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Aoû 

06

SOS FLEMMARDS, chapitre 3, Sandra Ganneval
Écrit par Sandra Ganneval. Publié dans Opuscules ­ Feuilletons

 Rating 4.00 (1 Vote)

Bonjour ! Je vous propose de découvrir le deuxième chapitre de mon roman SOS FLEMMARDS. 
Premier chapitre : SOS FLEMMARDS, Sandra Ganneval 
Pour en découvrir l'atmosphère, je vous propose de visiter mon blog
http://sosflemmards.blog4ever.com/blog/index­490189.html.
N'hésitez pas à me laisser des commentaires.

Martial atterrit donc à la fac par suivisme, dominé par la peur de se retrouver « seul » après sept années
scolaires passées à côtoyer Joseph, ils se connaissaient depuis la 6e.

Sa mère avait déjà un plan infaillible pour lui : « Passe des concours », le pressait­elle. Une seule chose
comptait en ces temps difficiles : LA SECURITE DE L’EMPLOI.

Mais avant d’être embarqué dans une routine interminable, il avait envie de respirer un peu. La
négociation fut rude. Elle soutenait qu’il n’avait pas besoin de pousser plus loin ses études, ou alors, elle
n’y voyait pas d’inconvénient s’il s’agissait d’avoir un emploi tout chaud à la sortie. Il avait freiné des
quatre fers, sans discussion possible, à la proposition de devenir infirmier, un métier sans chômage,
certes, mais l’idée du sang, des couches à changer, de l’odeur des déjections humaines et des
médicaments lui donnait de violents haut­le­cœur. Il avait déjà des difficultés à accepter de souffrir ne
serait­ce qu’en se faisant une petite coupure au doigt, alors, allez voir supporter les plaies et douleurs des
autres. Plus il y pensait, plus il avait envie d’aller à l’université, pas pour étudier, mais pour y goûter.
Elle était d’accord s’il trouvait un job à temps partiel en parallèle. A ce stade, il renonça à poursuivre la
conversation et lui laissa le dernier mot, un « Bon ! » prononcé sans le regarder dans les yeux, avec une
sorte de dépit qui ne renonçait pas à lui faire entendre la voix de sa raison.

Elle craignait l’influence de Joseph, ce garçon déluré, sur son fils. Elle se demandait s’il ne se droguait
pas. Elle le détaillait chaque fois qu’elle en avait l’occasion afin de détecter des signes d’addiction et se
heurtait à son visage éclatant de santé, à son sourire franc, un brin séducteur car il était particulièrement
sensible à sa beauté de chabine. Pourtant, elle s’en méfiait d’autant plus que Martial l’adorait et en parlait
la plupart du temps, même si c’était pour se moquer de ses idées, avec vénération.

On ne peut pas dire que, durant cette première année de DEUG à la fac de Malakoff, ils se montrèrent
des étudiants très assidus. Leur allure désinvolte tranchait avec celle des trois quarts des effectifs. « Les
filles portent des foulards Hermès et les garçons des costumes Pierre Cardin, mais tous ont un balai
quelque part », ironisait Joseph. Les Noirs n’étaient pas légion. Ils en repérèrent une dizaine dans
l’amphithéâtre, plus ceux dont la couleur laissait planer un doute sur leurs origines ethniques.

La fac leur paraissait un lieu étrange de liberté bien appréciable après le lycée ; les absences ne prêtaient
pas à conséquence, du moins aux cours ; en revanche, aux TD, l’assiduité influait sur les notes.
L’anonymat relatif, l’indifférence des profs ne leur déplaisaient pas. Martial apprit à mentir et Joseph
confirma ses aptitudes dans cet art, surtout celui du mensonge par omission. Le matin, ils quittaient leur
domicile et se retrouvaient mais n’allaient pas forcément à l’université.

