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Bac blanc HLP de rattrapage - Philosophie

Donc, hier je suis allée écouter à la porte ce que disait ma respectable famille. Et je crois
bien que pour cette fois je ne conserverai plus d’illusions sur le compte de tous ces gens-là.
Pendant deux heures je les ai écoutées se consolant les unes les autres et calmant leur
conscience en rejetant toutes les fautes sur moi et en disant que je suis punie par le ciel parce
que je persécute le malheureux Georges. Tout ce que des étrangers et des ennemis pourraient
dire, on l’a dit. On m’a calomniée, on m’a salie, on m’a avilie. On a froissé toutes mes vanités et
on a promené de gros doigts sales sur toutes les blessures de mon amour propre depuis que je
suis jeune fille. Et je ne crois plus que ce soit de la stupidité, car lorsque Jeanne, qui connaît les
persécutions contre ce malheureux Georges, a rencontré ma... mère en lui disant : " Chère amie,
chère amie, Marie a raison ; ne vous opposez pas à ce qu’on vous délivre de cette honte." Ma
charmante mère a répondu : " Mais ma chère Madame, au contraire, je désire en être
débarrassée et ne doutez pas que nous ne prenions des mesures, nous en avons déjà prises, ce
qui me tourmente et me chagrine c’est que ma malheureuse enfant se compromette en fourrant
son nez partout." Elle le racontait à ces dames pendant que j’écoutais à la porte, et elle ajoutait
en pleurant que je suis un monstre de persécuter son frère qu’elle aime et qu’elle veut protéger.
Ainsi que je sois livrée au scandale et que ce malheureux il y a huit jours encore vienne crier des
horreurs en français sous nos fenêtres et qu’il dise dans les cabarets que ses sœurs sont des
voleuses et moi une furieuse et une fille qui se traîne dans tous les mauvais lieux de Paris, ça ne
fait rien. Et que ce malheureux soit empoigné par la police pour escroqueries et faux et
scandales et outrages aux mœurs, sur la plainte du Comptoir Russe qu’il a escroqué, alors c’est
ma faute, c’est moi qui l’ai lâchement dénoncé à la police cet hiver et c’est Dieu qui m’en punira.

— Il n’y a pas besoin de vous enfuir, dis-je en ouvrant la porte très calmement, je n’ai que
quelques mots à vous dire, je ne vous ferai pas l’honneur d’une scène. C’était bon au temps où je
m’imaginais que ce que vous me disiez en face était du dépit, des irritations, des querelles en
famille. Je viens de rester près de trois heures à écouter les saletés et les infamies que vous
disiez sur moi pour vous justifier et calmer un peu vos consciences. Car pour savoir la vérité avec
des menteurs comme vous il faut écouter aux portes. Maintenant j’en ai assez, j’ai fini et je vous
répète que je ne vous insulterai même pas. Vous êtes des étrangers et des ennemis. Vous ne me
verrez pas, je mangerai seule.

Vous savez que l’on n’entend pas impunément ce que j’ai entendu... jamais, jamais je n’ai
soupçonné cela. On ne m’aime même pas. Ce que j’en obtiens c’est de leur lâcheté et de leur
bêtise. Ce sont mes plus dangereux ennemis, car une parole d’eux vaut plus qu’une calomnie
énorme d’un étranger.

Marie Bashkirtseff, Journal – Vendredi, 23 mai 1869


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Question d’essai.
En quoi ce que les autres pensent de nous nous importe-t-il ?

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