retranscription de la
séance, que je décide d’une intervention appelée familièrement « un coup de
poing sur la table » !
L’issue de ce rappel sur la parole attendue dans le groupe, s’avère
favorable. Les participants qualifieront cette séance (année 3, séance 2) de
« belle séance ». Le premier participant qui s’exprime dit avoir réfléchi à
une question posée par le chercheur à la séance précédente : « qu’est-ce que
ça te fait ? — Quand j’expliquais que je ne comprenais pas qu’il avait toutes les
armes pour travailler et que je comprenais pas pourquoi il y arrivait pas, tu m’as
dit : ‘qu’est-ce que ça te fait ?’ ben pareil, sur le coup je voyais pas mais bien sûr
j’y ai réfléchi après, ça m’a même xx (rire) et je pense que c’est lié au fait que j’ai,
quelque part dans mon éducation on n’a pas le droit de ne pas travailler quand
on est bon élève, voilà je pense que c’est lié à ça, j’y ai beaucoup pensé et c’est
vrai que quand on a les armes, voilà dans mon éducation dans ce que j’ai reçu
de mes parents ‘si t’es bon ben de toutes façons tu peux pas xx de toutes façons
c’est normal que, c’est normal que t’aies des bonnes notes’, j’ai toujours reçu cette
éducation-là ce qui fait que j’ai toujours plus de difficultés à travailler avec un
enfant qui a tous les potentiels et qui s’en sert pas, qu’avec un enfant qui a des
difficultés mais qui fait des efforts par exemple ». Un temps de silence s’installe
suivi d’un mot « Voilà ».
Citons un autre exemple : « un enfant qui est en difficultés, souvent c’est
dans la relation individuelle, ou duelle quand on est dans un texte un peu
compliqué ou un exo de math, un truc comme ça euh la situation de forçage
(insiste) elle est, moi j’ai du mal à la, j’ai quelque fois l’impression d’avoir du
mal à l’abandonner et ça, c’est vrai que ça me refait penser quand j’étais gamin,
quand j’étais gamin j’ai eu des situations de forçage avec mes parents ou quand
j’arrivais pas à faire un exercice, mon père il pouvait rester une heure à côté
178 Anne-Marie Jovenet

de moi à me cuisiner, et plus, plus ça venait, plus il insistait xx » On peut ici
remarquer que le langage traduit maladroitement tout le ressenti contenu
depuis des années qu’il faut sans doute entendre comme : « plus le temps
passait, plus il insistait… ou… moins la solution venait, plus il insistait… à
moins que ce ne soit : plus les larmes montaient, plus il insistait… »
De fil en aiguille à cette séance, vont remonter à la surface tant de choses
enfouies : pas de récompenses, pas même d’encouragement, un bulletin signé
sans être regardé… des choix de filières imposés, des pressions auprès des
parents, qui engendrent des réactions violentes ou un travail a minima, des
souvenirs d’humiliations insoutenables en compétition sportive et puis ces
situations de « fête » à l’école qui n’en ont que le nom !… Tant de choses
enfouies qui remontent à la surface en heurtant les rochers actuels : l’enfant qui
ne se laisse pas aider et fait culpabiliser, qui ne supporte pas les compliments,
qui pleure régulièrement à la piscine, qui fait se poser la question des pleurs
d’angoisse ou de soulagement… Il s’agit bien d’une belle séance, non pas
comme on pourrait le penser, parce que raconter ses souvenirs ça permet de
vider son sac … mais parce que le soi qui fait et le soi qui est, s’unifient grâce
au lien conscient/inconscient qui s’établit. À la suite de Blanchard-Laville
(2001, p. 184), on peut vraiment parler d’un insight qui va à la rencontre
de l’autre : « la question que je voulais poser : est-ce que je suis seul dans ce cas-
là ? » Ce soi-là ose dire avec bonheur, son désir de se relier aux autres par ce
qu’il est, et non par ce qu’il fait…
Un des participants conclura cette séance (année 3 séance 2) en exprimant
avec beaucoup d’émotion, ce sentiment de découverte que la parole sur soi
libère : « oui, non, mais comme quoi, enfin finalement on est vachement, enfin
la façon dont on a été, dont on a vécu certaines choses, mine de rien, ça influe sur
notre façon de travailler, et la façon, la relation qu’on a avec les enfants, là ça me,
à travers tout ce qu’on dit, là ça me fait, la relation… » et y reviendra à la fin de
la séance suivante (année 3, séance 3) qui est la dernière : « y a des moments
où je suis sorti des séances sans trop savoir, sans avoir l’impression d’avoir trop
apporté quelque chose et là par exemple laséance de la semaine dernière, moi j’y
ai repensé on a discuté, moi j’y ai repensé, tu vois… notamment les deux points
qui étaient assez, qui étaient très, très différents quoi et ça m’a fait réfléchir.
C’est là où je me suis dit quand même notre vie, notre vie personnelle… »
Est-ce le propos ici ? Je dois dire qu’au début de cette belle séance, un certain
sentiment de culpabilité m’habitait… qui m’a fait me rassurer (moi aussi !) Bien
sûr j’ai expliqué, j’ai justifié (moi aussi !) au nom de la méthode en référence
à la psychanalyse, et des enjeux pédagogiques : « il s’agit bien d’apprendre
à reconnaître certains traits de notre fonctionnement professionnel effectif,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 179

non de celui qu’on aimerait avoir ou que l’on veut avoir légitimement pour
des raisons de conviction pédagogique ou didactique ou plus idéologique »
(Blanchard-Laville, 2001, p. 89) Mais les participants ne sont pas restés muets
face à mon discours  ! Un sentiment de regret et de malaise est palpable.
Quand j’interviens pour redire qu’il faut apprendre à dire des choses de soi,
à penser qu’elles sont importantes, le même enseignant reprend : « mais c’est
pas toujours facile de toujours trouver les mots. J’ai besoin souvent de temps pour
reconstruire la pensée et alors j’y ai pensé pendant des… après on en a reparlé …
mais sur le moment même, c’est plus difficile » Ce qui m’amène à répondre avec
un sourire dans la voix : « c’est sûr, surtout qu’on est quand même enseignant
et qu’on a l’habitude de bien présenter les choses. Voilà c’est notre identité ! ».
Comme le disait B. Pechberty (2010) les participants redeviennent des élèves
contrits d’avoir mal fait, qui savent qu’il est difficile de promettre « de ne pas
refaire », et moi je m’excuse d’avoir fait preuve d’autorité, en changeant de
posture pour devenir une « enseignante » qui comprend et pour me glisser
dans le cadre de la thérapie (à quelle place ?) C’est la prise en compte de mon
contre-transfert essentielle à la rigueur de cette méthode, qui m’amènera
progressivement à prendre conscience du poids de ce sentiment de culpabilité,
dans les situations de relation à l’enfant en souffrance.
Et le dernier imprévu arrive à la dernière séance ! J’avais imaginé à cette
dernière séance (année 3 séance 3) aider tous les participants à tirer une sorte
de bilan de ce qu’ils avaient vécu pendant ces trois ans, voir en quelque sorte
qu’ils avaient pu manifester leur soi adulte aussi bien que leur soi élève en
parlant de leur situation d’enseignant, que cela n’était pas dangereux mais
qu’au contraire cela leur avait permis de comprendre bien des choses, et qu’à
travers ce regard autre ils construisaient aussi bien un autre rapport aux élèves
qu’un autre rapport entre eux, que la coopération avait une autre facette que
celle qu’ils mettaient en œuvre jusque-là. Bref qu’ils avaient tout à gagner à
continuer dans ce sens… Et voilà que à nouveau tout retombait !
Pourtant comme on l’a déjà noté plusieurs fois, la séance démarre d’une
façon conforme à l’objectif  : un participant, qui jusque-là, manifestait des
opinions ou des analyses du «  bien faire  », va s’exprimer longuement en
« je » et en un « je » qui dit autre chose que « je fais »… Il est question d’un
enfant en souffrance… et de sa propre souffrance à ne pouvoir agir pour lui
donner une vraie place parmi les autres… Face à ce participant (P1), un autre,
absent à la séance précédente, va prendre fréquemment la parole (P2) pour
rassurer, positiver, contrecarrer le sentiment d’échec que semble transmettre
l’enseignant au groupe. Cette dernière séance va alors se présenter comme
180 Anne-Marie Jovenet

une loupe grossissante de ce qui se joue des rapports au sein du groupe, nous
y reviendrons longuement dans le prochain chapitre.

Une parole sur la souffrance enseignante, difficile à dire dans un


groupe de parole… Voilà la conclusion qui s’impose au terme de
ce chapitre
Entendre la question d’un enseignant à propos d’une enfant qui perd sa
mère et ne montre rien, engendre un malaise d’où jaillit une boutade qui
fait rire !… Entendre un collègue, dire à quel point cela lui fait mal de voir
comment certaines pratiques enseignantes engendrent de dégâts chez un
élève, entraîne une forme de consolation  : ça nous est utile de savoir ça  !
Entendre une collègue exprimer son désarroi face à un enfant isolé et sans
parole, suscite un rejet de son discours : regarde les progrès de cet enfant !
Examiner ce qu’on doit faire ou jeter un regard positif sur ce qu’on a fait…
est une manière de faire taire l’angoisse qui monte face à la souffrance de
l’enfant, ce qui devient une manière de ne pas entendre la souffrance de l’autre.
En était-il autrement dans les groupes de référence cités ? L’exemple repris à
Blanchard-Laville (2001) mettait en scène un enseignant qui reconnaissait
avoir du mal à prendre la parole, depuis qu’il était tout petit, avoir du mal
à parler d’autre chose que de mathématiques, et que Claudine, remplissant
cette « fonction contenante » de la mère, aidait à oser, face aux autres. Les
enseignantes réunies par A. Cordié (1998) trouvent dans le groupe un lieu
où se plaindre… Elles n’en font pas un lieu d’élaboration de la plainte. Il faut
un très long temps de résistance à Raymonde avant d’arriver à dire à quel
point sa réussite professionnelle la renvoie à l’échec avec sa sœur jumelle.
Tout se passe comme si la confrontation collective rendait difficile
l’expression de la souffrance. Comment se met en place ce renforcement
par le collectif ? Le groupe favorise-t-il ou révèle-t-il ce qui se passe de façon
habituelle dans la classe ou dans l’équipe pédagogique ? C’est en examinant
dans le prochain chapitre, les échanges entre les participants, à la dernière
séance, que nous tenterons de détecter comment le rapport au groupe peut
renforcer, de manière inconsciente chez le sujet, ces formes de critiques dont
parlait Freud, pour s’interdire l’association libre.
Chapitre 8 :
Parcours croisés entre compétition et coopération.

Quand je manifestais aux enseignants, dès 2007, au moment de la


publication de l’ouvrage de synthèse (Y. Reuter, dir. 2007) que leur pédagogie
permettait aux enfants en souffrance de se reconstruire, je les sentais dubitatifs,
cherchant plus ou moins à expliquer cela sans une très grande conviction.
Ils n’avaient jamais pensé « leur » pédagogie comme destinée aux enfants
en souffrance, parce qu’ils ne pensaient pas «  leur  » pédagogie comme
destinée à un quelconque groupe d’élèves d’ailleurs. Ils pensaient encore
moins – comme tout enseignant ou tout individu qui n’a pas rencontré la
psychanalyse en face – que le dire de « leur » souffrance avait quelque chose
à voir avec la façon dont l’enfant en souffrance peut exister à l’école ! Et c’est
de cela qu’il va être question dans ce chapitre.

Comment reconnaître à l’école, l’enfant en souffrance sans le


cacher derrière un élève difficile ?
Le « dialogue » établi depuis le début, entre psychanalyse et
pédagogie Freinet nous permet de répondre à cette question.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, une démarche
implicite s’est mise en place entre les participants dès la première séance
du groupe  : souder le groupe pour défendre une pratique particulière.
Lorsqu’une question plus précise s’adressait à un enseignant sur ce qu’il
ressentait, il y eut parfois des réticences : c’est à l’enfant qu’il faut s’intéresser.
Puis progressivement le groupe s’est laissé faire, chacun s’est laissé aller
à quitter le «  faire  » pour parler de ce qu’il était en tant qu’adulte dans
telle situation face à tel élève, s’est laissé aller à parler de ce qu’il avait vécu
comme enfant à la maison, comme élève à l’école et à voir qu’il n’était pas
seul à comprendre que cela en lui, avait encore de l’importance dans son

181
182 Anne-Marie Jovenet

rapport à l’enfant/élève de maintenant… Mais il y a eu des retours en arrière,


et puis la dernière séance. Quand j’ai quitté l’école ce jour-là ou quand je
retravaillais sur ces échanges, j’avais le sentiment d’avoir raté ce que j’aurais
voulu comme une belle séance de bilan permettant à chacun de mesurer les
changements… Et c’est pourtant cette dernière séance qui va nous permettre
à travers l’analyse des divergences d’expression, de montrer comment se
rencontrent la psychanalyse et la pédagogie coopérative  ! Il y a bien lieu
dans un projet scientifique, d’aller au-delà des premières impressions. Parler
de ses souffrances ou les taire pour n’en retenir que le côté «  expérience
constructrice » a suscité un affrontement pacifique, mais un affrontement
quand même ! Il y eut confrontation entre « être formé à, ou informé de » et
« se relier aux autres en cherchant ensemble coopérativement ».

Peut-il y avoir une rencontre féconde entre psychanalyse et


pédagogie Freinet ?
Faire ou être ? C’est sur cette grande question qui pourrait faire sourire
par sa prétention, que peut avoir lieu cette rencontre. Remémorons-nous
Winnicott : « Le ‘je suis’ doit précéder le ‘je fais’, sinon le ‘je fais’ n’a aucun
sens pour l’individu ». Un «’je suis’ au sens fort, qui témoigne d’un sentiment
d’identité, qui dépasse le simple fait d’exister, un ‘être en vie’, un ‘se sentir
vivant’ pour soi-même, un ‘se sentir réel’ ». Tels sont les mots de Winnicott
que Blanchard-Laville convoquent pour comprendre la «  dissociation
adaptative » de Jocelyne, son indécision face aux équations, parce que pour
elle le ‘je fais ‘ précède le ‘je suis’ et perd donc son sens. (Blanchard-Laville,
2001, p. 53). Réentendons les accents de Célestin Freinet que nous transmet
Élise : « il y a travail toutes les fois que l’activité – physique ou intellectuelle –
de ce travail supposé répond à un besoin naturel de l’individu et procure de
ce fait une satisfaction qui est par elle-même une raison d’être. Dans le cas
contraire, il n’y a pas travail, mais besogne, tâche, qu’on accomplit seulement
parce qu’on vous y oblige, et la chose n’est pas du tout comparable. » (Freinet,
l’Éducation du travail, cité par E. Freinet, p. 127). Psychanalyse et pédagogie
coopérative se rejoignent autour du « faire » qui ne mobilise pas l’être.
Ligoté ou relié ? L’expression est issue de l’ouvrage d’un psychanalyste,
Alain Braconnier qui définit par là deux sortes de liens qui incluent deux
manières d’être du soi. L’individu ligoté est dans une relation de besoin, il a
besoin de l’autre pour exister, l’individu relié est dans une relation d’échange,
il s’appuie sur ce qu’il est pour donner et recevoir. (Braconnier, 1995, p. 62)
Autrement dit, il y a des relations à l’autre qui détruisent l’individu et il y
a des relations à soi-même qui ouvrent à l’autre. Pour comprendre en quoi
Enfant en souffrance... élève difficile ? 183

la définition de ce lien revient au génie de Freud il faut écouter Elisabeth


Roudinesco1 présenter le ‘grand homme’ : « Il rêve de changer le monde »
… (mais) face à ses patients, il se dit ‘cela aurait pu m’arriver’, il passe par
l’analyse de lui-même, il ne pratique pas comme avec des grenouilles dans
un laboratoire ». Quand nous nous demandons si dans l’école coopérative
l’individu est ligoté ou relié aux autres, la réponse de C. Freinet est à nouveau
très claire : « nous avons appris à nos enfants à s’exprimer librement, à éditer
leurs journaux, à remplacer leurs besognes conventionnelles et scolastiques
par du véritable travail intelligent et profitable. Nous habituons maintenant
nos élèves à s’éduquer sur le plan des sociétés adultes basées sur l’effort et
la responsabilité commu­nautaires  » (C.  Freinet, 1936, cité par E.  Freinet,
1974, p. 56). Psycha­nalyse et pédagogie se rencontrent dans l’être avant le
faire, dans l’être relié et non ligoté aux autres…

Quels outils pour analyser le « comment » de cette rencontre


entre psychanalyse et pédagogie coopérative ?
Pour ce qui est de la psychanalyse, les outils sont ceux qui permettent, en
cherchant l’expression du psychisme inconscient, de déceler ce qui freine et
ce qui facilite le lien entre le faire et l’être, ceux qui permettent de déceler
comment on passe du lien qui ligote au lien qui relie. Pour voir comment
la pédagogie coopérative rencontre la psychanalyse, les outils restent à
construire. Le modèle d’analyse des interactions, s’appuiera sur les analyses
des collègues de différentes disciplines, présentées au cours de la recherche,
mais surtout sur un article plus récent, de D. Lahanier-Reuter (2009), qui m’a
réellement fascinée. Elle compare à l’apprentissage mathématique habituel,
ce qui se joue dans les recherches mathématiques de la classe de CM2 de cette
école, mais je ne ferai ici que reprendre les traits qui m’ont le plus marquée. Du
côté de l’apprentissage habituel, la compétition invite à prendre du pouvoir
sur l’autre, dans la coopération, l’élève n’est pas propriétaire de son travail,
ni même de sa recherche, ou de l’idée qu’il a eue pour cette recherche : il
est contributeur. Certains élèves entrent plus ou moins dans cette démarche
coopérative, pendant le temps de l’observation réalisée : peut-être y entreront-
ils plus tard. Ainsi elle parle d’une élève qui ne donne que les résultats de sa
recherche, mais pas la démarche. Une autre caractéristique qui distinguerait
le modèle coopératif du modèle habituel, serait de faire profiter « n’importe
qui » et pas seulement l’élève qui a été choisi, ou désigné par l’enseignant

1.– Il s’agit d’un film : Sigmund Freud, l’invention de la psychanalyse : les commencements,
Production Arte  ». Magazine«  Les Dossiers de l’Histoire  », dans le quel Elisabeth
Roudinesco présente l’œuvre de Freud.
184 Anne-Marie Jovenet

comme celui qui devait être aidé. Cet aspect me rappelle l’analyse faite par
R. Hassan, des résultats comparatifs des élèves aux évaluations nationales :
les résultats des élèves de l’école Freinet apparaissent plus resserrés autour
de la moyenne que ceux des autres écoles, ce que R.  Hassan attribue au
processus de coopération (2006, p.  68). D.  Lahanier-Reuter parle aussi de
positions d’élèves non hiérar­chisées, ce qui soulève en moi une idée qui ne
m’était jamais venue sous cette forme : à savoir que les élèves sont entre eux
habituellement dans des positions hiérarchisées. C’est-à-dire qu’au-delà des
résultats qui classent, au-delà des remarques des enseignants qui félicitent ou
au contraire humilient, au-delà de ceux qui sont désignés pour aider les autres,
il y a des manières de travailler à l’école calquées sur le monde professionnel
adulte, où des positions sont implicitement hiérarchisées. L’idée qui me
vient est celle du psychologue Vygotski quand il désigne l’appellation « école
pour idiots » comme injurieuse pour les parents et pour les enfants. Il ajoute
même : « l’affaiblissement de la position sociale par la faute de l’école des
idiots, marque, également, dans une certaine mesure, les instituteurs et les
place à un niveau inférieur par rapport aux instituteurs des écoles régulières »
(Barisnikov et Petitpierre, tr. fr. 1994, p. 45). Il y a bien hiérarchisation et non
coopération. Je me demande alors si ici, la place des enfants en souffrance
dépend d’une sorte de positions hiérarchisées des enseignants dans le groupe.

