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Anne-Marie Jovenet
DOI : 10.4000/books.septentrion.16923
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d’édition : Villeneuve d'Ascq
Année d’édition : 2014
Date de mise en ligne : 6 octobre 2017
Collection : Éducation et didactiques
EAN électronique : 9782757418338
http://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782757406052
Nombre de pages : 240
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Référence électronique
JOVENET, Anne-Marie. Enfant en souffrance... élève difficile ? Dialogue entre psychanalyse et pédagogie
Freinet. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2014
(généré le 01 janvier 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/
16923>. ISBN : 9782757418338. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.16923.
Acquisition et transmission
Temps, espace etdes savoirs
société
composé de
Enfant en souffrance...
élève difficile ?
Partie 1 :
Enfant, élève en souffrance :
regard psychanalytique
Chapitre 1 :
Des enfants en souffrance rencontrés dans la littérature psychanalytique .............. 23
Chapitre 2 :
L’enfant en souffrance rencontré au hasard d’un changement d’école . .................. 45
Chapitre 3 :
La question de l’enfant, de l’élève et du lien enfant/élève en soi .............................. 67
Partie 2 :
Enfant en souffrance… élève difficile :
question pédagogique
Chapitre 4 :
Élève difficile ou élève en difficulté : pour qui ? . .......................................................... 91
Chapitre 5 :
La signification du lien enfant/élève dans la pédagogie Freinet . ........................... 117
Chapitre 6 :
L’effet bénéfique inattendu de la pédagogie Freinet
sur les enfants en souffrance . ......................................................................................... 135
7
8 Anne-Marie Jovenet
Partie 3 :
Rencontre entre psychanalyse
et pédagogie Freinet
Chapitre 7 :
Du lien entre le soi adulte/enseignant et le soi enfant/élève : les aléas d’un
cheminement collectif .................................................................................................... 157
Chapitre 8 :
Parcours croisés entre compétition et coopération. . ................................................ 181
Chapitre 9 :
Les fruits de la rencontre entre psychanalyse et pédagogie Freinet ....................... 203
Conclusion ........................................................................................................................ 229
Références bibliographiques . ........................................................................................ 233
Ce livre est dédié à ceux que j’ai croisés au cours de ma vie d’adulte
…en qui j’ai reconnu un jour quelque chose de moi-même, enfant en souffrance,
Brigitte (†), Jean-Jacques, Dominique, Ingrid, Sœur Huguette, Pauline, Joséphine, Alain.
Un très fort attachement est né de cette rencontre
et j’ai ressenti un grand désir de le leur dire,
Voilà qui est fait et pour cela je veux dire toute ma gratitude à Yves Reuter,
qui, en encourageant mes travaux et cet écrit, nous donne une place.
Mes remerciements vont à l’équipe de recherche en didactiques Théodile,
fondée par Yves Reuter, dirigée actuellement par Bertrand Daunay,
qui nous permet de « vraies activités de recherches » dans un climat d’amitié fidèle,
et en particulier,
et à Cora Cohen-Azria pour son soutien à l’université depuis que ce projet a germé
et pour tout ce que représente entre nous cet acte « d’écrire » quelque chose de soi.
La photo de couverture veut illustrer ces confusions dans nos vies et dans nos pensées à
travers lesquelles le ciel apparaît et parfois le soleil jaillit…
11
La rencontre des mal-aimés
Yves Reuter
13
14 Anne-Marie Jovenet
17
18 Anne-Marie Jovenet
1994, p. 180), mais aussi à se demander s’il en est de même quelle que soit
la pédagogie. La comparaison, pour apporter une réponse aux questions
qui nous intéressent, doit permettre de confronter des modes pédagogiques
différents proposés à des enfants en souffrance/élèves en difficultés vivant
dans les mêmes conditions. Ce n’est pas le cas de toutes les pédagogies
dites alternatives. L’instauration d’une école Freinet en milieu populaire
de banlieue très défavorisée, accompagnée d’une recherche universitaire de
grande envergure, nous fournit le lieu d’étude. Citons l’ouvrage rassemblant
les recherches dirigées par Yves Reuter (2007) et le rapport à l’Unesco,
réalisé par R.-F. Gauthier avec les contributions de Jean-Robert Ghier, Yves
Reuter, Danièle et Marcel Thorel (2008). À son tour la pédagogie interroge la
psychanalyse : peut-on mettre en évidence des re-constructions d’enfants en
souffrance grâce au cadre pédagogique dans lequel ils vivent ? À l’implicite,
au flou, à l’amalgame spontané, la recherche scientifique apporte une
réponse qui s’appuie sur la rigueur par la conceptualisation d’une méthode
au sein d’un ancrage théorique, la mise en place d’analyse de comparaisons
clairement identifiées. C’est ce que veut apporter cet ouvrage.
Apparemment les enseignants de cette école en pédagogie Freinet
sont insensibles à cet amalgame fait entre enfant en souffrance et élève en
difficulté. C’est le milieu pédagogique tel qu’ils le construisent qui agit sur
chaque individu et c’est dans le groupe-classe, où l’enseignant a un rôle parmi
les autres acteurs que sont les élèves, que se joue la possibilité pour l’enfant
d’être élève en même temps qu’il est enfant… Apparemment seulement…
puisque l’idée de situations scolaires qui détruisent l’enfant… déchaînent
passions et… escalade verbale dans un groupe de parole fait d’enseignants
apprenant à leurs élèves à chuchoter, à demander la parole et à se taire quand
le sablier est plein !
La psychanalyse va leur permettre de découvrir un lien – qui n’est plus
un amalgame – entre enfant en souffrance et enseignant en souffrance :
l’enseignant clame son refus d’une situation de souffrance pour l’élève…
s’autorise-t-il à dire sa souffrance ? C’est le but d’un dispositif d’analyse
des pratiques mis en place avec l’accord volontaire des enseignants de
l’école. La méthodologie, l’objectif, les aléas d’une séance à l’autre seront
présentés et analysés en rapport avec ces deux questions : l’apprentissage du
soi adulte/enseignant est-il un gage pour comprendre le soi enfant/élève ?
L’apprentissage du « dire sa souffrance en tant qu’adulte » est-il un gage du
« prendre en compte l’enfant en souffrance » ?
20 Anne-Marie Jovenet
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Chapitre 1 :
Des enfants en souffrance rencontrés
dans la littérature psychanalytique
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renoncent pas à tout espoir » et font tout ce qui est en leur pouvoir pour
« déceler une signification qui devrait s’y trouver » et ceux qui cherchent le
bon moment « comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va
faire ».
Winnicott parle alors de pathologie qui s’installe : « une faculté de
prévoir qui est précaire et qui force le bébé jusqu’à la limite de sa capacité à
tenir compte des événements. ». On voit se profiler chez un enfant l’angoisse
de l’inconnu, l’angoisse de l’avenir : qu’en est-il de notre sentiment d’exister
quand on est incapable de prévoir ? On pourrait dire que déjà l’enfant, encore
bébé, apprend qu’il doit régler son existence en fonction de ce qui l’entoure.
C’est ainsi que Winnicott voit chez cet enfant des comportements se
développer. Il parle d’imitation, de soumission, de faux-self. L’enfant ne vit
plus pour lui-même, il vit en fonction du désir des autres sur lui et de la crainte
de perdre cet intérêt s’il faillit à leur désir, et son « vrai self » disparaît.
La dépendance s’installe. Le père est-il inexistant dans ce processus ? En
le nommant « l’enfant à la ficelle » Winnicott rapporte le cas clinique d’un
garçon qui attache les objets entre eux… pour conjurer les séparations (1971,
tr. fr. 1975, p. 27-30). Dans le récit de vie familiale on apprend les séparations
répétées d’avec sa mère : une première séparation à la naissance de sa sœur, il a
trois ans et trois mois, puis huit mois plus tard, la mère devant être hospitalisée,
et une nouvelle fois quand il a quatre ans et neuf mois. Winnicott rapporte
qu’à ce moment l’entourage le dit de caractère très changeant. Il peut terrifier
son entourage et dire par exemple qu’il va couper sa sœur en morceaux. Dans
le jeu du squiggle, technique d’échange inventée par Winnicott, il dessine
un lasso, un fouet, un manche de fouet, la ficelle d’un yo-yo… et les parents
révèlent qu’il a « récemment attaché une ficelle autour du cou de sa sœur
(celle dont la naissance avait été cause de la première séparation) ». Puis,
il passe à l’acte. C’est le père qui va agir dans cet événement qu’il rapporte
à Winnicott : « Un jour en rentrant chez lui, il avait trouvé son fils pendu
par les pieds à une corde. Il était tout flasque et jouait admirablement le
mort ». Il sent qu’il ne faut pas prêter attention et au bout d’une demi-heure
le garçon cessa son jeu. Winnicott parle de la mise à l’épreuve de l’absence
d’angoisse du père, alors que la mère affolée quand il rejoue la scène quelques
jours plus tard, se précipite pour le détacher. Ce récit montre à quel point des
séparations que les parents ne pouvaient éviter, qui n’ont probablement pas
été parlées, risquent d’ancrer cette dépendance à l’autre qui va suivre l’enfant
toute sa vie. En effet, dans une note ajoutée dix ans plus tard, Winnicott
fait état de l’évolution de ce garçon vers la toxicomanie à l’adolescence, et se
demande si à ce moment-là la compréhension du cas, prendrait suffisamment
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Ouvray, 1998, p. 65) Elle constate que très jeune, l’enfant peut éprouver
la sensation d’être « possédé » par sa mère ou « envahi » par son père,
et souligne les justifications avancées par le pédophile ou par les parents
violents. Le premier dira : « il a cherché, il aime sinon il aurait dit non, il est
vicieux. C’est un pervers de nature, il aime ça alors… », les seconds : « il aime
les coups, puisqu’il les cherche et qu’il s’arrête après ! », « Il l’a bien cherché,
c’est un petit vicieux. Il a eu ce qu’il voulait ! », « elle l’a cherché sa trempe,
elle la voulait ! » (p. 66).
Propos entendus par l’enfant, qui l’enferment dans sa solitude et sa
culpabilité. Il convient de nous arrêter sur ce que construisent de tels propos
chez un enfant au moment où s’impriment en lui ces sensations.. Il éprouve
le sentiment d’être coupable (« il l’a cherché »), l’impossibilité de raconter à
qui que ce soit ce qu’il a entendu, (ce serait révéler la honte qu’il a ressentie),
mais aussi la méfiance vis-à-vis de toute parole d’adulte qui s’adresse à lui et
lui parle de lui. Avec le silence qui suit, s’inscrivent des mots, des phrases,
des intonations, des regards, dans cette « mémoire inconsciente », celle qui
a refoulé la situation exacte, mais en a gardé les traces. Or le contact avec les
autres passe par les mots, les phrases, les intonations, les regards… dans la
vie courante comme à l’école. Le travail scolaire est fait de mots, de phrases,
d’intonations, de regards. Cet enfant-là devenu élève, transportera ce qui est
en lui, à travers son silence, sa manière de penser, d’écouter, de se demander :
qu’est-ce qui est sous-entendu dans ce qu’on me dit…
Il transporte aussi toute sa vie le sentiment de mériter ce qui lui arrive, d’en
être responsable, et de devoir subir sans se plaindre, en même temps que d’être
confronté à un adulte qui a tout pouvoir sur lui. En germe l’impossibilité
de dénoncer, ce que le pervers cherche à installer, même s’il n’en a pas lui-
même conscience. Pour l’avenir de cet enfant, ce sentiment qui s’inscrit dans
le psychisme inconscient, me semble éclairé par ce que décrit Freud quand
il réfléchit aux causes d’échec du traitement psychanalytique, qu’il nomme
résistances, et réunit sous les termes « besoin d’être malade » ou « besoin
de souffrir ». Il décrit ainsi ce besoin : « si le patient doit ne pas guérir et
continuer à être malade, c’est parce qu’il ne mérite pas mieux » (Freud, tr. fr.
1949, p. 49). Il explique alors que paradoxalement certains névrosés atteints
de troubles graves peuvent aller mieux sous l’effet de malheurs réels, ce qu’il
explique ainsi : « c’est qu’en réalité une seule chose importe : être malheureux
– et cela de n’importe quelle façon. La muette résignation avec laquelle de
pareils sujets supportent un destin parfois cruel est très surprenante, mais
aussi très révélatrice » (Freud, tr. fr. 1949, p. 49). Cette analyse du besoin
de souffrir, nous semble tout à fait éclairer ce que subissent ces enfants sous
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l’effet de ces paroles. Ils savent bien que les auteurs des faits – très souvent
parents ou proches – sont coupables, mais comme le dit F. Dolto (1984,
p. 187), ils trouvent de quoi les excuser, et cela d’autant plus facilement qu’ils
vont retourner sur eux-mêmes la punition et c’est là, la deuxième forme de
résistance mise en évidence par Freud : « la pulsion d’autoconservation a
subi un véritable retournement. Ils semblent n’avoir d’autre dessein que de se
nuire à eux-mêmes et de se détruire » (Freud, tr. fr. 1949, p. 49).
De la même façon, Robert-Ouvray rapporte que Mathilde, terrorisée par
son beau-père alcoolique ne sait mettre que des mots d’humour grinçant sur
sa souffrance d’enfant : « Au moins, maintenant j’ai un radar à la place des
yeux » (p. 62). Là encore il nous faut battre en brèche l’idée que cette forme
d’humour traduirait une façon de prendre le dessus. Robert-Ouvray en
décrivant comment l’enfant baigne dans une atmosphère de peur incessante,
de terreur, nous permet de comprendre l’angoisse d’un enfant. Si Mathilde
a un radar à la place des yeux, c’est pour détecter ce qui va lui arriver, tenter
d’être réactive au moment opportun. Si elle se laisse surprendre, l’attaque
peut se retourner contre elle. Cette crainte continue à l’habiter dans la
rencontre des autres, dans les événements imprévus, dans les lieux inconnus…
Mais si cette remarque est faite à haute voix et que l’adulte environnant
– en famille, à l’école ou ailleurs – s’en amuse, soit parce qu’il ne veut pas
s’immiscer dans ce que raconte l’enfant, soit par crainte d’en savoir trop, alors
l’enfant apprend qu’il sera très difficile de se faire comprendre, et qu’il vaut
mieux « déguiser » sa pensée parce qu’ainsi il aura le sentiment de maîtriser
lui-même l’incompréhension des autres. Cela aussi a des conséquences dans
les activités scolaires : l’élève peut rester suffisamment elliptique dans ses
propos, ce qui évidemment le desservira, ou introduire ce qui lui tient à cœur
par des digressions, des textes poétiques ou humoristiques…
Parlant des pleurs qui sont naturels pour les enfants et les adultes comme
moyens d’expression et de communication, Robert-Ouvray invite à une
réflexion qu’il nous faudra retenir dans la suite de nos préoccupations. « Les
humains qui ne savent plus pleurer ne sont pas plus matures que les autres
mais plus inhibés, protégés ou durcis. Ils ont perdu une capacité naturelle
d’expression des émotions et au niveau psychomoteur, ils vivent une forme de
mutilation d’eux-mêmes » (p. 67). L’enfant qui paraît très mûr pour son âge,
très raisonnable par rapport au manque qu’il supporte, très compréhensif
vis-à-vis des adultes qui se comportent bizarrement à son égard, est un enfant
en souffrance.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 31
il a été adopté. Il a besoin de cette voix qui lui donne un nom, le nom de son
père et de sa mère, qui lui révèle sa filiation même si les conditions de cette
filiation ont été dramatiques. Les parents sont responsables de cette parole
vraie à l’enfant. Dolto y inclut aussi l’école. « Certains enfants disent en
classe : « mais moi j’ai trois papas. — C’est vrai peut répondre la maîtresse
[...] mais chacun de nous n’a qu’un seul père et qu’une seule mère de naissance.
[...] Certains parents s’aiment longtemps ou toute la vie, d’autres se séparent
et divorcent, mais cela ne change pas leur parenté à leur enfant. Voilà ce que
devrait être l’enseignement de l’école, si elle a visée d’éducation » (Dolto,
1984, p. 182). On sait avec quelle force Dolto répond à ceux qui lui font
remarquer qu’un enfant de cet âge ne comprend pas et répètera ce qu’on lui
a dit, que c’est exactement l’inverse qui se produit. Quand l’enfant n’a pas
de réponses à ces questions fondamentales, il ira les poser ailleurs. L’enfant
cherche et cherchera la vérité.
Cela peut paraître difficile aux parents qui ont l’impression de devoir
révéler leur propre vie, leurs souffrances, les rejets ou les violences dont eux-
mêmes ont pu être l’objet, ce qui les amène à penser que l’enfant n’a pas à
savoir cela. Que dire à un enfant né ou vivant dans une situation dramatique :
« il y a beaucoup à faire, en mettant des mots justes sur une situation de
fait, et en aidant l’enfant à dire ce qu’il croit coupable d’entendre, à dire ce
qu’il croit coupable de penser » (Dolto, 1984, p. 186). La réponse de Dolto
peut étonner, elle est toujours la même : lui dire la vérité en soutenant son
narcissisme, s’adresser à lui comme à quelqu’un qui lutte pour vivre. Ce
sont les mêmes mots qu’elle répète au long des thérapies : tu as été fort, tu
as survécu, maintenant tu n’es plus seul puisque je t’en parle et tu trouveras
encore la force en toi.
sans y parvenir… Elle semble bien supporter des événements très douloureux
comme un deuil et pourtant vivre sans arrêt dans l’angoisse. C’est cette
angoisse qui l’amène à consulter. Et Florence se rappelle « ce jour où son
père l’a emmenée en voiture sans lui fournir la moindre explication et l’a
déposée chez une vague cousine, promettant de venir la rechercher bientôt.
Dans son souvenir Florence pense avoir alors compris qu’il ne s’absentait
qu’une heure ou deux. Il n’était revenu qu’un mois plus tard » (Braconnier,
1995, p. 33). Son frère avait été hospitalisé. Et Florence dépérit, refusant de se
nourrir, plongée dans une souffrance indicible. Tout s’était bien terminé, son
frère rentré à la maison guéri. Mais cette angoisse née de la séparation et du
sentiment d’abandon ne l’avait pas quittée. Il manquait seulement quelques
paroles … pour vivre cet événement autrement.
Claude Nachin s’appuie sur M. Klein, et sur Bowlby pour montrer que
la capacité de réagir favorablement à une séparation se développe lentement
au cours de l’enfance et de l’adolescence. Dans cette éducation de l’enfant,
le parent doit lui-même « faire la paix avec son enfance », ne pas chercher
à se réparer lui-même à travers son enfant : « L’éducation consiste à amener
l’enfant à se décramponner de sa mère et de sa famille pour s’insérer dans
la société, mais aussi à empêcher les mères de s’agripper à eux, d’abuser du
maternement pour satisfaire l’enfant frustré de cramponnement qui survit
dans leur inconscient » (Nachin, 1999, p. 46). Mais, à la suite de Tisseron,
il va plus loin en remontant dans le « transgénérationnel ». Il reprend les
termes d’Anny Dupérey : « Ta mère porte en elle une petite fille qui n’a
pas grandi » (A. Dupérey, cité par C. Nachin, 1999, p. 76) », pour exposer
cette théorie du Trauma secret gisant dans la partie clivée de l’individu : « le
chagrin cadenassé ne s’assèche pas de lui-même, il grandit, s’envenime, il se
nourrit de silence, en silence il empoisonne sans qu’on le sache ». Le clivage
d’abord fonctionnel au moment d’un deuil, devient définitif. Le psychisme
est coupé en deux. L’individu n’a plus accès qu’à une partie de lui-même, il
s’appauvrit, se détruit peu à peu. C’est ainsi que la psychanalyse nous apprend
qu’on souffre de choses qui viennent de soi-même.
sa présence, comme nous scrutons le ciel pour voir le temps qu’il va faire, est
très proche de celui-là…
Dolto a constaté que pendant les séances il regarde partout, ses yeux sont
inquiets, et dès qu’il bouge il se remet à regarder partout, mais elle convient
avec beaucoup d’humilité, qu’elle n’a compris, que lorsque Gilles s’adresse à
elle, pendant la séance qui devait être la dernière, pour lui dire « maintenant
je peux dire où est le danger ». Suit le récit d’un accident de voiture lors
de l’évacuation en 1940, d’un apprentissage de la natation qui a failli se
transformer en noyade, et enfin l’histoire d’une cabine téléphonique où
il a entendu et senti, sa mère angoissée d’apprendre que son frère partait
rejoindre de Gaulle à Londres. Les parents sont très surpris de l’exactitude
des événements rapportés par l’enfant. On apprend également que les
allemands habitant la maison, la mère redoutait que son fils ayant entendu
la conversation ne la répétât à haute voix ! Il fallait se taire, à propos de
l’Angleterre et Gilles explique à l’aide de ses dessins, lors de cette séance qui
devait être la dernière avec Dolto, que les angles des murs ou des meubles
lancent des flèches et que, s’il se trouve sur leur passage il sera transpercé…
Il y a une raison au fait que cet enfant bouge tout le temps avec un regard
inquiet : des sensations ont imprégné son corps mais il fallait se taire. Voilà
un comportement repérable en classe, mais qui ne s’éclaire qu’en sachant le
relier à la trace de sensations fortes habitant toujours le corps de l’enfant.
Marc lui est dans une toute autre situation (Dolto, 1984, p. 331). C’est un
enfant d’enseignants qui se fait renvoyer de tous les établissements, jusqu’à
se retrouver interne « en province ». Il a un comportement caractériel chez
lui, particulièrement provocateur vis-à-vis de son père et à l’école, vis-à-vis
des professeurs et des surveillants, perd ses carnets jusqu’au moment où étant
interne on découvre qu’il modifie ses notes sur ce carnet ! Il est pourtant un
excellent élève, mais son frère aîné, plus brillant que lui encore, est décédé
il y a trois ans. Dolto rapporte « les paroles de prétendue consolation »
adressées à ses parents : « cet enfant était de ceux qui ne doivent pas vivre »,
« ce sont toujours ceux qui sont bien qui partent » Marc avait entendu, et
ruminé des mots qui prophétisaient sa mort s’il continuait à bien travailler !
Pathologie de l’image inconsciente du corps dans la phase de latence : c’est
ainsi que Dolto résume l’idée que Marc pourrait retomber dans l’œdipe s’il
acceptait de consoler sa mère. Elle déprimait – ce qu’on peut comprendre –
voulait la paix, et… voulait que Marc lui fasse oublier la disparition de son fils
aîné. La seule solution était pour lui de se mettre de mauvaises notes à la place
des bonnes, pour « qu’on ne sache pas »… qu’il était bon élève et pour rester
lui-même ! Symptôme que le proviseur n’aurait jamais imaginé, pas plus que
son père… Élève en souffrance, parce que l’événement faisait de lui un enfant
Enfant en souffrance... élève difficile ? 37
S. Tisseron et C. Nachin ont étudié ces situations de Secret, celles qui
sont sources de malaise. Quand le clivage du moi s’installe de façon durable,
il contraint la personne à se détourner de tout ce qui pourrait lui rappeler
l’expérience douloureuse. Tant que son clivage tient, le sujet peut paraître
en bonne santé, mais il est appauvri et se sent tel. C’est ce que donne à voir
la petite Gisèle dont parle Robert-Ouvray, d’autant qu’elle fait bien partie
de cette catégorie d’enfants sur qui pèse déjà le clivage de sa mère… Il n’est
donc pas certain que sa réussite scolaire en CE1 soit durable. Nachin montre
qu’en déployant tout un travail pour tenter de comprendre et de soigner son
parent, l’enfant peut à son tour développer des symptômes bizarres. (1999,
p. 60). Tisseron montre alors que l’enfant de parents porteurs de Secret, peut
développer plusieurs formes de honte. « Le désir de savoir, lié à ses pulsions
épistémophiliques, est frappé de honte. Cet idéal du moi perturbé, peut
par extension, frapper de honte tout désir de savoir et entraver largement
les possibilités d’apprentissage » (1992, p. 94). L’enfant tente de guérir son
1.– Freud exprime ici l’idée que ce que nous pourrions nommer le désir de savoir, est en fait
une pulsion, qui prend sa source dans l’inconscient et subit ainsi le destin des pulsions. La
sublimation étant le destin le plus « noble » qui ouvre sur la connaissance, les deux autres
étant l’inhibition et la contrainte névrotique. Dolto traduira cette quête par le besoin que
l’enfant a d’une réponse à sa question : de quel désir suis-je né ?
2.– Nachin écrit ainsi Secret pour distinguer cette atteinte du psychisme provoquant le
clivage, du secret, comme étape de l’autonomie psychologique, qui permet à l’enfant de
comprendre qu’un autre ne peut pénétrer ses pensées.
40 Anne-Marie Jovenet
parent pour recevoir de lui en retour. Mais il échoue dans cette démarche et
incorpore ainsi la honte en lui : « l’enfant qui a ainsi mis en lui un parent
honteux risque bien de traîner cette honte d’un autre tout au long de sa vie
[...] ce déplacement peut en particulier contribuer à la constitution d’une
phobie » (Tisseron p. 95). Comment cette honte qui imbibe l’élève va-t-elle
se traduire dans le champ scolaire ? Nous en verrons quelques exemples dans
le chapitre suivant.
Pour tenter de comprendre l’autre leçon des cas cliniques, celle dont Dolto
expliquait qu’elle était difficile à comprendre parce qu’elle sort de notre
logique d’adultes et réveille en nous des pulsions refoulées… je ferai référence
à un ouvrage resté emblématique dans le champ de la carence affective et de
l’éducation spécialisée : « J’ai mal à ma mère » de M. Lemay, paru en 1979
et toujours réédité depuis. Quatre chapitres présentent les différents aspects
de cette carence : le langage affectif, le langage somatique, le langage cognitif
et l’évolution du syndrome carentiel ; les deux derniers chapitres L’approche
psychothérapique et Prévention – Organisation sociale, étant plus spécialement
consacrés à la prise en charge.
Puisque la question scolaire appartient à notre question de fond ici,
intéressons-nous à ce langage cognitif. Les désordres cognitifs y sont
présentés au début comme « s’exprimant différemment selon l’âge, la gravité
des privations et sans doute, la fragilité d’un sujet donné » (p. 157), ce qui
sous-tend un lien de causalité identifiable. En reliant difficultés motrices,
relationnelles et strictement intellectuelles, il est fait état des privations de
stimulations, de la crainte de l’abandon, de l’intolérance aux frustrations
et nous lisons : « le jeune carencé représente pour l’instituteur un défi
pédagogique majeur. Les mauvais résultats scolaires qu’il obtient accentuent
les découragements éprouvés par les milieux nourriciers. Le statut ‘d’élève
impossible’ fixe un peu plus le sujet dans une identité négative » (p. 163).
