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CARA SOLAK

Tome 1 : Innocence
Cara Solak, 2017
© Éditions Plumes du Web, 2017
BP 7, 82700 Montech
www.plumesduweb.com

ISBN : 979-10-97232-03-0

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Cara Solak vous remercie sincèrement de votre


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« L’illusion est trompeuse mais la réalité l’est bien
davantage »

Frédéric Dard
Prologue

C’est comme une course effrénée contre la montre. Je cours dans la rue,
le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine tandis qu’une vague
impression de déjà-vu se répand au fin fond de mon être. La peur. Oui, c’est
ça qui prédomine. Cette sensation suffocante de peur et d’angoisse presque
paralysante… Seule l’adrénaline me permet d’avancer, sans réfléchir.
Parce que si je réfléchis, alors je vais trébucher, sombrer dans l’abîme du
néant et ne plus pouvoir me relever. Alors ils seront là, ils me rattraperont,
m’emmèneront… Et le froid m’enveloppera à jamais...

Je cours sans me retourner, parce que je sais qu’ils sont juste derrière, je
sais qu’ils savent, je sais qu’ils me veulent. Je chute et m’effondre
lamentablement au sol. Et, alors que la nuit m’envahit et me laisse sans
défense, je vois soudain une ombre se dessiner, sortant d’une petite ruelle à
peine éclairée. Mais au final tout est sombre, si sombre que je ne distingue
rien de concret. Juste cette ombre qui s’approche et cette main qui
m’agrippe. Je sursaute, je hurle, je me débats. La main se plaque contre
mes lèvres et me laisse un arrière-goût amer de défaite et de fatalisme. «
Fais-moi confiance ».

C’est lointain, c’est inespéré, sans doute irréel, mais tellement rassurant,
j’en ai cruellement besoin…

Ce sentiment s’appelle... l’espoir...

Alors je me réveille comme d’habitude, le corps couvert de sueur et la


respiration haletante. À la fois soulagée de voir que ce n’est qu’un
cauchemar, mais finalement un peu déçue, comme à chaque fois, de ne pas
en connaître le dénouement, de ne pas comprendre cette peur viscérale, de
ne distinguer aucun visage.

Je me recouche, consciente d’avoir besoin de sommeil pour affronter la


journée, sans pouvoir trouver de repos serein. Alors je ressasse dans ma
mémoire les rares moments parfaitement heureux de ma vie, les uns après
les autres, en boucle, comme une comptine pour s’endormir. Et je finis par
sombrer dans un sommeil sans rêves et, surtout, sans cauchemars...
1.

— Gaby, lève-toi !

La voix lointaine de Jake, son père, s’insinua jusqu’à son subconscient,


mais lui sembla bien trop insignifiante pour la réveiller. En revanche, la
brusque remontée du volet électrique eut l’effet escompté. La lumière
éclatante du soleil percuta ses pupilles de plein fouet et la jeune femme se
réfugia sous son oreiller en maugréant.

— Quelle heure est-il ?

— Crois-moi, tu n’as pas envie de le savoir, ma chérie.

Gabrielle se leva d’un bond, ses yeux s’accoutumant avec difficulté à la


lumière du jour. Elle fixa le réveil d’un air absent. 8 h 20. Merde. Aucun
doute, c’était l’électrochoc suffisant pour la réveiller complètement. La
rentrée débutait dans exactement... quarante minutes. Mais c’était sans
compter la route entre Lake Road – la petite bourgade dans laquelle ils
venaient de s’installer – et sa fac de médecine, chemin qu’elle n’avait
emprunté en tout et pour tout qu’une seule fois.

Elle se frotta les paupières avec énergie, soupira et se précipita sous la


douche. Elle avait cinq minutes montre en main pour s’apprêter, le temps
d’enfiler un jean quelconque et un T-shirt noir non moins quelconque.
Quelconque. C’était le mot juste, mais Gaby n’avait pas le temps de
s’attarder sur ces considérations philosophiques ce matin. Elle se contempla
dans le miroir tout en essayant de dompter ses boucles blondes qui avaient
choisi le bon matin pour se montrer encore moins dociles. Elle abandonna
l’idée vu le manque de temps et attacha ses cheveux en un chignon lâche
qui lui retombait à moitié sur les épaules. Le rendu n’était pas si mal au
final...

À peine descendue elle engloutit la tartine que son père, toujours aussi
attentionné, lui avait préparée. Puis elle saisit les clés de voiture et sortit de
la maison, non sans avoir embrassé Jake sur la joue.

— Bonne rentrée, chérie ! lui lança-t-il du seuil de la porte alors qu’elle


grimpait déjà dans la voiture.

— Merci, embrasse Ben pour moi !

Gaby parcourut les douze kilomètres qui la séparaient de la faculté, un


peu anxieuse. D’abord parce qu’elle n’arriverait pas à temps en cours et
franchement, elle n’avait strictement aucune envie de se tuer sur la route en
essayant de l’être. Ensuite parce qu’elle appréhendait toujours les rentrées,
malgré les nombreux déménagements. C’était le troisième depuis la mort de
Lilianna, sa mère, déjà huit années auparavant. Elle s’était habituée à ces
changements de lieux, pas à l’angoisse de la rentrée et aux regards
insistants. La fac avait néanmoins grandement amélioré la situation. À la
fac, elle se voyait comme une anonyme perdue parmi d’autres.

Un accident sur la route acheva son infime espoir d’arriver à l’heure. La


jeune femme pianota sur le volant pour contrôler son accès de nervosité,
mais garder son calme semblait plutôt compromis.

Arrivée à la faculté, le parking était bondé vu l’heure avancée, ce qui ne


manqua pas de la faire pester. Une fois sortie de cette galère, elle se
précipita en courant à l’entrée principale, prit juste le temps de jeter un œil à
son emploi du temps... pour découvrir qu’elle avait un cours de
psychologie. Au moins, je n’ai pas raté grand-chose. Elle consulta sa
montre pour la énième fois. « Juste » quinze minutes de retard. Merde.

Elle entra par le haut de l’amphithéâtre, certes un peu trop bruyamment,


mais fut surprise du silence qui régnait dans la salle. Elle ne s’était pas
attendue à ce que la faculté de Darken soit si… intime. Par sa taille d’abord,
mais aussi par le nombre restreint d’étudiants. Elle avait plutôt l’habitude
des grands amphithéâtres bondés...

Avec l’expansion de la population, la Terre était passée de moins de deux


milliards d’individus en 1900, à onze milliards en 1998. Dépassant de loin
les plus pessimistes des prévisions. Et la totalité de la planète en souffrait, à
différents degrés. Deux poids, deux mesures… Bien entendu, les plus
touchés restaient les pays démunis : ils avaient explosé en termes de
population tout au long du vingtième siècle. La solution miracle n’existant
pas, il avait fallu instaurer des accords bilatéraux avec les grands pays
occidentaux... Dès 2000, ces pays développés avaient accepté d’accueillir
un certain pourcentage de migrants, au prorata de leur population et de leur
richesse. En contrepartie, les pays du tiers monde avaient tous adopté une
politique de restriction sévère de la natalité. Mais devant la montée du
terrorisme, au début des années 2000, les États-Unis avaient opté pour des
mesures draconiennes. Ils opéraient désormais des sélections drastiques à
l’entrée sur le territoire. Seuls étaient admis sur le sol américain ceux qui
représentaient l’élite, la crème de la crème, les meilleurs éléments des pays
pauvres. Une véritable fuite des cerveaux s’était orchestrée et, pour
couronner le tout, les États-Unis avaient littéralement fait main basse sur
leurs meilleurs élèves. Un pillage des richesses revisité, made in USA. Mais
le pillage en question avait un prix, une progression importante de ce qu’on
appelait la « surpopulation universitaire ». Amphithéâtres surpeuplés,
infrastructures sous-dimensionnées, cours suivis en restant debout… La vie
d’étudiant s’était nettement dégradée ces dernières années. Et rien que par
les quelques places assises encore vacantes que Gaby pouvait distinguer du
haut des marches, Darken aurait clairement pu passer pour un ovni dans le
ciel des établissements supérieurs américains.

Elle se mordilla la lèvre lorsqu’elle croisa le regard du professeur,


pourtant à l’opposé de l’endroit où elle se trouvait.

— Tiens donc ! Voyez-vous, chers étudiants, certaines personnes aiment


à se faire remarquer par leur esprit vif. D’autres… ma foi… on fait avec ce
qu’on a ! C’est gentil de nous honorer de votre présence, railla-t-il en la
dévisageant. Approchez donc, mademoiselle...?

— Sawyer. Gabrielle Sawyer.

Gaby inspira profondément et descendit les marches d’un pas rapide, un


sourire qu’elle souhaitait contrit accroché aux lèvres malgré les lance-
roquettes que lançaient ses jolis yeux bleus. Pour qui se prenait-il ? C’était
bien la première fois qu’on lui faisait une remarque de ce style à la fac ! Le
professeur n’avait pas l’air d’être beaucoup plus âgé qu’elle, cinq à six ans
tout au plus. Il paraissait même un peu trop décontracté pour un si jeune
enseignant, en dépit de son ton acerbe.

Elle ferma les yeux un bref instant. Ce n’était pas le moment de se faire
remarquer par sa mauvaise humeur et son insolence.

— Bien, mademoiselle Sawyer, vous en avez de la chance, une place est


libre au premier rang. Faites-vous plaisir.

Les yeux de la jeune femme dévièrent de la place indiquée au tableau où


le nom de son nouveau professeur était inscrit. Professeur Baker. Elle se
résigna à s’asseoir au premier rang, au prix de sa bonne humeur et dans un
petit murmure amusé général. Sans ciller devant le léger sourire narquois de
l’enseignant. L’année commençait bien. Le professeur Baker était sans
conteste la caricature parfaite du prof qu’elle allait adorer détester tout au
long de l’année.

Si les paroles qu’il prononça pendant son cours passèrent au-dessus


d’elle à une allure vertigineuse, elle ne put s’empêcher de le dévisager, un
stylo entre les dents. Elle devait bien admettre une chose : s’il n’avait pas
été aussi condescendant, le charisme que dégageait le professeur aurait pu
être… attractif. Avec ses boucles brunes et ses taches de rousseur
éparpillées autour de son nez – oui, elle avait définitivement une vue
privilégiée de là où elle était, au premier rang – il subjuguait l’assistance
avec une facilité déconcertante.

La jeune femme stoppa le fil de ses pensées lorsqu’il croisa son regard,
un petit sourire en coin. Elle lâcha son stylo pour s’éclaircir la gorge.
Malgré sa volonté de soutenir son regard, Gaby baissa les yeux après
quelques secondes, l’air vaincu et l’esprit plus perplexe que jamais.

Triturant inconsciemment ses longs doigts fins, elle passa les quinze
minutes qui la séparaient de la délivrance en silence, les yeux plongés vers
ses mains. Quelque chose en lui la troublait, mais elle n’arrivait pas à
déterminer ce qui motivait ce sentiment étrange.

— Et comme l’a si bien résumé Pearl Buck : la vraie sagesse de la vie


consiste à voir l’extraordinaire dans l’ordinaire…
Gaby releva la tête sur cette phrase qui avait piqué sa curiosité. Elle
croisa une nouvelle fois le regard insistant du professeur Baker, qui cette
fois détourna rapidement les yeux. On est en philo ou en psycho ?

— Allez, je vous libère et vous renvoie à vos sombres activités


médicales. On se revoit lundi prochain !

Il regroupa ses papiers d’un air distrait puis saisit sa sacoche mais, contre
toute attente, la reposa et s’assit sur son bureau les bras croisés, face à
Gabrielle.

— Accordez-moi une petite minute, mademoiselle Sawyer. Après tout,


vous m’en devez bien quinze.

Gaby leva les yeux au ciel. Quand ce calvaire va-t-il enfin cesser ? Elle
se rassit et attendit sagement à sa place que l’amphi se vide, résolue à se
tenir à carreau.

— J’imagine parfaitement en quoi la psycho peut vous passer au-dessus


de la tête, commença-t-il le regard perçant. Néanmoins mon enseignement
est un cours obligatoire, qui comptera pour l’examen final. Alors j’attends
que vous le considériez comme sérieux.

— Professeur Baker, j’avais quinze minutes de retard. Je suis désolée, ça


ne se reproduira pas.

Le professeur la dévisagea un instant en silence, ce qui la mit bien plus


mal à l’aise que ses remontrances.

— Cela va sans dire mademoiselle Sawyer. Je ne tolérerai aucun faux


pas.

Elle retint sa respiration et tenta de s’introduire dans son esprit, même si


elle s’était promis de ne pas utiliser son pouvoir à la fac. Surtout pas le
premier jour ! Mais, contre toute attente, elle se heurta à un mur
infranchissable. Elle fronça les sourcils et plongea ses yeux dans son regard
ébène, essayant de déchiffrer l’esprit obscur du jeune enseignant sans y
parvenir. Il lui sourit, cette fois-ci sans ironie, récupéra ses affaires et se
dirigea vers la sortie.

— Ne me décevez pas Gabrielle, lâcha-t-il avant de disparaître.

Gaby se passa la main sur le visage et s’autorisa à respirer à nouveau.


Elle secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Le professeur lui avait retourné
l’esprit mais elle n’était pas prête à tomber dans le panneau. Pas question
qu’elle se comporte comme une idiote, a fortiori quand il s’agissait d’un
professeur imbu de sa personne. Il fallait qu’elle tempère son foutu
caractère !

Elle laissa son front tomber lourdement contre le pupitre. Elle se sentait
juste fatiguée. Par le changement. Encore. Par la rentrée. Par le stress aussi.
Toutes ces raisons justifiaient sûrement sa peine à contrôler l’esprit de
l’enseignant. Il n’y avait pas d’autre explication sensée.

— Le professeur Baker est plutôt cool d’habitude.

La jeune blonde sortit instantanément de sa transe et cligna des yeux.

— Je ne voulais pas te faire peur. Je m’appelle Noah.

L’inconnu – qui n’en était plus vraiment un désormais – se rapprocha


d’elle avec un sourire charmeur.

— Gaby, se présenta-t-elle poliment. J’imagine mal de quoi il aurait l’air


s’il n’était pas si cool.

— J’avoue que c’était plutôt étrange venant de lui… Tu es nouvelle à la


fac de Darken, je me trompe ? Je ne crois pas t’avoir vue les années
précédentes. Je m’en serais souvenu.

Un peu hésitante, Gaby franchit les lignes de son cerveau, sans y


découvrir d’intentions malveillantes. C’était un simple petit jeu de
séduction, auquel elle n’opposa aucune résistance. Au moins, ses facultés
ne l’avaient pas totalement abandonnée.
Elle passa le reste de la matinée dans une ambiance bien plus familière,
entre cours de biologie et d’anatomie. Puis se retrouva au restaurant
universitaire, accompagnée de Noah et de ses amis Cassie et Rob, qu’elle
avait vaguement croisés pendant les cours en début de journée.

— Quelle spécialité tu penses choisir à la fin de ton externat si tu es bien


classée ? lui demanda Noah, assis à ses côtés.

— Neurologie.

C’était une évidence pour elle. C’en serait également une pour lui s’il
savait. Analyser les sombres méandres du cerveau lui semblait être une
bonne revanche sur le destin.

— Et toi ?

— Cardio. Mon père est cardiologue, mon grand-père était cardiologue,


une tradition familiale en quelque sorte... plaisanta-t-il, sans toutefois de
réelles traces d’enthousiasme dans la voix.

— Oh oh, professeur sexy à dix heures.

Gaby lança un regard amusé à Rob, qui imitait le paon, avant de se


retourner vers la source de son attention. Le professeur Baker. Tiens, il ne
faisait pas baver que les petites midinettes, pensa-t-elle en gloussant
discrètement.

Le professeur Baker emporta son plateau et se dirigea vers sa table, non


sans croiser une fois de plus son regard, qu’elle capta sans effort. Elle sentit
une espèce de douce chaleur l’envahir tandis que ses joues prenaient sans
aucun doute une jolie teinte rosée. Elle reporta son attention vers Rob pour
se donner une contenance.

— On dirait que je ne suis pas le seul à être sous le charme de Matthew


Baker, plaisanta Rob en la dévisageant attentivement.

Noah fronça les sourcils et son regard passa de l’un à l’autre des
protagonistes.
— Moi ? Je pense que tu t’es trompé de fille. Je ne tombe pas sous le
charme des professeurs mégalo. Et puis je pense que notre histoire est
tombée à l’eau au moment où j’ai pénétré dans l’amphi. Nous n’avons pas
vraiment commencé du bon pied, ajouta-t-elle de façon ironique.

— La passion est toujours située entre amour et haine, on ne t’a jamais


appris ça, jeune fille ?

Le rire de Gabrielle résonna allègrement dans le self jusqu’à ce qu’elle


mette une main sur sa bouche. Rob se trouvait loin de la vérité. Son but était
de passer inaperçue – même si elle avait lamentablement échoué jusque-là.
Ce qui voulait dire se montrer exemplaire. Et éviter le moindre scandale.
Elle jeta un dernier coup d’œil au professeur – qui lui tournait désormais le
dos – puis tenta une nouvelle fois d’envahir son esprit... toujours en vain.
Pourquoi était-elle incapable de lire en lui ? Frustrée, elle se recentra sur la
conversation des étudiants et ne remarqua pas son petit sourire en coin
lorsqu’il passa devant leur table.

Elle se plia bien volontiers au questionnaire qu’on lui soumit. D’où elle
venait, ce qui l’avait amenée à s’inscrire à Darken, où elle vivait, etc.

— Ce n’est pas trop étouffant de vivre chez tes parents à vingt ans ? lui
demanda Cassie, surprise.

Gaby prit le temps de réfléchir à la question qu’on lui posait assez


fréquemment. La relation qui l’unissait à son père était souvent incomprise.
Mais depuis la mort de sa mère, il ne restait qu’elle et lui, envers et contre
tous. Et le cordon, elle avait toujours eu du mal à le couper. Même lors de
son mariage avec Maggie six ans auparavant. Même quand Benjamin, son
demi-frère âgé de cinq ans, était né… Non, le terme étouffant ne
correspondait en rien à la réalité.

— Mon père et moi sommes proches et il est plutôt du genre à respecter


mon intimité. Donc ce n’est pas un problème.

Cassie hocha la tête d’un air perplexe mais sans plus s’appesantir sur la
question.
Gabrielle rentra chez elle le soir, complètement exténuée. Elle n’avait pas
eu de journée de cours aussi remplie depuis bien longtemps. Elle songea
aux stages hospitaliers et l’impatience la gagna, d’autant plus qu’elle en
avait décroché un au service neurologie. Heureusement, elle avait pu
postuler cet été. Elle partagerait alors ses journées entre les cours le matin et
l’hôpital l’après-midi. Pas moins fatigant. Mais tellement plus intéressant.

Elle s’attarda un moment dans sa voiture avant d’en sortir, ses yeux
survolant le joli pavillon aux volets bleus dont ils avaient pris possession à
peine deux semaines auparavant. Quinze jours pour s’approprier l’endroit
étaient sans doute insuffisants pour pouvoir réellement l’affirmer, mais elle
se sentait étrangement bien en ces lieux. La douce lumière de fin de journée
apportait à la maison un côté surréaliste qu’elle aimait particulièrement.
Elle lui donnait un air de peinture de vacances. Ce paysage s’imposa à ses
yeux comme une photo abstraite et s’imprima dans sa mémoire. Elle sortit
enfin de sa vieille Fiat 500 noire et laissa les effluves de lavande qui
provenaient des fenêtres l’imprégner, pendant que son regard parcourait le
jardinet devant la maison. Il était agrémenté depuis leur arrivée de la petite
balançoire verte qui les accompagnait à chaque déménagement, ainsi que
des rares fleurs encore existantes que Maggie avait plantées ici et là pour
égayer le devant de la maison.

Gabrielle inspira profondément et un sourire illumina son visage.

Oui, ici, elle pourrait presque se sentir chez elle.

Pour une fois.


2.

Avachie dans le canapé, Gaby regardait la télévision d’un œil distrait


pendant que Benjamin lui récitait la dernière comptine apprise à l’école.

— Tu apprends quoi comme chanson à l’école Gab’ ? demanda-t-il avec


innocence.

La jeune femme réprima un sourire avant de lui ébouriffer les cheveux


d’un geste empli d’une infinie tendresse.

— On ne chante pas dans mon école, petit poucet !

— C’est triste, soupira-t-il d’un air sérieux en triturant Pony, son doudou.

Gabrielle l’embrassa sur la joue avant de se redresser. Son petit frère était
la prunelle de ses yeux. Quant à Benjamin, il vouait une admiration sans
bornes à sa grande sœur. Elle se sentait privilégiée. Les États-Unis et le
Canada avaient été les premiers pays occidentaux à adopter la politique de
l’enfant unique, en 2006. Il fallait dire que le taux de fécondité
dramatiquement bas à l’époque en Amérique du Nord avait grandement
simplifié ce genre de décisions. Pourtant, le remariage de son père lui avait
offert la chance de connaître cette joie, celle d’être une grande sœur.

La jeune femme remonta les escaliers sans hâte, lasse à l’idée de ressortir
après cette semaine éprouvante, mais elle avait promis à Noah de le
rejoindre pour passer la soirée dans un bar près de la fac.

Gaby se dévêtit devant le miroir et soupira. Elle ne s’était jamais trouvée


réellement attirante, malgré ce qu’elle lisait dans l’esprit des autres. Sans
doute la résultante du manque de confiance qu’elle avait toujours ressenti.
Elle n’était ni grande ni petite, n’avait pas la taille mannequin bien qu’elle
n’eût pas à rougir de ses formes. Seule sa longue chevelure blonde semblait
la satisfaire – et encore, seulement quand ses magnifiques boucles se
laissaient discipliner. À son grand désespoir, la plupart du temps, ses
cheveux étaient d’un désordre sans nom. Mais surtout, elle s’estimait juste...
ordinaire. Elle se remémora les paroles du professeur Baker, comme un peu
trop souvent ces derniers temps. La vraie sagesse de la vie consiste à voir
l’extraordinaire dans l’ordinaire…

Non, elle ne possédait vraiment rien d’extraordinaire, songea-t-elle sans


lâcher son reflet des yeux. Et ce qui se passait dans sa tête n’avait aucune
espèce d’importance puisque personne ne pouvait le deviner.

Elle ouvrit le dressing et opta pour une jupe noire brodée qui lui arrivait
au-dessus du genou, ainsi qu’un chemisier blanc cintré qui mettait en valeur
sa poitrine avantageuse. Gaby se redressa après avoir enfilé ses bottes
noires, qui rajoutaient incontestablement un côté sexy à la tenue, puis se
contempla d’un air satisfait. Elle aimait bien s’habiller et elle en avait les
moyens. Son père occupait un poste haut placé dans un des laboratoires
pharmaceutiques les plus importants du pays et l’argent n’avait jamais été
un problème, ils pouvaient se le permettre. Et surtout, dans ces vêtements
un peu chics et coûteux, elle réussissait à balayer le fait qu’elle ressemblait
à une fille quelconque. Dans ce genre de tenue, on la regardait, on
l’admirait. Elle le savait, elle le lisait dans les esprits et c’était... grisant.

Elle termina sur une légère touche de maquillage, avant de poser une
question muette à son reflet. N’était-ce pas un peu… trop ? Est-ce que Noah
n’allait pas prendre cela comme un encouragement ? Sans réellement
trouver de réponses, elle saisit son sac et dévala les escaliers, cette fois d’un
pas léger.

— T’es trop belle Gab’, déclara Ben en lui sautant dans les bras. Quand
je serai grand, c’est moi qui t’emmènerai au restaurant !

Gaby éclata de rire devant la détermination tranquille de son petit frère.

— Tout ce que tu veux petit poucet !

Elle prit le temps d’admirer le jeune garçon. Il était aussi brun qu’elle
était blonde et pourtant ils partageaient les mêmes yeux bleu azur, héritage
incontestable de leur père. Ce petit bonhomme d’à peine cinq ans avait
l’esprit vif et développé. Elle se demandait souvent s’il pouvait être comme
elle, sans jamais parvenir à une réponse. Il était sans doute trop jeune pour
qu’elle s’en rende compte, elle-même ne se rappelait pas le moment précis
où tout avait commencé, ses premiers souvenirs remontant à l’adolescence,
mais cette similitude aurait pu l’aiguiller sur une origine génétique de ses...
facultés particulières. Elle avait beau retourner les interrogations dans tous
les sens, son esprit pragmatique et scientifique revenait toujours vers une
explication rationnelle. Sauf qu’en réalité elle n’en savait absolument rien,
puisque toutes ses questions demeuraient désespérément en suspens.

— Dis donc, tu sors avec un garçon ce soir ?

Le ton inquiet de Jake la sortit de ses pensées. Elle roula des yeux devant
son air stressé et lui embrassa la joue.

— On sera plusieurs et on va juste boire un verre. Je serai de retour vers


minuit, comme Cendrillon ! Promis papa !

OK, son père n’était pas envahissant. Ce fait n’entrait pas en opposition
avec son côté surprotecteur, si ?

Elle prit congé des deux hommes de sa vie, sans chercher à déterminer où
se trouvait sa belle-mère. Leur relation n’était pas conflictuelle, loin de là.
Disons qu’elle semblait plutôt d’une indifférence totale à son égard et que
d’un tacite accord, Gaby réagissait de même.

La jeune femme s’arrêta un instant devant la devanture du bar qui


semblait un peu défraîchi, voire un tantinet sordide. Le Décadence. Au
moins, le propriétaire annonçait la couleur et n’était pas dénué d’humour.
Elle passa outre ses a priori et poussa la porte d’un geste assuré. Le bar était
bondé d’étudiants et notablement enfumé, ce qu’elle n’appréciait guère.
Elle mit un certain temps à distinguer Noah qui discutait de façon animée
avec Cassie, puis elle se dirigea vers eux.

— Désolée, je suis un peu en retard.

Noah se tourna vers elle, affublé d’un petit sourire qui immédiatement se
figea. Il l’observa alors de haut en bas avec insistance. Oui, peut-être que sa
tenue était un peu trop. Elle réprima son envie de rire et s’installa à ses
côtés.

— Hum... Tu es magnifique Gaby, s’extasia-t-il comme un adolescent


alors que Cassie lui lançait un regard ahuri.

— Merci, c’est gentil. Vous venez ici souvent ?

— Environ une fois par semaine quand nous avons cours. On pourrait en
douter vu de l’extérieur, mais le Décadence est l’un des bars les plus
branchés du coin ! affirma Cassie.

En effet, la plupart des clients semblaient aussi jeunes qu’eux – voire


même plus jeunes – et elle reconnut vaguement quelques personnes croisées
à la fac cette semaine. Il était vrai que l’ambiance dégageait un petit
quelque chose de différent. Chaleureux... mais pas que. Peut-être un petit
air de Home Sweet Home, se dit-elle en s’installant confortablement sur la
banquette.

— Tu veux boire quelque chose ?

Noah se montrait d’une galanterie parfaite. Avec son sourire charmeur et


ses yeux vert émeraude, il était incontestablement séduisant. Oui mais voilà,
s’il semblait sensible à ses charmes, elle ne ressentait pas ce genre
d’attirance envers lui et ne voulait pas qu’il se méprenne. Elle ne voulait
rien lui devoir.

— Je vais aller me chercher un jus de fruits, merci. Vous voulez que je


vous rapporte quelque chose ?

Elle se leva rapidement – de sorte qu’il ne puisse rien riposter – et vit son
regard bifurquer vers ses jambes l’espace d’un instant.

— Je veux bien un jus d’ananas s’il te plaît, lui répondit Cassie en jetant
un regard réprobateur à Noah.

— Ça ira pour moi, merci.


Gaby s’éloigna de leur table, fière malgré tout de son petit effet. Elle se
dirigeait vers le bar lorsqu’elle se sentit déraper sur le sol. Visiblement, haut
talon et obscurité ne faisaient pas bon ménage. Une main la rattrapa de
justesse et avec fermeté au moment où son cœur loupait un battement. Elle
se retrouva à proximité rapprochée – vraiment rapprochée – de son sauveur.
Ils se dévisagèrent un long moment qui sembla s’étirer en d’interminables
minutes. Le temps s’était comme suspendu et la tension entre eux était
palpable.

— Tu n’es pas très douée pour l’anticipation, Gabrielle.

Toujours ce sourire teinté d’ironie accroché aux lèvres, cette arrogance


collée à la peau. Cette attitude l’exaspérait et la ramena de plein fouet dans
la réalité. Elle fronça les sourcils, sans comprendre la signification de son
commentaire mais sans lâcher son regard. C’était… incontrôlable.

— Merci professeur Baker, finit-elle par lâcher, d’une voix qu’elle


reconnut à peine.

— Matthew.

— Matthew, répéta-t-elle dans un souffle, incapable d’agir de façon


cohérente.

Elle l’avait prononcé si bas qu’elle doutait qu’il puisse l’avoir entendu,
pourtant il abandonna son sourire narquois au profit d’un petit air troublé
qui lui redonna le peu d’assurance qu’elle avait perdu. C’est alors qu’elle
prit conscience de sa main qui encerclait toujours son bras. Sa respiration
s’accéléra quand ses yeux bifurquèrent sur la main du professeur posée
contre sa peau nue. Le contraste saisissant entre la distance imposée par
l’amphithéâtre et l’apparente décontraction de cette rencontre fortuite était
plutôt troublante. Elle sentait comme une connexion entre eux, sans
vraiment pouvoir se l’expliquer. Il relâcha brusquement son emprise et se
passa la main dans les cheveux. Si elle éprouvait un certain malaise, lui
semblait juste amusé. Et, surtout, il refusait clairement de la lâcher des
yeux. Il ne faisait aucun doute qu’il avait conscience de son pouvoir de
séduction, même si elle y restait insensible. Encore un côté exaspérant...
— Qu’est-ce que vous faites ici ?

C’était la première chose qui lui était passée par la tête. Stupide question,
il n’avait clairement pas à lui répondre. Un petit éclair malicieux traversa
son regard sombre avant qu’il ne réplique.

— Le bar est à une amie.

Elle ne savait pas si c’était le fruit de son imagination mais il lui donnait
vraiment l’impression de lire en elle – ce qu’elle trouvait particulièrement
dérangeant. Elle se réjouit que personne ne s’en rende compte quand elle-
même le faisait. L’idée farfelue qu’il était peut-être comme elle lui traversa
l’esprit et elle tenta une nouvelle fois de s’introduire dans sa tête – sans plus
de succès que les fois précédentes.

— Tu ne t’y prends pas bien, lui déclara-t-il en se reculant légèrement


pour l’observer, l’air pensif.

— Qu… Quoi ?

— Bonne soirée Gabrielle.

Comment ça, « bonne soirée Gabrielle » ? Il allait partir sans plus


d’explications ?

— Ne sois pas en retard à mon cours de lundi.

Elle lui sourit d’un air de défi.

— Vous n’arriverez pas à détourner mon attention.

Il éclata d’un rire léger et Gabrielle ne put contenir un sourire en le


regardant. Merde, il est vraiment séduisant. Encore plus quand il rit.

— À lundi, lui répéta-t-il avec un petit clin d’œil.

— À lundi Matthew…
Gaby savait qu’elle jouait avec le feu, mais elle apprécia le temps d’arrêt
qu’elle décela avant qu’il ne se retourne. Non, il ne la duperait pas. Si elle
se savait différente, elle avait désormais conscience que son professeur
l’était tout autant. Et rien que l’idée lui donnait envie d’en apprendre
davantage sur lui.

— Où sont les jus de fruits ?

Gabrielle jeta un coup d’œil désolé à ses mains vides et prit un air contrit.
Elle avait été passablement perturbée par son professeur mais elle savait
que ce n’était pas la bonne excuse à fournir à Noah et Cassie.

— Il y avait trop de monde au bar, j’y retournerai plus tard.

— Laisse, j’y vais.

Noah se dirigea tranquillement vers le bar avant qu’elle ne puisse


riposter. De toute manière, elle préférait ne plus avoir à recroiser Matthew
pour ce soir. Pas dans ces conditions.

— Ce n’était pas le professeur Baker qui parlait avec toi tout à l’heure ?

Cassie lui posa la question calmement mais elle lut l’enthousiasme au


fond de ses yeux, sans même avoir besoin de franchir les barrières de son
esprit. De ce qu’elle avait pu en juger jusque-là, Cassie était une jeune
femme discrète mais amusante. Sa longue chevelure brune constamment
remontée en une queue de cheval lâche et l’absence de maquillage lui
conféraient un air naturel, dénué d’artifices. Une jolie fille sans prétention.

— Oui en effet, je l’ai croisé.

Pouvait-elle mentir ou même éluder la question ? Définitivement pas.


Mais après tout, elle n’avait rien fait d’autre que de discuter avec son
professeur.

— Il est terriblement sexy. Toutes les filles rêvent de l’avoir dans leur lit.
D’ailleurs, la rumeur dit que ce n’est pas vraiment le gars des relations
sérieuses !
Gaby essayait de ne pas montrer son intérêt vis-à-vis de la conversation,
mais elle était avide de renseignements.

— Alors il est célibataire ?

La question lui avait échappé malgré elle et elle se mordilla la lèvre de


l’avoir posée. Connaître la réponse lui importait peu en fin de compte.

— Oui, mais je te le répète, il a la réputation d’être un coureur de jupons.


On raconte qu’il a manqué plus d’une fois de se faire virer à cause de
relations élève-professeur. Difficile d’en vouloir aux étudiantes. Et puis
comme elles étaient toutes majeures et consentantes, il n’a reçu que des
avertissements. Mais c’est plutôt rare de le voir sans une fille à son bras !

Surprise, Gaby écarquilla les yeux. Cassie semblait en savoir long sur lui,
ce qui éveillait son intérêt.

— Et comment sais-tu ça ?

— C’est pour ainsi dire un secret de polichinelle, la moitié de la fac le


sait ! Enfin bref, n’espère pas une belle histoire d’amour avec lui ! À la
limite un coup d’un soir.

La jeune femme lâcha un rire étouffé devant la formulation de Cassie. La


curiosité était un vilain défaut et maintenant qu’elle en savait un peu plus,
elle était presque déçue.

— À vrai dire, je n’espère pas ce genre d’histoire !

— Et Noah ?

Gabrielle releva les yeux pour croiser ceux de Cassie. Elle lui inspirait
confiance, alors que pourtant elle avait rarement lié amitié rapidement. De
toute façon, elle avait rarement lié amitié tout court.

— Il est gentil, commença-t-elle sur un ton hésitant. Je pense qu’on


pourra devenir amis.

— Amis ? C’est tout ?


Même si éthiquement parlant ce n’était pas le meilleur moyen de
respecter l’intimité de sa toute nouvelle connaissance, elle se glissa dans sa
tête pour trouver la réponse à la question qu’elle se posait et se mit à
sourire. Comme elle s’y attendait, Cassie avait un petit faible pour Noah.
Ceci expliquait cela…

— Oui, rien de plus !

Elles furent interrompues par l’arrivée des boissons et du jeune homme


en question.

Au fur et à mesure de la soirée, Gabrielle se sentit de plus en plus mal à


l’aise face aux attentions de Noah envers elle. Elle ne voulait pas le froisser
– d’autant plus qu’il ne tentait rien de déplacé – mais lorsqu’elle lut la
proposition de rendez-vous imminente, elle décida d’agir par précaution,
même si elle n’appréciait pas vraiment de manipuler les gens. Elle s’infiltra
dans son esprit, mais cette fois-ci elle lui murmura – comme on peut
murmurer dans l’oreille, comme notre propre conscience pourrait nous
aiguiller – qu’il était fatigué, qu’il proposerait une sortie quand ils seraient
seuls tous les deux. La jeune femme esquissa un sourire triomphant
lorsqu’il jeta un œil à Cassie, avant de refermer la bouche. Mais son sourire
s’effaça quand elle sentit comme une intrusion. Elle se retourna
brusquement sous la chaleur ressentie et ne fut même pas surprise de le voir
l’observer du bar, sirotant une gorgée de bière hors de prix, un petit sourire
en coin. Très bien, Matthew. Désormais, elle était capable de noter les
moments où il lisait en elle. Bientôt, elle serait à même de l’en empêcher,
elle en était certaine. Les yeux rivés l’un à l’autre comme pour sceller le
défi qu’ils représentaient mutuellement, elle lui sourit puis se leva.

— Je suis fatiguée. Merci de m’avoir invitée, je vais rentrer.

Elle prit congé de ses nouveaux amis et se dirigea vers la sortie, tout en
passant devant le bar. Sans lui lancer un regard. Ce serait lui accorder bien
trop d’importance.

Après avoir enfilé un large T-shirt ainsi qu’un short pour dormir,
Gabrielle s’assit sur son lit. Elle se sentait incapable de fermer l’œil. Trop
de questions lui torturaient l’esprit. Elle alluma son ordinateur portable et
pianota sur son clavier.

— Jul’ ? Tu es là ?

— Hello Gaby ! Comment s’est passée ta semaine ?

— C’était… plutôt étrange.

— Étrange ? Genre, plus que ne l’est déjà ta vie, tu veux dire ?

Julia était l’une de ses seules amies. Non, à vrai dire, à l’heure actuelle,
elle devait être sa seule véritable amie. Gabrielle liait difficilement contact,
elle avait toujours été plutôt solitaire et son don, comme l’appelait Julia,
l’avait définitivement isolée. Donc Julia demeurait sa seule amie. Sauf que
c’était une amie virtuelle.

Elle avait passé des jours, des semaines, des mois en recherches pour
trouver une quelconque explication à ce qui pouvait bien se passer en elle et
ce, depuis son adolescence. Avant, elle n’avait pas pris conscience qu’elle
était différente. Et, au détour de ses recherches, elle était tombée sur celle
qui deviendrait, au fil des années, sa meilleure confidente, essentiellement
parce qu’elle était comme elle.

— Oui, genre encore plus étrange. Combien est-ce qu’on est à ton avis ?

— Qu’est-ce que j’en sais ma jolie ? Tu me prends pour l’annuaire


officiel du paranormal ?

Gaby ne put retenir un léger rire qui emplit la chambre vide. C’était leur
plus grand désaccord. Si elle avait toujours essayé de relativiser leur don et
de lui trouver une explication, Julia en revanche s’imaginait dans un livre
de Stephen King. Comme une sorte d’élue aux pouvoirs extraordinaires.

— Je pense qu’un de mes profs est comme nous…

— Il est mignon ?

— Jul’ ! C’est mon prof ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ?


— Alors il est vieux et dégarni ?

— Pas vraiment. Il est plutôt charismatique.

C’était la stricte vérité. Même si elle ne faisait clairement pas partie des
midinettes qui papillonnaient devant lui, elle ne pouvait nier le fait qu’il soit
séduisant.

— Tu crois qu’il sait pour toi ?

— Sans aucun doute.

— Alors, parle-lui. Il aura peut-être des réponses à apporter à toutes tes


questions.

— Ce n’est pas un peu tôt pour faire confiance à quelqu’un ? Ce n’est pas
un peu risqué ?

— Tu n’en sauras rien avant d’avoir tenté. Et puis tu peux tâter le terrain
l’air de rien.

— Peut-être que tu as raison…

— Peut-être ? J’ai TOUJOURS raison enfin, Gaby ! Déstresse ! Nouvelle


maison, nouvelle fac, nouvelle vie !

— Il faut qu’on trouve un moment pour se voir…

Les deux jeunes femmes avaient toujours vécu à des milliers de


kilomètres l’une de l’autre et jamais « sauté le pas » de la rencontre
physique. Mais maintenant, c’était différent. Maintenant, elles habitaient à
peine à deux heures de route l’une de l’autre. Tout devenait possible…

Gaby avait puisé suffisamment de force et de sérénité dans leur


conversation pour s’endormir à poings fermés. Elle éteignit l’écran de
l’ordinateur et glissa instantanément dans le sommeil.
3.

Une habitude. Juste une sacrée mauvaise habitude…

Gabrielle jeta un œil au compteur de vitesse et fit la grimace. D’accord,


elle roulait un peu vite. Mais elle ne voulait en aucun cas être en retard cette
fois-ci… Et elle n’était pas franchement en avance. Elle se gara
précipitamment, ravie de constater qu’elle allait malgré tout pouvoir tenir la
promesse faite à son professeur, puis se dirigea finalement sans hâte vers
l’amphi où elle entra le sourire aux lèvres. Matthew Baker releva la tête
vers elle mais s’y attarda à peine et continua la préparation de son cours, la
laissant légèrement désappointée.

— Hey Gaby, je t’ai gardé une place !

Gabrielle sourit à Noah et s’installa à ses côtés. Il se montrait peut-être


un tantinet insistant mais au moins elle n’était pas seule dans cet
amphithéâtre.

Cette fois, elle suivit religieusement le cours – sans que Matthew ne prête
une seule fois attention à elle – et en sortit au pas de course. Elle ne savait
pas à quoi elle s’était attendue. Encore une fois, il restait son professeur.
Rien de plus, même si son comportement l’intriguait. Sans doute le résultat
d’une connexion liée à leur pouvoir commun. Du moins si son intuition se
révélait juste.

Perdue dans ses réflexions, elle heurta quelqu’un de plein fouet. Elle
avait toujours cette espèce de maladresse collée à la peau, comme une tare
génétique dont elle ne pouvait manifestement pas se défaire. Elle soupira et
releva les yeux vers le professeur. Merde, il allait croire qu’elle l’avait
prémédité…

— Désolée Matthew.
Elle avait une fois de plus chuchoté, comme si elle se montrait incapable
de tenir une conversation audible. Comme s’il était trop imposant et elle,
trop impressionnée.

— Apprenez à faire attention, mademoiselle Sawyer.

Il avait dit cela d’un ton totalement dénué d’humour, ce qui la déstabilisa.

— On dirait que vous avez vous aussi des efforts à faire en anticipation,
Professeur Baker, lui rétorqua-t-elle en insistant avec ironie sur les mots
Professeur Baker, comme pour répondre à son attitude glaciale.

Elle crut déceler un sourire quand ses lèvres se retroussèrent de façon


imperceptible, mais il s’éloigna rapidement sans un regard. Le professeur
qu’elle allait adorer détester. C’était parfaitement ça.

Gaby décida de ne pas laisser son entrain s’évanouir et céda à


l’enthousiasme du premier jour à l’hôpital. Elle fut ravie de découvrir que
Cassie y suivait aussi son stage, même si elle était dans un autre service
puisqu’elle voulait se spécialiser en pédiatrie. Les deux jeunes filles prirent
le métro ensemble pour se rendre à leur stage.

— Tu es allée voir l’hôpital ? lui demanda Cassie avec un regard


perplexe.

— Non, pourquoi ?

— Je ne sais pas, je ne te voyais pas dans ce genre d’hôpital. Noah


n’aime pas y mettre les pieds par exemple.

Elle avait énoncé ces mots sur le ton de la plaisanterie, mais des
centaines de questions affluaient désormais dans l’esprit de Gaby tandis
qu’elles marchaient le long de l’avenue qui conduisait au fameux bâtiment.
Le quartier était en assez piteux état et les sans-abris occupaient la voie
publique, de façon sporadique mais visible, en particulier aux portes des
quelques magasins qui subsistaient encore.
Cassie s’arrêta brusquement et Gaby suivit son regard. Un employé de
supérette venait de sortir de sa boutique et courait avec vigueur derrière une
jeune femme manifestement désemparée par la situation. Elle s’écroula
quelques dizaines de mètres plus loin sous le poids de son assaillant.
Incrédules, les deux étudiantes s’approchèrent d’eux. La jeune femme en
question était enceinte et serrait contre elle une banale bouteille d’eau.
L’aspect défraîchi de ses vêtements ne laissait planer aucun doute sur sa
condition. Une sans-abri, parmi tant d’autres…

L’explosion du nombre de démunis était un des aspects les plus


préoccupants de la société moderne. Le manque cruel d’eau potable
engendré par la surpopulation en faisait une denrée qui deviendrait un jour,
à n’en pas douter, aussi précieuse que l’or. Un or convoité et source de
tensions. Si les Etats-Unis avaient joué le jeu des accords internationaux, les
problèmes issus de la surpopulation devenaient un enjeu capital et jetaient
le voile sur un avenir déjà préoccupant. Peu à peu, le pays semblait se
replier sur lui-même. Seule l’alliance récente avec le Canada, une des
premières ressources mondiales en eau potable, le sortait du
protectionnisme dans lequel il s’enlisait.

La gorge nouée, Gaby s’approcha de l’employé et lui tendit un billet de


dix dollars, le prix standard d’une bouteille d’eau plate. Le tarif du litre
d’eau avait en effet été multiplié par dix ces vingt dernières années. Il la
dévisagea de façon insistante, comme surpris de la situation. Quel monde
pathétique, songea-t-elle. Personne ne devrait finir en prison pour une
vulgaire bouteille d’eau. Et pourtant, ce genre de faits divers semblait
monnaie courante chez les plus pauvres.

L’incident clos, les jeunes filles firent une halte pour s’acheter un
sandwich puis reprirent leur route, essayant d’oublier les yeux apeurés de la
malheureuse future maman. Sans en avoir vraiment conscience, Gabrielle
leva les yeux d’un air perplexe vers un échafaudage qui se trouvait à moins
d’un mètre d’elles et poussa brusquement Cassie qui, dans le feu de
l’action, manqua de se retrouver couchée sur le dos au beau milieu de la
route.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? lui demanda-t-elle le souffle coupé, juste
avant qu’un énorme tas de briques ne s’écrase sur le trottoir.
Incrédule, son amie la dévisagea sans retrouver l’usage de la parole.

— J’avais vu les briques… commencer à tomber, lui dit-elle, le regard


toujours fixé sur l’échafaudage.

Elle fronça les sourcils. À vrai dire, elle ne les avait pas vraiment vues
tomber, mais elle en avait eu la profonde intuition. Elle savait que
l’évènement allait se produire. Et ce n’était pas la première fois… Elle
frissonna.

— Merci… chuchota Cassie encore abasourdie.

Gabrielle lui sourit et essaya de reprendre la marche comme si de rien


n’était – ce qu’elle jugeait vraiment difficile à cet instant précis, les paroles
de Matthew lui revenant en tête : tu n’es pas franchement douée pour
l’anticipation. Il fallait croire que si. Décidément, cette journée s’annonçait
mouvementée.

Elles continuèrent leur chemin en silence avant de s’engouffrer dans le


hall de l’hôpital. Celui-ci ressemblait plus à un hôpital de fortune sorti d’un
autre temps qu’à un établissement moderne. L’atmosphère étouffante saisit
immédiatement Gabrielle aux tripes. Elle s’arrêta et porta la main à sa
gorge, comme pour se protéger. C’était instinctif et stupide, mais humain,
jugea-t-elle en soupirant. Ici transpiraient l’insalubrité et la misère du
monde, d’après ce qu’elle pouvait en déduire d’un rapide tour d’horizon.

— L’hôpital Saint-Joseph a vu le jour il y a presque cent ans. Il aurait dû


être détruit déjà dix ans auparavant mais tout le quartier a manifesté. Les
gens d’ici ne peuvent pas se permettre d’aller ailleurs. Et personne n’est
dupe, aucun autre hôpital ne sera construit. Pas assez rentable…

Cassie répondait à la majorité de ses questions muettes et jouait les


guides touristiques avec un plaisir évident.

— Quelques médecins travaillent ici à temps plein, d’autres sont


bénévoles, quant au reste… C’est nous, les étudiants idéalistes, qui voulons
sauver le monde !
La jeune femme dévisageait Gaby avec un intérêt manifeste.

— Alors, pas envie de prendre tes jambes à ton cou ?

Gabrielle étouffa un petit rire.

— Il en faut plus pour me faire peur !

Elle avait toujours rêvé d’être médecin. L’idée pouvait paraître cliché
mais aider les autres représentait une réelle motivation à ses yeux. Et,
d’après sa première impression, ici, elle ne ménagerait pas sa peine. Elle
croisa les yeux de Cassie et fut surprise d’y deviner, en plus de
l’étonnement, une petite pointe d’admiration.

— Le service neuro est au troisième. Je te laisse Gaby, bon courage !


conclut-elle avec un petit clin d’œil d’encouragement.

L’ascenseur étant bondé, la jeune étudiante prit les escaliers, tentant de


s’imprégner progressivement des lieux. Et ce qu’elle découvrit à l’étage ne
ressemblait pas du tout à un service de neurologie. Plutôt à un service
d’urgence amélioré. Le hall entier paraissait animé d’une effervescence
digne d’une vraie fourmilière où chacun s’affairait à la tâche dans une
coordination quasi parfaite.

— Vous avez rendez-vous ? demanda une dame corpulente qui


correspondait plus à l’image qu’on pouvait se faire d’une grand-mère que
d’une secrétaire.

— Je… euh… suis la nouvelle externe, lâcha Gaby qui ressentait un peu
d’appréhension.

— OK. Vous êtes mademoiselle…

— Sawyer. Gabrielle. Gaby.

Elle balbutia sans même s’en rendre compte. L’ambiance dans cet hôpital
s’avérait bien trop familiale pour se faire appeler par son nom de famille,
c’était une évidence.
— D’accord Gaby. Moi c’est Miranda et ici je m’occupe… d’un peu tout,
plaisanta-t-elle, un sourire engageant au coin des lèvres. Jamie !

Elle interpella un jeune médecin qui devait, selon Gaby, avoir une bonne
trentaine d’années. Cheveux châtain clair légèrement décoiffés, un brin
maladroit et pourtant très charismatique, ledit médecin stoppa net sa lancée
et se tourna vers Miranda, un large sourire aux lèvres.

— Oui ?

— Voici Gaby, ta nouvelle stagiaire.

Il se déplaça alors de façon à lui faire face et releva ses lunettes.

— Bonjour… Gaby.

L’hésitation dans sa voix confirma à la jeune femme qu’avancer son


surnom n’avait pas été si judicieux. Chacun à sa place, après tout il était son
supérieur. Elle sentit ses joues s’empourprer, gênée par ce premier contact.

— Je suis le Dr Keeven, mais tu peux m’appeler James. Jamie, c’est pour


Miranda, plaisanta-t-il avec un sourire qui gagna ses yeux verdoyants. Deux
de tes camarades externes sont déjà arrivés. En quelle année es-tu ?

— Quatrième.

Il haussa un sourcil, vaguement étonné. Oui, elle faisait jeune. Mais


d’une part elle n’avait que vingt ans et d’autre part elle était de fin d’année,
ce qui lui faisait quasiment un an d’avance. En fait, elle avait toujours été
solitaire et se réfugier dans les études ne lui avait pas demandé un grand
effort. C’était naturel, comme de respirer ou de manger.

— OK. Suis-moi.

Gabrielle lui obéit en silence, se calant à son pas rapide sans protester.

— Ici, l’unité de neuro n’est pas simplement une unité de neurologie


classique, elle comporte aussi la psy ainsi qu’un accueil pour les urgences
gériatriques.
La jeune femme laissa ses yeux s’égarer vers les différents patients qu’ils
croisaient sur leur route. La plupart étaient assez âgés et déambulaient sans
but dans les couloirs. James haussa les épaules devant son air surpris.

— Certaines familles n’ont pas les moyens de placer leurs aînés, alors
parfois on se retrouve avec quelques… patients supplémentaires. On peut
dire que l’hôpital est aussi surpeuplé que la Terre ! Et puis, pour être
honnête, nous voyons beaucoup de cas d’Alzheimer aussi.

Ils arrivèrent devant une minuscule chambre et le docteur lui adressa un


franc sourire.

— Mais heureusement, nous avons aussi quelques cas intéressants.