Nous partirons d’une hypothèse simple : quand les enseignants acceptent


de révéler leurs propres souffrances dans leur métier, ne se donnent-ils pas les
moyens de comprendre les souffrances des élèves ? Cela paraîtrait découler
de façon naturelle de la conclusion du dernier chapitre. Toutefois les
enseignements à tirer du décalage entre ce qui peut exister, et la conscience que
l’individu a que cela est important, nous invite à penser que cette hypothèse
est tout à fait insuffisante, pour y voir un résultat établi. Nous regarderons alors
comment dans des cas précis relatés dans le groupe de parole, l’enseignant se
positionne lui-même par rapport à un enfant en souffrance : sur le registre
de ce qu’il ressent, le registre de l’être, ou sur le registre du faire ? Se ligote-
t-il ou se relie-t-il aux autres  ? Ceci nous ramènera à réexaminer dans la
continuité d’ensemble de la séance, les différentes positions d’enseignants
qui se sont fait jour dans la dernière séance (année 3, séance 3) évoquée dans
le chapitre précédent. À l’aide de concepts psychanalytiques et de définitions
de la coopération, nous envisagerons de parler de parcours, non pas pour
décrire des cheminements mathématiques comme le fait D.  Lahanier-
Reuter mais pour décrire le croisement de ces parcours d’enseignants dans
la construction d’une équipe coopérative. Nous en tirerons des conditions
Enfant en souffrance... élève difficile ? 185

pour que pédagogie coopérative ne soit plus un terme qui décrit seulement
une coordination explicite du faire mais un consentement au partage de l’être
qui conduit à un enrichissement du milieu pédagogique entier.

Que disent les adultes/enseignants de leur souffrance dans leur


métier, qui puisse nous éclairer sur les souffrances des enfants/
élèves ?
Dans les propos recueillis lors des différentes séances, il est possible
d’identifier trois sources : les souffrances qui viennent du soi, notamment les
craintes qu’on éprouve de ne pas bien faire, celles qui viennent de l’extérieur,
des exigences ou des contradictions, et celles qui viennent des événements de
la vie.

Les souffrances qui viennent du soi


Un terme revient plusieurs fois pour parler de souffrances qui viennent
du soi, il faut renoncer. Cela peut signifier renoncer volontairement pour
se mettre en retrait et laisser l’élève devenir acteur, mais aussi être parfois
contraint de renoncer parce que l’élève n’entre pas dans le mode de travail
souhaité, ou pas aussi vite qu’on le souhaiterait. On y reviendra un peu plus
loin. Il y a aussi la difficulté de parler aux parents, qui conduit à renoncer
parfois à dire certaines choses de peur des retombées sur l’enfant, ou des
craintes que les parents ne se retrouvent dans une position d’« accusés » qui
fuient l’école. Il y a encore le fait de devoir endosser une fonction dans l’école,
assortie d’une position qu’on rejette comme n’entrant pas dans le modèle de
coopération. Il faut renoncer aussi à pouvoir faire tout ce qu’on voudrait :
donner autant de temps à la peinture, aux constructions en technologie, qu’à
l’écriture ou aux recherches mathématiques. Cette contrainte se retrouve
dans la pression du temps et les exigences de réussite : certes elles viennent
de l’extérieur mais n’en sont pas moins intériorisées par chacun. Pression
ressentie par ceux qui ont vécu les débuts de l’école, pression ressentie par
ceux qui entrent dans une équipe qui a surmonté tout cela : eux non plus
n’ont pas droit à l’erreur pour ne pas démériter de cette cooptation  ! Les
expressions verbales sont fortes  : la première année, les enseignants sont
entrés dans un autre monde, un monde étrange, où les enfants se haïssent…
Crainte de mal faire, de ne pas savoir doser les exigences, d’oublier les élèves
«  discrets  » par leur comportement qui n’attire pas l’attention, peur de
stigmatiser, sentiment d’impuissance devant des cas pathologiques d’élèves
dont on peut se demander si ceux qui les ont envoyés ne cherchaient pas à
poser un défi particulier à cette nouvelle équipe… sentiment d’impuissance
186 Anne-Marie Jovenet

qui rejoint un sentiment de culpabilité propre aux enseignants, sentiment de


ne pas avoir réussi à…
L’objet n’est pas le même certes, mais comment imaginer que de tels
sentiments n’habitent pas les enfants en souffrance  : renoncer, avoir peur,
sentir la pression, hésiter à dire, ne pas se sentir reconnu et compris… se
sentir impuissant dans les relations à… Dans les échanges du groupe on voit
que cette parole sur soi n’empêche pas de « voir » des élèves en particulier :
l’élève discret, en retrait, l’élève résistant, craignant d’entrer dans tout projet
sur lui, l’élève partagé entre le dire de l’enseignant et de ses parents…

Les souffrances qui viennent de l’extérieur


Comme souffrances venant de l’extérieur, on entend d’abord parler des
« mythes qui circulent sur l’école », de la méconnaissance de ce mode de travail
et des fantasmes sur le fait que les enseignants de l’école vivent ensemble ou
passent tout leur temps en réunions. Il est question aussi des pratiques autres,
des personnels qui rétribuent les bons comportements par des bonbons à
certains élèves, de professionnels qui passent dans l’école et qui viennent
contredire ce qui s’y fait, soit que l’un va retoucher pendant la récréation, le
dessin d’un élève pour qu’il soit plus beau, soit que l’autre n’ait pas l’air de
comprendre que le niveau d’exigence posé à une élève qui va entrer en SEGPA
est trop élevé et va la faire replonger dans son comportement antérieur à cette
école. Par rapport à ces influences extérieures, on sent fortement un besoin de
se protéger pour maintenir le cap. Ce qui semble le plus « à fleur de peau »,
c’est la souffrance de voir comment l’École, l’Institution, incarnée dans
certaines pratiques peut « déglinguer » les enfants, et spécialement abîmer
la confiance que les enfants peuvent avoir dans les adultes… Les enseignants
semblent sidérés du rapport entre l’effet si rapidement dévastateur pour un
enfant et le temps si long de reconquête d’un climat de confiance et de vérité
entre les deux partenaires : ton texte va être présenté… ce ne sera pas un texte
arrangé par moi…
Que retenir côté enfant ? Il n’est pas difficile d’imaginer l’enfant en proie à
la peur de l’incompréhension, du jugement des autres, aux « mythes » et aux
fantasmes qui courent autour de son milieu social, de son milieu familial, de
ce qui « se passe à la maison » dont il va tenter de se protéger en ne disant rien
ou en inventant ce qui est attendu… lorsqu’il doit raconter oralement ou dans
ses rédactions les événements familiaux et sociaux comme les vacances. On
sait aussi, combien les exercices ou l’habillage de situations problèmes prises
dans les exemples de « famille normale » peuvent perturber l’apprentissage
des opérations mathé­ma­tiques (Cordié, 1993, Boimare, 1999). On comprend
Enfant en souffrance... élève difficile ? 187

alors combien les prises de risque de l’élève qui tend à faire entendre sa réalité
familiale dans ses récits, peuvent éteindre toute participation par la suite. De
cet échec à pouvoir faire entendre une autre voix – et ceci fait jaillir en moi
un souvenir marquant de ma classe de neuvième… – il retiendra sans doute
qu’il vaut mieux se taire à l’école quand on n’est pas comme les autres, et il se
verra attribué le qualificatif d’élève inhibé, en retrait, à l’écart des autres, qui
gagnerait à être plus expansif.
De fait, des situations de cette sorte, sont rapportées par les enseignants.
Il est question de la première fois où une élève pour apporter un objet
« familial » au quoi de neuf, brave le fait qu’elle n’a pas la place rêvée dans
sa famille en comparaison avec sa sœur  : par cet objet elle s’autorise un
lien et donc une place nouvelle à l’école qui ne la coupe pas de sa réalité.
Les comportements mais aussi les sentiments éprouvés par ces élèves
« déglingués » par des relations scolaires « autres » sont décrits : « il y a
des moments où encore maintenant il n’accepte pas de rentrer dans le re-travail
sur son erreur, parce que ça c’est un des gros problèmes pour lui, parce que avec
l’adulte c’est encore trop… sa mère quand elle m’a dit ‘à l’école des fois il se
mettait sous sa table, à quatre pattes sous sa table’ … un choc ». D’un autre
élève il est dit ceci : « des enfants qui sont là depuis longtemps comme X, qui n’y
arrivent pas encore malgré qu’ils sont déjà là depuis longtemps, c’est vraiment
des enfants qui ont des problèmes d’ordre psychologique ou autre, parce que X il
est là depuis longtemps et dès lors où il doit être auteur que ce soit en art ou en
écriture de textes, il va reproduire que des histoires qu’il a déjà lues, en art pour
sa peinture la dernière fois, il va faire faire un truc, je lui dis ‘ben là faudrait
remettre ça’ je reviens il avait tout remis en noir, ‘faudrait remettre du bleu’, il
remet tout en bleu… » On entend bien à travers les problèmes psychologiques
évoqués, une forme de répétition de l’élève à obéir à une certaine pression qui
s’est probablement rejouée à différents moments et endroits, de la famille à
l’école : toute parole adulte devient un moule dans lequel il doit se couler.
Il faut sans doute entendre la demande d’aide extérieure par certains
enseignants, comme traduisant un besoin de reconnaissance extérieure. Le
refus d’entendre devient un refus de « venir voir » et de « venir comprendre
ce qui se passe ». Ce qui amène ici à une petite parenthèse bien utile pour
comprendre la place que cherche celui qui est en souffrance. Ce sentiment de
ne pas être compris de l’extérieur, était tellement fort dans les premiers temps
de la mise en place école/recherche que les chercheurs que nous sommes, ne
l’ont sans doute pas entendu correctement. Les enseignants nous disaient,
pour comprendre il faut que vous veniez, que vous passiez du temps avec
nous. Autrement dit nous avons besoin d’être connus d’une certaine manière
188 Anne-Marie Jovenet

et c’est nous qui déterminons cette manière… Le sentiment de souffrir pour


qu’il soit reconnu a besoin de n’être pas réduit à ce que l’autre croit en savoir…
Cela dit fortement quelque chose de la place que cherche à avoir l’enfant en
souffrance.

Les souffrances qui viennent d’événements particuliers


Pour examiner les expressions de souffrance liées à des événements
particuliers de la vie, on retiendra évidemment les deuils dont il a été question
plusieurs fois, provoquant la même question  : quel doit être mon rôle en
tant qu’enseignant en termes d’aide à la parole, d’exigences sur le travail, ou
de comportement chez un tout-petit. On retiendra aussi la façon dont une
enseignante dit comprendre la situation de cet élève crispé, angoissé, quand
elle pense à son neveu. On retiendra enfin l’émotion palpable et communiquée
au groupe lorsqu’un enseignant dit d’une certaine manière, la perte de son
identité quand il a quitté l’école volontairement pour travailler d’une autre
manière à la « transférabilité » de la méthode… Expression de souffrance
palpable chez des adultes, autour de changements de vie, changements de
relations, questions sur le qui suis-je…
Qu’est-ce que ce détour par soi-même permet de comprendre de l’enfant ?
Sans doute l’événement en lui-même, le deuil d’un parent pour les quelques
élèves cités, mais aussi la manière différente pour chacun d’eux de le vivre
« extérieurement », en parler ou non, se montrer comme avant ou différent
d’avant, se « reconstruire comme élève » plus ou moins vite. Les départs de
l’école disent les ruptures et la façon de trouver une autre place quand on vit
des ruptures, imposées ou choisies… Cela fait partie de la vie des enfants, cela
est source de souffrance pour l’enfant, cela s’inscrit dans la façon dont on lui
en parle, et dont il construit sa structure psychique… qu’il va transporter à
l’école. Nous l’avons abondamment entendu dans ces entretiens à propos des
changements.
Les enseignants en reconnaissant qu’ils sont adultes et parents aussi, sont
entrés dans ces sentiments que peut éprouver l’enfant. Lui qui s’est abstenu,
pour différentes raisons, de parler à l’école de son parent malade, peut-il d’un
seul coup parler de la mort, souhaite-t-il des manifestations de compassion,
dont on voit bien combien elles peuvent être destructrices, (Dolto, 1984) lui
qui souhaitait sans aucun doute qu’on ne lui pose aucune question sur cette
situation, désire-t-il passer de l’ombre à la lumière ? Quand l’adulte prend
en compte ses propres sentiments, alors il s’ouvre à de nouvelles questions
sur l’apprentissage. Apporter un objet, rapporter un événement au quoi
de neuf et se retrouver dans une situation d’apprentissage semble courant
Enfant en souffrance... élève difficile ? 189

dans cette pédagogie. On s’est demandé  : qu’apprend l’élève de lui-même


dans cette expérience de réserve ou de parole sur la mort d’un parent  ?
Comment apprend-il à se connaître dans de nouvelles circonstances de vie ?
Qu’apprend-il des attentes des autres ou du respect des autres à son égard ?
Quel impact cet apprentissage-là aura-t-il sur l’apprentissage de savoirs
scolaires ? Qu’apprend-il de ce qu’est la connaissance de soi, de ce qu’est la
pensée ?
En résumé, nous venons de montrer que parler de ses propres souffrances,
peut amener à prendre en compte celles des autres, et donc celles des enfants à
l’école. Pourtant ce n’est pas si simple. Deux réserves sont importantes. Parler
de soi n’est-ce pas considéré comme une parenthèse ou un obstacle dans le
rapport aux autres ? La question est objet de débat pour le grand public comme
dans beaucoup de milieux professionnels, et sans doute la psychanalyse est-
elle aussi rejetée pour cette insistance à s’occuper de soi d’abord. La deuxième
réserve tient à la nature de l’analyse psychanalytique. Le raisonnement qui
consiste à penser que parler de soi, permet de comprendre l’autre, fait fi
de l’inconscient, des résistances et des défenses qui s’interposent entre le
« vécu » et le « reconnu »… C’est là que l’étude de ce qu’a mis au jour
le groupe de parole a toute sa place dans cet ouvrage : ce n’est pas par une
décision volontaire que se construit une véritable écoute de l’autre.

Des interactions entre participants…


Reprenons quelques propos d’une séance déjà citée pour souligner
les enchaînements
Quelqu’un emploie un langage imagé pour dire que dans le métier
d’enseignant on ne peut « enfiler son costume le matin »… alors qu’ailleurs
on peut faire la coupure facilement. À ma demande, l’exemple choisi est celui
d’un élève qui écrit un texte « ma colère ». Il explique que son père le frappe
alors que c’est son frère qui fait des bêtises. À la cantine il a eu une histoire
avec d’autres gamins de la classe et veut rentrer chez lui : « on me tape, on
m’tape ici, on m’tape chez moi  ». Le récit fait par l’enseignant permet de
comprendre qu’il s’agit bien d’un enfant en souffrance. « La veille j’avais vu
son père et il a dit : ‘non, non ça va pas, je veux pas, mais pourquoi tu rigoles toi
aussi quand on te tape ?’ ».
Comme on l’a dit en décrivant les effets de la maltraitance, ce comportement
« inattendu » révèle quelque chose d’anormal dans les relations aux autres,
typique d’un enfant en souffrance. La souffrance familiale entre de plain-
pied dans l’école : dans l’entretien avec l’enseignant, la mère se met à pleurer.
190 Anne-Marie Jovenet

Suite à ce récit un autre enseignant raconte avoir eu une année un


enfant « qui n’avait pas du tout de retenue vie privée/vie publique et donc qui
balançait en classe tous ses problèmes… il pouvait s’installer au quoi de neuf
et dire  : aujourd’hui mon père était en colère, il a pris le fusil il a tiré dans
l’appartement et il y a eu une balle dans le radiateur » Là encore il s’agit d’une
« démonstration » de la part d’un enfant en souffrance, qui « cherche » à
faire entendre « naturellement » ce qu’il sait bien ne pas l’être.
Une enseignante se met alors à parler de sa «  vie privée  »  : connaître
la situation de son neveu lui permet d’observer un élève de sa classe « qui
apparemment est, au niveau comportement bouge beaucoup, qui est mal à l’aise
dans sa peau, on le sent il est maladroit… en faisant du vélo il est crispé… » Elle
s’interroge puisque « c’est un petit garçon qui est très bon scolairement, il est
performant » S’il perturbe la classe ce n’est pas par jalousie face à la réussite
des autres. Et l’enseignante dit qu’elle craint ici comme là-bas, comme une
autre collègue d’ailleurs, la réaction violente du père. Et l’on commence à
comprendre que l’enfant « bouge tout le temps » peut-être parce qu’il n’est
jamais tranquille, qu’il est tout le temps aux aguets… tout le temps en train
de chercher d’où va venir la menace, comme l’était ce Gilles rencontré par
F. Dolto, cet enfant angoissé de ce que allaient lui envoyer les angles… depuis
la conversation entendue dans la cabine téléphonique, qu’il fallait taire.
(Dolto, 1984, p. 54)
Trois actes rapportés dans le groupe de parole qui parlent d’enfants en
souffrance : rire sous l’effet de coups, faire passer pour « naturel » dans un
récit en classe ce qui ne l’est pas, traduire une angoisse ressentie en permanence
par une agitation extrême alors qu’on est bon élève. Quel enseignement en
est tiré ?
En fin de séance, le premier enseignant revient sur une souffrance
personnelle en tant que parent, vis-à-vis d’une assistante maternelle, pour
dire : plus jamais ça, qui se traduit par une injonction personnelle : en tant
qu’enseignant, ne fais jamais ça ! La tonalité générale du récit dans le registre
de l’humour, culminant dans l’exclamation finale, déclenche les rires, en
faisant taire l’expression des sentiments profonds. Du coup cette souffrance
de parent n’ouvre pas sur une compréhension, puisque la souffrance y est
banalisée, voire tournée en dérision. Les propos tournent autour de l’idée de
comment faire, pour bien s’en sortir en tant que parent. S’effectue chez un
autre participant, un glissement vers l’idée d’un conseil difficile à donner :
« c’est des parents compliqués, ces gens-là à recevoir en rendez-vous… de réussir
à leur dire : ‘ben il faudrait, vous pourriez travailler ça avec X, mais en même
temps, restez sereins, tout va bien !‘ » Là encore le rire ponctue la phrase.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 191

Ces quelques éléments montrent comment des interactions subtiles


intervenant dans le groupe, font pencher vers une attitude plus ou moins
coopérative, vers une attitude qui met plutôt le faire avant l’être, que l’être
avant le faire. Mais c’est en suivant l’intégralité de la dernière séance (année 3,
séance 3) que nous allons réellement repérer les moments critiques, en nous
laissant guider par le modèle d’analyse de D. Lahanier-Reuter.

