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ETUDE DE CAS TAREK

Tarek, un patient d’origine syrienne âgé de vingt-quatre ans, a déjà été hospitalisé
en psychiatrie il y a neuf mois. Il y est admis de nouveau, en hospitalisation
d’office, à la suite de troubles sur la voie publique. Tarek a été retrouvé nu, allongé
sur le sol, sur le parvis de la basilique Notre-Dame-d’Ainay. Il était six heures du
matin lorsqu’une personne du quartier a appelé SOS Médecins, mais on ne sait
pas depuis combien de temps Tarek se trouvait dans cette position. Il est resté
immobile, les bras en croix, ne répondant à aucune sollicitation, jusqu’à ce que
les pompiers le transportent à l’hôpital.
À la lecture de son dossier on apprend qu’il est en France depuis trois ans pour
suivre ses études de théologie. Enfant d’une famille chrétienne très pratiquante
établie à Damas, disposant de la double nationalité, il a été envoyé dans la ville
de C. pour suivre les cours de la faculté catholique, ce qui, la première année, s’est
bien déroulé sur le plan des résultats. Tarek est très solitaire, on ne lui connaît
aucun ami. Il ne fréquente aucun des autres étudiants originaires du Moyen-
Orient, sans faire preuve d’hostilité particulière vis-à-vis d’eux. Mais cette
attitude a suscité une certaine méfiance, au point qu’il avait été dénoncé auprès
des services de police, soupçonné d’avoir été mêlé à des attentats terroristes. Ses
parents n’avaient été informés que très tardivement de cette affaire, et son père
avait dû faire jouer ses relations avec l’ambassade afin que cette affaire soit
arrêtée. Lui-même (Tarek) avait voulu, à l’époque, « aller jusqu’au bout du
dispositif », qu’il avait pris selon ses dires comme une « expérience mystique ».
On ne sait pas très bien ce qui s’est passé dans les épisodes de garde à vue qu’il a
vécus, mais les témoignages policiers concordent pour dire qu’il n’avait rien
souhaité expliquer, ni justifier de sa position, ce qui, dans le climat de tension
prévalant alors, avait évidemment aggravé son statut de suspect. On disait qu’il
avait été victime à cette occasion d’interrogatoires « musclés », mais il n’avait pas
souhaité porter plainte. Le trouble était tel que sa mère s’était interrogée sur la
réalité de son innocence lors d’un entretien avec le psychiatre qui suivait son fils.
La mère de Tarek avait accouru au chevet de son fils à la suite d’un coup de
téléphone où il lui apprenait son hospitalisation. C’était la première fois qu’elle le
voyait depuis son départ. Tarek n’avait pas voulu participer à l’entretien.
C’était un enfant qui jouait en permanence avec le feu, et dont l’apparence
nonchalante dissimulait souvent une grande ambivalence et un goût marqué pour
la transgression. Elle avait presque honte d’avouer cela, mais à plusieurs reprises
elle s’était sentie déroutée par ses conduites surprenantes. Tout jeune, par
exemple, il se livrait à des expériences particulières sur son corps, et s’était une
fois gravement mis en danger en se comprimant la cuisse avec une sorte de garrot.
Une autre fois, elle l’avait retrouvé dans la baignoire en train de faire des essais
d’apnée prolongée. Tout ceci faisait qu’elle était en permanence secrètement
inquiète pour lui, sans jamais le lui dire. Pour l’épisode du garrot, par exemple,
elle avait fait semblant d’admettre l’explication qu’il avait donnée relative à une
lecture de textes religieux. Elle avait jugé préférable de mettre ceci sur le compte
de l’adolescence et de ses mystères. Elle n’avait pas d’autre enfant, guère
d’expérience pratique de ces bizarreries, et était elle-même toujours gênée
d’aborder avec quiconque la question du corps. Elle avait « fait » un enfant parce
qu’il fallait qu’elle démontre qu’elle n’était pas stérile ; par chance c’était un
garçon, et elle avait « obtenu » de son mari de cesser toutes relations sexuelles
après. Lui vivait sa vie de son côté, tout en maintenant une façade familiale
indispensable à son statut. Personne n’était dupe, mais chacun s’en accommodait.
Pour cette affaire d’attentats, elle avait été questionnée par la police française –
des gens cultivés, disait-elle – qui avait cherché à savoir non pas si elle avait des
indices ou des soupçons, mais ce qu’elle pensait de son fils, de ses relations, et
s’il ne s’était pas un peu perdu, à C., avec toutes ces « tentations » qu’offre une
grande ville. Elle leur avait menti, en affirmant qu’ils s’appelaient, son fils et elle,
tous les deux jours, et qu’elle était au courant de ses moindres gestes. Pourquoi
avait-elle fait cela ? Elle n’en savait vraiment rien. En tout cas, son fils aurait été
sûrement extrêmement fâché de l’apprendre. Il était très autonome, très en avance
sur son âge, et depuis longtemps déjà personne ne savait vraiment ce qu’il faisait.
Alors ces attentats…
De toute façon, l’affaire avait été classée grâce aux relations de son mari. Son nom
avait suffi, sans même qu’il se déplace. Elle laissait entendre son hostilité à l’égard
de cet homme, sa suffisance, son orgueil, son goût pour l’argent… Elle avouait
son admiration pour son fils qui avait choisi le chemin opposé, au prix de quelques
« bavures ».
Elle n’avait jamais évoqué avec Tarek cette affaire d’attentats. Non plus que le
premier épisode psychiatrique qui avait suivi. Il avait été hospitalisé, en effet, peu
de temps après, à la demande du directeur de l’établissement dans lequel il
poursuivait ses études, qui était très inquiet pour sa santé. Il avait en effet
commencé une période de jeûne en référence à de très anciennes pratiques
chrétiennes en pays musulman, thème sur lequel il avait décidé de rédiger un
mémoire érudit. Pour marquer leur opposition à l’assimilation religieuse, ces
minorités se livraient à des privations de nourriture qui les affaiblissaient
insensiblement jusqu’à un épuisement complet. Cet état leur permettait alors une
sorte de délire automatique qui les « autorisait » à blasphémer Mahomet sans pour
autant encourir les lois édictées pour les « sains d’esprit ». La mort intervenait à
brève échéance. Le directeur avait surpris un jour Tarek dans une sorte de transe,
en train d’évoquer conjointement son père, Dieu, et un jeune prêtre de
l’établissement, qui s’était récemment suicidé. Il était en larmes, très angoissé, et
visiblement dans un état « anormal ». La tentative de nouer un dialogue avec lui
s’était soldée par un échec et avait entraîné, au contraire, la formulation de propos
extrêmement crus laissant peu de doutes quant aux fantasmes qu’il mûrissait quant
à ces trois personnages. Il avait par chance immédiatement fait le lien entre le
mémoire rédigé par Tarek et cette situation, et avait accompagné à l’hôpital Tarek,
qui avait accepté de se soumettre aux soins.
À l’hôpital, où il était resté trois semaines, Tarek s’était montré taciturne comme
de coutume. Il avait pris l’habitude de s’imposer des séances d’hygiène
minutieuses, chaque matin, qui lui prenaient environ deux heures. Son apparence
raffinée et sa grande froideur, qui détonnait notoirement dans l’unité, avaient fait
hésiter les infirmiers devant une intervention à son égard. Ceci d’autant qu’il avait
lui-même pris l’initiative d’une demande de rendez-vous auprès du directeur de
l’hôpital pour se plaindre du manque de discipline dans l’unité. Il avait dénoncé
les petits trafics d’alcool et de cannabis qui s’y déroulaient pendant la nuit, et
menacé de dévoiler les faits au Ministère. À l’appui de ses dires, il avait déposé
plusieurs preuves matérielles sur le bureau du directeur, et lui avait fait écouter un
enregistrement qu’il avait lui-même réalisé avec un mini-magnétophone
dissimulé dans sa poche pour confondre l’un des malades de l’unité à qui il avait
proposé de fournir divers produits illicites en échange de relations sexuelles. « Il
faut nettoyer tout cela, avait-il ajouté, purifier, revenir aux vertus chrétiennes,
redonner à la religion le soin de prendre en charge la folie. Il n’y a rien de bon à
la confier aux hommes. Vous-mêmes vous êtes des vicaires de l’Esprit Saint et
vous devez remplir pleinement cette mission. »
Par ailleurs il s’était réalimenté et prenait le traitement anxiolytique prescrit. Son
état physique s’était rapidement amélioré. Dans les entretiens il esquivait toute
question sur son état psychique et proposait, selon l’interlocuteur, une discussion
sur le traitement moral de la folie, la décadence de la civilisation chrétienne
européenne et la montée de l’islam, ou encore l’art des icônes et la controverse
entre les iconoclastes et les iconolâtres.
Tarek était d’accord pour poursuivre les entretiens dans le cadre d’un centre
médico-psychologique (CMP). Il souhaitait sortir de l’hôpital pour reprendre ses
études et préparer ses examens. La fin de l’hospitalisation était donc décidée.
Après sa sortie, il ne s’est cependant pas rendu aux consultations proposées au
CMP.
L’entretien avec le psychologue a lieu dans la chambre d’isolement où il est
maintenu depuis son entrée, il y a trois jours, et dont la prescription était justifiée
par une agitation violente et le refus de porter un vêtement. Les soins intensifs ont
permis un apaisement. Tarek a demandé à rester dans cette chambre. Il ôte le
pyjama qu’on lui donne et le cache au fond de son lit.
Il se tient allongé, sous ses couvertures, et ne serre pas la main que le psychologue
lui tend. Il répond cependant à la salutation de façon courtoise.
« Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’étais fatigué, surmené. Il ne faut pas
téléphoner à ma mère, elle s’inquiéterait inutilement… Dans quelques jours ça
ira. Je dois bientôt rentrer chez moi, j’ai un billet d’avion pour le 7 … » Tarek se
tait, le regard fixe. Invité à s’exprimer il reprend mais l’échange prend pour lui
une connotation pénible. Il murmure des paroles difficilement compréhensibles
parmi lesquelles il est question de chemin de Damas, de conversion, de saint
Paul… Il rit bizarrement et ajoute : « Vous savez que c’est saint Paul qui a épargné
la circoncision aux non-Juifs ?… Vous imaginez un monde de circoncis ?… Tous
égaux : Jésus, Judas, Mahomet… » Il se retourne et refuse toute autre forme
d’échange.

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