Cet « élève impossible » est ensuite décrit selon des caractéristiques plus
précises. L’enfant n’éprouve pas le désir de parler. Le contenu de son discours
est donc habituellement pauvre, le sujet cherchant à compenser ses limites
dans l’expression par une agitation motrice. Lemay ajoute : « pour faire
image, je dirai qu’il tend à converser avec le corps » (p. 164). Son discours est
réduit, il utilise des « mots-pivots ». Il fait preuve de manque de continuité
dans les évocations mentales. Il commence et s’arrête, et s’oriente sur autre
chose. « Il a du mal à prendre de la distance vis-à-vis du récit qu’il élabore »
(p. 165) et a donc du mal à produire un discours logique. Il a aussi du mal à
faire attention à l’interlocuteur et là plusieurs causes mettent en avant son peu
d’intérêt pour autrui. Il aurait aussi des difficultés à coordonner et à utiliser
à bon escient les différents plans de communication. Son activité cognitive
serait marquée par une difficulté à situer les actions dans le passé, le présent
et le futur. M. Lemay détaille ce qu’il nomme désorientation temporelle et
désorientation spatiale et titre alors le dernier paragraphe : « conséquences
de ces difficultés sur le plan scolaire » (p. 180).
En précisant que tous ne souffrent pas des mêmes manques, il se demande
pourquoi certains échappent à cette dysharmonie intellectuelle. Il avance
Enfant en souffrance... élève difficile ? 43
Comparer cet écrit aux cas cliniques présentés ici fait ressortir la
différence : dans les récits des psychanalystes, c’est l’origine du symptôme
qui a fait l’objet d’un traitement, ce n’est pas le symptôme qui a été attaqué
de front. Et cela change tout, pour la compréhension comme pour le remède.
Chapitre 2 :
L’enfant en souffrance rencontré
au hasard d’un changement d’école
45
46 Anne-Marie Jovenet
3.– Ces deux mots sont ici soulignés en ce qu’ils indiquent le fait de subir un changement
imposé.
4.– Pour faciliter la lecture nous présenterons en italique, les propos recueillis en entretien.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 47
Tout le monde semble s’accorder pour dire que « ce n’est plus du tout
pareil ». Si l’aide-éducatrice remarque que « pour la qualité du travail c’est
beaucoup mieux », l’infirmière semble émettre une petite réserve en parlant
« d’atmosphère un peu froide, voire un peu glacée ». Même à l’approche des
vacances d’été, on trouve encore la même ambiance dans l’école. « Les enfants
n’étaient pas expansifs ». À la question de savoir s’ils lui paraissent bridés, elle
répond « je ne sais pas mais il y avait un côté un peu triste ». Puis elle se laisse
très vite aller à dire qu’elle-même se sent bridée : « dans les autres écoles…
je fais de l’éducation à la santé, sur la sexualité, l’alimentation, le sommeil,
l’hygiène, plein de choses, à l’école HB5 ils ne veulent pas ». On y entend à mots
couverts, un aveu d’être en quelque sorte à l’écart, qui sera dit plus clairement
par la psychologue scolaire, quand elle ose pointer une forme d’entêtement
de cette équipe sur les bienfaits de leur pédagogie à l’exclusion de toute autre
pratique, ce qu’elle soupçonne d’être nocif pour certains enfants.
Ainsi se fait jour ce sentiment de ne plus se retrouver soi-même, de vivre
dans une ambiance meilleure dont on se sent un peu exclu. On pourrait parler
d’une situation de travail qui met les adultes, en souffrance. C’est là que
me viennent successivement deux idées : la question de savoir comment le
changement – apparemment difficile à vivre par les adultes – sera vécu par les
élèves et l’idée que « l’ambiance ressentie » a à voir avec l’image inconsciente
du corps. Au départ je me demande : est-il difficile d’être élève quand on est
soumis à un changement ? En effet, pendant les premières années, ont été
acceptés dans l’école, des enfants dont le domicile est parfois assez éloigné
géographiquement puisqu’il n’y a pas de carte scolaire dans cette banlieue.
Leurs parents les inscrivent en raison de la pédagogie nouvelle, soit qu’ils la
voient comme réparatrice de grandes difficultés scolaires, soit comme gage
de liberté créatrice pour des élèves particulièrement doués. Voilà le début
d’un protocole de recueil de données qui va s’étaler sur plusieurs années et
mobiliser un certain nombre d’étudiants6 afin de comprendre comment un
enfant qui change d’école, peut se révéler être un enfant en souffrance.
évidemment pas ici de faire décrire aux élèves « leur école d’avant » et « leur
école de maintenant », mais de chercher à comprendre comment ils vivent
ce changement, ce qui se passe en eux qu’ils ne savent pas bien, ce qui se
passe dans leur inconscient… qui peut surgir grâce à une écoute clinique. Et
l’écoute clinique est une méthode qui s’apprend, d’abord en écoutant ce qui
se passe en soi. Ce que j’ai raconté plus haut, n’est pas une anecdote pour faire
plus vrai, c’est une stricte règle inscrite dans la rigueur méthodologique et
épistémologique : celle qui fonde la psychanalyse à la fois comme traitement
et comme science. Freud découvrant l’utilité du transfert dans la cure, après
l’avoir vu comme un inconvénient à supporter, enjoint les psychanalystes de
travailler leur contre-transfert, c'est-à-dire leur réaction à ce transfert, par leur
propre analyse et la poursuite de celle-ci en auto-analyse.
Cette écoute clinique à propos des changements, va démarrer par une
consigne, le « seul moment de structuration formelle » (Blanchard-Laville
et Nadot, 2000, p. 60) de l’entretien, formulée ici : « je sais que tu n’as pas
toujours été dans cette école, peux-tu me raconter comment ça s’est passé pour
toi, ce changement ? » Puis on « relance » avec quelques questions posées
au moment opportun qui suscitent l’expression de cette image du corps :
dans quel endroit tu te sens bien, tu te sens mal, tu as envie que ça finisse
vite, comment tu te sens quand tu arrives à l’école, quand c’est la fin des
vacances, à qui tu aurais envie de raconter ça… La méthode s’inspire parfois
de la thérapie, notamment de Winnicott répondant à Sarah : « c’est triste,
non ? » pour l’inviter à oser dire… ou lui montrer qu’il n’était pas insensible,
que ce qui est dit, est entendu, (Winnicott, tr. fr. 1975, p. 167). Les « ah
oui… » et « ah bon… », prononcés sur un ton suspensif, encouragent ainsi à
continuer. Il ne faut pas non plus oublier que cette « clinique est avant tout
attention à la réalité psychique de sujets aux prises avec des difficultés tant
dans le rapport à eux-mêmes que dans leur ajustement à leur milieu de vie »
comme le rappelle Morvan (cité par Blanchard-Laville, 1999, p. 19).
Je ferai une petite parenthèse ici pour dire que, depuis l’année scolaire
2004-2005, des étudiants de licence en Sciences de l’Éducation choisissent
d’apprendre à pratiquer cette méthode parmi les cours de méthodologie
proposés. D’année en année, mon inquiétude augmente en début d’année,
tant cette méthode d’écoute me paraît éloignée de leurs modes de faire
habituels ou de ce qu’ils considèrent comme indispensable – à savoir, poser
des questions – pour recueillir des données. Il faut aller à contre-courant…
Et d’année en année j’assiste à une progression plus radicale et plus rapide.
À partir des changements d’école, ils apprennent à entendre d’autres
changements, d’autres bouleversements, d’autres souffrances vécus par les
Enfant en souffrance... élève difficile ? 51
nous contentons de chercher qui sont ces élèves, qui se disent contents d’être
dans cette école au moment des entretiens, en nous appuyant sur une première
analyse qui les classe en trois catégories selon leur rapport aux contraintes
externes qui semblent peser sur eux ( Jovenet, 2005, p. 105). Dans la suite
du chapitre, nous élargirons ce regard à des élèves qui n’entrent pas dans
cette pédagogie, que nous choisirons plus jeunes ou plus âgés, ou parce qu’ils
changent aussi d’école par choix des parents, afin d’obtenir une population
plus large qui nous permette de questionner l’insertion dans une nouvelle vie
d’élève où se donnent à voir les traces de l’image du corps comme poids du
refoulé dans la vie d’enfant.
Dans la première catégorie, nous mettons trois élèves pour qui l’arrivée
dans cette école semble être un choix des parents pour une pédagogie créative
et libératrice des talents. Trois bonnes élèves qui semblent aimer l’école, où
qu’elles soient. Pour autant quelques relents du passé reviennent à la surface
en parlant. Odile se perd dans sa description de l’espace. Son discours presque
parfait laisse entrevoir un oubli « la salle, je sais plus le nom mais c’est entre la
classe des CP et entre… euh en fait le premier pallier » et l’on apprend qu’elle
a sauté une classe là où elle était, parce qu’elle était très en avance… elle a fait
son CP en maternelle. Un certain malaise vécu mais non-dit, l’a fait oublier
où est cette classe… Pour Inès, ce sont les surnoms qu’on lui donnait quand
elle était petite, en même temps que ce qu’ils disent de son besoin de bouger…
qui remontent : « c’était gazelle agitée, layoulala ou l’agitée… avant c’était
deux tables carrément qui étaient collées… en plus ta chaise elle était collée et je
trouve que c’est un peu énervant par ce que je me balance souvent comme ça [...]
je bouge quand même assez mais c’est surtout les jambes et les bras c’est pour ça
que souvent mes stylos y tombent… » Quand je lui demande si c’est embêtant,
si elle se fait crier, elle répond que non, elle ramasse, ou bien d’autres lui
ramassent et elle leur dit merci.
arrivée je voyais tous les gens et puis je me disais “c’est normal où je suis, j’ai
changé d’école, ça se voit” par ce que moi avant mon école elle était plus grande
que ça en fait, là il y a le terrain comme ça mais mon école elle était largement
plus grande et puis nous elle était plus loin… ».
On sent bien l’insistance sur « mon école » et sur le « nous ». Dans cette
nouvelle école ce qu’elle aime bien c’est « faire des théâtres avec ses copines
pendant les récréations ». À la question de savoir à quoi elle pense quand elle
arrive le matin, elle répond qu’elle arrive bien avant les autres parce que sa
mère la dépose avant d’aller travailler, il fait noir, elle allume la lumière et
sonne… Elle ajoute qu’elle n’est pas seule, il y a une autre élève de sa classe
que son père amène aussi de bonne heure parce qu’elle habite loin, puis Clélia
se tait. Quand je lui demande « et le reste dans la journée ta classe tu l’aimes
bien ? » Elle répond « ouais, surtout parce qu’on a des chenilles » et poursuit,
à travers ce qu’on peut bien appeler une association libre : « dans la classe
on a des chenilles, on avait des, je sais plus vraiment comment ils s’appellent,
c’était des pap- des chenilles, elles étaient toutes petites comme ça, après elles ont
commencé à grossir et après elles ont formé un papillon tout petit, il était au
moins comme ça et puis après on a eu un atlas et il est trois fois plus gros… on va
avoir un big papillon, il est encore dans son cocon il sort pas, il a pas envie, il est
bien dans son cocon » Reconnaissant que quelqu’un d’autre se cache derrière
ce papillon dans son cocon j’ose déplacer la scène : « c’est quoi ton cocon à toi ?
C’est mon lit [...] — le samedi tu n’as pas école ? — Ben si le matin mais après je
peux me rendormir… et là au soir je vais chez mon père et puis je vais dormir, on
joue à la play-station ». Le lit, comme un cocon permet à une image du corps
partagée entre deux lieux d’habitation, confrontée à une nouvelle école, de se
refaire, de retrouver son image de base.
Une image qui semble s’épanouir dans une école où on peut jouer librement
à cache-cache, où le maître a une nouvelle machine avec un projecteur qui a
permis de regarder le diaporama des correspondants. Mais la situation des
correspondants la ramène à la sienne : « ils envoient des CD, ils montrent
la ville et la classe, ça fait bizarre parce qu’avant j’habitais là dans les tours »
Le changement d’école cache un autre changement… et le refoulé s’invite.
Elle continue une comparaison… marquée par deux lignes parallèles : « puis
maintenant j’ai déménagé [...] et puis en plus quand j’habitais là-bas j’y allais
à pied alors il faisait clair [...] une fois il y a une dame qui est passée, elle m’a dit
“mais qu’est-ce que tu fais dehors ?”» On sent l’angoisse qui monte… qui va
se traduire par ce qui ressemble à une sorte de rêve, à la manière de ceux que
Sarah racontait à Winnicott : « — la pièce que tu aimes moins bien c’est quoi ?
— c’est la, ben la salle d’arts plastiques — ah bon ! — parce qu’elle est trop
Enfant en souffrance... élève difficile ? 55
petite (...) parce qu’il y a les grands bidules et puis ça prend beaucoup de place
puis après les tables des fois, elles se mettent là par terre et puis tout moi j’aime
pas trop [...] on est tout petit en fait on est au moins cinq dans une petite salle
et tout c’est embêtant parce qu’il y a pas beaucoup de place — apparemment
tu aimes bien bouger ? — je fais que ça quand je dors je fais que ça — ah bon !
— ouais des fois quand je me lève de mon lit, le matelas il est retourné, la couette
elle est retournée et puis je tombe par terre tellement que je gigote ».
Le corps garde la trace des peurs : peur d’être seule, peur du noir, peur
d’être à l’école avant les autres, peur des pièces qui semblent trop petites pour
contenir tout le monde, peur des objets qui peuvent tomber, écraser… Mais
Clelia sait qu’elle peut se retrouver elle-même dans ce cocon. Son désir lutte.
Dans la troisième catégorie l’élève se révèle être réellement prisonnier de
contraintes qui pèsent sur lui. Rosine est une petite fille en souffrance qui dit
d’abord que tout va bien, mais veut s’arrêter de parler très vite, en concluant :
« et puis c’est tout ». Dès les premières phrases on sent une fébrilité d’un
discours mal construit où les mots trébuchent et sont accompagnés de ces
marques qui cachent l’inquiétude de trop en dire. Presque toutes ses phrases
sont ponctuées de « parce que » même quand la syntaxe ne le commande
pas, comme si tout était habituellement à justifier. « J’étais contente d’être
ici parce que j’aimais l’école Freinet parce que j’aime bien [...] et ma mère elle
m’a inscrite parce que j’ai des problèmes et tout alors moi je trouve que c’est
bien et que quand on travaille bien on est autonome… j’aime bien et tout j’aime
bien à l’école et ben c’est tout » À la question de savoir quelle pièce elle aime
le mieux, elle choisit la bibliothèque en ajoutant qu’elle adore lire qu’elle a
plein de livres et que sa mère lui achète. Quand je lui dis « donc chez toi tu as
plein de livres aussi ? » elle répond : « c’est la bibliothèque que j’aime bien »
Et quand il est question d’un endroit qu’elle aimerait le moins, s’engage un
discours de plus en plus confus sur une salle proche du groupe scolaire, dans
laquelle elle n’a pas le droit d’aller en raison de sa santé : « ma mère elle
veut pas que j’y vais parce qu’il y a des gens qui fument et tout, et ma mère elle
veut pas parce que là je suis déjà malade alors j’ai mes deux reins ils vont pas
alors si ça vient la fumée alors xxx7 va être plus malade et ben moi voilà, et j’y
vais à l’orthophoniste ». Qui se cache derrière ce mot inaudible, qui va être
plus malade… Confond-elle les reins, la respiration, les troubles de langage,
probablement pas. Elle donne plutôt l’impression, dans cette situation duelle
avec un adulte, d’être obligée de tout dire, en même temps qu’elle apparaît
submergée par tout ce qui pèse sur elle. Elle ajoute aussitôt : « voilà donc j’ai
plus rien à dire ». Quand le rapport aux autres est abordé, le sentiment d’être
exclue se fait davantage sentir : « je rapporte ma gamelle, parce que les gens ils
mangent plein de choses qui faut pas et moi ben je fais comme, je fais pas presque
comme eux, mais c’est les gens ils mangent tout il faut pas, mais moi je mange
correctement parce que le corps il faut qu’il prend sans sel et sans sucre alors c’est
bien et tout dans notre corps [...] et les autres eh ben ils disent des choses sur moi
mais moi je les écoute pas » On aurait envie de demander à qui appartient ce
corps d’enfant tellement malmené par les moqueries des autres à l’école…
La question des « méchancetés dites » est évacuée : « oui mais dans la
classe, dans notre classe il y a un lapin, c’est mon lapin [...] après pendant les
vacances des autres et ben là il est venu chez moi » Mais à la remarque « ah ben
heureusement que tu es là dans la classe alors, pour t’occuper du lapin » elle ne
peut entendre une reconnaissance pour elle : « ben oui les autres gens aussi ils
aiment pas trop parce que les gens on dirait qu’ils font exprès de m’ignorer et tout
parce que je suis pas pareille comme eux… ma mère elle a dit il faut pas écouter
les gens qui disent ça’ là, maintenant je vais faire semblant qu’ils n’existent pas
les gens » Mais en pensant à « eux… les gens… eux », l’injonction croisant le
désir, fait déborder l’inconscient, et le conflit se traduit par un lapsus qu’elle
semble deviner l’instant d’après : « je suis pas comme eux, je mange pas sans
sucre et sans sel, alors ils disent des choses sur moi, mais moi je me sens bien
dans mon corps et c’est bien se sentir bien à notre corps que être, euh, ne pas
être, euh j’arrive pas à le dire, ne pas être, euh, être dans nos corps parce qu’il
faut être tout le temps, et voilà.» Quand ces propos sont prononcés, il reste
encore les trois quarts de l’entretien à venir, mais inutile de citer la suite pour
comprendre combien les contraintes des injonctions de soin et des moqueries
des autres à propos d’un régime qui devient visible à la cantine… deviennent
des contraintes internes qui l’empêchent d’exister et d’entendre quoi que ce
soit qui s’adresse à elle de façon bienveillante.
Le changement d’école s’inscrit dans l’enfant en soi, soumis à n’être
pas grand-chose. Sous le poids d’interdits imposés et apparemment pas
expliqués, le corps n’appartient plus à l’enfant. Où l’image de base pourrait-
elle se reconstruire, sinon dans les soins qu’elle peut apporter au lapin. Une
émotion se vit sans mots.
L’école devient ainsi le lieu, où se mêlent la vie de l’enfant et la vie de l’élève
– nous l’avons vu particulièrement dans le cas de Clélia et de Rosine – mais
aussi le lieu où se mêlent le conscient et l’inconscient. Ce n’est pas tellement
la définition des trois catégories qui nous semble importante ici mais plutôt
leur rapport. Tout se passe comme si de la première à la troisième, on passait
du plan du conscient à celui de l’inconscient. En effet ce que racontent Odile
Enfant en souffrance... élève difficile ? 57
et Inès semble de l’ordre de quelque chose qui peut se dire comme souvenir,
même si on voit bien comment conscient et inconscient se mêlent un peu…
à propos de cette classe du CP qui perturbe une belle description du plan
de l’école ou quand le mouvement des objets témoigne de cette agitation
intérieure dont l’origine reste inconnue. Dans le deuxième cas, il y a irruption
de l’inconscient là où on ne l’attend pas… les chenilles parlent de l’élève, le
noir du matin ressenti par l’élève qui a du déménager supprime tout intérêt
pour le lieu d’habitation des correspondants. Cet inconscient continue à se
dire à travers un refus d’un espace trop petit, où tout se bouscule et finit par
faire tomber par terre. Dans le troisième cas l’inconscient ayant pris toute la
place, il empêche de dire quelque chose de choisi, de voulu… tout événement
existe parce que… tout acte de l’élève est motivé parce que… La bibliothèque
n’est pas investie comme lieu de lecture, mais plutôt de refuge, le lapin est un
compagnon qui fait le lien maison/école et ne fait aucun reproche…
Vie d’enfant et vie d’élève, mêlées, refoulé qui envahit le désir, le plaisir
et même le sentiment d’être soi. Nous allons continuer à explorer ce lien
à travers d’autres entretiens fait avec des élèves qui n’entrent pas à l’école
Freinet en confrontant d’abord les propos de trois élèves jeunes à ceux d’une
adulte qui revient sur son passé scolaire.
Tout est mêlé… Ces sensations habitent l’enfant dès le plus jeune
âge…
Ainsi Daphné, âgée de six ans parle de toutes ces séparations. La dernière
fois qu’elle a été chez ses parents, ils se sont fâchés pour une histoire de porte-
monnaie perdu. Depuis les enfants ne peuvent les voir que dans un lieu autre
que la maison. Quand on lui demande quand elle va les revoir, elle répond
« le mercredi et le jeudi, et le jeudi on a école et le mardi et lundi… » Quand elle
parle d’une poupée, elle dit « elle est toute belle et demain, elle va au mariage,
elle va se marier avec un monsieur, un monsieur qui sera tout seul ». Quand on
lui demande comment ça se passe avec ses nouvelles camarades de classe, elle
58 Anne-Marie Jovenet
répond : « je suis toujours toute seule à la récré, sauf quand j’emmène ma corde
à sauter. Là il y a tout le monde qui veut jouer avec, mais moi je veux pas. Moi
je m’en vais, mais ils me suivent ».
est bien alors ? — oui mais… en fait quand même à N je préférais bah je sais pas
quoi mais j’préférais [...] en fait je préfère, j’sais pas pourquoi mais je préfère ».
Tellement contrainte à accepter cette image de base imposée, Eva éprouve
toujours une préférence, un désir… elle ne peut seulement pas le dire.
Face à ces trois enfants pris dans l’instant présent… que peut nous
montrer Marie du « travail du temps » ?
Avec Marie, c’est l’ambivalence des sentiments qui domine d’abord.
Quand on lui annonce qu’elle va partir en pension, elle est contente parce
qu’elle va y retrouver une cousine. Mais à la vue des préparatifs fait par sa
mère, elle « réalise ». L’humour caustique entre en scène : « quand elle
a commandé et collé des étiquettes avec mon nom et mon prénom sur mes
vêtements, ça sentait le roussi ». Puis c’est l’angoisse de la séparation vécue
sans aucune parole d’adulte : « j’ai dit à maman ‘me laisse pas’ – ‘c’est papa,
j’peux pas’ » Mais son père n’était pas là. Et le non-dit continuera. Sa mère
n’affronte pas la vérité, même présente elle est absente : « parfois le mercredi
ma mère venait me voir et on allait goûter au Printemps, mais j’étais jalouse
parce que P venait aussi, elle ne prenait jamais de temps rien que pour moi. »
Et l’interdit de parler pour élaborer cette souffrance, la maintient intacte et
virulente : « — tu en as parlé à ta mère ? — non, enfin pas avant d’avoir des
enfants… À chaque fois que l’un de mes trois enfants a eu dix ans, je lui ai dit :
‘ tu as vu, il est petit… c’est à cet âge-là que tu m’as mise en pension’ »
Alors, la souffrance se dit, par d’autres moyens. Marie rejette ceux qui
pleurent : « j’ai pleuré sous le préau… je me suis mis dans le groupe de celles qui
pleuraient… j’ai vite arrêté, je me suis rendu compte que celles qui pleuraient
m’énervaient ». Elle rit de ce qui la fait souffrir « j’avais mis mon nounours
sous mon oreiller… avant qu’on me le vole ! » Tout comme Eva, elle montre
qu’elle domine… « je mettais des punaises sur les chaises des profs, j’tirais la
poubelle avec un fil nylon… bah quoi fallait bien qu’on s’occupe [...] ça a fait de
moi une personne débrouillarde, je ne compte pas sur les autres » mais pourtant
la souffrance reste aussi vive : « c’est surtout ça que ça a fait la pension, ça a
creusé un fossé entre nous. Ils se sont rapprochés et il n’y avait plus de place pour
moi. Il y avait la grande d’un côté et les petits de l’autre. Alors que je n’étais pas
si grande. On n’a pas été proches comme on aurait du l’être ».
Le temps n’a rien apaisé, l’inconscient ne se dissout pas avec le temps…
Seule la découverte de soi peut agir et l’entretien a permis ici à Marie de
s’entendre dire quelque chose d’elle-même « [...] je disais des gros mots, ils ne
supportaient rien là-bas, mais c’était marrant, j’étais contente — donc tu étais
60 Anne-Marie Jovenet
Quand elle raconte ce que les autres élèves faisaient à son petit frère, elle
n’ose plus regarder nulle part… Par la suite elle dira de lui qu’il est malade,
hyperactif. On comprend très vite qu’être la sœur d’Ad signifie être mise à
l’écart d’emblée comme il l’est, guetter sans arrêt ce qui peut se passer, avoir
peur de tout et particulièrement du noir où on ne voit rien arriver… faire
des rêves ou des dessins qui mettent en scène cette terreur. Est-elle bien dans
la nouvelle école ? Elle dira simplement : « y a pas les enfants du foyer… mes
parents ils pensent que c’est bien, moi il y a des filles qui m’embêtent un peu, mais
bon… » Elle ajoute, toujours de façon anodine, qu’elle regrette son ancienne
école parce qu’elle avait plus de copines. Quand on lui demande comment
elle aimerait être si elle pouvait choisir, elle répond « j’aimerais bien, euh, des
cheveux longs, yeux bleus, et grande, pour qu’elles arrêtent de m’embêter, et je
veux pas être jalouse ni méchante, parce que des fois je le suis, et c’est pas bien ».
Pour Céline il faudra attendre très longtemps pour comprendre quelle
image vit en elle. On pourrait penser qu’elle est dans une bonne famille,
qu’elle a tout pour être heureuse. Mais sa mère lui reproche son travail
scolaire : « c’est pas parce que t’as des bonnes notes et que t’as onze ans que
t’as tout gagné ». L’observation de l’élève pendant l’entretien montre qu’elle
est dans la même attitude pendant une heure quinze, assise au bord d’un
canapé, les bras serrés et croisés sur ses genoux ; par moments elle se gratte
les peaux des ongles, elle regarde le sol ou le plafond, mais peu l’étudiante
qui mène l’entretien. Dans la suite de ce reproche, on apprend que ses deux
parents portent la main sur elle… depuis longtemps. Il semblerait que le
travail scolaire soit la pomme de discorde : « si j’ai des devoirs à faire pour le
lendemain bah ils vont me dire : ‘tu vas te laver et pis tu mets la table et après
on verra pour tes devoirs’ et pis si le lendemain j’ai un mot ou quoi, bah ils
disent que c’est de ma faute ». Céline raconte qu’un professeur lui a dit que
ça ne devait plus se reproduire et qu’elle devait faire ses devoirs en temps et
en heure. Elle a bien tenté d’expliquer mais sa parole n’a pas été comprise.