Deux parcours contrastés dans la dernière séance…


Un premier participant (P1) prend la parole longuement dès le début
de la séance, en expliquant la souffrance de l’enfant  : il n’est pas dans la
communication langagière avec les autres, ce qu’il donne à voir comme entrée
en relation avec les autres est de l’ordre de l’agressivité. L’enseignante souffre
de cette situation et nomme sa propre souffrance. Ses mots disent question,
malaise devant un problème, inquiétude, peur, crainte de l’avenir pour
l’enfant, sentiment d’être démunie… À l’issue de cet exposé, un deuxième
participant (P2) intervient pour réorienter sa collègue sur des faits positifs,
l’inviter à réentendre ses propos, pour les confronter à une autre facette de
l’élève afin qu’elle change son regard et soit plus positive sur son travail. Dans
cette intervention, la souffrance de l’élève comme celle de l’enseignante
semblent écartées délibérément afin de les remplacer par d’autres sentiments.
Une partie du soi de l’élève et du soi de l’enseignante est écartée au profit
d’une autre. La position de P2 est sans doute fréquente dans les conversations
courantes : attirer l’attention sur le positif quand quelqu’un raconte « ses
malheurs »… Comment analyser les conséquences ici ?

Le début de la séance mérite d’être rapporté dans son intégralité


P1 : « Moi je voudrais parler d’un élève qui est dans ma classe qui, c’est
un enfant qui xx a des problèmes aussi de relations aux autres, dans le sens où
il est pas mal dans la violence dans les relations aux autres [...] moi j’arrive à
lui donner des choses par rapport aux apprentissages en tout cas, des choses qui
sont de son niveau. Mais par contrece qui m’ennuie c’est, ce qui me pose
problème2c’est la relation aux autres parce que, ben pour l’instant c’est vrai
qu’il est dans une relation d’agressivité vis-à-vis des autres enfants et ma crainte
c’est que les enfants le rejettent par rapport justement à cette violence entre
guillemets qu’il peut avoir [...]moi ça me pose problème, ça m’inquiète
quelque part, parce que, c’est cette crainte justement qu’il soit mis à l’écart du

2.– Nous avons jugé bon ici de mettre en relief par les caractères gras la persistance des
expressions de P1, quant à ses sentiments profonds, contrastant avec le discours de P2.
192 Anne-Marie Jovenet

groupe [...] je me dis que, enfin j’ai peur que la relation avec les autres empire et
que cet enfant après soit en souffrance alors que pour l’instant j’ai pas l’impres-,
même si, enfin je pense qu’il a quand même une souffrance parce que justement
il arrive pas à entrer en contact avec les autres d’une façon qu’on pourrait
dire normale, quoi parce que il en a pas les moyens pour le momentmais j’ai
peur, enfin c’est ma crainte, c’est vraiment quelque chose qui me, qui
m’inquiète, enfin qui me travaille là depuis le début de l’année[...] mais
y a encore quand même ces moments de violence qui arrivent n’importe quand,
qu’on n’arrive pas à gérer, enfin je vais direj’arrive pas à les voir arriver si tu
veux, ces moments de violence. Donc du coup on peut pas endiguer, j’arrive
pas à endiguer je peux pas endiguer avant que ça n’arrive puisque y a, j’ai pas de,
comment dire, j’ai pas d’alarme, de gestes qui pourraient me dire ‘ça y est, il va
rentrer dans ce moment de violence’ quoidonc c’est vrai que ça, ça me, je me
sens perdue par rapport à ça quoi. Donc c’est vrai que ça c’est quelque
chose qui, ben qui m’interpelle, et puis ben, quelque chose auquel je pense
tout le temps et puis quand j’en discute avec P et P c’est vrai que, par rapport
à des enfants qui ont ces, ce,ben on est démuni par rapport à, enfin moi je
suis démunieen tout cas par rapport à ça, parce que j’arrive pas du tout à, ben
à pouvoir améliorer la situation et c’est vrai que en tant qu’enseignant je me dis
que ben mon boulot c’est justement de faire avancer les enfants et… mais là j’y
arrive pas, parce que j’ai pas les billes pour pouvoir le faire,donc ça me met moi
quelque part en souffranceaussi par rapport à cet enfant, enfin par rapport à
mon rôle d’enseignant parce que je me sens, enfin, parce que justement je
sais pas quoi faire.
L’extrait cité est amputé des moments où l’enseignant fait part du manque
d’aide de la part de l’institution, propos sur lesquels je reviendrai plus loin.
Quel est le discours du deuxième enseignant face à cette expression d’un
enseignant qui ose – pour la première fois dans le groupe – mettre des mots
sur une souffrance éprouvée dans l’exercice de son métier ? Sans vouloir faire
un mauvais jeu de mots à propos de cet enfant qui ne sait pas communiquer
avec les autres, je dirai que s’installe un dialogue de sourds entre celui qui
éprouve et celui qui veut convaincre à tout prix, un dialogue de sourds entre
les affects et le rationnel. Mais parler de dialogue de sourds n’est même pas
une bonne image. Cet enseignant, en se bouchant les oreilles sur le malaise
exprimé, veut obliger le premier à l’entendre. Citons quelques éléments de ses
interventions : « Je voudrais tout de suite revenir sur les dernières phrases que
t’as dit : j’ai l’impression de pas faire avancer. C’est ce que t’as dit ? — oui — ben
moi je l’ai vu cet enfant en danse l’année dernière sur les premières séances en
octobre, et là maintenant — oui — et ben c’est peut-être parce que moi je le vois
Enfant en souffrance... élève difficile ? 193

pas tous les jours et que je suis pas dans sa classe mais c’est plus du tout le même !3
( Je note alors que l’expression est prononcée avec une forte insistance dans la
voix) — non [...] (les deux parlent en même temps) — là il est super socialisé,
il s’assoit — ça commence à aller m/ — (en coupant la parole) mais oui mais
— il commence à entrer dans son métier d’élève ça je suis d’accord, il commence
à intégrer ce que c’est qu’être élève et les règles du groupe, mais y a quand même
encore [...]mais y a quand même encore cet aspect-là qui est, qui moi, me,
voila qui me, c’est pas qui me gêne mais qui me fait malparce que je sens
de plus en plus en fait le regard des autres,c’est ça qui me, tu vois, qui me fait
mal maintenant c’est que les enfants commencent maintenant à en avoir marre
quoi [...] et donc y a ce décalage là qui fait que ben eux ils commencent à avoir
des réactions aussi, négatives par rapport à lui et c’est ça que je voudrais essayer
de changer et que j’arrive pas parce que j’ai pas les billes pour ça… »

« Chacun s’en défend… »


Pour comprendre ce qui se passe ici en termes psychanalytiques, il
faut d’abord avoir en tête un récit de pratique professionnelle écrit par
F.  de  Barbot (1991). Toute jeune psychologue clinicienne, à l’hôpital du
Kremlin Bicêtre elle s’assoupit lors d’un groupe de parole qu’elle anime,
sous l’effet des difficultés d’élocution qui caractérisent les jeunes atteints
d’infirmité motrice cérébrale qui composent le groupe. Une question lui
vient : « à quelles images inconscientes » me renvoient-ils… et elle ajoute
alors « moi qui me croyais si à l’aise avec eux ! » C’est le point de départ
d’une analyse que je résumerais volontiers par une formule qu’elle utilise :
« chacun s’en défend ». Chacun des professionnels de l’équipe paramédicale
se défend de souffrir face au handicap. Les raisons en sont nombreuses : ces
enfants sont très attachants, on se sent à l’aise avec eux, même plus qu’avec
les adultes !
La suite de son analyse consiste à montrer toutes les conséquences
professionnelles, de ce non-dit, de ce «  consensus rassurant  »  : conflits
institutionnels, surmenages suivis de maladies somatiques ou de dépres­sions,
de la part des soignants et particulièrement les conséquences en termes de
relations : sentiment d’impuissance, voire d’échec qui entraîne un sentiment
de culpabilité, qui peut se traduire en réactions agressives, lesquelles vont
renforcer le sentiment de culpabilité qui lui-même pèsera sur l’estime de
soi du professionnel. Il faut noter que dans cette spirale qui va s’amplifiant,
sentiment de soi (impuissance, échec, culpabilité) et comportements vis-
3.– Conformément à la retranscription, quelques explications concernant la façon de parler,
sont notées ici entre parenthèses.
194 Anne-Marie Jovenet

à-vis des autres sont intimement mêlés. F.  de  Barbot explicite alors ce
dernier point en montrant comment deux attitudes en découlent. Première
attitude : le soignant fait taire son affectivité en se montrant très exigeant
vis-à-vis de cet enfant, qui ne peut, dans un souci d’être reconnu et aimé,
qu’adhérer à cette demande de l’adulte, jusqu’au moment où il s’épuise,
ou prend conscience de l’inanité de la demande et abandonne tout effort,
suscitant l’incompréhension autour de lui  : son sentiment de souffrance à
lui en est alors renforcé. Deuxième attitude : à l’inverse le soignant se réfugie
dans l’affectivité. Mais cette attitude a une double conséquence  : cette
attitude guidée par l’affectivité inscrit le professionnel dans une relation de
concurrence avec les parents, en même temps qu’elle s’adresse à un enfant
« petit » ou « diminué », ce qui va l’ancrer dans une position de dépendance
qui l’empêche de se projeter dans l’avenir. Le revers de l’affectivité est de
laisser l’enfant seul avec les angoisses de son devenir… Chacun reste ligoté à
lui-même et aux autres.

Solution extérieure ou formation par la coopération…


Comment vont évoluer les propos de l’ensemble du groupe à la suite
de ce premier échange ?
Un autre collègue (P4, 137)4 dira  : «  l’impression qu’on n’est pas aidé,
qu’on se retrouve des fois seul » et après un temps d’arrêt, continue « et que
ben on ne sait pas quoi faire [...] moi je sais que l’année dernière avec le petit
garçon qui avait des problèmes moteurs, ben ça me frustrait parce que j’avais
l’impression qu’on n’écoutait pas ce que je disais que l’institution n’écoutait
pas nos demandes…. on n’a pas toujours les aides qu’on demande, donc on sait
jamais si ce qu’on fait est utile (insiste sur le mot) moi je me pose la question
avec X en me disant : est-ce que quand je réagis de cette façon-là : est-ce que c’est
bénéfique pour lui ou au contraire, est-ce que je suis en train de plus l’enfoncer
dans ses problèmes, dans ses xx ça me pose des questions ».
Dans les propos de l’enseignant nommé P4 ici, l’ambivalence est palpable.
P4 dit souffrir de ne pas être entendu mais cherche à recourir à une aide
extérieure qui trouverait des solutions, qui dirait si les solutions adoptées sont
les bonnes ou pas, c'est-à-dire qui dispenserait de les chercher ensemble dans
le « soi » de chacun. Le recours à l’aide extérieure pour une écoute, devient
un recours qui ressemble plus à un besoin qu’à un échange et à une relation
4.– Je noterai dans ce chapitre, au regard des interventions des différents participants
(P1, P2, P3 indiquant l’ordre dans lequel ils interviennent la première fois), les lignes
correspondant à la retranscription, afin de mettre en évidence la temporalité des
échanges, et des interactions entre diverses positions d’enseignants.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 195

de coopération. Tout l’enjeu est de voir comment le groupe va permettre ou


pas d’entrer dans une relation de coopération.
À cette demande d’aide «  aux bonnes solutions ou aux bonnes
pratiques » P2 (152) réagit de manière un peu provocante en repérant que
ce n’est pas le procédé attendu dans le groupe : « y’a pas qu’à toi hein, mais
moi je vais dans le premier niveau, donc je me tais » ce qui n’empêche pas P6
(204) de subjectiver : « ça renvoie à, en tout cas pour moi ça fait résonance à
la non-acceptation de l’échec dans ce qui a été ma scolarité, enfin mon parcours,
j’acceptais pas du tout d’échouer [...] et je trouve que le fait de pas y arriver
avec un élève, ça me renvoie encore à ça, j’accepte pas cet échec pour moi avec un
élève quand j’arrive pas à ce que je voudrais, ça renvoie à cette image-là ». P7
(240) suit ce même registre : « moi ce qui me fait souci c’est un gamin en grosse
difficulté et pareil moi je xx comment je peux faire [...] j’envoie des mails aux
copines : qu’est ce que je peux faire et tout ça, et donc ça m’affecte profondément
de ne pas voir ce petit gamin progresser ». P8 (260) continue dans le même
sens : « moi ça me renvoie aussi quelque chose, parce que moi je suis dans, enfin
moi c’est pareil [...] je me suis aperçue moi ça me mine aussi quoi parce que je
dors pas, je peux pas manger, je peux traîner ça, je peux traîner ça quoi »
Les deux interventions de P6 et P8, auraient en commun de constituer
des positions où se dit le lien à soi-même entre passé et présent, le lien entre
soi et un enfant qu’on peut comprendre en pensant à ses propres échecs.
On pourrait parler de « contribution apportée » à cette compréhension en
révélant les effets sur soi des difficultés vécues, et de parcours qui relie aux
autres. De fait P7 réclamant d’abord l’aide extérieure à attendre, fait retour
sur elle-même. Ces trois interventions se situent dans une position d’échange
qui relie.
P2 reprend la main : « moi je pense quand même qu’il y a deux niveaux
parce qu’il y a effectivement comment gérer la souffrance pour qu’elle ne nous
affecte pas, qu’elle soit pas destructive mais quand même ça peut être un moteur
tout à l’heure tu disais (en s’adressant à P7) ‘ça te ronge’ donc être rongé ça n’a
pas d’utilité puis c’est négatif, mais le fait d’être sensible à cette souffrance moi je
voudrais savoir, moi justement ce que je recherche c’est pourquoi je suis intéressée
par telle ou telle technique c’est comment ne pas me sentir rongée mais continuer
à être sensible parce que c’est ça qui fait quand même avancer et puis pouvoir
agir efficacement, c’est-à-dire pouvoir être plus efficace… » Il s’agit de trouver
une solution, pour retrouver le calme intérieur. P2 poursuit par une question
sur les techniques d’aide : « c’est pourquoi je suis intéressée par telle ou telle
technique, c’est comment ne pas se sentir rongée mais continuer à être sensible
parce que c’est ça qui fait avancer et puis pouvoir agir efficacement ».
196 Anne-Marie Jovenet

Technique ou travail de la subjectivité ? Compétition ou


coopération ?
P2 semble toujours chercher à imposer une forme de technique, qui
supprimerait toute coopération. Comme on le trouve fréquemment dans la
littérature qui s’intéresse aux professionnels en souffrance dans leur travail,
le groupe est investi comme possibilité d’aide extérieure par l’intermédiaire
de l’accompagnateur. Attendre de l’aide extérieure, une information sur
les techniques, revient ici à une attitude de dépendance de l’enseignant
qui attend que l’institution par l’intermédiaire d’un autre professionnel
qu’un enseignant lui signifie si ce qu’il fait, est bien et lui indique la bonne
voie à trouver. Comme dans tous les cas de situations difficiles, l’aide est
souhaitée, demandée, appréciée comme inexistante ou insuffisante. Certains
posséderaient des secrets qu’ils ne transmettent pas. Si elle était donnée,
l’information résoudrait tous les problèmes, et empêcherait de souffrir
inutilement.
À l’inverse, M.  Cifali parle d’exigence professionnelle dans les métiers
de l’humain  : «  chacun est responsable de sa subjectivité… partir du ‘je’
demande du travail. Pas question d’invoquer effectivement une subjectivité
sans la réfléchir… ce travail-là appartient à chacun. Lorsqu’il (enseignant)
se sent trop pris par lui ou par elle (élève), … il lui échoit de sortir de ses
certitudes, de ses ancrages, de ses stéréotypes  : pour ne pas confondre soi
et l’autre, ni prendre lui pour soi, ni jouer soi contre elle » (1994, p. 181 et
182). Il ne s’agit pas d’analyse thérapeutique étalée sur la place publique mais
d’une démarche professionnelle, avec une conscience vive qu’une grande
partie de ce qui se donne à voir, relève du registre de l’inconscient.