Pour la première fois de sa vie, Martial se jouait du temps. Il se rendit compte, après coup, qu’il avait
passé cette année à glandouiller. Il avait bu, discuté de tout et surtout de n’importe quoi, ri bêtement de
blagues stupides, au bord de la cuite, dans les chambres de ceux qui étaient en cité U, particulièrement
Romain et Francis, étudiants dilettantes en science de l’éducation, rencontrés par Joseph dans l’institut
de sondage où il travaillait pour se faire de l’argent de poche.

Parfois solitaire, Martial usait ses semelles en déambulant dans Paris, chien errant, le nez au vent. Il se
gavait de cinéma, profitant des tarifs étudiants, choppait des séances à des heures impossibles pour le
commun des mortels (« L’incinérateur de cadavres », un film tchécoslovaque de Juraj Herz datant de
1968, passant à 13h15 uniquement le jeudi dans le cadre d’un festival ; « Le testament du docteur
Mabuse », réalisé par Fritz Lang en 1933, diffusé le vendredi à 13h20, des séances pour inactifs). Il
aimait aussi faire du roller ou de la planche en slalomant entre les voitures, frissonnant, la peur et le
plaisir se disputant ses faveurs lorsqu’un coup de klaxon le faisait sursauter. Au bout de quelques mois,
il sut qu’il n’irait pas plus loin dans sa carrière d’étudiant mais garderait des souvenirs d’un drôle de
bonheur de tête vide et de crises de fou rire en bibliothèque. Pour lui, les examens du premier semestre
furent catastrophiques malgré une tentative de révision de dernière minute, en réalité une découverte du
contenu de cours auxquels il n’avait pas assisté. Les rares fois où il était présent en amphi, il ne parvenait
pas à focaliser son attention plus de quelques minutes. Son esprit s’envolait, il s’échappait, se glissait
dans le noir et blanc du dernier Hitchcock revu la veille au cinéma Le Champo, rue des Ecoles, dans le
5e.

Joseph, comme à son habitude, s’en tira. Mine de rien, il récupérait les supports de cours et retournait
seul en bibliothèque ou allait à celle du centre Georges Pompidou plonger le nez dans une pile de
bouquins. Il avait toujours travaillé ainsi, avec une légèreté exaspérante, sans stress aux examens, son
cerveau libre de restituer la masse d’informations engrangée à la va­vite, remisée aussitôt qu’il n’en avait
plus l’utilité. Il se laissa porter jusqu’à une licence obtenue de justesse. A l’heure de s’inscrire en
maîtrise, il se découvrit sans enthousiasme : il avait envie de gagner de l’argent, si possible en évitant de
répandre un peu trop de sueur de son front et plus du tout celle d’engranger d’autres diplômes et de
démarrer une carrière de juriste, d’avocat ou de n’importe quoi d’autre ayant un rapport avec le droit.
Annabelle avait terminé un BTS de commerce et travaillait pour une boîte de téléphonie mobile. Il lui
enviait sa voiture neuve. Affichant sa « réussite professionnelle », pomponnée, maquillée, les cheveux
soigneusement défrisés, en tailleurs impeccable, elle jouait les stars devant leurs parents en extase. De
plus, elle s’était dégotée un petit ami qui la regardait avec des yeux entre chien battu et merlan frit et la
suivait partout en acquiesçant à chacune de ses paroles. Joseph surnomma son futur beau­frère Pluto,
mais en toute discrétion.

Après avoir décidé de lâcher la fac, il continua à exercer ses talents d’orateur dans l’institut de sondage
qui l’employait depuis trois ans, en attendant de décider du bout par lequel il allait attraper son avenir.
Martial l’admirait d’exercer cette activité depuis si longtemps. Il avait tenté l’expérience mais, bien que
n’étant pas exigeant, il avait pris la fuite au bout de deux jours. Il découvrit qu’il n’aimait pas travailler
dans un brouhaha de voix répétant en écho un questionnaire certainement rédigé par un fou dangereux,
statisticien et spécialisé en études de marché de surcroît.