Céline semble contrainte à se taire : sa mère n’a pas le temps de l’écouter,
alors qu’elle a du temps pour sa petite sœur. Celle-ci n’hésite d’ailleurs pas à
interrompre les débuts d’échange. Céline soupire : « à chaque fois que je veux
lui parler, elle (sa petite sœur) parle de ce qu’elle a fait à l’école alors que j’étais
en train de parler… enfin sept ans qu’elle est née et ça dure. J’avais que quatre
ans et j’étais déjà tout le temps toute seule ».
Des caractéristiques communes : une souffrance non dite, une manière
commune de trouver refuge dans la solitude, une tentative d’échapper au
pouvoir de l’autre par la soumission, mais un sentiment que cette soumission
peut les desservir alors que d’autres s’en sortent mieux, on pourrait résumer
62 Anne-Marie Jovenet
cela en disant qu’elles semblent habitées par une interrogation sur elle-même
et sur « le mode d’emploi des relations avec les autres ». Pour Jeanne toute
expression d’elle-même est entravée par la crainte et pour Céline tout est
imprégné de ce pourquoi : pourquoi ma mère agit-elle comme ça envers moi
et pas envers ma petite sœur ? Être une bonne élève n’apporte rien à Céline,
sinon le fait de dire qu’elle est mieux au collège qu’à la maison. Quant à Jeanne,
on ne sait pas comment elle se comporte en tant qu’élève, elle semble dans
l’entretien ne raconter que la façon dont elle se voit à travers ses dessins : trop
petite pour plaire ou se défendre, coupable. Le changement décidé par leurs
parents, ne leur autorise aucun désir. Ces deux là ne semblent pas exister :
elles « restent et assistent » à ce changement, suivant l’expression employée
pour désigner les changements aux quels étaient confrontés les personnels de
l’école Freinet.
qu’elle a rien fait. » Comme les autres enfants dont il a été question, c’est le
sentiment d’isolement, la crainte qui l’habitent mais aussi la colère.
Une autre manière de comprendre les comportements scolaires : c’est
ce que nous enseigne Louis. Est-ce parce qu’il a seize ans, est-ce parce que
cette situation de maltraitance familiale l’a construit ainsi, il cherche aussi
à analyser son propre comportement. Par exemple il explique que son
comportement à l’école n’est pas une réaction d’agressivité contre les autres,
mais seulement une manière de survivre à l’ambiance de terreur régnant chez
lui. En quelque sorte il nous fait penser à Marc et à ses carnets falsifiés ! Il
dit d’abord : « même encore maintenant j’avais, j’ai une crainte de mon père
quoi, quelque part. [...] Chez moi si je faisais une connerie je savais que c’était
fini, (tandis) qu’à l’école je me lâchais [...] parce que chez moi je savais que je
devais pas ». Il dit ainsi de lui-même qu’il ne se livre pas facilement, qu’il a
du mal à faire confiance. Mais ce faisant, il interprète ce qu’il a vécu en termes
positifs : « par exemple j’ai pas peur de prendre la parole en public. C’est vrai
avant j’étais très renfermé d’un côté et très ouvert de l’autre. En apparence je
donnais toujours l’image de quelqu’un d’extraverti, j’ai pas peur des gens, j’ai
gardé ce côté de vouloir les faire rire ». Pourtant ce « grâce à mon père » le
remet dans la situation conflictuelle et douloureuse : « j’ai toujours eu de
bonnes notes à l’école mais … mon père il voulait que je fasse plus quoi, c’était
jamais assez, il voulait que je sois meilleur que les autres, c’était ça son truc ».
Là il raconte avoir appris Pythagore en CM2, faire des « trucs de sixième »
en CE2 et semble vainqueur : « après ça m’a aidé, quand je suis arrivé au
collège, c’était plus facile » et pourtant cette douleur toujours présente ne peut
se dire avec les mots d’une sérénité retrouvée à la quelle il voudrait croire et
faire croire : « quand t’es petit et que t’as du mal à comprendre, c’est chiant ».
Positiver ainsi sa douleur ne l’amène nullement à l’exprimer.
La liste de ce qui les caractérise n’est pas close, mais au terme de ces deux
chapitres, nous sommes en mesure de résumer ces découvertes par une
définition de l’enfant en souffrance.
66 Anne-Marie Jovenet
C’est cette définition qui nous permettra par la suite d’entrer plus avant
dans ce lien enfant/élève et de poser notre question : est-ce que l’enfant en
souffrance est un élève difficile ? Si Freud découvrait à travers le récit de
Breuer à propos d’Anna O., un lien entre le traumatisme vécu et le symptôme,
il n’y a pas pour autant un modèle unique de symptôme. Or on pourrait dire
qu’aujourd’hui ces liens entre une structure psychique d’enfants en souffrance
et sa manifestation dans les relations aux autres ou dans les apprentissages
apparaissent marqués d’une logique évidente. Ils n’auraient plus besoin
d’être questionnés… On saurait de source sûre que tout enfant qui refuse de
travailler à l’école, qui se montrerait inhibé ou agressif, le ferait en raison
d’une situation familiale qui ne peut que le conduire à ces attitudes. C’est
alors qu’un véritable questionnement scientifique s’impose : non seulement
ces liens ne sont pas évidents mais ils sont même très difficiles à pénétrer. N’y
aurait-il pas d’excellents élèves qui seraient des enfants en souffrance, comme
l’est Gisèle dont Robert-Ouvray raconte l’histoire, comme le sont ceux que
Winnicott voit traduire leur faux-self par une brillante réussite scolaire… Dit
autrement, est-ce que la réussite supprimerait toute marque de souffrance
en soi ? C’est l’enjeu de notre recherche de soulever un peu le voile de ces
amalgames tout faits et de ces liens véritables à découvrir.
Chapitre 3 :
La question de l’enfant, de l’élève et du lien enfant/élève en soi
67
68 Anne-Marie Jovenet
Myriam, c’est parce qu’il la propulse vers les mathématiques comme manière
d’apprendre à raisonner, c'est-à-dire à « faire penser des choses plus justes
aux gens », (p. 66) ce qui la ramène à des événements familiaux. Faire des
mathématiques devient un lieu pour restaurer ce qui n’a pu se faire pendant
l’enfance.
Evidemment il ne s’agit pas de thérapie comme avec A. Cordié. Mais
pour Hélène ou Myriam, ou d’autres dont Blanchard-Laville publiera les
« histoires », l’entretien de recherche a aidé à clarifier ce soi. À propos de
Myriam il est dit qu’elle poursuivait un travail psychanalytique en même
temps (note p. 64) et à propos d’Hélène (p. 31) on voit Blanchard-Laville
se positionner dans une attitude de contre-transfert quand elle présente sa
position d’écoute : « ce que j’ai pu entendre, à partir de ma propre histoire, de
l’histoire du rapport d’Hélène aux mathématiques ». À propos de Jocelyne,
il semble que « le remède » pour clarifier le soi passe par P. Berdot, et sa
façon de poser certaines questions, d’écouter, de laisser venir, ce que Jocelyne
peu à peu va se laisser aller à dire. Il contribue à ce qu’« une autre Jocelyne »
puisse exister (p. 54), mais on constate que les parents dont l’attitude est
pourtant contestée, ne sont pas renvoyés à leur rôle. La réflexion posée sous
le titre : de la psychopédagogie à la psychothérapie, porte sur le contre-transfert
de P. Berdot, dans cette situation qui le ramène à la sienne, sur « le couple
parental » qu’il forme avec C. Blanchard-Laville pour l’écriture du suivi
mathématique. Pour nous en filigrane mais non clairement identifiée, la
question de l’intérêt porté à l’élève ou à l’enfant… Toujours dans le registre
de la méthodologie, on remarque que faisant retour sur ces quatre chapitres,
Blanchard-Laville situe sa place : « ce travail résulte d’un long chemin
personnel d’élaboration que j’ai construit avec effort contre le refoulement
et la résistance. Plutôt que d’être l’analyste des autres, dans cette affaire, je suis
‘la patiente’, et c’est comme patiente que j’ai essayé modestement de travailler
à construire la forme de message aux enseignants que mon expérience m’a
dictée » (p. 74). Il y a ici une intention de préciser la position du chercheur.
Y a-t-il cette même précision à identifier si c’est l’enfant ou l’élève qui est
convoqué lorsqu’il est demandé en entretien de « raconter son histoire avec
les mathématiques » (p. 64) ?
Dans une seconde partie, que je situe des chapitres 5 à 8, et comme on le
trouve dans d’autres articles (2003, 2006) Blanchard-Laville part d’exemples
rapportés dans les groupes d’analyse de pratique orientés par la psychanalyse,
pour théoriser les influences que subit le lien didactique. Que ce refoulé
mette en scène le rapport de la petite fille à son père comme dans l’histoire
de Stéphanie qui voit dans l’enseignante de musique, de la classe d’à côté, un
Enfant en souffrance... élève difficile ? 73
sauveur, comme elle appelait au secours son papa lors de son apprentissage
du ski… (Blanchard-Laville, 2003, p. 163) ou le rapport que l’élève Isabelle
avait aux leaders de la classe, qu’elle admirait et jalousait, (Blanchard-Laville,
2006, p. 113) cela n’a pas beaucoup d’importance. La définition et l’objectif
de ces groupes est de travailler dans l’après-coup ce qui rejaillit du passé
refoulé dans la situation d’enseignant. Ce n’est ni l’enfant, ni l’élève dans
l’enseignant qui importe, c’est le psychisme dans sa dimension inconsciente
qu’il faut voir comme filtre dans la transmission des savoirs. La finalité c’est
la question de la formation – d’actualité, à tout moment de la carrière – qui
prime.
Dans une troisième partie, il s’agit de proposer de nouvelles formes
d’analyse de ce qui se joue dans la classe, et de ce qui peut être amélioré, à partir
de la théorie psychanalytique et notamment des concepts de Winnicott,
de l’environnement suffisamment bon, du holding, du rôle du visage et du
regard. Ces interactions dans la classe sont illustrées par les quelques scènes
reprises pour certaines, à des études précédentes (Blanchard-Laville, 1997b,
Blanchard-Laville, dir. 2003) Dans « Jérôme, le fils merveilleux, et Sophie, la
petite fille effarouchée » faut-il voir l’enfant entrer dans la classe… Ces termes
semblent plutôt servir une argumentation en lien avec la tonalité maternelle,
la scène de séduction, l’hostilité, qui envahissent la scène pédagogique.
Dans sa page de conclusion Blanchard-Laville revient sur le fait que ces
différentes facettes sont « mises en œuvre indépendamment de notre volonté
consciente », facettes qu’elle décrira en 2006 comme la conjugaison d’une
composante bienveillante et d’une composante sadique comme signe d’une
« une double identité des enseignants… indépendamment des questions de
dérives pathologiques chez eux » (2006, p. 104)
Comment deux références à la psychanalyse, celle d’A. Cordié et celle
de C. Blanchard-Laville qui semblent diverger, voire s’opposer, peuvent-
elles nous faire progresser sur la manière dont la psychanalyse produit des
connaissances sur cet enfant/élève ?
A. Cordié n’aurait d’intérêt que pour l’enfant et sa famille, et
C. Blanchard-Laville pour l’enseignant… ? Ce serait oublier qu’A. Cordié
consacre un ouvrage entier au Malaise chez l’enseignant, et que partant de son
analyse de l’échec scolaire, elle souligne que l’enseignant peut avoir du mal
à comprendre certains élèves parce qu’en lui l’enfant et l’élève ne se sont pas
situés de la même manière. Un enseignant qui a résolu ses problèmes d’enfant
par des difficultés relationnelles associées à une réussite scolaire peut-il
comprendre l’élève qui les résout par l’indifférence ou le rejet scolaire ? Au-
74 Anne-Marie Jovenet
d’enfant relève d’un choix qui vise seulement à souligner les capacités
d’apprentissages propres à ces enfants, en raison de leur handicap, qui
interviennent dans la réalisation de tâches scolaires, et notamment en ce
qui me concerne dans la conceptualisation de la symétrie. L’élève qui est
myopathe, utilise ses capacités d’enfant, dans la réalisation de tâches scolaires.
Mais, dans le champ de la psychologie, aucun intérêt n’est porté sur le lien
qu’il peut faire entre ses capacités d’enfant et son travail d’élève.
Piaget s’intéresse à l’enfant, mais un enfant privé de relations, pourrait-on
dire à la suite d’A. Cordié : « ce que Piaget oublie, c’est que ces potentialités
ne se réalisent que dans certaines conditions. Ces conditions ont trait
essentiellement à la qualité des échanges avec l’Autre, un autre qui inscrit
l’enfant dans l’univers symbolique » (p. 154). De ce point de vue, nous
pouvons tout à fait rejoindre A. Cordié lorsqu’elle souligne que Piaget, s’il
ne reniait ni les affects ni les émotions leur donnait simplement la place de
« facteurs énergétiques » (A. Cordié, 1993, p. 155) et regretter que d’autres
« utilisateurs » comme R. Misès, ou B. Gibello dans le domaine du handicap,
sortent quelque peu de l’intérêt piagétien pour « l’enfant en général », le
sujet épistémique, pour forger le concept de « dysharmonie évolutive ».
A. Cordié en voyant dans ce concept de dysharmonie, « la moyenne qui
définit la norme (entraînant le fait que) tout ce qui serait hors norme serait
anormal, donc dysharmonique », (p. 157) voit s’amorcer le début d’une
autre classification appuyée sur une autre vision parcellaire de l’individu,
au nom d’ « une approche pluridisciplinaire de la symptomatologie ». Elle
dénonce alors les nombreux emprunts de cette théorie de la dysharmonie,
à Piaget, à Winnicott pour le défaut d’étayage, à M. Klein pour le défaut
d’élaboration de la fonction dépressive, à Freud pour le défaut de régulation
entre processus primaires et secondaires, ce qui l’amène à conclure que, de
même que fragmenter le sujet en fonctions n’apprend rien sur ce qu’il est, de
même une méthodologie qui veut tout absorber, engendre la confusion : « À
vouloir tout capitaliser, à vouloir tout absorber, il y a le risque de sombrer
dans l’incohérence : on ne sait plus de quoi l’on parle et à qui2l’on parle. Dans
ce fourre-tout, beaucoup trouvent leur compte, mais trop souvent aux dépens
de la rigueur et de l’efficacité » (p. 158). Ces termes nous invitent à continuer
notre chemin de clarification…
3.– Ce « il y a dix ans » est à entendre à partir de la parution de l’ouvrage, soit 2001.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 81
m’inscrit en faux contre cette conception » (2001, p. 110). Le propos est très
clair. Qu’est ce qui est en jeu, sinon une reconnaissance vraie des individus et
de ce qui est leur difficulté à enseigner ou à apprendre. On pourrait presque
dire que c’est devenu un leitmotiv pour elle de rappeler que ce n’est pas parce
qu’ils seraient des cas pathologiques, qu’elle s’intéresse aux enseignants, mais
parce que la situation d’enseignement réveille en eux des éléments refoulés de
leur passé d’enfant ou d’élève.
C’est bien sur ces situations de souffrance à prendre en compte dans toutes
leurs dimensions, qu’elle va revenir dans ses deux pages Pour conclure : « Je
voudrais répéter une dernière fois, et j’espère que le lecteur m’aura fait crédit
sur ce point, qu’il ne s’agissait pas de stigmatiser les enseignants. Chez chacun
de nous coexistent plusieurs facettes qui ne tiennent pas toutes le devant de
la scène en même temps, mais sont présentes à l’état latent [...] L’exercice
de la profession d’enseignant est devenu difficile : les anciennes défenses
professionnelles ne suffisent plus, la souffrance identitaire s’est accrue au fil
des années. Inutile dans ce contexte de dénier la souffrance au travail ; mieux
vaut participer à sa prise de conscience et proposer des modalités de travail
collectif qui permettent de l’élaborer » (p. 268).
En bref cela pourrait paraître simple mais peu en rapport avec notre
question : la didactique comme la psychanalyse, à travers C. Blanchard-
Laville s’intéresse aux enseignants, et seulement à l’enfant ou à l’élève en ce
qu’il représente le passe refoulé et agissant chez l’enseignant et du coup dans
la situation d’enseignement.
Ce serait sans compter avec sa conceptualisation du rapport au savoir qui
baigne, si je peux dire, dans la façon qu’ont Winnicott et Bion de décrire
le lien mère/bébé. Au terme de cette description de la dyade originelle, un
lien très clair est exprimé entre l’enfant et l’élève quand celui-ci est dans une
position difficile : « Bion nous fournit un modèle opérant pour comprendre
une possible construction de l’appareil psychique d’apprentissage chez
un sujet. Cette conceptualisation permet d’entrevoir du même coup
comment ce développement premier, lorsqu’il est entravé, laisse le sujet
largement handicapé pour construire par la suite des capacités secondaires
d’apprentissage, et par voie de conséquence, pour construire des capacités
d’apprentissage scolaire. » (p. 134). Ainsi dit-elle que Bion « fournit un
éclairage des conditions mêmes de possibilité d’établissement de ce rapport
au savoir pour un sujet et des pistes de compréhension lorsque ces conditions
ont été défaillantes ou insatisfaisantes entravant son développement »
(p. 141). Il s’agit bien là des répercussions de la vie d’enfant sur la vie d’élève.
Elle en vient tout naturellement à parler des élèves de Boimare (1999)
82 Anne-Marie Jovenet
qui ont peur d’apprendre et surtout de penser : « là où une légère anxiété
normale procurée par le fait de ne pas savoir les pousserait à chercher, ils sont
submergés par une frustration intense qui réactive des craintes très anciennes
[...] Pour protéger leur équilibre, ces enfants, nous dit-il, ‘coupent le fil de la
pensée’ » (2001, p. 141).
L’enfant éclaire l’élève… oui mais !
Mais Blanchard-Laville fait ce détour par l’enfant/élève, en partant de la
mère, pour arriver à l’enseignant. Elle y cherche des manières de comprendre
et de faire dans les situations d’enseignement : « de la même façon, si l’on
considère que ce rapport au savoir s’est construit dans le cadre d’interactions
dynamiques entre deux psychismes, celui de la mère et celui du bébé, cadre
pour lequel il nous fournit un paradigme de compréhension, on peut
imaginer que cette modélisation puisse nous aider à comprendre le cadre
dans lequel se déroule toute médiation ultérieure qui affecterait le rapport au
savoir d’un sujet, et en particulier la médiation didactique d’un enseignant
ou d’un formateur » (p. 141).
Quel est donc ce « sujet entier » de la psychanalyse ? C’est cet être dont
le psychisme n’est pas seulement composé de la conscience qui se connaît et
peut puiser dans ses souvenirs pour s’adapter, qui décide et fait ce qu’il décide,
autrement dit qui possédant une pleine connaissance de lui-même, « n’a
plus qu’à »… C’est le sujet chez qui se croisent conscient et inconscient, ou
plus exactement, le sujet doté d’une image inconsciente du corps, c'est-à-dire
enrichi pour toute sa vie des traces de sensations éprouvées, qui sont en lui.
Que nous apporte ce concept pour comprendre l’enfant en souffrance ?
Non seulement il déjoue le halo de mythe, de magie, de mystère ou encore
de déterminisme honteux qui entoure l’évocation de l’inconscient, mais il
aiguise l’intérêt qu’il y a à comprendre le rôle de cet inconscient. Il est une
réalité agissante certes, mais une réalité qui n’est pas forcément négative.
soit qu’ils en soient les auteurs directs, soit qu’ils en soient les témoins passifs,
soit qu’ils soient ceux qui ne répondent pas au droit de savoir de l’enfant.
Ce qui nous intéresse c’est la trace inconsciente de sensations éprouvées.
Certes les sensations éprouvées lors des abandons, des carences affectives, des
carences de parole sur les événements douloureux, des violences, des attitudes
éducatives perverses, des abus sexuels, sont à forte intensité marquées par la
peur, voire la terreur, le sentiment de ne pas être reconnu, de ne pas exister…
sensations négatives dans les quelles pourtant s’infiltrent des sensations
positives : le désir d’agir et de réagir, d’excuser son parent, de le forcer à être
attentif, comme le montre Dolto quand elle examine toutes ces situations
(1984, p. 186). L’impossibilité dans la quelle se trouve l’enfant de croire à
ce qui lui arrive, le pousse à agir par les moyens à sa mesure. Plus il est petit
lors de ces situations, moins il a de possibilités d’expression par la parole,
il lui reste les cris, les refus de nourriture, les bouderies, les retraits à toutes
sollicitations : l’enfant inventorie les moyens à sa disposition et leurs résultats :
il emmagasinera tout un savoir non conscient sur les relations sociales… sur
la confiance ou la méfiance à accorder aux paroles des autres, un savoir sur
les situations qui – ne ressemblant pas à la sienne – produisent pourtant les
mêmes effets : il découvre le monde vu de… son image inconsciente. Comme
le dit Winnicott il apprend quand il est plus prudent de ne pas se montrer,
parce que quelque chose de « central » serait atteint (Winnicott, 1971, tr. fr.
1975, p. 156).
Se situer hors de la psychanalyse c’est voir l’événement, identifiable,
identique pour d’autres enfants, que l’on peut conjurer par toutes sortes de
procédés. Mais l’inconscient ne fait pas partie de ces procédés-là.
Se situer dans la psychanalyse c’est prendre en compte les répercussions
invisibles, inattendues, chercher en quoi l’individu est modifié beaucoup
plus par une sensation éprouvée que par un événement et ainsi comprendre
que deux individus ou le même individu à des temps différents, n’est
pas (ne sont pas) modifié(s) de la même façon par le même événement.
L’inconscient ne se laisse pas domestiquer, il n’est pas une chose à connaître
pour le dominer ou l’utiliser…
Partie 2 :
Enfant en souffrance… élève difficile :
question pédagogique
89
Chapitre 4 :
Élève difficile ou élève en difficulté : pour qui ?
Cette deuxième partie situe le débat sur le terrain pédagogique. Elle vise
à donner les moyens de comprendre comment naît et s’exprime l’amalgame
qui semble spontané entre « enfant en souffrance » et « élève difficile » (un
enfant en souffrance serait, ou deviendrait un élève difficile), tout en posant
la question de la pédagogie pratiquée.
Après avoir posé les fondations d’une définition de l’enfant en souffrance
et analysé quelques écrits qui situent la psychologie, la pédagogie et la
didactique par rapport à la psychanalyse autour de l’intérêt pour l’enfant
ou pour l’élève, nous allons dans ce chapitre nous tourner en premier lieu,
vers les travaux qui mettent au centre de leurs préoccupations « l’élève
difficile », avant d’analyser dans les discours des enseignants, le sens attribué
à ce qualificatif de « difficile ».
Nous commencerons par chercher dans quels contextes on parle d’« élève
difficile » et nous demander si l’emploi de ce terme est à distinguer de
celui d’« élève en difficulté », ou de « milieu difficile ». Le débat devra
s’alimenter d’une réflexion sur la façon dont les prescriptions politiques ont
un impact sur les enseignants. Sur quoi s’appuient les raisons qui conduisent
les enseignants à parler d’élèves difficiles ? Ces raisons sont-elles dépendantes
ou indépendantes de ce que les enseignants reconstruisent des circonstances
de vie des enfants, de leurs « capacités » à devenir élèves, mais aussi de ce
qu’eux-mêmes, en tant qu’enseignants, ressentent ?
Bien sûr il ne s’agit pas de se situer uniquement de l’extérieur ; la question
de l’individu, qui peut avoir le sentiment qu’il entre difficilement dans la
peau d’un élève en raison de sa condition d’enfant, restera sous-jacente
à toutes ces mises en parallèle. Alors que dans les disciplines autres que la
psychanalyse, nous avons pu constater une orientation centrée soit sur
91
92 Anne-Marie Jovenet
l’enfant, soit sur l’élève, soit sur le rapport de l’enseignant à l’un ou à l’autre,
mais pas sur la façon dont l’individu se (ou s’est) construit à la fois comme
enfant et élève, à travers les entretiens de recherche conduits selon la méthode
clinique nous avons entendu des élèves invités à parler de leur changement
d’école, « déborder » spontanément sur leur vie d’enfant, parfois bien au-
delà de ce qui pouvait être attendu par le chercheur. Ils ont non seulement
révélé des causes ou des circonstances de souffrance, mais ont analysé ce
qu’ils ressentaient ou même en quoi cette souffrance d’enfant continuait à les
habiter dans leurs apprentissages, et bien d’autres aspects de leur vie scolaire,
alors que les adultes face à eux la croyait depuis longtemps vouée à l’oubli,
cette souffrance ! Il y a pour nous non seulement un intérêt à décrire, mais à
comprendre par une parole de l’individu sur lui-même, comme se vit ce lien
enfant/élève.
Nous appuierons d’abord cette réflexion sur les travaux du « centre Alain
Savary, crée en 1993 au sein de l’INRP, par le ministère de l’Éducation
nationale avec l’université Paris 8 et les partenaires de la politique de la
Ville, (comme) centre national de ressources sur les ‘pratiques éducatives et
sociales en milieux difficiles’ »1 et particulièrement sur un ouvrage reprenant
« une sélection d’articles parus dans divers dossiers » du bulletin XYZep :
Apprendre et enseigner en « milieux difficiles » (2006). Nous y lirons une sorte
d’implicite dans le passage d’un terme à l’autre : enfant ou élève, difficile ou
en difficulté, tout comme dans la juxtaposition que provoque F. Imbert dans
le titre de son ouvrage : Enfants en souffrance, élèves en échec (2004). En citant
quelques travaux produits en référence à la psychanalyse, ou à la didactique,
qui portent sur des individus « difficiles » nous chercherons si c’est le même
implicite qui peut pousser à parler d’enfant ou d’élève, ou à mettre en avant
leur souffrance ou leurs difficultés.
Nous analyserons ensuite, à travers différents types d’entretiens, comment
des enseignants relient « élèves difficiles » et « enfants en souffrance ».