Le retour du refoulé
Mais on sent aussi, que sous le « je » qui cherche une bonne technique
pour ne pas être rongé par la souffrance, et transformer cette souffrance en
efficacité… il y a une souffrance réelle qu’il est bien difficile de faire taire
même en la mettant au passé : « ah mais moi j’étais bonne élève mais après
j’ai vécu dans le privé, et j’ai plein d’expé-, des échecs qui sont des expériences
qui m’ont construites [...] En tout cas j’ai connu l’échec après l’école j’ai quand
même connu plein d’échecs et donc du coup maintenant je me dis bon ben voilà
(sourire dans la voix) : ce qui est important c’est pas de le vivre comme échec,
c’est de se dire que ça nous construit, quoi donc de rebondir quoi qu’il arrive,
l’important c’est de rebondir mais ça c’est pas à l’école que je l’ai appris »
Enfant en souffrance... élève difficile ? 197

Il y a bien une souffrance qui se réveille en entendant P1 ou P7 parler de


la leur… une souffrance à oublier, à dépasser pour qu’elle ne se répète pas…
S’agit-il de volonté ou de compulsion de répétition  ? Selon le vocabulaire
de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (1988, p. 86) la répétition est
un «  processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se
place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences
anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très
vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé par l’actuel ».
Un peu plus loin ils citent Freud (1909) pour parler du retour du refoulé :
« … ce qui demeure incompris fait retour ; telle une âme en peine, il n’a pas
de repos jusqu’à ce que soient trouvées résolution et délivrance » et ajoutent :
« dans la cure les phénomènes de transfert viennent attester cette exigence
propre au conflit refoulé de s’actualiser dans la relation à l’analyste ». Il y
a là matière à comprendre que ce n’est pas en affirmant ne jamais vouloir
reproduire ce qu’il a subi ou en cherchant à le transformer, que le sujet est
débarrassé de son refoulé.

La confusion entre soi et l’autre


Dans le déroulé de la séance on voit une ligne se dessiner  : celle qui
consiste à oser dire non plus seulement les sources de souffrance, mais ce qui
va mal en soi, ce qu’on aurait envie de rejeter et qu’on est pourtant obligé
d’admettre : une sorte de vérité sur l’acte pédagogique qui n’a pas le pouvoir
de transformer les autres.
C’est ce que P1 avait initié (10), et reprend beaucoup plus loin (775) :
« moi ce qui m’ennuie, et c’est ça qui me fait mal en fait, c’est que je peux,
je voudrais que cet enfant soit considéré comme les autres, en fait je crois, tu vois,
et que pour l’instant on n’y arrive pas ».
À sa suite d’autres participants vont rejoindre ce parcours « de vérité sur
l’acte pédagogique ». P8 (358) ose raconter l’angoisse des débuts « on avait
quand même une tension épouvantable  ». P9  (662) semble entrer dans cet
acte de vérité, mais le colore de culpabilité : « ce qui est le plus dur pour moi
c’est de voir que parfois y a des enfants qui ont pas cette envie, alors je me remets
en question aussi j’arrive pas à leur donner envie d’écrire » et P3 (900) ira au
bout de cet acte de vérité : « même si on dit ‘j’y arrive pas, j’y arrive pas’ en fait
au fond on sait très bien qu’on peut pas y arriver »
Ce parcours de vérité déjoue la confusion qui consiste à prendre l’autre
pour se réparer soi, ou à «  vouloir  » imposer à l’autre ce qu’on voudrait
pour soi. C’est cette confusion qui se joue de façon inconsciente quand P2
198 Anne-Marie Jovenet

cherche de plus en plus au fur et à mesure de la séance, à influencer les autres


participants.

L’installation de la compétition
On peut parler de parcours de compétition qui s’installe avec P2.
Conquérir « le public » des participants aux exploits qui se passent dans cette
école et le convaincre à l’aide de différents arguments va passer par ce qui ne
relève plus d’une invitation mais d’une contrainte. Les participants doivent
remarquer les progrès de l’enfant et négliger les autres aspects, insister sur
l’évolution toujours positive grâce au temps, mettre en évidence l’efficacité
de la pédagogie par rapport à d’autres milieux pédagogiques. (671) « et là je
trouve que là ça pousse chez tous les enfants, c’est magnifique y a pas d’enfant qui
n’a pas le goût du livre, je parle pas de lire mais l’objet livre quand ils arrivent,
y en a aucun qui le rejette, et moi j’ai - jamais - vu - ça - ailleurs (en détachant
chaque mot), donc ça pour moi c’est un truc je sais pas si tu vois ce que je veux
dire (à P6), y a pas un enfant, au niveau du vocabulaire on voit des différences
mais là y a quelque chose d’uniforme dans l’école qui est formidable : le livre
est aimé par tous les enfants : ils aiment prendre des livres dans les mains et
quand on leur pose sur la table c’est toujours un cadeau ben là je dis ah ! Quelle
construction (insiste) ! de deux ans et demi jusque douze ans et ils iront toujours
avec ça : là y a quelque chose ! La tonalité générale, de la voix mais aussi de
l’attitude, se fait très insistante.

D’une confusion à une autre


Confusion et déplacement sont les deux termes qu’utilise A. Cordié pour
parler du transfert et du transfert particulièrement actif chez l’enseignant.
La confusion semble s’installer entre P2 et les autres participants du groupe.
Une démarche alliant contrainte et séduction à leur égard s’installe : il faut
les convaincre, les amener à voir toutes ces choses positives, pour ne plus
penser à cette souffrance d’enfant sans parole et pour sortir de cette plongée
douloureuse dans une souffrance à oublier.
Les comparaisons à l’avantage de cette école, deviennent des recom­
mandations (689) « ça c’est fort parce que dans les autres écoles où j’ai tourné
comme brigade, où j’ai vécu d’autres choses, là y a quelque chose qui m’interpelle
mais vraiment : je voudrais savoir le secret de ce, de cet, de ce rapport au livre
qui soit si partagé, indépendamment de toutes les souffrances des gamins,
indépendamment de toutes leurs difficultés ben y a ça en commun chez tous les
Enfant en souffrance... élève difficile ? 199

enfants d’ici5 » Cette position en faveur de l’efficacité semble l’autoriser à un


certain pouvoir sur l’attitude pédagogique à tenir comme sur la conduite du
groupe : une certaine confusion entre les différents rôles de chacun s’installe…
En témoigne une manière de réagir à ce que vient de dire un participant :
« moi en t’entendant » ou de réorienter l’attitude de P1 à l’égard de l’enfant
en souffrance : (876) « moi quand j’entendais la situation de l’élève dont tu
parlais au début (à P1) y a aussi le fait de lâcher prise, de se dire un moment
donné ça c’est en place, les autres enfants ne calquent pas leur comportement ça,
ça, ça, ça, ça marche, l’enfant progresse, il faisait ça, eh ben je peux pas faire plus,
un moment donné de se dire j’ai fait le maximum de ce que je peux faire moi
dans ma part, ben je ne peux pas faire plus, donc je pensais à ça, parce que moi je
le vois l’élève, je vois tout6 ce qui se passe, j’ai un regard plus extérieur, je le vois
en danse depuis deux ans, je vois toute l’évolution, je vois les autres qui faisaient
comme lui, alors effectivement y a encore des choses qui vont pas mais est-ce
que toi (insiste) ou est-ce que d’autres solutions que tu pourrais chercher toi,
justement par rapport à qui doivent, par rapport à toi, pas par rapport à d’autres
enfants, est-ce que toi t’as pas fait, comme tu te poses toujours ces questions-là,
est-ce qu’un moment donné faut pas se dire bon ben là … ». On a le sentiment
d’avoir quitté le groupe d’échanges entre collègues, d’être dans un autre lieu.
P2 semble dans la peau d’un autre : un des plus anciens dans la pédagogie
Freinet, un des premiers dans l’école, moi-même ? Dans le climat de fin de
séance, cette adresse à mon égard  n’est pas anodine  (923)  : «  maintenant
que les micros vont être arrêtés vous allez reprendre et vous allez dire : ça faut
surtout pas faire ça (rire) ». P8 (946) garde le cap : « y a des moments où je suis
sortie des séances sans trop savoir, sans avoir l’impression d’avoir trop apporté
quelque chose et là par exemple la séance de la fois dernière, moi j’y ai repensé on
a discuté, moi j’y ai repensé, tu vois [...] C’est là où je me suis dit quand même
notre vie, notre vie personnelle [...] », mais P2 a le dernier mot de la séance
(951) : « y a peut-être des choses qui existent qu’on ne connaît pas et que vous
pouvez savoir… Je suis en demande de ça : avoir des informations sur des moyens
existant ». Il serait à ce moment, sans doute plus exact de parler de chocs de
parcours, que de parcours croisés.

Pulsion d’emprise ou relation de maîtrise


C’est la distinction introduite par Blanchard-Laville (2001, p. 239) entre
pulsion d’emprise et relation de maîtrise qui me semble la plus éclairante
de ce qui s’est joué dans cette séance. Analysant les postures physiques de

5.– dit « ici » en tapant sur la table.


6.– Même remarque sur le ton « insistant ».
200 Anne-Marie Jovenet

l’enseignant vis-à-vis de certains élèves, en termes d’emprise qui passe par


le corps de l’enseignant et s’adresse au corps de l’élève, elle rappelle que
selon Freud l’emprise est de l’ordre de la pulsion, donc de l’inconscient, et
cite R. Dorey (Blanchard-Laville, 2001, p. 236) : « il s’agit d’une atteinte
portée à l’autre en tant que sujet désirant [...] ce qui est visé, c’est toujours
le désir de l’autre dans la mesure même où il est forcément étranger [...]
l’emprise traduit une tendance à la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-
dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute
spécificité ; la visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet
entièrement assimilable ». De là, deux types d’organisation qui présentent
des ressemblances et quelques différences, sont examinés, l’organisation
perverse et l’organisation obsessionnelle. Le pervers chercherait avant tout la
captation du désir de l’autre, l’obsessionnel se situerait davantage du côté du
pouvoir et de la domination de l’autre.
À partir de là, Blanchard-Laville fait la distinction entre pulsion d’emprise
et relation de maîtrise : « Dans le cas du processus d’emprise, il s’agirait d’une
réaction défensive pour colmater le manque, fondé sur un déni du manque,
alors que, dans le second cas, celui du processus de maîtrise, il s’agirait par
contraste d’un travail d’élaboration psychique fondé cette fois sur une forme
d’acceptation du manque » (p. 239).
Voilà une explication qui semble concorder avec notre analyse : ce déni
du manque rejoint le «  chacun s’en défend  » de F.  de  Barbot, alors que
l’acceptation du manque est une position mise en évidence dans les autres
parcours repérés.
Impossibilité de parole sur ses propres souffrances face au pouvoir que
possèdent d’autres… ceci nous ramène à un cas bien particulier qu’ose
présenter M.  Cifali (1994, p.  181)  : «  Dans son rapport à Lionel ou à
Léa, il rejouerait son histoire, parlant davantage à partir de l’enfant en lui
que de l’adulte qu’il est devenu… on dialoguerait ainsi à partir de l’enfant
qu’on a été et qu’on demeure, et plus celui-ci a dû se taire, plus il aurait
cette force aveugle qui sculpte émotion et actes sans qu’on le sache » et qui
peut conduire à des attitudes peu professionnelles : « il serait animé par des
désirs qui viennent de loin, comme de réparer mais aussi de se venger » Un
enfant qui n’a comme moyen de communication que son agressivité envers
les autres… a réveillé probablement un manque de communication subi dans
l’enfance, qui n’a pris sens que dans l’après-coup des « échecs après l’école »
et que le groupe a réveillé dans un second après-coup.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 201

La réciprocité du lien adulte/enseignant, enfant/élève


Une enseignante parle de la souffrance d’un enfant qui ne peut pas
communiquer par la parole et s’en trouve marginalisé, une autre ensei­gnante
ne supporte pas cette mise en évidence d’une souffrance d’enfant, face à la
quelle la première se dit impuissante. Elle n’a de cesse que de lui montrer tout
le pouvoir qu’elle possède… et pour cela elle lui parle de souffrances vaincues,
de souffrances terrassées parce que transformées en victoire… L’empathie a
fonctionné comme un miroir pendant la séance, mais un miroir dont on se
détourne. Une identification insupportable a jailli : les épreuves sont faites
pour nous faire grandir… Il faut se défendre de souffrir face à cet enfant en
mettant l’accent sur son évolution… quitte à l’oublier parmi les autres, pour
le faire voir comme un enfant « normal » ce que la première enseignante,
courageusement dément tout au long de la séance. Des parcours opposés se
heurtent… non, il n’est pas un enfant normal, il ne peut pas communiquer
comme les autres, voilà comment il est… et la situation s’aggrave parce que
les autres élèves savent qu’ils peuvent provoquer ses réactions agressives.
Parcours de compétition contre parcours de vérité… Comme l’a compris
Freud dès ses premières rencontres avec ses patients  : quelque chose de
la souffrance se dérobe à la parole, à la mémoire. Il y faudra beaucoup de
temps pour que la réalité soit reconnue : oui je souffre de cela. Jusque-là les
mécanismes de protection se mettent en place. Que se passe-t-il concernant
l’enfant  ? Bien entendu on n’attend pas ici que l’enseignant se change en
thérapeute, mais ne peut-il cet enseignant, imaginer qu’il est douloureux
d’être dans un milieu où tous, enfants et adultes échangent par la parole, où
les enfants sont confortés, encouragés par un geste, un regard, accompagnés
d’une parole… Quelqu’un lui parle-t-il dans l’école de sa souffrance… c'est-
à-dire quelqu’un le considère-t-il comme capable d’entendre s’il n’est pas
capable de parler  ? Quelqu’un joue-t-il le rôle que ne peut sans doute pas
remplir sa famille, elle-même prise dans sa propre souffrance… Quelqu’un
peut-il identifier ses propres défenses grâce au groupe et se demander si cet
enfant se protège de cette méconnaissance de ce qu’il est… en se forgeant une
identité autre… ?

Du lien qui se construit en soi, adulte/enseignant dépend le lien qui se


construit en lui enfant/élève, du lien qui ligote par une relation de pouvoir
ou qui relie par une relation d’échange, dans le groupe, dépend aussi le lien
qui relie les élèves entre eux…
Chapitre 9 :
Les fruits de la rencontre entre psychanalyse et pédagogie Freinet

Les échanges de la dernière séance du groupe de parole, tels qu’ils ont été
relus dans le précédent chapitre, à l’aide des concepts psychanalytiques de
défense, de confusion, de relation d’emprise ou de maîtrise mais aussi à l’aide
d’un cadre issu de travaux didactiques qui mettait l’accent sur le croisement
de positions qualifiées de positions de compétition ou de positions de
coopération, nous semblent d’un intérêt considérable sur plusieurs plans.
L’identification de deux positions au début de la séance, la façon dont elles
se répondent, mais aussi la façon dont d’autres enseignants vont rallier l’une
ou l’autre, voire osciller de l’une à l’autre pour certains, nous semble tout à
fait emblématique de relations se jouant dans la classe ou dans une équipe
pédagogique. Dans chacun de ces espaces, les relations entre les personnes
sont en effet cadrées par un objectif commun : l’appro­pria­tion/trans­mission
de connaissances dans la classe, la définition et l’ajus­tement d’une méthode
ou d’un projet pédagogique pour l’équipe d’ensei­gnants, la prise en compte
collective de ce qui se joue en soi de l’ordre du conscient/inconscient pour le
groupe de parole. Et qui dit objectif commun, dit forcément confrontation
et ajustement plus ou moins conflictuel. En présentant la construction de
ce groupe dans le chapitre 7 nous avons laissé entendre l’importance de ces
interactions, dans le rapport de Jean à C. Blanchard-Laville, dans l’émergence
d’une litanie de plaintes dans le groupe d’A.  Cordié, dans l’éclairage que
s’apportent récipro­que­ment Marie et Martine au sein du GRPI, en même
temps que les difficultés de conduite d’un tel groupe telles que les soulignait
B.  Pechberty. L’analyse de ces interactions dans le groupe Freinet éclaire
donc d’un jour nouveau ce qui se passe dans toute classe et dans toute équipe
pédagogique. Le souligner ici ouvre en même temps des perspectives de
travail ultérieur.

203
204 Anne-Marie Jovenet

Ce qui s’est éclairé aussi avec la lecture de cette séance c’est ce qu’on
pourrait appeler le miroir des réactions face à un enfant en souffrance et à un
enseignant qui exprime sa souffrance. De ce point de vue nous avons apporté
un nouvel éclairage sur cet amalgame enfant en souffrance/élève difficile
au sens où mettre en évidence l’impact des attitudes (des positions) des
enseignants, nous conduit au lien qui existe entre sentiment de culpabilité
et résistance, au sens psychanalytique du terme. Nous allons développer
cet aspect qui contribue à répondre à notre problématique  : cet enfant
en souffrance, est-il, oui ou non un élève difficile ? Mettre en évidence un
lien entre sentiment de culpabilité et résistance ouvrira aussi une question
générale sur la place à accorder dans l’enseigne­ment/appren­tissage à une
catégorie particulière d’élèves.
Enfin, et l’enjeu n’est pas des moindres, cette lecture nous permettra
de poser la question de la pertinence de la psychanalyse comme discipline
à l’origine de recherches qui peuvent croiser d’autres disciplines –  une
méthode d’analyse d’interactions pour l’appropriation/transmission des
connaissances, issue de la didactique  – ou d’autres domaines –  celui de la
comparaison d’un mode pédagogique classique avec la pédagogie Freinet.
Nous suivons ainsi les pas, ou plus exactement les derniers mots de Freud en
1925, quand il achève l’écriture de Ma vie et la psychanalyse, « Ainsi grâce
à l’une de ces évolutions contre lesquelles on se défendrait en vain, le mot
de psychanalyse lui-même a pris plusieurs sens. À l’origine il désignait une
méthode thérapeutique déterminée ; maintenant il est aussi devenu le nom
d’une science celle de l’inconscient psychique. Cette science peut rarement
à elle seule résoudre pleinement un problème, mais elle semble appelée
à fournir des contributions importantes aux domaines les plus variés des
sciences » (1925, tr. fr. 1950, p. 87). Ce sera l’occasion de remonter au temps
des premiers rapprochements entre pédagogie et psychanalyse, comme nous
l’avions évoqué avec Filloux, pour situer historiquement la question de la
méfiance des institutions et des acteurs à l’égard de la psychanalyse. En aval
nous ouvrirons aussi un vaste champ de recherche autour d’une causalité très
réductrice entre problème et solution, ou différence et traitement. De façon
plus elliptique, disons que nous allons jongler dans ce chapitre avec trois
mots : souffrance, impuissance et traitement.

Concrètement, pour répondre à l’objectif ambitieux de ce dernier


chapitre, nous allons commencer par revisiter les différents chapitres pour
nous demander comment les mesures prises ou les propos tenus à l’égard de
l’élève difficile, reposent sur une certaine façon de voir cet élève. Ce sera une
Enfant en souffrance... élève difficile ? 205

façon de résumer quelle connaissance de l’élève difficile habite ceux qui se


situent hors de/en référence à la psychanalyse, hors de/au sein de la pédagogie
Freinet. Nous poserons la même question, s’agissant de l’enfant en souffrance,
en reliant cette fois, plus explicitement l’apport conjoint de la psychanalyse
et de la pédagogie Freinet. Cela nous amènera tout naturellement à cette
question de l’acharnement d’un «  traitement  » de toute différence, qui
perdure malgré bien des désillusions, et à la question de la méfiance à l’égard
de la psychanalyse.

L’élève difficile
Rappelons que ce terme d’« élève difficile » a pris plusieurs sens au fil
de nos recherches. Nous l’avons trouvé employé comme quasi synonyme
d’« élève en difficulté », associé à celui de « milieu difficile » pour désigner
ainsi l’élève pour qui il est difficile d’entrer dans les exigences du système
scolaire, qu’il s’agisse d’entrer dans les apprentissages, de parvenir aux
résultats attendus pour sa classe, de satisfaire aux exigences de comportement,
ou encore d’avoir suffisamment conscience de ses diffi­cultés pour profiter
des dispositifs mis à sa disposition, et parti­culièrement de ceux qui veulent
individualiser l’aide apportée.
Dans la continuité de ce premier sens, nous trouvons le qualificatif
d’«  élève difficile  » employé pour nommer la difficulté ressentie par
l’enseignant ou toute autre personne confronté à cet élève. Ainsi, à partir de
quelques propos rapportés dans le chapitre 4, on peut penser que l’élève « très
scolaire, très renfermé, (qui ne va ) jamais instinctivement [...] lever la main
alors qu’il connaît la réponse », l’élève qui appelle quand elle ne peut plus faire
autrement et qui « les trois quarts du temps finissait en larmes sans que j’ai pu
comprendre même pourquoi » ou encore ceux face à qui l’enseignant soupire
« si on me donnait d’autres moyens pour essayer d’aug­menter la participation
de certains élèves », tous ceux-là sont définis comme des élèves « difficiles »
pour le maître. Il lui est difficile de les supporter tels qu’ils sont. Il voudrait
bien trouver le moyen de les changer.

Un troisième sens apparaît, celui où ce serait l’élève qui parlerait de lui-


même pour dire qu’il lui est difficile d’être élève. Rappelons ici quelques
endroits où l’enseignant semble sensible à ce point de vue de l’élève sur lui-
même. Le premier se retrouve dans cette petite phrase entendue en entretien
avec une enseignante de l’école de Mons : « c’est dur pour elle » (chapitre 4). Il
s’agit de l’élève face à la lecture, mais le contexte du propos renvoie au milieu
familial : « elle a des problèmes de vocabulaire énormes, du fait de son milieu
206 Anne-Marie Jovenet

où on parle rarement, donc pour elle c’est dur la compréhension, pour elle c’est
dur, même la compréhension orale… pour elle apprendre à lire ça a été dur ».
Quand Élise Freinet donne la parole aux premiers élèves, ils commencent par
rapporter les drames familiaux qu’ils vivent, pour en venir à leur situation
complètement en marge du « milieu scolaire » habituel. Il m’a semblé que
c’était le point de vue porté sur l’élève par L. Szajda-Boulanger, dans la mesure
où, en faisant référence aux écrits de Boimare sur la peur d’apprendre et de
penser, elle cherche à faire entrevoir la souffrance dans laquelle se trouvent
ces élèves de SEGPA qui veulent se faire comprendre mais ont peur d’écrire.
Cela dit, le fait de donner la parole aux « élèves difficiles » pour qu’ils parlent
d’eux-mêmes me semble étrangement absent, aussi bien des entretiens que
des écrits institutionnels ou scientifiques, et à ce titre, interrogeant.

Quelle approche de l’élève difficile, hors de la psychanalyse ?


La confrontation entre psychanalyse et psychologie faite par Anny Cordié
autour de cas d’échec scolaire, nous a montré que la définition du sujet n’est
pas la même. Selon ses termes la psychologie voit un sujet défini par une
multitude de fonctions. Le rapport à l’apprentissage est donc soumis à une
grande quantité de variables. On pourrait dire qu’identifier celle qui fait
la différence est le premier temps, chercher les conditions de modification
de cette variable en est le deuxième. Ancrés dans diverses explications, les
différents courants de la psychologie posent des analyses que certains
praticiens vont tenter d’opérationnaliser. Les difficultés peuvent se résorber
en mettant en place des situations de conflit socio-cognitif, en cherchant les
stratégies vicariantes, en amenant le sujet à utiliser le visuel ou l’auditif, en
identifiant les cas de dysharmonie cognitive…
J’étais dans cette dynamique en cherchant à analyser quelles étaient
les stratégies de représentation de l’espace, utilisées par les adolescents
myopathes, privés de motricité, et donc de l’enchaînement : action/opé­ration/
représentation. Si déjà, la variable motricité, me semblait bien réductrice en
tant que possibilité/privation de mouvement et de déplacement, puisque se
profilaient d’autres conséquences affectant cette variable comme les effets
d’une maladie évolutive sur la santé et sur l’image de soi, la relation aux
autres, la perspective de l’avenir …c’était encore sans compter avec le refoulé !
La confrontation entre psychanalyse et didactique telle que la pense
Blanchard-Laville porte sur la façon de concevoir le rapport au savoir. Le
rapport à une matière, à une tâche, à une méthode d’apprentissage est coloré
par le rapport à soi-même. C’est dans ce sens qu’elle revisite certains mots
pour en faire des concepts qui relient psychanalyse et didactique. De situation
Enfant en souffrance... élève difficile ? 207

didactique et setting analytique, elle fait « setting didactique » pour affirmer


que le cadre est en place « bien que ce ne soit pas la visée recherchée, (pour
que) se déploient les effets de transfert et de contre-transfert » (2003, p. 151).
Le transfert didactique devient alors le lieu d’un double malentendu, du aux
« fluctuations transférentielles entre les partenaires de la situation » (2001,
p.  149). Tout rapport à l’élève, et donc à l’élève difficile, est connoté du
rapport à la difficulté que l’enseignant a rencontré dans son propre parcours
d’élève, soit qu’il l’ait vécue, qu’il en ait été effrayé, ou mis en garde contre.
Tant que cette confusion et ce déplacement sur l’autre ne sont pas débusqués,
le rapport didactique pris dans un «  filtre  » ne peut atteindre l’objectif.
Jocelyne, l’élève difficile parce que dans une relation de dépendance qui
place le faire avant l’être, ne pourra aborder les équations sereinement que
si on l’aide à comprendre combien sa compréhension est brouillée par sa
« dissociation adap­tative » : faire ce que dit maman, ou ce que conseille sa
sœur, ou « ce qu’ils disent » dans le livre, puisque d’après elle, si « ‘je’ prend
la respon­sabilité de l’action, le résultat ne peut qu’être mauvais » (Blanchard-
Laville, 2001, p.  53) La tâche de P.  Berdot dans ce soutien mathé­matique
sera de faire exister « une autre Jocelyne ». Toutefois, pour qu’il puisse ainsi
s’adresser à elle non plus pour l’encourager ou la féliciter, mais l’inviter à
prendre position, il faut que lui-même tienne compte de son propre contre-
transfert en découvrant que cette situation entre en résonance avec ce que
lui-même a vécu, ce qui n’était pas possible en se situant dans le seul registre
didactique.

Quelle approche de l’élève difficile, en référence à la


psychanalyse ?
Comme nous l’avons compris à la lecture des cas cliniques, l’élève
difficile traduit par le refus, l’inhibition ou le surinvestissement scolaire, des
symptômes visibles et repérables, émanant d’un refoulé douloureux. L’élève
peut rejeter certaines personnes par un mécanisme qui prend son origine
dans l’inconscient, et seule une véritable connaissance des mécanismes de
l’inconscient peut permettre d’entrer dans cette compréhension. L’élève peut
tout à la fois, savoir qu’il a des difficultés à entrer dans les exigences scolaires,
avoir conscience que l’enseignant ne « mérite » pas qu’il se comporte ainsi
avec lui, et avoir la sensation ou même une certaine conscience que sa situation
est difficile pour lui-même, et ne pouvoir s’empêcher de fonctionner ainsi ! Il
ne maîtrise pas ce qu’il ressent, il est enfermé dans une certaine impossibilité
de se faire comprendre.
208 Anne-Marie Jovenet

Les entretiens apportent la possibilité d’entendre les élèves parler d’eux-


mêmes. Comme nous l’avons déjà souligné, ils montrent à quel point leur
vie d’enfant et leur vie d’élève est mêlée, mais ils nous confrontent à cette
réalité de l’inconscient. Nous découvrons comment de belles sentences sur
la confiance ou l’estime de soi, sur le fait que le passé est révolu, ou qu’il n’y
a aucune raison d’attacher de l’importance à telle parole ou à tel acte, sont
sans effet, tant que le refoulé douloureux n’a pas rencontré une F. Dolto ou
une A. Cordié pour l’écouter. Rappelons deux exemples. Céline a tellement
intériorisé le fait que dès qu’elle veut parler à sa mère, sa petite sœur
s’interpose, qu’elle se sent incapable au collège de faire entendre les raisons
qui l’ont empêchée de faire son travail dans les temps, elle qui s’entend dire à
la maison « c’est pas parce que t’as des bonnes notes et que t’as onze ans, que t’as
tout gagné ». On pourrait croire qu’au collège Louis exerce sur les autres la
violence qu’il subit de la part de son père à la maison. Certains n’en viennent-
ils pas à penser devant des cas similaires, que « c’est malheureux mais c’est
un enfant qui ne connaît rien d’autre ! » L’entendre parler de sa terreur au
quotidien, réoriente l’interprétation de son attitude. Son comportement
ne vise pas les autres, il n’est qu’une manière de survivre à une ambiance
d’angoisse permanente : qu’est-ce qui va déclencher sa violence aujourd’hui ?
Va-t-il s’en prendre aussi à mon frère ? Quand ma mère va-t-elle réagir ?
Dans les entretiens qu’a menés Blanchard-Laville avec des étudiants
ou des enseignants, sur leur rapport passé à l’égard des mathématiques, on
peut facilement juger de la différence entre ce qu’elle recueille ici, qui fait
intervenir le refoulé et ce que pourraient montrer certaines grandes enquêtes
à propos du choix d’un métier, qui ne prenant pas en compte cet inconscient
refoulé, accordent crédit sans discussion, aux déterminations avancées dans
les réponses. Nous avons vu le même rapprochement fait par Y.  Papetti-
Tisseron, à propos du choix du métier d’assistante sociale et de son lien à un
processus de deuil difficile.
Le groupe de parole nous a permis d’entendre des enseignants parler de
leur situation difficile d’élèves, lors des compétitions sportives, des fêtes de
fin d’année où il faut paraître devant tout le monde, mais aussi lorsque les
parents semblent indifférents à la réussite ou au contraire ne démordent
pas de leurs méthodes intensives devant mener à cette réussite. Ils nous ont
montré combien « les petites phrases » peuvent inscrire l’humiliation. Nous
avons pu comprendre comment l’évocation par l’un autorisait l’autre à parler
et donc à regarder une situation parfois enfouie depuis longtemps C’est bien
le soulagement né de l’association à la parole de l’autre – et non une litanie
de plaintes – qui faisait dire : une belle séance ! Ce que je traduirais ici par
Enfant en souffrance... élève difficile ? 209

« enfin un endroit où on a le droit de dire qu’il est parfois bien difficile d’être
élève ! »

Quelle approche de l’élève difficile, hors de la pédagogie Freinet ?


Nous sommes là en présence d’un consensus assez étonnant. Les directives
ministérielles incitent l’ensemble des acteurs de l’éducation nationale à une
prise en charge particulière des élèves difficiles, et définissent les moyens
de cette prise en charge particulière. Les ZEP devenues REP1 avaient pour
objectif de cerner des lieux difficiles, et même si la terminologie devenue
positive, parle de RAR2, le principe est le même : répondre aux besoins d’élèves
en difficulté et prévenir la formation de ces lieux en donnant plus de moyens
à ceux qui en ont le plus besoin. Il s’agit de discrimination positive. Au sein
de ces lieux particuliers ont été crées : les RASED, qui avaient la particularité
de recruter un personnel non enseignant : le psychologue, et des enseignants
spécifiés par la population d’élèves auprès de qui ils travaillent, les maîtres
E et G, à la différence de leurs collègues de l’enseignement primaire. Alors
que ces réseaux sont menacés de disparaître, la tendance est de demander à
tous les enseignants de pratiquer eux-mêmes la sélection des élèves ayant le
plus besoin d’aide personnalisée, et de leur apporter cette aide à différents
moments du temps scolaire : heures prise sur le temps de la journée, de la
semaine, préparation de la rentrée ou stages pendant les « petites » vacances.
Il est clair que là l’élève difficile est considéré par sa différence à la norme,
au niveau moyen attendu. Cette différence devient un besoin auquel il faut
répondre par du « plus » et du « personnalisé » qui reconfigure le groupe
d’apprentissage de la classe, en groupe particulier, généralement de plus
petite taille.
Le consensus de l’Éducation Nationale, paraît évident si l’on pense
aux manifestations organisées contre la disparition des RASED, ou contre
l’augmentation des effectifs, si l’on pense aux propos recueillis dans les
entretiens auprès des enseignants, qui réclament plus d’écoute de leurs
problèmes et plus de moyens. Plus l’élève est considéré «  difficile  », plus
les petits groupes et les aides individualisées semblent favorables. Pourtant,
aussi bien dans les propos de F. Clerc sur l’idéalisation de l’individualisation
(2006) que dans les regrets de l’enseignant qui tout en réclamant des moyens
pour réduire ses difficultés, semble faire le constat d’une impos­sibilité à

1.– Les Réseaux d’Éducation Prioritaire ont remplacé les Zones d’Éducation Prioritaire.
2.– Réseau Ambition Réussite.
210 Anne-Marie Jovenet

changer « le milieu où (il) travaille », on sent pointer les limites d’une telle
différenciation pédagogique.

Quelle approche de l’élève difficile, au sein de la pédagogie


Freinet ?
Une première remarque émerge des souvenirs de rencontre avec l’école.
Le maître  E connaissant cette banlieue populaire caractérisée par de gros
problèmes de chômage et de violence dans le quartier où l’école est insérée,
disait  en parlant de l’équipe Freinet  : «  il ne faudrait pas croire qu’ils ont
des élèves plus faciles qu’ailleurs ! » Et si nous avons dit que dans les débuts,
certains parents venant d’ailleurs ont choisi cette école en pédagogie Freinet,
ce choix-là ne rendait pas non plus le travail plus facile  ! Trouver dans
une même classe des élèves pour qui la créativité va mettre en valeur leurs
compétences scolaires, et d’autres pour qui l’école représente une dernière
issue dans un monde scolaire qui ne suscite qu’aversion, ne rend pas la
pratique enseignante, facile ! Dans une telle hétérogénéité, quelle position
l’école Freinet a-t-elle vis à vis des élèves difficiles ?
Un deuxième souvenir émerge : ce maître répondant à une étudiante lors
d’un entretien pour sa recherche : « moi un élève en difficulté, je ne sais pas
ce que c’est  !  » L’observation des classes par l’ensemble des chercheurs de
l’équipe, la réunion école/chercheurs en 2009 qui a donné l’impulsion au
groupe de parole (« si la psychanalyse peut nous aider à résister, alors elle
est la bienvenue  !  »), l’analyse des entretiens, la lecture de l’ensemble des
recherches de l’équipe, tout cela confirme qu’il n’y a pas «  traitement de
la difficulté ». Il y a pourtant des élèves « pas plus faciles qu’ailleurs ! »…
alors en quel sens parler d’approche des élèves difficiles ?
Deux caractéristiques de la pratique sont à examiner : le respect de l’élève
et la pratique de la coopération. Par respect de l’élève nous entendons tout ce
qui est le cœur de la pédagogie Freinet : l’autonomie de l’élève. Cette pratique
permet à des élèves « en difficulté » d’entrer dans ce « je qui est » avant
d’être un « je qui fait » à l’inverse de Jocelyne : un « je » qui est acteur, et
auteur, disent les maîtres Freinet. Différents bénéfices de cette autonomie ont
été soulignés par des élèves qui n’ont pas envie de présenter leur texte parce
qu’ils le considèrent personnel, par des élèves qui ont « besoin de bouger »
en classe. Mais évidemment c’est la remarque d’un enseignant à l’égard du
garçon enfermé dans sa coquille, qui est la plus forte. Lui, est un élève difficile
mais le maître respecte sa coquille. Il attend que de lui-même, l’élève accepte
de l’ouvrir, de lâcher les défenses qui le protègent du regard des autres sur lui-
même. Cet élève est autorisé à décider du moment où il l’ouvrira.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 211

L’autre caractéristique de ce non-traitement de la difficulté tient en un


mot : travail coopératif. Contrairement à ce qui est habituel dans tous les lieux
d’enseignement (y compris l’université) il n’y a pas de tutorat mis en place !
Il n’y a pas un élève désigné pour aider X ou Y dans telle matière ! L’aide est
collective, plus exactement coopérative : chacun accepte de changer de rôle,
comme nous l’avons vu dans les recherches mathé­ma­tiques. Chacun accepte
ainsi de changer de place symbolique : tour à tour il est celui qui pose une
question, donne un conseil, reconnaît son incapacité ou son erreur. Personne
n’est stigmatisé par une place désignée, puisque chacun en change, même
le maître. Ainsi en est-il aussi des rôles enseignants/parents et cela amène
M. Fialip-Baratte à parler d’entrée sereine dans l’écrit, ainsi en est-il aussi de
l’acquisition de l’oral décrite par I.  Delcambre. L’oral n’est pas seulement
le «  moyen  » qui fait défaut à certains (repérés dès la maternelle, pour
leurs difficultés potentielles à venir) parce que l’oral n’est pas qu’un moyen.
Sans doute y a-t-il en germe dans ces approches du langage oral et écrit sans
traitement particulier de la difficulté, la source d’une certaine homogénéité
quant aux performances des élèves dans différents domaines.
On pourrait aussi évoquer ce qu’il en est de l’entrée en sixième. Quelle
connaissance de l’élève difficile nous donne la comparaison des élèves
qui entrent en sixième selon qu’ils viennent de l’école Freinet ou pas ? La
question était vive pour les parents : sauraient-ils s’adapter à un autre mode
pédagogique où l’autonomie n’est plus une qualité mais une règle condi­
tionnant la réussite, auraient-ils le niveau, comment se compor­te­raient-
ils face aux évaluations. Les entretiens que j’ai menés alors avec différents
élèves3 m’ont montré que l’entrée en sixième est un passage difficile pour tous
les élèves, qui les conduit à «  faire comme si  » tout allait sans problème,
mais que les « ex-Freinet » continuaient à oser une parole qui questionne
l’organisation et les aide à s’adapter. Avec Gérard Bécousse qui mettait en
évidence leur insertion au niveau des résultats, nous avions remarqué à quel
point leur capacité de distanciation réflexive les aide à entrer dans ce nouveau
monde, ce qui conduit à conclure que « comparés aux élèves non Freinet
qui semblent beaucoup plus dépendants du cadre scolaire dans lequel ils
évoluent, et de ce fait ‘insérés dans le moment présent’, on peut voir ce recul
pris sur le système, comme une maîtrise de l’élève sur son environnement et
donc comme un facteur menant à la réussite » (G. Bécousse et A.-M. Jovenet,
2007, p. 99).