Le recrutement commençait par un entretien avec une femme à l’allure d’un sergent major ne laissant
planer aucun doute sur ses préférences sexuelles. Elle noyait les candidats dans une présentation
blablatante de l’entreprise : … « millions de chiffre d’affaires, … première dans son domaine, … on dit
étude et pas sondage, … questionnaire à respecter à la lettre, … vous serez sur écoute car nous veillons à
la qualité du service… ». Ce qu’elle ne disait pas, c’était qu’il s’agissait d’une robotisation de la
personne humaine. Les télé­enquêteurs devenaient des machines à répéter cinquante mille fois la même
chose. On leur demandait de mettre leur cerveau sur pause.

Une fois votre candidature retenue, vous deviez dater et signer en bas à droite, en précédant de la
mention « lu et approuvé », une profession de foi qui aurait pu être rédigée de la manière suivante :
« Oui, j’accepte de venir me scotcher à un casque téléphonique tous les soirs de la semaine entre 17h00
et 21h00 et parfois le samedi et le dimanche toute la journée, de déranger les gens chez eux à l’heure du
repas pour leur poser des questions débiles qui permettront aux médias de mieux les bombarder de pubs
afin de les pousser à consommer davantage en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle. » Vous
enchaîniez sur une période d’essai de huit vacations. Vous aviez une clause de confidentialité à respecter
ainsi que des principes généraux quant à la réalisation des enquêtes.

Huit commandements étaient posés sur l’autel du sondage :

Premier commandement : le texte du questionnaire tu liras de manière minutieuse et complète.

Deuxième commandement : la méthode définissant la mesure d’audience individuelle radio et télévision
rigoureusement tu appliqueras et obligatoirement tu utiliseras le document qui t’a été confié à cette fin.

Troisième commandement : les consignes de ton chef d’équipe tu appliqueras à la lettre car ton chef
d’équipe toujours raison a.

Quatrième commandement : contrôlé de manière continue tu seras car à ton insu sur écoute tu peux être
afin que, pour ton bien et celui de ta société, corrigé tu sois. Un « et » n’est pas une virgule, tu dois dire
ce « et ».

Cinquième commandement : les informations que tu recueilleras tu ne falsifieras point.

Sixième commandement : présent au briefing tu seras.

Septième commandement : ton planning tu respecteras.

Huitième commandement : les règles liées aux retards, absences, temps de pause, échanges et autres, tu
connaîtras.

Amen !

Vous étiez alors prêt à être formé par une personne ayant atteint le grade envié de chef d’équipe. Elle
vous expliquait en long, en large et en travers comment fonctionnait le questionnaire, ma foi, assez
conséquent, dont on vous avait distribué un exemplaire. C’était un texte à tiroirs. Si l’interviewé vous dit
oui, vous allez à la page 4. S’il vous dit non, vous allez à la page 3. S’il ne sait pas, vous allez à la ligne
21. Martial avait été sidéré, au point d’en rêver, de la formulation des questions à répéter en automate :
« A 20h00, il y avait le journal, l’avez­vous regardé même un instant chez vous ou ailleurs ? », « Même
un instant chez vous ou ailleurs ? » fallait­il redire en cas de réponse négative. Cette formule pas
magique du tout du repérage des audiences l’estomaquait. Cela n’en finissait pas et les cinq, dix minutes
annoncées au candidat au sondage se transformaient en demi­heure voire en heure s’il était vieux et dur
de la feuille.

­ A 20h50, sur la 2, il y avait « Les Tontons flingueurs », l’avez­vous regardé même un instant chez
vous ou ailleurs ?

­ Comment ? A quelle heure vous dites ?
­ A 20h50, « Les Tontons flingueurs » sur la 2, vous l’avez vu ?

A ce moment­là, un sadique avec une coupe en brosse et de petites lunettes rondes débarquait devant
vous, la bave aux lèvres, l’air furieux, comme s’il venait de se mordre la langue jusqu’au sang et
cherchait le coupable, pour vous dire de raccrocher (après une demi­heure de conversation ponctuée de
hein ? quoi ? comment ? et alors que vous étiez bon pour une laryngite), car vous ne respectiez pas le
questionnaire. En effet, malheureux, vous vous étiez mis à réfléchir et à chercher à simplifier vu les
circonstances au lieu d’exécuter et de sourire (le sourire s’entend au téléphone, tous les professionnels
du télémarketing vous le diront).

Les enquêteurs travaillaient dans une grande salle divisée en travées. Chacune contenait une vingtaine
d’ordinateurs à écran sans filtre, des téléphones avec ou sans casque, et parfois, comble du luxe, un
paquet de lingettes nettoyantes était posé près du combiné. La discrimination à l’embauche ne se faisant
que sur l’accent des candidats, le quota de Blacks et de Beurs était largement dépassé. Les maladies
professionnelles répertoriées étaient l’arthrose précoce de l’index et celle du cou pour ceux qui
s’obstinaient à coincer le combiné contre leur épaule afin d’avoir les mains libres et de saisir les réponses
sur le clavier de leur PC. Sur un tableau blanc, était inscrit le nombre d’individus à interroger dans
chaque tranche d’âge. Lorsque l’on avait au bout du fil une personne bonne pour le quota, on devait le
signaler en tapant sur la table avec le bout de son stylo afin d’attirer l’attention du chef d’équipe.

­ Je l’ai ! Je l’ai, le vieux de plus de soixante­cinq ans ! Ça y est, je l’ai ! criait en se dandinant de joie
une jeune hystérique en pantalon serré sur des fesses rebondies.

­ Super ! répondait le responsable avec un regard plein d’amour pour cette recrue sexy et efficace.

Ils touchaient 47,57 francs pour les heures de semaine et 71,36 francs pour celles effectuées le
dimanche. Beaucoup avaient connu pire salaire de job étudiant. Joseph affirmait ne pas voir passer ces
quatre heures. Seule une chose retenait son attention : « T’as pas remarqué tous les jolis p’tits lots qui
bossent là ! ». Il cueillit dans ce nid cinq petites amies successives.

Les enquêteurs donnant entière satisfaction à la machine étude de marché, de la chair à sondage jamais
en retard, jamais absente, ne refusant jamais le planning parfois fantaisiste imposé chaque mois et les
week­ends complets de travail, pouvaient demander à passer chef d’équipe.

Martial soupçonnait les créateurs de ce genre d’endroit de procéder à des tests secrets de lobotomie. Il
n’avait rien contre les emplois monotones mais préférait ceux vous laissant la possibilité de penser.

Ainsi, suite à une mission d’intérim, il obtint un contrat à durée indéterminée au service après­vente
d’une grande enseigne de produits culturels et techniques, tandis que Joseph, tout en travaillant, se mit
peu à peu à passer des concours. MédiaX s’était délocalisé en province et le monde du télé­conseil,
toujours à l’affût de nouveaux candidats, l’avait accueilli à bras ouverts. Devenu conseiller en téléphonie
mobile, il officiait de contrat d’intérim en contrat d’intérim. Il n’était pas dérangé outre mesure par sa
situation, jouissant de ses breaks entre deux missions et des primes qui allaient avec. Mais ses parents
étaient affolés de son statut précaire et, à force, leur inquiétude finit par lui monter au cerveau. Il fit siens
les conseils de la mère de son ami. Au départ, il voulut miser sur les concours de catégorie A,
correspondant à son niveau d’études, puis, voyant combien la concurrence était rude – il se présentait à
chaque fois plusieurs milliers de personnes aux épreuves éliminatoires –, il attaqua ceux de catégorie B.
Il se surnommait « Le Roi de la note de synthèse et du QCM ». La question cruciale à laquelle il n’avait
pas pensé lui fut posée par Martial.

­ Il va falloir que tu changes de look, non, pour passer les oraux ? Enfin, tu dois, je pense, sinon…
Ce fut une des rares fois de sa vie où Joseph demeura muet au moins trente secondes.

­ Ouais, ratiboiser ta tignasse à la Jackson Five et porter un costume cravate. Déjà que t’es noir alors si
tu en rajoutes avec… des petits détails.

­ Les couper ? Non. Je peux me faire faire des tresses.

­ (Fausse hésitation) Euh… non !

­ Mais des tresses bien nettes, bien propres, sans fioritures.

­ (Re­fausse hésitation) Euh… non !

­ Bon, je peux les défriser et les attacher, ce serait bien ça, non ?

­ (Re­re­fausse hésitation) Euh…non !

­ Putain ! Mais dans quel monde vit­on ?

­ Bienvenue dans la vraie vie numéro 11111111. Il est temps de capituler.

­ Jamais ! Je ne suis pas un numéro ! répliqua­t­il en se mettant à courir comme un fou autour de Martial.
Jamais. Je résisterai.

Et il résista mais, lorsqu’il passait le cap des écrits et parvenait aux oraux, même s’il n’avait pas la
sensibilité exacerbée de son ami, il percevait d’une façon subtile la réticence du jury, sensation
confirmée par ses échecs successifs. Il versa de vraies grosses larmes devant un miroir qui lui renvoyait
une image de lui aseptisée, le cheveu ras et le costume sombre. Il s’était un peu lâché sur la cravate – on
ne se refait pas – dans les tons jaunes. Il colla l’index et le majeur de sa main droite ensemble pour les
poser sur sa poitrine à la façon dont James Bond tenait son arme. En reniflant, il se mit à siffloter le
thème écrit par Paul McCartney.

Après deux années durant lesquelles son nom bondit de liste complémentaire en liste complémentaire, il
fut enfin reconnu apte à exercer une fonction administrative. Chacun de ses échecs était ponctué d’un
« Encore raté, essaye encore » de Martial, comme s’il ne s’agissait que de relancer la partie dans un
stupide jeu vidéo. Mine de rien, cette petite phrase le boostait et l’empêchait de sombrer dans la déprime.
Il n’avait jamais autant peiné pour obtenir quelque chose.

Ses parents saluèrent sa réussite d’un grand « Dieu merci ! Bon Dié mèci ! » auquel il opposa un « Mais
c’est moi qui ai fait tout le travail ! Je n’ai pas vraiment senti sa participation active » ignoré ainsi que
l’étaient toutes ses petites remarques désobligeantes au sujet du Très­Haut. Il les piquait à Martial :
« Dieu est joueur », disait celui­ci lorsqu’il croisait une personne handicapée ou au physique ingrat ;
« Dieu est blanc », affirmait­il devant un sujet du journal télévisé traitant de la famine en Afrique noire
ou d’un tremblement de terre dans un pays du tiers­monde ; « Dieu est un homme », disait­il pour
commenter les inégalités de salaires entre hommes et femmes. Joseph contestait le bien­fondé de ses
déclarations. Cependant, il aimait les reprendre dans son cercle familial, non pas pour remettre en
question les croyances qui lui avaient été inculquées, mais par pur esprit de taquinerie car ses parents
étaient très pratiquants.

Le hasard du passage de multiples concours ouvrant à des occupations aux noms parfois peu parlants –
conseiller en probation, agent des affaires sanitaires et sociales, adjoint administratif, rédacteur territorial,
attaché territorial… – le conduisit vers un service public dont le métier était l’emploi.
Il vivait dans une ère où, en France, pour le commun des mortels cherchant à entrer dans la vie active, la
clef du bonheur tenait en trois lettres de feu : CDI, premier pas vers une vie de salarié épanouie.

L’excitation est parfois plus grande durant l’attente du résultat qu’après son annonce. A la lecture du
courrier l’informant de son acceptation dans les rangs de l’administration, il ne se sentit pas aussi
heureux qu’il l’aurait cru. Soulagé, peut­être, mais il n’en était pas certain. Avec Martial, il organisa une
petite fête pour l’occasion. Les verres s’entrechoquèrent et chacun commenta la nouvelle sur un fond de
zouk.

­ T’as de la chance, dit Tanya, une collègue de MédiaX où ils avaient fait leurs débuts ensemble. Elle y
avait été chef d’équipe et travaillait maintenant dans une autre boîte de sondage. Tu vas être tranquille
jusqu’à la retraite.

Une fois encore, une menace de délocalisation pesait sur sa société et ridait son front avant l’âge. Avec
Tanya, tout le monde avait de la chance sauf elle. Ses succès étaient dus au hasard et pas à ses
compétences. On avait juste été sympa avec la pauvre fille qu’elle était, la corvéable à merci idéale. Elle
ne comptait plus les heures supplémentaires que lui devaient ses employeurs successifs. Ils étaient déjà
trop bons de l’avoir embauchée avec son minable niveau CAP bureautique. Elle râlait dans son coin
mais ne réclamait pas. Martial l’appréciait avec modération. Elle avait un statut de responsable et cela lui
hérissait le poil. Il avait développé une théorie : dans le cerveau des gens exerçant des fonctions de
direction, une zone jusque­là en sommeil se réveillait et transformait leur personnalité : ils devenaient des
individus malsains. Les mots « pouvoir, profit, productivité, obéissance, gestion » leur procuraient un
plaisir supérieur à l’orgasme. C’était un peu comme certains qui, en dehors de leur voiture, avaient l’air
normaux et qui, à l’intérieur, frôlaient la schizophrénie, majeur levé et jurons aux lèvres ; l’habitacle
représentant un prolongement métallique de leur corps, ils se croyaient indestructibles.

­ Ah ouais, c’est bien, t’as de la chance, tu vas être tranquille, répéta­t­elle en fixant sur Joseph un regard
envieux.

­ Moi, fonctionnaire, j’aimerais pas trop, dit Cyril, un cousin germain de Joseph. Il avait fait des études
d’arts plastiques et Joseph lui avait acheté quelques­unes de ses créations. Il les avait installées, sans
enthousiasme de la part de son colocataire, dans l’appartement qu’ils partageaient depuis que Martial
avait trouvé son CDI. Cyril s’adonnait à son art en utilisant comme support des objets usuels. Joseph
avait été séduit par un grille­pain aux couleurs rasta, une lampe de chevet en forme de préservatif qui
paraissait vide quand elle était éteinte et plein lorsqu’elle était allumée, ainsi qu’un rideau de douche
inspiré du tableau « Les origines du monde », Cyril avait modifié la carnation du modèle, désormais
d’un brun soyeux. Martial prenait soin d’en dissimuler le motif chaque fois qu’ils avaient de la visite.
Cyril tentait de vivre de ses activités artistiques mais devait travailler comme veilleur de nuit dans un
hôtel afin de boucler les fins de mois.

­ Oui, tu préfères t’appuyer dessus, lui dit, taquine, sa femme Joanne qui était professeure des écoles
dans une zone d’éducation prioritaire.

­ Je sais pas comment tu fais, dit­il avec un petit clin d’œil. Bon, ça rapporte pas grand­chose, mais ça
tombe tous les mois, c’est toujours ça.

Elle lui lança une cacahouète et se tourna vers sa voisine pour avoir une conversation avec quelqu’un
d’intelligent, une femme, Mélanie, la petite amie de Joseph, attrapée au lasso sur son second terrain de
chasse favori, la bibliothèque de Beaubourg ; elle était alors étudiante en administration économique et
sociale. Martial se demandait ce qu’une fille pareille pouvait bien lui trouver.

­ Qu’est­ce que tu vas faire exactement ? demanda Pluto. Il se déplaçait, phénomène assez rare, sans
Annabelle, en province pour son travail. Il paraissait plus sympathique à son beau­frère lorsqu’il ne
subissait pas la domination de sa moitié. Sa laisse lâchée, il avait un côté chien fou que Joseph savait
éveiller avec talent. Un, deux, trois verres d’alcool, quelques bouffées d’un petit joint, « Allez, laisse­toi
aller, OK, OK, évidemment, on n’en parlera pas à Anna, elle aurait une attaque », et le tour était joué.
Ses propres blagues le faisaient rire à se claquer les mains sur les cuisses et lui faire venir des larmes. Il
jouait les séducteurs, se lançant dans des compliments pseudo poétiques : « Je me noie dans tes yeux
pétillants », « La beauté de la rose de porcelaine n’est rien à côté de la tienne », « Ton rire cristallin aux
dents de perle m’émeut ». Seul Martial, jouant le rôle de garde­fou, empêchait ses écarts d’être filmés et
utilisés par Joseph pour le faire chanter. Pluto était vendeur chez un concessionnaire, et il aurait utilisé
cette arme pour l’obliger à lui accorder une méga ristourne sur une voiture. Saint Martial se montrait
inflexible :

­ Moi vivant, mon meilleur ami ne deviendra pas un maître­chanteur.

­ Tu pourrais fermer les yeux quelques secondes, non ?

­ Non !

­ Il va contribuer à une réduction significative du taux de chômage dans ce pays, répondit Elodie à la
place de Joseph, sur un ton ironique, non carrément sarcastique, jugea­t­il car, avec le temps, il n’avait
pas appris à apprécier la meilleure copine de Martial. Il traînait ce boulet farci de médisance depuis la
quatrième. De petite boulotte, elle s’était affinée et avait pris quelques centimètres, mais Joseph
continuait à l’appeler le petit boudin, nom de code PiBi. Elle avait cette étrange façon de lui parler sans
s’adresser directement à lui, avec des nuances détestables dans la voix. Il en voulait à Martial de l’avoir
invitée, comme si ce gros tas l’appréciait plus qu’il ne l’appréciait.

­ Il va avoir beaucoup à faire, continua­t­elle sur le même ton avant d’avaler une gorgée de jus d’orange
par­dessus une poignée de cacahouètes dont il espéra qu’elle allait s’étouffer avec. Et en plus, elle avait
ce petit sourire à peine ébauché mais déjà moqueur. Martial vint se placer entre eux, du moins au figuré,
jouant les arbitres, ce qu’il faisait depuis de longues années en tâchant de préserver la chèvre et le chou,
se demandant d’ailleurs qui était la chèvre, qui était le chou.

­ Oui, tu vas avoir un boulot monstre, je pense, dit­il sur un ton adéquat.

­ Ouais, enfin, les fonctionnaires, c’est bien connu, ça fout pas grand­chose, dit Cyril mi­sérieux mi­
rigolard. Cette fois, Joanne lui lança deux cacahouètes.

­ Tut tut, les enfants, on ne joue pas avec la nourriture, dit Martial.

­ Il a passé la journée d’hier à faire le ménage, dit Joseph qui, du coup, en oublia les remarques acerbes
d’Elodie et se mit à lancer sur chacun des pistaches que les plus adroits attrapèrent et lui renvoyèrent.

­ C’est bien, un gars qui fait le ménage ! dit Mélanie de sa petite voix en ramassant un fruit sec sur sa
jupe, après un regard admiratif à Martial qu’elle dévorait des yeux chaque fois qu’elle en avait
l’occasion. Il était gêné, mais depuis belle lurette, Joseph ne se préoccupait plus de l’intérêt
disproportionné accordé par certaines au physique de son ami. S’il y avait une chose pour laquelle il
aurait mis sa main au feu, c’était bien la droiture de Martial. Il ne redoutait pas de se faire poignarder
dans le dos.

Les bras chargés de packs de bière et de sachets de chips, deux jeunes hommes entrèrent dans la pièce
après s’être annoncés en claquant contre le mur la porte d’entrée à l’origine entrouverte, les deux
collègues préférés de Joseph à MédiaX, Romain et Francis, connus pour leur descente et ses
conséquences, leur art de rouler les joints, de faire des enquêtes téléphoniques tout en étant déchirés, et
dont Martial disait qu’en les côtoyant, on touchait le fond de quelque chose qu’il préférait s’abstenir de
nommer, le côté opaque de la force peut­être, ajoutait­il à mi­voix.

­ Des munitions ! dirent­ils en se dirigeant vers la cuisine pour blinder le frigo. Il était vingt et une
heures. Martial se demanda combien de personnes Joseph avait invitées ou plutôt allait s’inviter à cette
petite fête.

Quel que soit le temps, Martial imposait à leurs hôtes fumeurs de s’intoxiquer sur leur minuscule balcon.
Il ne supportait pas l’odeur de la cigarette imprégnant la moindre surface. Comme la plupart de leurs
soirées, celle­ci allait déborder chez leurs voisins. L’appartement d’en face, bien plus grand, devenait
alors le coin fumeur. Deux femmes et un homme du même âge qu’eux, environ, y habitaient en
colocation également. Rémi et Ella étaient frère et sœur, Michelle était leur amie d’enfance. Ils ne
rechignaient jamais à l’idée de faire du bruit et de boire un verre de trop. A l’occasion de la célébration
de sa réussite de bête de concours, Joseph, pas très curieux de la profession des gens, apprit que
Michelle exerçait ses talents dans l’administration qu’il allait intégrer. Par conséquent, son métier était
l’emploi. Il s’était contenté de remarquer ses grands yeux verts aux cils à ce point interminables qu’ils
semblaient faux et sa poitrine généreuse dont il ne doutait pas une seconde de la véracité.

Ils eurent une longue conversation ou, plutôt, elle l’assomma d’un discours où syndicat, syndicalisme et
syndiqué revenaient tous les deux mots. A force, cela diminua l’impact de ses attraits physiques. Elle
parlait aussi beaucoup de lutte et il l’imagina pendant un instant, ce qui lui fit perdre le cours de la
conversation, mais il le retrouva bien vite tant le thème en était constant, en short, marcel (waouh !) et
chaussures de boxe. Ses poings gantés tapaient dans un énorme punching­ball sur lequel était peint le
portrait du patron des patrons et dont les coutures formaient le mot libéralisme.

­ Mince ! Arlette Laguiller en jolie ! se dit­il.

­ C’est une fanatique, résuma­t­il à Martial.

­ Non, une passionnée, atténua son ami qui avait déjà goûté à son flot de paroles engagées.

­ Elle m’a invité à trois meetings en moins d’un quart d’heure.

­ Tu es choqué parce que tu n’as pas l’habitude de rencontrer des gens passionnés.

­ Mmm, fit Joseph sur un ton dubitatif. Il avala une longue gorgée de bière.

­ Qu’est­ce qu’elle t’a raconté, sinon ?

­ Attends d’être validé, et puis syndique­toi et milite. Les conditions de travail sont lamentables et il faut
que chaque agent fasse entendre sa voix.

Il émit un rot qui les fit s’esclaffer. Ils eurent leur première crise de fou rire de la soirée, le rire légendaire
de Martial déclenchant l’hilarité de ceux qui l’entendaient. Son rire débutait comme une petite pluie
d’été, fine et délicate, allait crescendo et faisait penser au couinement d’un animal hybride de la poule
gloussante et du chien sur la patte duquel l’on vient de marcher, associé à une sorte de grincement. Et
puis, cela atteignait son point de non­retour en une série de Ah ! Ah ! Ah ! tonitruants qui
s’interrompaient pour une pause respiratoire asthmatiforme méritée avant de reprendre avec une
remarquable vigueur, ainsi de suite en alternance, jusqu’à épuisement total de son auteur qui s’affalait
sur le support le plus proche.
 

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