Nous chercherons là comment cet implicite se dit et se justifie, ce qui nous
conduira à examiner à quel point ce que l’enseignant ressent face aux enfants
en souffrance ou aux élèves difficiles, se révèle le moteur de ses prises de
position, analyse qui guidera la suite de nos recherches. Une question surgira
alors sur le malaise des enseignants quand ils voient des élèves traduire
leur souffrance en comportements nuisibles aux autres, qui les conduit à
transformer leur propre souffrance en sentiment de culpabilité… C’est dans
le retour à la psychanalyse, avec la question de M. Cifali sur les effets des
l’éducation prioritaire. Une seconde partie annonce des articles relatifs aux
questions et aux pratiques didactiques et pédagogiques. Avec la question de
la pertinence des réponses didactiques apportées dans différentes disciplines
(principalement en français et en mathématiques) nous entrevoyons un
sens donné au mot didactique, proche d’une adaptation de l’enseignement
en fonction des publics. L’annonce de la troisième partie confirme l’option
prise ici : la classe est replacée dans un contexte plus large pour envisager
les différentes collaborations, possibles ou nécessaires, des enseignants avec
les parents d’élèves, avec leurs collègues au sein des établissements mais aussi
avec les chercheurs, pour une meilleure efficacité.
Il nous semble déjà entrevoir une lecture du problème qui nous guidera
dans les chapitres suivants : si l’enseignant n’est pas pris en compte dans son
« être », mais seulement dans son « faire »… peut-il en être autrement en
ce qui concerne l’élève ? Autrement dit peut-on s’intéresser à ce que ressent
l’enfant en souffrance si l’on nie ce que ressent un enseignant confronté à un
travail difficile ?
Si nous nous demandons pourquoi il en est ainsi, la réponse est simple : un
seul objectif traverse l’ensemble des textes, celui de l’efficacité.
La politique de l’éducation prioritaire, (malgré la diversité des actions),
n’a pas eu « les effets démocratisant attendus » (p. 10). La question semble
bien posée selon une logique qui est orientée d’un point de départ vers un
point d’arrivée. Le point de départ c’est l’enfant dans son milieu familial et
social, dont on ne dit pas grand-chose, il faut le souligner. Le point d’arrivée
est d’en faire un élève qui entre dans un projet scolaire commun à tous les
élèves. Le milieu est difficile parce qu’il n’entre pas d’emblée dans ce qui
est attendu scolairement. On pourrait croire que l’intérêt se porte sur une
meilleure connaissance de ces acteurs, il n’en est rien, l’intérêt est tout entier
de faire entrer ces acteurs dans un projet sur eux.
Un sous-chapitre « les paradoxes de l’individualisation » est très instructif
à ce sujet. Nous examinerons ici trois articles, celui de C. Thouny, Aider à
changer de regards, celui de F. Clerc Changements dans la professionnalité
enseignante, et celui d’A.-M. Chartier De l’usage des fiches et fichiers.
L’article de Christophe Thouny, enseignant spécialisé, mérite d’être cité
assez longuement en ce qu’il positionne clairement un certain rapport entre
enfant et élève2 : « les enseignants que je rencontre ont des difficultés pour
gérer l’hétérogénéité du groupe, il leur faut à la fois s’adapter à la diversité
2.– L’utilisation de caractères « gras » veut ici souligner le choix fait par les auteurs de parler
d’enfant ou d’élève.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 95
échec. Mais F. Imbert ouvre sur une autre attitude à laquelle les enseignants
qui travaillent en pédagogie institutionnelle peuvent accéder.
Cette caractéristique d’enfant en souffrance ne sera alors que passagère.
Le remède s’appuie sur le transfert. Face à lui le pédagogue est là pour
« mobiliser le plus grand nombre de ‘voies’ et de ‘trains’, de canaux possibles
[...] inventer des passages, des passes » c’est-à-dire conformément au sous-
titre de l’ouvrage, lui ouvrir des chemins, « donner leur chance à quelques
transferts » (p. 114). Si l’enfant reste « dans un no man’s land, il exprimera
alors les symptômes de l’enfant en souffrance : l’apathie, l’absence d’intérêt
pour le travail et les apprentissages scolaires, l’agitation, la violence »
(p. 116). Dès lors tout se joue pour cet enfant dans la chance qu’il peut avoir
de se faire entendre, et pour cela la constitution d’un milieu pédagogique
tel que le propose la pédagogie institutionnelle est primordiale. Grâce à la
pédagogie institutionnelle, l’enseignant dispose d’une formation à l’analyse
des problèmes de l’enfant telle que l’apporte la psychanalyse et à la possibilité
de travailler les situations difficiles grâce à l’écriture des monographies.
« L’enfant en passe de se mettre en souffrance n’est pas sans envoyer – dès
que l’horizon paraît s’ouvrir – quelques messages dans l’espoir qu’ils soient
captés » (p. 123). Nous retrouvons P. Meirieu pour faire l’éloge de cette
pratique sur la quatrième de couverture : « Voilà longtemps maintenant qu’il
accompagne des enseignants qui ne se résignent pas à l’impuissance… sans
pour autant se croire tout-puissants. [...] Il montre que la fatalité peut être
renversée, dès lors que l’adulte prend la pédagogie au sérieux ».
Toutefois – et nous aurons l’occasion de revenir sur cette question
plus loin – on peut se demander si ce n’est pas la confrontation répétée à
cette rencontre frontale, qui portera F. Imbert à décharger le maître des
inconvénients de ce transfert univoque pour promouvoir ce qu’il appelle les
transferts latéraux.
Si l’objectif qui se dégage de ces travaux, se concentre sur l’efficacité à
faire de chaque enfant, un élève, ne faut-il pas noter une certaine forme de
confusion qui se nourrit d’« implicite » ? Questionnons quelques travaux
autour de l’enfant ou de l’élève « en souffrance » ou « difficile » qui se
réclament de la psychanalyse, dont celui de Jean-Pierre Chartier (1997) Les
adolescents difficiles. Psychanalyse et éducation spécialisée. Il est très facile de
résumer le parti pris dans cette étude à partir de la préface écrite par J. Selosse :
« La prise en charge des adolescents difficiles… est une des plus délicates qui
soient » ou de l’introduction : « Avec l’adolescent difficile, l’intervention
coordonnée du magistrat, de l’éducateur et de l’analyste s’impose… Encore
faut-il que les intervenants acceptent d’envisager leur action à l’instar du
Enfant en souffrance... élève difficile ? 99
un regard sur les gestes précis et sur les postures générales. À la suite de ces
passations, en 2002, j’ai mené des entretiens avec chacun des enseignants de
ces dix classes, autour de la question : « A, B, C (prénoms des enfants) pouvez-
vous me dire comment vous les voyez en classe ». Ces passations mathématiques
ont été renouvelées pendant trois ans, à partir d’un choix d’élèves : soit en
tant que « nouveaux » dans la passation, soit en tant que « mêmes élèves »
dans une visée de comparaison longitudinale. À l’issue de ces trois ans, en
2004, j’ai demandé à un des enseignants ayant dans sa classe trois de ces élèves
vus trois fois, un second entretien du même type.
Sous la responsabilité des chercheurs, des étudiants engagés dans des
projets de mémoires ou de thèses ont aussi sollicité des enseignants. Ainsi,
dans l’école en pédagogie Freinet, une enseignante a été sollicitée trois fois.
Même si ces entretiens ont été engagés sur des questionnements différents,
nous y trouvons des propos intéressants pour alimenter notre analyse. Enfin
un autre entretien plus centré sur ce que ressent une enseignante face aux
enfants en souffrance, mené par moi-même, viendra compléter les données
ici traitées.
être S qui est dans un milieu où on lit beaucoup, après les autres, c’est du point
de vue du langage, structure de la langue écrite, puis vocabulaire, c’est dur, c’est
même très, très dur, et ça handicape beaucoup les enfants … ».
Nous avons maintenant les moyens d’aller au-delà de ce premier
rapprochement comportement scolaire/milieu familial, en essayant de cerner
quelle intention a l’enseignant quand il fait ce lien : l’intention de comprendre
le cas de A ou de B, l’intention de faire comprendre ce que lui-même ressent
face à A ou à B, l’intention de décrire les difficultés de son métier, l’intention
de demander des aides par le bais d’un entretien de recherche…
Ne perdons jamais de vue qu’il n’est pas de bon ton de dire ce qu’on
ressent quand on est enseignant… mais que la psychanalyse nous enseigne
que le refoulé est agissant…
Enfant en souffrance... élève difficile ? 103
Relations difficiles…
Je note aussi que très souvent les enseignants répondent à la consigne
« voulez-vous me dire comment vous voyez A, B, C… dans la classe » en
mettant l’accent sur la relation de l’élève à l’enseignant ou de l’enseignant à
l’élève…
Dans la relation à l’adulte, il peut être question de la relation d’autorité
que l’élève cherche à avoir sur les autres et qu’il pourrait avoir sur l’enseignant.
À la question « sur vous aussi ? » la réponse est : « elle a essayé, elle essaie mais
ça marche pas trop avec moi, elle essaie mais bon, je crois qu’elle, disons qu’elle
arrive à se plier quand même mais pour elle on sent que c’est dur ». L’élève
peut aussi donner le sentiment de fuir cette relation : « c’était une enfant qui
avait beaucoup de mal à oser les relations duelles… c’était quelque chose de très
pénible, elle ne supportait pas, et en général si c’était pour quelque chose qu’elle
n’arrivait pas à faire, hein, qu’elle m’appelait parce qu’elle n’arrivait pas, eh
ben les trois quarts du temps elle finissait en larmes sans que j’ai pu comprendre
même pourquoi, sans avoir pu exprimer, enfin elle, elle exprimait même pas ce
qui la bloquait ou ce qui la, et puis elle se retrouvait en larmes, terminé, y avait
plus personne ».
De la relation pour une aide au travail, on glisse très vite à une relation
« pour exister » : « J, c’est une enfant qui a besoin d’être énormément rassurée,
qui vient toujours vers le maître sans arrêt », « pour moi c’est assez clair, elle
s’auto-exclut, donc elle vient toujours me voir à onze heures et demie, à seize
heures trente, elle traîne toujours en sortant, c’est là qu’elle vient me parler, me
dire ce qu’elle a à me dire quoi, elle traîne toujours dans la classe, mais pour
elle, ce sera très dur ». À l’inverse l’enseignant peut se sentir rejeté alors qu’il
voudrait aider : « Elle ne viendra jamais vers moi » Ces mots prononcés
dans un entretien, résument sans doute de nombreux malaises éprouvés par
les enseignants qui voudraient aider l’élève à sortir de ce qu’ils considèrent
comme un enfermement.
Observant combien les relations sont compliquées, l’enseignant se sent la
responsabilité de jouer un intermédiaire dans les relations entre élèves : « au
niveau de la prise de parole, A on peut jamais la laisser parler trop longtemps,
elle a une voix menue [...] Q bon ça va, il faut le pousser un petit peu, Q quand
même il faut le pousser un petit peu, mais une fois qu’il est parti, ça le valorise, il
est content ». Mais le refus de la relation de la part d’un bon élève existe aussi :
« A. c’est un élève très, très, très scolaire, très scolaire, un excellent élève, mais
scolaire… il va pas trop parler, il est très renfermé, très, très renfermé, vraiment je
dois lui dire, je dois l’interroger pour qu’il me parle, mais jamais instinctivement
104 Anne-Marie Jovenet
à propos de l’enseignant qui ne connaît pas la vie de famille de ses élèves, elle,
semble pourtant savoir puisqu’elle dit dans l’entre-deux : « et puis c’est pas
facile à gérer, je crois qu’ils sont beaucoup, la maman vit avec sa sœur… », ce qui
l’amène à affirmer : « elle a pas une stabilité dans son foyer donc elle peut pas
être stable à l’école ».
Cet exemple longuement cité permet de comprendre comment l’enfant
et l’élève cohabitent quand l’enseignante parle. Il montre aussi comment
l’enseignant est « touché » par cette situation qui parle autant d’enfant en
souffrance que d’élève en difficulté et comment il s’engage sans doute parce
qu’il se sent concerné dans ce qu’il est lui-même, même s’il s’en défend et s’il
se réfugie derrière l’interdit institutionnel.
Souffrances d’enfant ?
Cet exemple nous amène à chercher si d’autres enseignants, invités à
parler de leurs élèves, vont ainsi entrer dans la vie de l’enfant.
Quand des situations familiales que l’on peut qualifier de dramatiques
sont évoquées, on peut remarquer que l’enseignant enchaîne toujours, sur
le comportement de l’élève dans ses apprentissages et dans ses relations aux
autres. On pourrait dire qu’il y a un lien quasi automatique entre souffrance
familiale et comportement en classe : « L il y a des problèmes familiaux, la
mère qui est divorcée et le père qui je crois [...] est en prison, voudrait récupérer
la garde de l’enfant, donc il y a des trucs, bon de gros, gros, gros, gros problèmes
[...] on essaie de gérer, on essaie de les amener le plus loin où on peut… ». « C,
c’est une gosse qui vit dans un milieu terrible, le papa alcoolique, la maman très
dure, très dure, donc c’est une gosse qui a des problèmes, elle a pas de référent, elle
a pas de barrière, elle croit qu’on peut tout faire, elle a dû accepter les règles de vie
de classe, c’est dur pour elle aussi, puis c’est une enfant très fermée, au début de
l’année elle parlait pas du tout [...] au point de vue des apprentissages, c’est très
faible, elle est prise en charge par une autre maîtresse, c’est une gamine qui est,
elle s’exclut quoi, elle s’exclut beaucoup, des fois on dirait qu’elle fait pas partie
encore du groupe… »
Notons qu’ensuite l’enseignant indique sa position face à ces élèves :
« L c’est incroyable je suis obligé de la mettre à part [...] c’est une enfant en
début d’année elle était hyper dangereuse pour les autres, [...] je la tenais par
la main parce que je n’en étais pas maître ». Revenant un peu plus loin sur le
cas de C qui a dit elle-même lors de l’entretien du matin qu’elle allait partir
en foyer, l’enseignante déclare « j’ai trouvé ça dur qu’elle dise ça devant tout le
monde » mais ajoute « dans le fond je suis bien contente qu’elle aille en foyer…
106 Anne-Marie Jovenet
elle sera peut-être mieux cadrée ». À une question portant sur ma recherche et
sur les résultats produits, j’indique m’intéresser aux attitudes et à ce qui peut
les expliquer. Elle continue en revenant à la même élève : « par exemple pour
parler de C » et évoque tout ce qui se mêle alors : elle s’exclut, mais elle « fait
damner ses parents », elle se ferme mais elle est capricieuse, elle a parfois été
choyée dans des classes antérieures, mais « en même temps on sait que c’est
une gosse qui est malheureuse, qui est en souffrance » et tout en parlant de son
attitude, livre quelque chose de ses propres sentiments « moi je dis qu’il faut
pas faire ça, mais je suis désolée, moi je suis aussi exigeante [...] du coup elle a pris
ce pli aussi d’être toujours plainte [...] et moi, pour moi c’est dur de gérer ça, de
gérer ces deux problèmes en même temps. »
avec d’autres élèves en termes de résultats scolaires, les qualités mais aussi
les difficultés scolaires, les attitudes d’inhibition et les besoins relationnels à
l’égard des adultes. Mais, comparant avec les enseignants qui ne pratiquent
pas cette pédagogie, j’en concluais : la différence porte sur ce qui manque
dans ce discours. Il y manque le sentiment de culpabilité de l’enseignant qui
se traduit par l’angoisse de devoir faire toujours plus ou mieux, l’agressivité
envers le système, la projection de la faute sur d’autres… J’attribuais cette
attitude au fait qu’il n’y avait pas de projet de remédiation en raison de la
souffrance de l’enfant, que la souffrance de l’enfant était vue comme un fait
indépendant du rôle de l’enseignant qui l’acceptait comme telle (p. 137-
138). Cela revient à dire qu’il n’est pas en recherche de « solutions » pour
transformer l’enfant en souffrance en élève.
Chez un enseignant de l’école en pédagogie classique, qui ne relie jamais
élève/famille, c'est-à-dire qui « se contente » de décrire ce qui se passe pour
ses élèves du point de vue comportement entre eux et attitude vis-à-vis du
travail scolaire, on sent monter pourtant une certaine souffrance : « on essaie
de donner la parole à tout le monde, on essaie que, ben, un élève puisse exposer les
choses et parler à ses pairs, donc si on me donnait d’autres moyens, effectivement
pour essayer d’augmenter la participation de certains élèves, je serais intéressé [...]
je ne peux pas fondamentalement non plus changer hein, il y a des enfants qui
sont vraiment extravertis, d’autres qui sont très introvertis.. » Son impuissance
est nettement marquée quand il évoque ses relations difficiles avec certains
élèves. Quand je pense arrêter l’entretien : « je ne vais pas vous prendre votre
temps plus longtemps, à moins que vous ayez envie de dire quelque chose de
plus », il me répond immédiatement : « ben, vous parler des difficultés que
je rencontre au quotidien, peut-être que ça, ça peut vous intéresser ». Je peux
me demander si le biais de la recherche devient un moyen de « faire savoir »
ou d’être entendu. En lui disant « oui » de temps en temps, j’entends à
travers différentes situations, un très fort regret de ne pas réussir à installer
du respect entre les élèves : « mais ce qui me désole c’est toujours au niveau
gestion de la classe ». Il conclura par une sorte de fatalisme amer sur « ce
milieu-là » : « je pense qu’on doit vraiment être dans les cinquante dernières
écoles du département, c’est vrai qu’il faut savoir où on travaille. Bien sûr… »
En résumé nous pouvons dire qu’à la lecture des textes parlant de « la
difficulté scolaire » ou des « inégalités de réussite », nous avons rencontré
« l’élève en difficulté » : celui qui n’entre pas directement dans les attendus
scolaires. Il vient d’un milieu difficile parce qu’éloigné des modes de faire et
des exigences de l’école. Pointant cet « éloignement » on peut le désigner
comme enfant en difficulté. Il est lui-même en difficulté mais il met aussi
l’enseignant en difficulté. L’évaluation de ses résultats met également
l’institution en difficulté, même lorsque celle-ci se préoccupe de moyens de
réduire les écarts, notamment par l’individualisation. L’efficacité n’est pas au
rendez-vous.
C’est à peu près la même chose qui est dite en entretien sauf que là, les
enseignants parlent en ayant face à eux, A, B, C dont ils connaissent ou
soupçonnent le vie réelle d’enfant. De là le pas est très vite franchi dans
l’explication de la difficulté scolaire par la situation d’enfant. L’enseignant
va réorienter son propos : il est difficile d’être élève dans telle circonstance :
« c’est dur » pour lui, pour elle. L’enseignant est démuni. Un lien causal
s’installe entre la situation d’enfant et la situation d’élève.
L’enseignant confronté aux situations de certains élèves, est amené à voir
en eux des « enfants en souffrance » marqués aussi bien dans leurs relations
à eux-mêmes qu’aux autres : ils n’ont pas confiance en eux et ne font pas
confiance aux autres, de ce fait, ils s’excluent, ils sont tour à tour isolés ou très
dépendants. Il semble que l’affectif prenne le pas sur l’intellect, et qu’il « faille
en passer par là » pour les introduire dans l’apprentissage… Pourtant ce
passage par « l’affectif » heurte l’enseignant : en lui le désir et l’impossibilité
de remédier, de soulager se heurtent. C’est dans ce sens que l’apport des
entretiens est essentiel à ce travail. Cette parole éclaire ce qui est maintenu
« hors du champ » d’investigation dans un certain nombre de textes, qui
pourrait éclairer la part de subjectivité dans la relation pédagogique comme
elle pourrait éclairer la désillusion constatée face à l’inefficacité.
C’est ici que cette réflexion pédagogique doit à nouveau dialoguer avec
la psychanalyse.
La prescription inscrite au cœur du pédagogique, induirait-elle cet
amalgame entre enfant en souffrance et élève difficile ?
réussite qui pèse sur l’enseignant. Elle conteste d’abord le lien qui paraît
automatique entre l’action de l’enseignant et les résultats des élèves : « les
résultats d’un élève ne reflètent pas à tout coup les compétences ou les qualités
d’un enseignant », mais s’interroge surtout sur le fait de « tout centrer sur
la réussite » (M. Cifali, 2002, p. 160) en soulignant que la difficulté est
naturelle dans tout processus d’enseignement et d’apprentissage. Tout un
chacun peut le dire. Ce qu’elle apporte au débat en tant que psychanalyste,
c’est l’idée que cette exigence de réussite incite l’adulte à la toute-puissance,
le conduit à se défendre contre cette blessure et à rejeter davantage l’élève
qui meurtrit non narcissisme. Seul le travail de la subjectivité en soi peut
conduire, en s’acceptant soi, à accepter l’autre tel qu’il est. La mise en avant
de l’efficacité, telle qu’elle est présentée dans les prescriptions ministérielles
s’y oppose. Le résultat est là : la difficulté ou l’échec de l’élève qui ne rend
pas visible les compétences de l’enseignant doit être pourchassée… et chassée
hors du registre scolaire, remise là où elle a pris naissance, c’est-à-dire chez
l’enfant.
Il y a là une première explication de ce lien implicite entre milieu difficile,
enfant en souffrance et élève en difficulté.
ancrage dans le rôle professionnel tout à fait légitime et louable ? N’y aurait-
il pas sous-jacent un mécanisme – inconscient – qui rendrait le problème
abordable à défaut d’être soluble, qui rendrait donc l’impuissance moins
lourde pour l’adulte ? » ( Jovenet, 2007d, p. 216). En effet l’enseignant peut
traiter cette difficulté scolaire, il y est même fortement invité comme nous
l’avons souligné juste avant, alors qu’il sait être impuissant face à la souffrance
de l’enfant.
Deux conséquences semblent pourtant invisibles : l’enfant en souffrance
étant assimilé à un élève en difficulté, il est méconnu ! S’il devient un excellent
élève, on doutera qu’il soit un enfant en souffrance. Cet enfant sera aussi
méconnu au sens où il ne lui est pas reconnu la possibilité de déterminer sa
manière d’être élève.
Mais M. Cifali va plus loin en inscrivant ces relations pédagogiques dans
le registre du psychisme inconscient, c’est-à-dire du transfert. Elle montre
comment chez l’enseignant qui n’est pas préparé à reconnaître le transfert
en lui-même, le désir d’être aimé se glisse dans ces intentions d’être un bon
enseignant : « Tandis qu’il reçoit les marques d’amour comme les gages de
ses charmes, il prend les signes de rejet pour de la méchanceté à son égard
[...] Il vit mal les situations où il ne se sent pas aimé, reconnu. Être frustré
dans l’amour qu’il donne lui est douloureux ». (p. 171) L’enfant/élève en
difficulté sera investi tant qu’il accepte de bonne grâce d’être aidé, c'est-à-
dire tant qu’il se reconnaît dépendant. Cette analyse qui renvoie au transfert
permet aussi de comprendre pourquoi l’efficacité « n’est pas au rendez-
vous ».
Là encore, M. Cifali nous permet d’aller plus loin en posant les étapes de
ce « choix » comme un désir inconscient de réparer l’autre pour se réparer
soi…
L’enseignant « rencontrerait chez certains enfants les blessures, les rejets
qui furent les siens. Mieux encore ce sont eux qui viendraient le chercher dans
ces zones d’ombre que son rôle semblait cacher, qu’il avait cru précisément
pouvoir oublier » (1994, p. 180). Nous avons vu clairement dans le dernier
entretien cité, l’enseignante reconnaître quelque chose de sa propre douleur
d’enfant, face au malaise de cette bonne élève qui devient moins bonne sous
l’effet d’un drame familial. Qu’aucun élève ne se sente rejeté de la classe,
était sa préoccupation en organisant des groupes de niveau, le besoin d’aider
s’était actualisé dans des procédés rationnels. Mais la peur de passer à côté
d’une souffrance d’enfant la ramène à son refoulé : il s’agit d’aider cette
enfant « qui est en moi », « qui est moi ».
Une autre étape est franchie quand M. Cifali ajoute qu’« on dialog uerait
ainsi à partir de l’enfant qu’on a été et qu’on demeure, et plus celui-ci a dû
se taire, plus il aurait cette force aveugle qui sculpte émotion et actes sans
qu’on le sache. » (p. 180). Il s’agit bien du transfert à l’œuvre dans cette force
inconsciente d’un silence qui se traduit en actes et en émotion. Celui qui a
dû taire sa souffrance clame son désir que « jamais cela ne reproduise » et
pourtant…
Il peut y avoir une troisième étape lorsque M. Cifali montre que ce
psychisme inconscient peut mettre en œuvre la répétition... L’enseignant
peut se venger : « ainsi un enseignant veut embrasser ce métier pour éviter
aux enfants ce qu’il a subi, et se retrouve leur faire éprouver les souffrances
qu’il a lui-même ressenties. Il affirme aimer les enfants, et il poursuit de sa
haine celui-ci. Veut-il que cet enfant réussisse puisqu’il a comme lui échoué,
mais au moment où le but est atteint, il casse tout, car il ne supporte pas
que l’enfant ne lui ressemble plus » (p. 181). En indiquant en note qu’elle
s’inspire là d’A. Freud, 1969, Initiation à la psychanalyse pour éducateur,
p. 70, M. Cifali ouvre largement la réflexion à l’ensemble des métiers de
l’éducation.
Comment cet enseignant peut-il se venger d’un enfant en souffrance ?
Peut-être en ne supportant pas que cet enfant ne se laisse pas aimer, refuse les
attitudes de séduction… peut-être aussi – et c’était ma première analyse – en
le transformant en élève en difficulté, ce qui éloigne la reviviscence de l’enfant
en souffrance dans l’enseignant… M. Cifali ajoute : « chacun est responsable
de sa subjectivité » (p. 181).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 115
117
118 Anne-Marie Jovenet
personne par une autre est interdite dans la communauté’. Ce qui signifie
non seulement que les enfants ne doivent pas s’exploiter entre eux, mais
que les enfants ne doivent pas exploiter les adultes, ni ceux-ci exploiter les
enfants. C’est pourquoi il n’y a chez nous ni bonnes ni serviteurs, mais des
collaborateurs d’une même communauté, ayant les mêmes droits quels que
soient leur âge ou leur fonction » (C. Freinet, 1936, cité par E. Freinet, 1974,
p. 56). Mais un projet coopératif n’empêche pas de s’intéresser aux individus
et à leur caractère, ou à ce qui les rendrait des « enfants difficiles »… Parlant
des réunions de la coopérative le samedi soir, E. Freinet examine la manière
dont les sanctions sont proposées. Si au départ c’était la communauté qui
décidait, « c’est maintenant le délinquant lui-même qui propose réparation
au délit commis » (p. 59). Là on constate que les sanctions proposées par le
« tire-au-flanc » ou le « bravache » pour eux-mêmes sont très différentes.