3.– Et là aussi, grâce à la participation des étudiants qui suivaient le cours d’initiation aux
méthodes cliniques de recherche entre 2005 et 2008.
212 Anne-Marie Jovenet

Dit rapidement, on pourrait se demander si autonomie et coopération ne


produirait pas « en milieu difficile » l’adaptabilité aux genres scolaires et aux
exigences selon les niveaux de classe, tandis que le traitement particulier de la
difficulté laisserait plus ou moins identiques les performances… mais est-ce si
surprenant au fond, que l’autonomie favorise l’adaptabilité ?

Conclusion provisoire
Quatre points de vue (hors de/en référence à la psychanalyse, hors de/
au sein de la pédagogie Freinet) qui nous amènent à approfondir ce rappro­
chement entre psychanalyse et pédagogie Freinet, pour nous demander
quel éclairage réciproque leurs approches de l’élève difficile, elles peuvent
s’apporter.
On se souvient que dans les récits de certains cas cliniques d’enfants
aux prises avec l’école (Gilles, Marc, Bernadette, Sarah, Damien, Arthur)
Dolto, Cordié, ou Winnicott se tournent vers l’institution scolaire, pour
l’inviter à «  participer  » à la thérapie. C’est le cas avec l’enseignant de
Damien, à qui A.  Cordié demande de surseoir à son orientation vers une
autre école4. Winnicott demande à l’institution de réintégrer Sarah après un
temps d’absence, temps qui n’est pas une sanction après qu’elle ait lancé des
couteaux dans la porte de cette « intendante » au lycée, mais qui est présenté
comme indispensable pour qu’elle se reconstruise. C’est Dolto qui va le plus
loin en demandant au proviseur du lycée où Marc falsifie ses carnets, d’entrer
dans le secret, c'est-à-dire de ne rien révéler aux parents, en établissant deux
carnets, un où figurent ses véritables notes (excellentes) et un qui leur laisse
croire que Marc fait une année tant bien que mal. Le dialogue entre Dolto
et ce proviseur est tout à fait surprenant à lire  : ayant «  compris que cet
enfant était soumis à un mécanisme d’autopunition, il avait décidé de l’aider
(…  mais) la situation était difficile à tenir pour cet éducateur [...] il aurait
voulu derrière le dos de son élève, téléphoner aux parents [...]. Et il a tenu bon,
heureux d’aider ce fils d’enseignant, lui qui l’était aussi, à sortir d’un mauvais
pas » (Dolto, 1984, p. 334). Elle en conclut que « c’est ce même proviseur
qui avait réussi la cure du garçon ; non pas une cure psychanalytique, mais
éducative et humaine » (p. 333).
La pédagogie Freinet n’invite-t-elle pas la psychanalyse à concevoir qu’un
lieu puisse exister en amont, au même titre qu’elle demande à certains acteurs
d’intervenir comme aide à la cure ou à interroger la façon dont ont pu être

4.– Elle note qu’ayant travaillé avec des enfants handicapés, il comprend la demande et
supporte son inertie en classe.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 213

envisagées certaines pédagogies alternatives par la psychanalyse, comme


traitement particulier pour des élèves rejetés ailleurs… Et dans ce sens, nous
pensons à L’école avec F. Dolto. Le rôle du désir dans l’éducation (F. d’Ortoli et
M. Amram, 1990), où l’alternative éducative repose sur la particularité d’une
population, à la différence de ce que nous disent les enseignants Freinet.
On a envie de s’exclamer : Ah ! Traitement des différences quand tu nous
tiens !

Quelle connaissance de l’enfant en souffrance ?


Un préalable s’impose : parler d’enfants en souffrance revient à parler d’une
catégorie spécifique invisible. Ce qui fait que la question ne peut être traitée
de la même façon que celle de l’élève difficile. Seule la psychanalyse permet de
dire en quoi cette catégorie d’élèves est spécifique. Nous l’avons fait à partir
de l’étude des cas cliniques et des entretiens cliniques menés avec des élèves
répondant à ces critères de définition de l’enfant en souffrance (chapitres 1
et 2). C’est à partir de cette définition que nous avons pu identifier pourquoi
la pédagogie Freinet permettait à ces enfants, d’être eux-mêmes dans cette
école (chapitre 6), ce faisant nous avons produit de nouvelles connaissances
sur ces enfants en souffrance, que ne révélaient ni les cas cliniques, ni les écrits
psychanalytiques convoqués ici.
C’est donc en utilisant conjointement les apports réciproques de la
psychanalyse et de la pédagogie Freinet que nous serons en mesure de dire
en quoi cette recherche nous apporte de nouvelles connaissances sur le lien
enfant/élève en souffrance.
Nous poserons en premier lieu la question du « pourquoi » : pourquoi
s’agit-il d’une catégorie spécifique invisible  ? Puis nous aborderons la
question du «  comment  » par l’interrogation du traitement. Ceci nous
conduira à revisiter comment des tensions entre psychanalyse et traitement
des enfants en souffrance ont pu naître et perdurer aujourd’hui, ce qui ne
manquera pas d’ouvrir de nouveaux questionnements sur les fruits de cette
rencontre particulière avec la pédagogie Freinet.
Catégorie spécifique invisible… en raison de la construction psychique de
ces enfants qui a dans tous les cas été marquée par le silence et le Secret  :
l’enfant a subi abandon, carence d’affection, de soin, de protection,
maltraitance, abus sexuel… Il n’a pas eu de réponses à ses questions, il n’a
pas entendu de paroles lui expliquant ce qui lui arrivait. Il sentait, il savait…
même petit bébé, que cette situation était anormale, qu’il «  ne recevait
pas ce qu’il était en train de donner », que d’autres, peut-être ses frères et
214 Anne-Marie Jovenet

sœurs, recevaient autre chose que lui, que des témoins autour de lui, parfois
sa mère, lui demandaient implicitement ou explicitement de se taire, de ne
pas « être la honte » en révélant ce qui se passait dans la famille, ce qu’il
subissait. Et si jamais il révélait quand même, s’il hurlait pour qu’on devine
que quelque chose ne va pas, il devenait doublement coupable et s’attirait
d’autres reproches. Mieux vaut ne pas parler.
Il est un être de silence, construit sans parole… qui entre à l’école où
les autres parlent toute la journée et surtout le sollicitent (maîtres comme
camarades) pour que lui parle. Rien n’est plus « mis à l’index » que d’être
renfermé  ! Quand il est lui-même, un être de silence, on le lui reproche  :
encore une fois ! Dans ce milieu scolaire, ce qu’on retiendra de lui ce sont
les réponses de son corps  : il cogne, il cherche la bagarre, il est agressif et
personne ne se pose la question de cette entrée dans un monde étrange… pas
même ceux qui lui apportent un milieu pédagogique semblable au sien : un
monde sans bruit, où l’on chuchote… comme l’est celui de cette école Freinet
observée.
Le reste de ce qu’on peut décrire comme étant des caractéristiques de cet
enfant en souffrance, n’est que la conséquence de cette construction.
Cet être de silence craint les relations sociales pour plusieurs raisons  :
jusque-là les relations que d’autres ont établi avec lui, n’étaient pas
« normales » n’étaient pas respectueuses de lui. Les autres ont fait de lui un
objet sans valeur, un objet qu’on pouvait utiliser, sur qui on pouvait exercer
un pouvoir, et lui ont interdit de se défendre de cette situation ou même de
la faire connaître. Répétons-le : ce n’est pas l’agressivité, c’est la crainte qui
l’habite quand il doit entrer en relation avec un ou des autres : cela va-t-il
recommencer ?

C’est ainsi que ni la relation à un adulte, ni la relation à un petit groupe


n’améliore son état en quoi que ce soit… La relation à cet adulte-là qui est
bienveillant, ou à ce petit groupe dont il « fait le tour » plus rapidement,
ne le rassure que sur ce moment présent, et sur « ceux-là » et laisse entière
sa crainte vis-à-vis des autres à rencontrer. C’était évident dans les entretiens
avec des enfants ayant quitté une école où ils avaient subi des humiliations :
ils se raccrochaient au nouvel enseignant parce que « il ne fait pas comme »,
mais n’avaient qu’une crainte, celle de le perdre, soit parce qu’il cesserait son
attention bienveillante, soit parce qu’il s’intéresserait à d’autres élèves. Ainsi
la peur de la perte de cet adulte bienveillant renforce même la difficulté à entrer
en relation avec les autres. Nous avions alors noté, que le fonctionnement
Enfant en souffrance... élève difficile ? 215

coopératif de l’école Freinet, engendrant un tout autre mode de relation, ne


renforce pas cette dépendance, et libère de la crainte de perdre.
C’est ainsi que son image inconsciente du corps mal construite est sans
cesse perturbée par toute rencontre. S’il se pelotonne ou se recroqueville, ce
n’est que pour se retrouver lui-même, retrouver sa base, disait Nasio. C’est
parce qu’elle y est bien que Gisèle se réfugie sous son lit là où la poussière des
ressorts lui est familière, pour fuir le regard des autres sur son pull à l’envers,
ou sur l’heure tardive à laquelle sa mère vient la chercher, pour tenter de se
refaire un moi qui existe à travers tout ce qu’il a à subir. Si l’image de base est
atteinte, l’image de désir et celle de plaisir ne peuvent fonctionner : c’est ainsi
que l’on peut comprendre les réactions étranges de cet enfant en présence des
autres. Certains diraient qu’il n’a pas le mode d’emploi des relations sociales,
parce qu’il n’en a pas connues de valables… lui en faire vivre résoudrait le
problème. Sa réalité est tout autre. Il a besoin d’être reconnu tel qu’il est afin
d’entrer en relation, d’être reconnu pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il fait,
or on lui demande de faire, de se sortir de sa condition en « faisant comme
tout le monde », en montrant qu’il a dépassé ses problèmes. On attend de
lui qu’il soit un autre.
On peut ainsi comprendre que les injonctions à avoir confiance en
soi restent inefficaces, sinon nocives, et l’on comprend alors pourquoi
les «  nouveaux enseignants de l’école  » n’étaient pas favorables à ce que
l’infirmière scolaire, dans son programme d’éducation à la santé, fasse passer
les échelles qui mesurent l’estime de soi pour suggérer aux élèves chez qui elle
constaterait un déficit, quelques moyens pour l’améliorer. Dans sa conférence
adressée aux psychologues, éducateurs, parents, chercheurs qui l’écoutons,
Nasio nous invite à apprendre à parler le langage inconscient du corps de cet
enfant pour entrer en communication avec lui : le langage de l’enfant qui a
régressé pour retrouver sa base (la petite fille à la bouche de main), ou de celui
qui est projeté trop vite en avant et qu’il faut ramener à son âge réel (Clara,
le bébé qui veillait sur sa mère). Il invite à parler le langage des sensations à
Clelia qui aime les recoins de la cour pour y « faire des théâtres » et à Boris
qui tremble en parlant de cette salle de sport où il y avait du tapis bleu.
Il faudrait ajouter que la méconnaissance de ce qu’est l’inconscient
empêche encore le milieu scolaire, comme tout milieu éducatif d’ailleurs,
de comprendre pourquoi les incidences de certains événements sont
majorées pour cette catégorie d’enfants. On pourrait dire que leur lecture
des événements, qu’ils les concernent ou non d’ailleurs, est troublée, ce qui
rend évidemment la compréhension réciproque, difficile. Et sur ce point,
M. Lemay (1979) apporte des éléments intéressants dans son chapitre sur le
216 Anne-Marie Jovenet

langage affectif, quand il évoque le cas d’un enfant qui va très bien, jusqu’à une
naissance dans la famille qui l’a accueilli. Le bonheur soulève le rejet en lui, en
ce qu’il représente le bonheur des autres, réveille l’injustice de sa vie, et ravive
l’idée qu’un quelconque bonheur ne peut qu’être gâché d’une exclusion ou
d’un conflit. Ils attachent de l’importance à des riens, paraissent indifférents
à ce qui suscite l’attention des autres, réagissent par le rire ou l’humour à
des événements dramatiques. Tout événement reste potentiellement une
source d’angoisse. La question de savoir ce qu’il va modifier dans un univers
à peu près apprivoisé, entraîne un refus de voir l’événement en question. Sans
doute y aurait-il intérêt à cibler cette population particulière quand on étudie
les « résistances au changement ». Or l’école Freinet par la mise en place de
conseils d’élèves, par la mise en discussion des règles, de leur révision et de
leur application, donne la possibilité que toute modification soit parlée.

La psychanalyse éclaire ce qu’apporte la pédagogie Freinet aux


enfants en souffrance
On peut donc bien dire que ce que la pédagogie Freinet apporte aux
enfants en souffrance, ce ne sont pas de techniques extérieures au sujet pour
le « faire entrer » dans les relations sociales, pour « favoriser » son estime
de soi. On pourrait parler au contraire d’une pédagogie de l’intériorité : le
calme et le silence sont favorables au respect du travail des autres, mais aussi
et surtout au rapport avec soi-même. Quand ce rapport à soi est impossible,
se déchaînent les bruits de toutes sortes. La sérénité dont parle M. Fialip-
Baratte découle de cette atmosphère. Mais l’intériorité c’est le rapport à
soi en tant qu’être vivant, désirant, prenant du plaisir à entrer en relation.
C’est le sens du travail de chacun qui donne ce poids à chaque enfant. Les
qualificatifs des attitudes « il s’est emparé », « il s’est approprié », il a produit
« une œuvre », il a là « un domaine d’excellence » mettent en évidence que
le soi peut produire ce dont lui-même est fier et qui pourra devenir objet
de fierté pour les autres également : c’est le sens du « patrimoine » par la
présentation et la conservation des productions de chacun.
L’enfant en souffrance trouve alors un lieu qui lui permet –  dans le
silence – d’exprimer ce qu’il est, d’aller plus loin en améliorant… mais surtout
de ne plus voir un danger potentiel dans les autres : il peut se servir de leur
apport, et y ajouter sa pierre, même s’il n’est pas très bon élève. C’est tout
à fait ce que décrit D. Lahanier-Reuter dans les recherches mathé­matiques
coopératives !
À l’inverse quand l’enseignant Freinet, comme nous avons pu le montrer
dans le chapitre précédent, tente de s’appliquer à lui-même ou de conseiller
Enfant en souffrance... élève difficile ? 217

à ses collègues, des procédés autres que coopératifs, qui viseraient à voir
dans cet enfant en souffrance autre chose que ce qu’il est, en démontrant ce
qu’il sait faire et le poussant à faire, il condamne cet enfant à rester dans sa
condition d’être contraint au silence au lieu de le faire entrer dans un milieu
où l’intériorité est valorisée.

Le paradoxe du « traitement »
On pourrait résumer en une phrase l’effet bénéfique de la pédagogie
Freinet sur l’enfant en souffrance : elle ne s’attaque pas au symptôme. Il n’y
a pas de traitement du symptôme. Les enseignants sont étonnés que leur
pédagogie « réussisse » auprès des enfants en souffrance. Ils sont bien les
seuls pourrait-on dire (ils se sentent bien seuls parfois !), puisque tout ce qui
s’agite autour de l’école parle de traitements !
Analysant les situations du carencé, Lemay détaille les interventions
thérapeutiques des trouble du cognitif, du somatique, de l’affectif…
S’appuyant sur la psychanalyse, J.-P.  Chartier examine tous les outils de
rééducation et de changement.
F.  Imbert, s’inspirant de la psychanalyse propose aux enseignants en
pédagogie institutionnelle, de créer un environnement favorable pour
«  ouvrir des chemins  » à l’enfant en souffrance/élève en échec. Nous
avons pu constater que les écrits autour de la mise en œuvre des directives
ministérielles, s’efforcent d’analyser les remèdes ou les raisons de leur insuccès.
Nous avons parlé de compétition dans le groupe de parole quand il s’est agi
pour un participant d’amener les collègues à transformer toute souffrance en
dynamique constructive et nous avons entendu à quel point des enfants qui
ont bien intériorisé ces injonctions répètent que « c’est comme ça, c’est pas
grave ! » Un seul mot : traitement, remède.
Le paradoxe du traitement devient évident : constater son inefficacité, sans
le mettre en cause en tant que tel, et chercher à lui donner une autre forme,
là où la psychanalyse dit, le symptôme ne disparaîtra pas, il se renforcera et/
ou se déplacera.

La pédagogie Freinet ne traite pas le symptôme et ça marche !