Mademoiselle Adams est arrivée hier après plusieurs épisodes d’épilepsie.
Elle a vingt-sept ans et ne souffre de ces crises que depuis six mois. Aucun
autre trouble, ni de la mémoire, ni comportemental, à part ceux liés à
l’épilepsie en elle-même. Après l’IRM qu’on lui a fait passer hier, nous
avons découvert une petite tumeur au niveau du lobe pariétal.

Il parlait avec l’excitation d’un neurologue passionné, comme la plupart


de ses confrères, mais Gaby avait toujours trouvé cette attitude
extrêmement dérangeante. C’était comme se réjouir du malheur des autres.
Elle se doutait qu’avec le temps, chaque médecin s’orientait dans cette
voie…

La jeune femme jeta un coup d’œil timide dans la chambre et le


soulagement détendit ses traits : la patiente en question dormait
paisiblement. Elle reporta alors son attention vers le docteur qui avait repris
son tour d’horizon.

— On va faire une visite rapide des patients du jour, mais de façon


exceptionnelle je te libèrerai à 16 h 00. J’ai une formation en fin d’après-
midi.

Gabrielle passa les deux heures qui suivirent à faire connaissance avec
les malades du service, les habitués et les ponctuels, puis elle sortit
tranquillement de l’hôpital vers 16 h 00, comme promis par James.
La jeune femme frissonna dès qu’elle eut posé le pied dehors. Elle leva le
nez au ciel et plissa les paupières. Le soleil radieux du matin avait cédé la
place à un ciel nettement plus menaçant. Les teintes de gris clair alternaient
avec des nuances plus sombres qui tiraient franchement vers le noir à
certains endroits. Elle croisa les bras et les frictionna comme pour contrer la
chute de température. Après avoir jeté un dernier coup d’œil à l’hôpital, elle
se dirigea rapidement vers le métro.

Non, elle ne regretterait pas son stage. Il y avait tant à faire ! Ce serait
une formation parfaite, elle en était convaincue. Rassérénée à l’idée d’user
de son temps de façon utile, elle s’installa dans le métro au confort
sommaire qui la ramenait vers la fac, où l’attendait sa voiture. Elle
s’assoupit quelques instants et, lorsqu’elle rouvrit les yeux, vit se dessiner
les abords de l’austère bâtiment qui lui servait d’université.

Gaby sauta sur ses pieds et sortit en trombe du métro. Quelques gouttes
commençaient à perler du ciel sombre et elle hâta le pas. Elle voulait
repasser par son casier, là où elle avait stupidement oublié son gilet le matin
même. Elle entra dans la bâtisse alors que l’effervescence battait son plein.
La journée de cours était quasiment terminée et les premiers étudiants
sortaient des amphis. Elle s’engouffra à contre-courant et récupéra son gilet
tant bien que mal lorsque son sang se figea dans ses veines. La jeune femme
les aperçut alors qu’elle levait distraitement la tête vers la cafétéria. Ce
n’était pas très compliqué de les repérer. Ils se démarquaient de façon très
nette des étudiants présents – bien que l’on ne pût deviner leurs armes.
Même profil, même carrure, même semblant d’uniforme.

L’URS était à l’université. L’Unité de Régulation de la Survie tenait lieu


d’organisation gouvernementale de lutte contre la criminalité. Enfin, pour la
version officielle. Gabrielle n’avait croisé des agents de l’URS que peu de
fois et pourtant, elle se sentait toujours extrêmement nerveuse en leur
présence. Et pour cause. Elle n’était pas prête d’oublier leur première
rencontre.

Elle se trouvait encore au lycée lorsque la brigade de l’URS avait


déboulé, figeant sur son passage toutes les conversations. Ils étaient venus
pour monsieur Hecks, le jeune assistant du professeur de géographie, et
l’avaient brutalement emmené sans sommation. Elle ne pouvait oublier le
regard du jeune homme à cet instant : empreint d’un mélange d’effroi et de
fatalisme, même si en réalité il n’avait pas semblé vraiment étonné. Comme
s’il s’y était attendu... Plus jamais ils n’avaient entendu parler de lui et les
raisons de son arrestation n’avaient jamais été révélées. À peine une
semaine plus tard, il avait été remplacé par l’assistant Reeves, plus âgé, plus
conventionnel et ennuyeux à souhait. Quant aux deux fois suivantes où son
chemin avait croisé l’URS, c’était en pleine rue, pour des arrestations
rapides mais néanmoins spectaculaires.

Non. Personne ne pouvait rester de marbre devant l’URS et ses


méthodes…

Elle se plaqua contre son casier, incapable d’esquisser le moindre geste,


prenant soin de détailler la brigade. Comme toujours ils étaient semblables
à des automates : dénués de sentiments, habillés comme des clones, tout de
noir vêtus. Ils lui faisaient froid dans le dos. Son cœur se mit à battre plus
rapidement dans sa poitrine, même si elle estimait n’avoir rien à se
reprocher. Une petite voix, qui pouvait s’apparenter à sa conscience, lui cria
bien malgré elle que tout le monde avait quelque chose à se reprocher...

C’est alors qu’elle l’aperçut, à l’autre bout du hall, en grande discussion


avec l’un d’entre eux. Elle cligna plusieurs fois des yeux, comme pour
s’assurer que la scène devant elle n’était pas simplement une vue de son
esprit, puis porta la main à son front en plissant les paupières. Matthew
avait l’air parfaitement détendu et plaisantait avec son interlocuteur. C’en
était presque… incongru. Il tourna la tête alors que son regard se faisait
sans doute un peu trop insistant et la fixa un instant avec effarement, avant
de reporter son attention sur l’agent de l’URS, l’air de rien.

Elle sentit son intrusion sans même qu’il n’ait besoin d’un contact visuel
avec la jeune femme, comme une douce chaleur qui pénétrait lentement la
barrière de son cerveau.

Mon bureau est à droite de l’amphi où je donne mes cours. Tu y vas et


tu m’y attends !

Ce n’était pas un conseil, c’était un ordre. La jeune femme regarda tout


autour d’elle, un peu hébétée, puis essaya de reprendre ses esprits.
MAINTENANT GABRIELLE !

Maintenant il hurle dans ma tête, songea-t-elle avec une pointe


d’agacement. La voix intérieure s’apparentait à une stéréo à pleine
puissance et c’était loin d’être agréable. Elle lui lança un regard flamboyant
qu’il ne pouvait deviner, absorbé qu’il semblait être par sa conversation. Et
elle lui obéit… un peu à contrecœur parce qu’honnêtement, qui pouvait dire
si elle pouvait se fier à lui ? Elle poussa doucement la porte du bureau en
s’assurant que personne ne l’avait vue entrer, puis referma tout aussi
précautionneusement derrière elle, intimant à son cœur l’ordre de se calmer.
Sans succès.

Des heures semblèrent s’écouler, bien qu’il ne s’agît sans doute que de
quelques minutes, mais cette attente ne faisait qu’aggraver l’état de stress
dans lequel elle s’engluait. Elle croisa les bras pour empêcher ses mains de
trembler et sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Gaby relâcha l’air qu’elle
n’avait pas conscience d’avoir retenu si longtemps et dévisagea l’arrivant
sans un mot. Matthew prit à peine le temps de la regarder avant de se
diriger précipitamment vers son bureau. Il semblait anxieux lui aussi, loin
de l’image assurée qu’il reflétait dans le hall tout à l’heure. Avec ses
cheveux hirsutes et les cernes qu’elle distinguait sous ses yeux, il avait
presque l’air inquiétant malgré la force tranquille qu’il continuait de
dégager. Il s’inclina sous le bureau, décala le vieux tapis défraîchi et ouvrit
une trappe, sous les yeux effarés de Gabrielle.

— Rentre là-dedans.

La jeune étudiante ouvrit la bouche avant de la refermer sans qu’aucun


son n’en sortît. Et si c’était un psychopathe ? Elle avait toujours lu que les
psychopathes se cachaient souvent derrière un visage d’ange. Et si elle
entrait dans ce trou à rat, peut-être n’en ressortirait-elle jamais ? Peut-être
qu’il allait la séquestrer, la violer ? Le professeur roula des yeux d’un air
amusé avant de lui saisir le bras.

— Est-ce que tu veux bien… stopper le monologue dans ta tête ? Ça me


parasite l’esprit et ça me… perturbe, avoua-t-il avec un léger sourire.
— Alors n’entre pas dans ma tête ! répliqua-t-elle avec véhémence tout
en dégageant son bras.

Depuis quand le tutoyait-elle ? Le faire semblait tellement instinctif.

— Tu ne fais pas vraiment d’efforts pour m’en empêcher.

Gabrielle grogna de façon à peine audible et jeta un coup d’œil à la


trappe.

— La surface représente presque la totalité du bureau, tu devrais


survivre.

— Pourquoi ?

— Gabrielle. Arrête de faire l’enfant. On n’a pas vraiment le temps de


discuter. Entre là-dedans ! Tu me mets en danger autant que toi par tes
enfantillages. Entre ! Si je dois t’assommer je le ferai, crois-moi,
psychopathe ou pas !

Gaby hésita encore un instant, inspira profondément… et descendit par la


trappe avec lenteur. Elle se tourna vers lui mais il referma l’ouverture avant
même qu’elle n’ait pu lui poser la moindre question. Puis ce fut le noir
total, pas le moindre interstice laissant filtrer un peu de lumière. Elle
s’installa à même le sol et se força à inspirer, expirer, inspirer… de longues
bouffées d’air. La cachette était extrêmement bien isolée, elle ne percevait
aucun son provenant de l’extérieur. Le seul son qui lui parvenait aux
oreilles était celui, lancinant, des battements de son cœur mis à rude
épreuve cet après-midi. La multitude de questions qu’elle se posait
demeurait en suspens et elle doutait de leur trouver des réponses un jour.
Matthew était tellement mystérieux, si impénétrable qu’il ressemblait à un
mur infranchissable. Pourtant, elle ne pouvait plus nier l’attirance qu’il
éveillait en elle et la confiance qu’il lui inspirait.

Elle ferma les yeux et cessa de réfléchir. Ça ne servait strictement à rien.


Elle laissa défiler les secondes, les minutes, peut-être même les heures.
Seule dans le noir, elle n’avait aucun point de repère et elle n’osait faire le
moindre mouvement, de peur de se faire repérer. Mais repérer de quoi au
juste ? Elle n’en était même pas certaine.

Elle sauta sur ses jambes lorsque la trappe s’ouvrit enfin mais referma
très vite les yeux, éblouie par la lumière du jour, même atténuée par l’orage
qui guettait. Matthew lui tendit une main qu’elle attrapa sans se faire prier
et elle se retrouva à nouveau dans son bureau, si proche de lui qu’elle
pouvait sentir son haleine mentholée et le parfum boisé qui se dégageait de
sa poitrine. C’était à peu près aussi troublant que le regard sombre et
intense qu’il posa furtivement sur ses lèvres… avant de recroiser ses yeux.
Elle n’avait pas rêvé cet écart de conduite, tout aussi bref qu’inattendu.
Même si elle pouvait toujours chercher à le dissimuler derrière l’idée d’une
simple connexion de leur pouvoir. Il relâcha sa main, l’air à la fois gêné et
frustré. Finalement, à le voir, lire les pensées d’autrui n’avait pas que du
bon !

— Maintenant, j’exige des réponses Matthew.

— Tu... exiges ? Laisse-moi d’abord te mettre les points sur les « i »,


Princesse. Tu n’exiges rien de moi, d’autant plus quand je te sauve les
fesses ! Bon sang, qu’est-ce que tu fous à l’université ?
4.

— Bon sang, qu’est-ce que tu fous à l’université ?

— J’y suis étudiante, je te rappelle.

— Merci j’avais compris, ironisa-t-il. Tu n’es pas censée être à l’hôpital ?

— Eh bien écoute, la prochaine fois, tu accroches un beau et grand


panneau à l’entrée, qui dirait quelque chose du style Faites demi-tour,
l’URS est là. Et dans ce cas, je te promets, je saisirai le message.

Elle n’avait pas prévu que sa voix se fasse si cinglante ni qu’ils se


retrouvent dans une promiscuité si dérangeante, mais son ton moralisateur
commençait à l’agacer prodigieusement. Elle n’était pas une enfant et ne se
jetait pas consciemment dans la gueule du loup. Elle se recula, soudain
embarrassée de pouvoir sentir son souffle contre sa joue et incapable de
faire face à la tension qui devenait palpable entre eux. Le professeur ferma
brièvement les yeux en soupirant.

— Désolé, je ne voulais pas... l’après-midi a été un peu tendu.

— Explique-moi, souffla Gaby d’une voix radoucie. J’ai besoin de


comprendre.

Elle le vit serrer les mâchoires tandis que ses yeux prenaient une couleur
noire irisée encore plus sombre qu’à leur habitude.

— Pas ici Gabrielle, murmura-t-il.

Elle n’aimait définitivement pas l’entendre prononcer son prénom de


cette façon. Le professeur qu’elle était censée détester. Pourquoi l’idée
sonnait-elle creux dans sa tête tout à coup ? Elle rougit en essayant de
stopper le fil de ses pensées. Elle ne devait pas occulter son pouvoir intrusif.
Et elle tenait à se protéger un minimum.
— Alors où ?

Il sembla hésiter un long moment, avant de se décider à bouger. Il saisit


une feuille et un stylo.

— Je finis dans une heure, rejoins-moi à cette adresse, lui indiqua-t-il en


lui tendant la feuille.

Gaby la saisit du bout des doigts et fixa ce qu’il avait écrit, sans trop
savoir quoi en penser.

— C’est mon appartement, pas question de discuter de ça dans un lieu


public, précisa Matthew.

Elle s’attendait à un roulement d’yeux spectaculaire mais en fait il avait


juste l’air fatigué et résigné. La jeune femme se refusa de réfléchir à voix
haute sur le pourquoi du comment elle se retrouverait chez son professeur
ce soir. Elle se contenta de hocher la tête, puis de sortir docilement de la
pièce. Arrivée sur le seuil de la porte, elle se retourna vers Matthew.

— Merci. Je ne sais pas vraiment de quoi tu m’as protégée, mais…


merci.

Elle quitta son bureau après avoir entraperçu un léger sourire sur son
visage – qu’elle trouva plus sincère que tous leurs récents échanges – mais
elle ne souhaitait pas s’y attarder.

Dehors l’orage avait fini par s’imposer et le ciel grondait de façon


menaçante. Gabrielle parcourut le parking à la hâte, mais pas assez vite
encore. Elle entra dans sa voiture les vêtements trempés par les éléments
déchaînés. Manifestement, la météo semblait vouloir s’accorder avec
l’humeur de la journée. Arrivée à Lake Road, elle coupa le moteur et
s’observa dans le rétroviseur. Les boucles blondes plaquées par la pluie et
les cernes qui se dessinaient sous ses yeux rendaient son visage pâle plus
hagard que jamais. Matthew croyait-il que l’URS en avait après elle ?
Pourquoi ? Elle frissonna sous l’effet conjugué du froid et de l’adrénaline,
ce sursaut la revigorant suffisamment pour la pousser vers la maison. Elle
ouvrit la porte et entendit son petit frère à l’étage, sans doute en train de
prendre son bain. Cette pensée rassurante la fit sourire. C’était fou ce que
les sensations habituelles du quotidien pouvaient détendre. Chaque chose à
sa place. Rien n’avait changé. Rien ne changerait.

— Bonjour ma chérie. On dirait que tu vas avoir besoin d’un bon bain
chaud !

Un baiser sur le front, un sourire paternel. Non, rien ne changerait.

— Tu vas bien ? lui demanda Jake d’un ton inquiet.

— Journée compliquée.

Elle n’osait pas croiser son regard de peur qu’il puisse y lire l’angoisse
qui la quittait peu à peu. Il était son phare, son roc, son point d’ancrage, ils
n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre. Ou presque. Ils n’en parlaient pas,
pourtant Gaby ne doutait pas un seul instant qu’il sache pour ses pouvoirs.
Il ne pouvait pas ne pas savoir. Mais c’était comme un secret tacite.

— L’hôpital ?

— Super. Il y a tant à faire, je suis sûre que je vais m’y plaire.

— Alors ?

Elle pianota distraitement le rebord de la table avant de relever les yeux


vers lui. Les cheveux blonds en pagaille, la mine trop gentille, Jake semblait
en totale opposition avec l’image de l’homme d’affaires qu’il était censé
être. Ses yeux semblèrent la transpercer un instant et elle baissa les siens
sous l’effet de l’angoisse. S’il était évident qu’il jouait le rôle du papa
surprotecteur, elle n’en demeurait pas moins inquiète pour lui. Il ne méritait
pas ça. Il ne méritait pas d’être impliqué de quelque façon que ce soit dans
ses problèmes.

— Dis-moi Gaby !

Sa voix montait dangereusement dans les aigus et elle se résigna à lui


dire la stricte vérité.
— Rien de grave. L’URS est passée à l’université pendant que j’y étais.
Et leurs passages me rendent toujours un peu mal à l’aise. Mais tout va
bien, rassure-toi.

La mine sombre de Jake lui serra le cœur. Elle soupira bien malgré elle.

— Leurs contrôles sont de plus en plus fréquents Gaby. Méfie-toi d’eux.


Fuis-les comme la peste, tu m’as bien entendu ?

Elle hocha la tête, pas vraiment en mesure de lui répondre qu’elle l’avait
bien compris après les évènements de l’après-midi. Mais son père semblait
moins naïf qu’elle n’avait pu l’être et se rendait compte du danger. Ce soir
elle aurait des réponses, coûte que coûte. Elle les voulait, elle les attendait.

La jeune femme fixa l’horloge qui trônait avec fierté dans la cuisine et
qui arborait le slogan qu’elle admirait tous les jours : Règle n°1 : prendre
son temps… Mais ce n’était clairement pas à l’ordre du jour. Et vu l’heure
qu’il était, Matthew devait avoir terminé.

Gabrielle grimpa les marches quatre à quatre et se précipita dans sa


chambre. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se préoccuper de son apparence
mais c’était plus fort qu’elle. Et ce que le miroir lui renvoyait ne lui plaisait
pas du tout. La jeune femme prit une douche rapide dans la minuscule salle
de bain attenante à sa chambre et se posta devant le dressing. Elle n’allait
définitivement pas à un rendez-vous amoureux… Elle ne devait pas perdre
ce petit détail de vue. Elle tendit la main vers un simple jean, avant de se
rétracter. Finalement elle opta pour un pantalon noir moulant et un T-shirt
bleu nuit décolleté. Ni trop ni trop peu. Elle se passa un coup de blush et
d’eye-liner tout en essayant de rester la plus naturelle possible. Non, ce
n’était pas un rendez-vous, elle prenait juste soin d’elle. Ce n’était a priori
pas un crime.

Gaby sortit précipitamment de sa chambre et faillit heurter Benjamin, qui


lui sauta dans les bras en jappant comme un petit chien. Il sentait bon la
fleur d’oranger et la bonne humeur. Il sentait bon le parfum d’un « chez soi
». Le petit garçon se serra contre elle avant d’enfouir son petit visage dans
le creux de son cou.
— Tu as bien travaillé à l’école petit poucet ? lui demanda-t-elle en
ébouriffant ses cheveux mouillés.

— Oui ! J’ai dessiné pour toi Gaby !

Il était si fier qu’elle n’eut pas le cœur d’abréger leur échange. Elle le
suivit docilement jusqu’à sa chambre, sous les yeux de Maggie.

— Dépêche-toi Benji, c’est l’heure de manger !

— Je te le ramène dans deux minutes, lui promit la jeune femme. Le


temps pour Benjamin de me montrer son dessin.

— Là, c’est toi, lui dit-il alors que sa grande sœur souriait devant la
représentation infantile de son portrait. Il y a aussi maman et papa. Et là,
c’est moi et Pony.

— Wooaahhh ! Il est magnifique ce dessin. Moi je pense qu’il faudrait


l’accrocher sur le frigo !

— Oh ouiii Gaby !

— Allez viens, on le descend. Et puis il est l’heure de manger.

Elle entraîna le petit garçon intarissable dans la cuisine, où il put


accrocher le chef d’œuvre avant de s’asseoir à sa place attitrée. Gaby fixa la
table d’un air coupable lorsqu’elle constata la présence de quatre assiettes et
quatre paires de couverts.

— Je suis désolée, je ne mange pas ici ce soir.

À vrai dire, elle n’avait pas prévu de manger tout court. Elle n’avait pas
le temps de grignoter et n’était pas sûre que Matthew ait prévu quoi que ce
soit. Puis pour être honnête, elle était un peu trop nerveuse pour avoir faim.
Son père la regarda d’un air étonné.

— Tu sors souvent ces temps-ci. Fais attention à toi…


— Ne t’inquiète pas, je ne rentrerai pas tard. Je te rappelle que j’ai vingt
ans papa !

— Et je m’inquiéterai toujours autant lorsque tu en auras soixante !


lança-t-il d’un air fataliste en haussant les épaules.

Il se rapprocha un peu plus pour être sûr qu’elle soit la seule à l’entendre
puis déposa un tendre baiser contre sa tempe.

— Je ne suis pas rassuré quand l’URS court les rues, tu le sais bien ma
chérie.

Gaby posa la main sur son bras et le serra brièvement contre elle.

— Je sais. Je serai prudente, promis !

Gabrielle conduisit la Fiat sans hâte vers l’adresse indiquée par son
professeur. Elle tentait de se concentrer sur la route et non pas sur sa
présence annoncée chez lui, tout comme elle essayait de stopper le défilé
des questions qu’elle pourrait lui poser. Non. Qu’elle allait lui poser. Il y en
avait tellement qu’elle ne savait par où commencer.

Elle arriva à destination en moins de vingt minutes et s’arrêta devant son


immeuble, légèrement déstabilisée. Pas vraiment ce à quoi elle aurait pu
s’attendre, à vrai dire. L’immeuble était plutôt démodé mais ne manquait
pourtant pas de charme. Les moulures anciennes couleur crème côtoyaient
avec harmonie les terrasses modernes parsemées de fleurs et de plantes.
Une douce musique des années soixante résonnait depuis l’immense
pizzeria qui occupait une partie du rez-de-chaussée ; des éclats de rire lui
parvenaient aux oreilles, provenant sans doute du bar enfumé qui se trouvait
quelques mètres plus loin. Si ce n’était pas ce à quoi elle s’attendait, elle
trouvait néanmoins l’atmosphère conviviale et étrangement apaisante.

La jeune femme sortit de sa douce torpeur et s’obligea à sonner à


l’interphone, après avoir pris une profonde inspiration. Elle abandonna
l’idée d’utiliser l’ascenseur et lui préféra les escaliers. Au moins, marcher
canalisait son énergie... et son trac. Matthew lui ouvrit, l’air décontracté, un
petit sourire en coin. Il s’était lui aussi douché et l’odeur de son gel douche
boisé habituel flottait entre eux de façon enivrante.

— Entre, l’invita-t-il en se décalant.

L’intérieur lui sembla plutôt cosy et chaleureux. Elle ne put empêcher son
regard de dériver vers les quelques photos fixées aux murs, seule décoration
autorisée dans cet environnement si masculin. Gaby se retourna alors vers
lui, découvrant son petit sourire narquois. Il prenait visiblement plaisir à la
décontenancer.

— C’est ma sœur qui les a accrochées, se justifia-t-il alors qu’un voile de


tristesse parcourait son regard.

Qu’il n’en soit pas l’instigateur ne l’étonnait qu’à moitié, à vrai dire.
Cette décoration semblait typiquement féminine.

— Tu as une sœur ?

— Elle est née avant la loi sur l’enfant unique.

Le professeur se referma comme une huître et elle n’insista pas. Elle le


suivit jusqu’au bar de la cuisine et s’installa sur un des tabourets.

— Tu veux de la bière ? lui demanda-t-il en décapsulant une bouteille.

Gaby le dévisagea un instant. La bière était depuis un certain temps


devenu un luxe, en raison notamment des quantités importantes d’eau
potable qu’il fallait utiliser pour en produire. Pas moins de huit litres d’eau
pure pour produire un seul litre de bière. L’un des plus grands drames de ce
siècle : la boisson alcoolisée la plus populaire de la planète élevée au rang
d’alcool pour riches.

— Ma bonne amie du Décadence me fait un prix, expliqua-t-il en la lui


tendant.

— C’est conventionnel ça, de faire boire tes étudiantes ? lui demanda-t-


elle avec un sourire angélique.
Ce soir, elle n’avait aucune raison de ne pas évoquer ses pensées. Si elle
ne le faisait pas à voix haute, il trouverait quand même le chemin de son
esprit. Autant dire que se réprimer ne servait à rien. Son éclat de rire
ricocha autour d’eux avant qu’il ne reprenne son sérieux.

— Je n’ai pas l’habitude d’inviter mes étudiantes à vrai dire. Alors la


bienséance est un peu hors de propos. Quant au fait d’être conventionnel, je
pense qu’on a dépassé ce stade Gabrielle.

Elle arqua un sourcil et le dévisagea l’espace d’un instant. Alors comme


ça il n’invitait pas d’étudiantes ? Ce n’était pourtant pas ce qu’avait laissé
entendre Cassie… Mais elle balaya vite cette pensée avant qu’il ne la lise.
Ils étaient séparés par le bar et pourtant, face à face, les yeux dans les yeux,
il ne mettait clairement aucune distance entre eux. Gaby sentit
l’accélération des battements de son cœur et prit sur elle pour ne pas
esquiver son regard perçant.

— Je peux te poser une question ?

— Une seule ? lui demanda-t-il avec emphase.

— Non. J’en ai pas mal sous le coude.

Elle aimait le petit jeu qui s’instaurait entre eux. Elle s’en trouvait plus
détendue, presque à l’aise.

— Tu penses vraiment que j’étais en danger cet après-midi ?

Les questions se bousculaient dans sa tête sans qu’elle n’arrive à en


déterminer la priorité. Le sourire du professeur s’effaça instantanément.

— Si l’URS était arrivée jusqu’à toi et s’ils avaient pu lire dans ton
esprit, alors oui tu aurais été en danger.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on est différents ? Tu le sais bien, Gaby.


Elle sursauta. Entendre son surnom dans sa bouche la laissa un instant
sans voix.

— Gabrielle... reprit-il, manifestement troublé lui aussi. Leurs contrôles


sont de plus en plus fréquents. Ils ne sont pas encore systématiques, mais je
ne me fais aucune illusion. Quand ils auront les effectifs suffisants, ils
testeront chaque individu, chaque élève, chaque salarié.

— Alors tu penses qu’ils ne sont là que pour nous ? lui demanda-t-elle,


légèrement choquée par son ton assuré.

— Je ne le pense pas, j’en suis certain.

— Pourquoi n’ont-ils pas découvert qui tu es alors ?

— Parce que je ne les y autorise pas, lui répondit-il dans un sourire.

— Tu les… bloques ? C’est pour ça que je n’arrive pas à entrer dans ton
esprit ?

La jeune étudiante s’empourpra sans le vouloir. Il devait pourtant


forcément savoir qu’elle avait déjà tenté de franchir les barrières de son
cerveau. Et puis après tout, lui-même le faisait régulièrement.

— C’est un peu comme si tu parlais à voix haute à vrai dire. Tes pensées
ont tendance à être très bruyantes, s’amusa-t-il, prouvant une fois encore
qu’il maniait parfaitement l’intrusion.

Il se jouait d’elle et sa manière de le faire ne lui plaisait vraiment pas.

— Ne me regarde pas comme ça. Il me semble que tes remords ne


t’étouffent pas lorsque tu pénètres l’esprit des autres.

Touché...

— Et oui, c’est un peu ça, je les « bloque ». Alors que pour toi, c’était
couru d’avance, j’étais sûr que tu te ferais prendre.

— Il suffit de ne pas y penser et le tour est joué ?


— C’est un petit peu plus compliqué que ça. Ils ne se contentent pas de
lire dans les pensées, ils entrent aussi dans ta mémoire pour y trouver des
réponses.

Gaby était persuadée que le choc se lisait sur son visage.

— Comment font-ils ça ? Est-ce que tu peux le faire toi aussi ? Comment


fais-tu pour les bloquer ?

Les questions la submergeaient, la bouleversaient et, quelque part au fond


d’elle-même, elle souhaitait pouvoir en arriver là, elle aussi.

— Ça s’apprend, ça se travaille.

Elle allait lui faire savoir qu’elle perdait patience avec ses réponses à
énigmes mais son ventre prit alors le contrôle, se manifestant de façon
bruyante.

— Tu n’as rien mangé ?

Elle secoua la tête.

— Je mangerai en sortant d’ici.

— Je vais commander une pizza, mon instinct me dit que je n’en ai pas
fini avec tes questions. Qu’est-ce que tu veux ?

— Peu importe. J’aime tout sauf les anchois.

Gabrielle fit tournoyer la bouteille de bière entre ses doigts, les yeux dans
le vague, tandis que Matthew passait commande. Elle se mit alors à le
détailler malgré elle. La force tranquille qu’il dégageait le rendait
indéniablement charismatique. Merde. Merde. Merde. Non seulement elle
préférerait occulter ce genre de pensées, mais en plus, il pouvait s’introduire
dans sa tête à sa guise, ce qui provoqua en elle un léger malaise. Elle
sursauta lorsque leurs regards se croisèrent.

— Une classique jambon fromage champignons ça te convient ?


— Oui, ce sera parfait. Prends ma carte de rationnement.

Matthew refusa d’un geste de la main. Elle ferma les yeux et avala
rapidement le restant de sa bière. Encore que l’alcool n’était peut-être pas la
bonne solution dans le cas présent. Il ne fallait pas qu’elle perde de vue la
raison de sa présence ici.

Ils mangèrent en silence, d’un silence presque trop léger. Elle se demanda
comment aurait pu évoluer leur relation si les circonstances avaient été
différentes. Il ferma brièvement les yeux en grognant et la jeune femme
lâcha un petit rire sans joie.

— Je sais, c’est comme si je parlais à voix haute, lui dit-elle en roulant


des yeux. Comment tu peux les bloquer sans qu’ils ne s’en rendent
compte ?

— J’imagine que le repas est terminé, plaisanta-t-il en lâchant son


morceau de pizza. Ce n’est pas simple mais dans leur cas, je ne bloque pas
tout. Disons que j’évite de bloquer le fil de pensées. Ou du moins, que je
contrôle les informations divulguées, ainsi que les souvenirs.

— Rien que ça ? Comme un super pouvoir en somme ? Combien est-ce


qu’on est Matthew ? lui demanda-t-elle soudain.

— Je ne sais pas si tu te rends bien compte mais nous ne sommes pas du


genre à faire du recensement. C’est un poil dangereux, si tu vois ce que je
veux dire.

À croire qu’il prenait tout à la dérision. Son humour en devenait lassant.


En même temps, elle se sentait plutôt stupide d’avoir posé cette question.

— On est de plus en plus nombreux Gabrielle, reprit-il de façon plus


sérieuse. Je côtoie pas mal de monde comme toi et moi, alors je peux juste
te rassurer. Tu es loin d’être seule.

— Pourquoi l’URS en a après nous ?


Ses questions semblaient intarissables mais elle avait vécu des années
sans réponses et, aujourd’hui, c’était peut-être sa seule et unique chance
d’en apprendre plus.

— Pourquoi cette chasse aux sorcières envers nous tu veux dire ?


Pourquoi depuis la nuit des temps les minorités se font traquer ? C’est
pourtant simple. La peur. La peur est un leitmotiv des plus puissants. La
peur de l’inconnu, de l’incontrôlable, est l’arme la plus redoutable au
monde. Comment crois-tu que le gouvernement nous perçoit ? Ils savent
tout de nous Gaby. Tout sur nos pouvoirs. Et ils ont peur. Peur qu’on puisse
manipuler le monde à notre guise, comme de simples pantins. Est-ce qu’on
peut vraiment leur en vouloir ?

Il n’attendait pas vraiment de réponse de sa part et enchaîna sans même


la regarder.

— Alors ils ont choisi l’extrémisme. C’est le principe de précaution, ils


essaient de nous étouffer dans l’œuf avant qu’on ne les submerge. Ils nous
poursuivent, nous traquent, en pensant pouvoir nous anéantir. Mais ils ont
tort ! Plus on s’attaque à nous et plus la révolte gronde, s’amplifie.

Le jeune professeur s’arrêta pour reprendre son souffle. Il parlait avec


une telle passion et un tel entrain qu’on ne pouvait que l’écouter.

— Il est tard, mademoiselle Sawyer. Tu as déjà beaucoup à digérer.


Rentre dormir, on en reparlera plus tard.

Vraiment ?

— Oui, vraiment.

Gabrielle leva les yeux au ciel et tenta de masquer son sourire, sans
toutefois y parvenir. Elle récupéra sa veste et se dirigea vers la porte mais se
retourna brusquement, sans avoir conscience qu’il se trouvait juste derrière
elle. Leur promiscuité la prit par surprise et ses yeux dérivèrent lentement
vers les lèvres du professeur qui se trouvaient à sa hauteur. Il avait lui aussi
l’air d’être incapable de faire le moindre geste, que ce soit pour la repousser
ou l’attirer vers lui, incapable de prendre la moindre décision. Il avança
finalement une main vers son visage et plaqua une de ses boucles blondes
derrière son oreille, laissant ses doigts s’attarder un peu trop longtemps
contre sa joue, alors qu’un léger frisson parcourait le creux de ses reins.
Puis son sourire narquois refit surface.

— Rentre chez toi Gabrielle, murmura-t-il, ses doigts frôlant toujours la


peau douce de son visage.

Pourtant il restait délibérément proche, comme pour la tester – ou peut-


être pour jouer avec elle. Elle le trouvait si ambigu qu’elle en était perdue,
presque paralysée. Elle finit par se mettre sur la pointe des pieds et déposa
un léger baiser sur la joue mal rasée du jeune homme.

— À demain Matthew, répondit-elle, avant de prendre congé.

Elle se dirigea avec précipitation vers l’ascenseur – qu’elle n’hésita pas à


emprunter cette fois – et se laissa glisser contre la paroi froide le cœur
battant, passant sa main là où les doigts de Matthew l’avaient frôlée.
Qu’est-ce qui lui avait pris ? Si elle le suspectait de tout prendre à la
dérision, à quoi jouait-elle, elle ?
5.

Gaby claqua sans le vouloir la porte de sa chambre et s’étala sur son lit
encore tout habillée. Ce soir, elle avait ouvert la boîte de Pandore et cette
fois, elle n’arriverait pas à la refermer. Elle touchait du bout des doigts la
terrible vérité, elle le sentait. Mais désormais, le souhaitait-elle vraiment ?
Une vie de méfiance, de fuite, de lutte ? La jeune femme se recroquevilla
dans son grand lit froid en position fœtale. Elle avait juste envie de
retourner en arrière, au temps où tout semblait plus simple. Au temps où
elle riait, jouait, le temps où elle possédait une famille, deux parents. Mais
elle avait ouvert la boîte et, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à
l’occulter. D’autres questions prenaient naissance dans sa tête, les unes
après les autres. C’était trop tard, le mal était fait, il allait falloir qu’elle
affronte la vérité.

Elle sursauta violemment lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer. Elle


fronça les sourcils, se demandant qui l’appelait alors qu’il était plus de
vingt-deux heures.

Julia…

— Tout va bien ? demanda-t-elle précipitamment.

— Bonsoir à toi aussi Gaby ! Je suis vraiment désolée de te téléphoner à


cette heure-ci.

— Pas de soucis, je viens de rentrer. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Je ne sais pas, j’ai juste un mauvais pressentiment… Je me demandais


si on pouvait se voir, ce week-end par exemple ?

— Bien sûr Julia, tu veux que je vienne ?

— À vrai dire, je préférerais me déplacer si ça ne t’ennuie pas. Je bosse


vendredi, mais je peux venir samedi et dimanche.
— D’accord. Hey Jul’, tu m’inquiètes là…

— Pas besoin, il n’y a rien de particulier. L’ambiance est juste un peu


pesante à L.A. en ce moment. L’URS est partout et l’idée de les croiser me
stresse, j’ai besoin de faire le vide.

— Je peux comprendre.

Gaby lui raconta sa journée apocalyptique, depuis le passage de l’URS à


la fac jusqu’à sa discussion à l’appartement de Matthew. Elle s’arrêta le
souffle court, encore sous le choc des évènements.

— Tu as confiance en lui ? lui demanda Julia, brisant enfin le long


silence qui s’était instauré entre les deux jeunes femmes.

— Je pense qu’il m’a évité l’arrestation. Et même si je ne le connais pas


suffisamment pour avoir entièrement confiance en lui, il mérite le bénéfice
du doute…

C’était un mensonge éhonté. Elle se mordilla la lèvre face à sa prise de


conscience : même si elle le connaissait à peine elle avait réellement
confiance en lui, aussi idiot que cela puisse paraître.

— Tu penses qu’il en sait plus ?

— C’est évident. Je n’en ai pas fini avec mes questions, je ne suis pas
près de le lâcher !

Elle entendit un franc éclat de rire à l’autre bout du combiné.

— Je vois. Et bien sûr ça n’a rien à voir avec le fait que tu craques
complètement pour lui.

— Rien à voir, confirma Gaby en souriant.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Pour ? Notre… situation ?


— Bien que j’adorerais connaître tous les détails croustillants du «
comment tu comptes mettre le grappin sur ton prof sexy-sauveur », je
parlais en effet de notre situation et du pourquoi de nos pouvoirs. Tu lui as
demandé au moins ?

— Non. J’étais un peu sous le choc des révélations, si tu vois ce que je


veux dire. Écoute, je sais où le trouver, si je n’arrive pas à avoir une
discussion avec lui d’ici ta venue, je forcerai un peu les choses et j’irai le
harceler, ne t’en fais pas !

— Je ne m’en fais pas Gab’, j’espère juste que j’aurai la chance de


rencontrer ce fameux prof !

Les deux amies discutèrent encore de longues heures, Gabrielle se sentait


incapable de dormir après tous ces évènements. Elle finit par s’écrouler de
fatigue, le téléphone à la main.

Le reste de la semaine se passa sans qu’aucune allusion ne soit faite à


propos de l’URS, qu’elle ne recroisa pas. Pas plus que Matthew. C’était à se
demander s’il ne l’évitait pas volontairement. Elle en aurait été à peine
surprise.

Le vendredi arriva plus vite qu’elle ne s’y était attendue. Cassie


l’attendait à la sortie de son stage pour une session shopping qui ne
l’emballait pas vraiment. Gaby avait toujours eu ce petit côté solitaire qui la
rendait asociale aux yeux des autres. Et l’impression se révélait plutôt
fondée. Son don l’avait isolée, elle ne trouvait pas sa place dans son
entourage. Personne n’était comme elle… Gaby vivait dans la peur de
tomber sur les mauvaises personnes, d’entraîner les êtres chers à son cœur
dans une spirale infernale. Une sorte de paranoïa l’habitait depuis
l’adolescence et, d’après ce que Matthew lui avait confié, ses appréhensions
n’étaient pas totalement injustifiées.

Elle se laissa traîner par Cassie – qui avait aussi convié Rob – dans les
boutiques du centre-ville sans réel plaisir. Seul le tourbillon que représentait
Rob à lui tout seul égayait cette fin de semaine lugubre. Le jeune homme
était pour ainsi dire l’anti-stéréotype du jeune gay. Grand, brun avec une
carrure imposante, il faisait tourner la tête de toutes les filles qu’il croisait
sans jamais les détromper. Pourtant, il arborait fièrement son statut
d’homosexuel sans complexe quand il l’avait décidé. Et cet après-midi, il
n’hésitait pas à le faire.

Elle regagnait enfin sa voiture – après s’être laissée convaincre de passer


la soirée au Décadence – lorsqu’elle sentit des bras puissants la tirer vers
l’arrière. Elle poussa un petit cri, étouffé par la main qui venait de s’abattre
contre ses lèvres. Une odeur insoutenable de tabac froid mélangé à l’aigreur
de la sueur emplit ses poumons, tandis qu’une vague de dégoût s’emparait
de tout son être.

— Donne-moi ta carte de rationnement !

La voix rocailleuse accentua la course folle de son cœur et une peur


incontrôlable l’envahit. Sa carte se trouvait dans son portefeuille. Elle
représentait environ un mois de nourriture. Depuis une dizaine d’années,
devant le déclin des élevages – en raison de leurs coûts faramineux – et la
raréfaction grandissante des terres agricoles, le gouvernement avait été
contraint de mettre en place des restrictions de consommation, pour une
plus juste redistribution des ressources alimentaires. Dans la pratique et
comme dans toute société hypocrite qui se respecte, les riches ne
subissaient pas vraiment les contraintes de ce type de réglementation. Par
exemple la viande, qui coûtait une petite fortune et qui n’était donc
accessible qu’à une partie restreinte de la population, était limitée à deux
cent grammes par personne et par semaine, ce qui creusait le fossé des
différences. S’ajoutait par-dessus le marché noir qui gangrenait la louable
tentative d’égalité des castes. Concrètement, la population aisée pouvait
accéder sans trop de soucis aux denrées les plus rares grâce aux circuits
parallèles. À l’opposé les pauvres, eux, devaient composer avec un système
absurde imaginé par des technocrates qui leur octroyait le droit d’acheter
des denrées de luxe comme la viande ou le poisson, hors de leur moyens,
tout en limitant leur consommation de produits de base tels que le riz ou la
farine.

La lame froide du couteau de l’assaillant contre sa jugulaire la ramena à


la dure réalité. Un frisson lui parcourut l’échine lorsque l’arme entailla
légèrement sa peau. Gaby tenta de se concentrer pour investir l’esprit de son
agresseur. Pour cela elle devait avant tout retrouver son calme. Elle inspira
une bouffée d’oxygène, ferma les yeux puis entra dans son esprit.

Lâche ce couteau…

Sa force de persuasion était heureusement plus forte que les manifestations


d’angoisse renvoyées par son corps.

Le couteau glissa sur le sol et la jeune femme réussit à se dégager sans


encombre, sous le regard hébété de son agresseur. Âgé tout au plus d’une
vingtaine d’années, il semblait désormais inoffensif sans son arme de
fortune.

Gaby ouvrit son sac les doigts tremblants et en sortit la carte. Elle était
suffisamment lucide pour se considérer privilégiée. Même sans cette carte,
elle savait qu’elle mangerait tout de même à sa faim. Elle la tendit au jeune
homme qui s’en saisit sans demander son reste. Il prit la fuite dans une
ruelle sombre, sans un regard en arrière. La société actuelle ne paraissait
pas parfaite et pourtant, la plupart des citoyens acceptaient la situation sans
faire trop de vagues... Quitte à en venir à la délinquance.

Après cet intermède musclé, Gaby eut bien du mal à retrouver


l’insouciance avec laquelle elle comptait aborder la soirée à venir.

Gaby et ses amis se rendirent au bar vers vingt-trois heures, après avoir
investi la maison de Lake Road pour une séance habillage. Lorsque Gaby
poussa la porte, elle ne put s’empêcher de le chercher des yeux. Mais après
tout, rien d’étonnant puisqu’elle l’avait croisé à chacun de ses passages.
Perdue dans ses pensées, son cœur stoppa net quand effectivement elle
remarqua sa présence. Elle se laissa entraîner par Rob et Cassie pour se
retrouver devant lui, l’air un peu gauche.

— Bonjour professeur Baker, s’avança Rob avant de lui serrer la main.

Avec sa décontraction habituelle, Matthew salua le groupe. Gaby se


permit de l’observer à son insu. Muni de l’indétrônable jean délavé, il
portait une chemise noire qui le rendait plus attractif que jamais et elle
hésita à détourner le regard lorsqu’il posa les yeux sur elle.

— Bonsoir Gabrielle…

Sa voix était suave et chaude et, si elle avait pu, elle se serait donné un
bon coup de pied aux fesses.

Ressaisis-toi bon sang !

Il la détailla longuement de haut en bas, presque sans pudeur. Elle suivit


son regard, ravie – vexée ? – qu’il ne puisse s’en empêcher.

N’entre pas dans ma tête, lui intima-t-elle d’une voix ferme – pensée
ferme ? Elle s’égarait…

Dès qu’elle était en sa présence, c’était un remue-ménage sans nom qui


se jouait dans son esprit. Elle remarqua un petit sourire discret poindre au
coin de ses lèvres et ils restèrent un instant figés dans le moment, sans
vraiment prendre conscience de la réalité. Puis Rob se racla la gorge de
façon insistante.

— Euh... Bonne soirée à tous, esquiva Matthew en se rapprochant d’un


groupe près du bar.

— Mais c’était quoi, ça ? murmura Cassie alors qu’elles suivaient Rob.

— Pardon ?

— Ne me la joue pas innocente, la température a grimpé de plusieurs


degrés en moins de dix secondes !

— Tu l’as dit, toutes les étudiantes rêveraient de l’avoir dans leur lit,
plaisanta Gaby en évitant son regard.

Mais après tout, elle n’avait pas à se justifier, elle n’avait rien à se
reprocher.
— Ce n’est pas tellement la façon dont tu le regardes, c’est-à-dire comme
la majorité des filles de la fac, mais plutôt la façon dont lui te regarde,
déclara-t-elle avec perspicacité.

— Il ne s’est rien passé entre nous, je te rassure.

Ses yeux s’échappèrent, presque contre son gré, pour se poser à nouveau
sur le fameux professeur. Non, il ne s’était rien passé de concret. Leur don
les unissait, voilà tout. Elle essaya de faire taire la petite voix qui résonnait
dans sa tête et qui lui susurrait des peut-être, peut-être pas...

Noah les attendait à une table et lui prit délicatement le bras lorsqu’elle
arriva, un sourire au coin des lèvres.

— Tu es splendide, lui dit-il en lui embrassant la main.

Elle se recula, un peu gênée de ses attentions et surtout de la façon


insistante dont il la dévisageait. Mais le sourire de la jeune femme réapparut
quand Noah aperçut Cassie. Il ouvrit la bouche, avant de la refermer
bruyamment puis de la rouvrir encore, l’air un peu perdu.

— Tu vas finir par gober des mouches, vieux ! le réveilla Rob en lui
donnant une frappe amicale sur l’épaule.

Cassie semblait également toute perdue. Une jolie teinte rosée apparut
sur ses joues, pas vraiment cachée par le blush.

— Waouhhh !

Ce furent les seules paroles qui passèrent les lèvres de Noah. Gaby se
sentit assez fière de leur travail, sentiment partagé par Rob qui lui envoya
un sourire triomphant. Finalement l’après-midi shopping n’avait pas été
vain. La soirée se passa dans une ambiance bon enfant. Gaby se sentait à
l’aise avec le groupe malgré son apparent détachement. À vrai dire elle se
sentait à l’aise maintenant que Noah avait découvert l’appartenance de
Cassie à la gent féminine. Sa vie était d’un désordre total et pourtant, elle
s’installa au fond de son siège en sirotant son mojito et regarda ses
compères d’un air approbateur. Oui, sa vie ressemblait à un beau bordel.
Mais sans doute pour la première fois, elle faisait l’effort de s’intégrer. Et
c’était un sentiment… euphorisant. Cette impression fut vite balayée par
une légère gêne lorsque le flirt évident de Cassie et Noah prit un petit peu
trop de place à son goût. Elle soupira et chercha Rob des yeux, qui s’était
esquivé dès le début de la soirée. Ce dernier se trouvait assis au bar, en
grande discussion avec un beau brun. Gabrielle leva les yeux au ciel.
Finalement, l’intégration avait ses limites. En fait, pour être honnête, elle se
sentait un tantinet envieuse. Pas de Cassie bien entendu, mais des moments
qu’elle partageait avec Noah. Sans s’en rendre compte, son regard se posa
sur Matthew. Cette fois, il n’était pas seul. Un léger sentiment – qui
s’apparentait sans nul doute à de la jalousie – s’empara d’elle. Elle savait
qu’il était infondé, qu’elle n’en avait pas le droit. Mais à cet instant précis,
la seule chose qui était claire dans son esprit, c’était qu’elle ne voulait pas
qu’il puisse lire en elle. Et pour cela, elle devait arrêter de réfléchir. Plutôt
compliqué quand son esprit a l’habitude de travailler 24 h/24…

Gaby se leva brusquement et se dirigea vers le bar d’un pas décidé pour
rejoindre le coin opposé au jeune professeur. Quoi de mieux pour se vider la
tête que de… vider un verre ? Elle commanda un mojito, encore. Elle avait
beau être téméraire ce soir, elle était suffisamment saine d’esprit pour éviter
les mélanges. Puis elle en commanda un autre et encore un autre, avant de
stopper ses conneries. Elle devait quand même avouer qu’elle se sentait
bien, en paix et… un peu chancelante aussi, lorsqu’elle essaya de se
redresser. Elle se déplaça péniblement jusqu’aux toilettes, en se demandant
si Rob ou Cassie pourraient la raccompagner. Hors de question pour elle
qu’elle prenne le volant dans cet état. Elle n’était pas saoule au point de
prendre des risques inconsidérés.

Gaby fit un bond en arrière lorsqu’elle sortit des toilettes, la main sur le
cœur et le souffle coupé.

— Putain ! Tu m’as fait peur !

Matthew se trouvait nonchalamment adossé au mur opposé, les bras


croisés, le sourire toujours aussi sarcastique.

— Au moins, tu as encore des réflexes.


Si les mots avaient été prononcés sur le ton de la plaisanterie, sa mine
soudainement grave venait contredire ses paroles.

— Comment tu rentres ?

— En quoi ça te regarde ? lui répondit-elle du tac au tac.

L’alcool la rendait d’humeur belliqueuse. Après tout, il venait de passer


une bonne partie de la soirée à conter fleurette à une jolie brune, il n’avait
donc aucune raison de se préoccuper d’elle.

— Je ne te laisse pas rentrer en voiture, lui annonça-t-il d’une voix


autoritaire.

— Merci papa. Je comptais prendre un taxi.

Elle lui tourna le dos mais il la rattrapa par le bras.

— Alors je ne te laisse pas sortir dans la rue dans cet état.

Elle se retourna pour lui faire face, mais toute envie de se rebeller s’était
déjà envolée. D’une part parce qu’il se montrait protecteur, d’autre part
parce qu’il ne l’avait pas lâchée et que son contact avait toujours un effet
grisant. Combiné à l’alcool, le mélange ne se révélait pas judicieux.

— Je n’ai bu en tout et pour tout que quatre verres depuis le début de la


soirée Matthew. Je ne prendrai pas le risque de conduire, mais je suis encore
suffisamment sobre pour sortir dans la rue sans me jeter sous les roues d’un
camion, je te rassure.

— Sauf que tu es une jeune femme très… attirante et que tu es à moitié


ivre. Qui sait sur qui tu peux tomber dehors. Surtout habillée comme ça. Je
te raccompagne.

— Je peux difficilement m’enfuir vu que tu me retiens toujours, lui


rappela-t-elle avec une moue boudeuse, évitant une répartie trop
sarcastique.

Il regarda sa main, confus, avant de la relâcher brusquement.


— Va chercher tes affaires, je t’attends ici.

Sauf que Gaby n’avait pas l’air décidée à bouger.

— Tu n’as personne d’autre à raccompagner ? Tu avais l’air plutôt


occupé ce soir.

Elle se demanda vaguement si on sentait une pointe de reproche dans son


ton, mais elle ne s’appesantit pas sur la question. Merci les mojitos !

— Qu… quoi ?

Il semblait une nouvelle fois sincèrement confus, avant de comprendre le


sens de sa question.

— Oh, tu veux dire la fille inintéressante de tout à l’heure ? Elle saura se


gérer seule, j’en suis sûr, répondit-il de façon un peu trop nonchalante à son
goût.

Il riait franchement désormais. Ou plutôt il se moquait ouvertement


d’elle. Elle roula des yeux en grognant. Déjà qu’il lui avouait clairement
flirter de façon désinvolte et sans l’ombre d’un scrupule, mais en plus il
prenait le parti d’en rire devant elle. Ce type était vraiment impossible.
Comment pouvait-elle imaginer une quelconque attirance entre eux ?

— Est-ce que maintenant tu veux bien aller chercher tes affaires et rentrer
avec moi ? conclut-il, cette fois un peu agacé.

Gaby eut la décence de rougir un tant soit peu mais en fait elle était ravie,
elle ne pouvait le nier. Malgré sa mauvaise foi et son allure un peu bourrue
de ce soir, il éprouvait le besoin de prendre soin d’elle. Il ne lui en fallait
pas plus pour que son esprit embué par les vapeurs d’alcool ne bouillonne.
Sans réfléchir, elle se hissa sur la pointe des pieds en tâchant de garder son
équilibre, le prit par surprise et posa ses lèvres sur les siennes. C’était juste
un léger baiser, à peine un effleurement, pourtant il avait été suffisant pour
lui coller la chair de poule de la racine de ses boucles blondes jusqu’au bout
de ses orteils, et ce malgré l’alcool qui coulait dans ses veines. À son grand
étonnement, il ne la repoussa pas. À la place, il ferma les yeux et posa son
front contre le sien en soupirant.

— En dehors du fait que ce ne soit pas une bonne idée, tu as bu. Ce qui
en fait une encore moins bonne idée.

Il pouvait désormais dire ce que bon lui semblait, Gaby était bien trop
troublée par leur soudaine intimité pour en enregistrer le moindre mot.

— Ça suffit, va chercher tes affaires, réitéra-t-il en faisant un pas en


arrière.

Elle hocha la tête. Elle n’avait plus rien à dire. Elle se contenta de lui
sourire. Les remords, elle les gardait pour le lendemain. Elle retourna à la
table récupérer sa veste et son sac à main.

— Tu pars déjà Gaby ? lui demanda Cassie.

— Oui, il semblerait que j’aie un peu abusé, je préfère rentrer.

— Je te raccompagne si tu veux.

— Pas la peine, un… ami va le faire, lui répondit-elle un peu


embarrassée.

— OK.

La jolie blonde songea un instant que ce « OK » sonnait bizarrement.


Peut-être Cassie avait-elle deviné ? Peu lui importait au final.

— On se voit lundi d’accord ?

— D’accord. Merci pour cette journée. Dors bien, lui dit-elle avec un
sourire convenu qui gêna Gaby une nouvelle fois, même si l’impression
s’envola aussi vite qu’elle était apparue.

Elle rejoignit Matthew à l’entrée et enfouit ses mains dans les poches
lorsqu’elle sentit le courant d’air frais caresser sa peau. Les journées étaient
peut-être encore estivales mais la morsure du froid de fin de soirée, elle,
était bien réelle. Il la dirigea vers sa voiture – un 4x4 gris métallisé pas tout
récent mais tout de même impressionnant – et lui ouvrit la portière.

— Le parfait gentleman, murmura Gaby en s’installant.

Il ne releva pas la remarque et se contenta de conduire une fois qu’elle lui


eut donné l’adresse de Lake Road. La route se fit dans un silence paisible et
étrangement confortable, tandis qu’ils se rapprochaient de la petite
bourgade. Matthew semblait concentré sur la route mais elle pouvait
deviner sa crispation à la façon dont il serrait le volant. À cet instant, elle
aurait payé cher pour pouvoir lire ses pensées. Il se gara, toujours sans un
mot, puis lui tendit la main pour l’aider à sortir, main qu’elle accepta
volontiers même si elle se sentait parfaitement capable de se lever seule.
Une fois de plus, elle se retrouva face à lui. Le silence aurait pu être pesant
à force mais elle était bien trop perdue dans ses yeux d’ébène pour s’en
rendre compte. Elle ressentait vivement l’envie de l’embrasser, incapable de
déterminer si ce sentiment provenait de l’alcool ingurgité ou pas. En tout
cas, elle trouvait bien difficile de se focaliser sur autre chose que cette
constatation. Son regard bifurqua sur ses nombreuses taches de rousseur,
avant de descendre jusqu’à la courbure de ses lèvres. Les battements de son
cœur s’accélérèrent. Pourtant, elle décela du coin de l’œil le mouvement de
sa pomme d’Adam et la mâchoire de Matthew qui se contractait. Elle releva
alors ses yeux vers les siens.

— Merde Gaby, ce n’est vraiment pas une bonne idée. Je suis ton
professeur, lui rappela-t-il en se passant la main dans les cheveux, rompant
cette proximité qui lui semblait clairement ingérable.

Elle le regarda avec surprise. Fini le jeu de la séduction, avec cet air tout
aussi arrogant qu’assuré qu’il affectionnait particulièrement. À cet instant
précis, il avait simplement l’air démuni.

— Pourquoi tu fais ça ?

— Pourquoi je fais quoi ?

— Me raccompagner ? Me protéger ? Pourquoi ?


— Parce que je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose. Et que j’ai
pleinement conscience que tu es la reine de la gaffe.

La petite lueur malicieuse avait refait son apparition. En fait elle n’était
jamais très loin. Elle leva les yeux au ciel, légèrement vexée, puis croisa les
bras sans répondre à sa moquerie.

— Et parce que je ne suis pas capable de m’en empêcher, avoua-t-il en


fronçant les sourcils, comme s’il apportait une réponse à une question qu’il
s’était lui-même déjà posée.

— Alors merci Matthew, murmura-t-elle sans décrocher son regard.

Elle hésita un moment avant de rendre les armes.

— Bonne nuit.

— Attends Gaby. Sors ton téléphone.

— Quoi ?

— Un téléphone, tu sais, le truc que les gens normaux utilisent pour


communiquer, railla-t-il.

C’était sans doute plus simple de revenir sur le terrain de l’humour et des
sarcasmes, et bien plus routinier. Gabrielle se mordilla la lèvre pour
s’empêcher de répliquer et lui tendit son portable. Le jeune professeur le
saisit et y entra consciencieusement un numéro.

— Tu m’appelles demain matin OK ?

— Pour ? Te dire si j’ai bien dormi ?

Ce fut à son tour de lever les yeux au ciel.

— Tu m’appelles et je passerai te prendre pour récupérer ta voiture, enfin


si ça t’intéresse.
La voiture. Évidemment. Elle lui sourit sincèrement, d’abord parce
qu’elle en avait envie, ensuite parce qu’il pensait vraiment à tout et que ça
le rendait encore plus irrésistible.

— À demain alors.

— À demain Gaby, murmura-t-il en rentrant à nouveau dans sa voiture,


sans la lâcher des yeux.

La jeune femme regarda la voiture et Matthew disparaître sous la lueur


de la pleine lune. Elle ne niait plus l’attraction gravitationnelle qui les
unissaient. Finalement, l’agacement derrière lequel elle se cachait si bien
n’était qu’une illusion, qu’elle réajusterait dès le lendemain. Son côté
protecteur la touchait plus qu’elle ne le pensait. Et, pour ce soir, elle se
laissait l’opportunité de baisser sa garde. Demain elle y verrait plus clair.

Ou pas…
6.

La nuit est noire et les ruelles mal éclairées. Le silence assourdissant me


hérisse les poils. Tout est justement trop paisible, comme le calme avant la
tempête. Et la tempête, je la sens se profiler à l’horizon, comme une ombre
maléfique prête à surgir au moindre faux pas, à la moindre inattention.

J’ai les sens en alerte, je me retourne, à l’affût du moindre fait


inhabituel, avant de fermer les yeux, préférant laisser mon ouïe prendre le
dessus.

Les battements de mon cœur s’accélèrent dans ma poitrine alors que


j’entends des pas se rapprocher petit à petit, sans hâte. Je me plaque contre
le mur en brique froid et humide qui se trouve à ma portée, provoquant une
sensation désagréable le long de mon dos.

J’essaie de calmer mon angoisse, parce que j’ai cette impression que le
bruit sourd dans ma poitrine s’entend et me trahit.

Les pas s’approchent inexorablement et je cherche une issue qui de toute


évidence n’existe pas. Je n’ai pas d’autres options. Je suis coincée, acculée.
Personne en vue. Personne pour m’aider.

Pourquoi ai-je la sensation viscérale d’avoir besoin d’être sauvée ? Il va


falloir que je lutte. Nous allons devoir lutter. Pour la liberté, pour la survie.
Alors je prends mon courage à deux mains, il faut que je l’affronte, je ne
peux plus fuir. Je ne VEUX plus fuir.

Mon assaillant est maintenant tout proche, je peux le sentir. Je me


décolle brutalement du mur avec la peur au ventre pour lui faire face.

— Putain Gaby ! Tu m’as flanqué une de ces trouilles !

— Qu’est-ce que tu fous là bon sang !


— J’aimerais bien le savoir, répond Matthew, la main sur le cœur.

Toute l’angoisse accumulée s’éparpille alors instantanément et le


soulagement me fait monter les larmes aux yeux. Je vois Matthew se
décomposer, hésitant face à ma réaction. Il finit par me prendre le bras et
m’attirer dans les siens, passant doucement la main dans mes cheveux en
un geste réconfortant.

— Hey, tout va bien d’accord ?

Mais ses paroles, loin de m’apaiser, me font fondre en larmes. Je me


laisse aller contre son épaule, bercée par sa voix, par ses caresses. Je me
sens enfin à ma place. Dans ses bras, c’est un fait, je n’ai pas peur. Dans
ses bras, je me sens protégée.

— Il va falloir se battre, n’est-ce pas ?

Ma voix n’est qu’un murmure et ma demande, juste un besoin de


confirmation. Je le sens se crisper, sans desserrer son étreinte, avant
d’entendre sa réponse lâchée dans un profond soupir.

— Oui…

Il n’ajoute rien, moi non plus, à vrai dire je n’en ai plus la force. Je reste
dans ses bras un temps infini, avant de finalement m’écarter pour plonger
mes yeux dans son regard sombre. Pourtant je ne m’éloigne pas, je ne le
peux pas. Même si j’en éprouvais l’envie, je sais que je ne le pourrais pas.
Mais lui non plus ne s’éloigne pas et je prends son immobilisme comme une
petite victoire, parce qu’il a l’air aussi perdu que moi.

Je sens son regard dévier vers la courbe de mes lèvres, mon pouls
s’accélère tandis que j’ose m’approcher des siennes et, sentant le rouge me
monter aux joues, je l’embrasse timidement. Cette fois je ne suis pas ivre,
du moins pas d’alcool, mais sans doute ivre d’autres sensations tout aussi
grisantes.

D’abord sans réaction, je crois lire dans son regard toute la lutte qui se
joue dans son esprit, avant qu’il ne me plaque encore plus près de lui, si
c’est encore possible.

J’ai l’impression de m’enfoncer dans un tourbillon. Matthew Baker


m’aspire et me prive de toute lucidité. Il prend possession de mon corps
comme il le fait avec mon âme. Totalement et irréversiblement. Et je suis sa
victime consentante.

Il me pousse doucement sans jamais rompre le contact, une délicatesse


qui contraste avec la passion de notre étreinte. Une légère chair de poule
submerge tous mes membres. Je me retrouve dos contre ce mur qui me
semblait si glacial tout à l’heure, le corps de Matthew s’écrasant contre le
mien, rendant plus concrète la force de son désir, de notre désir. À bout de
souffle nous nous détachons l’un de l’autre à regret pour pouvoir reprendre
un peu d’oxygène, avant que ses lèvres ne rejoignent mon cou pour une
succession de baisers brûlants qui me laissent la respiration haletante…

Gaby se réveilla en sursaut, sa respiration haletante faisant écho à celle


de son rêve. Merde. Ce baiser semblait si… réel et l’idée la perturbait
vraiment. Elle jeta un œil au réveil. Il n’était que cinq heures du matin mais
elle savait par avance qu’elle ne pourrait se rendormir. Pas avec son cœur
qui battait toujours la chamade, pas avec le goût de ses lèvres et de son
baiser, pas avec le souvenir de ses mains contre sa peau… Elle secoua la
tête avec exaspération. Elle n’avait qu’une envie, que Matthew sorte de son
esprit – ou du moins de ses nuits.

La jeune femme fixa un petit moment le plafond d’un œil morne, tout en
essayant de déterminer la meilleure marche à suivre. Ces rêves – ou plutôt
cauchemars – se faisaient de plus en plus fréquents, de même que cette
impression de fuite en avant qu’elle n’arrivait pas à contrôler. Mais ce
n’était pas comme s’il existait un autre choix. Peut-être avait-elle eu la
possibilité de ne pas savoir mais ça ne changeait rien à la réalité : non
seulement elle pouvait être en danger, mais en plus elle risquait de mettre en
danger la vie des gens qu’elle aimait…

Après s’être retournée dans son lit maintes et maintes fois, elle décida de
se lever, même si le réveil n’affichait que six heures. Après tout, il lui restait
pas mal de choses à faire avant l’arrivée de Julia. Sauf que dormir quatre
heures n’était pas vraiment la bonne manière d’entamer la journée du bon
pied. Gaby évita de se regarder dans le miroir, devinant la mine déconfite
qu’elle devait arborer. Elle descendit précipitamment les escaliers et fut
étonnée de découvrir Jake dans la cuisine, le nez dans le journal.

— Debout à cette heure, un samedi ? le railla-t-elle en l’embrassant sur le


front.

— Je pourrais te retourner la remarque.

— Je n’arrivais plus à dormir.

— Pas mieux.

Elle partagea son sourire et s’installa à ses côtés.

— Pas de nouvelles de l’URS ?

Il avait posé la question de façon nonchalante mais Gaby n’était pas


dupe.

— Ils ne vont pas passer leur vie à la fac papa, ne t’inquiète pas.

Ne t’inquiète pas… C’était vraiment la dernière chose qu’elle désirait.

— Les contrôles se multiplient. Ils ont arrêté deux jeunes hier à Clarks,
lui dit-il en indiquant une des pages du journal, un peu inquiet.

— Ils ne peuvent pas arrêter tout le monde, ça finira par cesser.

Si elle n’en était pas du tout convaincue, il lui suffisait d’un coup d’œil à
Jake pour voir qu’il ne le semblait pas plus.

— Je te le répète, sois prudente, ne te fais pas remarquer, longe les murs


et surtout, surtout, évite-les comme la peste d’accord ?

— Promis.
Ils finirent leur petit déjeuner dans le silence, simplement entrecoupé des
bâillements bruyants de Gaby.

— Au fait, où est ta voiture ?

— Hum… Un ami m’a raccompagnée parce que j’avais bu un ou deux


verres de trop, c’était plus prudent.

— Tu veux que j’aille la chercher avec toi ?

— Non !

Sa réponse claire et nette les surprit autant l’un que l’autre. Même si elle
souhaitait qu’il disparaisse de ses nuits, elle ressentait aussi le besoin de
voir Matthew et, accessoirement, de le questionner.

— Non ça ira merci, mon ami va m’accompagner. Repose-toi.

Elle n’essaya pas d’être crédible – c’était peine perdue – et remonta se


doucher après avoir terminé son petit déjeuner.

Il était à peine sept heures quand elle fut prête. Elle grimaça en observant
son téléphone de façon insistante avant de s’en saisir. Après tout, un texto
ne signifiait rien, il dormait sûrement encore. Elle chercha frénétiquement
dans ses contacts mais ne trouva rien à Matthew ni à Baker. Gaby fronça les
sourcils en parcourant rapidement son répertoire et finit par dénicher son
numéro. Sous l’appellation « Meilleur prof sexy ». Elle lâcha un petit rire.
Tant de suffisance aurait pu l’agacer mais non, c’était tout à fait son style.
Et ce surnom prouvait une fois de plus qu’il n’était pas dénué d’humour.

Gaby : Dis-moi quand tu es debout,

pour la voiture stp.

Contre toute attente, la réponse ne se fit pas attendre, et elle lut le texto
avec étonnement.
Matthew : Je suis réveillé.

Tu veux que je passe te prendre ?

Gaby résista à l’envie de le taquiner et lui répondit sobrement.

Gaby : Oui, viens quand tu peux.

La jeune femme jouait nerveusement avec un repli de son T-shirt


lorsqu’elle entendit la voiture de Matthew se garer dans l’allée. Elle sauta
sur ses jambes et se précipita vers la porte.

— Tu ne me présentes pas ? demanda Jake en croisant les bras.

— Papa. Je n’ai pas envie que tu lui fasses peur et je n’ai plus l’âge
d’avoir un chaperon ! À tout à l’heure.

Elle inspira une bonne bouffée d’air puis referma doucement la porte
derrière elle. Elle ne voulait pas risquer de réveiller son petit frère.

— Salut. Tu es bien matinal.

— La faute à qui ? grogna Matthew. Monte.

— Quoi ?

— Monte, Gaby.

Il se montrait exaspéré, à mille lieues de son attitude de cette nuit. Encore


qu’elle était peut-être un peu trop sous l’emprise des mojitos pour pouvoir
l’interpréter correctement. Elle soupira en fronçant les sourcils et s’installa
dans la voiture.

— Moi non plus je n’ai pas bien dormi, pas la peine d’être désagréable,
se renfrogna-t-elle devant son mutisme vexant.
Ils firent un petit bout de route dans un silence un peu pesant avant que
Matthew ne finisse par rompre la glace.

— Tu n’as absolument conscience de rien n’est-ce pas ? soupira-t-il en


restant obstinément concentré sur la route.

— Comment ça ?

Il parlait par énigmes. Encore. Ce qu’il pouvait être agaçant ! Elle devait
toujours lui soutirer la moindre information. Et ce matin, elle non plus ne se
montrait pas d’humeur à jouer.

— Le rêve.

Il lâcha ces deux mots sans tourner la tête, avec une lassitude évidente.
Gaby le regarda d’un air incrédule, incapable de contrôler la chaleur qui
montait jusqu’à ses joues.

— Comment ça, le rêve ? murmura-t-elle d’une voix blanche.

— Le rêve que tu as fait. On l’a partagé, précisa-t-il, son ton sarcastique


ayant refait surface.

La jeune femme lui fit face et, en dépit de toute prudence, lui asséna un
coup dans l’épaule.

— Putain, tu es entré dans mon rêve ? Tu n’as pas le droit Matthew !

— Je te signale que je conduis, on est presque arrivés, alors retiens tes


coups encore quelques minutes, tu veux ?

Il avait dit cela d’une voix calme mais pleine d’une colère contenue.
Comment pouvait-il oser ? Elle fulminait.

Gaby se cala dans le fond de son siège puis laissa son regard parcourir les
paysages de début de journée, là où la ville s’éveillait à peine. C’était le
calme et la tranquillité, juste avant l’effervescence du week-end. Elle aimait
particulièrement ce moment-là, cet apaisement des sens et des tensions
malgré l’endroit où elle se trouvait et la personne avec laquelle elle était…
Le jeune professeur se gara à peine quelques minutes plus tard aux côtés
de la Fiat noire et Gaby sortit de la voiture, prête à l’affronter. Elle croisa
les bras sur sa poitrine et attendit qu’il fasse le tour de la voiture, ce qu’il fit
dans une infinie lenteur qui lui échauffa le cerveau. Ils se toisèrent un
moment les yeux dans les yeux, chacun jaugeant clairement l’autre.

— Je ne suis pas entré dans ton rêve.

Sa voix résonnait fermement pourtant il évita son regard, comme si


croiser à nouveau ses yeux pouvait lui faire perdre pied.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle en soufflant.

De lassitude, d’exaspération, elle ne pouvait pas vraiment se décider.

— À vrai dire, c’est toi qui es entrée dans le mien.

Cette fois il la regardait, sans doute pour juger de sa réaction, qui devait
être à la hauteur de ses espérances au vu de son petit sourire narquois. Gaby
resta un instant interdite avant de rougir, une fois de plus, se maudissant de
ne pouvoir s’en empêcher. Elle se sentait comme une enfant qui voulait des
réponses et il était désormais le seul à pouvoir la renseigner. Dans tous les
cas, des images de son rêve lui restaient désespérément en tête et elles ne
facilitaient pas leur discussion.

— Comment tu le sais ? finit-elle par lâcher, le souffle court.

— Parce que moi je n’arrive pas à faire ce genre de… choses.

— Et moi oui ?

— Il semblerait.

— Comment ça fonctionne ?

Elle était à la fois gênée et curieuse, mais la curiosité l’emportait. Elle


ignorait tellement de choses sur ses pouvoirs qu’elle se montrait avide de
réponses. Le rire de Matthew résonna allègrement dans ses oreilles.
— Je n’en ai strictement aucune idée, c’est un peu la première fois que je
l’expérimente. Et je m’en serais bien passé, maugréa-t-il en se passant la
main dans les cheveux.

Gaby le connaissait peu mais elle avait déjà noté ce tic nerveux qui ne
trompait pas. Et dire qu’il semblait fatigué était un doux euphémisme. Elle
se détourna soudain de lui, mortifiée de l’avoir entraîné dans un rêve où elle
l’avait embrassé.

— Je te le rappelle encore mais j’entends ce que tu penses, soupira-t-il


d’une voix aussi épuisée qu’il en avait l’air.

Gaby ferma brièvement les yeux pour vider son esprit et reprendre
contenance.

— Gaby. Peu importe…

Elle le sentait hésiter sur le choix des mots. Elle rouvrit les yeux pour les
plonger dans son regard incertain.

— Peu importe qui nous sommes et l’attirance qu’il pourrait… y avoir


entre nous, je reste ton professeur et ça ne changera pas. Il ne peut rien se
passer.

Le poids des mots flotta un instant entre eux, mais il la regardait toujours
avec cet air perturbé qui discréditait les paroles qu’il venait de prononcer.

— Tu étais conscient de ma présence dans ton rêve ?

Elle avait besoin de savoir, c’était comme de la curiosité malsaine. Il


soupira une fois de plus, comme si s’en souvenir lui était pénible. Ce qui
aurait pu la vexer si elle n’avait pas déjà compris l’intérêt qu’il lui portait.
Intérêt qu’il tentait maladroitement de cacher.

— C’était comme une semi-conscience plutôt. Et uniquement parce que


je suis déviant. J’imagine qu’une personne lambda n’aurait rien remarqué.

— Déviant ?
— C’est comme ça que le gouvernement nous appelle. Pour eux nous
sommes des déviants, lui signifia-t-il un sourire aux lèvres. Bref, ça
semblait trop réel et j’aimerais que tu arrêtes, reprit-il de façon sérieuse.

— Quoi, tu as peur de ne pas pouvoir me résister ?

Elle ne savait pas d’où lui était venue cette soudaine provocation, mais
voir son regard dévier vers ses lèvres était une récompense suffisante.

— Tu ne sais pas où tu mets les pieds Gaby, répondit-il d’un ton joueur à
l’opposé de son petit discours précédent.

Matthew Baker serait-il schizophrène ?

— Tu m’as dit que tu ne pouvais pas faire… ça… Pourquoi ?

— Disons que nous n’avons pas tous les mêmes facultés. L’insertion dans
les rêves n’est pas très fréquente et j’en suis incapable, c’est aussi simple
que cela. Néanmoins c’est un bon moyen de communication entre nous – et
accessoirement un excellent moyen de manipulation aussi.

Elle arqua un sourcil étonné, scruta son visage tout à coup impassible,
puis fronça les sourcils.

— D’autant que je m’en souvienne, tu n’avais pas franchement l’air


manipulé, murmura-t-elle avec innocence.

Matthew leva les yeux au ciel et inspira profondément.

— On ne peut pas vraiment dire que ta manipulation était désagréable.

Gaby n’appréciait pas sa dualité. Un moment il la repoussait, un autre il


flirtait ouvertement avec elle. Toute son attitude l’épuisait.

— Et quelle est ta faculté ?

Un franc sourire illumina son visage jusqu’à ses yeux.

— Pas sûr que tu aimerais gérer ça, lui rétorqua-t-il d’un air malicieux.
Elle ne résista pas à l’envie de partager sa joie et sa soudaine bonne
humeur puis soupira devant l’évidence. Elle voulait plus avec lui. Et plus ils
passaient de temps ensemble, plus elle regrettait de ne pas pouvoir être avec
lui. Elle sursauta lorsque son téléphone se mit à sonner.

— Hey Jul’, tu es en route ?

Son cœur manqua un battement lorsqu’elle entendit des pas précipités et


un souffle saccadé à l’autre bout du combiné, mais pas la voix de son amie.

— Allô ? Allô ? Putain Julia, tu me fais peur là ! Réponds-moi !

— Je crois qu’il y a un changement de programme Gaby. J’ai un… petit


souci, je pense, lui répondit-elle enfin, essoufflée.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai l’URS aux trousses et ma voiture est inaccessible.

— Merde ! Qu’est-ce que je peux faire ?

— Pas grand-chose, j’imagine. Je te tiens au courant OK ? Je… Merde…


Nooon !!!

— Jul’ ? JUL’ ???


7.

Aussi pâle qu’un fantôme, Gaby raccrocha lentement le téléphone qu’elle


continuait de regarder de manière absente.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle reporta son attention sur Matthew, qui semblait sincèrement


concerné. Pour une fois il n’y avait aucune trace d’ironie dans son regard.
Elle ne lui répondit pas de suite, tout simplement parce qu’elle ne
comprenait pas l’ampleur de la situation. La jeune femme bredouilla un
instant avant de reprendre ses esprits. Le manque de sommeil n’aidait
décidément pas à rationaliser les faits.

— J’ai… une amie à Los Angeles. Elle devait venir ce week-end. C’était
elle, elle semble avoir des ennuis. Elle a raccroché brutalement, elle me
disait être suivie. Par l’URS.

Le regard concerné du professeur se mua en une expression nettement


plus sombre et sérieuse, sans qu’il ne prononce le moindre mot. Sauf que
Gaby ne supportait plus cette impression d’inaction, de stagner, de ne rien
faire, rien tenter pour Julia. Mais elle prenait aussi la mesure de cet appel.
Elle se trouvait à deux heures de route de son amie et ne possédait aucune
espèce d’indice sur l’endroit d’où provenait l’appel.

— Tu ne songes pas sérieusement à te rendre à L.A. ? la coupa Matthew,


incrédule.

Elle oubliait souvent qu’il ne se gênait pas pour être indiscret et se


faufiler dans ses pensées. Ce qu’elle jugea très inapproprié à cet instant
précis.

— Ça ne te regarde pas, merde !


— Gaby, que feras-tu si tu te retrouves devant l’URS ? Tu cherches toi
aussi à te faire embarquer ?

Elle n’aimait pas son ton moralisateur. Le ton de celui qui savait tout sur
tout. Et, accessoirement, elle tenait un tant soit peu à conserver son libre
arbitre. Sa conscience lui indiquait clairement qu’elle n’avait pas de temps à
perdre en discussions inutiles.

— Merci de m’avoir accompagnée Matthew.

Elle ne releva pas les yeux vers lui, se contentant de saisir les clés dans
son sac et d’ouvrir sa voiture. Sa décision était prise. Dans le même temps
elle sortit à nouveau le portable de sa poche et composa le numéro de Julia
avec fébrilité. Elle ne fut pas surprise de tomber sur la messagerie et décida
de lui laisser quelques directives.

— C’est moi Jul’, je pars pour Los Angeles. Évidemment je ne serai pas
là de suite. Appelle-moi dès que tu peux, pour que je sache où te trouver. Si
je n’ai pas de nouvelles, j’irai jusqu’à ton appartement. Appelle-moi vite.
S’il te plaît.

Elle savait que la supplique n’aurait aucune espèce d’impact sur la


réactivité de son amie mais elle n’avait pu s’en empêcher, son inquiétude
prenant le pas sur tout le reste. Avant même qu’elle ne s’en rende compte,
Matthew la tira vers l’arrière de façon peu délicate et referma la portière de
sa voiture.

— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda Gaby en découvrant son


expression furieuse.

— Tu fais chier ! On prend ma voiture !

Même si ses mots étaient froids et pleins d’une colère difficilement


contenue, elle décida de le suivre docilement. Parce qu’avec lui à ses côtés,
elle avait l’impression de pouvoir affronter le pire. Et le pire était peut-être
ce qu’ils allaient trouver à L.A.. Il décrocha lui aussi son téléphone pour
passer un appel et sa voix se métamorphosa instantanément lorsqu’il se mit
à parler. Le ton adopté s’en trouva bien plus amical.
— Changement de plan Evan, je ne serai pas disponible aujourd’hui. On
gère ça demain OK ? Fous-moi la paix et garde tes hypothèses pour toi !

Gabrielle n’avait rien manqué de la conversation mais résista à l’urgence


qu’elle ressentait de le questionner. Il raccrocha, à nouveau furieux, puis la
tira par le bras vers le 4x4.

— Hey doucement, rien ne t’oblige à me suivre. Je suis parfaitement


capable de me débrouiller toute seule !

Elle serra les dents lorsqu’elle entendit son ricanement.

— Tu sais bien que non, lui répondit-il avec un petit air amusé. Monte et
tais-toi Gaby. S’il te plaît.

Maintenant il soupirait. En définitive elle ne pouvait déterminer ce qui


l’agaçait le plus, entre son attitude autoritaire et ses sarcasmes. Peut-être
bien le fait qu’il n’ait pas tout à fait tort à cet instant. Elle monta
silencieusement dans le 4x4 et s’installa sans plus d’opposition. Pour la
troisième fois depuis la veille, elle était à ses côtés et elle ne savait quoi lui
dire.

La jeune femme laissa ses pensées vagabonder vers ses souvenirs. Ceux
de sa rencontre virtuelle avec Julia, huit ans auparavant. La prise de
conscience de la place qu’elle tenait désormais dans sa vie, aussi. Julia
n’était pas juste une confidente du fait de leur don commun, non, elle avait
été là dans les moments difficiles comme dans les bons. Elle demeurait sa
seule véritable amie.

— Tu vis seule dans cette maison ?

Gaby reporta son attention vers lui avec étonnement. Il n’avait pas son
pareil pour passer d’un sujet à un autre. Si c’était son moyen de rompre la
glace, il était plutôt déroutant. Prise au dépourvu, elle répondit
spontanément.

— Non, j’y vis avec ma famille.


Il tourna légèrement la tête vers elle, comme s’il attendait la suite.

— Ce n’est pas comme si tu ne pouvais pas le lire dans mes pensées.

— Eh bien je te pose la question à toi. Pour info la réponse ne se trouve


pas dans tes pensées mais dans ta mémoire. Je fais l’effort de me montrer
civilisé et de ne pas envahir ton cerveau pour y trouver la réponse, se
renfrogna-t-il.

La mauvaise foi de Matthew accentua son humeur déplorable. Mais au


moins, il arrivait à la distraire de Julia, ce qui n’était pas une mince affaire.
Et il venait de répondre à une question qu’elle se posait depuis un bon
moment. Son professeur savait lire dans la mémoire…

— J’y vis avec mon père et sa femme. Et aussi mon petit frère. Qui est
Evan ?

Il n’allait pas s’en sortir si facilement. Il en savait bien plus sur elle que
l’inverse et s’il lui posait des questions, elle était en droit de faire de même.

— C’est ça ta question personnelle ? C’est un ami. Tu sais, j’arrive bien


mieux à lire tes pensées quand tu n’es pas en colère, constata-t-il, un petit
sourire au coin des lèvres.

Elle lui renvoya un regard noir. Finalement, être en colère n’allait pas
s’avérer si compliqué, se dit-elle alors qu’il laissait s’échapper un petit rire
sardonique. Le reste du parcours se déroula dans un silence qui lui parut
interminable. Elle se redressa sur son siège à la vue du panneau Los Angeles
20 miles. Son cœur se serra. Quelle utilité, quel impact pouvait-elle bien
avoir ici, dans cette immense ville où tout lui était inconnu ?

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Matthew en pianotant


nerveusement sur son volant.

La jeune femme ne lui répondit pas. Elle saisit son portable pour
composer à nouveau le numéro de son amie. Sans plus de succès.

— On va à son appartement.
Elle était elle-même étonnée de sa voix assurée. Elle y avait mis toutes
ses forces et, finalement, elle arrivait remarquablement bien à donner le
change, malgré la tempête intérieure qui l’agitait.

Lorsqu’ils arrivèrent à la bonne adresse, Gabrielle fut passablement


surprise. Ils se trouvaient dans un des quartiers privilégiés de la ville et
l’immeuble semblait tout droit sorti de Wall Street. Une immense tour
moderne aux allures de géant aux pieds d’argile, constituée de grandes baies
vitrées et de terrasses aux couleurs ardoise. Mais après tout, connaissant
Julia, rien ne pouvait totalement l’étonner.

— Je n’ai pas de clé ni de code, murmura Gaby d’un air défaitiste. Je ne


vois pas comment on pourrait entrer. À moins de lire dans les pensées du
prochain arrivant.

— On ne va pas y passer la nuit. J’ai ma petite idée. Toi tu surveilles, moi


j’ouvre.

— Mais…

— Tu nous fais perdre du temps Gaby. Contente-toi de surveiller.

Sa voix était implacable. Il avait cette autorité naturelle – bien qu’un tant
soit peu agaçante aux yeux de la jeune femme – qui n’acceptait aucun refus.
Elle ne s’étonnait pas de sa capacité à contrôler les esprits… et n’avait
aucun doute sur ses facultés à les manipuler. Elle obéit donc, un peu contre
son gré mais surtout par nécessité, tout en se retournant fréquemment pour
tenter de comprendre ce qu’il semblait trafiquer. Malheureusement elle n’y
voyait pas grand-chose puisqu’il se trouvait devant la porte, la serrure plus
ou moins cachée par sa main. Il se tourna alors vers elle avec un petit air
victorieux puis poussa la porte. Elle en resta bouche bée.

— Comment as-tu fait ?

— Je ne livre jamais mes secrets, lui répondit-il avec un petit clin d’œil.

Elle leva les yeux au ciel. Ce n’était pas le moment d’insister, elle le
savait. Mais ça ne l’empêcherait pas de le questionner plus tard. Était-il un
gentleman cambrioleur ?

— Quel étage ?

Il avait l’air impatient et, à cet instant, Gabrielle se rendit compte qu’il lui
posait la question pour la seconde fois. Elle était distraite, toutes ses
pensées convergeaient désormais vers Julia et l’appréhension qu’elle
ressentait rendait ses mains moites, en plus de ramollir son cerveau.

— Troisième. Appartement huit.

— OK. On prend les escaliers, c’est plus sûr. J’imagine que ça ne sert
strictement à rien de te demander d’attendre dans la voiture ?

Gaby lui envoya un regard blasé. De toute manière il n’attendait pas


vraiment de réponse et s’était déjà remis en route. Plus ils avançaient, plus
Gabrielle ressentait la pression qui pesait sur leurs épaules. Elle se demanda
soudainement ce qu’elle faisait ici et dans quoi elle l’avait embarqué.

— Il est toujours temps de faire demi-tour.

— Putain mais la vie privée tu connais, Matthew ?

C’était sans doute une réaction disproportionnée mais comme toute cette
situation le devenait, s’agacer ne semblait pas très étonnant en fin de
compte. Elle vit sa mâchoire se contracter, comme s’il s’empêchait de
répliquer – ce dont elle lui fut reconnaissante. Ce n’était pas vraiment le
moment. Matthew lui saisit le bras alors qu’elle posait la main sur la
poignée de la porte et elle le regarda, un peu déroutée.

— Je passe en premier, lui chuchota-t-il en sortant une arme de son jean.

— Tu sais t’en servir ?

Ses yeux restèrent accrochés malgré elle par le pistolet qu’il serrait entre
ses doigts, comme hypnotisés. Elle se sentit soudainement perdre pied.
C’était comme être dans un rêve. Ou peut-être un film. Mais en tout cas pas
dans la vie réelle. Rien de tout cela ne se passait jamais dans la vie réelle.
— Bien sûr que je sais m’en servir. Ne t’inquiète pas Gaby, d’accord ?
Fais-moi confiance.

Fais-moi confiance…

Ce n’était pas la première fois qu’il le lui demandait. Et ce n’était pas la


première fois qu’elle le suivait aveuglément. À vrai dire, elle réalisa que ce
ne serait sans doute pas non plus la dernière. Elle hocha la tête, consciente
du danger et surtout de son impuissance, puis attendit qu’il essaie d’ouvrir
la porte. La jeune femme fronça les sourcils lorsqu’elle s’aperçut qu’elle
n’était pas verrouillée. C’était un mélange d’espoir teinté de prudence, elle
espérait secrètement retrouver Julia au beau milieu du salon. Matthew lui fit
signe de rester dehors et elle se retrouva seule, avec pour unique mélodie le
son de son propre cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.

Lorsque l’impatience prit le dessus sur la prudence, elle osa passer la tête
dans l’encadrement de la porte et resta sous le choc. L’appartement était
dévasté. Des meubles au contenu des placards, tout semblait sens dessus
dessous, comme si une tornade avait frappé sans prévenir. Elle entra sans
bruit et chercha Matthew des yeux sans pouvoir s’empêcher d’analyser
l’étendue des dégâts. Et c’était bien moins angoissant que d’imaginer
découvrir Julia parmi les décombres. Elle frissonna rien qu’à l’évocation de
cette pensée et s’avança, à la recherche de son professeur. Elle n’osait pas
l’appeler ni faire de bruit, de peur que quelqu’un ne surgisse. Mais les
frissons n’avaient pas diminué. Au contraire, ils prenaient une telle ampleur
qu’elle s’était mise à trembler. Et la seule manière de se rassurer consistait à
le voir, à savoir qu’il allait bien et qu’il ne lui était rien arrivé, même si elle
se trouvait encore à ses côtés quelques minutes auparavant.

Elle poussa un cri lorsqu’une main agrippa son bras, puis jura tout bas
pour essayer de calmer son angoisse lorsqu’elle réalisa que ce n’était que
Matthew. Il l’attira vers lui en frictionnant doucement ses bras de bas en
haut pour l’apaiser. Le geste se révélait plutôt efficace.

— Tu m’as fait peur, lâcha-t-elle d’une voix blanche.

— Je sais. Désolé. Je te rappelle quand même que tu étais censée


m’attendre dehors.
— Il n’y a personne ?

Lui répondre ne servait strictement à rien. Il n’était ni son père ni son


petit ami, quoi que ses rêves puissent faire penser.

— Il me reste la chambre à vérifier, murmura-t-il sans la lâcher.

— Je viens avec toi.

Ce n’était pas la détermination qui parlait pour elle, juste la peur de se


retrouver seule. Il hocha la tête et s’empara de sa main en entrelaçant leurs
doigts de façon tellement intime qu’elle marqua un temps d’arrêt, avant de
s’accrocher à lui comme à une bouée de sauvetage. Ils avancèrent avec
prudence pour se retrouver dans la chambre de Julia, qui se trouvait autant
en désordre que le reste de l’appartement. Gaby s’attarda un instant sur les
quelques photos encore miraculeusement accrochées au mur, où l’on voyait
Julia essentiellement avec des amis. Elle savait qu’elle n’avait presque pas
de famille et qu’elle vivait plutôt esseulée, mais le découvrir sur le mur de
sa chambre lui provoqua un pincement au cœur.

Matthew l’avait lâchée en entrant dans la chambre et continuait son tour


de ronde alors qu’elle laissait sa main traîner sur le bureau retourné, puis
sur le rebord du lit et enfin vers les photos, qu’elle caressa du bout des
doigts.

— Elle n’est pas ici Gaby. On ne devrait pas rester, l’URS pourrait
revenir. Ou pire, surveiller l’immeuble.

Elle soupira. Elle était à nouveau au point de départ, sans aucune autre
alternative envisageable que de rentrer chez elle pour s’inquiéter.

— Est-ce que tu sais pourquoi l’URS en a après elle ?

— À part le fait qu’elle soit… comme nous ? Aucune idée, lui répondit-
elle d’un air absent.

Ils sursautèrent de concert lorsqu’un bruit provenant du salon les alarma.


Matthew refit un rapide tour d’horizon de la pièce, l’air indécis. Il poussa
Gaby sans ménagement vers une petite pièce adjacente et chercha ses yeux
avant de lui parler.

— Tu restes dans la salle de bain, tu te tais et tu ne sors sous aucun


prétexte, c’est compris ? lui ordonna-t-il tout bas.

Étrangement, sa façon de parler tout bas n’en était pas moins


impressionnante et Gaby ne songea même pas à protester, l’angoisse au
creux de sa poitrine étant bien trop tenace. Elle acquiesça sans se faire prier.
Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsque la jeune femme le tira par le bras afin
de se retrouver face à lui. À la surprise du professeur – autant qu’à la sienne
à vrai dire – elle passa une main derrière sa nuque et approcha ses lèvres
rapidement pour déposer un léger baiser sur les siennes. Alors qu’elle
s’éloignait de lui, ses mains attrapèrent la taille de la jeune femme avec
fermeté. Elle se sentit tressaillir lorsque ses yeux sombres plongèrent dans
les siens avant de prendre possession de sa bouche sans préavis. C’était
comme dans son rêve, mais tellement plus concret. La douce chaleur de ses
lèvres contrastait avec l’urgence du baiser qu’ils partageaient et elle ne put
s’empêcher de soupirer d’aise lorsque leurs langues s’entremêlèrent, lui
faisant oublier où ils étaient, les circonstances et même qui ils étaient. Elle
avait perdu toute notion du temps quand Matthew interrompit leur étreinte,
bien trop tôt à son goût. Il s’éloigna le souffle court sans la lâcher du regard.
Regard où elle pouvait nettement distinguer le tumulte des sentiments. Mais
la distance ainsi imposée la ramena de plein fouet sur Terre.

— Fais attention à toi, murmura-t-elle en rompant le contact visuel.

C’était nécessaire si elle voulait reprendre ses esprits. Elle passa un doigt
sur ses lèvres et le regarda s’éloigner la peur au ventre, ravalant par la
même occasion son sourire idiot.

Gaby n’entendit aucun son durant de longues secondes avant l’énorme


fracas qui la fit paniquer. Elle regarda rapidement autour d’elle et s’empara
d’un déodorant, à défaut de trouver une arme plus efficace. Elle tourna la
poignée de sa main tremblante et chancela un peu en sortant de la salle de
bain. Sans doute l’adrénaline mêlée aux bouffées de chaleur qu’elle
ressentait. Puis elle avança vers le séjour avec précaution mais sa
maladresse la fit buter sur le coin d’un meuble et elle jura tout bas. La jeune
femme tendit l’oreille tout en se rapprochant. Des éclats de voix lui
parvenaient sans qu’elle ne puisse réellement distinguer les mots.
Lorsqu’elle ouvrit la porte à la volée, la bombe dirigée vers le haut, elle ne
put qu’écarquiller les yeux alors qu’un silence à couper au couteau
s’emparait de la pièce. Elle lâcha le déodorant et se projeta dans les bras de
Julia. Elle la serra à s’en faire mal puis s’éloigna, les yeux rivés sur le
pistolet de cette dernière. Gaby prit alors la mesure de la situation et son
regard bifurqua de Julia, qui avait redressé l’arme, à Matthew, qui pointait
la sienne vers son amie.

— Du calme, leur dit-elle afin de briser le silence pesant, avant de


s’intercaler entre eux. Baissez vos armes, vous pourriez vous blesser. Ou
moi d’ailleurs. Matthew, baisse ton arme.

Elle sentait qu’il hésitait, sans doute sous l’effet de la poussée


d’adrénaline et du manque de sommeil. Il sembla revenir à lui lorsqu’il
croisa son regard et baissa l’arme – sans pour autant la ranger.

— Jul’, s’il te plaît.

Julia leva les yeux au ciel et remit son pistolet dans son étui.

— S’il s’était présenté, peut-être que je ne l’aurais pas pris pour un mec
de l’URS !

— Je peux savoir ce que ton amie fout avec un flingue ?

— Je sens que vous allez vous adorer, soupira Gaby en laissant poindre
un petit sourire.

— Sérieux Gaby. Tu l’as traîné avec toi jusqu’ici sans lui dire que j’étais
flic ?

Le ténébreux professeur rangea finalement son arme et croisa les bras sur
sa poitrine puis dévisagea Gaby d’un air mécontent.

— Je n’y ai pas tellement songé. Ce n’était pas vraiment ma priorité. Peu


importe ! Pourquoi tu n’as pas répondu à mes appels ?
Julia regardait son appartement d’un air désespéré. Gabrielle passa un
bras rassurant autour de l’épaule de son amie et lui laissa le temps de
reprendre ses esprits.

— Tout bêtement parce que je n’ai plus mon téléphone. Je l’ai perdu
pendant ma fuite.

— Je ne voudrais pas interrompre vos tendres retrouvailles mais rester ici


est un poil suicidaire. Enfin, si quelqu’un tient compte de mon avis ! L’URS
est clairement déjà passée et, à l’heure qu’il est, ils sont peut-être à nouveau
dans l’immeuble s’ils t’ont vue rentrer.

Les paroles de Matthew eurent l’effet d’un électrochoc pour les deux
jeunes femmes.

— Julia, prends quelques affaires et nous aviserons après. Matthew a


raison, tu ne peux pas rester ici. Aucun de nous n’est en sécurité ici.

Julia acquiesça et se dirigea vers sa chambre sans un mot. Matthew se


planta alors devant Gabrielle en sondant ses yeux azur. Il était si proche
qu’elle crut perdre pied. Enfin, jusqu’à ce qu’elle se rende compte de son
sourire narquois.

— Sérieusement Gaby, un déo ? Tu comptais vraiment te défendre avec


un déodorant ? Genre « Lâchez-le ou je vous parfume ! » ?

Elle le frappa sur l’épaule avec une force décuplée par son rire moqueur.
En fait elle n’était pas vraiment vexée, mais ses paroles rompaient
incontestablement le charme de leur face à face.

Julia refit surface moins d’une minute plus tard, traînant sa valise, puis
vérifia le chargeur de son pistolet. Elle jeta un dernier coup d’œil à son
appartement en désordre, désemparée, avant de le refermer définitivement.
Puis elle s’installa en silence dans le 4x4 sous le regard scrutateur de Gaby.

— Maintenant, il va falloir m’expliquer.


8.

— Je… préférerais qu’on en parle en privé, chuchota la jeune femme en


s’installant confortablement dans le 4x4.

Gaby croisa le regard de son professeur. Elle se retint d’expliquer à Julia


que, même si elle souhaitait garder son expérience pour elle, sa volonté
n’empêcherait en rien l’intrusion de Matthew. Ce dernier enclencha le
contact en roulant des yeux, avant de la fixer d’un petit air mutin.

Je sais quand même faire preuve d’un minimum de savoir-vivre, lui


chuchota-t-il dans la tête alors qu’elle sursautait.

Ce genre d’intimité avait toujours le don de la surprendre et en même


temps d’attiser sa curiosité. Son don de télépathie, elle ne l’expérimentait
qu’avec lui.

Alors garde ton cerveau dans ta poche et contente-toi de conduire.

Elle guetta avidement sa réaction, parce qu’utiliser la télépathie se


révélait chose nouvelle pour elle. Elle n’avait jamais essayé de lui parler. Et
comme il empêchait toute intrusion, elle n’était pas certaine de se faire
entendre… Puis elle vit un léger rictus s’afficher sur ses lèvres, auquel elle
ne put que faire écho. Elle se détendit. Même si elle se doutait que les
ennuis de Julia n’en étaient qu’à leurs débuts, au moins elle était saine et
sauve, et désormais en sécurité.

Ne crie pas victoire trop vite, Princesse.

Elle lui renvoya un regard noir et inspira profondément pour empêcher


un commentaire désagréable de franchir ses lèvres.

Quoi ? J’ai dit que je n’entrerai pas dans SA tête.


Fous-moi la paix Matthew, s’emporta-t-elle. S’emporter ? Vraiment ?
Elle divaguait. Peut-être qu’elle était bonne à enfermer finalement…

— Comment se fait-il que l’URS ait fouillé ton appartement et n’ait pas
attendu ton retour ? demanda soudain Matthew, les yeux rivés sur la route.

— Qu’est-ce que j’en sais moi, je ne suis pas dans leur tête !

— Il aurait suffi qu’ils patientent un peu et qu’ils te cueillent sur le seuil


de ta porte…

— Qu’est-ce que tu insinues ? riposta Julia avec agressivité.

— Ça suffit ! les coupa Gaby. On est tous fatigués et vous n’avez pas
besoin d’en rajouter une couche. On va se contenter de se reposer le reste
du trajet, OK ?

— Vois ça avec Monsieur je me permets des remarques alors que j’en


connais décidément trop sur l’URS pour être honnête.

Matthew pila brusquement et Julia se cogna contre l’appui-tête devant


elle.

— Putain mais t’es un grand malade ! hurla-t-elle alors que résonnaient


bruyamment les coups de klaxon autour d’eux.

— Tu es libre de sortir de la voiture Julia, gronda-t-il les yeux sombres et


le visage fermé.

Merde Gaby, calme-le ou je l’étrangle !

Bizarrement, le fait que Julia lui parle par télépathie lui semblait
totalement incongru.

— STOP ! s’agaça Gaby. Je ne veux plus vous entendre ! Ni l’un ni


l’autre ! C’est bien compris ? Ramène-nous à ma voiture Matthew. S’il te
plaît.
Le jeune professeur soupira mais redémarra sans un mot. Gaby se cala à
nouveau dans son siège en soupirant elle aussi, puis se permit de détailler
son amie au travers du miroir de courtoisie pour se calmer. Après tout,
c’était la première fois qu’elle la voyait en chair et en os. Mais elle était
bien comme dans son imagination, même si elle l’avait accessoirement vue
quelques rares fois en photo. Sa chevelure brune, aussi sombre que l’ébène,
descendait en cascade sur ses épaules, se mariant parfaitement avec la peau
tannée qui révélait ses origines hispaniques. Julia n’avait pas eu une
enfance sereine et épanouie, Gaby connaissait son passé. Contrainte de
s’assumer seule dès son plus jeune âge, elle cachait derrière son air enjoué
toute la souffrance et la solitude qui l’habitaient. Pourtant Gabrielle n’avait
jamais été dupe. La confiance qui liait les deux jeunes femmes faisait de
leur relation une amitié unique, malgré la distance. Son amie se décrispa au
fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la grande ville. Et le miroir finit par
ne plus refléter que l’image d’une jeune femme éreintée.

La vie de Gaby avait pris une tournure inattendue dès son arrivée à Lake
Road et elle avait l’impression d’être en plein ouragan depuis, entre sa
rencontre-choc avec Matthew et celle – non moins détonante – avec Julia. À
cause de tous ces bouleversements, elle se concentrait avec difficulté sur ce
qui était censé être au centre de ses préoccupations : ses études. La jeune
femme consacra le reste du chemin à penser aux cours et à son stage : cette
idée lui permettait de fixer son cerveau sur un objectif qui ne craignait pas
l’intrusion.

Le poids du silence se fit rapidement ressentir. Pour autant, personne


n’osait plus le briser. Ils arrivèrent à Clarks sur le coup de treize heures.
Matthew les déposa à côté de sa voiture. Il interpella Gaby alors que Julia
transvasait ses affaires du 4x4 à la petite Fiat.

— Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.

— Merci, ça ira maintenant.

— Je suis sérieux Gaby, soupira-t-il avec agacement. J’ai pas mal de


contacts. Si l’URS est réellement à ses trousses et connaît son identité, je
peux peut-être faire quelque chose.
Gaby le détailla en plissant les paupières.

— T’es quoi au juste Matthew ?

— Comment ça ?

— Tu en sais beaucoup sur l’URS et sur nous, tu te balades avec un


flingue, tu as des connaissances... Qui es-tu à la fin ?

Contre toute attente et malgré l’intensité de leur face à face, il ne put


résister et son petit sourire narquois refit surface. Jamais il ne pouvait être
sérieux très longtemps. Jamais.

— Et que penses-tu que je suis alors ? Un espion ? Un membre du


gouvernement envoyé pour vous supprimer ?

Il croisa les bras sans cesser de sourire et pencha la tête sur le côté.

— On n’est pas dans un film Gaby !

— Parfois, je me pose la question, lui répondit-elle en se massant les


tempes. Je suis crevée, on va rentrer et se reposer un peu pour y voir plus
clair. Je… te contacte en cas de besoin.

Elle fit une pause avant de continuer. Elle avait l’impression de passer
son temps à le remercier – ce n’était sans doute pas qu’une impression.

— Merci de m’avoir accompagnée.

Elle s’installa au volant de sa voiture alors que son amie avait déjà pris
place sur le siège passager. Elle n’aspirait plus qu’à une seule chose à cet
instant précis : dormir. Sans sommeil, elle divaguait. Sans sommeil, elle
n’arrivait pas à réfléchir correctement. Et après les évènements de la
journée, un esprit alerte se montrait plus que nécessaire.

Pendant le trajet elle se tourna vers Julia, mais respecta son silence. Elle
ne voulait pas la brusquer, pas alors qu’elle se trouvait dans cet état. Elle se
gara devant le petit pavillon et coupa le moteur, sans pour autant faire le
moindre geste.

— La chambre d’amis est prête, tu peux y rester autant que tu le désires.

— C’est gentil Gaby mais tu sais très bien qu’un toit au-dessus de ma
tête n’est pas ma seule préoccupation.

— Peut-être en effet mais tu vas prendre une bonne douche chaude et


dormir un peu. On pourra parler de tout ça après, d’accord ?

Julia hocha la tête et pressa la poignée de la portière, signe que la


discussion était close. Gabrielle prit le temps de se composer un masque de
circonstance et se para du plus beau des faux sourires dont elle était
capable, avant de franchir le seuil de la maison.

— Gabyyy !!! hurla Benjamin en se jetant dans ses bras.

C’était fou les gamins. Elle l’avait vu hier et il réagissait comme s’ils ne
s’étaient pas croisés depuis des semaines. L’âge de l’innocence, songea-t-
elle le cœur serré. Lorsque le petit garçon se rendit compte qu’elle n’était
pas seule, il se faufila derrière elle pour se cacher dans sa jupe.

— C’est qui ? chuchota-t-il d’une voix timide.

Julia, elle aussi métamorphosée, s’agenouilla près de lui avec un tendre


sourire.

— Moi c’est Julia et promis, je ne vais pas te manger ! Et toi, tu dois


être... Jake, le papa de Gaby, c’est bien ça ?

— Sors de là petit poucet ou je vais finir par tomber.

Benjamin éclata de rire et se décala sans pour autant trop s’éloigner de sa


grande sœur.

— Maiiis nooon je ne suis pas Jake, pouffa-t-il, une main sur la bouche.

— Alors alors, tu dois être… Pony peut-être ?


— Nooon !!! Pony c’est mon doudou !!!

— Bon, mais alors, qui es-tu ?

— Je suis Ben-ja-min, récita-t-il en détachant bien les syllabes.

— Ahhh, mais oui bien sûr ! Le petit frère de Gaby ! Enchantée de faire
ta connaissance Benjamin, décréta Julia en lui tendant la main, que le petit
serra avec fierté.

— Gaby, c’est toi ? demanda la voix lointaine de Jake.

— Oui oui ! Papa je te présente Julia, annonça-t-elle lorsqu’ils furent


dans la même pièce.

— Ravi de faire ta connaissance Julia, Gaby nous a beaucoup parlé de


toi.

— Bonjour et merci de m’accueillir.

— Pas de problème, sois la bienvenue. Combien de temps comptes-tu


rester à Clarks ?

— Euhhh…

— Quelques jours, la coupa Gaby. Julia est en vacances.

— Parfait ! Tu verras qu’ici c’est plutôt calme, ça va te changer de Los


Angeles.

— J’avoue que c’est un peu ce que je recherche.

Julia triturait ses mains en un geste qui trahissait sa nervosité. Si


seulement son père avait conscience de ce qui se passait, il ne serait pas si
serein.

— Bon, on va vous laisser les filles, Maggie est partie voir une amie et
moi j’ai promis à Ben de l’emmener au parc. Mais dis donc toi, tu n’es pas
encore prêt ? Je te préviens, si tu n’es pas dehors d’ici une minute, je pars
sans toi !

— Mais toi non plus tu n’es pas prêt papa ! Ce sera moi le premier !

Ben fonça chercher ses chaussures.

— Viens par ici, rit Jake en fermant son anorak. Allez, on y va. Julia, fais
comme chez toi. À plus tard les filles !

— Merci monsieur Sawyer.

— Appelle-moi Jake.

— À tout à l’heure Gab’, à tout à l’heure Julia ! s’écria Benjamin.

— Bisous petit poucet.

Une fois seule avec Julia, Gaby ressentit une énorme envie de s’écrouler.
Toujours en mode automate, elle saisit la valise de son amie et lui fit signe
de la suivre.

— Voici ta chambre, la salle de bain est juste à côté. Essaie de te reposer


un peu. Ma chambre est juste en face de la tienne. Viens m’y rejoindre
quand tu es réveillée.

— D’accord. Attends Gaby… juste… merci.

— Avec plaisir, répondit-elle, la main sur son bras.

La jeune femme traversa le couloir et s’effondra littéralement sur son lit,


refusant de s’appesantir sur les évènements des dernières vingt-quatre
heures. À peine eut-elle clos les paupières que le sommeil s’empara d’elle,
pour son plus grand plaisir. Seulement il ne fut pas vraiment réparateur et,
lorsqu’elle se réveilla, elle ne se sentait pas vraiment reposée, consciente
d’avoir passé ces deux heures de sommeil à s’agiter, sans se souvenir de ses
rêves.
Elle plongea avec délice sous l’eau fumante de la douche, décidée à
chasser non seulement la fatigue mais aussi toutes les tensions qu’elle avait
pu ressentir. L’eau chaude ruisselant sur son corps eut l’effet escompté, elle
se détendit presque instantanément. Elle savait qu’elle y avait passé sans
doute un petit peu trop de temps mais elle sortit de la douche revigorée. Elle
enfila un vieux jean et un T-shirt noir trop grand puis se dirigea vers la
chambre d’amis. Elle tendit l’oreille, curieuse de deviner si Julia était
réveillée, avant de descendre. Après tout, ce qu’elle avait vécu était sans nul
doute plus intense que son propre ressenti des évènements et elle devait
avoir besoin de dormir. Peut-être même de se retrouver un peu seule.

Il était plus de quinze heures et Gaby s’aperçut qu’elle n’avait rien avalé
depuis le matin. Elle entrouvrit le frigo et regarda son contenu d’un air
dubitatif. Rien ne lui paraissait alléchant. Elle se contenta de saisir le beurre
et le jambon puis fit griller du pain. Dans tous les cas, elles ne devaient pas
se laisser dépérir. Elle confectionnait deux club-sandwichs quand son
attention fut happée par le reportage diffusé à la télévision. Elle s’empara de
la télécommande et augmenta le son. La Lybie faisait la une des
informations du jour. Depuis le déclin du pétrole, les pays arabes qui en
vivaient et qui n’avaient pas anticipé la transition se retrouvaient dans un
état d’asphyxie avancée. Non seulement leur seule véritable richesse avait
disparu mais, bien plus préoccupant, leur situation géographique les
exposait à la sécheresse et à la pénurie d’or bleu – l’eau. Le reportage
diffusait des images insoutenables de famine. Personne n’était épargné,
même si les plus riches avaient fini par fuir des années auparavant.
Certaines populations du globe avaient tout bonnement commencé à
disparaître. Brusquement. Atrocement. Comme si une force divine s’était
contentée d’éteindre l’interrupteur. Envolé le souffle de la vie… Et des
régions entières de la planète s’embrasaient, notamment en Afrique du
Nord. Du moins ce qu’il en restait. Nul doute que les conflits sous-jacents
ne tarderaient pas à toucher le monde entier… Dépitée par les images qui
défilaient, elle coupa la télévision. Elle s’apprêtait à mordre dans son
sandwich lorsque son regard croisa celui de Julia, qui descendait doucement
les escaliers.

— Hey, tu as faim ? Il n’y a pas grand-chose mais j’ai préparé des


sandwichs. Jambon-beurre ça te va ?
— Parfait. Merci.

Contre toute attente, Julia semblait bien plus décontractée qu’à son
arrivée à la maison. Même plus détendue que Gaby elle-même. Elles
mangèrent leur semblant de repas en silence, bien que Gaby ne pût occulter
toutes les questions qui lui trottaient dans la tête.

— Tu vas m’expliquer maintenant ? lui demanda-t-elle à bout de


patience, lorsqu’il ne resta pas une miette de leurs en-cas.

Julia ménagea le suspense en savourant délibérément son verre d’eau,


puis lui sourit.

— Je ne vais pas te laisser dans le flou, c’est évident. J’ai juste un peu de
mal à savoir par où commencer.

— Et si tu commençais par le début ?

— Ah ah, quel humour Gaby ! lui répondit-elle en roulant des yeux.

Depuis qu’elle l’avait réellement rencontrée, c’était bien le premier


instant où elle retrouvait son amie.

— Bon. Comme tu le sais, je bossais hier, mon service prenait fin à


vingt-deux heures. Mon coéquipier et moi avons été appelés sur une affaire
vers vingt heures, autant te dire que personne n’était jouasse. Soi-disant une
histoire de cambriolage qui aurait mal tourné, avec échange de coups de
feu. Bref, on est arrivés sur les lieux vers 20 h 30, où on a mis en place un
périmètre de sécurité parce qu’un gars était allongé par terre. Mort par
balle. Le temps d’éloigner la foule des curieux et d’enfiler les gants, je me
suis approchée et mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai tout de suite vu que
c’était un gars de l’URS.

Gaby prit conscience qu’elle avait retenu son souffle jusqu’à présent. Elle
n’avait pas encore osé ouvrir la bouche, mais elle ne put retenir les paroles
qui en sortirent, aussi stupides soient-elles.

— Tu en es bien sûre ?
Julia haussa un sourcil et la regarda avec insistance.

— Tu plaisantes ? Tu sais combien ils sont reconnaissables !

— Bien sûr, désolée. Que s’est-il passé ensuite ?

— Il était touché à la tête. Radical. J’ai fouillé ses poches pendant que
mon collègue appelait le central, mais je n’y ai rien trouvé. J’étais étonnée
qu’on nous ait appelés pour une affaire de ce genre. Habituellement, on ne
gère pas les cas en rapport de près ou de loin avec l’URS. De toute façon,
j’ai eu beau le fouiller de haut en bas, je n’ai rien trouvé de concluant.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, constata Gaby un peu perdue.

— Mais tu vas me laisser finir oui ? C’est justement la suite qui est
intéressante, répondit-elle avec un petit sourire en coin.

— Et tu comptes me torturer encore longtemps ?

— La patience est une vertu…

— Je n’ai strictement aucune patience, je pensais que tu me connaissais


suffisamment pour le savoir.

— Tais-toi Gab ! Je disais donc... Je n’ai rien trouvé sur lui mais ! J’ai
remarqué que ses poings étaient serrés. Pas très étonnant mais du genre
vraiment serrés. Et le début de rigidité cadavérique n’y était pour rien ! Tu
n’imagines pas mon excitation… quand j’ai découvert qu’il serrait un bout
de papier.

Non, en fait Gaby avait bien du mal à imaginer l’enthousiasme que


pouvait procurer cette situation. Par contre, l’excitation actuelle de son amie
était plutôt contagieuse et elle se surprit à sourire malgré elle, même si elle
redoutait la suite de l’histoire.

— Je m’en suis donc emparé, juste à temps d’ailleurs car les robots de
l’URS se sont pointés à ce moment-là. J’ai glissé la feuille dans ma poche et
je me suis relevée pour être face à l’un d’entre eux. « C’est une erreur. Cette
affaire ne vous concerne pas, vous pouvez rentrer » imita-t-elle d’une voix
atone et exagérée. Tu parles, je n’ai pas demandé mon reste, j’avais trop la
frousse qu’ils pénètrent dans mon cerveau. Je me suis retournée vers mon
coéquipier et on est rentrés l’air de rien.

— J’imagine que ce n’est pas la fin de l’histoire. Qu’y avait-il sur cette
fameuse feuille ?

Avec un petit air perfide, Julia porta la main à sa poche et en sortit un


bout de papier froissé.

— Ça.

Gaby le saisit entre ses doigts et l’examina attentivement. C’était une


série de noms. Huit pour être plus précis. Noms et prénoms, sans rien
d’autre.

Elle soupira. Julia avait sans doute une explication.

— C’est après que ça s’est corsé, expliqua son amie devant le mutisme
de la jeune femme. Je n’arrivais pas à dormir, je me posais mille questions
sur ces personnes. Peut-être que l’URS était à leurs trousses, peut-être que
ces personnes avaient les mêmes dons que nous, peut-être qu’elles étaient
en danger ou qu’elles étaient des dangers pour l’URS... Donc vers cinq
heures, lorsque j’en ai eu marre de chercher le sommeil sans y parvenir, j’ai
décidé de retourner au commissariat pour obtenir des réponses à mes
questions. On a une banque de données et je voulais vérifier si les noms sur
la feuille en faisaient partie. Mais je n’ai rien trouvé. Aucune trace, ni sur
les fichiers criminels, ni sur les registres matrimoniaux, ni même sur le
registre des immatriculations. C’est comme si ces gens… n’avaient jamais
existé. J’allais rentrer quand j’ai entendu du bruit. Je me suis levée
précipitamment, pour me retrouver nez à nez avec l’agent de l’URS que
j’avais croisé dans la soirée.

— T’es complètement barge et inconsciente. Tu le sais au moins ? Tu te


mets en danger et pour quoi exactement ?

— Ça aurait pu être quelque chose Gaby, ça l’est peut-être. Ce n’est pas


parce que je n’ai rien découvert qu’il n’y a rien à découvrir. Tu ne le ressens
pas ce besoin ?

— Quel besoin ?

— Mais merde Gaby ! Ce putain de besoin de comprendre, de savoir qui


nous sommes, pourquoi nous sommes là, ce qu’on fait dans ce putain de
monde !

— Essaie de débiter moins d’insanités quand mon petit frère sera de


retour s’il te plaît, soupira Gaby en se calmant. Bien sûr que moi aussi j’ai
besoin de comprendre. Mais pas au péril de ma vie. Tu te rends compte
dans quel pétrin tu t’es enfoncée ? Et encore, je ne connais pas la suite.

— Oui, bon, je l’ai senti s’introduire dans ma tête, c’était flagrant et je


n’ai rien pu contrôler. Il m’a dévisagée un instant et il a souri cet enfoiré. Il
m’a simplement dit « Heureux de vous rencontrer mademoiselle Castillo ».
Si tu avais vu son air pervers. Je savais que je ne pouvais penser à rien, que
j’étais piégée. Il savait, c’était évident. Je me voyais déjà enfermée dans un
centre médical, branchée de partout pour des expériences plus immondes
les unes que les autres. Mais là, ma bonne étoile a frappé pour la première
fois. Elle s’est fait attendre celle-là mais je lui pardonne volontiers ! Son
portable a sonné et le bruit l’a suffisamment distrait pour que je tente le tout
pour le tout.

Elle s’arrêta pour reprendre son souffle mais demeura silencieuse. Gaby
était suspendue à ses lèvres.

— Et ? Qu’est-ce que t’as fait bon sang ?

— Un bon coup de pied bien placé. Je ne l’avais pas prémédité et il ne l’a


vraiment pas vu venir ! T’aurais vu sa tête transie de douleur ! Je n’ai pas
demandé mon reste et je me suis enfuie. J’avais la certitude que ma vie en
dépendait. Ensuite, je t’ai appelée et c’est là que j’ai percuté. Il m’avait
suivi. Comme quoi ce sont de vrais robots ! Mon téléphone m’a échappé
des mains quand j’ai repris ma course et le reste tu connais. Ils sont
visiblement passés par chez moi et… je suis dans la merde jusqu’au cou.

— Ils ont ton identité et ils vont te traquer.


— Ce que j’admire chez toi, c’est à quel point tu sais remonter le moral,
ça fait vraiment chaud au cœur. Je me sens beaucoup mieux maintenant,
merci, Gaby !

— Désolée. Il faut dire que tu équilibres bien la balance en prenant tout à


la dérision, lui dit-elle en enfouissant son visage dans ses mains.

Toutes ces informations lui déclenchaient une bonne indigestion. Et ce


qui semblait certain, c’était que Julia ne pourrait plus rentrer chez elle sans
risquer sa vie. Mais pire : quoi qu’il advienne désormais, l’URS se lancerait
à la recherche de Julia Castillo. Où qu’elle soit.

— Je vais appeler Matthew.

— Comment ça ? C’est ça ta solution ? Tu le connais à peine ce type ! Il


est sorti de nulle part, il en connaît bizarrement beaucoup sur l’URS et les
gens comme… nous et…

— J’ai confiance en lui, Jul’.

— Et si tu avais tort ?

— Et si j’avais raison ? Il n’y a pas d’autres solutions. Il m’a dit qu’il


pourrait t’aider et je le crois. On n’a pas d’autres solutions, répéta-t-elle à
voix basse.
9.

Tandis que Julia la contemplait en silence, Gaby expliqua à Matthew tout


ce qui lui était arrivé. La jeune blonde tentait également d’occulter l’air
hostile de son amie. Matthew prenait ses déclarations avec sa nonchalance
habituelle mais au moins, cette fois, il l’écoutait sans l’interrompre de ses
sarcasmes. Son air impénétrable, ponctué çà et là de quelques haussements
de sourcils, n’était malgré tout pas franchement encourageant.

Son récit terminé elle retint son souffle, portant tous ses espoirs sur la
solution qu’il pourrait leur apporter. Parce qu’elle n’en avait aucune. Elle ne
voyait pas d’échappatoire et, pour être honnête, elle attendait beaucoup de
lui. Trop peut-être. Il resta étrangement sans réaction quelques instants. Du
coin de l’œil, Gaby pouvait distinguer l’agacement de Julia. Peut-être
qu’elle avait eu tort de la traîner jusqu’à chez lui. Peut-être qu’il n’était pas
Dieu tout-puissant et qu’elle devait arrêter d’espérer un miracle.

— Je peux voir les noms ? lui demanda-t-il l’air de rien.

Julia fronça les sourcils mais finit par lui tendre la feuille, un peu
réticente.

— Est-ce qu’un nom te dit quelque chose ?

Il grimaça et lui rendit le papier.

— Non. Mais l’URS pourrait très bien les avoir codés. Si ce sont
réellement des noms d’ailleurs, lui répondit-il en se frottant la joue, l’air
songeur. Tu as de la famille à Los Angeles ?

À présent il s’adressait à Julia comme si Gaby n’était même plus dans la


pièce. Elle se résigna à suivre leur conversation de façon distante, assise sur
le canapé aux coussins verts défraîchis. Julia secoua la tête.

— Quelqu’un qui pourrait te rechercher ? S’inquiéter ?


— Non. Juste quelques amis que je peux appeler pour les rassurer. Et le
boulot, c’est le plus gros souci.

Matthew hocha la tête, l’air indécis.

— J’imagine que tu comprends bien l’ampleur de la situation. Tu as déjà


été au contact de l’URS ? Tu les as vus agir ?

— Je ne suis pas née de la dernière pluie et même si je les évite au


possible, je sais ce dont ils sont capables. Ils nous traquent n’est-ce pas ?

Julia posait les questions qu’elle-même aurait souhaité poser sans en


avoir le temps mais de toute façon, elle ne trouvait pas la force nécessaire
pour participer à cette conversation. Elle s’inquiétait et cette inquiétude
refusait de ménager son esprit. Elle se souciait de son amie, bien
évidemment, mais d’une certaine manière aussi d’entraîner Matthew sur
une voie dangereuse. Qui était-elle pour l’impliquer dans ses problèmes ?

— En effet. Et ils ne s’arrêteront pas avant de nous avoir tous eus.

— Mais pourquoi ?

— Pour l’instant, ce n’est pas le problème. Qu’es-tu prête à sacrifier pour


leur échapper ? Pour garder ta liberté et sans doute aussi ta vie ?

Julia le dévisagea d’un air peu avenant.

— Comme toute personne normalement constituée. Je suis prête à tout.

— Même à me faire confiance ? lui lança-t-il avec un petit sourire


espiègle.

— Je n’ai pas l’habitude de faire confiance et clairement je n’ai pas


confiance en toi, alors il ne faudrait pas trop pousser !

— Julia ! Tu penses vraiment avoir le choix ? Avoir une autre option ?


intervint Gaby en soupirant.
Comme s’ils se souvenaient enfin de sa présence, les deux protagonistes
tournèrent simultanément la tête vers elle, réaction qu’elle trouva
particulièrement dérangeante. Ou peut-être était-ce la sienne qui l’était.

— À quoi tu penses Matthew ? Je te rappelle que je n’ai pas accès à tes


pensées, moi.

Il dévisagea Gaby d’un air étrange, comme s’il était étonné de son ton
froid et distant.

— Je connais bien quelqu’un qui pourrait nous aider. Mais il va falloir


qu’elle me fasse un minimum confiance, indiqua-t-il d’un signe de tête vers
Julia – qui manifesta son agacement en grognant. Et il va aussi falloir que
j’aie un minimum confiance en elle. Je ne veux mettre personne en danger.

— J’ai confiance en chacun de vous, je sais que ça vaut ce que ça vaut


mais je me porte garante, souffla Gaby.

Elle détourna le regard, sentant l’attention accrue de Matthew. Elle


n’avait pas vraiment eu le temps d’analyser leur situation ou même de
s’appesantir sur le baiser qu’ils avaient partagé, pourtant ce n’était pas faute
d’y avoir songé plus d’une fois depuis la veille.

— Je veux d’abord que tu m’expliques ce que tu as en tête avant de


m’emmener je ne sais où, voir je ne sais qui, les interrompit Julia.

Matthew se passa frénétiquement la main dans les cheveux et ses yeux se


voilèrent.

— J’aimerais qu’il y ait d’autres options mais malheureusement je n’en


vois qu’une seule de suffisamment radicale pour que tu puisses reprendre
une vie à peu près normale.

— Laquelle ? murmura-t-elle, toute l’assurance dont elle faisait


habituellement preuve disparaissant de seconde en seconde.

— Faire définitivement disparaître Julia Castillo.


Matthew continuait d’observer la jeune femme de façon plus qu’intense,
comme s’il essayait de la sonder – et c’était sans doute le cas. Après tout il
l’avait dit, il voulait avoir un minimum confiance en elle et cette fois, elle
ne pouvait pas lui en vouloir.

— Comment ça, la faire disparaître ? chuchota timidement Gaby, presque


gênée de les interrompre.

— Me faire changer d’identité, lui répondit Julia sans même la regarder.


Me faire passer pour morte, car c’est bien de ça dont il s’agit, n’est-ce pas ?

Matthew hocha la tête.

— Eh bien, tu dois en connaître du beau monde, Matthew Baker, ironisa-


t-elle avant de s’asseoir.

Le professeur leva les yeux au ciel.

— C’est un informaticien, doublé d’un hacker. Pas très légal mais plutôt
efficace, lui répondit-il en esquissant un sourire. Mais libre à toi de me
dénoncer, la provoqua-t-il en croisant les bras. Alors ?

— Tu l’as dit, je n’ai pas beaucoup d’options. Donc je fais avec. Tu es


sûr de toi, ce sera suffisamment solide pour tenir la route ?

— On l’a déjà fait, donc oui.

Cette fois, ce fut Gaby qui le dévisagea intensément. Plus les jours
avançaient, plus elle se rendait compte du mystère qui entourait Matthew.
Elle était de plus en plus intriguée, de plus en plus happée par son aura, par
son charisme, par son incontrôlable attirance envers lui. Il se tourna
brusquement vers elle et elle comprit qu’elle avait sans doute un petit peu
trop pensé lorsque ses lèvres si attirantes se retroussèrent en un léger
sourire.

— OK.

— OK ? répéta Gaby.
— Oui, OK Gaby. Je n’ai pas d’autres choix et je suis sûre que Matthew
sait parfaitement ce qui nous attend s’ils nous retrouvent. Sinon, il ne se
démènerait pas pour une parfaite étrangère.

Matthew ferma brièvement les yeux sans lui répondre.

— On y va, déclara-t-il avant de saisir son manteau. Tu n’as rien qui


puisse les mener jusqu’à toi ? Tu nous as bien dit que tu n’avais plus ton
téléphone ?

— Je n’ai rien en effet.

— Bien, je vous emmène.

La distance qu’ils parcoururent en voiture fut plutôt courte, ce qui


soulagea profondément Gaby. Pas le temps de réfléchir, c’était un bon
point. Elle voulait se maintenir occupée pour éviter d’analyser le bourbier
dans lequel elle se trouvait, dans lequel ils se trouvaient. Matthew se gara
devant un grand immeuble moderne et se tourna vers ses passagères, un peu
hésitant.

— Je veux que vous compreniez bien une chose. Je ne veux mettre


aucune vie en danger. Tout ce que vous allez voir doit rester… entre nous.
Vous ne devez en toucher mot à personne, c’est bien compris ?

— Oh bien sûr, crois-moi, la première chose que je vais avoir envie de


crier sur les toits en sortant, c’est comment tu m’as fait changer d’identité,
c’est tellement prudent, marmonna Julia.

— C’est une banque ? s’étonna Gaby.

— Entre autres.

— Mais tu vas arrêter de nous parler par énigmes ? Maintenant j’imagine


que c’est une communauté secrète, ou même une secte ou…

— Gaby ! la coupa-t-il. On n’est pas dans un…

— Film, merci, j’ai bien compris.


— Bien, disons qu’environ la moitié des personnes de cet immeuble
travaille réellement dans cette banque. Quant à l’autre moitié… Elle profite
de la couverture.

— Les gens qui y bossent, ils sont au courant ?

— Bien sûr.

— Est-ce qu’ils sont comme nous ? intervint brusquement la jolie brune.

— Oui. Allez, on sort !

Gaby le suivit en silence. Elle sentait l’appréhension monter crescendo,


même si la curiosité l’emportait aisément. Par réflexe, elle lui saisit la main
avant de pénétrer dans l’enceinte du bâtiment. Et, de même que la veille, il
conserva leurs doigts entrelacés, comme si c’était la chose la plus naturelle
qui soit. Mais au final elle s’angoissait pour rien. Pour le moment du moins.
L’endroit ressemblait à une banque ordinaire, avec des clients et des
employés on ne peut plus banals. Rien ne pouvait laisser présager ce qui se
tramait derrière ces murs. L’idée avait un côté plutôt exaltant.

Matthew fit un signe de tête à l’homme qui jouait visiblement le rôle de


chef de la sécurité, puis ils se dirigèrent vers l’ascenseur d’un pas rapide.
Elle souffla lorsque les portes se refermèrent et prit plusieurs grandes
inspirations d’affilée, comme pour se calmer. C’est alors qu’il lui lâcha la
main. Cette soudaine distance réveilla son angoisse. Les portes s’ouvrirent
enfin. Ils n’avaient parcouru que quatre étages mais la montée lui avait
pourtant semblé interminable. Gaby ne put que s’arrêter devant le spectacle
sidérant qui s’étalait devant ses yeux.

À peine eut-elle posé un pied hors de l’ascenseur que l’effervescence des


lieux la submergea. C’était comme une ruche en pleine activité et pourtant,
tout semblait tellement silencieux qu’une série de frissons parcourut son
échine. Elle avait l’impression d’avoir mis le pied dans un monde futuriste
qui ne lui correspondait en rien et elle restait tétanisée sur place. Son regard
ne savait où vraiment se focaliser. La pièce immense sur laquelle donnait
l’ascenseur ressemblait à un octogone blanc laiteux aseptisé qui lui-même
s’ouvrait, de ce qu’elle pouvait en juger, sur une multitude d’autres pièces.
De l’extérieur de l’immeuble rien ne laissait deviner l’immensité du présent
complexe qui la laissait étourdie, malgré la série de baies vitrées qui
ponctuait toute la devanture.

Matthew, qui devait vraisemblablement sentir sa détresse, passa la main


dans le bas de son dos pour la faire avancer à ses côtés.

— Hey, on n’est pas à l’abattoir Gaby, lui chuchota-t-il d’une voix


réconfortante.

— J’ai l’impression d’être dans un laboratoire.

— C’est juste le hall d’accueil, c’est voulu et c’est pour donner le change
et ne pas éveiller les soupçons. Viens.

Il les entraîna vers la porte opposée à l’ascenseur et entra sans même


frapper. Un jeune brun qui devait sensiblement avoir le même âge que
Matthew s’avança vers eux avec le sourire.

— Salut Matt, tu tombes bien, je voulais te voir.

— On peut en parler plus tard ?

Le jeune homme hocha la tête avant de porter son attention vers les deux
jeunes filles.

— Evan, voici Julia et Gabrielle. On a un petit souci à régler.

— Enchanté. Et tu as toujours des petits soucis à régler toi. Mais tu peux


continuer si c’est pour amener de si jolies filles.

Sa voix enjôleuse aurait pu avoir le don de braquer Gaby dans l’instant


s’il ne semblait pas si sympathique. Elle se détendit et lui adressa un léger
sourire. À l’opposé du hall, la pièce était baignée dans une douce lumière
artificielle. L’effervescence bruyante qui s’en dégageait avait un côté
rassurant, réel.

— Où est Oliver ?
— Il allait rentrer vu l’heure mais je pense qu’il est passé voir Evie avant
de partir, une histoire de papiers.

— OK merci. Je repasserai demain, il faut aussi que je te parle d’un truc.

Gaby eut à peine le temps de saluer Evan que Matthew était déjà sorti de
la pièce.

— Faut qu’il arrête d’être aussi stressé ! bougonna Evan alors qu’elle
refermait la porte.

Elle soupira lorsqu’elle se rendit compte que le jeune professeur avait


promptement disparu dans un autre bureau et le rattrapa à la hâte, suivie par
Julia.

— Salut Evie, je t’emprunte Oliver, c’est un peu urgent.

— Hello beau brun, n’oublie pas tu me dois une faveur !

Au moins il allait droit au but et le sourire enamouré de ladite Evie ne


sembla pas l’affecter. Gaby réprima l’instinct qui lui intimait de lever les
yeux au ciel. Elle se demanda un instant si Evie allait se mettre à baver
tellement c’en était ridicule. Matthew empoigna Oliver et le tira vers
l’extérieur sans ménagement, pour l’introduire dans ce qui ressemblait à un
petit bureau sans extravagance.

— Quel enthousiasme Matt, qu’est-ce que tu veux ?

— Désolé. Qui te dit que je veux quelque chose ?

— Ne me prends pas pour un idiot, je te connais. Mais je te préviens, j’ai


trente minutes devant moi, pas une de plus. Ma grand-mère m’attend pour
le repas.

— Ça ne tient qu’à toi, lui répondit-il, ne plaisantant qu’à moitié. Voici


Gabrielle et Julia.

— Enchanté les filles.


La voix était chaleureuse, même s’il ne leur adressa qu’un bref regard.
Julia, qui jusqu’alors s’était montrée étrangement silencieuse, sembla se
réveiller et se mordilla la lèvre pour s’empêcher de sourire. Il fallait dire
qu’avec ses vêtements un peu trop amples pour lui, ses cheveux en bataille
et ses petites lunettes, Oliver, qui semblait à peine majeur, était l’incarnation
même de l’image qu’on pouvait se faire d’un geek.

— Accouche Matt.

— Julia a besoin d’une nouvelle identité.

Oliver fronça les sourcils, comme s’il constatait enfin sa présence.

— L’URS ? demanda-t-il.

— Oui. Tu peux nous aider ?

— Rien de plus simple, lui sourit-il avec malice. Tu viens de Clarks,


Julia ?

— Non. Los Angeles.

— Bien, ça sera encore plus simple. Quand t’ont-ils vue pour la dernière
fois ?

— Tôt ce matin.

Oliver la lâcha du regard et se mit à pianoter sur l’imposant ordinateur


qui occupait l’unique et minuscule bureau de la pièce.

— C’est un peu juste comme laps de temps mais après tout, c’est L.A., je
devrais pouvoir trouver quelque chose.

Il continua frénétiquement ses recherches de longues minutes durant,


sans qu’aucun des protagonistes n’ose le déranger. Julia frottait
nerveusement ses mains l’une contre l’autre.

— Ah ! déclara finalement l’informaticien, le regard triomphant.


Accident de la circulation, piéton contre camion. Ce matin à 9 h 00. Ça
pourrait coller ?

— Euh oui, je n’ai plus croisé l’URS après 8 h 00.

Julia avait chuchoté plus qu’elle n’avait réellement parlé. Elle semblait
n’être que l’ombre d’elle-même. Pas juste fatiguée ou épuisée, simplement
vidée de toute énergie.

— Ils vont l’incinérer lundi matin. On va attendre ce moment-là pour


échanger vos identités. En attendant on va t’en créer une autre, lui déclara
Oliver, un sourire malicieux accroché aux lèvres.

Gaby songea qu’il était bien le seul ici à sembler s’amuser. Elle soupira
et laissa son regard dériver vers la seule petite fenêtre de la pièce où
perçaient à peine les puissants rayons du soleil. Elle ne vit même pas
Matthew s’approcher et sursauta lorsqu’il posa une main sur son épaule.
Elle était bien plus sur les nerfs qu’elle n’aurait pu l’imaginer.

— On les laisse se charger des papiers. Viens, on va faire un tour.

Gaby hocha la tête avec docilité, ravie de quitter l’ambiance tendue de la


pièce. Elle inspira profondément une fois sortie, se demandant dans un petit
recoin de son cerveau si elle aurait été capable de tirer un trait sur sa vie, sur
sa famille, sur ses amis. En un claquement de doigts, juste… comme ça.

— Ça n’arrivera pas, lui assura Matthew qui la dévisageait d’un air


assuré.

— Fais-moi faire le tour du propriétaire, tenta-t-elle, essayant de paraître


plus enjouée qu’elle ne l’était véritablement.

Le professeur passa à nouveau une main dans son dos et l’entraîna avec
lui. Il la touchait à peine et pourtant, la chaleur provoquée par ce simple
geste semblait se diffuser lentement mais sûrement au travers de son corps.
Elle se sentait à nouveau en sécurité.

— On est dimanche, il n’y a pas grand-monde mais ce n’est pas vide,


alors reste silencieuse, la prévint-il avant d’ouvrir une des mystérieuses
portes.

À l’opposé du petit bureau lugubre où ils avaient laissé Oliver et Julia,


cette salle lumineuse et décorée de façon harmonieuse distillait une étrange
sensation de bien-être. Et ce bien-être contrastait avec l’étau pesant qui se
resserrait autour de sa poitrine depuis le début de la journée. Deux jeunes
filles se trouvaient face à face sur un tapis semblable à ceux des salles de
sport. Assises en tailleur et les yeux fermés, elles avaient presque l’air
endormies.

— Qu’est-ce qu’elles fabriquent ? Elles méditent ? lui chuchota-t-elle


malgré sa mise en garde.

Ils ressortirent avant qu’il ne daigne lui répondre.

— Pas vraiment. Elles s’entraînent en fait.

— Pour empêcher les intrusions ?

Elle avait presque crié d’enthousiasme et se mordilla la lèvre en


rougissant.

— En effet, s’amusa Matthew.

— J’aimerais bien apprendre.

— Je sais oui. Viens, on continue. En fait, il y a quelques bureaux, dont


un grand avec une série d’ordinateurs où Oliver peut passer des journées
entières !

— Il ne va pas à l’école ?

Matthew s’arrêta brusquement pour la scruter.

— Oliver a perdu ses parents il y a déjà quelques années. Le genre


d’évènement qui te fait grandir plus vite. Et pour info il a dix-neuf ans, pas
très éloigné de ton âge finalement.
— Oh… désolée… enfin, désolée de me montrer si curieuse, mais tout
ici est tellement… fascinant !

— Oui je vois ça, j’aime bien ton enthousiasme naïf Gaby, lui murmura-
t-il en accentuant la pression de sa main dans le bas du dos de la jeune
femme – ce qui lui déclencha quelques frissons.

— Qu’est-ce que vous faites dans ces bureaux ?

— Des recherches… Entre autres.

— J’ai toujours l’impression d’avoir pénétré dans une organisation


secrète, ou carrément d’être dans un mauvais remake de Gaby à l’école des
sorciers, surtout quand tu fais autant de mystères.

Matthew se contenta de lever les yeux au ciel en prenant un faux air


exaspéré, avant d’ouvrir une nouvelle porte.

— Laisse-moi deviner, s’exclama-t-elle en posant la main sur son bras


pour le stopper. Est-ce que celui dont on ne doit pas prononcer le nom se
trouve derrière cette porte ?

— T’as perdu les pédales Gaby, sérieusement, rit-il de bon cœur.

Il n’avait sans doute pas tort. Elle ressentait le besoin d’évacuer la


pression et c’était une façon comme une autre de le faire.

— Il existe d’autres moyens d’évacuer le stress, lui murmura-t-il en se


rapprochant d’elle, si près que ses yeux furent happés par la courbe parfaite
de sa bouche.

Le cœur de Gaby s’accéléra, comme hors de contrôle. Mais elle n’eut pas
le loisir de prendre en considération le possible double sens de son
affirmation, puisqu’il avait déjà pénétré dans la pièce. Elle le suivit en
pestant contre elle-même d’être si stupidement attirée par lui, avant de
s’arrêter dans l’embrasure de la porte. La pièce semblait, à elle seule,
presque aussi grande que le hall. Mais ce qui l’impressionna le plus était
que l’endroit se trouvait complètement capitonné, clairement pensé pour
garantir une insonorisation parfaite. Elle porta un regard surpris vers
Matthew, qui l’observait à la dérobée, les bras croisés et le corps appuyé
contre un des murs.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Si tu me sors que tu as l’impression d’être dans un remake de


Cinquante nuances de Grey, je te mets à la porte.

Gaby ne put contenir le rire cristallin qui franchit ses lèvres. La soirée
avait pris une tout autre tournure que son début de journée et elle lui en était
reconnaissante.

— Nous n’avons clairement pas les mêmes références littéraires mon


cher, se moqua-t-elle en s’approchant doucement de lui. Tu m’expliques ?

— C’est une salle d’entraînement pour le tir. On a besoin d’apprendre à


se défendre, pas qu’avec un flingue d’ailleurs. Certains d’entre nous
pratiquent aussi les arts martiaux. Tu as besoin d’apprendre à te défendre
Gaby, c’est le seul moyen d’être en sécurité, affirma-t-il avant de caler une
de ses boucles rebelles derrière son oreille.

— Et tu vas m’apprendre ?

Elle plongea ses yeux dans les siens, un petit sourire installé au coin des
lèvres.

— Pas plus tard que maintenant !

Ahurie, elle regarda son professeur sortir le pistolet de son jean et le


fourrer dans sa main sans lui laisser le temps de réagir. Il actionna une
télécommande et une rangée de silhouettes noires fit son apparition en fond
de salle.

— Je ne sais pas si j’en suis capable !

— Par instinct de survie, on en est tous capables. Crois-moi.


Les yeux de Gaby s’attardèrent sur son regard impénétrable et désormais
si sérieux, curieuse de ce qu’elle pourrait découvrir dans les méandres de
son cerveau.

— Ce n’est pas si compliqué, lui expliqua-t-il en reprenant possession de


l’arme. Il suffit de déverrouiller la sûreté – comme ça – et ensuite tu vises.
Les points vitaux Gaby. C’est eux ou toi, pas le temps de réfléchir. Tu vises
la tête, le cœur, toute partie du corps susceptible de mettre ton assaillant
hors d’état de nuire le plus rapidement possible.

Gaby sursauta lorsque les coups de feu résonnèrent dans la pièce avec un
bruit sourd. Les balles avaient toutes percuté la cible à des endroits
stratégiques. La violence de l’instant ainsi que l’efficacité des tirs
contrastaient avec l’impassibilité du professeur.

— À ton tour, lui ordonna-t-il en remettant le pistolet entre ses mains.

La jeune femme examina l’arme en silence. Elle était plus lourde que ce
qu’elle avait pu imaginer. Elle semblait peut-être naïve et innocente, mais
elle était aussi déterminée à se battre. Et, étrangement, apprendre à tirer ne
l’impressionnait pas plus que cela au final. Elle mit en joue une nouvelle
cible. Elle serra fortement la crosse de ses deux mains, par crainte du
mouvement de recul mais aussi pour réfréner le tremblement qui
commençait à l’envahir.

— Enlève le cran de sûreté.

Saisie d’un élan d’impétuosité, elle se tourna vers lui le regard fiévreux et
la voix légèrement éraillée.

— Montre-moi Matthew, murmura-t-elle.

Il hésita un instant puis se plaça derrière elle, près d’elle… bien trop près.
C’était comme s’il l’enlaçait sans vraiment la toucher, mais c’était suffisant
pour que son souffle s’accélère de manière incontrôlable. Elle ferma les
yeux un bref instant pour essayer de reprendre contenance. Il passa une de
ses mains sur la sienne, alors que l’autre déverrouillait la sûreté, puis la
plaça comme l’autre sur la main de la jeune femme. Elle avait conscience
de sa proximité, de son souffle chaud contre son cou, de sa peau qui la
frôlait par intermittence et, bien qu’elle se fût sentie prête à défaillir, elle
n’aurait pour rien au monde voulu mettre fin à cet instant électrique.

— Tête. Cœur, susurra-t-il au creux de son oreille en alliant le geste à la


parole. Tire, lui ordonna-t-il une fois de plus avant de lâcher ses mains, pour
mieux les repositionner sur sa taille entre son T-shirt et son jean, là où se
dévoilait la peau fine de son ventre.

Gaby essaya de calmer le rythme lancinant des battements de son cœur,


sans grand succès. Et la chaleur diffusée par les mains du jeune homme sur
son corps n’aidait en rien à sa concentration.

— Tire, répéta-t-il en s’approchant encore un peu plus près.

Et elle tira. Instinctivement. Plus pour être débarrassée de la tâche


qu’autre chose. Et la surprise provoquée par le coup de feu la projeta un peu
plus dans les bras de son professeur.

— Tu joues avec le feu Gabrielle, souffla-t-il.

Elle laissa ses mains remonter langoureusement sous son T-shirt, ce qui
provoqua une chair de poule difficile à dissimuler. Gaby bascula un instant
la tête en arrière contre son épaule pour savourer le contact de ses caresses,
avant de se retourner vers lui, la respiration haletante et les joues en feu.
Elle avait une irrépressible envie de l’embrasser et se fichait bien qu’il
puisse lire dans ses pensées à cet instant précis. La tension qui existait déjà
entre eux électrifia instantanément la pièce lorsque leurs regards s’ancrèrent
l’un dans l’autre. Elle se trouvait toujours dans ses bras et c’était bien le
seul endroit où elle désirait être.

— C’est celui qui porte un flingue sur lui en permanence qui me dit ça ?
plaisanta-t-elle la voix rauque.

Matthew cligna des yeux comme s’il reprenait pied dans la réalité et
s’écarta d’elle avec brusquerie, à son plus grand désarroi. Le contraste entre
la douce chaleur de ses bras – qui lui faisaient désormais défaut – et le froid
saisissant du moment présent la décontenança. Elle le regarda en silence,
sans comprendre ce soudain revirement de situation.

— J’ai appris à mes dépens ce que c’était que de ne pas en porter.

Cette phrase lui avait été assénée comme un couperet, d’une voix froide
et dénuée de tout sentiment. Lui qui s’était montré si chaleureux à peine
quelques instants auparavant la regardait désormais avec une distance qui
lui glaça le cœur. Elle le reconnaissait à peine. Son visage s’était enfermé
dans un mutisme impénétrable. Il se détourna sans montrer la moindre
émotion.

— Viens, on retourne voir Julia.

Gaby suivit Monsieur Iceberg, sentant l’exaspération et l’énervement


prendre le dessus. Ils se retrouvèrent à nouveau dans le minuscule bureau,
qui était devenu un peu trop petit pour eux, songea Gaby avec une pointe
d’amertume.

— Hey ! Laissez-moi vous présenter Lola Ramirez !

Gaby se tourna vers son amie et fut surprise de la retrouver souriante.


Contre toute attente elle avait l’air de prendre la situation plutôt bien.

— Tout est réglé ? demanda Matthew.

— Tout ! Reste à faire l’échange d’identité lundi matin. J’y penserai, sans
faute. Bon, ce n’est pas que je m’ennuie mais j’essaie d’avoir une vie en
dehors des déviants, précisa-t-il avec un clin d’œil. Bonne soirée à tous !

Julia lui attrapa le bras mais hésita longtemps avant d’émettre le moindre
son.

— Merci Oliver. Vraiment.

— Ne t’inquiète pas, ici on s’entraide… Lola. À bientôt sûrement. Matt,


on parlera lundi OK ?
Matthew hocha la tête et se mit en marche sans un regard pour les deux
jeunes femmes. Julia haussa un sourcil mais ne fit aucun commentaire
durant la route du retour – au grand soulagement de Gabrielle.

— Je te remercie sincèrement aussi Matthew. Sans toi, ça aurait été…


compliqué, avoua Julia en sortant du 4x4.

— Oliver te l’a dit, les déviants s’entraident, nous n’avons que ça pour
espérer survivre. Vous pouvez y retourner quand vous le désirez. J’ai
prévenu Hank, le chef de la sécurité. Il vous laissera entrer si vous en avez
besoin. Pour vous entraîner à maîtriser vos pouvoirs ou apprendre à vous
défendre.

Il évitait volontairement de croiser le regard de Gaby. En fait, elle n’était


qu’une déviante de plus à ses yeux et il leur disait à demi-mot qu’il n’y
retournerait plus avec elles. C’était très déstabilisant. Elle n’aimait pas le
tumulte des sentiments qui s’agitaient en elle et restait partagée entre
déception et colère. Elle pinça les lèvres et marmonna un « bonne soirée »
avant de s’engouffrer dans sa voiture.

— Tu m’expliques ? Que s’est-il passé ? demanda Julia dès qu’elles


s’étaient mises en route.

— Je n’en ai strictement aucune idée et n’ai clairement pas envie d’y


repenser ce soir ! On va rentrer se rafraîchir et je te propose d’aller boire un
verre, j’en ai vraiment besoin !

— Comment tu fais pour ne serait-ce qu’imaginer rester debout ce soir ?


Moi je n’en peux plus de cette journée !

— Juste un verre Jul’, s’il te plaît…

— Je t’accorde une heure entre le moment où on part et le moment où on


rentre, c’est compris ?

— Promis !

— Et habitue-toi à m’appeler Lola, soupira-t-elle.


Gaby ne savait déterminer si c’était du désespoir ou juste la promesse
d’un avenir incertain, mais elle décida d’arrêter de s’apitoyer sur elle-même
et de se recentrer sur le sort de son amie.

— Hey, on est des battantes ! Tout va bien se passer.

Elles arrivèrent au Décadence sur le coup de 23 h 00, à l’heure où le


calme est encore de mise et où l’effervescence se fait attendre. Oui, prendre
un verre dans ce bar ne se révélerait sans doute pas une riche idée pour
noyer ses espoirs déçus, mais Gaby savait qu’elle y retrouverait ses amis et
l’idée semblait suffisante pour lui remonter le moral. Elle rejoignit Cassie et
Noah qui roucoulaient tranquillement à une table assez éloignée du bar et
leur présenta Julia. Enfin Lola. Elle espérait ne pas s’emmêler mais Julia
avait raison, il fallait qu’elle s’habitue à l’appeler Lola dans n’importe
quelle circonstance, sous peine de trahir sa couverture.

— Rob n’est pas là ?

— Non, il est en plein déménagement et il galère un peu, il voulait se


reposer ce soir.

— Tu es à Darken aussi, Lola ? demanda Cassie avec intérêt.

— Ohhh non, je viens juste d’emménager mais je ne suis plus à la fac.

— Ah OK. Comment vous vous êtes rencontrées ?

— On était ensemble au lycée, les coupa Gaby avec un petit sourire


forcé.

Elle n’aimait pas les interrogatoires et elles n’avaient pas réellement


discuté de ce qu’elles pouvaient ou pas confier aux « autres ». Elle espérait
vivement que sa réponse abrupte mette un frein au questionnaire. Julia
réussit à détourner la conversation sur leur couple et les études de
médecine, ce qui leur laissa le loisir de s’exprimer quasiment tout le temps
de leur présence, dans une ambiance assez détendue.
— Je vais régler les boissons au bar et on va y aller, il est tard et j’ai du
sommeil en retard. Je veux être en forme pour les cours demain, leur dit
Gaby en se levant.

— En forme pour le professeur Baker, minauda exagérément Cassie avec


un petit rire. Enfin, il a l’air plutôt bien occupé à l’heure qu’il est, ajouta-t-
elle en perdant son sourire.

Gabrielle se retourna brusquement et perdit le fil de ses pensées. Elle


découvrit une jolie brune accrochée au cou de Matthew. Evie… Elle en était
presque certaine. Son regard dériva vers les jambes longues et fines de la
déviante – qui semblaient interminables – avant de revenir vers son visage.
Elle était assurément jolie. Belle, même. La taille mannequin et le visage
d’une poupée, il était certain qu’aucun homme ne pouvait lui résister. Un
instinct sauvage de jalousie lui donna une bouffée de chaleur difficile à
contenir. En plus de la colère elle ressentait aussi de la peine, inexorable, au
fin fond de sa poitrine. Mais le mélange savamment dosé de ses émotions
ne masquait en aucun cas le sentiment qui prédominait : celui de la trahison.
Elle avala sa salive avec difficulté lorsqu’elle croisa furtivement le regard
du professeur, puis se tourna vers Julia sans savoir vraiment comment
réagir.

— Je… vais régler si tu veux, lui murmura-t-elle sur un ton compatissant.

Mais bien qu’elle se soit sentie vaguement humiliée par l’attitude de son
professeur, elle se racla la gorge, inspira profondément et contracta les
mâchoires. C’était ce qu’il voulait. La déstabiliser. Et même s’il y était
parvenu, sa confusion ne l’empêcherait pas de faire face. Le courage,
boosté par les quelques verres consommés, fut suffisant pour la porter vers
le bar et passer devant lui comme si de rien n’était, sans lui accorder la
moindre importance. Elle régla et adressa un franc sourire au serveur, sans
ignorer le regard scrutateur de Matthew. Il lui saisit le bras alors qu’elle
repassait devant lui et elle chercha vaguement des yeux l’idiote qui lui
tenait compagnie à peine deux minutes auparavant, sans la trouver.

— Je t’ai dit qu’il ne pouvait rien se passer entre nous Gabrielle, lui
murmura-t-il en resserrant les doigts autour de son bras, à la limite de la
douleur.
— Et j’en ai bien conscience Professeur Baker, ne vous inquiétez pas.

Donner le change était devenu une habitude, elle le faisait de façon


régulière, alors pourquoi était-ce si difficile cette fois ? Il ferma brièvement
les yeux devant le ton cinglant employé par la jeune femme, avant de lui
sourire d’un air détaché.

— Bien. Je suis content qu’on se soit compris.

Elle hocha la tête, à court d’arguments, puis rejoignit Julia aussi vite que
ses jambes flageolantes le lui permettaient.

— On rentre, la supplia-t-elle à demi-mot.

Gaby resta silencieuse jusqu’à ce qu’elles aient pris place dans la Fiat,
mais elle voyait bien à quel point Julia se contenait.

— Vas-y, soupira-t-elle en lui faisant face, avant de démarrer. Lance-moi


le fameux Je te l’avais bien dit.

— J’ai juste envie de dire que c’est un putain d’enfoiré !

— Il t’a plutôt bien sauvé la mise aujourd’hui, tu ne peux pas dire ça Jul’.

— Lola ! Et ça ne l’autorise pas à jouer avec toi et avec tes sentiments !


Et puis je ne serais pas ton amie si je n’insultais pas celui qui t’a brisé le
cœur, lui sourit-elle avec affection.

— Il ne m’a pas brisé le cœur, répondit Gaby en roulant des yeux. Il faut
toujours que tu exagères. OK. C’est un enfoiré.

— Ça fait du bien de le dire, hein ?

Gaby lâcha un petit rire sans le vouloir.

— J’avoue que tu peux continuer de l’insulter, c’est assez salvateur en


effet.
— Oui, ça et s’arrêter acheter un énorme pot de glace qu’on mangera en
regardant une vieille série d’ados.

Gabrielle s’appuya contre l’appui-tête avec lourdeur, avant de laisser


s’échapper un léger sourire. Oui, elle avait bien besoin de mettre son
cerveau en position off.

Et son cœur aussi, accessoirement.


10.

Les journées se suivaient à une allure folle. Entre les cours, l’hôpital et
l’organisation de la nouvelle vie de Julia, Gaby ne savait plus vraiment où
donner de la tête.

Oliver avait fait un « boulot » remarquable. Julia avait une nouvelle


identité, avec un passé et un dossier qui ressemblaient assez au sien. Il lui
avait même concocté une mini carrière de flic et, grâce à cela, sa
candidature au commissariat de Clarks devenait possible. Pour son plus
grand bonheur. Car Julia n’aimait clairement pas rester inactive : depuis le
premier jour, elle tournait comme un lion en cage. Elle était arrivée trois
semaines plus tôt et avait commencé son nouveau travail cinq jours
auparavant. Acceptée au commissariat, elle s’en était trouvée transformée.
Une nouvelle vie, de nouvelles perspectives.

— Dès que j’aurai mon premier salaire, je pourrai me trouver un


appartement et arrêter de squatter chez toi !

— Rien ne presse, tu peux rester aussi longtemps que tu veux, tu le sais.

— C’est gentil mais je n’aime pas m’imposer. Ce n’est pas comme si


j’étais hébergée chez toi. Il y a ton frère, ton père et… la mégère
apprivoisée.

Gaby ne cacha pas son sourire. Julia n’appréciait pas franchement


Maggie et l’inverse était tout aussi vrai. L’entendre lui donner le surnom de
mégère l’encourageait toujours à en rire. Elle arrêta brusquement le fil de
ses pensées pour dévisager son amie.

— Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

— On pourrait peut-être… je ne sais pas, trouver un appartement à deux,


en tant que colocataires ? Il faudra bien qu’un jour je prenne mon envol,
plaisanta-t-elle.
— C’est sérieux ? Tu veux déménager ?

— Disons que l’idée de l’indépendance me plaît. De même que l’idée de


partager le quotidien avec toi !

— Parfait !

— Parfait ! répéta-t-elle en souriant.

— Au fait, j’aimerais bien qu’on passe à la banque demain, peut-être en


fin d’après-midi, après mon travail et ton stage ?

— La banque ? Oh… LA banque…

Les deux jeunes filles n’y étaient pas retournées depuis ce fameux jour.
Elles en avaient à peine fait mention depuis. Et à vrai dire Gaby cherchait
en vain à occulter tout ce qui avait pu s’y passer. Pourtant elle savait qu’il
lui serait bénéfique d’y retourner, ne serait-ce que pour essayer de
s’entraîner. Mais sans Matthew pour l’y aider, elle se demandait bien
comment s’y prendre. Après tout, les deux jeunes femmes n’y connaissaient
personne. Matthew… Elle essayait aussi de ne plus penser à lui. Elle devait
prendre sur elle-même mais tant qu’elle restait occupée, elle ne se
débrouillait pas si mal. Elle ne lui avait pas reparlé et il continuait de
l’ignorer comme si elle était une simple étudiante parmi d’autres. En fin de
compte, son indifférence à son égard apparaissait comme le plus
douloureux des châtiments. Parce qu’elle n’avait jamais été sa petite amie,
elle n’avait aucun droit sur lui. Et puis honnêtement, que pouvait-il bien lui
trouver ? Elle était quelconque par rapport à Evie… Elle secoua la tête en
songeant que ce n’était pas vraiment le moment de laisser son manque de
confiance en elle reprendre le dessus.

— Tu as une raison particulière de vouloir y aller ?

— En dehors du fait qu’on a tout à y apprendre ? se moqua Julia, presque


incrédule. Je voudrais parler à Oliver en fait.

— Tu as raison, on aurait déjà dû y retourner, lui répondit Gaby en


soupirant. J’aimerais juste ne pas tomber sur lui.
— Tu sais, le diable a un prénom, tu peux le prononcer sans que tu sois
damnée pour l’éternité chérie !

Gabrielle leva les yeux au ciel et grommela un « Bonne nuit » avant


d’aller se coucher.

Gaby avait fini sa journée de stage avec quelques minutes d’avance et


attendait son amie devant la banque. L’appréhension qu’elle avait ressentie
la première fois l’envahit à nouveau. Elle essayait de se remémorer
l’intérieur des lieux, comme pour se rassurer, lorsqu’une voix la fit
sursauter.

— Je me demandais quand tu allais revenir, Gabrielle.

Elle avait à peine eu le temps de l’identifier que le jeune homme


s’avançait déjà vers le bâtiment pour lui tenir la porte.

— Merci. Evan, c’est bien ça ?

Il hocha la tête et la fixa intensément, à tel point que son regard en devint
embarrassant.

— Tu n’essaies pas de lire en moi là, n’est-ce pas ?

— On n’est pas assez intimes pour ça ! plaisanta-t-il en lui faisant signe


de le suivre.

Gaby sortit son téléphone pour prévenir Julia, mais cette dernière l’avait
devancée.

Elle ouvrit le texto qu’elle venait de lui envoyer, tout en montant dans
l’ascenseur avec Evan.

Lola: Heures sup au boulot, ne m’attends pas, on ira une autre fois.
Lola.

Julia prenait vraiment sa nouvelle identité au sérieux et cette attitude la


fit sourire malgré les implications.
Ils pénétrèrent dans la salle qui ressemblait à une pièce de méditation.
Comme lors de sa première visite, Gaby fut saisie par la sensation de
sérénité et de bien-être que procurait cet endroit.

— Qu’est-ce qu’elle a au juste cette pièce, pour être si... paisible ?


chuchota-t-elle, comme pour éviter au maximum de briser la quiétude des
lieux.

— Elle a spécialement été créée pour la méditation. Toute l’ambiance,


tous les accessoires, toute la décoration ont été conçus pour ça. Pour qu’on
soit le plus détendu possible ici. Le plus concentré aussi. Pour travailler.
C’est un peu le principe du feng-shui si tu veux.

— Pourquoi m’amènes-tu ici ?

— Je suis curieux de nature. Et je n’ai pas besoin de te poser la question.


Tout en toi crie ta soif d’apprendre, de développer ton don.

— Est-ce que tu peux m’aider ?

— Évidemment.

— Est-ce que tu veux m’aider ? corrigea-t-elle avec perspicacité.

Evan se mit à rire. Décidément, ce jeune homme avait une bonne humeur
communicative, ce qui lui faisait grandement défaut ces derniers jours.

— Matt m’a parlé de ton pouvoir, lui répondit-il plus sérieusement en


éludant la question. Celui d’insertion dans les rêves j’entends. Lire dans les
pensées ou dans la mémoire, c’est assez courant parmi nous.

C’était puéril mais elle n’aimait pas le fait qu’il ait pu lui parler d’elle,
elle trouvait son comportement déstabilisant. À cet instant, elle souhaitait
juste l’effacer de sa mémoire.

— Qu’a-t-il dit d’autre ?

— Que tu aurais sans doute besoin de moi, répondit-il en haussant les


épaules d’un air je-m’en-foutiste.
— Je peux réussir à le contrôler ? Ce… pouvoir ?

— Oh que oui ! Viens.

Evan s’installa sur le sol les genoux en tailleur et l’invita à faire de


même.

— J’étais vraiment très curieux de te revoir et de m’entraîner avec toi. Ça


devrait être… intéressant.

— Ah oui ? Pourquoi ?

Evan avait un côté captivant et plus accessible que Matthew. Ses cheveux
châtains en désordre retombaient en partie sur de grands yeux verts. Cela lui
conférait un visage empreint de douceur, qui contrastait avec son allure très
masculine.

— Tu sais, reprit-il en la dévisageant. On croit qu’on est unique,


particulier et BAM, une jolie blonde débarque et tout s’écroule. C’est…
décevant.

Si elle n’avait pas décelé une pointe de malice au fond de ses grands
yeux, elle aurait sans doute pris ses jambes à son cou. Après un petit
moment silencieux, elle se ressaisit et le fixa dans le blanc des yeux.

— Toi aussi, déclara-t-elle, un petit sourire triomphant accroché aux


lèvres. Tu manipules les rêves.

Evan lui renvoya un sourire éclatant.

— En effet. Et jusque là, je croyais bien être le seul.

— Apprends-moi !

— Minute papillon. On va commencer par le plus vital hein, parce que la


priorité c’est de rester en vie, pas de faire mumuse avec les rêves. J’ai cru
comprendre que tu ne savais même pas bloquer les intrusions ?

Gaby grimaça, un peu exaspérée.


— Au vu de la multiplication des arrestations ces derniers temps, il
semble que je ne sois pas la seule.

— Ce n’est pas faux. Mais ça ne te dispense pas de remédier à la


situation.

— En effet. Comment fait-on ?

— Il n’y a pas de recette miracle, on pourrait même dire que chacun doit
trouver la sienne. On s’entraîne ici parce que c’est l’endroit où l’esprit est le
moins parasité. Tends-moi tes mains.

Gaby avait soudainement l’impression de se trouver face à un marabout –


voire même à un gourou. Elle réprima un petit sourire et lui tendit les
mains, paumes vers le haut.

— C’est plus facile quand on se touche. Entre nous les sens sont
décuplés, tu l’as peut-être déjà ressenti. Ferme les yeux.

Gabrielle lui obéissait docilement et en silence, bien trop heureuse de


pouvoir avancer un peu dans ce brouillard qui s’épaississait de jour en jour.

— Tu sens la connexion ?

Elle n’avait pas besoin de rouvrir les yeux pour deviner qu’il n’avait pas
prononcé un seul mot à haute voix. Elle sentit son cœur palpiter
bruyamment dans sa poitrine mais se força à inspirer et expirer de façon
régulière pour garder le contrôle.

— Oui… Je la sens…

Et c’était vrai. Comme si d’un simple geste leur échange silencieux


prenait de l’ampleur, jusqu’à en devenir incroyablement évident, naturel.

— Est-ce que c’est toujours comme ça ?

— La connexion ? Elle est variable d’une personne à l’autre, plus ou


moins forte, mais toujours présente oui.
La jeune femme n’aurait pu dire si c’était l’effet de la pièce ou d’Evan
lui-même, mais elle se sentait étrangement bien, en paix.

— Ne pense à rien d’autre qu’à notre connexion. Focalise-toi dessus


comme si rien d’autre n’existait. Prends ton temps et essaie de visualiser
l’échange d’énergie entre nous. Moi j’aime bien la visualiser en couleur.
Chaque personne ayant sa propre couleur. Pour toi, ce sera le rouge
flamboyant. Sans conteste.

Elle pouvait presque sentir le rire d’Evan résonner dans sa tête, comme
s’il se matérialisait en une pluie de particules qui s’éparpillaient pour mieux
disparaître. Rouge ? Vraiment, elle se voyait tout sauf… rouge.

— Verte. Ton énergie… Je la perçois en vert émeraude.

— OK. Bien. Imagine que cette énergie, ce fluide, est comme un


courant, un filament, pas très important, un diamètre équivalent à…
disons un stylo. Tu me suis ?

Gabrielle hocha la tête avant de se rendre compte de la stupidité de son


geste.

— Oui.

— Très bien. Maintenant, essaie de couper le fil Gabrielle. Empêche-


moi d’entrer dans ta tête.

Elle se concentra, chercha par tous les moyens à l’empêcher de rentrer


dans son esprit, sans trop savoir comment s’y prendre.

— Concentre-toi sur le lien que tu visualises, ne cherche pas


consciemment à me bloquer.

— Pas si simple.

— Je sais mais ne pense à rien d’autre qu’à ça.

Après plusieurs minutes – dizaines de minutes ? Elle ne savait plus


vraiment – elle finit par rompre ce satané lien.
— C’est pas trop tôt ! s’écria-t-elle en lui lâchant les mains.

— Ce n’est qu’un début Gabrielle. Il…

— Gaby, l’interrompit-elle. Gabrielle c’est un peu trop impersonnel.

— Gaby, répéta-t-il avec un petit sourire en coin. Dans tous les cas, il
faut t’entraîner. Beaucoup. Parce que ce n’est pas en réussissant une fois
après une extrême concentration que tu repousseras l’URS. Ils sont
entraînés.

— Ils sont comme nous ?

— La majorité oui, sinon ils ne pourraient rien contre nous.

— Qu’est-ce que… d’où viennent nos pouvoirs ?

— C’est la question en or, plaisanta-t-il avant de redevenir plus sérieux.


Disons qu’il y a plusieurs théories. Mais la seule qui tienne vraiment la
route d’après ce qu’on sait, ce serait l’évolution.

— L’évolution ?

— Quoi, tu ne pensais quand même pas avoir été piquée par une araignée
radioactive ?

Gaby leva les yeux au ciel devant ses moqueries avant de lui répondre.

— D’où vient cette idée ? Quelles preuves avez-vous ?

— Matt m’a dit que tu étais médecin, alors suis-moi.

— Pas encore, marmonna-t-elle, sa mauvaise humeur refaisant surface au


son du prénom maudit.

Evan entra dans un bureau de taille moyenne et presque vide, puis se mit
à fouiller dans les tiroirs avec frénésie.
— Ahhh le voilà ! Tiens regarde, tu t’y connais sans doute bien mieux
que moi !

Gaby s’empara du cliché avec une curiosité non dissimulée. C’était un


scanner du cerveau on ne peut plus classique et, pour en avoir étudié des
dizaines, elle pouvait au premier coup d’œil déterminer que quelque chose
clochait. Elle distinguait nettement les deux hémisphères ainsi que les
différents lobes les constituant : lobes pariétaux, frontaux, occipitaux et
enfin, temporaux. Tout cela c’était classique, rien de choquant. Pourtant,
une petite excroissance venait prendre naissance sur le lobe pariétal de
chacun des hémisphères. Gaby fronça les sourcils, pensive.

— Ça pourrait bien être une tumeur.

Malgré tout, l’aspect ne correspondait pas. Une tumeur aussi régulière


semblait presque irréelle.

— Et là ? la questionna-t-il en lui tendant un deuxième cliché.

— C’est la même personne ?

— Absolument pas.

Gaby redressa la tête et plongea ses yeux dans les siens, qui semblaient
plutôt amusés de la situation. Elle reporta son attention sur les deux images,
son regard voyageant de l’une à l’autre. Elle avait beau y regarder de plus
près, les excroissances se situaient exactement au même niveau et avaient
une taille similaire, bien que légèrement différente.

— Combien en avez-vous ? Des scanners je veux dire.

— Seulement cinq malheureusement. Il faut dire que les déviants qui


passent un scanner sont vite catalogués. Si l’URS entend parler d’un cas
comme celui-là, je te laisse imaginer le sort des patients…

— Et tu penses qu’on a tous cette excroissance ?

— Le lobe pariétal est le lobe qui régit…


— … la parole, le langage, les mouvements, entre autres, oui je sais.

— Donc un développement de cette zone pourrait expliquer nos


pouvoirs. On communique différemment, on pourrait même dire qu’on a
inventé un nouveau mode de communication. Ça collerait parfaitement.

— Alors l’évolution ?

— Pourquoi serait-on si nombreux si ça n’était pas le cas ?

Il n’avait pas tort, c’était une théorie qui se vérifiait chaque jour pour
d’autres aspects du monde, alors pourquoi pas ici ? Même si elle était
fascinée par la discussion, cela lui faisait beaucoup d’informations à
digérer. Trop sans doute. Elle avait besoin d’y réfléchir à tête reposée. Cette
découverte ouvrait la porte sur un nombre infini de questions qui se
bousculaient déjà dans son esprit. Depuis la nuit des temps, l’Homme
s’adaptait à son milieu. Chaque changement s’était graduellement installé
pour faciliter l’adaptation de l’Homme face à son environnement, à
commencer par l’évolution du langage. Et si leur manière de communiquer
représentait à terme l’ultime étape du processus ? Dans ce cas, depuis quand
ces changements étaient-ils en cours ? Comment se perpétuaient-ils ?
Détenait-elle ce don depuis sa naissance sans même s’en apercevoir ? Était-
il inné ou acquis au fil des années, malgré elle ? Trop de questions
demeuraient sans réponse. Pire, elles s’accumulaient, engendrant un
tourbillon qui la submergeait littéralement.

— OK. Je… crois que je vais rentrer, je me sens vidée d’un coup.
Comme c’est surprenant, lui avoua-t-elle en souriant. Merci beaucoup pour
cette séance d’apprentissage Evan. Je sais que j’en demande beaucoup
mais… est-ce que je…

— Tu peux revenir quand tu veux. Je te laisse mon numéro, si tu veux


qu’on s’entraîne. Nous n’aurons pas forcément la chance de nous recroiser
de façon fortuite comme aujourd’hui. Mais par précaution, j’aime autant te
dire qu’on évite certains sujets au téléphone.

— Merci. Vraiment. Et est-ce que je pourrais pousser ma chance un peu


plus ?
— Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda-t-il dans un rire.

— Matthew a commencé à m’apprendre à tirer. Est-ce que tu penses que


je peux continuer ? Mon amie Julia, enfin Lola, est flic, donc je pense
qu’elle pourra m’aider.

— J’ai les notions de base et de quoi me défendre, même si Matthew se


débrouille bien mieux que nous tous réunis. Mais c’est en effet un point
crucial, en dernier recours. Donc bien sûr, tu peux continuer à venir
t’entraîner ici, répondit-il les yeux sombres.

Gaby se mordilla la lèvre, incertaine de pouvoir ou pas laisser échapper


ses pensées spontanées. Elle se demanda soudain si Evan s’amusait à
pénétrer son esprit, mais elle présageait que ce n’était pas vraiment son
genre. Et puis, même si elle ne maîtrisait pas les intrusions, elle commençait
à connaître les sensations que cela engendrait.

— J’aimerais avoir une arme. Tu sais, juste au cas où, en dernier recours,
lâcha-t-elle enfin, en reprenant ses propres mots.

Evan la regarda pensivement puis soupira.

— Je n’aime pas trop l’idée. Une arme ne peut pas se retrouver par
inadvertance entre de mauvaises mains. J’aimerais être sûr de ta parfaite
maîtrise.

Elle commençait à connaître la rengaine, elle n’était pas stupide. Ce


n’était pas un jeu certes mais elle n’avait plus envie d’être une jeune femme
en détresse. Elle voulait pouvoir se défendre et se protéger sans attendre
l’aide de quiconque.

— Je comprends oui mais d’un autre côté, ça me semble essentiel de


pouvoir me défendre si besoin.

— Je vais voir ce que je peux faire. Une fois que tu sauras parfaitement
te servir d’une arme. Mais je ne te promets rien, d’accord ?

Elle acquiesça. C’était suffisant.


Pour l’instant.
11.

Gaby rentra chez elle en fin de semaine, la boule au ventre. Elle avait
passé les dix derniers jours à courir les agences de location et à visiter les
appartements disponibles avec Lola, avant de finalement trouver la perle
rare. Leur logement idéal, à la fois situé près de la fac de médecine, mais
aussi pas trop loin du travail de son amie. Dans un immeuble calme et
récent qui inspirait confiance. Un parfait F3 qui leur permettrait d’avoir leur
indépendance tout en partageant les joies du quotidien. Comme tout F3 qui
se respecte, il comportait deux chambres plutôt cosy ainsi qu’un magnifique
séjour-salle à manger avec bar et cuisine ouverte, le tout agencé de façon
moderne. Il suffirait de quelques touches personnelles pour s’y sentir à son
aise, elle en était certaine. Et puis vu qu’il faisait presque quatre-vingts
mètres carrés, elles n’allaient pas se marcher sur les pieds.

Pourtant il y avait cette satanée appréhension. C’était stupide, elle le


savait. Mais lorsqu’elle franchit le seuil de la chaleureuse demeure familiale
et qu’elle se retrouva face à Jake, elle redevint la toute petite fille qu’elle
n’avait jamais cessée d’être.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda son père, visiblement alarmé par
sa décomposition instantanée.

C’était dans l’ordre logique des choses. Les enfants prenaient leur envol
et chacun faisait sa vie de son côté. Mais cette dernière visite et la signature
du bail avaient rendu les choses nettement plus concrètes, même si la
décision ne datait pas d’aujourd’hui.

— Oh non non non ! s’empressa-t-elle de le rassurer. Rien de terrible en


fait.

— OK. Tu veux en parler ?

En vérité. Pas vraiment.


— Julia et moi allons prendre un appartement à Clarks.

Gaby s’installa – ou plutôt, s’affala – sur la chaise qui se trouvait à ses


côtés et posa une main rassurante sur celle de son père.

— Quand ?

— Le bail prend effet le 10 novembre, donc dans douze jours. Le temps


de déménager, il en faudra un peu plus sans doute.

Jake ferma les yeux et se perdit dans le silence.

— Tout va bien se passer papa.

— Ne te méprends pas. Tu as vingt ans, évidemment qu’il est temps pour


toi d’avoir ta propre vie. C’est juste que… tu es la prunelle de mes yeux
Gaby, ma petite fille chérie. Et j’ai toujours tellement peur qu’il t’arrive
quelque chose. L’URS est bien plus présente en ville qu’ici et j’avoue que je
te pense plus en sécurité dans notre maison. Avec moi.

— Julia est agent de police, je pense que j’aurais pu tomber bien pire,
plaisanta-t-elle à demi-mot.

Jake la dévisagea intensément.

— Oui mais Julia est elle aussi en danger. Ne me prends pas pour un
idiot, j’ai parfaitement saisi qu’elle aussi était... différente.

Son père devait réellement être angoissé pour oser aborder ce sujet qui
semblait si tabou depuis des années. Et ses paroles la choquèrent, à peu près
autant que le jour où il lui avait annoncé son remariage.

— Déviante, papa. Tu peux utiliser ce mot sans risquer de finir en prison,


tu sais.

Son ton était neutre mais au vu de la mine déconfite de Jake, il avait dû


se rendre compte que ses propos pouvaient se révéler blessants.
— Je ne voulais pas me montrer brusque Gaby. Je t’aime et je me fous
que l’URS débarque si je te sais en sécurité. Je ferais n’importe quoi pour
toi, tu le sais bien n’est-ce pas ? Il y a juste des choses qui te dépassent, qui
nous dépassent… Et je crains réellement pour ta vie.

Elle hocha la tête, sentant le nœud de sa gorge prendre de l’ampleur.

— Moi aussi je t’aime. Tu es le plus fabuleux des pères, tu sais ? Et pas


le plus chiant en prime, ajouta-t-elle pour le dérider avant de se lever pour
le serrer dans ses bras.

Les deux jeunes femmes passèrent le week-end ainsi qu’une bonne partie
de la semaine à empaqueter les affaires de Gaby. Cette dernière alternait son
emploi du temps entre la fac et ses entraînements avec Evan. C’était devenu
une sorte de rituel et elle appréciait particulièrement sa compagnie, sans
parler du savoir qu’il partageait avec elle. La jeune femme maîtrisait
désormais mieux les intrusions – sans toutefois parvenir à les bloquer
systématiquement – mais les progrès étaient énormes. Quant aux séances de
tirs, elle ne se débrouillait pas trop mal non plus. Lola maîtrisait
parfaitement la chose et elle n’était pas un mauvais professeur. Gaby voulait
avancer et vite. Elle avait passé bien trop de temps à regarder sa vie stagner.
Elle sentait sa métamorphose se profiler et, plus que ça, elle la désirait
ardemment. Elle prenait enfin conscience du potentiel engendré par ses
pouvoirs, de ce qu’elle pouvait escompter en tirer. La transformation
semblait peut-être imperceptible, mais elle la sentait. La timide étudiante
laissait peu à peu place à la femme battante qu’elle rêvait de devenir.

Gaby démarra en trombe de chez elle pour cette dernière journée de


cours de la semaine, ses pensées tournées vers le déménagement qui aurait
lieu le lendemain, lorsque son téléphone se mit à vibrer puis sonner au
rythme de la musique entraînante du film Mission impossible. Elle soupira.
Peut-être avait-elle oublié quelque chose chez elle ? Elle jeta furtivement un
œil sur son portable et se gara sur le côté en découvrant qui l’appelait.
Meilleur prof sexy. Il fallait vraiment qu’elle change cette appellation... La
jeune femme fronça les sourcils alors qu’un flot de pensées contradictoires
l’envahissait. Elle fixa le téléphone qui continuait de sonner sans esquisser
le moindre geste, comme paralysée. Puis les sonneries prirent fin. Elle
ferma les yeux et soupira de nouveau. De toute manière, elle n’avait pas à
lui répondre. Plus d’un mois qu’il l’ignorait. Il ne méritait clairement pas
son attention. Elle reprit la route lorsque le portable se remit à sonner.

— Merde ! Merde ! Merde ! hurla-t-elle dans l’habitacle.

Elle pénétra dans le parking et le téléphone reprit sa musique lancinante.


Elle se déporta sur la droite et tira le frein à main avec violence.

— Quoi ?! répondit-elle froidement.

— Putain ! Mais tu ne sais pas répondre au téléphone ?

— Quelle joie d’entendre le doux son de ta voix, se moqua-t-elle en


prenant appui sur son siège.

— T’es où bordel ?

— Tu vas te calmer, oui ? hurla-t-elle à bout de nerfs. Ça ne te regarde en


rien !

— Où est-ce que tu es Gaby ? reprit-il sans jurer mais en ignorant


purement et simplement ses paroles.

Elle pouvait sentir qu’il se contenait et qu’il essayait en vain de rendre sa


voix plus calme.

— S’il te plaît, soupira-t-il, presque suppliant.

— Sur le parking.

— OK. Fais demi-tour, ne viens pas en cours. L’URS s’est trouvé un


cerveau, cette fois ils sont passés le matin. Ils sont nombreux, plus
nombreux que la dernière fois. C’est trop compliqué pour t’emmener à mon
bureau sans les croiser.

— Et toi où es-tu ?
Elle se sentait stupidement concernée par son sort, c’était plus fort
qu’elle. Il essayait de la protéger mais qui le protégeait, lui ?

— Je les gère, ne t’inquiète pas.

Un léger silence un peu gênant s’instaura entre eux avant que Gaby ne lui
réponde.

— OK. Je vais rentrer.

— Bien. À plus tard Gaby.

— Attends Matthew. Merci et… enfin… fais attention à toi, d’accord ?

— Oui, murmura-t-il avant de raccrocher.

La jeune étudiante garda le portable contre son oreille quelques secondes


après la fin de la conversation, perdue dans ses pensées. Il avait beau
sembler se désintéresser totalement d’elle, il venait de lui prouver qu’il
cherchait toujours à la protéger. Et c’était suffisant pour qu’une nouvelle
vague d’espoir s’insinue dans son cœur.

Lorsqu’elle rentra chez elle, son père semblait sur le point de quitter la
maison.

— Tu n’es pas en cours ? lui demanda-t-il en haussant les sourcils.

— Un… ami m’a prévenu que l’URS était à la fac, lui dit-elle sans
vraiment croiser son regard.

Elle le dépassa et l’entendit rebrousser chemin.

— J’aimerais que tu n’accordes pas ta confiance à n’importe qui Gaby.


Est-ce que tu es sûre que tu peux te fier à cet « ami » ? Qu’il n’est pas lié à
l’URS ? Tu ne t’en rends pas bien compte mais les temps sont perturbés
et…
— Papa ! Il m’a prévenue, tu ne penses pas que c’est suffisant pour lui
faire confiance ?

C’était le cas. Pourquoi la protégerait-il sinon ? Évidemment, si Matthew


ne se montrait pas aussi ambigu, aucun doute ne subsisterait dans son esprit.
Oui mais voilà… Elle interrompit brusquement ses pensées pour fixer Jake.

— Et qu’est-ce que tu insinues par là ?

La porte d’entrée s’entrouvrit soudainement.

— Vous êtes encore là, vous ?

Maggie venait de faire une entrée fracassante.

— Toujours au bon moment, lâcha Gaby tout bas.

— Je m’en allais, répondit Jake en l’embrassant tendrement sur la joue.


On se voit ce soir les filles.

Maggie croisa les bras et la regarda d’un air suspicieux.

— Je ne me sentais pas très bien, se défendit Gaby.

Pourquoi se sentait-elle obligée de se justifier ? Si elle avait cru pouvoir


un jour partager une relation type mère-fille avec sa belle-mère, cela faisait
bien longtemps qu’elle avait abandonné l’idée. Mais après tout elle n’était
pas la seule fautive, songea-t-elle en l’observant se diriger vers la cuisine.
Maggie Sawyer représentait à elle seule le bon gros cliché de la belle-mère
acariâtre.

Gaby passa la matinée à terminer ses cartons. Elle n’arrivait pas à oublier
les mots de son père. L’ambivalence de Matthew finissait par la faire douter.

L’horloge sonnait 11 h 00 lorsque tout fut prêt pour le fameux


déménagement. Elle redescendit en silence, attrapa ses clés de voiture et
prit la route de la fac. C’était risqué, peut-être même trop dangereux, mais
elle avait besoin de savoir. Elle arriverait quasiment pour la fin des cours et
elle savait que Matthew ne bossait pas le vendredi après-midi. Oui, elle
faisait attention à son emploi du temps. Et rien que pour ça, elle se sentait
pathétique. Elle grogna, seule dans l’habitacle, en serrant le volant. Jamais
elle n’aurait pris ce genre de risques avant. Elle se gara à l’extrémité du
parking histoire de ne pas trop se faire repérer, puis se demanda vaguement
comment elle pourrait passer pour un parfait détective dans sa propre
voiture. Comme si Matthew ne la connaissait pas !

Elle allait redémarrer et faire sagement demi-tour lorsqu’elle aperçut un


petit groupe de l’URS sortir des bâtiments. Sa respiration se bloqua sans
qu’elle n’y prenne garde et elle sentit son pouls s’accélérer. C’était plus fort
qu’elle. Ils remplissaient bien leur mission, ils la terrifiaient. Elle avait beau
essayer de rationaliser, de se dire qu’ils étaient loin, que bien d’autres
esprits parasitaient sans doute leurs cerveaux et qu’en plus, elle parvenait
désormais à les bloquer, rien n’y faisait. C’était comme si son sang se
glaçait rien qu’à leur vue. Elle cligna des yeux devant la scène qui se jouait.
Malgré la distance qui la séparait d’eux à cet instant, elle distinguait
nettement la silhouette de Matthew. Il détonait bien du reste du groupe dans
son jean et avec son pull bleu. Si son cœur était déjà bien malmené par la
vue de l’URS, il se déchaîna dans sa poitrine lorsque l’un des gardes tapota
le dos de Matthew en riant. Cette petite frappe amicale ne la rassura pas
vraiment. Bien sûr, il savait parfaitement les bloquer. Peut-être même
essayait-il juste de les mettre en confiance. Oui, ça ne pouvait être que cela,
c’était certain. Pourtant, elle n’arrivait pas à balayer cette espèce de malaise
qui s’invitait dans son esprit malgré elle.

Matthew pénétra dans son 4x4 après avoir salué le groupe et passa devant
la Fiat de Gaby sans un seul coup d’œil. Par impulsion et sans même
réfléchir aux conséquences, elle remit le contact et entreprit de le suivre,
tout en restant à bonne distance. Gaby se mit à rire compulsivement en
attendant le passage du feu au vert, alors qu’il ne se trouvait qu’à deux
voitures devant. Elle se passa la main dans les cheveux avec nervosité. À
quoi en était-elle réduite ? Son attitude ressemblait à de la pure folie. Elle
essaya de se donner bonne conscience en se disant qu’elle agissait au nom
du principe de précaution. S’il était dangereux, il fallait qu’elle le sache.
Elle fit taire la petite voix dans sa tête qui lui insufflait l’idée que ce n’était
pas la seule raison. La jeune femme faillit se faire emboutir lorsqu’elle pila.
Il avait subitement pris une petite route sur la droite et elle manqua de
heurter le trottoir d’en face pour rester sur ses talons. De ce qu’elle
connaissait de Clarks, son appartement ne se trouvait pas dans cette
direction…

Il se gara sur un immense parking qui donnait sur une des plus
importantes avenues de Clarks. Peut-être allait-il simplement faire les
courses ? Elle s’arrêta à l’autre bout du parking et tenta de mettre en
pratique le blocage de son cerveau. Elle le suivait des yeux tandis qu’il
remontait tranquillement l’avenue, les mains dans les poches. Lorsqu’il fut
hors de portée, elle emprunta le même chemin. Au bout de quelques
dizaines de mètres, Matthew pénétra dans un petit immeuble. Même si elle
se trouvait à une distance raisonnable, elle ne put s’empêcher de sursauter
quand elle remarqua la présence de deux hommes de l’URS qui montaient
la garde sur le seuil du bâtiment. Elle s’arrêta. Elle savait où Matthew se
trouvait et elle ne pouvait désormais plus le suivre, ce qui lui laissait le
temps d’observer les lieux. Le modeste immeuble avait à peine la largeur
d’une maison et s’élevait sur trois étages. Il était d’aspect plutôt moderne,
se fondant parfaitement dans ce quartier chic de la ville. Elle s’installa sur
un banc, d’où elle avait une vue imprenable sur l’entrée et se surprit à se
ronger les ongles, chose qu’elle avait pourtant cessé de faire depuis des
années.

Matthew ressortit au bout d’un laps de temps… définitivement trop long


à son goût. Mais en réalité – tout du moins si elle en croyait sa montre – il
était resté à peine trente minutes. L’apprentie espionne se releva avec
rapidité et le devança pour atteindre sa voiture la première et être prête à le
traquer de nouveau. Elle ne savait pas combien de temps elle allait jouer à
ce petit jeu, ni même si elle allait trouver du sens à tout cela, mais elle reprit
la filature. La jeune femme se détendit en mettant la radio. Finalement,
suivre un individu n’était pas si compliqué. Cette fois il bifurqua vers un
parking souterrain, puis descendit jusqu’au quatrième sous-sol. Gaby frotta
frénétiquement ses mains sur son pantalon. La situation se compliquait et
elle était moins à l’aise : ce niveau était presque désert. Elle resta à l’entrée
dans sa Fiat, de peur de se faire remarquer, puis le laissa emprunter
l’escalier qui menait vers l’extérieur. Elle sortit du souterrain en fronçant les
yeux, surprise par l’éclat du soleil. Elle le chercha rapidement du regard,
paniquée à l’idée de l’avoir perdu. Mais la jeune femme le retrouva
rapidement. Il faisait son entrée dans un immeuble de bureaux. Cette fois,
l’URS ne semblait pas dans les parages. Mais rien ne pouvait empêcher son
cerveau d’imaginer une multitude de gardes dans le hall. Gaby soupira, sans
savoir quoi faire désormais. Elle ne connaissait pas l’endroit mais c’était
visiblement un quartier d’affaires, sans aucun banc ni parc. Elle avait peur
d’avoir l’air d’une potiche à rester droite comme un piquet le temps qu’il
sorte. Elle remarqua alors un petit café sans prétention, où elle s’installa en
terrasse, le temps de profiter d’un chocolat chaud. Et cette fois le temps lui
parut encore plus long, car il ne sortit de l’immeuble qu’à 13 h 30. Alors
qu’elle devait être à son stage à 14 h 00, horaire qu’elle n’arriverait
résolument pas à tenir. Heureusement, le docteur Keeven était plutôt
arrangeant. Mais après tout, elle ne comptait pas vraiment ses heures depuis
qu’elle avait commencé ce stage. Il suffirait qu’elle reste un peu plus tard ce
soir.

Elle laissa la monnaie sur la table du café et s’arrangea, comme la


première fois, pour le précéder jusqu’au parking. Elle poussa la porte du
quatrième sous-sol et fouilla dans son sac pour retrouver ses satanées clés,
tout en se rendant à l’évidence. Le suivre ne servait strictement à rien si elle
ne pouvait avoir une discussion franche avec lui. Elle était toujours dans ses
songes lorsqu’une main lui saisit brutalement le bras et la retourna pour la
pousser contre sa voiture.

— À quoi tu joues Gaby ?

Le choc de s’être fait prendre en flagrant délit d’espionnage – ou peut-


être tout simplement celui de se retrouver à proximité de son corps – la
laissa avec la désagréable sensation d’avoir les jambes en coton. Sa voix
était rauque et ses yeux sombres, sans qu’elle ne puisse affirmer s’il
ressentait de la colère ou de l’amusement. Il chuchotait plus qu’il ne criait
et pourtant, sa présence lui procurait toujours le même sentiment, cette
impression d’impuissance qu’elle éprouvait dès qu’elle était face à lui.

Matthew ne la lâchait pas des yeux, sans doute dans l’attente d’une
réponse qu’elle n’était pas à même de lui donner. Elle se sentait juste sur le
point de défaillir. Il n’était qu’à quelques centimètres d’elle et elle avait la
nette impression qu’aucun son ne pourrait sortir de sa bouche tant qu’elle
ne le repousserait pas. Il dut se rendre compte de son malaise car il fit un
pas en arrière, sans toutefois la lâcher du regard. Mais Gaby n’était pas plus
capable que lui de rompre ce lien visuel. Elle ne savait si elle devait avoir
peur ou se sentir embarrassée par ses actions. Elle inspira profondément
puis ferma les yeux pour rassembler ses pensées.

Il est dangereux... se répéta-t-elle en boucle avant de les rouvrir.

— Tu veux me faire mourir de peur ! hurla-t-elle, retrouvant l’usage de la


parole comme par miracle.

— Pourquoi me suis-tu Gaby ? lui demanda-t-il d’une voix étrangement


calme.

— Qu’est-ce que tu fous avec l’URS ?

Elle continuait de hurler. C’était plus fort qu’elle, comme si elle avait un
besoin viscéral de libérer toute la frustration contenue ces dernières
semaines. Matthew se retourna pour scruter le parking – qui ne semblait
plus aussi désert que tout à l’heure – et fronça les sourcils lorsque son
regard se plongea de nouveau dans le sien.

— Baisse d’un ton, tu veux !

Sa voix était autoritaire et sonnait comme un ordre, ce qui énerva Gaby


un peu plus.

— Je me tairai quand je l’aurai décidé ! Qui es-tu bon sang ? Que


manigances-tu avec l’ennemi ? cria-t-elle au comble de la colère en agitant
ses bras.

Matthew la saisit alors par les épaules et la plaqua contre la portière de la


voiture. Elle n’eut pas le temps de riposter lorsque ses lèvres s’écrasèrent
brutalement sur les siennes. Elle succomba sous le flot des émotions qui
prenaient subitement possession de son corps. Le jeune professeur se
recula.
— Il semble que ce soit le seul moyen de te faire taire, lui chuchota-t-il,
ayant fraichement retrouvé son aplomb.

Comment faisait-il pour toujours se maîtriser de la sorte quand elle


n’était qu’une éponge à sensations ? Sans y réfléchir à deux fois, Gaby
l’empoigna par le col de sa chemise et ramena ses lèvres sur les siennes.
Elle se sentit trembler dans ses bras lorsqu’il pressa son corps contre le sien,
qui restait plaqué contre la voiture. Puis elle passa les bras autour de son
cou pendant qu’il encerclait sa taille, dans un effort irrépressible pour être
encore plus proche de lui. La tension entre eux était à son maximum. La
frustration, l’incompréhension, le ressentiment qui auparavant jalonnaient
leur discussion, cédaient peu à peu la place à un désir de plus en plus
ardent. Leur étreinte n’avait rien à voir avec le tendre baiser échangé chez
Julia. Non, là, c’était une lutte pour la dominance, que rien d’autre que ses
lèvres ne pouvait assouvir. Elle gémit contre sa bouche en sentant le contact
de ses mains au creux de ses reins. Ce contact brûlant la fit sursauter et elle
plaqua ses mains sur son torse. Elle voulait reprendre possession de son
corps. Tout de suite. Elle le repoussa de toutes ses forces comme si sa vie en
dépendait et réussit même à le faire chanceler.

— Putain ! Merde ! hurla-t-elle en le frappant de plus belle sur le torse, le


faisant reculer par la même occasion.

SATANÉES-FOUTUES-HORMONES !!!

— Maintenant j'exige que tu me donnes des explications ! lâcha-t-elle


d’un voix ferme et déterminée, alors qu’elle tentait désespérément de
reprendre sa respiration.
12.

Gaby le regarda de façon incrédule alors qu’apparaissait un petit sourire


en coin sur ses lèvres. Comment pouvait-il susciter des sentiments aussi
contradictoires en elle ? Comment pouvait-elle passer du désir intense à la
simple envie de le gifler ?

— Qu’est-ce que tu trouves si drôle ? lâcha-t-elle, cette fois de mauvaise


humeur.

— À vrai dire, toi. C’est quand même hilarant quand on y pense. Tu me


suis sans explications et c’est moi qui devrais m’expliquer ? J’essaie de
sauver tes fesses face à l’URS et toi tu viens te jeter dans la gueule du
loup ? Bordel, Gaby, qu’est-ce qui te passe par la tête pour être aussi
stupide ?

Sa voix montait crescendo et étrangement, elle l’impressionnait. Et pas


qu’un peu. Il avait ce charisme démesuré du leader en pleine action et elle
se surprit à reculer toujours un peu plus devant ses cris, avant de se souvenir
du fameux proverbe La meilleure défense, c’est l’attaque. Proverbe qu’il
mettait admirablement bien en pratique. Elle rassembla le peu de courage
qui lui restait et plissa le front.

— Je veux savoir quels sont tes liens avec l’URS ! Je veux comprendre,
je veux…

Que voulait-elle, au fond ? Pouvoir avoir confiance en lui ? Sa raison lui


disait qu’elle ne pouvait clairement pas lui faire confiance, sauf que sa
raison luttait. Contre son corps. Contre son cœur aussi.

— Je n’ai pas le temps pour ces gamineries. Et toi tu devrais être à ton
stage, déclara-t-il d’un air revêche.

Il ne prit même pas le temps d’attendre sa réponse et lui tourna le dos


pour rejoindre sa voiture. Un instant inerte, Gaby le rattrapa et se posta
devant lui.

— Je rêve, tu ne vas pas partir comme ça !

— Qu’est-ce que tu attends de moi Gaby ?

— Des réponses !

Il la regarda d’un air sombre.

— Pas aujourd’hui. Je suis pressé. Ne rends pas les choses plus


compliquées qu’elles ne le sont déjà.

Il soufflait le chaud et le froid et son sourire exaspérant réapparut dans


l’instant. Elle ne savait pas comment le retenir, à moins de lui sauter dessus.
Ce qui était exclu vu son état d’esprit actuel.

— Je croyais que tu avais fait des progrès.

Il reprenait sa voix taquine et elle eut furieusement envie de l’assommer.


Elle avait parfaitement conscience qu’il faisait référence au blocage des
intrusions et qu’il arrivait encore à lire en elle comme dans un livre ouvert.

— Est-ce que tu travailles pour eux ?

Elle n’arrivait pas à abandonner, pourtant il se donnait les moyens de


l’agacer, sans aucun doute. Matthew leva la tête sans répondre avant de la
fixer intensément, si intensément qu’elle pût ressentir des petits picotements
le long de son dos.

— Si je te dis non, ça change quelque chose pour toi ?

La logique aurait voulu qu’elle réponde non. Un non ferme et déterminé.


Ça ne devrait rien changer. Il ne devrait rien représenter pour elle. Sauf
qu’elle était suspendue à ses lèvres. Rien n’était aussi simple parce que,
malgré ses suspicions, elle se sentait proche de lui. Connectée à lui. Et elle
ne souhaitait pas s’être trompée. Le savoir du côté des déviants lui tenait à
cœur. Elle scella ses yeux aux siens et crut y déceler une imploration
muette.
— Oui… chuchota-t-elle, vaincue.

Matthew eut l’air un instant déstabilisé, peut-être même un peu choqué,


comme s’il ne s’attendait pas du tout à cette réponse. Un instant seulement.

— Alors non je ne travaille pas pour eux, lui répondit-il avec un petit
sourire satisfait.

À quoi rimait cette ambiguïté ? Il ne l’avait pas quittée du regard et


pourtant, l’éclat de vulnérabilité au fond de ses yeux s’était volatilisé et
transformé en un masque impénétrable. Gaby se retourna sans un mot et
grimpa dans sa voiture sans demander son reste. Elle frappa violemment
son volant du plat de la main. Une fois. Deux fois. C’était ce qu’il voulait.
Garder le contrôle. L’obliger à faire marche arrière. Mais pourquoi bon
sang ?

Elle regarda sa montre d’un air absent. 14 h 00. C’était sans doute une
erreur mais elle téléphona à l’hôpital et, par bonheur, tomba sur Miranda.
Elle lui expliqua vaguement qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle ne
pourrait pas venir au stage. La jeune femme raccrocha, peu fière d’elle, puis
laissa son regard vagabonder au travers du parking. Mécaniquement, elle
démarra la voiture et se dirigea vers la banque.

Arriver au quatrième étage et poser les pieds dans le grand hall aseptisé
lui fit l’effet d’une bouffée d’oxygène. Elle se cala contre un des murs en
fermant les yeux et inhala la forte odeur de café qui lui chatouillait les
narines. Contre toute attente, elle aimait cet endroit. Elle s’y sentait à l’aise,
détendue.

— Est-ce que ça va, Gaby ?

Gabrielle entrouvrit un œil pour découvrir le visage d’Evan, les traits


inquiets. Elle se redressa et lui sourit.

— Oui, juste un peu de fatigue, ne t’en fais pas. Je ne pensais pas te


trouver ici à cette heure.
— Mmmh, j’y suis de façon aléatoire. Donc si je farfouille dans ton
cerveau déjanté, je ne trouverai rien qui puisse m’inquiéter ? demanda-t-il
sans en démordre, en pointant sa tête du doigt.

Le sourire de Gaby s’agrandit un peu plus.

— Tu n’oserais pas, le nargua-t-elle.

Un rire communicatif s’échappa de ses lèvres.

— Non, je n’oserais pas. Tu veux un café ?

— Ce n’est pas de refus. Dis-moi Evan, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
demanda-t-elle en le suivant.

— À mes heures perdues ? Je fais de la musique.

— Tu joues ? Tu composes ?

Cette passion expliquait certainement ses passages fréquents et ses heures


à la banque.

— Compositeur, c’est un bien grand mot. Disons que je suis surtout


musicien. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas censée être à ton
stage ?

Pourquoi tout le monde se préoccupait-il tellement de son stage tout d’un


coup ?

— Je fais l’école buissonnière aujourd’hui.

— Ce qui implique que tu n’es pas ici pour un cours particulier alors…

— En effet, mais je ne suis pas contre non plus. Ça occupera mon temps
perdu, soupira-t-elle pour la forme, heureuse de le croiser et de se changer
les idées.

La personnalité sereine d’Evan la mettait en confiance et apaisait ses


tensions. De même que réussir à le bloquer sans effort.
— Que s’est-il passé aujourd’hui ? lui demanda-t-il pendant leur séance
d’entraînement.

— Pardon ?

— Tu réussis parfaitement à bloquer mes intrusions. Et sans vouloir te


vexer, ce n’était pas vraiment le cas les dernières fois. Certaines émotions
peuvent nous aider dans ce sens. D’où ma question. Qu’est-ce qui s’est
passé aujourd’hui ? répéta-t-il sans la lâcher.

Gaby laissa son regard dériver vers leurs mains sans chercher à se
dégager de son emprise. Elle appréciait ce contact, il avait quelque chose de
rassurant.

— Je me suis un peu énervée ?

— C’est une question ? rit-il en la dévisageant.

Elle secoua la tête et leva les yeux au ciel.

— Donc tu es… en colère ?

— Il semblerait, oui.

— Alors sers-t’en ! Quand tu essaies de bloquer quelqu’un, pense à ce


sentiment de colère et retourne-le contre cette personne, OK ?

La jeune femme acquiesça et son cerveau médita ces paroles à toute


allure. Evan caressa le dos de sa main avec le pouce et elle sentit son cœur
s’accélérer malgré elle.

— Il faut que je te parle Evan !

La voix de Matthew claqua comme un fouet et brisa la quiétude


confortable dans laquelle ils baignaient. Dans le même temps, à l’autre bout
de la pièce, un vase se renversa par terre dans un fracas qui les fit sursauter.
Gaby capta le regard d’Evan – qui fusillait le professeur des yeux – sans
qu’elle ne comprît vraiment ce qui se passait. Elle se releva en même temps
que lui.

— Je vais rentrer. Je te vois plus tard.

Elle passa devant Matthew sans s’en préoccuper, bien qu’elle sentît son
regard peser sur elle. La tension qui régnait entre eux était palpable mais
elle refusa de s’y attarder.

La semaine entière fut consacrée au déménagement, ce qui éloigna Gaby


de toutes ses préoccupations. Pour ajouter une petite touche finale, elle
accrocha quelques photos de famille au mur de sa chambre. Essentiellement
des photos où se trouvaient Benjamin et Jake. Mais également une petite
photo un peu abîmée par le temps et par le nombre de fois où elle l’avait
tenue entre ses mains. Une fois placée au mur, elle la caressa du bout des
doigts avec nostalgie. Elle devait avoir à peine huit ans sur cette photo.
Habillée en garçon manqué, les cheveux en bataille reliés par un élastique,
elle fixait l’objectif d’un air franc, le bras de sa mère autour de ses épaules
tandis qu’elle savourait sa glace. Gaby ne savait pas pourquoi elle aimait
tant cette photo. Il y en avait pourtant des dizaines où elles étaient mieux
habillées, plus souriantes, mais celle-ci dégageait plus de bonheur et de
naturel que toutes les autres réunies. Elle lui manquait. Aucun enfant ne
devrait grandir sans une mère. Elle n’avait pas été présente pour son
opération de l’appendicite ou pour sa remise de diplôme. Pas plus pour son
premier chagrin d’amour. Et elle ne le serait plus jamais, pour aucun des
petits comme des grands évènements de sa vie. Elle caressa une dernière
fois l’image un peu jaunie de Lilianna et détourna son regard embué par les
larmes.

Pour se changer les idées elle fit un rapide tour d’horizon de sa nouvelle
chambre. Elle était spacieuse mais en même temps chaleureuse. Les tons
gris et froids étaient balayés par les meubles blancs qu’elle avait achetés. Le
sentiment qu’elle avait eu à la première visite ne s’était pas estompé. Elle
allait être bien ici, elle le sentait. La jeune femme sortit de la pièce pour
rejoindre le salon, dans lequel elle trouva Lola, affalée dans le canapé. Le
petit air de satisfaction qu’elle découvrit sur son visage la fit sourire. Elle
avait préparé deux coupes de champagne sur la petite table du salon.
— À notre nouvelle vie !

— À notre nouvelle vie ! trinqua Gaby avant de porter la coupe à ses


lèvres.

— C’est sympa de la part d’Evan de nous avoir aidées cette semaine, lui
dit-elle avec un regard en coin.

— Mmmh.

C’était la stricte vérité, il avait déménagé certains meubles avec l’aide de


Jake et s’était montré d’un grand secours. Seulement ils ne s’étaient pas
retrouvés seul à seul depuis vendredi dernier et elle n’avait pas pu lui poser
toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres. Maintenant leur installation
terminée, elle se promit de le faire dès le lendemain.

— Tu devrais l’inviter.

— Quoi ? Ah oui, Evan, on pourrait l’inviter un soir oui, si tu veux.

Lola éclata de rire.

— Je voulais dire lui et toi, Gaby. La subtilité et toi ça fait trois, hein ?

Gaby roula des yeux.

— Je l’aime bien mais c’est platonique. On est en train de devenir amis,


c’est tout.

— Et il est au courant ? s’amusa son amie.

— Arrête. Il n’y a rien entre nous.

— Parce que… tu craques toujours pour l’insaisissable Matthew Baker ?


lui demanda-t-elle d’une voix traînante en papillonnant des yeux comme
une adolescente.

Gaby la poussa sur l’épaule et se leva pour débarrasser les coupes.


— Je pense que tu as bien résumé. Il reste… trop insaisissable.

— Alors trouve-toi un bon petit non-déviant, lui cria Lola alors qu’elle
était restée dans le salon. Pas de déviant, pas de soucis !

Seule dans la cuisine, Gabrielle ricana. Elle n’avait pas tort. Moins elle
fréquenterait de déviants, plus simple serait sa vie. Mais il fallait croire
qu’elle aimait les complications… À moins qu’elle ne les attire comme un
aimant.

Bien entendu, elle évita scrupuleusement de suivre le conseil de son amie


et se rendit à la banque le samedi matin, la tête remplie de questions et le
besoin viscéral de leur trouver des réponses. Elle avait contacté Evan pour
lui dire qu’elle passerait, et il l’accueillit avec le sourire.

— Tu vas bien ? La première nuit dans l’appartement s’est bien passée ?

Elle hocha la tête en lui retournant son sourire.

— On peut aller quelque part pour parler ?

Il fronça les sourcils et lui indiqua le chemin du petit bureau où Matthew


l’avait emmenée lors de sa première venue.

— Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda-t-il après avoir refermé la porte.

— Rien de grave rassure-toi. Juste…

Elle ne savait pas vraiment comment aborder le sujet Matthew avec lui.

— L’atmosphère était un peu bizarre la dernière fois, quand Matthew est


arrivé et… je me demandais ce qui avait causé son attitude.

Evan perdit instantanément le sourire et afficha un air neutre. Le fait qu’il


n’avait pas envie d’en parler semblait clair et net. Peut-être avait-elle
outrepassé les limites de leur amitié naissante. Elle se tritura les mains dans
un geste nerveux, sans trop savoir comment arranger les choses avant qu’il
ne reprenne la parole. Enfin, c’était un bien grand mot. Il murmura sa
réponse plus qu’il ne parlait à voix haute.

— Qu’est-ce que tu veux vraiment savoir Gaby ?

La jeune femme inspira un grand bol d’air avant d’enchaîner d’une voix
rapide.

— Tu lui fais confiance ?

— C’est mon avis personnel que tu veux ?

Elle hocha la tête.

— Oui, je lui fais entièrement confiance.

— Il n’avait pas l’air très amical la dernière fois. Et il a aussi l’air très
proche de l’URS.

— Les apparences sont parfois trompeuses Gaby.

Aurait-elle ses réponses ? Elle n’en était plus si sûre. Pourtant


l’obstination dont elle faisait preuve n’était pas près de faiblir.

— Alors qu’est-ce qu’il fout avec eux ?

Evan semblait mal à l’aise. Si elle avait pu en douter auparavant,


désormais elle était sûre qu’il détenait les réponses qu’elle espérait.

— Écoute Gaby. Je ne connais pas la… teneur de votre relation. Mais


Matthew est assez secret et son passé trouble n’arrange rien. Je doute qu’il
apprécie qu’on parle de lui. Tu devrais lui poser directement tes questions.

— J’ai besoin de savoir. S’il te plaît.

Evan soupira et se frotta la joue de façon nerveuse.

— Comment crois-tu qu’on a obtenu les scanners Gabrielle ?


Elle resta un instant interdite.

— Comment ça ? Vous ne les tenez pas de déviants ?

— Ne sois pas aussi naïve. Les personnes qui ont passé ce scanner ont
forcément été repérées par l’URS... Comment crois-tu que les médecins
réagissent face à ça ?

— Viens-en au fait Evan.

— Ils viennent de l’URS. Forcément. On a besoin de renseignements, on


a besoin de connaître le comment du pourquoi. On ne peut pas ne pas être
proche de l’URS.

— Vous les avez volés ?

— Ces scanners ? Oui. Et on a aussi quelqu’un qui nous aide. De


l’intérieur.

— Qu’est-ce que Matthew cherche ? Je l’ai vu entrer dans un bâtiment de


l’URS la semaine dernière.

— Gaby ! Reste en dehors de tout ça. Ça ne vaut pas la peine de prendre


ce genre de risques.

— Donc il est en danger.

— Gaby ! gronda à nouveau Evan.

— C’est bon ! capitula-t-elle en levant les bras en l’air. Merci, murmura-


t-elle avant de l’embrasser sur la joue.

Son regard se voila et il lui attrapa le bras.

— Fais attention à toi.

Elle acquiesça et il la lâcha en soupirant.


— Matthew a bien de la chance, l’entendit-elle prononcer tout bas alors
qu’elle atteignait la porte.

Elle ne se retourna pas, elle ne tenait pas à lui faire face. Elle prit la
direction de son appartement, un peu sonnée... mais en même temps
revigorée. Elle se montrait sans doute idiote mais elle se surprit à sourire.
Malgré ses doutes, elle savait désormais que son intuition était la bonne.
Elle avait eu raison d’avoir confiance en lui. Mais elle ravala rapidement
son sourire. Il jouait avec le feu. Son attitude était dangereuse et il risquait
peut-être même sa vie à prolonger le double jeu. Finalement, rien ne
semblait rassurant dans ces constatations.

Elle se considérait comme une très mauvaise espionne mais qui ne tente
rien n’a rien. Elle prit donc sa décision : elle ne se découragerait pas. La
jeune femme fit un saut jusqu’à l’appartement, où elle croisa Lola.

— Ne me pose pas de questions mais… est-ce qu’on peut échanger nos


voitures ?

Lola leva vers elle ses yeux bruns étonnés.

— Tu sais qu’il va falloir que tu m’expliques, tôt ou tard, n’est-ce pas?

— Quand je rentre, promis !

— OK. Tiens, les clés. Au fait Gab’, demain j’ai prévu de voir Oliver, il
m’attend en fin de journée. Tu viens avec moi ?

— Pour les noms ? Oui je viens, pas de problème. J’en profiterai pour
voir Evan.

— Hummm… OKKK… répondit-elle d’un air entendu, ce qui fit rire


Gaby.

Au moins dans cette voiture, elle risquait moins de se faire repérer. Si la


situation n’était pas aussi tendue, elle aurait presque pu en rire. Devait-elle
se procurer une perruque ? Se cacher derrière des lunettes de soleil et un
chapeau ? Elle était sur le point de péter les plombs. Aucun doute là-dessus.
Gaby s’installa au volant et regarda autour d’elle, avant de mettre la main
dans son sac d’un geste hésitant. Elle en sortit un pistolet, qu’elle rangea
dans la boîte à gants. Evan avait fini par lui procurer une arme et, dans le
cas présent, elle estimait qu’on ne se montrait jamais trop prudent.

Il était 14 h 00 lorsqu’elle se gara devant chez lui, repérant au loin son


4x4. Elle n’avait aucune idée de son emploi du temps ou de ce qu’il faisait
de ses week-ends. Et l’apprendre l’effrayait presque. Et pourtant, pour la
deuxième fois en moins de dix jours, elle se mit à le suivre. Si le coup
précédent la traque avait été mouvementée, cet après-midi c’était le calme
plat, à tel point qu’elle réprima un bâillement en le voyant sortir du
Décadence.

À 18 h 00, la situation n’avait guère évolué. Le jeune professeur rentra


chez lui dans la foulée, sans doute pour dîner. Il en ressortit vers 22 h 00
entièrement vêtu de noir. Gaby fronça les sourcils devant cet accoutrement
et elle eut soudain un mauvais pressentiment. Un samedi soir, à cette heure-
là, la petite commune urbaine de Clarks vivait au rythme des sorties
nocturnes des étudiants mais aussi des habitants, dont la moyenne d’âge ne
devait pas dépasser la quarantaine. La jeune femme eut donc un peu de mal
à le suivre sans le perdre de vue, pestant sur les chauffards peu regardants
sur le civisme au volant. Elle avait imaginé qu’il se rendrait dans le quartier
animé où elle l’avait vu pénétrer au milieu de l’URS mais, au lieu de ça, il
prit la direction opposée, pour se diriger vers le quartier des affaires.
L’itinéraire la rendait perplexe et elle ne savait pas vraiment quoi en penser.
Elle n’avait repéré aucun agent de l’URS à sa première venue. De ce fait,
elle n’était pas vraiment sûre que sa visite ait un quelconque lien avec eux.

Matthew descendit dans le même parking que la fois précédente mais


cette fois elle ne le suivit pas et se gara au coin de la rue adjacente. La place
n’était pas vraiment une place autorisée mais après tout elle restait dans la
voiture, c’était un faux problème. Et puis surtout, de là où elle se planquait,
elle avait une vue privilégiée sur le bâtiment. Encore fallait-il qu’elle soit
sur la bonne piste… Et qu’il entre dans ces satanés bureaux ! La jeune
femme coupa le contact et s’écrasa un peu plus dans son siège histoire de se
faire discrète. Elle sentit son cœur battre la chamade quand il franchit les
portes du bâtiment. Portes qu’elle sembla fixer durant un temps infini,
affalée sur le volant. Elle faillit d’ailleurs s’endormir à maintes reprises et
regretta de ne pas avoir de café sous la main. Finalement à quoi rimaient
tous ces efforts ? Il ressortirait sans doute comme une fleur et rentrerait
chez lui. Et elle n’en saurait pas plus.

23 h 30 et toujours aucun signe de vie. Elle se demanda si elle devait


s’inquiéter, songea même à appeler Evan, lorsqu’une alarme se mit à
résonner dans toute la rue. Elle sursauta si brusquement qu’elle se cogna la
tête dans le haut du pare-brise. Heureusement qu’ils étaient dans un quartier
d’affaires. L’alarme ne risquait pas de réveiller grand monde. Elle regarda
anxieusement la porte de l’immeuble. Elle en était convaincue, l’alarme
provenait de là. C’est alors qu’elle le vit sortir à grandes enjambées, un
bonnet bien enfoncé sur le crâne et la tête baissée. Et son cœur eut un loupé
quand elle découvrit un type de l’URS à ses trousses. Par instinct elle ouvrit
la boîte à gants et serra l’arme entre ses doigts fins, sans lâcher la scène des
yeux. Malgré l’éclairage limité de la rue, elle distinguait nettement l’arme
que l’agent portait à la main et elle resserra son emprise sur la sienne.

Matthew l’avait plus ou moins distancé mais le garde n’hésita pas


longtemps. Il pointa son arme en direction du professeur et tira. Dans le
mollet. Gaby n’eut pas le loisir de réfléchir. Bizarrement, c’était comme si
la scène se déroulait au ralenti devant ses yeux. Elle ne songea pas aux
risques, elle ne voyait que Matthew ralentir en sautillant sur sa jambe
intacte et le garde le tenir toujours en joue. C’était un coup de folie mais
elle sortit de la voiture, comme habitée par une autre personne... Et elle tira.
Avec maîtrise, à son propre étonnement. Finalement, les cours avaient porté
leurs fruits, même si dans la panique elle n’avait pu d’instinct se résoudre à
viser les points vitaux. Elle espérait atteindre la cuisse mais les petits
tremblements de sa main avaient projeté la balle au niveau du genou du
vigile. L’impact fut radical. L’homme s’écroula instantanément sous l’effet
de la douleur, ce qui laissa Gaby le souffle coupé.

Elle croisa alors le regard de Matthew...


13.

Gaby croisa le regard de Matthew, qui dévia rapidement vers son


assaillant avant de revenir vers elle. Le garde toujours à terre, il se précipita
vers la voiture du mieux qu’il le pouvait.

Sortant de sa stupeur, la jeune femme se réinstalla dans son véhicule,


démarra et posa ses mains moites sur le volant. Qu’est-ce qu’elle avait fait.
Merde. Elle cherchait un peu d’oxygène par la fenêtre lorsqu’il pénétra dans
l’habitacle.

— Démarre Gaby, ce n’est pas le moment de se poser des questions !

Sa voix était autoritaire comme à son habitude mais il jetait des coups
d’œil nerveux vers le garde de l’URS. Gaby sentit sa main trembler sur le
levier de vitesse mais démarra en trombe, tel un automate.

— Tourne à gauche.

— Ce n’est pas la direction de ton appartement, lui dit-elle d’une voix


blanche.

À vrai dire elle n’était pas sûre de pouvoir affronter une course poursuite
ou n’importe quel autre cas de figure qui germait dans son esprit tourmenté.

— Relax. On ne va juste prendre aucun risque. Prends la ruelle à droite.

Sa voix semblait maîtrisée, mesurée. Peut-être même rassurante. Oui


peut-être, si seulement les pulsations qui battaient contre ses tempes lui
laissaient le loisir d’assimiler toutes les données... Alors elle lui obéit dans
un soupir. Et se laissa porter par sa voix sans poser de questions. Matthew
prit son téléphone et composa un numéro. Il tapotait nerveusement
l’accoudoir central lorsque son interlocuteur se décida enfin à répondre.
— Oliver. J’ai besoin que tu neutralises les caméras de l’Avenue
Simmons et que tu effaces les enregistrements des deux dernières heures, en
plus de celles du bâtiment en lui-même. C’est dans tes cordes ? Nickel.
Merci !

Il se tourna alors vers Gaby.

— À qui est cette voiture ? lui demanda-t-il d’un air pensif.

Elle connaissait ce regard désormais. Il jaugeait la situation et allait sans


aucun doute se replonger dans un profond mutisme ensuite. Sauf qu’elle ne
l’y autoriserait pas cette fois. Ses yeux descendirent soudain vers son mollet
qui saignait abondamment.

— Elle est à Lola. Fais-toi un point de compression Matthew, ce n’est pas


le moment de te vider de ton sang, enchaîna-t-elle en essayant de rester
concentrée sur la route.

Elle se libéra de son écharpe et la lui tendit. Il la prit entre ses mains,
d’un air perplexe.

— Ce n’est pas l’idéal mais c’est tout ce que j’ai sous la main. Appose
l’écharpe repliée sur la plaie et comprime fortement, ça stoppera
l’écoulement du sang.

À son grand étonnement, il se contenta de lui obéir. Et petit à petit, en


terrain médical connu, elle se relaxa. C’était plus facile ainsi. Se concentrer
sur les faits réels, sur la médecine et la survie. Plutôt que de songer aux
conséquences de ses actes, plutôt que de penser à la suite.

— Il faut qu’on la fasse repeindre.

— Quoi ?

Gaby lâcha un petit son étouffé, qui se transforma volontiers en un éclat


de rire hystérique. Elle était à bout.

— À part ça c’est moi qui me crois dans un film ? Matthew, tu crois qu’il
a vu la couleur de la voiture dans cette rue mal éclairée ? Tu devrais plutôt
te préoccuper de savoir si oui ou non il pourrait t’identifier !

— Je ne veux prendre aucun risque bordel ! hurla-t-il en se redressant sur


son siège.

Une fois de plus, le regard de Gaby s’échappa vers sa blessure.

— On va d’abord soigner ta plaie tu veux ? Avant que tu ne repeignes de


ton sang la voiture de ma meilleure amie. Qui, soit dit en passant, va me
tuer quand elle verra ça. Merde, oui, elle va vraiment me tuer !

Du coin de l’œil, elle le vit serrer les poings. Mais se taire. Ce qui était
une grande première. Quant à elle, elle ne savait pas vraiment d’où lui
venait cette soudaine décontraction. Peut-être la chute d’adrénaline ?

— Est-ce que tu vas enfin me répondre ? Qu’est-ce qui s’est passé ce


soir ?

— Je ne sais pas ce qui te pousse à être aussi stupide mais putain, Gaby,
tu te rends compte qu’ils auraient pu te découvrir ? Tu ne maîtrises encore
rien, c’était juste… suicidaire !

— Au cas où ça ne te semblerait pas évident, si je n’avais pas été aussi


stupide, c’est toi qui serais entre leurs mains à l’heure qu’il est ! Comment
dis-tu déjà ? Ah oui. Je t’ai sauvé les fesses ce soir. Alors tu vas me donner
les putains d’explications que j’attends ! hurla-t-elle à son tour.

Elle qui était d’un naturel si calme, se rendait compte qu’il était vraiment
le seul à pouvoir mettre ses nerfs à si rude épreuve. Matthew se passa la
main dans les cheveux sans la quitter des yeux, l’air plus tourmenté que
jamais.

— Tu ne lâcheras jamais l’affaire, n’est-ce pas ?

— En effet.

— OK, on va avoir une petite discussion. Mais à une condition.


— J’aurais dû me douter que ça ne pouvait décemment pas être si simple.
Comme si te sauver la vie pouvait suffire, grogna-t-elle sans quitter la route
des yeux.

— Je ne veux plus jamais que tu te mettes en danger c’est compris ?


Surtout pas pour moi, je peux parfaitement me débrouiller seul.

Il avait l’air assez perdu et désœuvré. Et de tous les évènements de la


soirée, c’était le sentiment qui la touchait le plus. Elle résista à l’urgence de
poser sa main sur la sienne et s’éclaircit la voix.

— Peut-être que je me débrouille mieux en survie que ce que tu pourrais


imaginer. Je peux prendre la direction de chez toi maintenant ?

Il acquiesça sans un mot et elle sentit son regard peser sur elle le reste du
chemin.

— Prends la ruelle.

Un nouvel ordre…

— Ce n’est pas la bonne route !

Elle suivit cependant sa directive, le cœur battant. Elle n’était pas si


stupide. Matthew détacha sa ceinture pour avoir un meilleur angle de vue
sur l’arrière et fronça les sourcils. Étaient-ils suivis ?

— Prends la deuxième à droite. Surtout pas la première, c’est un cul-de-


sac.

Au moins, il connaissait parfaitement le coin. En même temps, ils


devaient se trouver à moins d’un kilomètre de chez lui. Bifurquer à cet
endroit semblait réellement inquiétant.

— OK Gaby. Respire. Et accélère. Je ne peux pas envisager de prendre ta


place, je suis incapable de conduire. D’accord ?

— Est-ce qu’on est suivis ?


— Je pense que oui mais ne t’inquiète pas, on va les semer.

Il parlait d’un ton calme et contrôlé. Il essayait de la rassurer mais cette


fois sa technique ne fonctionnait pas vraiment. Putain. Ça ne pouvait pas
être réel. Dans la réalité, on ne vivait jamais une course poursuite. Dans la
réalité, le gouvernement ne traquait pas les innocents. Mais dans la réalité,
personne n’avait de « super-pouvoir » non plus...

Elle accéléra après avoir tourné. Ils se trouvaient dans une nouvelle ruelle
mal éclairée et elle espérait vraiment ne rencontrer aucun piéton, vu l’allure
à laquelle elle roulait.

— Prends à droite.

Elle pila net et, à défaut de pouvoir lui envoyer un regard noir, jura tout
bas. Cette fois la rue était un peu plus imposante, bordée de maisons
bourgeoises de caractère. Sans nul doute un quartier privilégié. Matthew
lâcha un soupir. Une voiture en warning barrait le bout de la rue. Impossible
de passer par là.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Il y a une ruelle à environ cinquante mètres à gauche. Un cul-de-sac.


Mais on n’a pas le choix, il n’y a pas d’autre option. Tu y fais demi-tour.

Malheureusement pour eux, le temps d’entreprendre la manœuvre, la


voiture qui les poursuivait était revenue à leur niveau. Dans un crissement
de pneus, elle stoppa net à quelques mètres de l’impasse où ils venaient de
s’engager. Ils étaient coincés. Du coin de l’œil, elle vit Matthew sortir son
pistolet du jean et ses mains se mirent à trembler compulsivement.

— Tu ne bouges pas de la voiture. Est-ce que tu m’as bien compris ?

Gaby n’opposa aucune résistance, trop perdue dans l’atmosphère irréelle


de la scène. Elle le vit sortir en boitillant et inspira profondément, les mains
toujours crispées sur le volant. Qu’est-ce qu’une héroïne de roman ferait
dans ce cas-là ? Sans hésiter, elle sortirait avec son flingue. Oui mais elle
était loin d’être une héroïne. Elle avait la frousse comme jamais.
Les secondes semblèrent s’égrener les unes après les autres sans qu’elle
ne parvienne à se décider. Matthew venait de disparaître de son champ de
vision au coin de la ruelle et ce fut le déclic suffisant pour qu’elle se
réveille. Elle et son cerveau. Le garde savait que Matthew n’était pas seul.
Qu’adviendrait-il d’elle si… le pire se produisait ? Il était évident qu’il s’en
prendrait à elle. Bravant l’interdit, elle saisit à son tour l’arme qu’elle avait
reposée dans la boîte à gants et sortit du véhicule, se laissant porter par ses
jambes flageolantes jusqu’au coin de la rue. Elle s’arrêta contre le mur
avant de trouver le courage de se mettre à découvert. En dépit des
apparences, elle ne voulait rien tenter d’irréfléchi. Morte, elle ne lui
servirait plus à rien, c’était peu de le dire.

La conversation entre les deux hommes semblait assez houleuse. Elle osa
jeter un œil et les vit se tenir en joue. Son rythme cardiaque s’accéléra
quand elle remarqua qu’à l’inverse de son attitude plus tôt dans la soirée, ils
visaient tous deux les points vitaux.

— Tu ne veux pas me tuer Alex, lança Matthew sans bouger.

— Je ne suis pas là pour te tuer en effet. Je t’ai toujours trouvé étrange


cela dit, pour ne pas dire antipathique. Tu es un déviant, n’est-ce pas ?
Résistant, de toute évidence. Tu ne nous échapperas pas, j’y veillerai. Ne
fais pas cette tête, c’était plutôt bien vu de ta part je dois bien l’avouer. Sois
proche de tes amis, et encore plus de tes ennemis.

— Qu’est-ce que vous faites des déviants ? Où sont-ils ?

— Ouch. Je suis déçu. En fait tu ne sais pas grand-chose n’est-ce pas ?


Depuis le temps qu’on se connaît et que tu te fous de nous, j’aurais espéré
que tu te montres un peu plus à la hauteur. C’est donc ça ta quête ? Matthew
Baker, grand sauveur des opprimés ? À moins que tu n’aies perdu
quelqu’un ? Qui cherches-tu Matthew ? Une petite amie ? Un membre de ta
famille ? Un enfant ?

Gaby le vit tressaillir et porter le doigt sur la détente.

— J’ai touché dans le mille ? Je vais te décevoir. Tu peux me tuer sur-le-


champ. Je ne te dirai rien.
Il lui répondait avec nonchalance. Comme si c’était la routine, comme si
sa vie n’était pas en danger. Pire, comme s’il s’en fichait royalement. Et
brusquement, l’air de rien, elle vit son arme changer discrètement de
trajectoire.

Attention Matthew !

Matthew eut juste le temps d’esquiver le tir – qui cette fois visait
l’épaule, elle en était certaine. Il se planqua derrière une voiture et elle le
perdit totalement de vue.

Putain putain putain.

Le garde sembla hésiter, avant de se plaquer contre un mur et d’avancer


vers Matthew. Elle entendit une seconde détonation, provenant cette fois de
l’arme du professeur. Quelqu’un allait bien se réveiller non ? Appeler la
police ? Mettre un terme à ce joyeux bordel ! Puis elle réfléchit l’espace
d’un instant. Quel serait leur sort si la police s’en mêlait ? L’homme
s’avança à couvert vers Matthew et Gaby l’observa aussi discrètement
qu’elle le pouvait. Tous ses sens étaient en alerte, comme décuplés. Elle
aperçut Matthew par terre, appuyé contre le capot d’une voiture, du sang
coulant le long de son bras. Il n’avait pas été assez rapide.

— Tu n’as aucune chance. Ta petite copine non plus d’ailleurs. Déviante


ou pas. Peut-être qu’ils sont déjà tous morts les déviants, qui sait ? Peut-être
que je devrais même te tuer tout de suite. Personne ne m’en voudra, après
tout.

— Alors tue-moi, pas la peine de perdre ta salive et ton temps !

Le garde pointa son arme vers la tête de Matthew et Gaby le vit fermer
les yeux.

À toi de jouer Gaby. Il est prêt à TOUT.

Sans la moindre hésitation, elle se décala légèrement pour pouvoir viser


la poitrine et leva son arme.
Il va falloir se battre n’est-ce pas ?

C’est ce qu’elle lui avait demandé dans son rêve. Même si elle
connaissait par avance la réponse. Et elle tira. Avec une facilité
déconcertante, comme si son cerveau était déconnecté. Pourtant, elle sentit
un arrière-goût amer lui couler dans le fond de la gorge. Son intuition lui
dictait que ce n’était qu’un début mais elle ignora cette sombre prophétie.
Matthew était déjà debout et se rapprochait du garde.

— Est-ce qu’il…

La jeune femme ne put finir sa phrase, l’émotion la saisit à la gorge. Et la


question resta en suspens dans l’air... Matthew serra les dents, le regard
dans le vague, et l’attrapa par le bras pour faire demi-tour.

— Attends, je veux vérifier, je… peux… peut-être appeler les urgences ?

— Je ne te laisserai pas mettre d’empreintes sur ce corps. C’est bien


compris ?

Il fit marche arrière et s’accroupit au-dessus du garde tout en sortant un


mouchoir en papier de sa poche. Il l’appliqua au niveau du cou, là où battait
la carotide. Le professeur se releva en titubant. Il avait toujours bien du mal
à marcher mais il avait repris le contrôle de la situation. De son côté elle
semblait complètement perdue, ne prenant sans doute pas réellement
conscience de tout ce qui venait de se dérouler.

— Tu vas réussir à conduire ? lui demanda-t-il avec sollicitude.

Elle hocha la tête sans un mot. Elle n’avait pas besoin de lui reposer la
question, son silence en disait long. Aucun doute ne subsistait sur la mort de
l’homme. Elle était choquée, c’était évident. Mais le plus révoltant à ses
yeux restait d’avoir été capable de tirer, sans remords et sans la moindre
hésitation. Son acte lui faisait froid dans le dos.

Ils rentrèrent en silence et Gaby laissa la voiture dans le garage de


Matthew, le temps qu’ils « voient venir » ainsi qu’il le lui avait dit. Elle le
suivit jusqu’à son appartement comme anesthésiée, avant de lui demander
sa trousse de secours. Encore une fois, se raccrocher à la médecine lui
permettait d’agir de façon normale et sensée. Du moins l’espérait-elle.

Il lui tendit des compresses et du désinfectant. C’était un peu


minimaliste, mais elle s’en contenterait.

— Tu pourrais être un peu plus douce, se plaignit-il alors qu’elle


désinfectait la plaie du bras, où la balle l’avait juste frôlé.

— Un grand garçon comme toi ? Tu n’es pas si douillet quand même ?

Elle refoula une subite envie de rire devant son air horrifié et se remit à la
tâche.

— Tu as de l’alcool ?

— Quoi ? Le désinfectant n’est pas suffisant ?

Elle le regarda dans les yeux et lui répondit avec toute la patience dont
elle pouvait faire preuve.

— Tu as fait des études qui tournent autour de la santé Matthew. Et tu as


sans doute une balle dans le mollet. Est-ce que tu veux un dessin ?

Gaby le regarda déglutir et s’agaça. Puis elle ouvrit les placards sans son
accord et y dénicha une bouteille de whisky dont elle remplit un verre.

— Hey ! Il a trente ans d’âge ce whisky !

— Sans déconner Matthew ? lui demanda-t-elle en levant les yeux au


ciel.

Il but le verre d’une traite tandis qu’elle s’adonnait à la tâche. En fait, elle
s’était trompée. La balle était bel et bien ressortie, elle n’avait juste pas eu
le temps d’en juger, le sang et l’écharpe lui cachaient précédemment la
plaie.

— Tu aurais besoin de points, constata-t-elle d’un ton détaché.


— Et bien sûr, tu as ton nécessaire à couture sur toi ?

— Remballe ton air moqueur, tu feras moins le malin dans cinq minutes.

Était-ce malsain d’aimer être en position de force vis-à-vis de lui ? En


tout cas, il n’avait pas cru si bien dire. Elle avait une petite trousse
d’urgence avec elle dans son sac à main. Bien insuffisant pour désinfecter
les deux plaies mais elle comportait une aiguille et du fil.

— Tu fais souvent ça ? lui demanda-t-il avec nervosité.

— Tu fais souvent l’enfant ? lui répliqua-t-elle alors qu’il se resservait un


verre de whisky.

Avec patience, elle recousit son mollet alors qu’il s’obstinait à regarder
partout sauf vers elle. Au moins il lui laissait le temps de réfléchir. Trop de
temps à vrai dire.

— Qui est-ce que tu cherches Matthew ?

Elle avait parlé d’une voix calme, concentrée qu’elle était sur la blessure.
Instantanément, elle le sentit tressaillir et se crisper. Mais elle ne pouvait
pas effacer de sa mémoire la conversation des deux hommes.

— Ne bouge pas s’il te plaît, soupira-t-elle en terminant.

Lorsqu’elle releva les yeux vers lui, elle le découvrit le regard dans le
vague, contemplant les photos accrochées au mur du salon d’un œil absent.

— Tu n’es pas obligé de me répondre, je conçois que ce soit une question


indiscrète. Mais tu me dois des réponses. Celle-là, ou d’autres.

— Tu as fini ? Avec la plaie ?

— Oui, c’est bon. Je ne suis pas sûre que les muscles soient intacts et je
pense que tu devrais éviter de poser le pied pendant quelques jours, même
si j’imagine que tu n’en feras qu’à ta tête.

— D’accord.
Il se leva et se posta devant les photos l’air pensif.

— Ma sœur. C’est ma sœur que je cherche.

Gaby resta silencieuse. Elle était peut-être étonnée de sa franchise… ou


elle attendait tout bêtement la suite.

— C’était… C’est… Putain, se reprit-il, la tête entre les mains. C’est une
déviante… Et ils l’ont eue.

— Elle ne savait pas les bloquer ?

— Ohhh si… souffla-t-il avant de la regarder, droit dans les yeux.


Qu’est-ce que tu veux savoir d’autre ?

Elle imaginait que le sujet était clos, qu’il ne voulait pas lui parler plus de
sa sœur. Mais au moins, il s’était ouvert à elle. Un peu.

— Qu’est-ce que tu faisais là-bas ce soir ? Le… gars de l’URS qui t’a tiré
dans l’épaule, il semblait te connaître.

Un léger sourire illumina son visage tiré par la fatigue et l’angoisse.

— Disons que j’ai l’habitude de… bosser pour eux de temps en temps.

La jeune femme le dévisagea d’un air impassible.

— Tu fais des progrès. Ça devient difficile de lire en toi ! Que ce soit


dans ton esprit ou sur ton visage. C’est bien, approuva-t-il en souriant plus
franchement.

— Tu comptes m’expliquer la suite ou juste continuer à me provoquer ?

Elle s’assit sur le canapé, bras croisés.

Elle était fatiguée. Cette journée lui semblait interminable et la dernière


chose dont elle avait envie, c’était qu’il joue avec elle.
— Ils ne savent pas que je suis déviant. Et on avait besoin de quelqu’un
qui pouvait agir de l’intérieur.

— Qui ça « on » ? l’interrompit-elle.

— Je parle du groupe global, les déviants, la… Résistance. Parce que la


Résistance s’organise. On ne peut pas faire autrement. On va lutter, se
battre, mais pour ça il faut se préparer, réunir suffisamment d’armes. Et par
armes j’entends preuves, savoir, défenses. Pour l’instant, nous ne sommes
pas encore au point. Mais bref. Je suis psychologue, ils font appel à moi de
temps en temps pour le recrutement des gardes. Je leur fais passer des tests
psychologiques pour juger de leurs capacités ainsi que de leur endurance
mentale.

— Ça te permet de fouiller ? De trouver des choses intéressantes ?

— Les scanners, entre autres. Evan m’a dit qu’il te les avait montrés.
D’autres choses aussi…

— Et ce soir ? Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

— C’est un peu compliqué.

Il soupira, se demandant clairement s’il pouvait continuer ou pas.

— Il y a quelques semaines, j’ai été contacté de manière anonyme. Par un


type qui était visiblement au courant de certaines choses. Sur moi, sur eux
aussi, l’URS. On devait se rencontrer, il disait pouvoir m’éclairer sur les
déviants, que ma vision des choses changerait à jamais. Sauf qu’il n’est
jamais venu au rendez-vous. Bien sûr, il m’avait donné une fausse identité.
Mais Oliver a réussi à tracer le portable et à me dénicher le gars. Le mec est
mort, il y a quelques jours.

— Tu penses qu’ils l’ont tué ?

— Je ne pense pas, j’en suis certain. La coïncidence est trop grande.


Ernest Frame. J’avais juste un nom, mais on a fait notre petite enquête.
Bizarrement, avec Oliver, nous n’avons trouvé aucun lien avec l’URS. Mais
il travaillait bien pour le gouvernement. Cabinet des affaires intérieures, en
tant que consultant externe. Ça veut tout et rien dire… Ce soir, je voulais
consulter les fichiers internes à l’URS pour le trouver. Et je l’ai trouvé. Sa
fiche en fait, mais pas que, j’ai pu en consulter d’autres. Il faisait bien partie
de l’URS, c’est ce qu’affirment les infos. Et il était aussi PDG de Trikuram,
la grosse multinationale pharmaceutique, avant d’intégrer l’URS en tant que
membre de leur conseil.

Gaby sursauta, ce qui n’échappa pas à l’œil acéré de Matthew.

— Quoi ? Tu le connaissais ?

— Ernest Frame ? Pas vraiment. Mais j’en ai déjà entendu parler. C’était
le big boss de mon père. Je ne savais pas qu’il était mort…

Son père avait travaillé de nombreuses années pour cette firme et ne


l’avait quittée que récemment, avant leur déménagement. Elle avait dû
croiser Frame une fois ou deux dans des soirées mondaines quand elle était
plus jeune, mais n’en avait aucun réel souvenir.

— Mais… tu as donc d’autres noms ?

— Je n’ai pu imprimer que deux fiches, la sienne et une autre, celle d’une
certaine Emily Perkins, conclut-il alors qu’elle se frottait les yeux. Tu es
crevée. Il faut dire qu’il est… 3 h 00 du mat’. Rentre te reposer. On en
reparlera demain, d’accord ? Je connais un gars de confiance qui pourra
aider à nettoyer la voiture. Il bosse dans un garage et il a tous les produits
qu’il faut pour ce genre de déconvenues. Je t’envoie son nom et son adresse
par texto. Tu lui diras que tu viens de ma part. Je le préviendrai.

Gaby acquiesça. Elle avait bien trop de choses en tête et elle ne savait pas
comment elle pouvait encore tenir debout. Elle se dirigea vers l’entrée
quand elle sentit la main de Matthew saisir son bras, avant de descendre
doucement à la recherche de sa main. Il entrelaça leurs doigts quand elle se
retourna vers lui.

— Merci d’avoir été là ce soir. Je sais que je te dois la vie mais… Je ne


veux plus que tu prennes le moindre risque, c’est bien compris ?
Il avait parlé d’une voix douce mais autoritaire, tandis qu’il remettait en
place une mèche blonde échappée de sa coiffure désordonnée.

— Promets-le-moi Gaby, chuchota-t-il en lui caressant doucement la


joue, sans lui lâcher la main.

Elle ferma les yeux devant la tendresse de son geste, tellement éloignée
de ce qu’ils avaient vécu ces derniers temps, et prit le temps de savourer
l’instant présent. Et elle ne les rouvrit pas lorsqu’elle sentit ses lèvres
chaudes se poser sur les siennes. Elle tituba légèrement en passant le seuil
de sa porte, et il la rattrapa de justesse.

— Je ne sais pas où j’avais la tête mais trop de choses se sont déroulées


ce soir. Il vaut mieux éviter de reprendre la route, tu es trop fatiguée. Tu
peux dormir ici, je prendrai le canapé.

Une fois encore elle ne protesta pas, elle se sentait bien trop épuisée pour
ça. Elle s’étala de tout son long sur le lit, pour trouver instantanément le
sommeil.

Je ne sais pas comment je suis arrivée ici. Je regarde autour de moi,


apeurée, et la pression autour de ma poitrine se resserre comme dans un
étau.

La ruelle sombre, la voiture ouverte. J’avance vers le coin de la rue,


comme si je flottais. Pourtant je ne veux pas y retourner. J’ai trop peur. Pas
de la scène ou du garde de l’URS. Pas de la blessure, pas du sang. Non.
J’ai bien trop peur de me retrouver face à moi-même.

J’avance, contrainte et forcée par mon corps, alors que mon esprit hurle
pour que je me réveille. Et alors je les vois. J’assiste à la scène comme si
j’étais simple spectatrice. Le garde s’écroule et je vois Matthew agenouillé
devant le corps, immobile. Alors je m’approche, poussée par une pulsion
malsaine. J’ai besoin de le voir, de le toucher, de vérifier. Puis je stoppe.
Brutalement. Matthew se retourne et me dévisage comme si j’étais un
fantôme. En même temps, je dois en avoir l’allure, la pâleur.
Je m’agenouille à ses côtés, lui parle sans le regarder.

— On est dans ton rêve ?

— Oui. Je ne peux pas entrer dans le tien.

Sa voix est basse, rauque, mais surtout elle ne m’a jamais parue si
mélancolique.

— Tu ne devrais pas être là Gaby. Tu en as déjà assez vu pour ce soir.

— Tu crois que c’est si simple ?

Je me tourne vers lui, mue par une colère bien trop longtemps contenue.

— Ce soir, j’ai ôté la vie de quelqu’un. Tu crois qu’il suffit de dormir


pour l’occulter ? Tu crois que je vais pouvoir me réveiller chaque matin et
être capable de me regarder dans une glace ? Tu sais le pire dans cette
histoire ? C’est que je n’ai aucun remords. Si c’était à refaire, je le referais.
Et ça, je ne pourrai jamais me le pardonner.

Je suis à bout de souffle, j’ai hurlé sans même en prendre conscience,


alors que lui est resté stoïque. On ne peut pas rendre justice soi-même, c’est
mal. Je n’ai aucune autre justification que ma survie et celle de Matthew.
C’est une bonne raison mais est-ce moins douloureux pour autant ?
Absolument pas. Ça n’enlève pas le poids qui pèse dans ma poitrine et qui
m’arrache de l’enfance dans laquelle je baignais encore un peu.

Je lève mes yeux vers lui et j’y lis la même douleur. Elle me semble trop
insoutenable et je laisse mon regard dériver vers l’horizon, avec cette
impression que rien ne sera plus jamais comme avant.

— On ne peut pas décider qui doit vivre ou mourir.

Le son qui sort de ma bouche est à peine audible et je ne sais pas


vraiment si je m’adresse à Matthew ou bien à moi-même.

— Nos actes ne définissent pas forcément ce que l’on représente Gaby. Il


y a ce que nous sommes et ce que l’on doit faire pour survivre. Ce sont deux
choses distinctes. Ce qui est fait est fait, on ne peut pas revenir en arrière.
Maintenant il faut avancer et continuer le combat. C’est notre seule chance.

— Je ne pourrai pas oublier.

— Mais qui te demande d’oublier ? Personne. On ne le pourrait pas


même si on le voulait et c’est une bonne chose. Maintenant, tu peux te
servir de toute cette expérience pour devenir plus forte. C’est à toi de
décider.

Je hoche la tête. Je comprends ce qu’il me dit mais j’ai tellement de mal


à l’intégrer. Je suis épuisée. Physiquement. Moralement aussi.

— Réveille-nous Gaby. Tu peux le faire.

J’imagine qu’il sait de quoi il parle. Mais à cet instant précis, je n’en
ressens pas le besoin. Je n’ai pas envie d’être seule. Pas envie de me
réveiller avec le sentiment de désespoir qui m’envahira quand mon cerveau
se remettra en marche.

— Réveille-nous et viens me voir, murmure-t-il en posant les mains sur


mes épaules.

Un frisson semble m’envahir à ce simple contact. Je soupire et me


concentre. Je suis censée pouvoir y arriver non ? Je ferme les yeux et me
laisse guider par sa voix chaleureuse.

Gaby ouvrit les yeux et un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Elle
était parvenue à se réveiller par la simple action de sa volonté. Et elle avait
soif. Soif de connaissance. Elle voulait apprendre, maîtriser. Si le pouvoir
avait sans nul doute un goût de sang, c’était aussi grisant et stimulant, elle
ne pouvait pas le nier.
14.

Gaby passa la porte de la chambre, l’esprit encore embué par le sommeil.


Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle était venue chercher ici. Ou plutôt,
elle ne le savait que trop bien et s’en rendre compte l’effrayait
particulièrement. Son cœur se mit à battre la chamade lorsqu’elle se trouva
face à lui. Elle croisa son regard assombri où couvait un désir non dissimulé
et l’air ambiant se chargea d’électricité. Elle dut se souvenir de respirer, tant
la tension était palpable.

Sans un mot, il se décala pour la laisser pénétrer dans le salon, la laissant


le frôler au passage. Elle se mordilla la lèvre en poussant un profond soupir
de frustration. C’était à la fois trop et trop peu. Les yeux du jeune homme
avaient pris une teinte plus noire que jamais et paraissaient en parfait accord
avec l’instinct de prédateur qui émanait de tout son être. Quant à elle, elle
pouvait nettement sentir son sang circuler dans le moindre recoin de son
corps, et la chaleur la faire bouillir.

Ils se dévisagèrent un long moment. Une éternité. Puis Gaby sentit son
regard glisser vers la courbe parfaite de ses lèvres et se mit à trembler. Elle
avait envie de l’embrasser. Elle n’avait jamais désiré personne au point d’en
trembler. Elle n’avait tout bonnement jamais ressenti de désir aussi
puissant. La respiration saccadée, la jeune femme se passa la langue sur les
lèvres. Ce geste donna le signal pour rompre l’immobilité dans laquelle ils
semblaient plongés.

Matthew se rapprocha d’elle et prit sauvagement possession de ses


lèvres, comme si lui aussi ne pouvait plus résister. Il la plaqua contre le mur
et lâcha un gémissement lorsque sa langue s’enroula autour de la sienne.
Gaby passa sa main dans la chevelure ébène du professeur et l’attira plus
près d’elle. Elle avait besoin de sentir la moindre parcelle de son corps
contre le sien.
— Tu me rends dingue, susurra-t-il contre ses lèvres tandis que ses mains
se frayaient un chemin sous son T-shirt.

Haletante, elle décolla ses lèvres des siennes pour retrouver son souffle.
Elle apposa son front au sien.

— Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait du professeur Baker ? se moqua-t-


elle, d’une voix qui trahissait son trouble.

Il sourit avant de descendre langoureusement vers son cou. Il déposa de


légers baisers jusqu’au creux de son épaule, la faisant irrésistiblement
frissonner au passage.

— Parfois les règles sont faites pour être brisées.

Gaby lâcha un petit cri lorsqu’elle sentit ses mains passer sous ses fesses
pour la soulever, avant que ses lèvres ne s’écrasent une nouvelle fois contre
les siennes. Elle enroula ses jambes autour des hanches du professeur avant
de le faire chanceler. Elle avait bien vite oublié la blessure. Le moment de
flottement engendra une légère hésitation lorsque ses pieds touchèrent à
nouveau le sol.

— Quelle est ta couleur préférée ?

Matthew eut un instant d’arrêt devant la question la plus stupide qu’elle


ne lui ait jamais posée... Surtout dans ce genre de situation. Mais elle
ressentait le besoin d’en savoir plus sur lui, de découvrir le vrai Matthew.
Pas juste le déviant, pas juste le professeur protecteur ou le meneur de la
Résistance, mais l’homme avec lequel elle s’apprêtait à faire l’amour.

— Tu plaisantes ? répondit-il alors que ses lèvres parcouraient la ligne de


sa mâchoire pour finir au coin de sa bouche.

Les baisers perturbaient fortement ses capacités mentales. Elle en oublia


un instant sa question, avant de se reprendre.

— Je n’ai jamais…
Elle cherchait les mots adéquats pour lui expliquer à la fois son ressenti
et aussi pour reprendre contenance. Mais au vu de son mouvement de recul,
il se méprenait sur la fin de cette phrase.

— Oh non non non, j’ai déjà… Enfin non, ce n’est pas la première fois,
loin de là, enfin...

Elle s’empourprait... et s’embourbait. Matthew la dévisageait les bras


croisés et le regard aussi pétillant que le sourire qui étira ses lèvres.

— Ne te moque pas de moi. C’est juste… qu’en général je connais un


peu mieux les hommes avec qui je couche, lâcha-t-elle en se passant la
main sur les yeux pour cacher sa gêne, comme pour ne plus faire face.

— Et tu comptes me connaître... avec ma couleur préférée. OK. Vert.

Matthew s’assit sur le canapé, capitulant assez facilement.

— Pourquoi ?

— Sérieux ? Eh bien... Parce que c’est la couleur de l’espoir.

— À quel âge ta sœur s’est fait arrêter ? demanda-t-elle en prenant place


à ses côtés.

— Je sens que la nuit va être longue… Dix-sept ans. À mon tour. Tu as


parlé de ta belle-mère, tes parents ont divorcé ?

— Ma mère est morte quand j’avais douze ans.

Ses poings se serrèrent et sa voix n’était plus qu’un souffle. Elle avait
encore du mal à évoquer ce souvenir douloureux. Pourtant elle lui raconta la
mort de Lilianna, ainsi que bien d’autres choses somme toute assez futiles.
En retour, elle apprit qu’il n’avait jamais connu son père, que sa mère
joignait difficilement les deux bouts et qu’il l’avait lui aussi perdue, d’une
sclérose en plaques. Ces confidences, pas si maigres que cela, la
confortèrent dans l’élan qui la menait vers lui. Elle se reconnaissait dans la
douleur muette qui transparaissait de ses yeux presque noirs.
Ils discutaient encore à 3 h 30 du matin, de sujets plus légers, lorsque la
main de Matthew se posa sur le genou de la jeune femme. Ce simple geste
l’embrasa en un instant. Sa main remonta dangereusement le long de sa
jambe, mettant ainsi un terme au dialogue. Leurs yeux se scellèrent et elle
posa sa main sur la joue mal rasée du jeune homme, le souffle court.
Pourtant, Matthew prit son temps. Ses mains se faufilèrent sous son T-shirt,
caressant, titillant sa peau nue qui frissonnait de désir. Mais la patience de
Gaby s’effilocha et elle prit les devants dans un baiser fiévreux auquel il
répondit volontiers. Elle tira sur son T-shirt avec nervosité. Elle avait besoin
de sentir sa peau nue sous ses doigts, de succomber à son odeur. Elle l’aida
à se débarrasser du vêtement et posa ses mains à plat contre son torse. La
jeune médecin pouvait sentir le battement rapide de son cœur et elle se
demanda un instant s’il pouvait entendre le sien, dont le rythme tonitruant
résonnait jusqu’à ses tempes.

Matthew l’embrassa à nouveau, dans une étreinte aussi passionnée que


destructrice, puis il essaya de la porter jusqu’à la chambre mais ses
blessures le rappelèrent une nouvelle fois à l’ordre. Il la poussa
délicatement sur le lit à peine éclairé par la lumière fantomatique de la lune
et lui enleva son T-shirt avec cette fois une impatience non dissimulée.

Gaby inspira profondément. Elle n’avait jamais vraiment été à l’aise avec
son corps mais elle résista à l’envie de masquer sa nudité. Elle capta le
regard brûlant du jeune homme et ses doutes laissèrent place à un désir
encore plus ardent.

— Je te veux depuis l’instant où j’ai posé les yeux sur toi, lui murmura-t-
il au creux de l’oreille alors qu’il luttait pour dégrafer son soutien-gorge.

Elle ferma les yeux et bascula la tête en arrière, décidée pour une fois à
se laisser porter, à lâcher prise. Et elle se laissa submerger. Parce que rien
d’autre ne comptait. Rien d’autre que son souffle dans son cou… Le poids
de son corps recouvrant le sien... Son odeur boisée si particulière qui
n’appartenait qu’à lui... Et chacune de ses caresses…

La jeune étudiante se réveilla totalement perdue. Il lui fallut quelques


secondes pour calmer les battements sourds de son cœur et se rendre à
l’évidence. Elle était toujours chez lui. Dans ses bras. Elle enfouit le nez au
creux de son cou en souriant. Matthew la serra davantage contre sa peau. Il
avait raison. Elle ne pourrait jamais revenir sur les évènements de la soirée.
Il fallait qu’elle apprenne à vivre avec. Ce qui ne nous tue pas nous rend
plus fort. C’était un bon principe de base, même si ces mots n’ôtaient en
aucun cas son sentiment de culpabilité. Elle voulait être plus forte. Elle
voulait agir et faire partie de la Résistance. Elle en avait assez de cette
passivité. Dans ses bras, elle se sentait justement plus forte. Dans ses bras,
elle se sentait en sécurité. Dans ses bras, elle était prête à lutter.

La lumière du jour la surprit comme une traîtresse, au milieu d’un


sommeil étonnamment serein après une telle soirée. Gaby ouvrit un œil puis
l’autre pour laisser le temps à ses yeux de s’acclimater à la lueur du soleil.
Elle aimait Clarks entre autres pour son climat imprévisible. Le temps
pouvait passer du plus sombre des orages au plus éclatant ciel bleu en
l’espace de quelques minutes.

Elle s’étira avec langueur, puis ses yeux scannèrent la chambre qu’elle
avait à peine entraperçue cette nuit. À la différence du salon, qu’elle avait
trouvé chaleureux et cosy, la chambre lui paraissait froide et dénuée d’âme.
Elle comportait le strict minimum, sans fioritures, sans photos, sans cadres.
À peine une chambre d’hôtel améliorée. Son regard se dirigea vers l’autre
côté du lit. Matthew ne s’y trouvait plus et elle se sentit légèrement
désappointée. La jeune femme essaya tant bien que mal de rassembler ses
affaires et s’habilla à la hâte avant de se diriger vers le salon. Elle s’arrêta
au seuil de la porte et l’observa à la dérobée. Matthew était de dos et
préparait le petit déjeuner. Son regard dévia vers ses boucles brunes. Ses
cheveux avaient poussé depuis leur première rencontre et elle aimait bien
l’allure romantique que cela lui donnait. Même si romantisme et Matthew
ne résonnaient pas forcément en harmonie. Elle se passa la main dans les
cheveux lorsqu’il se retourna, consciente de ne pas vraiment être à son
avantage ce matin.

— Bonjour, l’accueillit-il d’une voix douce, malgré l’éclat neutre qu’elle


semblait percevoir au fond de son regard.
Elle esquissa un sourire en essayant de se reprendre et lui renvoya son
bonjour.

— Jus d’orange ?

— Oui. Merci.

Gaby avait la désagréable sensation qu’il s’était refermé comme une


huître depuis la veille. Elle s’avança vers lui comme en terrain miné.

— Je vais devoir passer à la banque ce matin.

Il avait encore une fois adopté un ton parfaitement neutre et courtois.


Gaby sentait peu à peu l’exaspération pointer le bout de son nez et lâcha un
petit rire sans joie.

— OK. C’est reparti pour les montagnes russes, chuchota-t-elle d’une


voix faible avant de reprendre un ton au-dessus. Est-ce que tu veux que je
parte Matthew ?

Sa voix était plus ferme que le flot d’émotions qu’elle ressentait. Mais
heureusement, la colère devenait le sentiment prédominant. Elle décida de
s’en servir pour qu’il n’ait pas accès à ses pensées.

— Je ne te mets pas dehors Gaby.

La froideur de ses yeux sembla chanceler un instant, avant qu’une


nouvelle détermination ne la remplace.

— Écoute. Je sais que ce n’est certainement pas ce que tu as envie


d’entendre et… j’en suis désolé. Mais cette nuit, c’était une erreur. Par ma
faute, je n’aurais pas dû...

Sa voix se termina en un vague murmure, mais au moins il réussissait à la


regarder droit dans les yeux. Elle soutint son regard. Il ne pouvait en être
autrement, malgré le malaise qui l’habitait. Elle ne voulait pas paraître
faible. C’était même la dernière chose qu’elle souhaitait.
— Je maintiens ce que je t’ai toujours dit. Je suis ton professeur. Il ne
peut rien y avoir entre nous.

De qui se moquait-il ? Elle n’était pas dupe. Assez stupide pour être
tombée dans ses bras sans doute, mais pas dupe. Elle ne savait pas vraiment
ce qu’ils avaient partagé cette nuit mais une chose demeurait certaine : ce
n’était pas rien. Pas après leurs confidences. Elle fit le tour de la table et
s’approcha doucement de lui, histoire d’être certaine de son effet. Arrivée à
proximité de son visage, de ses lèvres, elle plongea son regard dans le sien.

— Peut-être que si tu te le répètes assez longtemps, alors tu finiras par y


croire.

La jeune femme récupéra son sac et sa veste puis sortit de l’appartement


sans un mot, sans un regard de plus. Arrivée dans l’ascenseur, elle s’appuya
contre une des cloisons et essaya de maîtriser le tremblement de ses mains.
Elle était fière d’elle, fière de ne pas avoir craqué devant lui, fière d’avoir
su ne rien montrer. Quel enfoiré de première ! Elle aurait aimé pouvoir
affirmer qu’il ne représentait que ça. Un enfoiré. Un salaud. Pourtant elle
n’en était pas vraiment convaincue. C’était un esprit complexe, elle avait pu
le deviner au travers de ses confidences. Mais pour l’instant, le détester lui
paraissait plus simple. Parce que si elle s’autorisait la compassion, alors elle
s’effondrerait. Elle écrasa une larme avec rage. Elle ne voulait pas lui faire
ce plaisir, même si cette larme fut finalement suivie de beaucoup d’autres.

Gaby savait qu’elle rentrait à l’appartement dans un piteux état mais


heureusement, elle aurait à faire face à Lola et pas à son père ou à
Benjamin. Ce qui aurait été nettement plus dur à supporter.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’alarma son amie devant sa mine


déconfite et gonflée par les pleurs.

— Ça t’embête si on en parle plus tard ?

Elle entendait les trémolos dans sa voix mais elle n’avait plus envie de
donner le change. Sans compter la fatigue des deux derniers jours.
— Je ne vais pas te laisser dans cet état, tu m’inquiètes !

— S’il te plaît...

Lola hocha la tête en s’approchant gauchement.

— Un câlin ?

Gaby réussit à sourire au travers des larmes et se précipita vers elle pour
l’étreindre. Elle avait peu de repères en fin de compte dans sa vie. Mais ses
repères valaient sans doute plus que n’importe quel coup de cœur. Ils se
résumaient en tout et pour tout à trois personnes : Jake, Benjamin et Lola.
Elle savait que tant qu’ils seraient dans sa vie, elle s’en sortirait.

Elle se réveilla au milieu de l’après-midi, surprise de trouver Lola dans le


salon.

— Tu ne devais pas te rendre à la banque ?

— La sortie peut attendre. Toi non.

— Je survivrai. Et je voulais aussi y aller.

— Tu es sûre ?

— Oui. J’ai envoyé un texto à Evan, j’ai besoin de le voir.

Matthew devait passer le matin à la banque, laissant supposer qu’il ne


devait plus s’y trouver à cette heure. De toute façon elle n’allait pouvoir
l’ignorer bien longtemps, vu qu’il était un de ses professeurs.

Bon, à vrai dire, si elle pouvait au moins l’éviter pour aujourd’hui, ça


l’arrangerait grandement. Parce qu’elle n’était pas certaine de pouvoir faire
semblant cette fois.

Elles se retrouvèrent au pied de la banque à peine une heure plus tard.


Gaby prit le temps d’admirer la devanture une fois de plus. Cette banque
pourtant quelconque commençait à devenir un refuge pour elle. Elle s’y
sentait chez elle. Et, désormais, elle souhaitait s’y impliquer sérieusement.
Les deux amies se rendirent dans le bureau dont se servait Oliver pour faire
ses recherches et entrèrent sans frapper.

— Je vois qu’on prend ses aises mesdemoiselles, leur dit-il pour simple
bonjour.

— Au moins, tu ne nous as pas oubliées !

— Gaby vient suffisamment souvent pour qu’on ne l’oublie pas. Toi en


revanche, je te vois rarement dans les parages. Qu’est-ce qui vous amène
jusqu’à mon antre ?

— Ça !

Lola lui déposa la feuille avec les noms devant le nez.

— Qu’est-ce que c’est ?

— En réalité c’est une excellente question, j’aimerais bien obtenir la


réponse, lui répondit-elle malicieusement.

— Vous m’expliquez ou je vais devoir vous tirer les vers du nez ?

— À première vue c’est une liste de noms, liste que j’ai récupérée sur un
cadavre. Un cadavre de l’URS.

— Tu as fait des recherches ?

Oliver avait prononcé ces mots tout à fait calmement. Comme si «


cadavre » et « URS » dans la même phrase n’avaient rien d’exceptionnel.

— Évidemment. Déjà quand j’étais à L.A., mais aussi ici à Clarks. J’y ai
passé des heures et rien n’y fait. Ça ne correspond à rien de rien.

— Ce doit être des codes. Ce ne sont peut-être même pas des noms en
fait, constata-t-il tout haut. Reste à déterminer la méthode de cryptage… et
la clé, si elle existe.
— Là, c’est à toi de nous expliquer Oliver.

Gaby sembla sortir de sa transe. Elle avait l’impression d’assister à une


réunion de contre-espionnage.

— Pour faire simple, il existe une multitude de manières de rendre


illisible un contenu pour un individu lambda. Notamment, la plus répandue,
en exploitant une clé de chiffrement. On passe une suite de caractères à
encoder à la « moulinette » – un algorithme, une suite d’instructions si vous
préférez – en exploitant ladite clé de chiffrement, et ça nous donne une
nouvelle suite de caractères, cryptée, comme on a là. Le problème c’est que
sans la clé, il est très complexe de revenir à l’information initiale. J’ai des
programmes pour analyser ce genre de choses et essayer de faire le chemin
à l’envers, mais je ne peux pas vous garantir quand la solution sera
trouvée… Ni même si elle le sera un jour.

— Et en français, s’il te plaît ?

— Que je me mets à la tâche pour décoder cette liste, souffla-t-il en


levant les yeux au ciel d’un air exaspéré. Ne soyez pas trop pressées par
contre.

— En même temps, est-ce qu’on a vraiment le choix ?

— Pas vraiment en effet. Allez ouste, j’ai du boulot moi !

C’est avec ces simples petits mots qu’il les congédia, après avoir
conservé la liste de noms.

— Heureusement que c’était une copie, soupira Lola en se dirigeant vers


la sortie. Tu ne viens pas ?

— Je n’ai pas encore vu Evan... Mais vas-y, rentre, je te rejoindrai plus


tard.

— Je peux t’attendre, on a pris ta voiture.

Gaby tressauta. Elle n’avait pas encore eu l’occasion d’expliquer le «


problème » qui s’était produit dans le véhicule de son amie.
— Prends ma voiture. Je lui demanderai de me raccompagner. Et… euh...
on parlera de la tienne à mon retour, sourit-elle de manière gênée.

— Quoi ?

— À tout à l’heure Lola !

Ce n’était pas réellement une fuite... Elle avait juste aperçu Evan.

— Hey !

— Hey toi-même ! Ça va ?

Non.

— Oui merci, et toi ?

— Je te posais la question suite aux évènements d’hier, ça n’était pas


vraiment pour faire la conversation, plaisanta-t-il en se dirigeant vers la
salle de travail. Matt m’a dit qu’il y avait eu quelques… complications et
que tu t’étais sacrément mise en danger ! C’est imprudent Gaby !

Elle roula des yeux. Voilà qu’il la sermonnait. Elle avait déjà bien assez à
faire avec un père trop protecteur, sans qu’elle n’en ait besoin d’un second.

— Je vois que les nouvelles vont vite ! On est en vie tous les deux, c’est
plutôt rassurant non ?

Visiblement, Evan n’avait plus envie de plaisanter. Pour autant, s’il lui
sortait encore une fois que ce n’était pas un jeu, elle était franchement
capable de le frapper. Il se contenta de plisser les paupières jusqu’à ce
qu’elles ne ressemblent plus qu’à deux fins traits et croisa les bras en la
dévisageant. À moins qu’il n’ait attendu une réaction de sa part ? Une
explication peut-être ? Elle n’avait pas la patience pour cela aujourd’hui.

— Écoute Evan. Je n’ai pas cinq ans. Ce que j’ai fait hier n’était peut-être
pas très réfléchi mais on s’en est sortis. Et je veux m’investir plus ici.
M’investir dans la Résistance.
— Vous avez quand même failli y laisser votre vie. Même si d’après ce
que je sais, tu t’es plutôt bien débrouillée. En tout cas tu n’es pas encore
prête, tu ne maîtrises pas suffisamment tes pouvoirs. Tu ne peux pas nous
aider tant qu’il reste un risque qu’ils pénètrent ton esprit. Je ne veux pas
jouer les rabat-joie mais franchement, si tu te fais prendre et qu’ils lisent en
toi, nous ne serons plus à l’abri ici. Ce n’est pas que de toi dont il s’agit.
C’est toute la Résistance qui est en jeu. Sans compter que Matt me tuerait !

— Je me fous de Matthew ! Il n’est ni mon père ni mon petit ami, alors


ce n’est certainement pas à lui de prendre des décisions qui me concernent !

Elle s’était sans doute laissée trop emporter par sa colère mais elle ne
voulait pas qu’on dirige sa vie à sa place. Quitte à passer pour une petite
fille capricieuse. Merde. Elle se mordilla la lèvre, embarrassée.

— Je suis désolée. Ça n’est pas contre toi. Je voudrais juste me sentir


utile. Et si pour cela je dois redoubler d’efforts pour m’entraîner, ça ne me
pose aucun souci.

— Tant mieux. Je suis à ta disposition dans ce cas.

Au moins il avait retrouvé le sourire, et le constater la détendit


instantanément. Mais Evan revint vite à la charge.

— Tu es sûre que tout va bien ?

— Quoi, tu as un pouvoir secret et tu lis les émotions ?

Il éclata de rire mais reprit rapidement son sérieux.

— Non. Enfin, pas à ma connaissance. Ce serait cool cela dit ! Mais


disons que si d’habitude je te vois plutôt rouge flamboyant, ce soir, j’aurais
tendance à te voir gris-noir…

Elle soupira. Depuis quand avait-il la capacité de décrypter si bien ses


émotions, sans même pénétrer son esprit ?

— Ce n’est pas la meilleure journée que j’ai vécue, dirons-nous.


— OK. Viens.

— Où ça ?

— On va aller boire un coup. Ça ne sert à rien de rester à la banque pour


s’entraîner, tu n’arriveras pas à te concentrer dans cet état. Il y a un petit
pub sans prétention dans la rue. Je t’offre un verre !

Son enthousiasme bon enfant la dissuada de décliner l’offre, même si elle


n’en avait pas particulièrement envie. Et contre toute attente elle savoura le
moment de partage et en profita pour en apprendre davantage sur lui.

— Quand t’es-tu rendu compte de tes pouvoirs ?

— Durant l’adolescence. C’était marrant. Au départ du moins. À cette


époque, on entendait à peine parler de l’URS donc je me sentais assez libre
d’en jouer. Mais bien vite ma famille m’a mis en garde. Il fallait se cacher,
ne rien dire. Ça me gonflait, j’étais jeune et con. Mais ils n’avaient pas tort.
Je voyais, je lisais à quel point je leur faisais peur. Et pourtant, rien ne
m’arrêtait. Un jour, l’URS a sonné à la porte. Pas commun c’est sûr. Je
devais avoir dix-sept ou dix-huit ans et on commençait à les craindre, même
si on ne savait encore rien sur les déviants. J’avais trop parlé, l’information
était remontée je-ne-sais-comment jusqu’à eux... Alors ils venaient vérifier.
J’ai cru que mon père allait avoir une crise cardiaque. Il leur a offert un
énorme pot-de-vin. C’est ça de naître avec une petite cuillère en argent dans
la bouche. Aujourd’hui je suis certain que ça ne fonctionnerait pas. Mais à
l’époque… Bref, je suis rentré dans le rang, je n’ai pas eu d’autre choix.
Mais j’ai aussi commencé à agir dans l’ombre… jusqu’à que je découvre la
Résistance.

— Ça remonte à si loin ?

— Non. J’avais vingt ans. C’était il y a un peu plus de trois ans. Mais
Matthew m’a de suite repéré et aiguillé. La Résistance se mettait
difficilement en place et elle n’en était qu’à ses débuts. On est parti de rien
et ça a pris un peu de temps.

Il s’arrêta et lui sourit de façon engageante.


— Et toi ? demanda-t-il en buvant sa bière.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tout. Tout ce que tu as envie de me dire !

— Rien de très passionnant comparé à toi. Je m’en suis rendu compte à


l’adolescence. Mais contrairement à toi j’ai préféré le taire, pensant qu’on
me prendrait surtout pour une folle. Je ne l’ai dit à personne, pas même à
mon père qui est pourtant la personne la plus proche de moi depuis la mort
de ma mère.

— Il ne s’en est jamais douté ? Tu ne l’as pas lu dans son esprit ?

— J’ai toujours été mal à l’aise à l’idée de lire dans son esprit. Il a
toujours senti que j’étais différente, j’en suis certaine. Et pourtant, le peu de
fois où je suis entrée dans sa tête, je n’ai rien trouvé de probant, juste des
banalités. Mais je sais qu’il sait et qu’il tiendra toujours ce rôle de papa
protecteur envers moi.

— C’est bien d’avoir quelqu’un sur qui compter en tout cas.

— C’est sûr. Tu n’es pas proche de ton père ?

— Pas vraiment. Moins on se voit, mieux on se porte. Nous avons trop


de… divergences d’opinions. Et s’il savait que je lutte contre le
gouvernement, je crois qu’il me déshériterait !

Gaby lui sourit et laissa son regard dériver vers ses mains, qui tenaient
fermement les bords du verre. Leur conversation semblait bien trop
normale, leur attitude bien trop complice. C’était à la fois rassurant et
effrayant. Surtout aujourd’hui.

— Tu n’es plus seule Gaby. Tu ne le seras plus jamais, chuchota-t-il en se


rapprochant pour qu’elle puisse l’entendre.

Elle le laissa lui prendre la main. Il l’avait fait des dizaines de fois
pendant leurs entraînements. Pourtant, la lueur qui éclairait cette fois son
regard semblait différente. Mais sa vie sentimentale se révélait bien trop
compliquée. Elle retira sa main sans se reculer et continua de parler, comme
si de rien n’était.

— Je voudrais que tu m’aides pour l’insertion dans les rêves.

— C’est un peu tôt. Quand tu maîtriseras…

— C’est important. J’ai… tendance à me retrouver dans les rêves des


autres sans le vouloir, et je veux que ça cesse. Je ne te demande pas de
m’apprendre à m’insérer dans un rêve pour le moment mais au contraire à
ne pas le faire. S’il te plaît.

Elle avait eu le temps d’y penser et d’y repenser aujourd’hui, l’idée lui
semblait primordiale. Par deux fois elle s’était retrouvée dans un rêve de
Matthew et elle avait peur de reproduire le même schéma.

— OK, on va faire ça. Cette semaine si tu veux. Comme je te l’ai dit, tu


n’as pas l’air disposée à t’entraîner ce soir.

Elle acquiesça et se leva.

— Tu pars déjà ?

— Je voudrais me reposer. Tu veux bien me raccompagner ? Lola a ma


voiture et…

— Pas de problème.

Evan enfilait le costume du parfait gentleman et elle savait qu’elle ne lui


était pas indifférente. Tout serait si simple avec lui, soupira-t-elle en
grimpant dans sa voiture.
15.

Ces dernières semaines, Gaby retrouvait Evan tous les mardis et jeudis à
la banque, après le stage. En près d’un mois, elle avait fait d’énormes
progrès. Il fallait bien avouer qu’elle y mettait toute son énergie. Elle se
démenait comme jamais pour y arriver et ses efforts portaient doucement
leurs fruits. Elle était désormais capable de bloquer les intrusions – pour
peu qu’elle anticipe un peu – et même de fouiller succinctement dans la
mémoire. Quant à l’insertion dans les rêves, Evan lui avait appris comment
les stopper, à défaut d’être capable de les contrôler.

Elle se frotta les mains l’une contre l’autre après avoir soufflé dedans,
comme si ce geste pouvait empêcher la morsure du froid de s’insinuer dans
ses membres gelés. Le mois de décembre était bien avancé et le temps
incertain de Clarks avait, depuis longtemps déjà, pris l’allure d’un hiver
sans fin où les températures dépassaient rarement les cinq degrés. Et là,
clairement, on frôlait les températures négatives. La jeune femme sautilla
sur place, prête à tout pour créer un peu de chaleur. Elle se demandait où
était passé Evan. Elle n’était pas dupe. Il ne lui aurait jamais demandé de
l’attendre devant la banque au lieu d’y entrer. Aujourd’hui c’était le jour de
son anniversaire et elle le soupçonnait de préparer un coup en douce.

— Désolé du retard, s’excusa-t-il en l’embrassant sur la joue.

Avec le recul elle avait bien compris qu’Evan était particulièrement


tactile et ils avaient appris à prendre leurs marques l’un envers l’autre ces
dernières semaines. Il n’était pas avare de gestes tendres.

— Bon anniversaire Gaby.

Elle partagea volontiers son sourire et le remercia. Ils se connaissaient


depuis à peine deux mois et pourtant elle avait l’impression de l’avoir
côtoyé toute sa vie. Elle passa son bras sous le sien et se laissa conduire.

— Où va-t-on ?
— Juste au bar.

Il la précéda et elle s’y engouffra derrière lui. La jeune femme feignit la


surprise devant l’accueil qui l’y attendait. Lola en tête mais aussi Noah,
Cassie et Rob. Ils avaient même pensé à la petite banderole sur laquelle
était inscrit « Joyeux anniversaire ». Un peu kitsch mais efficace dans
l’effet. Après quelques embrassades, ils s’installèrent autour d’une table
pour une tournée.

— J’ai l’impression qu’on ne se voit plus ! Tu ne viens plus au


Décadence, se plaignit Cassie après avoir ingurgité au moins trois verres.

Gaby pouvait d’ores et déjà affirmer que son amie ne tenait pas l’alcool.
Encore moins qu’elle-même et c’était peu dire.

— Promis, on se fera une sortie Cassie.

Elle était tout de même un peu réticente. Son investissement dans la


Résistance l’éloignait de tout et les seuls liens tangibles qu’elle avait réussis
à créer n’englobaient finalement que des déviants. Ses pensées dérivèrent
malgré elle vers Matthew. Elle avait eu l’occasion de le recroiser ce dernier
mois, uniquement pour des échanges courtois concernant la fac. Mais le
voir la mettait mal à l’aise. Parce qu’elle n’arrivait pas à le détester. Parce
que le voir faisait ressurgir les souvenirs de leurs moments intimes. Parce
qu’à cet instant précis, elle avait encore envie d’être dans ses bras et que
pour ça, elle se sentait la plus pathétique des idiotes. Elle essaya de savourer
la soirée sans le laisser parasiter son esprit, reportant son attention vers le
groupe d’amis. Elle ne pensait pas mériter toute cette effervescence et ce
débordement de sympathie, même si elle appréciait pleinement l’instant.

Il était presque minuit lorsqu’elle les quitta, ravie de sa journée. Elle


avait eu droit à la sempiternelle – mais toujours appréciée – version du «
Joyeux anniversaire » par Benjamin, lors du traditionnel repas en famille.
Quant à la soirée, elle s’était merveilleusement bien déroulée. Lola était
rentrée plus tôt parce qu’elle travaillait le lendemain. Quant à elle, elle avait
voulu prolonger le moment de grâce et rentrer à l’appartement à pied pour
profiter du ciel étoilé. Evan l’avait laissée faire avec réticence, comme un
ange gardien plutôt borné.
À mi-chemin la neige s’en mêla et elle accéléra le pas, le sourire aux
lèvres. Malgré la température polaire, elle savoura la douceur des flocons de
neige sur sa peau frissonnante et offrit son visage au ciel. Si elle comptait
bien, cela devait faire une bonne dizaine d’années qu’il n’avait plus neigé.
Les hivers se réchauffaient, années après années, suite à l’augmentation
globale des températures. Alors cette journée, cette soirée, en étaient
d’autant plus mémorables. Sans s’en apercevoir – ou plutôt sans se l’avouer
– elle se dirigea vers le quartier de Matthew. Elle s’arrêta brusquement puis
secoua la tête. S’il ne voulait pas d’elle dans sa vie, elle perdait son temps
en se raccrochant à des chimères… Perdue dans ses songes, Gaby n’aperçut
pas immédiatement le groupe de l’URS au bout de la rue. Figée sur place,
les cheveux ruisselants, il lui fallut quelques longues secondes avant de se
ressaisir. Ils venaient de procéder à une arrestation. Le temps d’analyser la
situation que déjà les gardes avançaient vers elle. Si elle se savait capable
de les bloquer, le timing lui semblait plus que limite. Mue par un instinct
précaire de survie, elle fit demi-tour et s’engouffra dans une ruelle en
courant. Elle bloqua les intrusions du mieux qu’elle le put et fit abstraction
des cris de ses assaillants. Ils couraient forcément plus vite qu’elle et cette
constatation lui glaça le sang. La respiration haletante elle s’engouffra dans
la ruelle perpendiculaire à celle de Matthew, sans avoir réellement réfléchi
aux conséquences de son acte. Et si elle le mettait en danger ?

Les voix se rapprochaient inexorablement et son cœur allait


probablement éclater d’une seconde à l’autre. Elle se surprit à prier
mentalement, à supplier, invoquer des divinités auxquelles elle ne croyait
absolument pas et même à demander l’aide inconsciente de Matthew. Elle
continuait sa course folle, comme dans le pire de ses cauchemars. Mais ici,
pas d’échappatoires. Aucun réveil pour l’extirper de l’horreur. Un coup de
feu retentit dans le silence de la nuit et son bruit assourdissant lui coupa le
souffle. L’angoisse l’enveloppa et elle sentit l’intrusion d’un des gardes,
qu’elle repoussa avec les maigres ressources qu’il lui restait encore. Elle
sortit son téléphone et composa le numéro du professeur.

— Gaby ?

— J’ai besoin de ton aide, haleta-t-elle sans stopper sa course.

— Où est-ce que tu es ?
Un deuxième coup de feu brisa la fausse quiétude de la nuit et lui fit
pousser un cri de désespoir.

— Où est-ce que tu es bon sang ?!

— Pas loin de chez toi.

— OK. OK. Tu vois le pressing ?

Elle plissa ses paupières pour tenter d’apercevoir une quelconque


enseigne, sans y parvenir.

— Je n’y vois rien !

Gaby sentait qu’elle se trouvait à deux doigts de fondre en larmes. Toute la


peur contenue dans ses cauchemars l’étouffait petit à petit et la sourde
angoisse prenait le pas sur sa réflexion.

— Près de la pizzeria. Rejoins-moi là-bas je descends.

Elle bifurqua dans la ruelle, soulagée de voir disparaître l’URS même pour
quelques secondes, puis courut à perdre haleine, lorsque des bras puissants
la tirèrent vers l’arrière. Son cri fut englouti par la main qui se posa contre
ses lèvres et elle lutta contre son agresseur le plus violemment possible.
Tout sauf rester passive, tout sauf se laisser embarquer, tout sauf voir son
pire cauchemar se réaliser…

— Calme-toi Gaby, c’est moi !

Sitôt que la voix à peine audible de Matthew atteignit ses oreilles, la


tension accumulée se relâcha et ses muscles se détendirent de concert. Seuls
les battements désordonnés de son cœur refusaient encore de lui obéir. Dans
ses bras, elle ressentait paradoxalement sa tension. Matthew se recula
doucement et scruta l’horizon. D’après ce qu’elle pouvait en juger, ils se
situaient dans un passage étroit entre le pressing et la pizzeria.

— Combien sont-ils ?
Sans attendre la réponse, il replaça sa main contre la bouche de Gaby.
Dans la pénombre, elle apercevait à peine ses traits soucieux. Mais la voix
d’un agent de l’URS, elle, rompait le calme ambiant.

Tu ne bouges pas d’ici ! Pas un geste pas un bruit ! Tu es capable de


les bloquer ?

Elle acquiesça devant son ton autoritaire, trop angoissée et tremblante


pour s’opposer à sa volonté dans un moment pareil. Accroupie à même le
sol gelé par peur de flancher, elle suivit des yeux sa silhouette, qui se
détachait du passage pour s’avancer vers la rue. Les genoux serrés contre
elle, elle entama un décompte lancinant. Elle souhaitait juste faire avancer
le temps, passer ces instants interminables. Mais ses yeux se braquèrent sur
Matthew quand le son sortant de ses lèvres lui parvint aux oreilles.

— Du calme Messieurs, qu’est-ce qui vous arrive ?

— Déclinez votre identité !

— Matthew Baker. Je…

— La ferme !

Les poings de Gaby se refermèrent et ses ongles pénétrèrent dans la chair


de ses paumes. Sa respiration se figea comme si son souffle pouvait la
trahir.

— Il travaille pour nous, lâcha un autre agent.

L’air contenu dans ses poumons s’échappa brusquement.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je vis ici figurez-vous. Vous voulez bien virer ce canon de ma tempe,


si ce n’est pas trop vous demander ?

— Nous cherchons une jeune femme, répondit l’agent sans obtempérer.

— Brune ? Blonde ?
— Aucune idée, avec l’obscurité je ne pourrais être catégorique. Mais
c’est une déviante, il faut qu’on la retrouve.

— Comment s’appelle-t-elle ?

Le silence fut sa seule réponse, ce qui rendit le sourire à Gaby.

— Vous savez que c’est une déviante mais vous n’avez pas été foutu de
pénétrer son esprit pour connaître son identité ? Bravo. Bon, j’en ai assez
entendu pour ce soir. Je n’ai pas vu votre déviante fantôme, donc si vous le
permettez, je vais me coucher ! Le bar en face n’est pas encore fermé, vous
pourrez peut-être l’y trouver !

Gaby perdit le fil de l’échange et se recroquevilla un peu plus, transie de


froid, jusqu’à ce que Matthew la rejoigne. Il passa sa veste autour de ses
épaules et l’aida à se relever.

— On ne peut pas rester ici, c’est trop dangereux. Ils ne savent rien de
toi, autant que la situation ne dégénère pas. Je te raccompagne.

Gaby se laissa guider, trop chamboulée par la soirée. La veste aux


effluves de son parfum, le 4x4 confortable et chauffé et le ronronnement
envoutant du moteur eurent raison de sa faible résistance au sommeil.

Elle sentit à peine les bras de Matthew se glisser sous ses genoux et
parcourir la distance entre sa voiture et son appartement. Elle se sentait
comme dans un état second. Il la déposa devant la porte le temps de
l’ouvrir, puis la porta jusqu’à sa chambre. Il s’apprêtait à rebrousser chemin
quand elle posa la main sur son avant-bras, avant de se blottir contre lui.

— Merci… chuchota-t-elle.

Elle avait eu tellement peur qu’elle frissonnait encore.

— Dors, tu en as besoin… Et par pitié, arrête de te mettre dans des


situations impossibles !

Il s’en alla sans plus de cérémonie. Gaby se glissa dans son lit après avoir
enlevé ses vêtements à la hâte lorsqu’un texto la fit sursauter. Elle saisit son
portable tout en bâillant, prête à s’endormir, quand elle aperçut le nom de
l’expéditeur clignoter sur l’écran : « Meilleur prof sexy ». Elle n’avait pu se
résoudre à modifier l’appellation. Elle se redressa dans son lit – cette fois
parfaitement réveillée – et lut le message.

Bon anniversaire Gabrielle…

Rien d’autre que ces trois petits mots. Mais étrangement, ils semblaient
suffisants pour qu’un sourire s’épanouisse sur ses lèvres. Elle avait par tous
les moyens essayé de rester éloignée, de le sortir de sa vie. Mais c’était au-
delà de ses forces. Peut-être aurait-elle dû se sentir anéantie après son rejet,
ou en colère, furieuse. Pourtant, elle ne ressentait pas vraiment ces
émotions-là. Il restait ce petit sentiment qui refusait de s’éteindre. Et qu’il
venait de nourrir, une fois de plus. Ce sentiment c’était l’espoir, qui lui
procurait une envie folle de s’y accrocher envers et contre tout…

Aujourd’hui, elle avait vingt-et-un ans. Elle était jeune. Elle avait la vie
devant elle.

Merci Matthew…

Ce soir-là elle s’endormit plus paisiblement que les autres soirs, sans
qu’aucune ombre ne vienne la hanter malgré l’intensité de la soirée. Il
l’avait fait. Il l’avait sortie de son cauchemar. Et pour cela elle lui vouerait
une reconnaissance sans précédent.

— Rappelle-moi pourquoi tu tiens absolument à risquer ton stage ?


s’impatienta Lola au téléphone.

— Tu le sais bien, je te l’ai déjà expliqué. Je ne vois pas de meilleure


opportunité. J’ai besoin de le voir de mes propres yeux.

L’idée avait germé dans son esprit la semaine précédente et ne la quittait


plus depuis ce jour. Elle avait l’occasion de le faire, il lui suffisait d’un petit
coup de main donc pourquoi s’en priver ? Et s’occuper l’esprit lui évitait
d’imaginer l’URS à ses trousses.
— Et moi je risque gros aussi, non ?

— Lola ! J’ai juste besoin de toi pour de la surveillance ! T’es flic, c’est
dans tes cordes non ?

— J’aime pas l’idée de laisser des traces, que quelqu’un s’en rende
compte, c’est tout. J’ai déjà eu affaire à l’URS, et je n’ai pas plus envie que
ça de réitérer l’expérience.

— Tu sais que je ne te mettrais en danger sous aucun prétexte n’est-ce


pas ?

— Je le sais bien. Mais je m’inquiète pour toi. Je te trouve bien téméraire


ces derniers temps. J’ai du mal à retrouver la fille perdue et solitaire que tu
étais il y a peu.

— Et c’est mal ? Tu connais parfaitement notre contexte. Il n’y a pas de


place pour les faibles. Seule la lutte nous permettra de survivre. Et quand
bien même Lola, je veux juste passer un scanner, pas organiser une prise
d’otage ! Relax !

— Très drôle Sawyer. Bon, à quelle heure dois-je te rejoindre ?

— Le docteur Keeven est souvent en pause entre 13 h 00 et 14 h 00.


Donc, viens pour 13 h 00. Sans faute.

— Ça marche, soupira-t-elle.

Gabrielle commençait souvent son travail vers 13 h 00, pendant la pause


de James. Elle aimait arriver tôt et pouvoir déambuler dans le service à sa
guise, prenant le soin d’aller saluer les patients habituels. Ce jour-là, elle
poussa les portes de l’établissement encore un peu plus en avance et put
assister au départ du médecin. Avant toute chose, elle voulait être sûre
d’avoir effectivement une heure devant elle. Miranda la salua avec
gentillesse, comme à son habitude, avant d’aller déjeuner elle aussi. Il ne
restait dans le service que le personnel minimum. Et aucune visite, aucun
examen avant le début de l’après-midi. Elle sourit devant l’air embarrassé
de Lola et s’empressa de l’amener vers la salle du scanner.
— J’ai emprunté une clé, viens avec moi.

— Mais je croyais que je n’étais là que pour la surveillance !

— Oui. Entre autres. Mais je ne peux pas pratiquer l’examen seule. J’ai
au moins besoin de toi pour lancer et arrêter le scanner. Ça ne prend que
quelques minutes, ne t’en fais pas. Ensuite tu surveilleras pendant que je
récupère les informations.

— Merveilleux, bougonna Lola en la suivant.

Gaby verrouilla la porte après s’être assurée que personne ne les avait
vues entrer, et remonta sa manche jusqu’en haut du bras.

— Qu’est-ce que tu fous ?

— J’ai besoin d’un produit de contraste. Il ne suffit pas de claquer des


doigts pour passer un scanner. Le produit permettra de visualiser les
différentes parties du cerveau.

— Je ne veux pas voir ça, déclara son amie en se cachant le visage entre
ses mains.

— Je ne te ferai rien promis, plaisanta Gaby l’air amusé.

— J’ai peur des aiguilles, avoua Lola avant de se retourner.

— C’est bon c’est fait, la rassura le futur médecin en ôtant ses bijoux.
Toi, tu vas là, lui dit-elle en lui indiquant une petite cabine. En aucun cas tu
ne viens me voir pendant l’examen, à cause des rayons. Ça ne dure que
quelques minutes. Je t’ai fait un schéma de l’appareil et des différents
boutons ainsi qu’une liste de choses à exécuter, dans l’ordre. OK ?

— Ai-je vraiment le choix ?

— Non, c’est vrai. Allez, cinq minutes tout au plus, ne t’en fais pas.

Gaby ne se pensait pas claustrophobe mais c’était son premier scanner de


l’autre côté du miroir. Et l’atmosphère confinée du tube qui servait à passer
l’examen lui procura une sensation de malaise qu’elle n’avait pas anticipée.
Elle ferma les yeux, les poings involontairement serrés, puis essaya de se
détendre au maximum, même si elle sentait ses muscles se contracter. Elle
avait l’étrange sensation que les minutes s’égrenaient bien plus lentement
qu’à leur habitude et elle se demanda un instant s’il n’y avait pas un souci
avec Lola. L’étudiante sentit son rythme cardiaque s’affoler et dut se
contenir pour ne pas hurler. Au bout d’un temps définitivement trop long, la
table d’examen sur laquelle elle était allongée glissa hors de l’appareil et
elle put s’asseoir. Elle prit un instant pour retrouver son souffle et aussi
quelques couleurs au passage.

— Ça va ? demanda Lola, sans doute étonnée de la retrouver dans cet


état-là.

— Contente que ce soit terminé. Combien de temps ça a duré ?

— Exactement neuf minutes. Désolée, je ne suis pas vraiment une pro. Si


on m’avait dit qu’un jour je ferais passer un scanner…

— Non, c’est bon, ne t’en fais pas. J’ai juste trouvé le temps un peu long.
Maintenant je te fais ressortir. Tu restes dans la salle d’attente et tu te
débrouilles pour faire diversion si quelqu’un essaie d’entrer d’accord ?

— Et comment je fais ça Dr Jekyll ?

— Je te fais confiance pour trouver !

Gaby s’installa dans la cabine le temps de récupérer les données, sans


même donner l’occasion à Lola de répondre. Il lui fallait un petit quart
d’heure, peut-être un peu plus si elle voulait s’assurer qu’aucune trace de
son passage ne subsiste. Elle n’avait pas une minute à perdre. Les images
défilaient à l’écran et elle ne put s’empêcher d’admirer son cerveau. Oui,
admirer était sans doute un mot un peu fort mais pour elle, le cerveau
humain avait quelque chose de fascinant. Tant de données gouvernaient le
corps et l’esprit dans un espace si réduit, tant de mystères irrésolus, son
mystère à elle… Lorsque les coupes du lobe pariétal firent leur apparition,
Gaby fixa la petite excroissance qui y était attachée. Pas si petite que ça
songea-t-elle en réprimant un léger frisson. C’était une chose de connaître
sa différence, c’en était une autre d’en avoir la preuve de visu.

Elle se hâta de réunir les documents et d’effacer le faux dossier patient


qu’elle s’était créé, lorsqu’elle entendit la voix de Lola dans sa tête. Elle
devait se trouver juste devant la porte.

Alerte rouge, alerte rouge !

Gaby finit de regrouper les papiers avant d’éteindre l’ordinateur le cœur


battant. Elle n’avait d’autre issue que de sortir le dossier à la main. Elle
espérait juste que ce ne soit que Miranda. Elle tourna le verrou lentement
afin que le bruit soit minime et ouvrit la porte avec le sourire.

— Bonjour docteur Keeven !

Merde… Son référent de stage arqua les sourcils avant que son regard ne
bifurque vers le dossier qu’elle avait en main.

— Bonjour Gabrielle. Vous êtes en avance.

— Je viens souvent à cette heure-ci en fait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Euh… Le docteur Stevens l’avait oublié dans la salle de scanner, je


vais le lui rendre de ce pas.

Gaby était convaincue d’être livide et surtout pas très crédible. À vrai
dire, elle avait toujours été incapable de mentir. Et ne pas le regarder droit
dans les yeux ne faisait qu’aggraver son cas, c’était certain.

— Pourrait-on revenir à mon souci ? intervint Lola.

James cligna des yeux et reporta toute son attention vers la jeune
hispanique.

— Je vais déposer le dossier et je reviens.


Gaby n’attendit pas la réponse et s’éloigna d’un pas précipité. Elle
voulait mettre les documents en lieu sûr. Et à part le coffre de sa voiture,
elle n’avait pas vraiment d’autre option. C’était la première fois qu’elle
prenait sa voiture pour le stage et elle avait vite compris pourquoi il fallait
l’éviter. Non seulement la circulation était dense à cette heure mais en
prime les places de parking à proximité de l’hôpital se faisaient rares, très
rares. Elle parcourut la distance qui la séparait de son véhicule en moins de
cinq minutes, alors qu’elle était garée à près de huit cents mètres de
l’hôpital. Elle y déposa son dossier, pria que la voiture soit toujours au
même endroit à son retour puis revint vers l’hôpital St-Joseph d’un pas un
peu plus tranquille. Si James s’était montré suspicieux à son arrivée, il n’en
fit pas mention de tout l’après-midi – à son grand soulagement – et la
journée de stage se déroula sans encombre.

À sa sortie à 17 h 00, le ciel d’hiver avait repris ses droits et la nuit


enveloppait la ville de son manteau glacial. Gaby remarqua les trois appels
manqués lorsqu’elle arriva à la voiture. Tous les trois provenaient de Lola.
Elle écouta le message qui lui expliquait brièvement qu’Oliver les attendait
à la banque. À peine arrivée à destination, elle y retrouva Evan qui semblait
en grande discussion avec Evie. Gaby les contourna. Elle n’avait réellement
pas envie de se retrouver face à elle.

— Attends Gaby ! Je voudrais te voir deux minutes avant qu’on rejoigne


Oliver.

— Quoi ? C’est une réunion au sommet ?

Son ton était un peu brusque et elle s’en mordit immédiatement les
doigts.

— Je peux voir ton scanner ? Lola m’en a touché deux mots.

— On peut dire que les nouvelles vont vite ! lui répondit-elle en levant
les yeux au ciel.

Elle lui tendit les feuilles en posant les mains sur ses hanches. Elle se
sentait d’une humeur massacrante. Qui ne risquait pas de s’arranger au vu
de l’arrivée inopinée de Monsieur Meilleur Prof Sexy…
— Viens par ici Matt !

Oui. Bien sûr. Parfait.

— Jette un œil à ce scanner.

Chemise entrouverte, cheveux en bataille et barbe de trois jours. Il avait


l’air épuisé. Et incroyablement sexy. Elle pensait trouver sa proximité
dérangeante mais lorsqu’il se posta près d’elle, elle se surprit à regretter de
ne pouvoir le toucher.

— D’où ça sort ? demanda-t-il, perplexe.

La question à ne pas poser...

— Demande à Gaby.

Pour la première fois depuis son arrivée, Matthew daigna enfin lui
accorder un regard. Mais finalement, il aurait mieux valu qu’il s’abstienne.
Parce que dans ses yeux courait une succession de sentiments
contradictoires. Elle scella son regard au sien, consciente du magnétisme
qu’il exerçait sur elle.

— C’est mon scanner, répondit-elle sans bouger d’un iota.

— Comment ça ton scanner ?

Dans cette simple question inutile grondait la colère contenue qu’elle


sentait émaner de tout son corps. Bon sang, était-ce si évident pour le
monde entier ou juste pour elle-même ?

— L’excroissance est plus importante que dans les scanners en notre


possession. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

Elle remercia mentalement Evan de l’avoir sortie de ce pétrin, même si


c’était sans doute momentané. Matthew reporta son attention sur le fameux
scanner.
— Plein de choses, j’imagine. Les autres scanners datent d’il y a environ
deux ans et les... sujets étaient plutôt jeunes. Ça pourrait vouloir dire que
l’excroissance continue de grandir ? Ou pourquoi pas, tout simplement, que
Gaby a plus de pouvoirs que ceux des autres scanners ?

Il se tourna à nouveau vers elle et ses yeux la transpercèrent.

— Pourquoi as-tu fait ce scanner ?

— Pourquoi pas ? Je voulais savoir, c’est tout.

— C’est tout ? C’EST TOUT ? Tu te rends compte des risques stupides


que tu prends ? Es-tu sûre qu’il n’y a aucun moyen de remonter jusqu’à toi
via ce scanner ? La machine conserve peut-être une trace de toutes les
actions effectuées sur ses programmes ! Putain Gaby, quand est-ce que tu
vas arrêter de te mettre perpétuellement en danger ? Je vais finir par croire
que tu cherches vraiment à te faire embarquer !

La violence de sa répartie la laissa sans voix. Du Matthew Baker tout


craché. Un jour il la protégeait, l’autre il la malmenait. Pour couronner le
tout, il lui hurlait dessus comme on gronde une enfant.

Le bruit d’une chaise renversée détourna vaguement son attention. Elle


chercha des yeux le responsable de cette chute quand elle remarqua la main
d’Evan posée sur l’épaule de Matthew.

— C’est bon Matt, du calme.

La voix de son ami la rappela à la raison. Elle ne devait pas se montrer


aussi impressionnable face à son professeur. Et si à l’intérieur l’indulgence
prédominait – après tout il lui avait quand même sauvé la vie – elle
souhaitait renvoyer l’image d’une femme forte et indépendante, loin des
doutes qui l’assaillaient constamment. Il l’avait blessée. Elle ne pouvait pas
passer outre et devait désormais se protéger.

— Ça fait un mois que tu ne m’as quasiment pas adressé la parole, et tu


te permets de m’agresser sans raison ? C’est MA vie et j’en fais ce que JE
veux ! J’ai passé l’âge d’avoir une nounou et je n’ai pas besoin d’un second
père !

Elle savait bien qu’ils étaient en train de se donner en spectacle, et pas


que devant Evan, mais elle ne pouvait pas le contrôler.

— Ce que Matthew essaie d’expliquer, maladroitement j’en conviens,


c’est que si tu as décidé de faire partie de la Résistance, alors il faut qu’on
discute de ce genre de décision AVANT que tu n’agisses. Tu n’es pas seule
ici et il est préférable de ne pas tous nous mettre en danger inutilement.
Ceci étant dit, je vous conseille de régler vos différends en privé. Et sinon,
Oliver doit s’impatienter !

Gaby tenta de juguler son énervement en inspirant profondément. Evan


n’avait pas vraiment tort. Pour tout. Elle sentit peser sur elle le regard
scrutateur de Matthew mais suivit Evan. Elle ne voulait pas envenimer les
choses.
16.

Lola se trouvait déjà aux côtés d’Oliver, les yeux rivés sur l’ordinateur.

— Pas trop tôt ! À croire que vous aviez mieux à faire que de venir
m’écouter, constata ce dernier d’un ton impassible en dévisageant le petit
groupe qui avait pris place dans le bureau.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai décodé les deux premiers noms. Contre toute attente, ce sont bien
des noms sur cette liste. Et c’est assez intéressant.

Oliver laissa planer un petit silence, l’air satisfait. Gaby se retint de tout
commentaire. Elle essayait juste de reprendre son calme après la
conversation houleuse dont Oliver faisait fi. Bien qu’il l’ait forcément
entendue, de même que Lola.

— Deux noms ? C’est tout ?

— Merci de me maintenir la pression Matt !

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Une fois que tu as la clé, où est le
problème pour décoder les autres ?

— En voilà une bonne question. En fait, ça n’a pas été si simple. Chaque
nom semble avoir une clé différente, ce qui complique clairement le
processus. Il m’a fallu des jours pour trouver la première clé mais j’ai
douté, car elle ne fonctionnait qu’avec un nom. Maintenant j’ai compris,
donc j’ai pu continuer. J’ai trouvé la seconde clé.

— Mais pas les autres ?

— Non. C’est d’autant plus long qu’il faut repartir de zéro et relancer
l’algorithme de décryptage pour chaque nom.
— Et donc, qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Le premier nom, c’était Mary Taylor. Lola a fait quelques recherches


mais c’est un nom plutôt courant, avec pas mal d’homonymes.

— Mais un seul profil semble intéressant. Mary Taylor, trente-huit ans,


mère de deux enfants. Aucun lien avec l’URS mais on a trouvé un lien avec
le second nom décodé, enchaîna Lola.

— Qui est ?

— C’est là où ça devient intéressant et c’est la raison pour laquelle vous


êtes là. Le deuxième nom, c’est Ernest Frame.

— L’ancien PDG de Trikuram ? demanda Gaby.

Elle s’était redressée et fixait Matthew, son animosité soudain envolée.


Trikuram était une si vaste entreprise qu’il semblait difficile d’établir un
quelconque lien entre les employés mais s’il existait bien un lien, tout
convergeait vers la multinationale. Ce qui était plutôt perturbant. Elle se
remémorait de vagues images d’enfance liées à l’entreprise, comme la
période de Noël, les employés et leurs familles réunis autour du grand
sapin. Mais c’était pour ainsi dire les seuls souvenirs qui lui restaient avec
les quelques soirées mondaines où elle avait été conviée lors de son
adolescence et dont elle avait assez rapidement appris à se passer. Elle
détestait les faux-semblants, cette façon qu’avaient les individus de se créer
des faire-valoir, ainsi que l’hypocrisie flagrante qui se dégageait de ces
événements. Oui mais voilà, si son père n’avait jamais été PDG de la boîte,
il officiait néanmoins à la tête du pôle recherche. Peut-être avait-il des
réponses à lui fournir ? Des souvenirs ? Des détails qui pourraient servir ?

— Est-ce que Mary Taylor travaillait pour Trikuram ? enchaîna-t-elle,


pensive.

— Non. En fait elle travaillait pour le gouvernement au même titre que


Frame : cabinet des affaires intérieures. C’était sa secrétaire personnelle.
— Vous avez trouvé autre chose d’intéressant ? demanda Matthew en
fixant un peu trop longuement Oliver.

— Non Matthew. Dès que je déchiffre les autres noms, je te le dis,


murmura-t-il.

Même si c’était un mouvement imperceptible, Gabrielle sentit Matthew


serrer les poings et se tendre, alors que son visage reflétait l’image
habituelle de l’homme tranquille.

— Est-ce que Mary Taylor est toujours en vie ?

— Oui, mais elle ne travaille plus pour le gouvernement. Officiellement,


démission. Elle a déménagé à l’autre bout du pays.

— On l’y aurait poussée ?

— Comment veux-tu que je le sache ? On ne fait que spéculer. Rien ne


t’empêche de prendre un billet d’avion et de vérifier par toi-même Matt !
Bon je vous laisse, dîner de famille ce soir.

À peine Oliver avait-il prononcé ces paroles qu’il se trouvait déjà hors de
la pièce.

— Qu’est-ce qu’on fait ? On essaie de la retrouver ? demanda Evan en se


frottant le menton.

— On l’a d’ores et déjà trouvée. Elle doit être surveillée. Et si elle se


cache, je ne vois aucune raison qu’elle nous adresse la parole.

— Je peux essayer, je sais être persuasif.

Gaby doutait que les deux jeunes hommes se rappellent encore de leur
présence avec eux. Ils semblaient dans leur bulle. Elle se posa même la
question de savoir s’ils ne communiquaient qu’avec la parole.

— À part ça c’est moi qui me mets en danger inutilement ? les


interrompit-elle.
Matthew se retourna brusquement vers elle pour la fusiller des yeux. Les
bras croisés sur la poitrine, elle le défiait du regard. Elle ne voulait plus
paraître impressionnée. Même si c’était toujours le cas.

— Bon, on en reparle plus tard Matt, je… vous laisse.

Evan fit un mouvement de tête à Lola avant de sortir. Cette dernière le


suivit sans tergiverser.

— Écoute-moi bien Gaby. Si tu veux prendre part à notre cause et si tu


veux réellement faire partie de la Résistance, alors tu suis nos règles. Mes
règles. C’est bien compris ?

Sa voix résonnait fortement dans la pièce et Gaby dut réprimer un léger


frisson – sans doute causé par l’atmosphère glaciale. Ses bonnes résolutions
étaient ce qu’elles étaient, mais elle ne pouvait nier l’aura et la force qui se
dégageaient du professeur. Il représentait le meneur, le leader et il en jouait
clairement par moments. Mais la vérité c’était qu’il possédait l’âme d’un
dirigeant, comme une évidence. La jeune femme hocha la tête en soupirant,
vaincue.

— Je ne veux plus que tu prennes de risques inconsidérés, reprit-il d’une


voix plus douce. Promets-le-moi.

Son regard la décontenançait. Sa voix la décontenançait. Sa simple


présence la décontenançait. Depuis plus d’un mois, elle essayait de se
convaincre qu’il ne représentait plus rien à ses yeux. Mais il suffisait qu’elle
l’ait en face d’elle… et elle comprenait vite qu’elle se berçait d’illusions.

— Je te promets de ne pas me mettre en danger avant de t’en avoir


touché deux mots. Ou à Evan.

— À moi !

Sa voix avait repris la vigueur du leader et elle fronça les sourcils devant
son ordre un peu brutal. Parce que de l’extérieur, ces mots auraient presque
pu passer pour de la jalousie. Mais il fallait qu’elle arrête de prendre ses
désirs pour des réalités.
— Si tu veux, concéda-t-elle sans masquer son agacement. Ce sera tout ?

Elle retint le « Monsieur » sarcastique qui menaçait de s’échapper de ses


lèvres alors qu’il la dévisageait en silence. Il secoua finalement la tête,
signe ô combien évident de son exaspération. Avant de franchir la porte, il
s’arrêta.

— Fais attention à toi, Gaby. Et continue de t’entraîner.

Il sortit de la pièce avant même qu’elle n’ait la présence d’esprit de lui


répondre.

Matthew Baker. Un paradoxe vivant.

Gaby décida de faire un saut chez son père avant de rentrer à


l’appartement. Elle avait en tête de lui poser quelques questions sur
Trikuram.

La maison semblait sombre et silencieuse lorsqu’elle inséra la clé dans la


serrure. Elle regarda avec nervosité sa montre qui n’indiquait pourtant que
21 h 00. S’il était évident qu’à cette heure-là Benjamin se trouvait au lit,
pour Maggie et Jake, le fait paraissait plus étonnant. Mais la quiétude fut de
courte durée. Sans oser allumer de lumière, elle se faufila sans bruit vers la
cuisine, d’où provenaient de brusques éclats de voix. Dans la pénombre elle
distingua son père au téléphone, se passant la main sur la figure de façon
nerveuse.

— Ne me prends pas pour un imbécile, tu veux ! Et n’essaie pas de me


faire croire que c’est pour le bien de l’humanité. Ce ne sont que des
FOUTAISES !

Gaby sursauta. Elle n’avait pas l’habitude de voir son père s’énerver
autant et il fallait avouer que c’était intrigant, même si elle se sentait mal à
l’aise d’assister à cette scène dans l’ombre d’un couloir. Elle s’éclaircit la
voix – sa conscience reprenant le dessus – et croisa le regard de son père. Il
ne lui avait jamais paru si éreinté. Les yeux rougis par la fatigue, les
cheveux négligemment ébouriffés, il paraissait bien plus vieux que son âge.
— Je te laisse, souffla-t-il dans le téléphone avant de raccrocher.

— Tu vas bien papa ? s’inquiéta-t-elle en l’embrassant sur la joue.

— Je ne t’attendais pas ce soir, ma chérie. Un problème ?

Il esquivait. Pour un peu, elle aurait presque eu envie de s’introduire dans


sa tête.

— Une fille n’a pas le droit de passer dire bonjour à son père ?

— Bien sûr que si. Ça me fait plaisir de te voir.

— C’était qui au téléphone ? demanda-t-elle en essayant de prendre une


voix détachée.

— Oh, ce n’était rien. Juste le boulot. Tu sais, il est toujours question de


vie et de mort dans l’industrie pharmaceutique, plaisanta-t-il avant de se
servir un verre d’eau.

Gaby n’arrivait pas à se débarrasser de cette impression tenace de


malaise. Elle prit place sur une chaise de la cuisine et le dévisagea jusqu’à
ce qu’il s’installe à ses côtés.

— Maggie n’est pas là ?

— Non, elle est sortie avec une amie. Tu prends tes marques dans ton
nouvel appartement ? Tout va bien avec Julia ? lui demanda-t-il en lui
servant un verre de jus de fruit ananas-citron, son préféré.

— Oui. Les voisins d’à côté semblent particulièrement friands


d’émissions de variétés démodées le soir mais bon, on s’y fait. Tu as l’air
fatigué, papa.

Elle n’aimait pas les faux-semblants, surtout avec lui. Elle avait toujours
eu du mal à se conformer aux banalités d’usage.

— Le boulot m’en fait voir de toutes les couleurs. Juste une mauvaise
période à passer, lui répondit-il avec un sourire las.
— Dis-moi, tu te souviens d’Ernest Frame ?

Jake fronça les sourcils.

— Le PDG de Trikuram ?

— Oui. Tu savais qu’il était mort ?

— J’en ai entendu parler effectivement, pourquoi ?

— J’ai cru comprendre qu’il travaillait pour l’URS. Tu le connaissais


bien ?

Si le visage de Jake paraissait sans doute dénué de toute réaction aux


yeux d’une personne lambda, un regard averti comme le sien n’y voyait
qu’une façade.

— Gaby… souffla-t-il en la dévisageant avec intensité. Je ne sais pas ce


que sous-entend ce genre de questions, mais je te l’ai déjà dit, reste loin de
l’URS !

— Ne t’énerve pas ! Je pensais juste que tu pourrais m’aider.

— Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Je ne cherche qu’à te protéger ! Je


n’ai passé ma vie qu’à ça Gaby. Alors oui, je connaissais Ernest, c’était
mon patron je te rappelle. L’URS ? Oui j’ai vaguement cru entendre qu’il
les côtoyait. Qu’est-ce que ça t’apporte de le savoir ?

— Je me pose des questions c’est tout. J’ai besoin de savoir, de


comprendre.

— Il n’y a rien à comprendre. On est comme on est, Gaby. Il faut avancer


avec les cartes qu’on a en main. Tu cours après des chimères, et à force de
trop courir tu finiras par passer à côté de l’essentiel.

— Et c’est quoi l’essentiel, selon toi ?

— C’est vivre, ma chérie. Tout simplement. En évitant de te faire


remarquer.
Elle avait l’impression surréaliste d’une conversation à deux vitesses,
parsemée de sous-entendus qu’elle n’était pas convaincue de bien
interpréter. À tel point qu’à cet instant précis elle se demandait réellement
ce qu’il pouvait lui cacher. Poussée par son instinct elle essaya de lire en
lui, ce qu’elle avait rarement tenté auparavant. Sans succès. Surprise, elle
saisit son verre et le but d’un seul trait. La jeune femme l’entendit soupirer
puis se lever.

— J’ai besoin de récupérer un maximum de sommeil. Je n’ai pas


beaucoup dormi cette semaine.

Jake se pencha vers elle pour déposer un baiser sur son front, comme si
c’était la chose la plus naturelle au monde.

— Viens manger un soir avec nous, Ben ne fait que te réclamer. Et ça me


ferait plaisir à moi aussi. Pense à laisser la lumière extérieure allumée pour
Maggie s’il te plaît.

Gaby resta immobile de longues minutes après son départ, incapable de


raisonner convenablement. Il y avait sans doute de nombreuses explications
au fait qu’elle n’ait pu lire dans ses pensées. Sauf qu’évidemment, la
première qui lui venait à l’esprit était qu’il faisait partie des déviants lui
aussi. Mais l’idée lui paraissait tellement incongrue... Elle finit par sortir de
ses songes et se dirigea hors de la maison toujours plongée dans l’obscurité,
sans avoir pensé à allumer une seule lumière.

La jeune femme rentra chez elle l’esprit embrumé par les multiples
questions qui demeuraient sans réponses et qui s’ajoutaient désormais aux
autres. Elle y retrouva Lola, encore attablée.

— Je n’étais pas sûre que tu rentrerais pour le repas, désolée, je ne t’ai


pas attendue. Mais il reste des pâtes carbonara au frigo si tu veux. Pas de la
grande gastronomie, mais de quoi survivre à coup sûr !

— C’est parfait, ne t’en fais pas, merci !

— Au fait Gaby, j’ai une sorte de rendez-vous vendredi.


— Une sorte de rendez-vous ? Genre rencard ?

Elle s’installa sur un des tabourets du bar, le temps de faire réchauffer


son repas.

— Je ne sais pas trop.

— Pourquoi es-tu si nerveuse ?

Ce n’était pas vraiment dans ses habitudes. Lola s’éclaircit la voix avant
de lui répondre.

— En fait, James Keeven m’a invitée pour prendre un verre.

Gaby resta sans voix quelques secondes.

— Mon maître de stage ?

— Ça t’ennuie ?

Lola paraissait sincèrement troublée par sa réaction. Était-ce un


problème ? Pas vraiment.

— Non, je ne pense pas. Il te plaît ?

— Je crois que oui.

— Tu crois ?

— Oui. Non. Oui il me plaît, soupira Lola, toujours mal à l’aise.

— On dirait bien que mon scanner n’aura pas été vain, plaisanta Gaby en
soupirant à son tour.

En fin de semaine, après plusieurs tentatives pour se concocter une sortie


entre filles, Gaby et Cassie se retrouvèrent à déambuler dans les rues
étroites de Clarks, pour finir devant les échoppes de son marché de Noël.
Les mains serrées autour du verre de vin chaud qui distillait lentement ses
effluves aromatiques de cannelle et de gingembre, les jeunes filles
rêvassaient, le regard perdu au milieu des décorations toujours un peu plus
extravagantes de la sacro-sainte fête. Gaby avait toujours adoré cette
atmosphère bienveillante et enfantine. C’était une période où ressurgissaient
des tas d’heureux souvenirs... Et où elle réussissait à mettre de côté les
mauvais. À Noël, tout semblait possible. Elle sourit en voyant circuler un
père, avec son fils accroché au sapin de Noël fraîchement coupé. Elle
s’amusait à décrypter leurs pensées lorsque la voix de Cassie la ramena à la
réalité.

— La Terre appelle Gabrielle Sawyer !

— Désolée, je rêvassais.

— Sans blague.

— Qu’est-ce que tu disais ?

— Je te disais qu’on ne voyait plus beaucoup le professeur Baker au


Décadence. En fait, on l’y voit à peu près autant que toi.

— Tu as couché avec lui ?

Gaby posa la main contre sa bouche. Merde. Elle devait réellement


apprendre à réfléchir avant de parler. Elle n’arrivait pas à croire que la
question n’avait pas juste traversé son esprit. Elle sentit ses joues se mettre
à chauffer en entendant l’éclat de rire de son amie.

— Non, je n’ai pas couché avec lui. En revanche, je vois bien que tu as
des choses à me raconter, toi !

— Non, je… enfin... tu me l’as dit, tout le monde rêve de l’avoir dans
son lit, donc je me disais que peut-être...

Elle déglutit sans oser croiser le regard de Cassie.

— Tu craques complètement, constata cette dernière en la dévisageant.

— Il se pourrait bien… en effet, soupira Gaby en levant les yeux au ciel.


— Fais attention quand même, tu connais sa réputation.

— Mmmh.

Elle était plutôt nerveuse et frottait compulsivement sa seule main de


libre sur son jean. Il était un peu tard pour ce type de recommandation.
Mais elle ne pouvait nier l’évidence : elle avait été prévenue et ça ne l’avait
pourtant pas empêchée de finir dans ses bras.

— Et de son côté ?

— Qu’est-ce qui te fait croire que je l’intéresse ?

Elle avait bien droit de feindre l’innocence après tout.

— Ne me la fais pas à moi Gaby. J’ai vu à quel point il te dévorait des


yeux les rares fois où j’étais avec vous. Alors ? Tu as couché avec lui,
TOI ?

Gaby resta silencieuse. Elle avait le pouvoir de lire dans les pensées,
d’anticiper et de s’insérer dans les rêves. Pourtant, elle se sentait juste
incapable de mentir.

— C’est un coureur de jupons, tu avais raison. C’était une erreur. Ça ne


se reproduira plus.

Il lui semblait qu’elle avait bien appris la leçon soudainement. C’était


une erreur… Qui croyait-elle duper ? Elle trouvait difficile de se confier et
pourtant elle raconta tout – ou presque – à son amie. En omettant les détails
liés aux déviants et à leurs pouvoirs, bien entendu.

— Et tu comptes l’éviter jusqu’à la fin de l’année ? Tu sais, je ne crois


pas l’avoir vu au bras d’une fille depuis un bon moment.

— Je ne l’évite pas. Et puis il paraît que tu ne le vois plus au bar, donc tu


ne peux rien affirmer... Est-ce qu’on peut parler d’autre chose ? Toi et Noah
par exemple ?

— Il n’y a rien à en dire. Tout va bien.


— Et tu oses me dire « ne me la fais pas à moi » ? Qu’est-ce qui se
passe ?

— Non vraiment, tout va bien dans notre couple. C’est juste… Il a


décroché un stage en recherche. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle, il se
détache des attentes paternelles et prend de l’assurance. J’essaie de
l’encourager comme je peux.

— Et ça ne lui plaît pas ?

— Oh si. Mais c’est plutôt l’endroit de son stage qui me dérange un peu.

— Ah bon ? C’est où ?

— Dans un des QG de l’URS.

Gabrielle faillit recracher la gorgée de vin chaud qui s’écoulait dans sa


gorge. Elle reprit contenance et essaya de digérer l’information. En soi, rien
de dramatique. Ce n’était qu’un stage après tout.

— Je n’aime pas leurs manières, je n’aime pas ce qu’ils représentent et je


n’ai pas envie de le voir s’immerger dans ce milieu.

— C’est momentané, c’est bien qu’il voie autre chose aussi. Comment
son père l’a-t-il pris ?

Elle ne voulait pas penser plus loin, ce qui n’aurait eu aucun sens.

— Pas vraiment bien et du coup, Noah se renferme petit à petit et ça, ça


me tue. Tiens, quand on parle du loup, ajouta-t-elle en saisissant son
téléphone pour lire le texto qui venait d’arriver. Noah m’attend devant chez
moi.

Cassie avait subitement retrouvé le sourire.

— Allez va le retrouver, j’ai deux ou trois courses à faire et je rentre


aussi.

— D’accord. Ça m’a vraiment fait plaisir qu’on puisse se voir Gaby.


— À moi aussi. On devrait faire ça plus souvent.

— Avec plaisir.

Gaby s’installa sur un banc public un peu en retrait de l’animation pour


terminer sa boisson. De là où elle se tenait, elle avait une vue imprenable
sur les petites allées débordantes de vie. Elle resta de longues minutes à
contempler cette fresque vivante avant de prendre le chemin de sa voiture,
non sans avoir acheté une peluche en forme de dragon pour Benjamin ainsi
qu’un énorme morceau de pain d’épices.

Elle conduisit sans réfléchir et se retrouva devant la banque, une fois de


plus. Finalement c’était presque comme une seconde maison – même si elle
n’était pas revenue depuis le week-end dernier. Elle avait passé la semaine à
essayer d’effacer certaines données de sa mémoire. Elle aurait voulu
pouvoir appuyer sur une touche et tout éliminer, comme on formate un
disque dur d’ordinateur. Tout. De ses étincelles avec Matthew à l’étrange
entrevue avec son père.

La jeune femme eut un instant d’hésitation avant de saisir son téléphone


et de composer le numéro, les yeux toujours rivés sur l’entrée de la fameuse
banque.

— Tout va bien Gaby ?

La voix grave et chaude de Matthew se diffusa instantanément au travers


de son corps. Elle n’était pas sûre de ce qu’elle voulait lui dire. En revanche
elle lui avait promis de ne plus se mettre en danger sans lui en parler avant.

— Oui. Est-ce qu’on peut parler ?

Elle entendait lui parler de Jake et de l’idée qui lui trottait dans la tête
pour Trikuram. Autant réfléchir avant d’agir... pour une fois.

— Rejoins-moi chez moi. Je peux y être d’ici quinze minutes.

— D’accord.
Elle n’était pas certaine du bien-fondé de sa décision. Encore moins du
fait de se retrouver à nouveau chez lui. Mais elle avait bien saisi le message.
Désormais ils étaient une équipe. Même si l’idée semblait difficile à
admettre, il n’avait pas tort. Elle n’avait pas à faire face seule. Elle devait
apprendre à penser collectif, pour sa sécurité comme pour celle des autres.

Elle soupira en tournant la clé dans le contact avant de relever une


dernière fois les yeux vers le bâtiment. La main en suspens sur la clé, elle
retint d’un coup sa respiration. Matthew sortait de la banque, le téléphone
encore à la main. Elle n’était pas garée à proximité et il ne paraissait pas
enclin à suspecter quoi que ce soit, pourtant elle se recroquevilla malgré elle
dans son siège. Lola sortit derrière lui et l’attrapa par le bras. Elle semblait
plutôt nerveuse et Matthew posa ses mains contre les bras de son amie.
Dans un geste un peu trop familier. Beaucoup trop à vrai dire. La proximité
qu’ils partageaient relança l’élan de jalousie qu’elle pouvait ressentir en le
voyant avec une autre. Pourtant c’était Lola bon sang ! Lola, qui était
censée se trouver en charmante compagnie. Mais certainement pas avec lui
et encore moins ici. Il était pourtant 19 h 00. Pourquoi lui avait-elle affirmé
voir James ce soir si c’était pour se retrouver à la banque ?
17. MATTHEW

Cinq jours plus tôt

Trois petites notes de musique se répétaient, résonnant à l’infini dans sa


tête. Matthew peinait à trouver le courage de sortir de son lit. Il soupira en
s’étirant et stoppa le radio-réveil à distance, d’un simple mouvement de la
main. Ce genre de geste lui avait valu d’être en retard plus d’une fois mais
pourquoi s’embarrasser quand on en a le pouvoir… Sans se rendormir cette
fois, il s’ébouriffa les cheveux et lâcha un bâillement sonore, avant de se
diriger vers la cuisine. Le jeune homme s’écroula alors sur un siège, ouvrit
le réfrigérateur de là où il se trouvait et en fit surgir une bouteille de jus
d’orange tandis qu’un verre atterrissait devant lui. Partisan du moindre
effort. C’était une bonne philosophie de vie. Il aimait user et abuser de ses
pouvoirs en totale liberté. Et les utiliser ne pouvait décemment s’envisager
que chez lui ou à la banque. C’était aussi une des raisons pour lesquelles il
n’invitait que très peu de filles dans son antre. Il appréciait particulièrement
l’excuse qu’il se donnait, même s’il admettait bien volontiers qu’elle ne
constituait que le sommet de l’iceberg. Il se doucha avec rapidité après
avoir pris conscience de l’heure puis enfila le sempiternel jean délavé ainsi
qu’une chemise aussi sombre que ses yeux.

Arrivé à l’université de Darken il s’arrêta à son bureau pour prendre ses


notes – bien que son cours fût parfaitement rodé – puis se dirigea vers
l’amphi. Il éparpilla les feuilles dans un coin de l’estrade et s’installa à
l’autre bout les bras croisés, tandis que les étudiants affluaient.

Il aimait ça. Les cours, le pouvoir qu’il avait sur les élèves, parfois même
l’admiration qu’il lisait dans leurs regards. Il n’avait que vingt-six ans mais
se sentait à l’aise, décontracté. Il maîtrisait, tout simplement.

Il releva à peine la tête lorsqu’il la sentit entrer et s’installer en haut de la


salle. Même s’il ne parvenait plus à lire en elle, il ressentait sa présence. À
vrai dire, par certains côtés les déviants étaient tous plus ou moins liés.
Pourtant il n’avait jamais connu cette connexion. Cette conscience extrême
de l’autre. Et ce sentiment piquait sa curiosité de bien des manières.

Il s’évertua une fois de plus à l’ignorer – même si cela s’avérait de plus


en plus compliqué – et ne lui accorda pas un seul regard de tout son cours.
C’était mieux ainsi. Pour elle. Pour lui aussi. Il ne voulait aucune attache. Il
se l’était promis. Il ne laisserait plus jamais les erreurs du passé se
reproduire. Malgré tout, il savait pertinemment qu’il devrait lui faire face à
nouveau. La distance qu’il avait instaurée se montrait donc nécessaire. Non,
vitale plutôt. Parce que la jeune femme faisait ressurgir des sentiments qu’il
voulait enfouir au plus profond de lui.

Après sa matinée de cours, il avait rejoint la banque pour une petite


discussion avec Evan. Sans témoins.

— J’étais sûr que tu passerais.

— Évidemment. Oliver a fait d’autres découvertes ?

— Non. Si je peux me permettre Matt. Il est fort peu probable que la liste
de noms soit une liste de déviants. Au contraire même, ça ressemblerait
plutôt à des membres du gouvernement. Ou du moins des individus qui en
savent un peu trop. Ernest Frame est mort, il n’a pas été capturé. Quant à
Mary Taylor, si c’était une déviante, l’URS aurait agi depuis belle lurette...
Ne pousse pas tes espoirs trop loin, chuchota-t-il pour conclure.

Matthew prit soin de dévisager en silence celui qui, au fil des ans, était
devenu un ami – sans doute même son seul véritable ami. Son naturel
impulsif lui suggérait de l’envoyer paître, mais il ne pouvait s’y résoudre.
Depuis Lily, sa sœur, il se trouvait être le seul à le connaître réellement.
Avec Evan, il n’était pas le professeur décontracté ni le séducteur invétéré.
Avec Evan, il n’avait pas besoin de dissimuler l’homme brisé qu’il était
vraiment. La gorge sèche, à ce moment précis, Matthew aurait donné cher
pour un bon verre de whisky. Efficace pour oublier... mais que
momentanément, à son grand désespoir.
— Je sais ce que tu sous-entends Evan. Et je ne suis pas stupide. Je ne
crois plus aux contes de fées depuis bien longtemps. Je ne me fais pas
d’illusions, je me doute bien que Lily n’est pas sur la liste. Malgré tout, je
ne perds pas espoir de la retrouver, pourquoi pas grâce à eux, lui indiqua-t-il
d’un mouvement de la tête vers le mur, où étaient affichés les huit noms de
la liste de Lola.

— Bien. Alors que fait-on pour Mary Taylor ?

— Rien.

— Rien ? Vraiment ? C’est un peu contradictoire !

— Elle s’est enfuie Evan, elle ne veut clairement pas être retrouvée ou
mise en danger. Elle a deux gosses, bordel ! Ernest Frame est venu vers
nous, il connaissait les risques et l’a chèrement payé de sa vie. Je ne vais
pas mettre en danger une mère de famille. Hors de question. Il reste six
noms sur cette putain de liste alors non Evan, on ne fait rien pour Mary
Taylor !

— Tu sais bien que je peux régler ça discrètement…

— J’ai dit NON !

— OK, très bien ! Ne t’emballe pas ! D’ailleurs il me semble que tu


perds un peu trop la maîtrise de tes pouvoirs en ce moment.

Matthew laissa planer un silence lourd de sens alors que son ami le fixait
de façon sarcastique. Le sous-entendu était limpide.

— Et toi tu as l’air de lui consacrer beaucoup de ton temps libre !

Si Evan s’engageait dans cette voie, il n’avait aucune raison de se


réprimer.

— C’est toi qui m’as demandé de veiller sur elle, je te rappelle.

— De veiller sur elle, pas de tomber sous son charme.


Il n’aimait pas la tournure que prenait la conversation. Les choses étaient
pourtant claires mais il ne pouvait éviter le sentiment de frustration quand il
les imaginait ensemble. Il ne supportait pas leur complicité, même s’il
l’avait un peu provoquée. Le rire d’Evan résonna de façon agaçante. Il était
à deux doigts de s’énerver à nouveau.

— Reste éloigné d’elle !

— C’est un ordre ?

— Plutôt un conseil.

— Alors ce n’est pas à toi d’en décider. Gaby est suffisamment grande
pour se gérer seule.

— Tu sais que c’est faux, tu sais qu’elle a encore besoin d’être protégée.
Sans compter qu’on a compris tous les deux qu’elle avait un énorme
potentiel.

— Je la protégerai.

Le professeur serra les poings et inspira profondément sans interrompre


Evan.

— Matthew. On sait très bien pourquoi tu m’as demandé de veiller sur


elle. Et toi comme moi savons que tu es incapable de gérer une quelconque
relation depuis…

— Je n’ai pas besoin que tu me le rappelles.

— Au contraire, je crois que si. Alors soit tu assumes ce qui se passe


entre vous, soit tu me laisses la guider à ma façon.

Matthew savait qu’il n’avait pas vraiment d’autre option que de le laisser
faire. Sans compter qu’il accordait une confiance absolue à Evan. Du moins
jusque là. Il acquiesça, un peu à contrecœur malgré tout, puis ressortit de la
banque en ignorant le reste du monde. Il ressentait juste l’envie de se
retrouver seul, comme souvent. Il appréciait la solitude. S’isoler lui
permettait une certaine forme de liberté et lui apportait les ressources
nécessaires pour avancer, surmonter les obstacles. Pour survivre, tout
simplement.

Il enchaîna les deux jours suivants comme un automate, dans une


rengaine confortable. Se lever, préparer ses cours, aller à la fac, rentrer,
dormir, ne pas réfléchir. Gérer sa vie étape par étape et ne se soucier de rien
d’autre. C’était appréciable mais ça ne pouvait durer qu’un temps...

Le professeur se réveilla le jeudi matin, la bouche pâteuse due à un trop-


plein de sommeil. C’était son jour de repos et il en avait déjà trop profité. Il
déjeuna sans prendre la peine de se doucher. Il voulait courir ce matin.
Évacuer les toxines lui permettait de se vider l’esprit et d’apaiser son corps.
Matthew parcourut l’avenue piétonne de Clarks et se dirigea vers les abords
de l’esplanade. La ville avait le charme tranquille des petites bourgades
côtières en plein hiver. Peu de monde sur ses plages minuscules et surtout
peu de touristes. Courir sur le sable valait vraiment toutes les thérapies du
monde. Le lâcher d’endorphines provoqué par le rythme régulier des
foulées parcourait son corps de façon salvatrice. Il sentit par deux fois son
portable vibrer dans sa poche mais occulta sa présence.

De retour dans son appartement il prit sa douche quotidienne, respectant


sans en avoir le choix le quota d’eau autorisé. Ce court laps de temps
détendit néanmoins ses muscles et les nœuds de son cerveau, avant de le
reconnecter complètement à la réalité. Le jeune homme sortit enfin son
téléphone et fronça les sourcils devant les trois appels en absence d’un
numéro inconnu. Il allait le ranger lorsqu’il se remit à sonner.

— Allô ?

— Matthew ?

Étonné, le professeur s’installa sur le canapé du salon.

— Lola ? Tout va bien ? Est-ce que Gaby…

— Oui oui. Enfin non. Enfin disons que c’est compliqué. Est-ce qu’on
pourrait se retrouver dans un endroit calme ?
— La banque ?

— Je préférerais que personne ne puisse nous voir ou nous entendre.

Au ton de sa voix, Matthew, qui la connaissait pourtant à peine, put


déceler l’inquiétude manifeste.

— Très bien. Tu as une feuille pour noter mon adresse ?

— Non.

— Alors je te l’envoie par texto. Je suis là toute la journée, tu peux venir


quand tu veux.

— Merci. Je viens de suite.

Il ne bougea pas du canapé, les yeux dans le vague, cherchant à


déterminer ce qui motivait l’étrange attitude de Lola. Tout ce qu’il savait,
c’était que cela n’augurait rien de bon. La jeune femme sonna moins de
vingt minutes après son coup de fil. Elle parcourut la pièce à vivre des yeux
avant de reporter son attention vers lui.

— Oliver a décodé le troisième nom.

Il plissa le front sans lui répondre. C’était une information déconcertante.


Il ne voyait pas d’explication pouvant justifier le caractère secret qu’elle
avait imposé à leur rendez-vous.

— Où est le problème ? Il y en a forcément un pour qu’Oliver ne soit pas


présent avec nous. D’autant plus si c’est vers moi que tu te tournes.

Lola se dirigea vers le salon sans attendre son consentement et s’écroula


sur une chaise, avant de se mettre la tête entre les mains.

— Tu n’as pas tort. Mais à situation désespérée, moyens désespérés. Tu


aurais préféré que je me tourne vers Evan ? lui demanda-t-elle en relevant
ses yeux insolents vers lui.
Il sentit sa mâchoire se contracter.

— Est-ce que ça concerne Gaby ?

Lola hocha la tête avant de la replonger entre ses mains de façon


théâtrale. Elle méritait bien un oscar !

— Est-ce que tu comptes me parler ou on va continuer à jouer aux


devinettes ?

— C’est compliqué. À la fois, il faut que j’en parle. Mais d’un autre
côté… Je ne sais pas, je ne veux rien lui cacher. Pourtant c’est ce que je suis
en train de faire. Et dans un petit coin de ma tête, je me demande toujours si
tu es digne de confiance. Même si j’ai la sensation que tu es prêt à tout pour
la protéger. Encore qu’entre nous, tu t’y prends comme un crétin. Bref. Tout
ça se mélange dans ma tête et s’apprête à exploser.

— Tu m’inquiètes. Tu sais bien que je ferais n’importe quoi pour elle.

Abrupte constatation. Il s’arrêta, décontenancé. Conséquence du manque


d’oxygène qui venait de le frapper peut-être. Oui, elle était spéciale, et puis
attirante, intelligente... et tellement plus encore. De là à clamer haut et fort
qu’il ferait tout pour elle… Il avait un peu de mal à assumer les paroles qui
venaient de franchir la barrière de ses lèvres.

— Dis-moi, chuchota-t-il en s’installant à ses côtés, incapable d’affronter


son regard.

— Le troisième nom de la liste. C’est Jake Sawyer. Le père de Gaby.

Matthew resta un moment inerte, le regard vide. Puis il se releva si


brutalement que sa chaise se renversa au sol dans un fracas monumental. Il
essaya de rassembler ses pensées et se dirigea vers le bar.

— Qu’est-ce que tu fous ? lui demanda la jeune femme.

— J’ai besoin d’un verre.


Il lui fallait quelque chose de corsé. Il se servit un verre de whisky qu’il
ingurgita cul sec en fermant les yeux, avant de revenir vers Lola.

— Qu’est-ce qu’en pense Oliver ?

— Il ne connaît pas le nom de famille de Gaby. Alors il n’en pense rien,


je ne lui ai rien dit. Mais il ne va pas tarder à faire des recherches. Il est
possible qu’il fasse le lien...

— Pas d’inquiétudes à ce niveau. C’est à moi qu’il en parlera si ça arrive.


Qu’est-ce que tu peux me dire sur lui ?

— Qu’il était haut dirigeant chez Trikuram. Il contrôlait le pôle recherche


donc j’imagine qu’il avait accès à pas mal de choses. Il a démissionné, il y a
six-sept mois je dirais. Juste avant de déménager.

— Des liens avec l’URS ? Gaby t’a déjà parlé de quelque chose ?

— Je ne suis pas le bureau des renseignements, Matthew. Je ne suis pas


là pour Jake ou pour répondre à tes questions. Je suis là pour Gaby.

— Et moi j’essaie de réagir de la façon la plus logique possible ! Pour la


protéger, il faut que j’en connaisse un minimum ! Putain mais comment il
peut faire partie de l’URS alors que sa fille est déviante ? C’est
complètement dément !

Passée la stupéfaction, la colère s’emparait peu à peu de lui. La situation


le dépassait complètement. D’un côté il y avait Gaby à qui il tenait, c’était
plus qu’évident ; de l’autre il y avait cet homme, qui détenait peut-être une
des clés du mystère. Peut-être même la clé qui pourrait le conduire jusqu’à
Lily. L’idée le rendait fou.

— Merci, je n’y avais pas songé, lui répondit-elle en levant les yeux au
ciel. Tu m’es d’une grande aide !

— Je fais ce que je peux, grogna-t-il en tournant dans la pièce d’un pas


rapide, comme un lion en cage.

— Est-ce que je dois lui dire ?


— À Gaby ? Non. Pas pour le moment. Laisse-moi une nuit pour
réfléchir, d’accord ? J’ai besoin de faire le point avant qu’on ne commette
un acte irréfléchi. Je t’appelle dès demain.

— Et qu’est-ce que je lui dis, moi, ce soir ?

— Rien. Tu ne lui dis rien.

— Merde. Tu te rends compte que c’est ma meilleure amie ?

— Je me rends compte que tu as jugé bon de venir m’en parler. Parce que
tu sais d’une manière ou d’une autre que je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour l’épargner un maximum. Donc pour une fois, fais-moi
confiance. Tu rentres et tu fais comme si de rien n’était. Et demain, je
reviens vers toi. Peut-être pas avec LA bonne solution. Mais dans tous les
cas, il me faut un peu de recul.

Il savait qu’il possédait cette force de persuasion – qui lui avait servi bien
souvent – même s’il était loin d’être sûr de lui. Mais il fallait d’abord qu’il
la rassure et pour l’instant, Gaby ne devait pas être au courant.

Après le départ de Lola, il resta cloué sur son canapé une bonne partie de
l’après-midi. Lorsqu’il trouva enfin le courage de bouger, il sortit s’appuyer
contre la balustrade du balcon, pour laisser son regard vagabonder dans la
rue.

Il aimait son quartier. Presque trois ans qu’il vivait ici, depuis qu’il avait
emménagé dans la région. Et il appréciait toujours autant ces moments
paisibles de tout début de soirée, où lui parvenait l’odeur piquante de la
pizzeria qui commençait à s’animer pour le service. Il entendait
invariablement Ricky, le barman, houspiller ses employés, chaque jour,
quasiment à la même heure, avant que la douce musique de Bob Dylan,
chère au pizzaïolo, n’entame son rythme lancinant. C’était une habitude –
presque une coutume – qui lui soutira son premier sourire de la journée. Il
n’avait pas réellement d’alternative, il s’en rendait compte. Le tout était de
savoir si oui ou non il en parlerait à la jolie blonde.
Cette nuit-là fut hantée par ses pires cauchemars. Les cauchemars du
temps où il se sentait insouciant. Le temps où il avait une famille. Le temps
où il se permettait d’aimer. Un passé pas si lointain... Mais bel et bien
révolu.

Matthew téléphona à Lola dès les premières lueurs de l’aube, peu


soucieux de la réveiller.

— Je veux lui parler. À Jake.

— Bonjour à toi aussi. Quel doux son au saut du lit, maugréa-t-elle,


incommodée par son appel.

— Désolé, je me rappellerai de prendre plus de pincettes avec toi la


prochaine fois. Bonjour Lola. C’est bon ou tu veux que j’y mette encore
plus les formes ?

— Ça ira. Sinon c’est ça ton idée géniale ? Débarquer chez lui comme
une fleur ? Mais pourquoi je suis allée te voir, sérieusement.

— Je peux être diplomate, et puis c’est l’occasion en or d’en apprendre


plus.

— Ou pas. On pourrait très bien se faire tuer par exemple. Je plaisante


hein, ne va pas t’imaginer des choses !

— Je n’ai jamais dit que tu venais avec moi.

— Sans moi tu n’arriveras à rien. J’ai vécu près d’un mois avec lui, je le
connais un minimum.

Elle n’avait pas vraiment tort. Comment pourrait-il l’approcher sans le


braquer ? Il ne pouvait se présenter comme le professeur de Gaby, ou même
comme son ami. Il se passa la main sur les yeux avant de les frotter
énergiquement. C’était clair et net, la nuit n’avait pas été aussi salutaire
qu’il l’espérait.

— À condition que tu me laisses mener la barque.


— Si ça te fait plaisir Einstein.

Matthew ne put réprimer le sourire qui éclaira son visage. Il appréciait


l’humour sardonique de Lola, c’était à la fois incontestable et inexplicable.

Il la rejoignit en fin d’après-midi, après sa journée de cours. Elle semblait


nerveuse et ses traits étaient aussi tirés que les siens devaient l’être.

— Tout va bien se passer Lola.

— Je sais bien, je ne m’inquiète pas vraiment pour l’entrevue.

— Alors quoi ?

Lola se frotta le front.

— Oliver m’a dit que l’URS continuait ses investigations sur Julia
Castillo. Ils ont même lancé un portrait-robot…

Le visage de Matthew se referma instantanément et il lui répondit la mine


sombre.

— On ne les laissera pas arriver jusqu’à toi. Oliver m’en avait déjà parlé.
Il n’y a rien de concret. Il surveille, analyse, anticipe. À part changer de
coupe de cheveux à la rigueur, tu n’as rien à faire. Et surtout, aucune
inquiétude à avoir.

— Je dois vraiment changer de coupe ?

Il hocha la tête, pensif. Il essayait de la rassurer. Il avait pleinement


confiance en Oliver mais prendre quelques précautions supplémentaires lui
semblait adéquat.

— Je l’ai prévenu que je passais. Jake.

Lola avait changé de sujet et le ramena dans l’action.

— Tu n’as rien dit à Gaby ?


— Non. J’espère juste qu’elle n’aura pas l’idée géniale de débarquer à
l’improviste. Je présume que tu sais ce que tu fais, Monsieur Je-mène-la-
barque ?

Non, il n’en était pas convaincu. Et les doutes l’assaillirent lorsqu’ils se


retrouvèrent devant la porte des Sawyer. Il se sentait écartelé. Les notions
de bien et de mal se mélangeaient aisément dans sa tête et ses motivations
lui semblèrent tout à coup bien floues. Il essuya ses mains moites contre son
jean alors que la porte s’ouvrait, laissant apparaître un homme d’une
cinquantaine d’années, à peine grisonnant et à l’allure empathique.

Jake Sawyer dégageait sans conteste cette aura charismatique qui incitait
les autres à lui faire confiance. À tort ou à raison... Si Matthew pensait
rencontrer un homme d’affaires froid et hautain, il s’était trompé sur toute
la ligne.

— Je ne savais pas que tu venais accompagnée, Julia.

— Désolée, j’aurais dû te prévenir, ricana-t-elle de façon peu naturelle.


Voici Matthew Baker.

Le professeur réalisa soudain que Lola n’était définitivement pas une


bonne actrice. Son stress sautait aux yeux de tous. Il savait déjà qu’elle ne
convaincrait personne. Surtout pas Jake Sawyer, qui la regardait à cet
instant de façon plutôt amusée. Il serra la main chaleureusement tendue par
Jake et croisa pour la première fois ce regard si similaire à celui de Gaby, où
se reflétait une certaine perplexité mêlée de curiosité.

— Jake Sawyer, se présenta-t-il d’une voix assurée.

— Enchanté, désolé de débarquer chez vous sans invitation. Je suis un


ami de Gaby, compléta-t-il en reprenant une certaine maîtrise de la situation
devant le regard aiguisé du scientifique.

— Est-ce qu’on peut entrer Jake ? demanda Lola d’une voix faible.

— Bien sûr. Désolé, où avais-je la tête.


Il se dirigea vers la cuisine après leur avoir indiqué le salon et en ramena
une bouteille de jus de fruits ainsi que trois verres, qu’il remplit sans leur
demander leur avis. Matthew le détailla en silence, avant d’oser tenter
l’intrusion. Jake releva immédiatement les yeux vers lui avec un petit
sourire surpris.

— Qu’est-ce qui vous amène donc ici ?

Tiens tiens. Sa réaction se révélait intéressante. Jake avait ressenti sa


tentative d’intrusion et le lui avait fait comprendre, aucun doute là-dessus.
Le point crucial étant qu’il n’était pas parvenu à ses fins. Il n’avait pu
pénétrer un seul instant son esprit. Ils se jaugèrent un instant et prirent la
mesure de l’autre, sans même que Lola ne s’en aperçût. Si Matthew avait
réfléchi à toute la panoplie de possibilités d’un tel interrogatoire avec le
père de Gaby, il n’aurait pu imaginer cette entrevue telle qu’elle se profilait.
Il décida donc de jouer franc jeu.

— Êtes-vous déviant ? lui demanda-t-il calmement.

Il se cala dans le fond du canapé et entendit Lola s’étrangler avec son


verre de jus de fruits. Il lui tapota le dos tandis qu’elle toussait sans pouvoir
s’arrêter. Jake lui sourit avec un flegme défiant toute logique.

— Non. Si Gaby n’est pas là, j’imagine que c’est parce qu’elle n’est pas
au courant de votre visite. Je me trompe ?

— J’estime en effet que ce n’est pas dans son intérêt de l’apprendre.

Lola le foudroya du regard avant de reporter son attention sur Jake.

— Excuse ses manières peu appropriées. Matthew est un peu du genre…


extrême.

— Matthew est là, pour info, plaisanta celui-ci.

— Ça suffit Matthew. Comporte-toi comme une personne civilisée ! La


raison de notre visite est un peu compliquée à expliquer, Jake.

— J’ai tout mon temps, et cela semble plutôt… intéressant, on dirait.


— Comment avez-vous réussi à me bloquer si vous n’êtes pas déviant ?

— Aaarghhh, putain Matthew !

— Rien de plus simple, il y a des moyens, disons, physiques, même


quand la personne n’est pas déviante.

Jake brandit son bras pour montrer une espèce de gros bracelet noir.

— Si c’est tellement simple, pourquoi Gaby n’en profite pas ? Non


seulement elle est déviante mais en plus elle a la particularité de se mettre
facilement en danger !

Jake perdit instantanément son sourire, qui fut remplacé par une
expression de totale inquiétude.

— D’abord, il ne s’agit que d’un prototype, ensuite il ne lui serait


d’aucune utilité face à l’URS. Il y a différentes façons de protéger les êtres
aimés monsieur Baker.

Matthew avait du mal à se reconnaître. Il ne se trouvait pas dans cette


maison pour parler de Gaby. Et même s’il ne se faisait pas encore une
opinion arrêtée sur Jake, il pouvait d’ores et déjà admettre qu’il se montrait
comme un père aimant et attentif, ses sentiments crevaient les yeux. Et,
quelque part, il lui inspirait confiance.

— Alors qu’est-ce que vous savez sur nous ?

— Commençons par le début et donnez-moi la raison de votre présence


ici. Julia ?

— Je suis comme qui dirait tombée sur une liste de noms en provenance
de l’URS. Des noms codés. Le tien est le troisième qu’on a réussi à
décrypter.

Lola avait débité sa tirade d’un trait sans reprendre son souffle. Lui en
dire autant n’était pas forcément bénéfique à leur cause, mais en même
temps ils devaient le mettre en confiance s’ils voulaient en savoir plus.
Matthew étudia chacune des réactions de Jake attentivement. Comme la
pâleur soudaine de ses joues et le mouvement régulier, nerveux de son pied
contre la table du salon.

— Quels sont les autres noms de la liste ?

— On ne les a pas tous décryptés. On a juste Ernest Frame et Mary


Taylor.

— C’est la raison pour laquelle Gaby m’a interrogé sur Ernest alors...

Jake soupira puis fixa Matthew dans les yeux.

— Je ne veux pas qu’elle soit mêlée à ça. De près ou de loin.

— J’essaie désespérément de l’en tenir éloignée. Mais elle peut être


tellement…

— Butée, lâchèrent les deux hommes de concert.

Ils se lancèrent un petit regard de connivence, malgré la suspicion


évidente dans les yeux de Matthew.

— Je ne veux en aucun cas la mettre en danger mais voir apparaître votre


nom sur la liste éveille forcément nos soupçons.

— Nos soupçons ? Ceux de la Résistance ?

Ce fut au tour de Matthew de rester sans voix mais il se reprit bien vite.

— Comment connaissez-vous notre existence ?

— Simple déduction. Ton appartenance à la Résistance, j’entends. Parce


que la Résistance en elle-même n’est un secret pour personne, en dehors du
commun des mortels. J’aurais simplement préféré que Gaby n’y soit pas
mêlée.

— Est-ce que tu fais partie de l’URS, Jake ?


— Bien sûr que non ! Voyons Julia ! Ma fille est une déviante, comment
pourrais-je prendre part à leurs manigances ? Je suis un scientifique, ni plus
ni moins. Ernest avait sans conteste des liens privilégiés avec eux. Quant à
Mary, elle n’était qu’une secrétaire. Je ne vois pas très bien ce qu’elle vient
faire dans cette histoire d’ailleurs.

— Elle travaillait également pour Trikuram ? les coupa Matthew de


façon abrupte.

— Occasionnellement. C’était la secrétaire personnelle d’Ernest, mais


elle officiait rarement dans la firme. Je peux voir la liste de noms ?

La lui donner semblait risqué, mais Lola n’hésita pas une fraction de
seconde et la lui tendit.

— Ils sont codés, alors ça n’a pas beaucoup d’intérêt tel quel.

— Vous vous mettez en danger par vos recherches. Et les personnes sur
cette liste avec. Si le gouvernement se rend compte que la Résistance se
mêle de leurs petites affaires, vous serez des cibles vivantes.

— Pourquoi êtes-vous sur la liste monsieur Sawyer ?

Matthew ne souhaitait rien lâcher. Aucune question n’avait trouvé de


véritables réponses et il avait l’intuition que Jake en savait beaucoup plus
qu’il n’y paraissait.

— Peut-être parce que j’étais un des bras droits d’Ernest ? Ou parce que
la société Trikuram était grassement payée pour faire des recherches sur les
déviants ?

Enfin un point intéressant. Une vague de nausée l’assaillit lorsqu’une


pensée se dessina peu à peu dans son esprit.

— Est-ce que vous vous serviez des déviants capturés ? lui demanda-t-il,
le visage fermé.

— Capturés, non. Mais tu serais surpris de voir ce que les gens sont
capables de faire pour un peu d’argent.
— Qu’est-ce qu’ils font des déviants alors ?

Jake fronça les sourcils, ne s’attendant visiblement pas à la question.

— Je te le répète, je ne suis qu’un scientifique et je n’appartiens pas à


l’URS. Ni de près, ni de loin. Je suis désolé de ne pas pouvoir apporter de
réponses à tes questions.

Sa voix était ferme et distante, indiquant que la conversation était


définitivement close. Matthew comprit qu’il n’en tirerait plus rien. Il ferma
brièvement les yeux, le fantôme de Lily traversant douloureusement sa
mémoire, les rouvrit puis se releva.

— Merci de nous avoir accordé un peu de votre temps, monsieur Sawyer.

— Aucun problème. Les amis de Gaby sont mes amis. Néanmoins, et je


pense qu’on sera d’accord sur ce point, ce n’est pas nécessaire de lui parler
de cette entrevue, n’est-ce pas ?

Lola et Matthew hochèrent la tête. Ils sortaient de la maison sans un bruit


lorsque Jake attrapa le jeune homme par le coude.

— Est-elle en sécurité ?

— Je fais le maximum pour que ce soit le cas.

— Bien. C’est mon cas aussi, croyez-moi. Mais les apparences sont
souvent trompeuses, et les illusions prennent parfois le pas sur la réalité.
N’accordez votre confiance qu’avec une extrême parcimonie et surtout
méfiez-vous de tout le monde !

Une réplique digne d’un mauvais film policier. Matthew se serait presque
attendu à le voir sortir un gros cigare de sa poche, à la Al Capone.

— Et sinon c’est ça, ce que tu appelles « mener la barque » ? demanda


Lola lorsqu’ils arrivèrent à la banque.
Oliver avait convoqué Matthew. Ce type était plus rapide que son ombre
pour dénicher des infos. Il avait à coup sûr appris pour Jake.

— Tu croyais quoi ? Qu’il allait combler tous les vides de notre


mystère ? s’impatienta Matthew tandis qu’ils arrivaient devant le bureau
d’Oliver. Rien n’est terminé ! Il semble évident qu’il détient des
informations capitales. Maintenant, c’est à nous d’agir !

— Tu ne devineras jamais ce que je viens de découvrir ! s’extasia Oliver


quand il vit Matthew pénétrer dans son bureau.

Il stoppa net la conversation lorsqu’il découvrit Lola derrière.

— Bon j’imagine que tu es déjà au courant, se plaignit-il de façon


dramatique. Tu aurais pu me dire que Gaby était la fille de Jake Sawyer. J’ai
perdu de précieuses heures à enquêter sur lui, grogna-t-il comme un enfant.

— En effet. Désolée Oliver, mais il fallait d’abord que j’en parle avec
Matthew, avoua Lola.

— D’ailleurs à ce propos, j’aimerais que tu n’en touches pas un mot à


Gaby pour l’instant. Tu penses en être capable ? demanda Matthew, un petit
sourire aux lèvres.

— Fous-toi de moi, Matt ! Bon, passons. Comme je suis un homme plein


de ressources, je suis certain que je peux vous étonner quand même, leur
sourit-il avec mystère.

— Accouche Oliver, on ne va pas y passer la nuit !

— Merci de ta patience ! J’ai un quatrième nom. Et un lien avec Jake


Sawyer !

Matthew partagea un bref instant le sourire d’Oliver. L’information lui


paraissait à peine surprenante. Le puzzle allait rapidement se mettre en
place, il en avait l’intime conviction.

— Elisabeth Marty. Elle travaillait au sein du pôle recherche de Trikuram


avec Jake Sawyer. Elle est médecin immunologiste, la quarantaine. D’après
ce que j’ai pu trouver, ils ont travaillé ensemble environ six ans, entre 2004
et 2010. Ensuite elle a démissionné, pour bosser dans une industrie
pharmaceutique qui commercialise des traitements contre la polyarthrite
rhumatoïde.

— Plutôt intéressant, lâcha-t-il avec une pointe d’amertume à l’évocation


du prénom d’Elisabeth.

Elisabeth…

Bien évidemment, il avait réagi à la vue de ce prénom si


douloureusement familier. De toute manière chaque instant de son existence
était régi par sa quête impossible, celle de retrouver sa petite sœur. Alors ça
ne changeait rien à son but. La Résistance, le gouvernement, la vengeance,
rien ne serait comparable au bonheur de la serrer à nouveau dans ses bras. Il
savait parfaitement qu’il ne pourrait jamais se pardonner d’avoir perdu la
seule famille qu’il lui restait. Elle avait à peine douze ans et lui seize
lorsque leur mère était morte. Il s’était battu pour avoir sa garde, s’était fait
émanciper, avait enchaîné le travail après ses journées de cours sans jamais
faiblir, sans jamais abandonner. Ce n’était donc pas maintenant qu’il allait
lâcher prise. Il avait cette profonde certitude au fond de son cœur qu’elle
était toujours en vie. Mais pour cela, encore fallait-il que le gouvernement
ne se débarrasse pas des déviants capturés…

— Plutôt intéressant ? Tu te fous de moi ? Je t’amène sur un plateau un


lien entre Trikuram et quatre de nos noms codés et c’est tout ce que tu
trouves à dire ? C’est pas intéressant, c’est dément Matthew !

Son enthousiasme faisait plaisir à voir. Néanmoins, l’espoir du professeur


était teinté de prudence. Un seul faux pas et ils se mettraient tous en danger.

— En effet. Continue sur ta lancée Oliver et tiens-moi au courant de


l’évolution. En attendant, j’aimerais que tu n’en touches mot à personne,
d’accord ?

— J’imagine que c’est peine perdue de te demander pourquoi ? soupira-t-


il. C’est bon, je t’appelle dès que j’ai le cinquième nom !
Matthew dévala les escaliers sans perdre de temps, sans attendre
l’ascenseur ni même Lola. C’était son moyen à lui d’évacuer la pression
avant d’exploser. Malgré toutes ses visites à l’URS, toutes les fausses
connivences et sa pseudo-infiltration, rien de ce qu’il avait appris jusqu’à
présent n’égalait les informations de ces dernières vingt-quatre heures. Il
saisit son téléphone lorsqu’il le sentit vibrer contre sa cuisse et s’arrêta net
sur sa lancée, permettant à Lola de le rattraper. Il décrocha.

— Tout va bien Gaby ?

Il ne pouvait empêcher les palpitations d’accélérer leur rythme au creux


de sa poitrine. Une partie de lui craignait toujours pour sa vie, en toutes
circonstances au vu des risques qu’elle était capable de prendre.

— Oui. Est-ce qu’on peut parler ?

Il ne s’attendait pas à ce genre de demande. Matthew se demanda soudain


si elle avait pu les croiser chez Jake.

— Rejoins-moi chez moi. Je peux y être d’ici quinze minutes.

— D’accord.

Le son de sa voix, de son souffle, s’insinuèrent lentement au travers de


son esprit et eurent l’effet inattendu d’apaiser ses sens. Il ne pouvait le nier,
il attendait impatiemment de la revoir, même si c’était imprudent. Il
franchissait la porte de la banque, calmé, lorsqu’il sentit Lola lui attraper le
bras.

— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda-t-elle nerveusement.

Il soupira. À vrai dire, il se contentait d’agir comme un automate. Ou


plutôt, il se forçait à le faire. Il posa ses mains sur les bras de la jeune
femme pour chercher à la rassurer.

— On va surveiller Jake Sawyer et découvrir ce qu’il nous cache.


— Rien que ça ? Comment vas-tu t’y prendre ?

— J’ai ma petite idée là-dessus. En attendant, tu rentres et, pour le


moment, tu oublies cette dernière journée.

— Comme si c’était évident, maugréa-t-elle. Heureusement que ma


soirée s’annonce plus gaie que cette putain de journée ! Je veux que tu me
tiennes au courant, tu m’as bien comprise ? Je ne plaisante pas Einstein ! Je
suis flic et armée, ne l’oublie pas !

Matthew ne put s’empêcher de rire devant ses menaces futiles.

— Je m’en rappellerai, ne t’en fais pas ! Et pas un mot à Gaby tant qu’on
n’en sait pas davantage, OK ?

Il rebroussa rapidement chemin vers son appartement, pour pouvoir


arriver avant elle. Il eut pourtant à peine le temps de se rincer la figure sous
l’eau froide pour se rafraîchir les idées lorsqu’elle sonna à la porte.

— Je ne t’embête pas ? demanda-t-elle d’un air hésitant en jetant un œil


dans son appartement.

Il aimait bien ce petit air gêné et peu assuré dont elle seule avait le secret.

— Non. J’ai fini ma semaine.

— