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Juil 

08

SOS FLEMMARDS, Sandra Ganneval
Écrit par Sandra Ganneval. Publié dans Opuscules ­ Feuilletons

 Rating 4.00 (1 Vote)

Bonjour ! Je vous propose de découvrir le premier chapitre de mon roman SOS FLEMMARDS. 
Deuxième chapitre : SOS FLEMMARDS, Chapitre 2, Sandra Ganneval. 
Pour en découvrir l'atmosphère, je vous propose de visiter mon blog
http://sosflemmards.blog4ever.com/blog/index­490189.html. 
N'hésitez pas à me laisser des commentaires.

Ah, j’ai travaillé comme un nègre, aujourd’hui ! » était une phrase que Joseph affectionnait. Il
n’employait pas cette expression pour parler d’une journée d’études mais ça lui venait spontanément
après s’être usé la voix en faisant du télémarketing. Durant ses trois années de droit, il exerça ses talents
d’orateur dans une boîte de sondage, cinq soirs par semaine de 17 heures à 21 heures.

Il imaginait différente sa vraie activité de « quand il serait grand ». Ce serait un emploi dans lequel il
s’investirait de manière spontanée sans avoir à se poser de questions, sans ras­le­bol, sans énervement.

Lorsqu’il avait quatre ou cinq ans, il avait cru dur comme fer que les hommes se transformaient,
changeaient de couleur, devenaient des animaux, redevenaient des humains. Il avait décidé qu’il serait
un cheval et l’avait annoncé à table avec une conviction et un sérieux qui avaient jeté sur le dîner un
silence d’au moins trente secondes. Et puis, il y avait eu cette explosion d’éclats de rires. Il s’était mis
dans une colère muette, bras croisés, yeux plissés, moue boudeuse et mâchoires serrées. Pendant ce qui
lui avait paru des siècles, Annabelle, sa sœur aînée, n’avait pas manqué une occasion de le taquiner
jusqu’à ce qu’elle oublie, enfin. Malgré tout, il demeura longtemps sur ses positions, cultivant en secret
des sortes de contes de fées qu’il se racontait le soir avant de s’endormir.

Passée l’époque des mutations, il eut envie d’être facteur comme son père, puis chanteur, acteur,
pompier, conducteur de poids lourd, pilote automobile, militaire et enfin, avocat. Inspiré par des séries
américaines mettant en scène des as du barreau, il parodiait des plaidoiries.

­ Votre honneur, chers membres du jury, regardez, regardez le visage de cet homme ! Observez son œil
si clair, si pur, si innocent ! Ne dirait­on pas la face d’un ange ? Croyez­vous vraiment en votre âme et
conscience cette humble créature coupable des méfaits qui lui sont reprochés ? Maintes fois, il a clamé
son innocence. A chaque chef d’accusation, il a répondu par la négative. Oui, ce jeune homme a été
victime d’une abominable machination et je vais vous démontrer par a+b à quel point il a été manipulé
tel un misérable pantin. Sa place dans ce box est loin d’être méritée. Primo, cette femme, il tendait un
doigt accusateur vers la vraie coupable (un poster de Pamela Anderson au temps de sa splendeur, dans
« Alerte à Malibu »), l’a séduit afin d’en faire l’instrument de sa vengeance…

Trop concentré sur son discours, en marchant vers son jury (douze personnages de Playmobil alignés
sur une étagère de sa bibliothèque), il trébuchait sur une basket, réussissait de justesse à se rétablir pour
s’effondrer devant le juge (son vieil ours en peluche) avec moult jurons. Alors qu’il était expulsé du
tribunal pour outrage à la cour, des coups frappés à la porte de sa chambre mettaient un terme à sa mise
en scène. Un membre de sa famille lui demandait s’il était devenu fou et de cesser son raffut tout­de­
suite­là­même.

Exercer le métier qu’il avait choisi revêtait dans son esprit un aspect ludique. Il faisait partie de cette
génération qui ambitionnait de travailler aussi pour le plaisir. Armé de cette détermination, il atterrit en
fac de droit.

Martial, son meilleur ami, l’admirait d’avoir su se décider. Lui se laissait porter par les évènements, se
livrant à un vent plus ou moins mauvais et parfois bon.

Il découvrit sa définition du travail en entendant pour la première fois quelqu’un parler de sa boîte. Il
imagina une de ces caisses transparentes dans lesquelles les contorsionnistes se glissent sans se presser et
sortent de même. Mais non, ce n’était pas cela, comprit­il au fur et à mesure. C’était un autre nom pour
entreprise, société, firme avec la petite connotation négative qui manquait à ces mots. Martial se posait
des questions idiotes et les posait parfois aux autres lorsqu’il osait. Pourquoi les gens travaillent­ils ? Par
nécessité ou par goût ? Est­ce que tous les gens qui ne veulent pas travailler se retrouvent clochards ?
Parmi les femmes au foyer, combien sont des femmes qui n’ont pas envie de bosser ? Est­il possible
d’être un homme au foyer ? L’éventualité de prendre du plaisir à une activité salariée ne l’interpella que
tardivement. Son entourage immédiat, sa mère, présentait le travail comme une nécessité douloureuse.
Mais, enfant et adolescent, ce n’était pas un aspect de la vie des adultes qui retenait son attention. Il était
dans son monde et le trepalium était une préoccupation du leur.