La question qui vient à l’esprit est évidemment de se demander ce qui
empêche que cette démarche ne devienne la règle générale plutôt que « le
traitement » du symptôme. La réponse se trouve d’abord dans l’analyse faite
des échanges du groupe de parole. L’enseignant qui attire l’attention sur ce
que sait faire cet enfant (malgré tout silencieux) le fait en le comparant à lui-
218 Anne-Marie Jovenet

même avant, et en le comparant à d’autres… Autrement dit, pour « traiter »


on compare… J’ai comparé les myopathes et les valides, d’autres comparent les
milieux favorisés et défavorisés. Or la comparaison sous-entend l’idée d’une
norme, ou d’une bonne stratégie à inculquer aux autres. Et on pourrait dire
qu’avec la comparaison « le ver est dans le fruit » : elle empêche de chercher
ce qui est spécifique, et donc de produire de nouvelles connaissances.  ! Si
les maîtres Freinet ont pu paraître si réfractaires, – fermés, disent certains –
à toute intrusion extérieure, serait-ce qu’ils auraient conscience des effets
nocifs de toute comparaison, comme de ceux de tout traitement approprié à
une catégorie particulière d’élèves ?
Ce qui m’apparaît étrange, ayant dit cela, c’est que dans cette recherche,
j’ai comparé les réponses des maîtres de cette école à celles de maîtres en
pédagogie classique, j’ai comparé les attitudes des élèves de ces pédagogies
différentes face à une tâche mathématique… j’ai comparé les élèves qui
changent d’école pour entrer à Freinet et ailleurs, ceux qui entraient en
sixième en venant de Freinet et d’ailleurs. En quelque sorte j’ai transporté les
méthodes de la psychologie expérimentale et pourtant j’avoue avoir été mal
à l’aise quand il m’a été demandé d’écrire à partir de ces comparaisons, un
article pour un numéro spécial Adaptations didactiques de la Nouvelle Revue
de l’Adaptation et de la Scolarisation que j’ai intitulé Une «  didactique
appropriée aux difficultés des élèves » est-elle tributaire des modes d’appréhension
de ces difficultés ? ( Jovenet, 2006).
Une réelle question surgit pour moi  : est-ce un effet des pédagogues
Freinet sur les chercheurs, est-ce une priorité indiquée au groupe de recherche
que j’aurais « oubliée », est-ce une donnée épistémologique de la didactique
qui ne serait pas celle de la psychologie  ? Quand je relis les différentes
contributions à cette recherche, qui avaient pour objectif d’être une évaluation
de ce qu’apportait cette pédagogie en milieu populaire, je suis frappée de
ce que les didacticiens cherchent avant tout à décrire et comprendre, plutôt
qu’à comparer. Il y aurait cette fois à souligner l’apport d’une rencontre entre
pédagogie Freinet et didactique, sous le regard psychanalytique. Laissons
cette question en suspens et retournons à la psychanalyse pour creuser le
« traitement » comme besoin ancré dans un sentiment d’impuissance, vécu
comme sentiment insupportable.

Du sentiment de culpabilité aux résistances...


Réfléchissant à ce qu’avait produit le groupe de parole, comme
connais­sances du «  vivre enseignant  », et des pratiques collectives liées à
l’appartenance des enseignants au Mouvement Freinet, et à ce qui avait
Enfant en souffrance... élève difficile ? 219

empêché que l’objectif défini au départ ne soit pleinement atteint, ce qui


m’avait conduit à recadrer «  en tapant du poing sur la table  », il m’est
alors apparu soudain que ce qu’avait produit le groupe était une meilleure
connaissance du sentiment de culpabilité et de son lien avec les résistances !
Le terme de «  résistance  » naît chez Freud dès qu’il aborde dans
ses conférences à Londres en 1904, sa nouvelle technique de thérapie.
L’association libre s’oppose à la technique de l’interrogatoire médical. Mais
à ceux qui diraient que la méthode est pénible, il répond qu’elle est « la seule
praticable… (les associations libres) paraissent suspendues parce que le malade
retient ou supprime l’idée qu’il vient d’avoir sous l’influence de résistances
revêtant la forme de jugements critiques » (Freud, 1908, tr. fr. 1969, p. 35).
On peut aussi se rappeler que Freud parle du sentiment de culpabilité
comme d’une résistance qui rend inefficace le travail psychanalytique, chez
les patients qui ont le sentiment de mériter de souffrir, (1938, tr. fr. 1949)
ou encore qu’il considère l’existence du refoulement comme « prouvé par
l’existence indéniable de la résistance » (Freud, tr. fr. 1969, p. 25). C’est dire
l’importance des résistances dans la découverte de la psychanalyse.
Dans le groupe, le lien à faire entre ces résistances et le sentiment de
culpabilité apparaît nettement dès lors que l’on comprend que l’enseignant
résiste à parler de ses affects. Or la souffrance est bien de l’ordre de l’affect.
Ce qui est analysé comme raté dans la dernière séance, c'est-à-dire comme
résistance au travail proposé dans le groupe  : les paroles qui rassurent,
consolent, orientent vers le «  faire  » pour dégager le collègue du malaise
intérieur face à une situation d’élève, révèle bien un désir de faire taire une
culpabilité latente.
L’enseignant se sent coupable de parler de ses affects, quand il est face à
un élève « qui ne va pas bien ». Au cours des séances un certain nombre de
fois, cette attitude s’est répétée. Un exemple (année 2, séance 1) qui mettait
en scène un cas quasi pathologique, reste bien présent à ma mémoire. Après
avoir exposé le cas de l’élève : « Moi pour l’instant j’ai quelque chose de très
compliqué avec un élève de ma classe  », l’enseignant résume la situation  :
« avec les autres, j’arrive quand même à entrer dans des activités, avec X c’est
non », ce qui me fait dire : « je pense que tout le monde trouve que c’est normal
d’être en difficulté dans ce cas-là  ». À cette remarque, un autre participant
me coupe la parole pour dire : « Ce qui est évident, c’est le sentiment qu’il soit
lui en difficulté ». Il semble qu’il serait coupable de parler de soi quand un
enfant va mal et je note que ce sentiment d’être coupable amène donc, d’une
certaine manière, à résister au travail psychanalytique du groupe.
220 Anne-Marie Jovenet

Réfléchissant à ce qui fait apparaître les résistances dans le groupe, je me


remets à l’écoute de la dernière séance (année  3, séance  3). De façon très
étonnante par rapport à sa position dans des séances précédentes, l’enseignant
P1 ne s’interdit pas de continuer à parler de ce qui l’habite, plutôt qu’à parler
de l’enfant, malgré les injonctions de l’autre enseignant. C’est en laissant
résonner en moi ces intonations d’une part et cette persistance de l’autre,
que quelque chose s’est éclairé.

Des résistances au transfert…


Je me demande plus précisément quand apparaissent ces injonctions à
faire taire l’autre. Il s’agit de moments où l’un ou l’autre membre du groupe
ose manifester doute ou faiblesse par rapport à la situation très compliquée
d’un élève, de moments où un enseignant se dit violemment atteint par la
révélation explicite des dégâts provoqués chez un enfant par d’autres modes
de relations pédagogiques, de ceux où la difficulté du métier d’enseignant
engagé dans une pédagogie « non reconnue officiellement » apparaît, ou
encore dans la dernière séance, de moments où l’enseignant parle de peur,
d’inquiétude, de crainte en lui et en vient à se dire lui-même en souffrance5.
Ces moments ont tous en commun de révéler publiquement des difficultés
ou des souffrances chez un enseignant de l’équipe : il y a réaction à l’évocation
d’une souffrance. Dans le groupe, comme dans la vie courante pourrait-on
dire, l’expression de la souffrance dérange.

Or la théorie psychanalytique du transfert n’est ni plus ni moins que


l’explication du déplacement et de la substitution. Nous avons déjà utilisé ces
deux mots pour parler de la crise de phobie, qui se traduit chez Bernadette
par le rejet de sa maîtresse (M.  Mannoni, 1998). C’est A.  Cordié qui en
rappelant l’étymologie, définit le transfert en analyse comme participant
des « deux acceptions, déplacement d’un lien affectif et substitution d’une
personne à l’autre ». S’appuyant sur Lacan, elle montre comment la relation
enseignante en ce qu’elle est dissymétrique a toutes les chances de voir se
développer ces relations de transfert, alors que l’enseignant n’a pas comme
l’analyste le moyen d’en saisir le mécanisme, en raison de ce qui est le cœur de
son métier. « Il est vrai que la notion de déplacement et de substitution sous-
tend l’idée de méprise difficile à appréhender dans la mesure où l’enseignant
joue franc-jeu et s’engage à visage découvert dans sa fonction. Dans ces
conditions, il conçoit mal que les mouvements d’amour ou de haine dont
5.– Tous ces termes avaient été mis en relief dans la retranscription présentée dans le
chapitre 8.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 221

il est l’objet s’adressent en fait à quelqu’un d’autre que lui  » (A.  Cordié,
1998, p.  290). Mais ce transfert à l’œuvre dans la classe, l’est aussi dans le
groupe et c’est sa reconnaissance qui nous permet de voir les réactions
aux souffrances des enseignants, comme des déplacements inconscients de
réactions « interdites » aux souffrances des enfants.
Deux choses s’éclairent du même coup  : l’apparente indifférence des
enseignants Freinet aux enfants en souffrance, tout comme l’excès de réactions
aux souffrances des enseignants sous la forme des rires ou des injonctions à
positiver. La force des réactions quand un enseignant dit sa souffrance, n’est
que l’explosion de ce qu’ils se contraignent à ne pas manifester face à un
enfant en souffrance. Ils ne sont « pas si extraordinaires que ça » ( Jovenet,
2011b) au sens où ils ressentent bien la même chose que leurs collègues
pratiquant une autre pédagogie. La lecture psychanalytique des interactions
dans le groupe comme étant des manifestations transférentielles marquées
par l’inconscient, nous permet alors d’en comprendre la force sans discréditer
l’enseignant P2 pour lui-même, mais en ouvrant une autre lecture de ce qui se
joue à l’école grâce à la théorie psychanalytique. Nous sommes là au cœur de
ce deuxième courant dont parlait Jean-Claude Filloux (2000) des rapports
entre psychanalyse et champ pédagogique.
En 2007, la découverte insérée dans une méthode de comparaison, portait
essentiellement sur le fait que la logique habituellement valorisée qui va de
l’enfant à l’élève, était ici inversée. La pédagogie mise en place dans cette
école, amenait l’élève, grâce au milieu pédagogique dans le quel il baigne, à se
reconstruire en tant qu’enfant. En intériorisant l’idée qu’il est légitime quand
on est enfant d’avoir des réponses à ses « pourquoi », l’enfant s’autorise à
continuer sa quête de sens.

La problématique présente visait à comprendre pourquoi cet enfant


en souffrance est souvent pris pour un élève difficile. Nous avons compris
combien cet amalgame se nourrissait d’un déni de la souffrance, du refus du
sentiment d’impuissance chez l’adulte qui, se transformant en sentiment de
culpabilité, appelle à « faire quelque chose pour » cet élève difficile. Nous
avons compris le mécanisme de mise en place du traitement. Nous n’avons
pas pour autant nié que cet enfant pouvait avoir le sentiment qu’il lui était
parfois très difficile d’entrer dans ce monde scolaire, qu’il pouvait y être en
difficulté et qu’il pouvait poser problème aux enseignants. Mais nous ne
l’avons pas décrit que comme un élève difficile. Nous avons cherché à le
connaître.
222 Anne-Marie Jovenet

Ce milieu pédagogique particulier nous a permis de découvrir deux


registres d’excellence de ces enfants : celui du langage et de l’argumentation,
mais également celui de la recherche de la connaissance et de la vérité.
Rassemblant ces découvertes à la fin du chapitre 6, nous avons présenté
l’enfant en souffrance, comme un enfant qui veut comprendre, qui est donc
curieux du savoir, qui cherche la vérité sur ce qui lui est arrivé mais qui est
aussi habité par une vérité sur lui-même qu’il veut dire. Il est un enfant qui
veut connaître les règles, on pourrait presque dire qui les exige et qui est en
définitive très motivé pour un combat qui rétablira la vérité et la justice et
qui changera le monde… Pour cela il est un enfant qui veut se faire entendre,
même s’il est parfois maladroit, qui est attiré par le langage, le raisonnement,
l’argumentation, qui peut déguiser ou cacher sa pensée, l’exprimer de
manière elliptique, par des digressions ou des détours qui étonnent ou encore
par l’expression poétique ou artistique, tout cela participant d’un procédé
pour attirer l’attention mais aussi d’une manière de se protéger, s’il n’est pas
entendu ou pas pris au sérieux. On peut dire qu’il pratique une forme de
combat langagier, mettant systématiquement en discussion les points de vue,
les arguments ou les démonstrations des autres.
C’est ce milieu particulièrement propice à l’expression de soi, où les
élèves cherchent à exposer leurs points de vue et à aider les autres à faire de
même, qui met en évidence ces caractéristiques. Nous avons vu des enfants
identifiés comme enfants en souffrance dans les entretiens, s’investir dans les
différentes formes de raisonnement et d’argumentation et dans les différents
domaines qui les réclament  : les productions de textes, de conférences, de
lettres, les recherches mathématiques, ou dans le rôle de celui qui organise
la parole collectivement. L’organisation gérée par l’un d’entre eux à tour
de rôle, qui donne un temps égal à chacun, ou permet de prévoir un autre
moment pour un travail, prévient toute manifestation d’agressivité qu’on
imaginerait immédiate dans un autre cadre. Nous avons évoqué l’idée que
la créativité sous toutes ses formes était investie par eux comme une forme
d’expression à la quelle ils avaient droit, et par laquelle ils pourraient être
reconnus par l’ensemble de l’école et enfin avoir une place, leur place ! En
effet, l’orientation de l’ensemble des activités est ordonnée à la connaissance
de l’autre proche par son texte ou sa recherche, de l’autre lointain – par sa
lettre où on découvre le mode de vie, l’importance de l’eau et des phénomènes
climatiques  – de l’autre qui a écrit telle œuvre littéraire, ou produit telle
découverte, de l’autre qui entrera demain dans son monde par l’intermédiaire
d’une présentation au quoi-de-neuf. La pédagogie coopérative les engage à
Enfant en souffrance... élève difficile ? 223

sortir d’une dépendance qui ligote et à se relier aux autres, puisque dans le
sillon de C. Freinet toute connaissance à l’école, est liée à l’humain.
Suis-je en train de présenter le tableau idyllique d’un modèle d’élève, pour
le quel j’aurais un goût particulier… Si l’enfant en souffrance peut développer
cet intérêt pour l’autre, c’est parce qu’il en attend un retour pour lui-même.
On peut dire là que la psychanalyse ramène à quelque humilité sur soi, mais
on peut aussi souligner que la relation coopérative à l’autre permet cette prise
en compte de soi-même comme d’un être qui a de la valeur. Parce qu’il n’y a
pas « traitement » de sa différence, l’enfant en souffrance se sent un parmi
les autres. On ne cherche, ni à lui faire oublier ce qu’il est, ni à le faire devenir
autrement pour être accepté, et cela change tout !

Un milieu pédagogique qui révèle qui est cet enfant-élève6 en


souffrance
Cet enfant-élève,

Qui est un être de silence, construit sans parole


Qui craint les relations sociales
Qui continue à redouter la perte du « bon enseignant » ou du petit
groupe
Dont l’image du corps se pelotonne face à toute situation inconnue
Sur qui les injonctions à avoir confiance en soi ou à faire confiance
sont inopérantes, voire nocives

Parce qu’il se révèle lui-même dans un milieu pédagogique,

Qui ne l’oblige pas à « être un autre »


Qui ne valorise pas « à sa place » ce qu’il fait ni même ce qu’il est
Qui ne lui propose ni modèle ni tuteur
Qui lui laisse le temps d’entrer dans des relations ou des activités
choisies,
Qui présente l’apprentissage comme une recherche à partir des
questions de chacun…

nous permet d’apprendre à le connaître…

6.– L’expression enfant-élève écrite ainsi veut mettre en évidence le lien de cette identité
reliée entre l’enfant et l’élève en soi.
224 Anne-Marie Jovenet

Une dernière question reste  : pourquoi la pédagogie Freinet n’obtient


pas la reconnaissance qu’elle mériterait, c’est peut-être la question que se
poseront certains  ; pourquoi existe-t-il une telle méfiance à l’égard de la
psychanalyse, sera la dernière question examinée ici.