E. Freinet s’interroge alors sur ce « sentiment de fierté » propre à l’enfant
et nous lisons ce commentaire : « nous prenons cependant cette réalité de la
fierté, argument de défense, dans toute son ampleur. Freinet en fera dans son
Essai de psychologie sensible, un instinct de puissance qu’il opposera sans cesse
à ce constat d’inhibition, argument fondamental de la psychanalyse. Il veille
tout spécialement à ce que jamais l’enfant ne soit humilié, même lorsque sa
faute exige une sanction sévère » (E. Freinet, 1974, p. 60). Elle ne commentera
pas plus cette vision de la psychanalyse, à mon grand regret ! Un peu plus loin
on lit seulement que Freinet s’opposera toujours à d’autres conceptions de
la vie communautaire. Il ne s’agit pas d’une soumission lentement gagnée
par la voie de l’anarchie, mais d’une réussite qui s’appuie sur une vie « assez
riche et assez fraternelle pour délivrer des perspectives d’avenir ». Quant à
l’individu il doit apprendre à s’autogérer par la vie communautaire. Dans
une perspective d’utilisation de cette pédagogie, dans un vingt et unième
siècle, très centré sur une perspective individuelle dans tous les domaines,
on pourrait presque se demander si ce poids attribué à la communauté, à la
coopération n’est pas le frein au développement d’une telle pédagogie ! C’est
là que la présentation faite par E. Freinet peut nous éclairer à ce propos.
La « communauté » des enfants n’était pas si homogène qu’on pourrait
le croire. Certes les débuts sont prometteurs : « ces derniers mois passés avec
les enfants qui constituaient le point de départ de notre communauté étaient
fort rassurants : ils nous donnaient la mesure des possibilités insoupçonnées
que peuvent acquérir de jeunes êtres dans l’expérience libre d’une vie naturelle,
ne se souciant en rien des paliers méthodiques pour les divers apprentissages
de leur âge », écrit E. Freinet à la fin de l’année scolaire 1934-35 (p. 26).
Mais C. Freinet veut que cette école soit ouverte à tous… et E. Freinet parle
Enfant en souffrance... élève difficile ? 121
Ce qui est à retenir des débuts est donc double. D’une part c’est en
considérant d’où vient l’enfant – son milieu de vie, qui est un milieu de
travail – que l’on comprend que l’enseignant doit modifier ses méthodes.
D’autre part, l’enfant/élève devient lui-même « apprenant » en étant relié
aux autres par le système coopératif. C’est grâce à ce système collectif qu’il
valorisera ce qu’il est, avec les autres qui s’engageront eux aussi dans le même
processus. Il n’y a là aucune place pour une prise en charge « adaptée » à
son cas particulier, aucune forme de discrimination positive, parce qu’il
n’y a aucune place pour une « norme ». Ajoutons encore que, pour leurs
auteurs, cette méthode est « scientifique » : « c’est dans la difficulté que se
trempent les caractères et que s’élabore une science pragmatique qui a tôt fait
de dépasser l’empirisme des tâtonnements » (E. Freinet, p. 45).
La question qui vient à l’esprit est alors de se demander si ces débuts ont
quelque chose à enseigner à ceux qui pratiquent maintenant ou seraient tentés
de pratiquer maintenant cette pédagogie… Regardons quelques publications
de l’ICEM, pour nous demander quel lien semble possible entre cet enfant
d’autrefois et celui de maintenant, entre la tâche de l’enseignant Freinet,
Célestin ou Élise, et celui de maintenant... de la coopérative d’autrefois à la
classe coopérative de maintenant… Deux éléments semblent importants à
avoir en tête pour aborder ces publications. Elles sont doublement marquées
par une modalité prescriptive, celle qui émane de ce qu’est la pédagogie – le
détour fait par la différence entre pédagogie et didactique nous a montré
cela – et celle qui s’inscrit dans la lignée de C. Freinet et de son objectif de
transformer l’École.
Un coup d’œil à quelques documents récents m’interroge sur le passage de
l’enfant à l’élève : parler de l’enfant, reviendrait-il actuellement à le considérer
dans sa particularité lorsqu’il aurait des difficultés à devenir élève ?
En 2008 le 18e salon national Pédagogie Freinet à Nantes porte un sous-
titre : apprentissages individualisés et personnalisés, un numéro de la revue
paraît en 2009 sous le titre les difficultés de l’enfant à l’école. Mais que fait la
pédagogie Freinet ? Un petit trois-pages distribué au Congrès 2011, présente
le tâtonnement expérimental, la Méthode naturelle en page de gauche, L’enfant
auteur, le travail individualisé en page centrale, l’expression et la communication
en page de droite. Mon œil est attiré par ce « travail individualisé » Alors
que la page de gauche reprend les fondements avec citations de Freinet, et
celle de droite les techniques de base : la correspondance scolaire, le journal
scolaire, celle du centre me semble un peu nouvelle. Le vocabulaire fait penser
à une orientation infléchie par un effet des préconisations ministérielles
de 2008, une nécessité d’afficher la préoccupation envers tous les enfants,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 123
voire de s’interroger sur une approche particulière de ceux qui auraient des
difficultés...
De fait ce numéro 194 du Nouvel Éducateur paru en 2009, comporte
différents types d’articles, ceux que l’on peut qualifier de récits de pratiques
d’enseignants Freinet qui présentent des « élèves particuliers » par leur
situation d’élèves en difficulté ou parfois d’enfants en souffrance. Dans leurs
récits, les enseignants montrent que ces élèves ont du mal à s’insérer dans
la pédagogie Freinet : ils restent en dehors, parfois longtemps. « (Florent)
préfère jouer, alors que beaucoup viennent spontanément à cette table
‘d’écriture’ et aiment à commencer leur travail [...] il passe de longs moments
à attendre, la tête dans les mains [...] il faut que je me mette à côté de lui pour
qu’il se lance » (p. 18). Les enseignants racontent comment ils cherchent
à comprendre et à s’adapter… : « lors de notre première rencontre, la
maman (de Gustave) fait état d’une situation familiale difficile, mais aussi
de difficultés comportementales dans l’école précédente, notamment avec
les autres enfants, ainsi que de troubles de l’attention et de la concentration
qui ont justifié le changement d’école » (p. 20). On voit ici que l’école en
pédagogie Freinet, comme c’est le cas de l’école de Mons, semble pouvoir
accueillir des enfants qui ont échoué à s’insérer ailleurs. Sur quoi se fonde
un tel espoir ? Même si elle le fait avec beaucoup d’humilité (elle emploie
ce mot) l’enseignante répond à cette question en expliquant ce qu’est une
classe coopérative : « la colonne vertébrale de la classe coopérative, c’est
le Conseil : le lieu de la discussion, de la régulation, de la triangulation. Il
nous faudra plusieurs Conseils de Classe, et une réunion avec les parents de
certains enfants pour arriver à ce que l’expression de tous se libère, que soit
dit le refus de voir ‘un nouveau’ prendre place dans le groupe… » (p. 21).
L’accueil d’un « élève en difficulté » n’est pas de l’ordre de la relation duelle
entre l’enseignant et l’élève, c’est l’affaire de tous. Prendre en compte l’enfant
ne signifie pas plus que du temps de Freinet, l’isoler. C’est le groupe qui le
prend en charge. C’est d’ailleurs ainsi qu’une enseignante, en réponse à une
demande officielle – relater l’évolution d’un élève en difficulté, mutique ou
lent, à travers les dispositifs d’aide nouvellement mis en place – commence
son propos : « le texte ne répond évidemment pas à la demande qui est de
justifier les nouvelles mesures, mais il est à notre avis incontestable, cet enfant
dans nos classes, avec la pédagogie pratiquée, a évolué ainsi, cela ne se discute
pas » (p. 15).
Une deuxième groupe d’articles, marque bien le fait que ce numéro de
revue n’est pas publié par hasard en 2009 : il y est question d’une façon
124 Anne-Marie Jovenet
d’insérer les RASED3, par un contrat d’aide et de travail, dans les écoles qui
pratiquent la pédagogie Freinet, au moment de l’annonce par le ministère
de la suppression de trois mille postes d’enseignants spécialisés. Notons
la réflexion de cette enseignante qui ne va pas dans le sens de « l’aide à »
mais dans le sens « du travail » : « j’ai souhaité aller au-delà de l’utilisation
d’outils et faire passer un état d’esprit, un autre rapport aux apprentissages
dans lesquels les élèves seraient acteurs en m’aidant de la pédagogie Freinet »
(p. 24).
Mais d’autres articles posent la question de fond autour d’une définition
de la difficulté. Nous retiendrons celui de L. Ott pour deux raisons : la
proximité de son raisonnement avec celui de M. Cifali ainsi que son analyse
de l’école en rapport avec le monde environnant. Quand L. Ott affirme que
« l’enfant est un tout, la difficulté en fait partie », (p. 7) il pose, versant
élève, le problème que M. Cifali (2002, p. 160) pose, versant enseignant :
lier action de l’enseignant et échec de l’élève rend à l’enseignant, la difficulté
dérangeante, inopportune et dangereuse. Pour M. Cifali « accepter les
difficultés peut déboucher sur une réussite ; ne vouloir que réussir risque
de paralyser le processus d’apprentissage » (p. 160). Pour L. Ott : « les
enfants dans un groupe coopératif se heurtent à leurs difficultés et à la
résistance du réel ; ils comprennent et ils apprennent le sens du travail. Ils
ne se cachent rien de la dureté de la vie et du monde qui les entoure » (p. 7).
Le deuxième intérêt de l’article de L. Ott revient au lien enfant/élève. Une
première publication (L. Ott, 2006) nous permet de bien comprendre ce
que signifie « transporter la pédagogie Freinet hors de l’école ». Loin de
penser que l’enfant serait tellement loin de l’école qu’il faudrait le rejoindre
« ailleurs », pour l’aider à devenir élève, il s’agit pour L. Ott de montrer
que l’école a envahi la vie de l’enfant, notamment par la pression exercée
par la peur de l’échec, et donc par le mécanisme de compétition. Il dénonce
là, comment ce mécanisme envahit toute la vie de l’enfant, même hors de
l’école en même temps que les « traitements » du comportement de certains
élèves : « actuellement, les enseignants sont de plus souvent confortés par leur
administration à considérer que ces bonnes dispositions comportementales,
qu’ils attendent de leurs élèves, seraient de l’ordre du pré-requis individuel
et familial et ne relèveraient décidément pas ou plus d’un travail à accomplir
ensemble, à partir de l’école et de la communauté éducative » (2006, p. 11).
Comme toujours dans la pédagogie Freinet c’est l’analyse des pratiques, de la
3.– Réseau d’Aide Spécialisée aux Élèves en Difficulté. Ces réseaux ont été mis en place par
la circulaire n° 90-082 du 10 avril 1990.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 125
règles de l’école. I. Delcambre est très claire sur les résultats des comparaisons
établies : l’oral n’a ni la même organisation, ni la même fonction, dans
les classes Freinet que dans les autres écoles. Mais pour affirmer cela, elle
s’appuie sur plusieurs recueils de données : d’une part des observations
lors des entretiens du matin en maternelle dans des classes Freinet et non
Freinet, suivies d’échanges avec les enseignantes à partir de vidéos, d’autre
part des observations faites par E. Nonnon (2006) sur les comportements
communicationnels d’élèves en élémentaire, engagés dans des tâches
d’exposés ou de présentation de livres. L’oral apparaît alors comme une
« une pratique diversifiée » mais « institutionnalisée et ritualisée », à la fois
« autonome et contrôlée ». C’est dire qu’il s’agit d’une pratique encadrée :
les prises de parole sont définies par « des règles qui articulent les différents
rôles de locuteurs, leurs droits et leurs devoirs » (p. 163), alors que ce qu’elle
observe ailleurs serait : « une forme de prise de parole qui semble être
instituée mais reste implicite »… qui peut engendrer des récits longs, tous
adressés à la maîtresse sans qu’aucun élève ne soit sollicité pour réagir à ce
qui est présenté. On pourrait dire que l’apparence est semblable, mais en fait
l’échange n’est qu’une mise en scène d’une relation duelle.
Ce qui semble donc définir essentiellement la parole à l’école Freinet tient
dans cette régulation des tours de parole, de la maîtrise du temps, des rôles
de locuteur ou d’écouteur. Les règles sont établies et respectées : il n’est pas
question d’autoriser un enfant à déborder « son temps » parce qu’il en aurait
besoin, ou pour toute autre raison supposée : « les règles de planification
permettent aux maîtresses de refuser une demande de parole non inscrite,
elles contribuent pour les élèves à la compréhension du rôle de locuteur
principal » (p. 165). Après avoir souligné le paradoxe que l’on pourrait voir
dans l’importance du contrôle « par rapport aux objectifs de construction de
l’autonomie » (p. 166), I. Delcambre insère ce paradoxe dans deux modèles
pédagogiques : l’un étant basé sur l’idéologie de l’expression spontanée,
l’autre où l’oral est vu comme un travail qui articule autonomie et contrôle,
parole et écoute. Au-delà de la maternelle, cette importance pour les élèves,
est également mise en valeur par les travaux d’E. Nonnon : « Il ne s’agit
pas seulement d’une bienveillance tolérante, mais de la conviction que leur
parole est riche et constructive, au moins potentiellement » (E. Nonnon,
2004, p. 83 citée par I. Delcambre, 2007, p. 171). L’apprentissage de l’oral
va de pair avec l’apprentissage de l’écoute. Les maîtresses soulignent que la
capacité de l’écoute se construit à travers le « faire » de la parole : individu et
collectif sont engagés l’un envers l’autre. Les règles apparaissent bien comme
130 Anne-Marie Jovenet
classe d’élèves assis les uns derrière les autres, plus ou moins gesticulant pour
lever les ardoises au plus vite... La marque du travail est bien la continuité,
le désir d’arriver au but, la collaboration quand nécessaire, la production
d’une question ou d’un résultat qui sert aux autres… Ce sont des élèves qui
travaillent grâce aux mathématiques. Et le travail de chacun s’inscrit dans une
mémoire collective, qui garantit l’individu : le nom de chacun y est, mais la
conservation fait partie du patrimoine de tous…
Quid de ce collectif ?
D. Lahanier-Reuter construit un mode de description des interventions
des élèves à partir du modèle utilisé pour décrire les interventions du
maître. Elle justifie cette décision méthodologique en indiquant avoir
constaté que certaines positions d’élèves étaient des positions d’enseignants
(2007, p. 209). Cela donne une grille basée sur la forme des interventions
(déclarative ou interrogative), contributives (fournir des résultats, des
méthodes), en réaction aux discours (rejette, dénonce, évalue). Comparant
les réactions des élèves au discours d’autrui (reformule ou répète, incite à
modifier, à poursuivre, à publier, évalue), les différences entre deux types
de classe sont nettes. La différence est d’emblée située dans la définition du
collectif : « les élèves de Freinet interviennent régulièrement sur les discours
de leurs pairs. Les pratiques langagières dans ces classes de mathématiques
construisent un espace partagé, où les dialogues se croisent. C’est bien en
termes d’interactions collectives qu’il faut les envisager et non en termes de
dialogue ‘fermé’ maître/élève. » (2007, p. 211)
Résumons deux séquences. Mélanie fait des opérations sur les jours de
la semaine en attribuant à chaque jour de la semaine une valeur numérique
d’après le rang dans les jours de la semaine. Mélanie expose à la classe, mais
marque un temps d’arrêt… que le maître saisit au vol – non pour l’encourager
ou la rassurer – mais pour renvoyer la question à tous : « ‘ben on va chercher’ ».
Cet épisode est entièrement collectif. D. Lahanier-Reuter souligne que
« le maître cherche aussi seul à son bureau ». Là, le maître va reconnaître
publiquement une erreur de sa part, et elle note que cette phase s’achève (et
non l’ensemble du travail) lorsque la recherche devient officiellement celle
de la classe par le retour de Mélanie à sa place. La deuxième phase commence
par la demande d’un élève qui change la question. Les élèves ne vont pas
tous appliquer la même stratégie pour répondre à la question, mais le travail
collectif reste marqué par une « indifférenciation apparente des élèves et
du maître face à la tâche ». D. Lahanier-Reuter note alors que là, le maître
exprime des émotions : « Quel plaisir d’avoir trouvé ! », « Tu as bien fait de
132 Anne-Marie Jovenet
135
136 Anne-Marie Jovenet
dessus bleu je reconnaissais la salle et les murs donc même la structure des murs
ça me rappelle ça quand même ».
Tom paraît toujours enfermé dans son refoulé. Boris réussit à le transformer
en souvenir dont il peut parler… ce qui change dans son rapport à lui-même.
Ce qui rapproche Nas et Raïssa a trait aux événements douloureux qui
les marquent en même temps qu’à la manière de vivre ces événements, au
retentissement en elles. Le père de Raïssa est mort, elle se trouve maintenant
dans une famille recomposée, elle a déménagé plusieurs fois. Le père de Nas
est malade et vraisemblablement pour cette raison elle a du partir dans le sud
de la France, et donc quitter son école, ses amies. Au moment de l’entretien,
elle est revenue mais semble inquiète que cela ne recommence… Toutes les
deux se vivent comme victimes des événements mais aussi des autres à l’école
qui ne semblent pas comprendre ce qui les affecte et en rient. Elles se sentent
en insécurité et ont peur des autres. Nas dit : « y en a qui me tapaient, j’étais
obligée de rester dans les toilettes des filles parce que sinon ils me taperaient,
les filles, elles étaient méchantes elles arrêtaient pas de me pousser dans les
escaliers ». Raïssa dit : « j’ai pas envie qu’on me frappe, ça fait mal » On sent
que les autres sont une menace forte pour leur intégrité physique mais aussi
relationnelle. Nas explique « y en a qui me tapaient parce que j’avais des grosses
dents de lapin et plein d’autres choses qu’ils n’aimaient pas comme des baskets,
ils disaient ‘ils sont moches ces baskets !’» Pour Raïssa, le danger peut aussi
menacer l’image de sa mère : « j’ai pas envie de me faire frapper, d’avoir par
exemple un œil au beurre noir et après qu’on dise que ma mère elle m’a frappé
alors que ça sera pas vrai ».
Comme pour Boris et Tom ce qui va les différencier c’est le rapport
qu’elles entretiennent avec les activités de la classe. Pour Nas deux blocs
s’opposent, le tout mauvais au loin et le tout bon ici. Elle ne raconte rien,
elle est prisonnière de ce qu’elle ressent, et de relations interpersonnelles qui
l’enferment dans son statut de victime. À un moment elle dira : « oui les
enseignants ils me plaisaient mais les enfants non ». Quand on lui demande si
elle parle des raisons qui la font s’enfermer dans les toilettes : « tu le disais à
ton enseignant ? » elle répond : « si, mais la maîtresse elle disait rien du tout ».
Seules les retrouvailles peuvent lui donner le goût des autres : « j’ai retrouvé
mes copines et puis ils se sont tous jeté sur moi ». Raïssa est aussi très marquée
par les relations difficiles. Elle racontera à un moment avoir voulu consoler
la maîtresse remplaçante parce que les autres élèves l’avaient fait pleurer…
Pourtant quand elle se met à parler des activités de la classe, et notamment
de ce qu’elle aime : préparer une conférence, elle se dégage de ces relations
de besoins, pour entrer dans l’échange avec les autres, comme les activités à
Enfant en souffrance... élève difficile ? 139
partager : « j’aime bien faire de la musique avec mes copains ». C’est au bout
d’un certain temps une autre Raïssa qui se dévoile racontant qu’elle apprécie
que des choix soient possibles, vantant les avantages de l’autonomie. Une
autre Raïssa… pas tout à fait : elle va reparler de ce qu’elle aimait faire avec
son père, ce qui l’amène en parlant des conférences qu’elle a faites, à parler
de la nature et à dire tout naturellement : « j’aime bien tout ce qui est nature
et tout ça, j’aime bien parce que mon père il m’a beaucoup emmené dans les
forêts et puis dans les montagnes et puis il m’a appris plein de choses mais j’ai pas
retenu tout et c’est pour ça que … »
Telles qu’elles sont conçues, les activités de classe lui donnent le droit de
vivre, de désirer faire quelque chose avec d’autres et d’en éprouver du plaisir,
tout en s’autorisant à parler de son père, ce qui là aussi la réconcilie avec elle-
même. Nous faisons l’hypothèse que ce climat de travail en classe lui permet
de reconstruire en elle quelque chose que les séparations, et le sentiment
d’être victime des autres, avaient atteint.
Justine et Inès ne sont pas a priori des enfants en souffrance, pourtant
regarder ce qu’elles disent, peut éclairer des aspects restés un peu dans
l’ombre. Justine a changé de groupe scolaire parce que les classes de l’école
élémentaire sont partagées en trois lieux. Il semble que pour Inès ce soit
le choix de la pédagogie Freinet qui ait guidé ses parents. Toutefois le
rapprochement fait ressortir un certain nombre de fragilités. Toutes les deux
ont une certaine manière de parler de leurs difficultés, en glissant dessus.
Justine rit beaucoup, Inès passe rapidement d’un événement à l’autre. On
peut même dire qu’elles ont en commun certaines façons de ne pas dire
ouvertement ce qui est douloureux. Ainsi pour Justine le « noir » semble lié
à un événement particulier dont elle ne parle pas. « Des fois ça m’arrive d’aller
dans les tracteurs avec papa… des fois ouais surtout pendant les vacances parce
qu’après l’école ça fait un peu tard et il fait noir. — Tu as peur du noir ? — hum,
un peu, pas beaucoup, ça dépend des fois… y a rien qui me fait peur, enfin rien de
spécial, j’aime pas la couleur noire c’est tout ». Suit alors un silence que Justine
ne meuble pas en riant, ce qui est très rare, elle ajoute : « c’est surtout les bruits
que j’entends et que je vois pas qui me font peur ». Inès dit à propos du quoi
de neuf : « j’adore ça parce que ben c’est le moment où on peut raconter un peu
notre vie… des événements importants comme, je sais pas, ta meilleure copine
qui a déménagé en Belgique ou bien des trucs comme ça. — ça t’est arrivé que
tu aies une bonne copine qui a déménagé en Belgique ? — non jamais mais il y
a un autre événement mais c’est pas du tout la même chose… ». On voit pour
Inès et Justine, le discours recouvrir un événement douloureux non-dit dans
l’entretien, mais dans l’école Freinet cet événement peut être parlé au quoi de
140 Anne-Marie Jovenet
neuf. Toutes deux voudraient tout à la fois : pour Inès être dans cette école
mais encore dans l’autre pour aller en classe de neige avec les copines, pour
Justine être grande et rester petite ce qui permet de se cacher sous une table,
dit-elle... sans autre explication.
Le rapport aux autres semble avoir une grande part dans leur sentiment
d’être bien ou pas. Inès revient sur le quoi de neuf qui permet de parler à
toute la classe, plutôt qu’à sa voisine seulement, mais Justine insiste sur cette
peur du jugement des autres tout en s’en défendant : « ce que je n’aime pas du
tout, c’est aller au tableau, c’est pas que j’ai peur des autres, hein. Je suis pas à
l’aise, c’est tout… c’est parce que je suis devant tout le monde. Un peu, ouais, ça, à
cause de ça. J’aime pas quand les autres me regardent… c’est un peu, heu, un peu
gros… gros sur soi-même — c’est-à-dire ? — tous les regards sont sur soi-même
et puis ben, on se sent pas bien… » C’est sans doute le même regard qu’Inès
craint sur elle-même : « je bouge quand même assez mais c’est surtout les bras
et les jambes que je bouge, c’est pour ça que souvent mes stylos ils tombent » Elle
continue en disant que dans cette nouvelle école Freinet tout se termine bien,
peut-être mieux qu’ailleurs, mais cela elle ne le dit pas… « — c’est embêtant
quand tes stylos ils tombent ? tu te fais crier ? — ben non, non je le ramasse
comme ça ». Joignant le geste à la parole, elle disparaît sous la table pour faire
la démonstration… et ajoute : « ou alors des fois quand mon stylo il roule, il
roule, ben c’est les autres qui me le ramassent et puis après je dis ‘merci’ ». Si
au départ Justine et Inès semblent avoir le même profil de petites filles assez
silencieuses sur ce qui les atteint en profondeur, Inès montre dans l’entretien
que, dans cette école, elle fait l’expérience qu’elle peut le dire sans danger.
Avec Boris et Tom nous avons compris à quel point les adultes sont dans
l’erreur quand ils disent que « des enfants ça oublie vite ! ». Nous avons
perçu quelque chose de visible issu du refoulé… la grande salle où il s’est passé
des choses qui restent obscures, des violences de la part d’une femme qui lève
la main sur un enfant comme s’il était son « propre fils », des angoisses face à
un grand espace ouvert, où tout le monde peut entendre et se mêler de tout…
Avec Nas et Raïssa nous avons compris comment les souffrances familiales
débordent à l’école, non pas comme on le pense de façon simpliste parce
que l’enfant qui n’est pas bien dans sa peau, devient agressif envers les autres
selon le mode de la vengeance. Nous avons compris que l’angoisse qui habite
l’enfant, de n’avoir pas sa place dans la vie familiale devient une angoisse de
n’être rien nulle part dès qu’une moquerie surgit…
Avec Justine et Inès nous avons compris comment la peur qui habite un
enfant peut ne pas avoir « bonne presse » dans certains modes éducatifs
Enfant en souffrance... élève difficile ? 141
L’environnement pédagogique
Nos premiers travaux nous ont conduit à présenter cette pédagogie Freinet
comme « traitement de la souffrance » ( Jovenet, 2007, p. 76) Là continue
l’inattendu… n’avons-nous pas dit précédemment que les enseignants Freinet
ne cherchaient jamais à « repérer » les élèves pour leurs particularités, et
encore moins à leur apporter un traitement particulier…
Y. Reuter (2007, p. 15) avait présenté les principes de fonctionnement
de l’école en ciblant l’apprentissage comme lieu d’interaction entre
l’institution, l’enfant/élève et le maître. Notre analyse s’inscrit dans ce même
lieu d’interaction mais vise la façon dont le refoulé se traduit (ou se trahit…)
à travers le corps. Nous n’avons pas oublié ce que dit Nasio aux psychologues
scolaires réunis en congrès à Nancy : apprendre à parler ce « code propre à
chaque humain [...] si nous voulons accéder à l’inconscient de notre patient,
adulte ou enfant » ( J.-D. Nasio, 2000, p. 283). Le corps présent dans la classe,
le corps observable pendant l’entretien est un corps qui agit et qui ressent, un
corps traversé de désirs conscients mais aussi de sensations inconscientes.