Après son service militaire, il dut y débarquer de plain­pied, devant pour cela lutter contre sa nature de
timide ne se soignant pas. Il préférait se dire réservé. C’était l’appellation contrôlée adéquate selon les
saintes bibles de la recherche d’emploi : « Comment trouver un job en 48 heures chrono », « Comment
époustoufler un employeur au cours d’un entretien », « Le guide de l’entretien parfait », « Soyez le
candidat idéal », « Vous n’êtes pas un chômeur, vous êtes un offreur de services ». Mais qu’il se qualifie
de timide, d’introverti ou de réservé, il lui fallait décrocher un rendez­vous, y aller, être pris. Bon, allez,
on y va. Travailler, c’est bien car, ne l’oublions pas, nous sommes en période de crise, donc on doit le
dire : travailler, c’est bien. Et c’est vrai, n’est­ce pas ? C’est bien. C’est ce que pensent, sans doute, tous
les oisifs, princes, princesses et gosses de riches. Le travail donne – enfin, peut­être – du sens à la vie, un
but, une direction, n’en déplaise aux philosophes grecs qui l’abandonnaient volontiers aux esclaves et à
la noblesse qui l’abandonne toujours au peuple. Martial s’adapta tant bien que mal à cette prothèse.
Dans sa vie personnelle, lorsqu’il n’appréciait pas quelqu’un, il ne jouait pas les hypocrites et ne le
fréquentait pas. On choisit ses amis, mais s’ils nous sont devenus insupportables, on n’est pas obligé de
continuer à les fréquenter. A l’inverse, la vie active n’offrait pas d’alternative immédiate à une animosité
spontanée ou progressive. Si l’on n’aimait pas ses collègues, il fallait tout de même se les farcir. Si l’on
abhorrait ses responsables, il fallait tout de même les subir. Impossible de faire autrement. Dans le
vocabulaire du travailleur Martial, il y avait, et en cela il était semblable à la majorité des travailleurs, un
nombre impressionnant de « il faut » et de « c’est comme ça ». Son dos prenait la largeur d’un pays, ses
yeux se couvraient d’œillères et il avançait sans autre intérêt que son compte crédité à la fin du mois.
Peu préoccupé d’évoluer, il ne se souciait que de se sentir en relative sécurité. Il ne voulait pas avoir à
s’inquiéter de ses lendemains financiers. Il ne partait que lorsque ses missions d’intérim s’achevaient ou
que ses CDD n’étaient pas renouvelés. Selon Joseph, sa vie professionnelle était un gâchis de ses
capacités intellectuelles. Martial lui faisait remarquer qu’il était l’une des personnes au monde à lui avoir
le plus reproché son manque d’intelligence.

­ C’était pour ton bien, pour te faire réagir. Bon Dieu ! Mais tu pourrais faire cent fois mieux que ça si tu
voulais bien t’en donner la peine, te bouger un peu, être ambitieux, je ne sais pas moi… avoir un projet,
une envie…
C’était ça, le hic : des projets, des envies, il n’en n’avait pas. Il ne se souvenait même pas d’en avoir eu
un jour. Il fit des études de droit parce que Joseph avait décidé de faire des études de droit. Cela n’avait
pas été une réussite, et l’année suivante, il avait préféré liquider son service militaire. Son idéal était la
tranquillité, et dans un boulot sans évolution, il pensait pouvoir la trouver. Joseph jugeait cette
conception d’un parcours professionnel insupportable. Il avait sa propre liste de « il faut » : s’épanouir et
se réaliser dans son travail, être autonome, avoir des responsabilités, gagner beaucoup d’argent, être
reconnu, lutter contre la discrimination dont nous les Noirs sommes victimes dans ce pays…

­ Tu me désespères !

­ Allez vieux, disait Martial, le nègre sans ambition et qui gagne mal sa vie, mais la gagne quand même,
t’invite à bouffer.

­ Bon, j’accepte… parce que la chair est faible…

­ C’est ça, c’est ça, l’argent n’a pas d’odeur. Tu as toujours été pragmatique.

­ Pragmatique. Tu vois, tu as plus de vingt mots dans ton vocabulaire. Tu es voué à un grand destin et tu
l’ignores.

­ Hum, tu idéalises complètement le monde du travail, si tu veux mon avis, Jo.

­ C’est toi qui ne le rêves pas assez.

­ Moi, j’y suis tous les jours. On se met entre parenthèses pendant neuf, dix heures en comptant le temps
de transport, et ensuite, on émerge. C’est rarement épanouissant. Est­ce que ça aurait vraiment à l’être ?
Travailler, c’est une contrainte, une contrainte ne peut pas être épanouissante.

­ Il y a plein de gens qui prennent du plaisir à ce qu’ils font pour gagner leur vie.

­ Ah ben ça, tout le monde ne peut pas être acteur de films pornos. Il faut pouvoir tenir la cadence.

­ C’est moi qui suis censé sortir ce genre de vanne.

­ Tu parlais de plaisir…

­ Pas physique, quoique, il fit une pause rêveuse,… intellectuel… le plaisir du travail bien fait, le plaisir
de bien le faire.

­ Tu confonds plaisir du travail bien fait et conscience professionnelle. On peut très bien faire quelque
chose que l’on n’a pas plaisir à faire. J’ai jamais apprécié de faire de la manut’ ou de la saisie, pourtant je
le faisais correctement. C’est plus une question d’éducation, pire d’élevage. Dès qu’on naît, c’est ce
qu’on nous apprend ou ce qu’on essaie de nous inculquer, rester dans le rang, faire ce qu’il y a à faire.

­ Parle pour toi ! Qu’est­ce que tu peux être négatif !

­ Non, je fais juste ce que je dois faire. Et le reste du temps, je le garde pour moi. Et la plupart des gens
qui bossent font comme moi, j’en suis convaincu.

­ Pff… Tu sais quoi ? Tu as une mentalité de pauvre.

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