De la psychanalyse en tant que théorie de recherche…


Des enseignants qui réfléchissent ainsi, vont-ils se prendre pour des
psy (psychologues ou psychanalystes, c’est selon) ? N’est-ce pas inopportun
ou dangereux ? Quelle légitimité y a-t-il à considérer la psychanalyse comme
discipline de recherche ? Il s’agit bien de questions qui se disent à chaque
présentation d’un tel travail de recherche… J’ai évoqué dans le chapitre 3,
les liens entre Freud et le mouvement dit de Pédagogie Psychanalytique, et
la façon dont J.-C. Filloux attribue à la création des Sciences de l’Éducation
comme discipline universitaire, le changement de rapport entre la
psychanalyse et le champ pédagogique, mais j’ai soulevé d’autres questions
en utilisant les propos tenus dans un groupe d’analyse de pratiques, dont la
méthode est issue de la thérapie, comme données de recherche publiées. La
psychanalyse, à la fois thérapie et science, peut apporter sa contribution à
différents domaines, dont celui de l’éducation.
En posant comme questionnement central celui de savoir pourquoi
un enfant en souffrance est souvent considéré comme un élève difficile, je
me suis volontairement centrée sur l’aspect pédagogique, mais la question
de l’enfant en souffrance et de ses rapports à l’école est aussi celle d’autres
disciplines et d’autres professionnels. L’organisation de cet ouvrage m’a
conduite à confronter les disciplines (psychanalyse, psychologie, didactique
et pédagogie), mais aussi les modes pédagogiques (classique, Freinet). À la
marge quelques travaux relevant de l’éducation spécialisée ont été cités. C’est
donc à une double confrontation, disciplines et pédagogies qu’a été convié
le lecteur. Tentons d’éclairer la place de la psychanalyse par un regard sur la
façon dont historiquement, se sont posés les problèmes.
En lisant les travaux de M.  Cifali (1994) qui étend la prise en compte
de la relation à l’autre, à tous «  les métiers de l’humain  » on comprend
combien le transfert négatif, le rejet, l’indifférence peuvent atteindre celui
qui a choisi un métier social pour aider l’autre à partir de ce qu’il croit guéri
en lui-même. Comment l’autonomie grandissante de l’autre, peut-elle ne pas
meurtrir le narcissisme de celui qui se sentait être là un bon professionnel ?
Comment comprendre ce passage de l’amour au rejet, sans évoquer l’effet du
contre-transfert en réaction au transfert ? « L’enseignant doit comprendre ce
Enfant en souffrance... élève difficile ? 225

jeu de l’amour et de la haine dont il sera l’objet malgré lui » (p. 163). Mais
tous les psychanalystes ne partagent pas le même point de vue : « Si certains
psychanalystes acceptent aujourd’hui d’en désigner les effets dans la relation
éducative et d’enseignement, ils estiment néanmoins qu’il est illusoire de
croire que, comme pour eux, ce qui s’y passe puisse être travaillé » (p. 163).
Certains enseignants de l’école Freinet avaient fait le rapprochement avec
ce qu’ils avaient pu connaître dans d’autres situations professionnelles, plus
proches de l’éducation spécialisée. Mais dans les groupes dits de supervision,
la référence à la psychanalyse n’est pas la même. Ils n’ont pas pour finalité de
relier le « je personnel » au « je professionnel ». Une raison est avancée :
le travail sous transfert est réservé au psychanalyste (Rouzel, 1996). Il ne
faut pas confondre les statuts professionnels, et du même coup toute prise
en compte du contre-transfert est absente et donc tout travail de celui-ci est
inexistant.
Pourquoi ? Pour répondre à la question il faut revenir à ce début du 20e
siècle pour rejoindre les premiers pédagogues intéressés par la psychanalyse,
ceux qui étaient investis de la confiance de Freud, particulièrement Aïchorn
pour qui Freud écrivit une préface  ! Aïchorn, directeur d’un centre de
rééducation, se prit de passion pour tenter de comprendre la délinquance
infantile et juvénile. Il s’oppose aux conceptions psychiatriques de l’époque
qui voient dans la délinquance une forme de dégénérescence héréditaire, et
bat également en brèche la définition de la délinquance comme névrose en
inventant l’idée d’inadaptation latente, pour comprendre les rapports entre
symptômes de carence et carence elle-même sur le modèle du rapport entre
symptôme et maladie (D. Milhaud-Cappe, 2007). L’idée centrale d’Aïchorn
est d’ouvrir à l’occasion du transfert sur la personne de l’éducateur, d’autres
voies et d’autres positions plus vivables, au jeune sujet en souffrance. Pour cela
il se laisse guider dans des entretiens par ce que le sujet peut dire. Le savoir,
comme le pensait Freud est du côté du sujet et non du côté de l’éducateur…
Il cherche à faire éclore chez le sujet, un savoir sur ce qui lui arrive, pour
lui proposer alors un projet éducatif. Ses conférences aboutiront à cette
publication préfacée par Freud (1925), qui sera traduite en français sous le
titre de Jeunesse à l’abandon en 1973 et de Jeunes en souffrance en 2000.
Autrement dit, il se sert du procédé thérapeutique du transfert pour éduquer.
C’est justement pendant cette même année (1925) que Freud écrit dans
Ma vie et la psychanalyse cette phrase que j’ai citée au début de ce chapitre :
«  grâce à l’une de ces évolutions contre lesquelles on se défendrait en
vain, le mot de psychanalyse lui-même a pris plusieurs sens. À l’origine il
désignait une méthode thérapeutique déterminée  ; maintenant il est aussi
226 Anne-Marie Jovenet

devenu le nom d’une science : celle de l’inconscient psychique » ajoutant


très humblement, pourrait-on dire mais très utilement pour nous «  cette
science peut rarement à elle seule résoudre pleinement un problème, mais
elle semble appelée à fournir des contributions importantes aux domaines les
plus variés des sciences ». Disant cela Freud reprend sa définition de 1923 : le
mot de psychanalyse désigne à la fois une thérapie et une théorie toutes deux
s’appuyant sur l’investigation de l’inconscient. C’est le mot « application »
qui va faire problème dans cette préface  : «  de toutes les applications de
la psychanalyse, aucune n’a suscité autant d’intérêt, éveillé autant d’espoir
et, par conséquence, attiré autant de collaborateurs compétents que son
application à la théorie et à la pratique de l’éducation des enfants ». Parlant
directement du travail du Professeur Aïchorn, Freud ajoute : « d’un point
de vue pratique, la psychanalyse ne pouvait guère lui enseigner autre chose
de nouveau mais elle donna un aperçu théorique clair du bien-fondé de son
action et lui permit de la présenter à autrui comme une activité fondée sur
des principes ». À partir de là, le monde de l’éducatif et du social sera ou
deviendra méfiant à l’égard de la psychanalyse.
On pourrait ajouter qu’un peu plus loin Freud aborde une discussion
toujours actuelle du rapport entre les pratiques thérapeutiques et les
pratiques éducatives ou enseignantes : « Deux leçons me semblent résulter
des expériences et des succès du Pr. Aïchorn. La première c’est que l’éducateur
doit avoir une formation psychanalytique […] cette formation s’acquiert
lorsqu’un éducateur lui-même se soumet à une analyse, lorsqu’il la vit ‘à
même son corps’, […] la deuxième […] le travail éducatif est une discipline
qui ne doit pas être confondue avec l’approche psychanalytique ni remplacée
par elle  » (Freud, préface 1925). Les frontières entre l’utilisation de la
psychanalyse en tant que thérapie et en tant que théorie semblent claires…
pourtant c’est en référence à ce glissement de la psychanalyse à la pédagogie
comme « dernier avatar de la pédagogie psychanalytique », que J.-C. Filloux
s’interroge sur l’intention de la pédagogie institutionnelle quand elle pense
pouvoir transformer les transferts de l’élève au maître en transferts latéraux :
le transfert se laisserait-il « domestiquer » ? On tomberait alors, suite à une
ignorance de l’origine inconsciente du transfert, dans une « application »
de la théorie. Dit autrement, les postulats théoriques deviennent prescriptifs
sur le terrain : le transfert existe, le reconnaître permettrait de le capter. Le
danger est évident.
Ces deux détours à propos d’Aïchorn et de la pédagogie institutionnelle,
nous amènent à comprendre cette méfiance à l’égard de la psychanalyse.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 227

On pourrait dire qu’en prononçant le mot de psychanalyse, on n’a guère


entendu Freud parler d’une science de l’inconscient psychique, on est resté
comme focalisé sur la thérapie. Est-ce bien là l’esprit Freudien ? Et dès lors
comment penser les rapports entre thérapie, recherche et groupe d’analyse
des pratiques ?
Freud veut soigner ces femmes hystériques qu’on enferme, et pour cela, il
veut comprendre d’où vient leur mal. Il comprend très vite qu’il ne vient pas
de leur utérus comme le pensent les médecins, mais de leurs conditions de
femme réduites au silence. Ainsi il comprend le lien entre le traumatisme et le
symptôme, ce lien qui jaillit sous hypnose mais qui ne revient pas à la mémoire
à l’état conscient. Rappelons que Freud doit dépasser le dilemme qui se pose à
lui : « Il est certain que les malades n’auraient jamais parlé s’ils avaient pensé
à la possibilité d’une exploitation scientifique de leurs aveux [...] Toutefois
je suis d’avis que le médecin a des devoirs non seulement envers le malade,
mais aussi envers la science. Envers la science, cela veut dire, au fond, envers
beaucoup d’autres malades qui souffrent du même mal ou en souffriront »
Ce qu’affirme Freud dès 1905 est ainsi commenté par Chiantaretto : « Freud
met tout particulièrement en relief que la science nouvelle suppose la méthode
thérapeutique, c’est-à-dire la cure, et inversement  ; ce qui ne l’empêche
pas d’affirmer une autonomie au moins relative de la métapsychologie par
rapport à la pratique de la cure » (Chiantaretto, 1999, p. 4).
Le groupe d’analyse des pratiques ne cible pas des cas pathologiques, mais
« une sorte de psychopathologie de la pratique quotidienne enseignante »
(Blanchard-Laville, 2006, p. 103) Définissant cette forme de connaissance
de L’approche clinique d’inspiration psychanalytique elle la dit « aujourd’hui
largement détachée de l’influence médicale et donc d’une perspective
strictement pathologisante » tout en ajoutant la nécessaire prise en compte
du contre-transfert  : «  le chercheur ne peut s’abstraire de la relation aux
objets qu’il étudie ; cette relation fait elle-même partie de la recherche (qui
ne peut) pas non plus de ce fait se dissocier absolument de toute forme
d’intervention ou en tout cas d’accompagnement de changement (et qui
suppose) un questionnement épistémologique (et) une réflexion éthique
pour le chercheur » (Blanchard-Laville, 1999, p. 19). Le groupe a donc une
fonction d’aide à la pratique, que certains peuvent assimiler à une pratique de
formation. Elle utilise la méthode de l’association libre qui est celle de la cure,
et s’adresse à des personnes volontaires.
Nous pouvons conclure ce dernier chapitre sur l’enjeu du dialogue devenu
rencontre entre psychanalyse et pédagogie Freinet, en rappelant que s’il a été
228 Anne-Marie Jovenet

possible d’approcher de plus près le déni qui s’exerce à l’égard de l’enfant en


souffrance, c’est par ce que des enseignants ont accepté de livrer à la recherche,
ce qu’ils auraient pu considérer comme leur appartenant exclusivement, les
aléas de leur propre découverte sur eux-mêmes.
Conclusion

Au terme de cet écrit on pourrait se demander si cela valait la peine de


consacrer un ouvrage entier à une catégorie d’élèves – enfants en souffrance –
qualifiée d’invisible, dont par définition on ne connaît ni l’effectif, ni le
pourcentage représenté dans une classe ou dans un établissement scolaire.
Certes, on peut prévoir que les bouleversements de toute nature que subit
la vie familiale et sociale engendreront encore des situations de carence
éducative, de violence, de maltraitance, et ne rendront pas la parole plus
facile des parents à leurs enfants sur les événements douloureux «  qui les
concernent ». Il en est ainsi de l’être humain qui craint la souffrance et serait
prêt à tout pour ne plus la voir ou l’entendre, nous l’avons bien compris.
Il y a une certitude que l’on possède, c’est que ces enfants en souffrance
appartiennent à tous les milieux sociaux, fréquentent donc tous les types
d’établissement scolaire, et figurent aussi parmi les enseignants. Une autre
certitude se dégage de cet écrit : le lecteur ne savait pas, n’imaginait pas à
quel point la structure psychique d’un enfant peut être marquée, n’aurait pas
pensé que cet enfant pouvait tellement avoir envie de se faire connaître, tout
en laissant l’autre le deviner… pourquoi il pouvait s’exprimer avec autant de
points de suspension, comme autant d’appels à l’autre qui laissent intacte
la part de mystère à tout ce qui peut advenir comme suite des événements
ou réponse à sa parole. Certains lecteurs s’y reconnaîtront avec étonnement.
Et il y aura peut-être une suite pour eux, dans la découverte d’eux-mêmes,
ou dans l’intérêt porté à la recherche universitaire, qui, n’en déplaise aux
étudiants débutants, ne prône pas une théorie déconnectée de ce qui est utile
pour la pratique professionnelle, mais n’existe que pour faire que la réalité
nous pose de vraies questions.
Pourquoi cette question s’est-elle imposée à moi, de savoir si un enfant en
souffrance était un élève difficile, moi la petite fille sage qui ne bronchait pas

229
230 Anne-Marie Jovenet

à l’école, sauf quand à l’adolescence il s’est agi de perdre un an d’avance parce


qu’on me faisait doubler ma seconde.
Pourquoi cette question s’est imposée à moi  ? Peut-être par la peur de
disparaître, et la peur que tous ceux qui me ressemblaient et avaient construit
une vie professionnelle dans les pas d’un élève effacé qui aurait voulu briller,
disparaissent aussi en tant qu’enfant en souffrance. Toujours habitée par
cette idée qu’il y avait quelque chose à dire de cette injustice à ne pas être
reconnu pour ce qu’on est et ce qu’on a vécu. Et là, je pense à ma mère, que
je n’ai pas citée sur la première page – je ne l’ai pas rencontrée dans ma vie
d’adulte – oui je lui en ai voulu d’avoir paru si résignée sur son état d’enfant
en souffrance, comme j’en ai voulu à tous ceux qui me soulignaient ses
mérites. Tardivement, la psychanalyse est passée par là et a tenté de redonner
une place à chacun.
Les sensations, les émotions, les actes croisent l’image consciente et l’image
inconsciente du corps comme le disait Nasio à Nancy. De ces découvertes,
naît aussi une grande reconnaissance sur le fait de faire de telles découvertes
grâce aux autres. Et je redirai ici combien je suis reconnaissante à toute
l’équipe des enseignants de l’école Freinet. Ils m’ont fait dire à un moment
que si j’avais été élève dans leur école, mon avenir en aurait été modifié. Pour
l’heure, c’est principalement au groupe de parole auquel je pense. Il a été
source de multiples découvertes, ou plus exactement de l’enchevêtrement des
découvertes : parler de soi, de son soi personnel adulte et enseignant, écouter
la souffrance dite par un collègue et les autres y réagir, découvrir combien
le passé d’élève en soi reste vivace, mesurer à quel point on peut se sentir
coupable, comprendre pourquoi on réagit si fort à un élève qui n’utilise pas
tous ses potentiels, etc… Ce qu’ils ont dit et qu’ils auraient pu garder pour eux,
a permis de comprendre que les résistances si fortes à entendre la souffrance
d’un collègue tiraient leur origine d’un transfert de leur émotion face aux
souffrances des enfants. Ils ont accepté d’en faire profiter la recherche, c'est-
à-dire de mettre coopérativement leurs découvertes à la disposition de tous
ceux qui veulent en faire quelque chose. Ils ont ainsi inversé la tendance que
dénonçait M. Cifali, celle des injonctions de réussite qui, en liant réussite des
élèves au travail de l’enseignant, atteignent son narcissisme. Ils ont montré
qu’à travers les aléas de la parole en groupe – et je n’ai édulcoré aucune des
situations conflictuelles – l’enseignant acceptant de parler de ses doutes, de
ses inquiétudes, de ses souffrances, contribue à créer un véritable échange
coopératif qui respecte chaque personne, dans son autonomie, adulte ou
enfant.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 231

Mais c’est aussi à la didactique, et plus particulièrement aux travaux


de mes collègues enseignants-chercheurs de l’équipe Théodile, que les
conclusions de cet ouvrage sont redevables. La conclusion de cette écriture
rend pour moi évidente que sans la didactique cette discussion autour de
l’enfant en souffrance/élève en difficulté n’aurait pas abouti. Quelque chose
s’est construit, de façon implicite et inconsciente au fil des séminaires, qui
devient une évidence en forme d’insight aujourd’hui. C’est l’insertion dans
un programme didactique, dont l’objet autour des performances, puis des
contenus disciplinaires, concerne les situations d’ensei­gne­ment/appren­
tissage, qui m’a permis de mettre en évidence les spécificités des élèves/
enfants en souffrance dans la pédagogie Freinet, c’est-à-dire de dépasser les
constats de manque de confiance en soi, d’inhibition et/ou de comportement
agressif ou violent, si fréquents dans la littérature pédagogique, et de
découvrir chez ces élèves le goût de la parole, de l’argumentation, de la
recherche mathématique… c'est-à-dire de les voir en tant qu’élèves apprenant
et pas seulement en tant qu’élèves se comportant. Et je voudrais souligner
particulièrement l’apport des travaux en didactique des mathématiques
de Dominique Lahanier-Reuter dans cette compréhension du rôle de la
coopération, qui ne répond pas au symptôme mais construit un espace de
respect et de réciprocité où le soi se reconstruit par lui-même avec les autres,
mais pas « grâce à l’aide des autres ».
C’est bien l’appartenance à une équipe didactique qui m’a permis de
questionner l’amalgame entre enfant en souffrance/élève en difficulté.
Il reste à penser que cet ensemble de découvertes donnera à beaucoup le
goût de poursuivre. En effet, de ce travail, peuvent s’ouvrir bien des pistes. En
pensant à mes points de suspension, je me rappelle mon premier intérêt pour
le langage, et pour l’écrit. Tournant autour de mon véritable intérêt, j’avais
produit en maîtrise de psychologie, un mémoire sur l’argumentation dans
la langue dans les écrits des éducateurs. Il pourrait devenir l’argu­mentation
dans la langue chez les enfants en souffrance et pourquoi pas, en pensant
aux travaux de M. Fialip-Baratte, l’entrée dans le langage chez les enfants en
souffrance, ou à ceux de L. Szajda-Boulanger, l’argumentation chez les élèves
en souffrance d’écriture. Une poursuite est à penser autour de cette idée de
« culture » propre aux enfants en souffrance. Il y aurait lieu d’approfondir
cette manière particulière d’être élève quand on est enfant en souffrance.
Autrement dit, on n’échappe pas au désir de savoir comment ce qui a été
visible dans cette école, pourrait l’être également dans d’autres écoles ou
collèges en pédagogie Freinet ou dans d’autres contextes.
232 Anne-Marie Jovenet

Dans ce sens, il ne faut pas oublier que l’ensemble des chercheurs avait
émis des propositions pour la poursuite du travail et notamment sur ce qui
était nommée « la difficile question de la transférabilité » (Y. Reuter, dir.
2007, p. 251). On ne peut en effet rester indifférent devant le fait qu’une
méthode pédagogique efficace ne soit réservée qu’à un petit nombre d’élèves
fréquentant les classes Freinet. En même temps on peut se demander quel est
l’obstacle qui empêche qu’elle soit davantage enseignée et donc davantage
connue : est-ce par ce qu’elle a pris naissance dans un certain contexte politique
et est apparue comme une façon de défier l’institution ou est-ce parce qu’elle
ne repose pas sur un « traitement » ? Si tel est le cas, si la pédagogie pour tous
est dévalorisée au profit d’une méthode adaptée au traitement particulier de
chaque cas d’élève, on peut encore une fois se demander si ce qui habite ce
« désir » d’être utile visiblement à quelques élèves relève d’un désir pour eux
ou d’un désir pour soi ?
Et là bien sûr, on espère le moment où parler de psychanalyse cessera de
faire sourire, et où remise à sa place de théorie qui aide à poser des questions
intéressantes pour l’éducation et l’enseignement, elle pourra contribuer à
déjouer de tels amalgames. Pour cela il n’y a d’autre remède que la production
de nouveaux travaux.
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233
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cements » Magazine « Les dossiers de l’Histoire ».
Coronel E., de  Mezamat A. (2000), avec la participation de C.  Halmos,
La maltraitance, Diffusion la 5.
Ouvrage composé par
Yvon Bruant

Achevé d’imprimer - novembre 2013


Imprimerie de l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Dépôt légal - décembre 2013


1 464e volume édité par les
Presses Universitaires du Septentrion
Villeneuve d’Ascq - France

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