Dans cette école, l’enfant trouve un espace-temps qui recrée la sensation
d’un corps qui a sa place. L’espace est ouvert parce qu’il permet à l’élève de
regarder au loin. Sans doute est-ce un des aspects dont les adultes pourraient
ou devraient mieux mesurer l’importance. L’élève aime pouvoir regarder par
la fenêtre, c’est-à-dire n’être pas dans un lieu obscur avec rideaux tirés. Dans
cet espace il peut se déplacer soit à l’intérieur de la classe (et pas seulement
pour aller au tableau ou venir au bureau de l’enseignant quand celui-ci le
demande) il peut se déplacer pour trouver le matériel dont il a besoin, pour
imprimer un texte, ou même pour correspondre avec un autre élève à propos
de son travail. Il peut aussi sortir de la classe pour se rendre dans un autre
endroit de l’école réservé à certaines activités. Dans ces déplacements, le corps
n’est pas contraint. S’il l’est, c’est parce que l’élève ne mérite pas les droits liés
à son statut d’élève autonome. Mais dans ce cas, l’élève sait comment il peut
faire pour retrouver ce statut. Les besoins du corps de chacun sont également
respectés. Nous avons pu souligner qu’interdire régulièrement à un élève de
« bouger sur sa chaise », de gesticuler, comme le contraindre à des postures
rigides, pouvait provoquer des attitudes répétitives qui prennent l’allure
142 Anne-Marie Jovenet
pour décrire ce qui caractérise aussi le respect porté aux élèves, il faut ajouter
l’absence d’humiliation publique, de mots qui rejettent, qui stigmatisent, qui
comparent.
Parlant le code propre à l’image du corps on peut dire que l’enfant peut se
sentir exister de façon solide, stable. Il a sa place et crée une unité en lui entre
son soi enfant et son soi élève. Parlant le langage de la pédagogie Freinet, nous
pouvons dire que c’est le mode de travail qui crée ces conditions d’un soi
stable et solide. Chuchoter est nécessaire pour respecter le travail des autres et
pouvoir se concentrer sur le sien. Devenir autonome et pouvoir se déplacer est
d’abord un mode de travail. Avoir un plan de travail et respecter le rythme des
autres est au service d’un apprentissage coopératif. C’est ici qu’apparaissent
les liens des élèves entre eux. Quand la compétition est à l’œuvre, l’élève est
dans un rapport de comparaison aux autres, il est dominé ou dominant et
cherche à passer de l’un à l’autre, il voit les autres comme des concurrents.
Être pris en flagrant délit d’erreur ou manifester son incompréhension par un
« pourquoi » ou un « je ne sais pas » est une manifestation de faiblesse qui
ramène dans le clan des dominés… Et là, apprentissage et relations aux autres
sont intimement mêlés… Les relations aux autres vont ramener l’enfant en
souffrance à sa position d’enfant devant un « pourquoi » qui n’a pas le droit
de demander une réponse, de montrer ce qu’il ressent.
beaucoup de bien, ne pas oser demander : « je savais pas du tout ce que ça
voulait dire présentation de conférence et recherche math, je savais pas ce que
c’était, on m’a dit ‘alors vous faites vos recherches’ je me sentais bien embarrassé
alors je voyais des filles avec leur compas en train de faire des rosaces [...] je croyais
que c’était de l’art plastique mais non c’était des recherches maths et je me suis
fait gronder ». Il ne savait pas et apparemment n’ose pas demander. En effet,
de l’école précédente subsistent les interrogations à propos des interdits ou
des punitions : « on m’avait puni, on m’avait mis sur un pneu qu’on mettait
à côté des maîtres pour punir les gens [...] on m’avait obligé ». Il ne semble y
avoir pour lui, aucune explication à ce mode de punition où l’élève doit rester
immobile à la vue de tous, juste une obligation.
Mais il y a aussi des explications qui n’en sont pas, des modes d’appré
hension du vocabulaire, pour le moins étranges sur le plan scolaire, des
personnalisations de la transmission d’un savoir qui engendre la honte. Ainsi
il raconte : « la maîtresse a dit ‘solitaire ?’, ‘solitaire c’est quelqu’un qui reste
tout le temps seul’ et après elle nous a demandé c’est qui dans la classe qui est
solitaire ?, ben moi j’ai levé le doigt comme ça, parce que je savais que personne
ne voulait me parler et puis après la maîtresse elle m’a dit ‘c’est parce que tu ne,
tu ne parles pas aux gens, tu ne cherches pas à voir les gens’ et toute la classe a
dit ‘oui’ »
L’image d’une spirale des non-dits et de l’incompréhension permettrait
de relier ces différents exemples. L’élève est devant un « pourquoi ». Lui-
même se sent menacé. On voit ainsi des élèves dire : « je sens qu’on ne m’aime
pas, je ne sais pas pourquoi » ou encore « j’ai l’impression qu’on voulait pas de
moi ». S’il demande, il n’a pas de réponse. Il peut alors se dégager une sorte
de sentiment d’être victime. Il est maintenu dans le secret Il peut aussi penser
que si on ne lui répond pas c’est que l’objet en question est marqué par la
honte, et lui-même également puisqu’il est maintenu à l’écart. Il y a aussi
ces pseudo-réponses qui n’en sont pas… ou ces explications détournées…
Là l’élève se sent étranger à ce monde scolaire qui ne semble pas décidé à
l’intégrer.
À travers ces « pourquoi » l’élève cherche un lien entre ce qu’il vit,
ce qu’il ressent et ce qu’il est. Il tente de comprendre ce qui lui arrive, qui
n’arrive pas aux autres, du moins c’est ce qu’il pense. Les autres élèves autour
de lui sont dans une situation meilleure, ils sont plus appréciés des maîtres,
ont plus de copains. Puisque la parole lui est interdite, il peut le montrer par
son comportement. L’élève cherche à se comprendre lui-même et tente de
garder ou de retrouver son unité. Mais les « pourquoi » sans réponse vont
rejoindre ceux de la vie de l’enfant. Dans les entretiens menés à propos de
Enfant en souffrance... élève difficile ? 145
ces changements d’école, ils concernent les choix des parents, les décisions
familiales qui entraînent déménagement, pertes de repères et des amis, entrée
dans l’inconnu… Ils rejoignent aussi les « pourquoi » à propos de la maladie,
de l’avenir, de la mort. L’enfant comme tout être humain reste devant une
interrogation : pourquoi moi ? Pourquoi nous ? Comme Marc, qui entend les
« paroles de prétendue consolation » certaines paroles vont l’enfermer plus
fortement dans sa solitude. Celles que nous venons de citer à propos du mot
« solitaire » sont de celles-là.
Dans cette école aucune question n’est laissée sans réponse. Les
« pourquoi », les décisions concernant le règlement de la classe sont débattus
lors des conseils de classe ou d’école, réajustés collectivement. Mais ce qui
compte davantage encore, parce que c’est le cœur de la vie de la classe, les
« pourquoi » deviennent centraux dans le travail coopératif. Comme nous
l’avons vu dans les recherches mathématiques, partir du « pourquoi » d’un
autre, fait progresser l’ensemble, qui se pose de nouvelles questions, cherche
de nouvelles stratégies, « une autre machine » pour résoudre le problème.
Tâtonnement expérimental et coopération se rejoignent pour une démarche
où le « pourquoi » est valorisé.
C’est là un deuxième pilier de l’inattendu : le « pourquoi » si fréquent
pour l’enfant en souffrance, n’existe pas dans cette école. C’est un lieu de sa
vie où l’enfant apprend qu’il est légitime d’avoir des « pourquoi » et même
que ces « pourquoi » mis en commun vont faire progresser le savoir… Là
où il se croyait coupable de demander et d’attendre des réponses, il apprend
qu’il peut être fier de « chercher pourquoi ». On peut en déduire que dans
cette pédagogie, le « soi élève » et le « soi enfant » sont reliés, et poussant
plus loin le raisonnement, affirmer que de l’élève, renaît l’enfant. L’enfant
retrouve dans cette pédagogie l’idée qu’il est légitime de savoir, et donc de
chercher : le désir peut reprendre sa place.
L’attitude de l’enseignant
Qu’en est-il du rôle du maître dans cette reconstruction ? Le maître
s’engage-t-il dans une relation personnelle à l’enfant pour l’aider à devenir un
élève qui retrouve la confiance en lui ? Pour beaucoup d’élèves qui quittent
une école où ils se sentaient rejetés, humiliés par l’enseignant, l’arrivée dans un
autre cadre les soulage. Mais nous avons souvent constaté qu’ils remplacent
cette relation, par une autre forme de dépendance : ils se raccrochent de
toutes leurs forces au nouvel enseignant qui, lui, est gentil, ce qui au mieux ne
les engage pas dans une relation avec les autres, et au pire, les en sépare sous
l’effet d’une rivalité.
146 Anne-Marie Jovenet
N’en étant plus maître non plus, selon cette démarche de prise en charge
extérieure, il en devient encore plus victime. À l’école Freinet, (parce que)
ces souffrances personnelles ne sont pas rendues publiques par un tiers [...]
l’enfant reste propriétaire de ce qui lui appartient. Il peut en parler, quand il
veut, comme il veut, il peut s’opposer à ce que cela soit rendu public » (A-M
Jovenet, 2007, p. 78).
Le fonctionnement de l’enfant/élève
Dans le mode de fonctionnement de l’école, qui fait de l’enfant un
individu citoyen, qui peut s’exprimer dans les conseils, établir des règles et
discuter avec les autres de leur application, l’enfant découvre l’importance
de sa participation aux décisions collectives. Il a participé au choix d’une
loi ou d’une règle dont les conséquences peuvent un jour peser sur lui. La
contrainte ne vient pas d’un pouvoir inconnu, d’un individu qui impose
Sa loi. Les élèves sont en quelque sorte les auteurs de quelque chose dont
ils vont bénéficier. L’élève qui se sentirait victime d’une injustice, sait qu’il
pourra exposer son différend au conseil, il n’est pas en position d’attendre
uniquement de l’enseignant qu’il s’occupe de régler son problème. De ce fait
les plaintes et les recours à l’adulte disparaissent.
Du point de vue des apprentissages on peut souligner que les moments de
plaisir souvent restreints aux résultats et aux performances dans un système
classique et compétitif, sont ici beaucoup plus variés. Il y a le plaisir de pouvoir
choisir le thème d’un écrit, d’un exposé, d’une conférence, et donc de faire
des recherches documentaires sur un objet important pour soi. Ce choix
– de faire une conférence sur son pays d’origine, de rapporter les réponses
aux questions posées aux soignants lors d’un séjour à l’hôpital – parce qu’il
est respecté, n’est pas seulement un moyen d’accrocher les apprentissages à
ce que connaissent les élèves, mais donne de la valeur à chaque enfant/élève,
chacun ayant droit à ce même respect. Les liens entre eux en sont évidemment
modifiés. Au plaisir centré sur le résultat, se substitue le plaisir d’un travail
guidé par un intérêt personnel, autrement dit le plaisir de la recherche !
N’y a-t-il aucune valorisation du bon travail de l’élève, à l’image de ces
jours de fin juin qui paraissaient si tristes à l’infirmière scolaire parce qu’aussi
calmes que les jours précédents… Certes il n’y a pas de compétition, pas de
notes, mais il y a l’appréciation collective du travail présenté qui peut conduire
à ce que les élèves disent « c’est pas bon, il faut refaire » parce que l’objectif
est que l’ensemble des travaux participent à une œuvre commune. C’était
cela l’éducation du travail, décrite par C. Freinet. Le travail doit être bien fait
pour valoriser la communauté qui l’a produit et cette valorisation du travail
148 Anne-Marie Jovenet
attirer l’attention sur un autre constat. Nous avons souligné les points positifs
en même temps que la disparition de points négatifs. L’élève participe aux
décisions collectives : les plaintes et les recours à l’adulte disparaissent.
L’élève choisit les thématiques qui seront supports de ses apprentissages, ce
n’est pas de la seule adéquation de ses performances et de ses résultats au
programme prévu pour lui que lui vient le plaisir d’apprendre. L’élève, tel
qu’il est, participe à la construction collective du savoir. Ce ne sont pas ses
résultats qui le positionnent comme élève emblème du « niveau » de la
classe ou mandaté pour aider les autres dans l’appropriation du savoir. De
cet ensemble de remarques nous avons montré que les pré-requis habituels
étaient inversés : l’enfant en souffrance qui vient dans cette école a du pouvoir
sur sa vie d’élève. Son soi/élève et son soi/enfant sont reliés.
ont rendu évident – c’est que son efficacité est à analyser avec une autre grille
de lecture.
Ces enfants que nous qualifions d’enfants en souffrance, sur des critères
éducatifs définis, ont dit :
… aimer « les procédés », les échanges avec les autres à propos des
textes, des conférences, des exposés… le temps pris pour connaître la
vie des autres,
… aimer que la liberté leur soit laissée par le maître, de mettre ou pas
dans le cahier, s’ils pensent que c’est personnel
… aimer l’échange à propos de leurs textes, qui leur permet de mieux
connaître les autres,
… aimer lire aux petits, aimer être vraiment écouté,
… aimer les réunions de classe où on peut discuter des choses qui
sont bien ou pas bien pour les élèves, aimer l’union des deux écoles
maternelle et élémentaire,
… aimer que le maître prenne le temps de regarder, de donner son
avis,
… aimer que les règles soient connues.
Ils ont laissé paraître leurs sentiments, ils ont osé dire qui ils étaient.
Cette autre grille de lecture, est celle qui s’appuie sur une réelle connais
sance de qui sont ces enfants en souffrance. Elle nous permet de commencer
à comprendre pourquoi cette pédagogie a un effet bénéfique sur eux.
155
Chapitre 7 :
Du lien entre le soi adulte/enseignant et le soi enfant/élève :
les aléas d’un cheminement collectif
157
158 Anne-Marie Jovenet
d’enseignant ». De façon plus pointue elle insiste pour dire que « le but de
ce travail est de cerner les contours du lien didactique pour le dégager, autant
que faire se peut, des liens imaginaires dans lesquels il risque de se perdre »
(p. 93). Et ces liens imaginaires sont ceux que tisse l’inconscient à notre insu.
Pour bien comprendre ce qui est jeu, il faut revenir sur quelques concepts
de base. Comme dans la thérapie, ou dans l’entretien de recherche individuel,
le type de parole visé est l’association libre. À l’origine, le terme désigne une
parole en opposition à l’interrogatoire médical. Dans le contexte des débuts
de la psychanalyse, Freud découvre avec la thérapie menée par Breuer le rôle
de la parole : elle révèle les liens entre traumatisme et symptôme. Mais au
temps de l’hypnose ce n’est qu’une parole sous hypnose : à l’état éveillé le
patient n’est plus capable d’associer clairement traumatisme et symptôme,
n’est plus capable de se souvenir, même si Bernheim un autre médecin qui
pratique l’hypnose à Nancy affirme que ce serait possible. Ce faisant, il
procure à Freud un grand désarroi : « comment se faisait-il que les malades
eussent oublié tant de faits de leur vie extérieure et intérieure et qu’ils pussent
cependant se les rappeler lorsqu’on leur appliquait la technique sus-décrite ?
(Freud, tr. fr. 1950, p. 37) en même temps que sa découverte fondamentale
qui est l’existence du refoulement : « Tout ce qui était oublié avait été
pénible ou bien effrayant ou bien douloureux ou bien honteux au regard
des prétentions qu’avait la personnalité. L’idée s’imposait d’elle-même :
c’est justement pourquoi cela avait été oublié, c’est-à-dire n’était pas resté
conscient » (p. 37). La thérapie psychanalytique s’adressera à un sujet éveillé
qui est invité à dire ce qui lui vient à l’esprit sans se mettre de barrières. Pour
mener une recherche inspirée par la psychanalyse, c’est ce même type de
parole qui est sollicité en demandant aux enseignants de venir au groupe de
parole « sans rapport écrit et sans préparation » (p. 92)…
Ces associations vont permettre l’insight de la méthode psychanalytique
dont Blanchard-Laville (2001, p. 184) reprend les définitions à Mannoni
et Segal : « Insight veut dire perspicacité d’après Octave Mannoni (1980).
Dans l’usage psychanalytique du mot, on pourrait le traduire par ‘intuition
sur soi-même’. Pour Hanna Segal (1987) l’insight analytique consiste
en l’acquisition d’une connaissance au sujet de son propre inconscient,
connaissance acquise par le moyen d’une expérience consciente ». Je pourrai
compléter en disant que l’insight libère en faisant prendre conscience de
cette liberté. Si cet insight s’accompagne parfois de rires, remarquons qu’il
y a rire et rire dans ce genre de groupe ! Les rires qui ponctuent le résumé de
la découverte ne sont pas de la même nature que ceux qui aident à cacher son
désarroi. Nous en reparlerons…
Enfant en souffrance... élève difficile ? 161
Faut-il évoquer le transfert dont on sait que Freud après l’avoir pris pour
un inconvénient, en fait le moteur de la cure et le contre-transfert en qui il
voit un résultat d’une analyse inachevée dont il faut se débarrasser ? Quand
Blanchard-Laville définit le rôle de l’animateur du groupe, ces termes sont
absents. L’animateur occupe une place à part, il ne se pose pas « en détenteur
d’une vérité quelconque » (p. 95), ne donne pas d’avis sur ce qu’il aurait
fallu faire en pareil cas… Quand « on attend que tombe la bonne parole du
maître (… il doit) résister à cette pression » (p. 95) autrement dit il doit
« décoder » qu’il s’agit là d’une demande ayant à voir avec le transfert…
« dans le discours des participants il repère les signifiants particuliers utilisés,
les lapsus, les associations personnelles de chacun… (et doit donc) éviter de
se laisser happer »… (par la réalité du discours qui ne sert) qu’à masquer
les significations latentes pour chacun » (p. 96). Autrement dit il doit avoir
à l’esprit que s’entremêlent conscient et inconscient dans le discours, c'est-
à-dire les mêmes ingrédients que ceux qui composent transfert et contre-
transfert : sentiments éprouvés face à une présence réelle d’une personne qui
se confond avec une autre dans un déplacement inconscient. Pour compléter
cette présentation du groupe décrit par Blanchard-Laville il peut aussi être
utile d’avoir en tête un autre chapitre de cet ouvrage de 2001 où il est question
de ce que j’appellerais l’aspect positif des manifestations transférentielles
chez l’observateur/chercheur : « nous utilisons en priorité les enseignements
fournis par nos mouvements psychiques contre-transférentiels de chercheurs,
quels que soient les instruments techniques d’aide à l’investigation… Ces
mouvements intérieurs sont suscités chez les chercheurs soit parce que leur
‘font’ au niveau psychique les dialogues et les interactions entre l’enseignant/e
et les élèves observés, soit par ce que leur ‘font’ leurs gestes, leurs postures, les
regards qu’ils échangent, leurs mimiques » (p. 196).
Quels sont donc les éléments qui vont influencer la construction du
dispositif proposé aux enseignants de l’école Freinet ? La réponse tient
autour des éléments empruntés à la psychanalyse : mon objectif est de
favoriser l’association libre, l’insight, le tissage de paroles entre participants.
Cet objectif a pour moi une obligation non négociable : le groupe doit
être animé par quelqu’un qui a fait une analyse pour qu’il soit capable de
repérer dans l’ici et maintenant de la séance, les méandres de l’inconscient et
essentiellement les différentes formes de paroles qu’à l’aide de Freud, je classe
en trois registres. Citons d’abord celles qui conduisent à laisser émerger
le refoulé, à oser dire quelque chose de soi qu’on n’a pas encore formalisé
vraiment, qu’on s’entend dire. Citons en deuxième lieu, et bien au-delà de
ce qui amuse ou énerve le grand public les paroles qui révèlent lapsus ou
162 Anne-Marie Jovenet
actes manqués, tout ce qui dans l’entretien de recherche comme dans « la
vie quotidienne » montre un langage qui se trouble avec ses hésitations, ses
phrases mal construites, ses mots qui s’arrêtent en cours de route, le fil de
la question qui se perd : le refoulé surgit de manière déguisée. Enfin il faut
être capable de repérer une troisième catégorie de paroles : celles qui font
barrage au refoulé, celles dont Freud a prévenu les médecins qu’il ne fallait
pas les mettre au compte de l’oubli. La méthode « semble échouer : le malade
s’arrête brusquement, hésite et prétend n’avoir rien à dire… une observation
minutieuse montre qu’un tel arrêt des associations libres ne se présente
jamais. Elles paraissent suspendues parce que le malade retient ou supprime
l’idée qu’il vient d’avoir, sous l’influence de résistances revêtant la forme de
jugements critiques » (Freud, tr. fr 1969, p. 34). Freud recommande alors au
patient de renoncer à toute critique sur lui-même et de se laisser aller à dire ce
qui lui vient à l’esprit, « même s’il pense que c’est inexact, hors de la question,
stupide même, et surtout s’il lui est désagréable que sa pensée s’arrête à une
telle idée » (p. 35). On sait que cette troisième catégorie de paroles peut
se présenter sous des jours différents pendant les entretiens de recherche.
Pour faire barrage à lui-même, le patient (pour Freud), l’interviewé ou le
participant (ici) peut avoir recours au discours rationnel où démonstrations,
justifications, argumentations s’enchaînent, ou encore à un discours descriptif
où les moindres détails sont donnés. Contrairement à ce qu’on pourrait
penser, quand « le sujet n’a plus rien à dire »… ce n’est pas le silence qui
est caractéristique de cette posture, mais plutôt le flot de paroles. Toutes ces
formes s’apparentent aux résistances : le sujet fait barrage au refoulé.
À travers cette situation inédite, l’animateur doit être capable de décoder
rapidement les manifestations de transfert, de demande, de sollicitation
comme de rejet, qui lui sont adressées, de les décoder comme telles et
de les accepter… c'est-à-dire être capable de « voir » l’inconscient là où
d’autres prendraient pour argent comptant les affirmations du sujet comme
résultant d’une seule décision volontaire. Seule l’analyse personnelle prépare
à cette position. Pour être plus claire je m’appuierai sur la définition que
C. Blanchard-Laville emprunte à Enriquez dans un article paru sous le
titre l’approche clinique d’inspiration psychanalytique : enjeux théoriques et
méthodologiques (1999) « Inconscient (il n’est pas inutile de le rappeler)
ne signifie pas inconnu ou non exprimable, mais, désigne des phénomènes
qui, même repérés, agissent pourtant avec une force et une intensité non
maîtrisables et dont les effets sur les conduites persistent, bien que les causes
aient disparu, et qui surtout obéissent à une logique propre » (1999, p. 18).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 163
2.– Cliopsy est le sigle qui désigne colloques organisés et revue électronique produite par un
groupe de chercheurs se réclamant de la clinique d’orientation psychanalytique dans le
champ de l’éducation et de la formation (voir l’éditorial présenté dans le n° 1 de 2009 :
www.revue.cliopsy.fr).
Enfant en souffrance... élève difficile ? 167
analyse cette ambiance générale comme les « signes multiples montrant que
la confusion psychique entre le soi-élève et le soi-enseignant (est) forte chez
les participants, comme en témoignent ce genre de plaisanterie : « on est
comme des gamins ! » ou encore la question d’un autre à propos du terme
« proposer » qu’il a utilisé pour présenter les règles du groupe : « je ne
veux pas être provocant, mais est-ce de la gêne à l’égard des enseignants que
vous éprouveriez ? » (p. 111). L’auteur écrit qu’il s’est senti « briseur de
rêves » qu’il a éprouvé des craintes de démolition d’une équipe qui travaillait
réellement ensemble… et il conclut que « l’accompagnement clinique des
pratiques renvoie à une expérience de responsabilité, d’engagement des
personnes sur la voie d’une élaboration psychique qu’elles acceptent de
découvrir – comme dans une psychothérapie ou une analyse – expérience
qui induit de nouveaux liens entre affects et pensée » (p. 111).
J’ajouterai ici qu’habite dans mon inconscient une scène douloureuse
prête à resurgir de façon agressive, de ce genre de groupe décidé « d’en haut »
où les participants, au nombre desquels j’étais – bien avant ma découverte
de la psychanalyse, sont invités à parler… pour accepter une décision qui
s’impose à eux, et que cette image se réveille avec cette lecture.
là ». Chacun revisite son « soi » : des liens entre « soi personnel » et
« soi professionnel » apparaissent. Deux ou plusieurs personnes se sentent
solidaires dans la manière de vivre une situation : elles l’expriment.
À un troisième niveau se construit le lien entre la co-construction d’un
soi entier et la co-construction d’une équipe pédagogique. Quand X raconte
quelque chose, Y peut dire : « voilà ce que j’éprouve en t’entendant ». Il
n’est plus dans l’examen du « faire » comme au premier niveau : « j’ai mal
fait, j’aurais dû, j’aurais pas dû », il peut parler de ce qu’il est en racontant
ce qu’il fait, et se constituer comme être unifié. Ce faisant il invite l’autre
à entrer dans cette dynamique nouvelle. Les participants sont invités au fil
des réunions à situer leur parole au troisième niveau. Passer d’un niveau à
un autre, vise à créer le groupe d’une façon plus profonde et à renforcer la
conscience de participer à une autre façon d’envisager la coopération. À la
technique de l’association libre empruntée à la thérapie individuelle, s’ajoute
une composante d’élaboration de ses sentiments et de sa pensée quand le
sujet est confronté à un « autre » inséré comme lui dans la même situation
d’enseignement.
En acceptant de laisser transcrire et analyser leurs propos, ils entrent dans
une démarche qui modifie ou produit de nouvelles connaissances portant
sur le lien entre la co-construction d’un soi entier et la co-construction
volontaire d’une équipe pédagogique. D’une certaine manière ils quittent
cette « logique de promotion » vis-à-vis de laquelle était émise une petite
réserve dans les conclusions de la recherche (Y. Reuter, dir. 2007, p. 250)
pour entrer dans un dispositif source de progrès pour eux-mêmes et l’école.
3.– Pour plus de clarté, à chaque séance citée nous indiquerons entre parenthèses année x
séance x.
4.– Nous utiliserons dans la plupart des exemples, le masculin générique pour préserver du
mieux possible l’anonymat et nous utiliserons P1, P2, P3, pour désigner les interventions
des participants selon leur ordre de succession à chaque séance.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 173
pour un adulte. Mais les explications avancées ne font pas taire « l’expression
de soi » du premier participant (P1) qui a exposé l’exemple et un dialogue
entre ces deux enseignants s’engage « oui mais inconsciemment je crois que
ça me perturbe quand même parce que comme je suis parent, je crois que ça me
perturbe parce que justement ce que tu dis c’est exact, parce que je la vois plutôt
souriante, elle a plus mal au ventre, elle est tout le temps présente, je me dis
‘elle perd sa mère elle est comme ça !’ alors moi je suis parent, alors peut-être je
me mets à la place de Mme C, et du coup ça fait bizarre ». P3 lance alors une
remarque sans doute destinée à soulager l’atmosphère : « tu meurs… que ton
gamin soit content ça t’embête ! » Il faut souligner ici qu’entre cette remarque
et la suivante, il n’y a eu ni manifestation de soulagement, ni rire… Le mot
d’esprit n’a produit ici, aucune coupure dans l’expression de soi : l’enseignant
ose montrer le conflit en lui entre une attitude pédagogique courante et une
attitude adaptée à la situation, entre le vouloir conscient et l’inconscient
« ben voilà, du coup je la critique moins, je suis moins dur avec elle dans, je
pense, enfin je suis pas moins dur dans son travail parce que y a une compassion,
tu disais ça mais inconsciemment, pourtant je me force », ce qui va amener P3
à reprendre la question en termes de bonne attitude à avoir : « et de coup-là
c’est, bon c’est une vraie question posée à l’enseignant : quel statut, implicite, on
doit essayer de ne pas donner à un enfant tout en prenant en compte ben sa vie ».
S’ensuit une réflexion assez longue de ce participant sur la reconnaissance du
statut d’égalité dans l’exigence, à conjuguer avec l’attention à porter à chaque
situation difficile particulière.
Son intervention est ponctuée d’un silence. Après un temps d’échanges
autour de la difficulté pour un élève d’avoir une mère gravement malade,
j’interviens. Mon but est d’attirer l’attention des participants sur un
événement important qui vient de se passer dans le groupe grâce à la façon
dont P1 a parlé de cette situation : « Moi je trouve que c’est très intéressant ce
que t’as dit là parce que, en fait pour deux raisons, la première au début t’as dit je
sais pas très bien ce que je dois faire ou si je fais bien, c’est une question récurrente
à chaque fois qu’on amène quelque chose qu’on a fait, on se dit : qu’est-ce que je
devais faire, est-ce que j’ai bien fait ? Ensuite t’as dit que ça te renvoyait à ton
rôle de parent cette affaire-là et donc là je trouve ça intéressant, parce que c’est
vrai inévitablement, mais en même temps ça serait très étonnant au fond que on
considère l’élève comme un enfant, qui fait des choses, qui les apporte à l’école,
que dans le même temps on considère pas l’enseignant comme vivant des choses
aussi en dehors, qui interfèrent avec son métier ».
On peut aussi remarquer que dans l’échange, comme dans la classe, tout
est mêlé : l’interrogation sur l’élève, l’interrogation sur soi, et sur ce qui est
174 Anne-Marie Jovenet
neveu qui me fait penser par son comportement, tout à fait à lui, qui est dans une
école dans les S, et ça se passe très mal à l’école, et j’ai tendance soit à me dire par
exemple si B était chez nous, comment y pourrait être, parce qu’en fait M, enfin
moi je pense que je l’accepte tel qu’il est, quoi ce gamin, même s’il perturbe la
classe, même si/ » Le premier participant coupe la parole pour dire « c’est un
gamin qui a plein de richesses ». On notera que l’enseignant ayant rapporté
le cas de l’élève qui a écrit un texte « Ma colère » cherche ici à rassurer sa
collègue, à faire taire ses inquiétudes plutôt qu’à les laisser s’exprimer et à
les entendre comme l’écho de l’adulte présent dans l’enseignant, adulte qui
s’inquiète des retombées parfois violentes dans le milieu familial de ce qui
aurait été signalé par le milieu scolaire. Mais l’enseignante ne se soumet ni
à la parole de réassurance « c’est un gamin qui a plein de richesses », ni à la
question qui vise à mettre en évidence ce qu’il fait. Elle entre dans une parole
qui ose partager avec les collègues, quelque chose du soi profond.
d’être atteint, et la rencontre avec l’autre réel est détournée au profit d’une
rencontre « projetée » avec l’autre. L’utilité de la réflexion sur soi ne
« profite » pas à la relation avec l’élève. La preuve est que toute tentative
de « réassurance » ne dissipe aucune inquiétude : la crainte de mal faire
ne disparaît pas. Injonction de résultat comme injonction à « dégager son
soi », contribuent à nier la coopération. « Se prouver à soi-même qu’on a
eu raison de ‘faire ainsi’, voir tout obstacle comme un défi ne conduit pas
à la coopération, mais à un calcul de probabilité pour une plus grande
reconnaissance individuelle » (A-M Jovenet, 2011b). La question a aussi à
voir avec l’acquisition des savoirs. On pourrait croire que l’exemple de l’élève
qui perd sa mère, n’est qu’un fait en marge de la classe. Pourtant on peut
se demander : qu’apprend l’enfant dans cette expérience de dépassement,
de réserve, de solitude, qu’apprend-il sur la vie, la mort, les liens entre les
choses et les humains, comment apprend-il à se connaître dans de nouvelles
circonstances de vie, qu’apprend-il des attentes des autres à son égard, du
respect de sa liberté de s’exprimer. Il semble qu’un certain savoir puisse
s’élaborer dans la classe, parce que l’enseignant n’a pas rejeté la question
comme de l’ordre du « purement affectif ».
À l’issue de cette seconde année, on peut donc dire que le processus semble
bien enclenché. « Quand peut se dire ce qui est tu ailleurs… la recherche a
tout à y gagner » (A-M Jovenet, 2011a).
ça ! », « le problème c’est qu’on n’a pas d’autre repère ». J’ai l’impression
d’assister à une litanie de cas difficiles arrivés dans cette école… et à une
démonstration de la transformation grâce à la pédagogie, à la confiance en
eux, au groupe, au temps… recherche de démonstration de l’ordre du « voilà
ce qu’on sait faire nous avec des gamins comme ça » alors qu’ailleurs « ils
y croient pas » sinon le temps d’une expérience : « une belle parenthèse ! »
J’ai le sentiment qu’aucun participant ne semble entendre la souffrance
dite, et que l’attitude du groupe renforce l’enseignant en question dans sa
démarche de raisonnement. Je tente de rappeler que les propos restent dans
le premier niveau de parole, celui des solutions : « depuis un petit moment,
chercher comment ça marche, chercher pourquoi ça marche pas » mais
l’enseignant me coupe : « ben, parce que, je défends ça, je défends ça parce que
alors, enfin t’as raison de corriger ». C’est en faisant la retranscription de la
séance, que je décide d’une intervention appelée familièrement « un coup de
poing sur la table » !
L’issue de ce rappel sur la parole attendue dans le groupe, s’avère
favorable. Les participants qualifieront cette séance (année 3, séance 2) de
« belle séance ». Le premier participant qui s’exprime dit avoir réfléchi à
une question posée par le chercheur à la séance précédente : « qu’est-ce que
ça te fait ? — Quand j’expliquais que je ne comprenais pas qu’il avait toutes les
armes pour travailler et que je comprenais pas pourquoi il y arrivait pas, tu m’as
dit : ‘qu’est-ce que ça te fait ?’ ben pareil, sur le coup je voyais pas mais bien sûr
j’y ai réfléchi après, ça m’a même xx (rire) et je pense que c’est lié au fait que j’ai,
quelque part dans mon éducation on n’a pas le droit de ne pas travailler quand
on est bon élève, voilà je pense que c’est lié à ça, j’y ai beaucoup pensé et c’est
vrai que quand on a les armes, voilà dans mon éducation dans ce que j’ai reçu
de mes parents ‘si t’es bon ben de toutes façons tu peux pas xx de toutes façons
c’est normal que, c’est normal que t’aies des bonnes notes’, j’ai toujours reçu cette
éducation-là ce qui fait que j’ai toujours plus de difficultés à travailler avec un
enfant qui a tous les potentiels et qui s’en sert pas, qu’avec un enfant qui a des
difficultés mais qui fait des efforts par exemple ». Un temps de silence s’installe
suivi d’un mot « Voilà ».
Citons un autre exemple : « un enfant qui est en difficultés, souvent c’est
dans la relation individuelle, ou duelle quand on est dans un texte un peu
compliqué ou un exo de math, un truc comme ça euh la situation de forçage
(insiste) elle est, moi j’ai du mal à la, j’ai quelque fois l’impression d’avoir du
mal à l’abandonner et ça, c’est vrai que ça me refait penser quand j’étais gamin,
quand j’étais gamin j’ai eu des situations de forçage avec mes parents ou quand
j’arrivais pas à faire un exercice, mon père il pouvait rester une heure à côté
178 Anne-Marie Jovenet
de moi à me cuisiner, et plus, plus ça venait, plus il insistait xx » On peut ici
remarquer que le langage traduit maladroitement tout le ressenti contenu
depuis des années qu’il faut sans doute entendre comme : « plus le temps
passait, plus il insistait… ou… moins la solution venait, plus il insistait… à
moins que ce ne soit : plus les larmes montaient, plus il insistait… »
De fil en aiguille à cette séance, vont remonter à la surface tant de choses
enfouies : pas de récompenses, pas même d’encouragement, un bulletin signé
sans être regardé… des choix de filières imposés, des pressions auprès des
parents, qui engendrent des réactions violentes ou un travail a minima, des
souvenirs d’humiliations insoutenables en compétition sportive et puis ces
situations de « fête » à l’école qui n’en ont que le nom !… Tant de choses
enfouies qui remontent à la surface en heurtant les rochers actuels : l’enfant qui
ne se laisse pas aider et fait culpabiliser, qui ne supporte pas les compliments,
qui pleure régulièrement à la piscine, qui fait se poser la question des pleurs
d’angoisse ou de soulagement… Il s’agit bien d’une belle séance, non pas
comme on pourrait le penser, parce que raconter ses souvenirs ça permet de
vider son sac … mais parce que le soi qui fait et le soi qui est, s’unifient grâce
au lien conscient/inconscient qui s’établit. À la suite de Blanchard-Laville
(2001, p. 184), on peut vraiment parler d’un insight qui va à la rencontre
de l’autre : « la question que je voulais poser : est-ce que je suis seul dans ce cas-
là ? » Ce soi-là ose dire avec bonheur, son désir de se relier aux autres par ce
qu’il est, et non par ce qu’il fait…
Un des participants conclura cette séance (année 3 séance 2) en exprimant
avec beaucoup d’émotion, ce sentiment de découverte que la parole sur soi
libère : « oui, non, mais comme quoi, enfin finalement on est vachement, enfin
la façon dont on a été, dont on a vécu certaines choses, mine de rien, ça influe sur
notre façon de travailler, et la façon, la relation qu’on a avec les enfants, là ça me,
à travers tout ce qu’on dit, là ça me fait, la relation… » et y reviendra à la fin de
la séance suivante (année 3, séance 3) qui est la dernière : « y a des moments
où je suis sorti des séances sans trop savoir, sans avoir l’impression d’avoir trop
apporté quelque chose et là par exemple laséance de la semaine dernière, moi j’y
ai repensé on a discuté, moi j’y ai repensé, tu vois… notamment les deux points
qui étaient assez, qui étaient très, très différents quoi et ça m’a fait réfléchir.
C’est là où je me suis dit quand même notre vie, notre vie personnelle… »
Est-ce le propos ici ? Je dois dire qu’au début de cette belle séance, un certain
sentiment de culpabilité m’habitait… qui m’a fait me rassurer (moi aussi !) Bien
sûr j’ai expliqué, j’ai justifié (moi aussi !) au nom de la méthode en référence
à la psychanalyse, et des enjeux pédagogiques : « il s’agit bien d’apprendre
à reconnaître certains traits de notre fonctionnement professionnel effectif,
Enfant en souffrance... élève difficile ? 179
non de celui qu’on aimerait avoir ou que l’on veut avoir légitimement pour
des raisons de conviction pédagogique ou didactique ou plus idéologique »
(Blanchard-Laville, 2001, p. 89) Mais les participants ne sont pas restés muets
face à mon discours ! Un sentiment de regret et de malaise est palpable.
Quand j’interviens pour redire qu’il faut apprendre à dire des choses de soi,
à penser qu’elles sont importantes, le même enseignant reprend : « mais c’est
pas toujours facile de toujours trouver les mots. J’ai besoin souvent de temps pour
reconstruire la pensée et alors j’y ai pensé pendant des… après on en a reparlé …
mais sur le moment même, c’est plus difficile » Ce qui m’amène à répondre avec
un sourire dans la voix : « c’est sûr, surtout qu’on est quand même enseignant
et qu’on a l’habitude de bien présenter les choses. Voilà c’est notre identité ! ».
Comme le disait B. Pechberty (2010) les participants redeviennent des élèves
contrits d’avoir mal fait, qui savent qu’il est difficile de promettre « de ne pas
refaire », et moi je m’excuse d’avoir fait preuve d’autorité, en changeant de
posture pour devenir une « enseignante » qui comprend et pour me glisser
dans le cadre de la thérapie (à quelle place ?) C’est la prise en compte de mon
contre-transfert essentielle à la rigueur de cette méthode, qui m’amènera
progressivement à prendre conscience du poids de ce sentiment de culpabilité,
dans les situations de relation à l’enfant en souffrance.
Et le dernier imprévu arrive à la dernière séance ! J’avais imaginé à cette
dernière séance (année 3 séance 3) aider tous les participants à tirer une sorte
de bilan de ce qu’ils avaient vécu pendant ces trois ans, voir en quelque sorte
qu’ils avaient pu manifester leur soi adulte aussi bien que leur soi élève en
parlant de leur situation d’enseignant, que cela n’était pas dangereux mais
qu’au contraire cela leur avait permis de comprendre bien des choses, et qu’à
travers ce regard autre ils construisaient aussi bien un autre rapport aux élèves
qu’un autre rapport entre eux, que la coopération avait une autre facette que
celle qu’ils mettaient en œuvre jusque-là. Bref qu’ils avaient tout à gagner à
continuer dans ce sens… Et voilà que à nouveau tout retombait !
Pourtant comme on l’a déjà noté plusieurs fois, la séance démarre d’une
façon conforme à l’objectif : un participant, qui jusque-là, manifestait des
opinions ou des analyses du « bien faire », va s’exprimer longuement en
« je » et en un « je » qui dit autre chose que « je fais »… Il est question d’un
enfant en souffrance… et de sa propre souffrance à ne pouvoir agir pour lui
donner une vraie place parmi les autres… Face à ce participant (P1), un autre,
absent à la séance précédente, va prendre fréquemment la parole (P2) pour
rassurer, positiver, contrecarrer le sentiment d’échec que semble transmettre
l’enseignant au groupe. Cette dernière séance va alors se présenter comme
180 Anne-Marie Jovenet
une loupe grossissante de ce qui se joue des rapports au sein du groupe, nous
y reviendrons longuement dans le prochain chapitre.
181
182 Anne-Marie Jovenet
1.– Il s’agit d’un film : Sigmund Freud, l’invention de la psychanalyse : les commencements,
Production Arte ». Magazine« Les Dossiers de l’Histoire », dans le quel Elisabeth
Roudinesco présente l’œuvre de Freud.
184 Anne-Marie Jovenet
comme celui qui devait être aidé. Cet aspect me rappelle l’analyse faite par
R. Hassan, des résultats comparatifs des élèves aux évaluations nationales :
les résultats des élèves de l’école Freinet apparaissent plus resserrés autour
de la moyenne que ceux des autres écoles, ce que R. Hassan attribue au
processus de coopération (2006, p. 68). D. Lahanier-Reuter parle aussi de
positions d’élèves non hiérarchisées, ce qui soulève en moi une idée qui ne
m’était jamais venue sous cette forme : à savoir que les élèves sont entre eux
habituellement dans des positions hiérarchisées. C’est-à-dire qu’au-delà des
résultats qui classent, au-delà des remarques des enseignants qui félicitent ou
au contraire humilient, au-delà de ceux qui sont désignés pour aider les autres,
il y a des manières de travailler à l’école calquées sur le monde professionnel
adulte, où des positions sont implicitement hiérarchisées. L’idée qui me
vient est celle du psychologue Vygotski quand il désigne l’appellation « école
pour idiots » comme injurieuse pour les parents et pour les enfants. Il ajoute
même : « l’affaiblissement de la position sociale par la faute de l’école des
idiots, marque, également, dans une certaine mesure, les instituteurs et les
place à un niveau inférieur par rapport aux instituteurs des écoles régulières »
(Barisnikov et Petitpierre, tr. fr. 1994, p. 45). Il y a bien hiérarchisation et non
coopération. Je me demande alors si ici, la place des enfants en souffrance
dépend d’une sorte de positions hiérarchisées des enseignants dans le groupe.
pour que pédagogie coopérative ne soit plus un terme qui décrit seulement
une coordination explicite du faire mais un consentement au partage de l’être
qui conduit à un enrichissement du milieu pédagogique entier.
alors combien les prises de risque de l’élève qui tend à faire entendre sa réalité
familiale dans ses récits, peuvent éteindre toute participation par la suite. De
cet échec à pouvoir faire entendre une autre voix – et ceci fait jaillir en moi
un souvenir marquant de ma classe de neuvième… – il retiendra sans doute
qu’il vaut mieux se taire à l’école quand on n’est pas comme les autres, et il se
verra attribué le qualificatif d’élève inhibé, en retrait, à l’écart des autres, qui
gagnerait à être plus expansif.
De fait, des situations de cette sorte, sont rapportées par les enseignants.
Il est question de la première fois où une élève pour apporter un objet
« familial » au quoi de neuf, brave le fait qu’elle n’a pas la place rêvée dans
sa famille en comparaison avec sa sœur : par cet objet elle s’autorise un
lien et donc une place nouvelle à l’école qui ne la coupe pas de sa réalité.
Les comportements mais aussi les sentiments éprouvés par ces élèves
« déglingués » par des relations scolaires « autres » sont décrits : « il y a
des moments où encore maintenant il n’accepte pas de rentrer dans le re-travail
sur son erreur, parce que ça c’est un des gros problèmes pour lui, parce que avec
l’adulte c’est encore trop… sa mère quand elle m’a dit ‘à l’école des fois il se
mettait sous sa table, à quatre pattes sous sa table’ … un choc ». D’un autre
élève il est dit ceci : « des enfants qui sont là depuis longtemps comme X, qui n’y
arrivent pas encore malgré qu’ils sont déjà là depuis longtemps, c’est vraiment
des enfants qui ont des problèmes d’ordre psychologique ou autre, parce que X il
est là depuis longtemps et dès lors où il doit être auteur que ce soit en art ou en
écriture de textes, il va reproduire que des histoires qu’il a déjà lues, en art pour
sa peinture la dernière fois, il va faire faire un truc, je lui dis ‘ben là faudrait
remettre ça’ je reviens il avait tout remis en noir, ‘faudrait remettre du bleu’, il
remet tout en bleu… » On entend bien à travers les problèmes psychologiques
évoqués, une forme de répétition de l’élève à obéir à une certaine pression qui
s’est probablement rejouée à différents moments et endroits, de la famille à
l’école : toute parole adulte devient un moule dans lequel il doit se couler.
Il faut sans doute entendre la demande d’aide extérieure par certains
enseignants, comme traduisant un besoin de reconnaissance extérieure. Le
refus d’entendre devient un refus de « venir voir » et de « venir comprendre
ce qui se passe ». Ce qui amène ici à une petite parenthèse bien utile pour
comprendre la place que cherche celui qui est en souffrance. Ce sentiment de
ne pas être compris de l’extérieur, était tellement fort dans les premiers temps
de la mise en place école/recherche que les chercheurs que nous sommes, ne
l’ont sans doute pas entendu correctement. Les enseignants nous disaient,
pour comprendre il faut que vous veniez, que vous passiez du temps avec
nous. Autrement dit nous avons besoin d’être connus d’une certaine manière
188 Anne-Marie Jovenet
2.– Nous avons jugé bon ici de mettre en relief par les caractères gras la persistance des
expressions de P1, quant à ses sentiments profonds, contrastant avec le discours de P2.
192 Anne-Marie Jovenet
groupe [...] je me dis que, enfin j’ai peur que la relation avec les autres empire et
que cet enfant après soit en souffrance alors que pour l’instant j’ai pas l’impres-,
même si, enfin je pense qu’il a quand même une souffrance parce que justement
il arrive pas à entrer en contact avec les autres d’une façon qu’on pourrait
dire normale, quoi parce que il en a pas les moyens pour le momentmais j’ai
peur, enfin c’est ma crainte, c’est vraiment quelque chose qui me, qui
m’inquiète, enfin qui me travaille là depuis le début de l’année[...] mais
y a encore quand même ces moments de violence qui arrivent n’importe quand,
qu’on n’arrive pas à gérer, enfin je vais direj’arrive pas à les voir arriver si tu
veux, ces moments de violence. Donc du coup on peut pas endiguer, j’arrive
pas à endiguer je peux pas endiguer avant que ça n’arrive puisque y a, j’ai pas de,
comment dire, j’ai pas d’alarme, de gestes qui pourraient me dire ‘ça y est, il va
rentrer dans ce moment de violence’ quoidonc c’est vrai que ça, ça me, je me
sens perdue par rapport à ça quoi. Donc c’est vrai que ça c’est quelque
chose qui, ben qui m’interpelle, et puis ben, quelque chose auquel je pense
tout le temps et puis quand j’en discute avec P et P c’est vrai que, par rapport
à des enfants qui ont ces, ce,ben on est démuni par rapport à, enfin moi je
suis démunieen tout cas par rapport à ça, parce que j’arrive pas du tout à, ben
à pouvoir améliorer la situation et c’est vrai que en tant qu’enseignant je me dis
que ben mon boulot c’est justement de faire avancer les enfants et… mais là j’y
arrive pas, parce que j’ai pas les billes pour pouvoir le faire,donc ça me met moi
quelque part en souffranceaussi par rapport à cet enfant, enfin par rapport à
mon rôle d’enseignant parce que je me sens, enfin, parce que justement je
sais pas quoi faire.
L’extrait cité est amputé des moments où l’enseignant fait part du manque
d’aide de la part de l’institution, propos sur lesquels je reviendrai plus loin.
Quel est le discours du deuxième enseignant face à cette expression d’un
enseignant qui ose – pour la première fois dans le groupe – mettre des mots
sur une souffrance éprouvée dans l’exercice de son métier ? Sans vouloir faire
un mauvais jeu de mots à propos de cet enfant qui ne sait pas communiquer
avec les autres, je dirai que s’installe un dialogue de sourds entre celui qui
éprouve et celui qui veut convaincre à tout prix, un dialogue de sourds entre
les affects et le rationnel. Mais parler de dialogue de sourds n’est même pas
une bonne image. Cet enseignant, en se bouchant les oreilles sur le malaise
exprimé, veut obliger le premier à l’entendre. Citons quelques éléments de ses
interventions : « Je voudrais tout de suite revenir sur les dernières phrases que
t’as dit : j’ai l’impression de pas faire avancer. C’est ce que t’as dit ? — oui — ben
moi je l’ai vu cet enfant en danse l’année dernière sur les premières séances en
octobre, et là maintenant — oui — et ben c’est peut-être parce que moi je le vois
Enfant en souffrance... élève difficile ? 193
pas tous les jours et que je suis pas dans sa classe mais c’est plus du tout le même !3
( Je note alors que l’expression est prononcée avec une forte insistance dans la
voix) — non [...] (les deux parlent en même temps) — là il est super socialisé,
il s’assoit — ça commence à aller m/ — (en coupant la parole) mais oui mais
— il commence à entrer dans son métier d’élève ça je suis d’accord, il commence
à intégrer ce que c’est qu’être élève et les règles du groupe, mais y a quand même
encore [...]mais y a quand même encore cet aspect-là qui est, qui moi, me,
voila qui me, c’est pas qui me gêne mais qui me fait malparce que je sens
de plus en plus en fait le regard des autres,c’est ça qui me, tu vois, qui me fait
mal maintenant c’est que les enfants commencent maintenant à en avoir marre
quoi [...] et donc y a ce décalage là qui fait que ben eux ils commencent à avoir
des réactions aussi, négatives par rapport à lui et c’est ça que je voudrais essayer
de changer et que j’arrive pas parce que j’ai pas les billes pour ça… »
à-vis des autres sont intimement mêlés. F. de Barbot explicite alors ce
dernier point en montrant comment deux attitudes en découlent. Première
attitude : le soignant fait taire son affectivité en se montrant très exigeant
vis-à-vis de cet enfant, qui ne peut, dans un souci d’être reconnu et aimé,
qu’adhérer à cette demande de l’adulte, jusqu’au moment où il s’épuise,
ou prend conscience de l’inanité de la demande et abandonne tout effort,
suscitant l’incompréhension autour de lui : son sentiment de souffrance à
lui en est alors renforcé. Deuxième attitude : à l’inverse le soignant se réfugie
dans l’affectivité. Mais cette attitude a une double conséquence : cette
attitude guidée par l’affectivité inscrit le professionnel dans une relation de
concurrence avec les parents, en même temps qu’elle s’adresse à un enfant
« petit » ou « diminué », ce qui va l’ancrer dans une position de dépendance
qui l’empêche de se projeter dans l’avenir. Le revers de l’affectivité est de
laisser l’enfant seul avec les angoisses de son devenir… Chacun reste ligoté à
lui-même et aux autres.
Le retour du refoulé
Mais on sent aussi, que sous le « je » qui cherche une bonne technique
pour ne pas être rongé par la souffrance, et transformer cette souffrance en
efficacité… il y a une souffrance réelle qu’il est bien difficile de faire taire
même en la mettant au passé : « ah mais moi j’étais bonne élève mais après
j’ai vécu dans le privé, et j’ai plein d’expé-, des échecs qui sont des expériences
qui m’ont construites [...] En tout cas j’ai connu l’échec après l’école j’ai quand
même connu plein d’échecs et donc du coup maintenant je me dis bon ben voilà
(sourire dans la voix) : ce qui est important c’est pas de le vivre comme échec,
c’est de se dire que ça nous construit, quoi donc de rebondir quoi qu’il arrive,
l’important c’est de rebondir mais ça c’est pas à l’école que je l’ai appris »
Enfant en souffrance... élève difficile ? 197
L’installation de la compétition
On peut parler de parcours de compétition qui s’installe avec P2.
Conquérir « le public » des participants aux exploits qui se passent dans cette
école et le convaincre à l’aide de différents arguments va passer par ce qui ne
relève plus d’une invitation mais d’une contrainte. Les participants doivent
remarquer les progrès de l’enfant et négliger les autres aspects, insister sur
l’évolution toujours positive grâce au temps, mettre en évidence l’efficacité
de la pédagogie par rapport à d’autres milieux pédagogiques. (671) « et là je
trouve que là ça pousse chez tous les enfants, c’est magnifique y a pas d’enfant qui
n’a pas le goût du livre, je parle pas de lire mais l’objet livre quand ils arrivent,
y en a aucun qui le rejette, et moi j’ai - jamais - vu - ça - ailleurs (en détachant
chaque mot), donc ça pour moi c’est un truc je sais pas si tu vois ce que je veux
dire (à P6), y a pas un enfant, au niveau du vocabulaire on voit des différences
mais là y a quelque chose d’uniforme dans l’école qui est formidable : le livre
est aimé par tous les enfants : ils aiment prendre des livres dans les mains et
quand on leur pose sur la table c’est toujours un cadeau ben là je dis ah ! Quelle
construction (insiste) ! de deux ans et demi jusque douze ans et ils iront toujours
avec ça : là y a quelque chose ! La tonalité générale, de la voix mais aussi de
l’attitude, se fait très insistante.
Les échanges de la dernière séance du groupe de parole, tels qu’ils ont été
relus dans le précédent chapitre, à l’aide des concepts psychanalytiques de
défense, de confusion, de relation d’emprise ou de maîtrise mais aussi à l’aide
d’un cadre issu de travaux didactiques qui mettait l’accent sur le croisement
de positions qualifiées de positions de compétition ou de positions de
coopération, nous semblent d’un intérêt considérable sur plusieurs plans.
L’identification de deux positions au début de la séance, la façon dont elles
se répondent, mais aussi la façon dont d’autres enseignants vont rallier l’une
ou l’autre, voire osciller de l’une à l’autre pour certains, nous semble tout à
fait emblématique de relations se jouant dans la classe ou dans une équipe
pédagogique. Dans chacun de ces espaces, les relations entre les personnes
sont en effet cadrées par un objectif commun : l’appropriation/transmission
de connaissances dans la classe, la définition et l’ajustement d’une méthode
ou d’un projet pédagogique pour l’équipe d’enseignants, la prise en compte
collective de ce qui se joue en soi de l’ordre du conscient/inconscient pour le
groupe de parole. Et qui dit objectif commun, dit forcément confrontation
et ajustement plus ou moins conflictuel. En présentant la construction de
ce groupe dans le chapitre 7 nous avons laissé entendre l’importance de ces
interactions, dans le rapport de Jean à C. Blanchard-Laville, dans l’émergence
d’une litanie de plaintes dans le groupe d’A. Cordié, dans l’éclairage que
s’apportent réciproquement Marie et Martine au sein du GRPI, en même
temps que les difficultés de conduite d’un tel groupe telles que les soulignait
B. Pechberty. L’analyse de ces interactions dans le groupe Freinet éclaire
donc d’un jour nouveau ce qui se passe dans toute classe et dans toute équipe
pédagogique. Le souligner ici ouvre en même temps des perspectives de
travail ultérieur.
203
204 Anne-Marie Jovenet
Ce qui s’est éclairé aussi avec la lecture de cette séance c’est ce qu’on
pourrait appeler le miroir des réactions face à un enfant en souffrance et à un
enseignant qui exprime sa souffrance. De ce point de vue nous avons apporté
un nouvel éclairage sur cet amalgame enfant en souffrance/élève difficile
au sens où mettre en évidence l’impact des attitudes (des positions) des
enseignants, nous conduit au lien qui existe entre sentiment de culpabilité
et résistance, au sens psychanalytique du terme. Nous allons développer
cet aspect qui contribue à répondre à notre problématique : cet enfant
en souffrance, est-il, oui ou non un élève difficile ? Mettre en évidence un
lien entre sentiment de culpabilité et résistance ouvrira aussi une question
générale sur la place à accorder dans l’enseignement/apprentissage à une
catégorie particulière d’élèves.
Enfin, et l’enjeu n’est pas des moindres, cette lecture nous permettra
de poser la question de la pertinence de la psychanalyse comme discipline
à l’origine de recherches qui peuvent croiser d’autres disciplines – une
méthode d’analyse d’interactions pour l’appropriation/transmission des
connaissances, issue de la didactique – ou d’autres domaines – celui de la
comparaison d’un mode pédagogique classique avec la pédagogie Freinet.
Nous suivons ainsi les pas, ou plus exactement les derniers mots de Freud en
1925, quand il achève l’écriture de Ma vie et la psychanalyse, « Ainsi grâce
à l’une de ces évolutions contre lesquelles on se défendrait en vain, le mot
de psychanalyse lui-même a pris plusieurs sens. À l’origine il désignait une
méthode thérapeutique déterminée ; maintenant il est aussi devenu le nom
d’une science celle de l’inconscient psychique. Cette science peut rarement
à elle seule résoudre pleinement un problème, mais elle semble appelée
à fournir des contributions importantes aux domaines les plus variés des
sciences » (1925, tr. fr. 1950, p. 87). Ce sera l’occasion de remonter au temps
des premiers rapprochements entre pédagogie et psychanalyse, comme nous
l’avions évoqué avec Filloux, pour situer historiquement la question de la
méfiance des institutions et des acteurs à l’égard de la psychanalyse. En aval
nous ouvrirons aussi un vaste champ de recherche autour d’une causalité très
réductrice entre problème et solution, ou différence et traitement. De façon
plus elliptique, disons que nous allons jongler dans ce chapitre avec trois
mots : souffrance, impuissance et traitement.
L’élève difficile
Rappelons que ce terme d’« élève difficile » a pris plusieurs sens au fil
de nos recherches. Nous l’avons trouvé employé comme quasi synonyme
d’« élève en difficulté », associé à celui de « milieu difficile » pour désigner
ainsi l’élève pour qui il est difficile d’entrer dans les exigences du système
scolaire, qu’il s’agisse d’entrer dans les apprentissages, de parvenir aux
résultats attendus pour sa classe, de satisfaire aux exigences de comportement,
ou encore d’avoir suffisamment conscience de ses difficultés pour profiter
des dispositifs mis à sa disposition, et particulièrement de ceux qui veulent
individualiser l’aide apportée.
Dans la continuité de ce premier sens, nous trouvons le qualificatif
d’« élève difficile » employé pour nommer la difficulté ressentie par
l’enseignant ou toute autre personne confronté à cet élève. Ainsi, à partir de
quelques propos rapportés dans le chapitre 4, on peut penser que l’élève « très
scolaire, très renfermé, (qui ne va ) jamais instinctivement [...] lever la main
alors qu’il connaît la réponse », l’élève qui appelle quand elle ne peut plus faire
autrement et qui « les trois quarts du temps finissait en larmes sans que j’ai pu
comprendre même pourquoi » ou encore ceux face à qui l’enseignant soupire
« si on me donnait d’autres moyens pour essayer d’augmenter la participation
de certains élèves », tous ceux-là sont définis comme des élèves « difficiles »
pour le maître. Il lui est difficile de les supporter tels qu’ils sont. Il voudrait
bien trouver le moyen de les changer.
où on parle rarement, donc pour elle c’est dur la compréhension, pour elle c’est
dur, même la compréhension orale… pour elle apprendre à lire ça a été dur ».
Quand Élise Freinet donne la parole aux premiers élèves, ils commencent par
rapporter les drames familiaux qu’ils vivent, pour en venir à leur situation
complètement en marge du « milieu scolaire » habituel. Il m’a semblé que
c’était le point de vue porté sur l’élève par L. Szajda-Boulanger, dans la mesure
où, en faisant référence aux écrits de Boimare sur la peur d’apprendre et de
penser, elle cherche à faire entrevoir la souffrance dans laquelle se trouvent
ces élèves de SEGPA qui veulent se faire comprendre mais ont peur d’écrire.
Cela dit, le fait de donner la parole aux « élèves difficiles » pour qu’ils parlent
d’eux-mêmes me semble étrangement absent, aussi bien des entretiens que
des écrits institutionnels ou scientifiques, et à ce titre, interrogeant.
« enfin un endroit où on a le droit de dire qu’il est parfois bien difficile d’être
élève ! »
1.– Les Réseaux d’Éducation Prioritaire ont remplacé les Zones d’Éducation Prioritaire.
2.– Réseau Ambition Réussite.
210 Anne-Marie Jovenet
changer « le milieu où (il) travaille », on sent pointer les limites d’une telle
différenciation pédagogique.
3.– Et là aussi, grâce à la participation des étudiants qui suivaient le cours d’initiation aux
méthodes cliniques de recherche entre 2005 et 2008.
212 Anne-Marie Jovenet
Conclusion provisoire
Quatre points de vue (hors de/en référence à la psychanalyse, hors de/
au sein de la pédagogie Freinet) qui nous amènent à approfondir ce rappro
chement entre psychanalyse et pédagogie Freinet, pour nous demander
quel éclairage réciproque leurs approches de l’élève difficile, elles peuvent
s’apporter.
On se souvient que dans les récits de certains cas cliniques d’enfants
aux prises avec l’école (Gilles, Marc, Bernadette, Sarah, Damien, Arthur)
Dolto, Cordié, ou Winnicott se tournent vers l’institution scolaire, pour
l’inviter à « participer » à la thérapie. C’est le cas avec l’enseignant de
Damien, à qui A. Cordié demande de surseoir à son orientation vers une
autre école4. Winnicott demande à l’institution de réintégrer Sarah après un
temps d’absence, temps qui n’est pas une sanction après qu’elle ait lancé des
couteaux dans la porte de cette « intendante » au lycée, mais qui est présenté
comme indispensable pour qu’elle se reconstruise. C’est Dolto qui va le plus
loin en demandant au proviseur du lycée où Marc falsifie ses carnets, d’entrer
dans le secret, c'est-à-dire de ne rien révéler aux parents, en établissant deux
carnets, un où figurent ses véritables notes (excellentes) et un qui leur laisse
croire que Marc fait une année tant bien que mal. Le dialogue entre Dolto
et ce proviseur est tout à fait surprenant à lire : ayant « compris que cet
enfant était soumis à un mécanisme d’autopunition, il avait décidé de l’aider
(… mais) la situation était difficile à tenir pour cet éducateur [...] il aurait
voulu derrière le dos de son élève, téléphoner aux parents [...]. Et il a tenu bon,
heureux d’aider ce fils d’enseignant, lui qui l’était aussi, à sortir d’un mauvais
pas » (Dolto, 1984, p. 334). Elle en conclut que « c’est ce même proviseur
qui avait réussi la cure du garçon ; non pas une cure psychanalytique, mais
éducative et humaine » (p. 333).
La pédagogie Freinet n’invite-t-elle pas la psychanalyse à concevoir qu’un
lieu puisse exister en amont, au même titre qu’elle demande à certains acteurs
d’intervenir comme aide à la cure ou à interroger la façon dont ont pu être
4.– Elle note qu’ayant travaillé avec des enfants handicapés, il comprend la demande et
supporte son inertie en classe.
Enfant en souffrance... élève difficile ? 213
sœurs, recevaient autre chose que lui, que des témoins autour de lui, parfois
sa mère, lui demandaient implicitement ou explicitement de se taire, de ne
pas « être la honte » en révélant ce qui se passait dans la famille, ce qu’il
subissait. Et si jamais il révélait quand même, s’il hurlait pour qu’on devine
que quelque chose ne va pas, il devenait doublement coupable et s’attirait
d’autres reproches. Mieux vaut ne pas parler.
Il est un être de silence, construit sans parole… qui entre à l’école où
les autres parlent toute la journée et surtout le sollicitent (maîtres comme
camarades) pour que lui parle. Rien n’est plus « mis à l’index » que d’être
renfermé ! Quand il est lui-même, un être de silence, on le lui reproche :
encore une fois ! Dans ce milieu scolaire, ce qu’on retiendra de lui ce sont
les réponses de son corps : il cogne, il cherche la bagarre, il est agressif et
personne ne se pose la question de cette entrée dans un monde étrange… pas
même ceux qui lui apportent un milieu pédagogique semblable au sien : un
monde sans bruit, où l’on chuchote… comme l’est celui de cette école Freinet
observée.
Le reste de ce qu’on peut décrire comme étant des caractéristiques de cet
enfant en souffrance, n’est que la conséquence de cette construction.
Cet être de silence craint les relations sociales pour plusieurs raisons :
jusque-là les relations que d’autres ont établi avec lui, n’étaient pas
« normales » n’étaient pas respectueuses de lui. Les autres ont fait de lui un
objet sans valeur, un objet qu’on pouvait utiliser, sur qui on pouvait exercer
un pouvoir, et lui ont interdit de se défendre de cette situation ou même de
la faire connaître. Répétons-le : ce n’est pas l’agressivité, c’est la crainte qui
l’habite quand il doit entrer en relation avec un ou des autres : cela va-t-il
recommencer ?
langage affectif, quand il évoque le cas d’un enfant qui va très bien, jusqu’à une
naissance dans la famille qui l’a accueilli. Le bonheur soulève le rejet en lui, en
ce qu’il représente le bonheur des autres, réveille l’injustice de sa vie, et ravive
l’idée qu’un quelconque bonheur ne peut qu’être gâché d’une exclusion ou
d’un conflit. Ils attachent de l’importance à des riens, paraissent indifférents
à ce qui suscite l’attention des autres, réagissent par le rire ou l’humour à
des événements dramatiques. Tout événement reste potentiellement une
source d’angoisse. La question de savoir ce qu’il va modifier dans un univers
à peu près apprivoisé, entraîne un refus de voir l’événement en question. Sans
doute y aurait-il intérêt à cibler cette population particulière quand on étudie
les « résistances au changement ». Or l’école Freinet par la mise en place de
conseils d’élèves, par la mise en discussion des règles, de leur révision et de
leur application, donne la possibilité que toute modification soit parlée.
à ses collègues, des procédés autres que coopératifs, qui viseraient à voir
dans cet enfant en souffrance autre chose que ce qu’il est, en démontrant ce
qu’il sait faire et le poussant à faire, il condamne cet enfant à rester dans sa
condition d’être contraint au silence au lieu de le faire entrer dans un milieu
où l’intériorité est valorisée.
Le paradoxe du « traitement »
On pourrait résumer en une phrase l’effet bénéfique de la pédagogie
Freinet sur l’enfant en souffrance : elle ne s’attaque pas au symptôme. Il n’y
a pas de traitement du symptôme. Les enseignants sont étonnés que leur
pédagogie « réussisse » auprès des enfants en souffrance. Ils sont bien les
seuls pourrait-on dire (ils se sentent bien seuls parfois !), puisque tout ce qui
s’agite autour de l’école parle de traitements !
Analysant les situations du carencé, Lemay détaille les interventions
thérapeutiques des trouble du cognitif, du somatique, de l’affectif…
S’appuyant sur la psychanalyse, J.-P. Chartier examine tous les outils de
rééducation et de changement.
F. Imbert, s’inspirant de la psychanalyse propose aux enseignants en
pédagogie institutionnelle, de créer un environnement favorable pour
« ouvrir des chemins » à l’enfant en souffrance/élève en échec. Nous
avons pu constater que les écrits autour de la mise en œuvre des directives
ministérielles, s’efforcent d’analyser les remèdes ou les raisons de leur insuccès.
Nous avons parlé de compétition dans le groupe de parole quand il s’est agi
pour un participant d’amener les collègues à transformer toute souffrance en
dynamique constructive et nous avons entendu à quel point des enfants qui
ont bien intériorisé ces injonctions répètent que « c’est comme ça, c’est pas
grave ! » Un seul mot : traitement, remède.
Le paradoxe du traitement devient évident : constater son inefficacité, sans
le mettre en cause en tant que tel, et chercher à lui donner une autre forme,
là où la psychanalyse dit, le symptôme ne disparaîtra pas, il se renforcera et/
ou se déplacera.
il est l’objet s’adressent en fait à quelqu’un d’autre que lui » (A. Cordié,
1998, p. 290). Mais ce transfert à l’œuvre dans la classe, l’est aussi dans le
groupe et c’est sa reconnaissance qui nous permet de voir les réactions
aux souffrances des enseignants, comme des déplacements inconscients de
réactions « interdites » aux souffrances des enfants.
Deux choses s’éclairent du même coup : l’apparente indifférence des
enseignants Freinet aux enfants en souffrance, tout comme l’excès de réactions
aux souffrances des enseignants sous la forme des rires ou des injonctions à
positiver. La force des réactions quand un enseignant dit sa souffrance, n’est
que l’explosion de ce qu’ils se contraignent à ne pas manifester face à un
enfant en souffrance. Ils ne sont « pas si extraordinaires que ça » ( Jovenet,
2011b) au sens où ils ressentent bien la même chose que leurs collègues
pratiquant une autre pédagogie. La lecture psychanalytique des interactions
dans le groupe comme étant des manifestations transférentielles marquées
par l’inconscient, nous permet alors d’en comprendre la force sans discréditer
l’enseignant P2 pour lui-même, mais en ouvrant une autre lecture de ce qui se
joue à l’école grâce à la théorie psychanalytique. Nous sommes là au cœur de
ce deuxième courant dont parlait Jean-Claude Filloux (2000) des rapports
entre psychanalyse et champ pédagogique.
En 2007, la découverte insérée dans une méthode de comparaison, portait
essentiellement sur le fait que la logique habituellement valorisée qui va de
l’enfant à l’élève, était ici inversée. La pédagogie mise en place dans cette
école, amenait l’élève, grâce au milieu pédagogique dans le quel il baigne, à se
reconstruire en tant qu’enfant. En intériorisant l’idée qu’il est légitime quand
on est enfant d’avoir des réponses à ses « pourquoi », l’enfant s’autorise à
continuer sa quête de sens.
sortir d’une dépendance qui ligote et à se relier aux autres, puisque dans le
sillon de C. Freinet toute connaissance à l’école, est liée à l’humain.
Suis-je en train de présenter le tableau idyllique d’un modèle d’élève, pour
le quel j’aurais un goût particulier… Si l’enfant en souffrance peut développer
cet intérêt pour l’autre, c’est parce qu’il en attend un retour pour lui-même.
On peut dire là que la psychanalyse ramène à quelque humilité sur soi, mais
on peut aussi souligner que la relation coopérative à l’autre permet cette prise
en compte de soi-même comme d’un être qui a de la valeur. Parce qu’il n’y a
pas « traitement » de sa différence, l’enfant en souffrance se sent un parmi
les autres. On ne cherche, ni à lui faire oublier ce qu’il est, ni à le faire devenir
autrement pour être accepté, et cela change tout !
6.– L’expression enfant-élève écrite ainsi veut mettre en évidence le lien de cette identité
reliée entre l’enfant et l’élève en soi.
224 Anne-Marie Jovenet
jeu de l’amour et de la haine dont il sera l’objet malgré lui » (p. 163). Mais
tous les psychanalystes ne partagent pas le même point de vue : « Si certains
psychanalystes acceptent aujourd’hui d’en désigner les effets dans la relation
éducative et d’enseignement, ils estiment néanmoins qu’il est illusoire de
croire que, comme pour eux, ce qui s’y passe puisse être travaillé » (p. 163).
Certains enseignants de l’école Freinet avaient fait le rapprochement avec
ce qu’ils avaient pu connaître dans d’autres situations professionnelles, plus
proches de l’éducation spécialisée. Mais dans les groupes dits de supervision,
la référence à la psychanalyse n’est pas la même. Ils n’ont pas pour finalité de
relier le « je personnel » au « je professionnel ». Une raison est avancée :
le travail sous transfert est réservé au psychanalyste (Rouzel, 1996). Il ne
faut pas confondre les statuts professionnels, et du même coup toute prise
en compte du contre-transfert est absente et donc tout travail de celui-ci est
inexistant.
Pourquoi ? Pour répondre à la question il faut revenir à ce début du 20e
siècle pour rejoindre les premiers pédagogues intéressés par la psychanalyse,
ceux qui étaient investis de la confiance de Freud, particulièrement Aïchorn
pour qui Freud écrivit une préface ! Aïchorn, directeur d’un centre de
rééducation, se prit de passion pour tenter de comprendre la délinquance
infantile et juvénile. Il s’oppose aux conceptions psychiatriques de l’époque
qui voient dans la délinquance une forme de dégénérescence héréditaire, et
bat également en brèche la définition de la délinquance comme névrose en
inventant l’idée d’inadaptation latente, pour comprendre les rapports entre
symptômes de carence et carence elle-même sur le modèle du rapport entre
symptôme et maladie (D. Milhaud-Cappe, 2007). L’idée centrale d’Aïchorn
est d’ouvrir à l’occasion du transfert sur la personne de l’éducateur, d’autres
voies et d’autres positions plus vivables, au jeune sujet en souffrance. Pour cela
il se laisse guider dans des entretiens par ce que le sujet peut dire. Le savoir,
comme le pensait Freud est du côté du sujet et non du côté de l’éducateur…
Il cherche à faire éclore chez le sujet, un savoir sur ce qui lui arrive, pour
lui proposer alors un projet éducatif. Ses conférences aboutiront à cette
publication préfacée par Freud (1925), qui sera traduite en français sous le
titre de Jeunesse à l’abandon en 1973 et de Jeunes en souffrance en 2000.
Autrement dit, il se sert du procédé thérapeutique du transfert pour éduquer.
C’est justement pendant cette même année (1925) que Freud écrit dans
Ma vie et la psychanalyse cette phrase que j’ai citée au début de ce chapitre :
« grâce à l’une de ces évolutions contre lesquelles on se défendrait en
vain, le mot de psychanalyse lui-même a pris plusieurs sens. À l’origine il
désignait une méthode thérapeutique déterminée ; maintenant il est aussi
226 Anne-Marie Jovenet
229
230 Anne-Marie Jovenet
Dans ce sens, il ne faut pas oublier que l’ensemble des chercheurs avait
émis des propositions pour la poursuite du travail et notamment sur ce qui
était nommée « la difficile question de la transférabilité » (Y. Reuter, dir.
2007, p. 251). On ne peut en effet rester indifférent devant le fait qu’une
méthode pédagogique efficace ne soit réservée qu’à un petit nombre d’élèves
fréquentant les classes Freinet. En même temps on peut se demander quel est
l’obstacle qui empêche qu’elle soit davantage enseignée et donc davantage
connue : est-ce par ce qu’elle a pris naissance dans un certain contexte politique
et est apparue comme une façon de défier l’institution ou est-ce parce qu’elle
ne repose pas sur un « traitement » ? Si tel est le cas, si la pédagogie pour tous
est dévalorisée au profit d’une méthode adaptée au traitement particulier de
chaque cas d’élève, on peut encore une fois se demander si ce qui habite ce
« désir » d’être utile visiblement à quelques élèves relève d’un désir pour eux
ou d’un désir pour soi ?
Et là bien sûr, on espère le moment où parler de psychanalyse cessera de
faire sourire, et où remise à sa place de théorie qui aide à poser des questions
intéressantes pour l’éducation et l’enseignement, elle pourra contribuer à
déjouer de tels amalgames. Pour cela il n’y a d’autre remède que la production
de nouveaux travaux.
Références bibliographiques
233
234 Anne-Marie Jovenet
Jovenet A-M (2006a) Une « didactique appropriée aux difficultés des élèves » est-
elle tributaire des modes d’appréhension de ces difficultés ? in G. Vergnaud et
C. Sarralié Adaptations didactiques 1. La nouvelle revue de l’AIS. Éditions de
l’INS HEA p. 147-158.
Jovenet A-M. (2006b) « Changement d’école et pratiques pédagogiques », dans
Y. Reuter, dir., Effets d’un mode de travail pédagogique « Freinet » en R.E.P.,
Recherche R/RIU/05/011,2004-2006, Villeneuve d’Ascq, Université Charles
de Gaulle – Lille 3, 37-55.
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Jovenet A-M. (2008) Élèves marqués par un traumatisme affectif : quel remède avec
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nouvelles questions, nouvelles recherches. Traduction et coordination : Maria
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Jovenet A-M (2009) La pédagogie Freinet en milieu populaire : effet sur l’individu
ou sur le collectif ? Spirale n° 45 p. 69-80.
Jovenet A-M (2010) L’entretien de recherche d’inspiration psychanalytique, un
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Jovenet A-M (2011a) le choix d’enseigner en pédagogie Freinet : itinéraire d’un
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juin 2011, p. 459-465.
Jovenet A-M (2011b) Des enseignants Freinet pas si extraordinaires que ça !
Ch’tiqui… Spécial Congrès ICEM/Pédagogie Freinet n° 2 p. 7-14, Villeneuve
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Lafon D. (2006) Célestin Freinet ou la révolution par l’école. Ed. ICEM-Pédagogie
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Lahanier-Reuter D. (2006) Pratiques langagières dans les classes de mathématiques,
dans Y. Reuter, dir. Effets d’un mode de travail pédagogique « Freinet » en R.E.P.,
Recherche R/RIU/05/011,2004-2006, Villeneuve d’Ascq, Université Charles
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Lahanier-Reuter D. (2007) Enseignement et apprentissages mathématiques in
Y. Reuter Une école Freinet, Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative
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Enfant en souffrance... élève difficile ? 237
Films :
Kapnist Elisabeth, « Sigmund Freud, l’invention de la psychanalyse : les commen
cements » Magazine « Les dossiers de l’Histoire ».
Coronel E., de Mezamat A. (2000), avec la participation de C. Halmos,
La maltraitance, Diffusion la 5.
Ouvrage composé par
Yvon Bruant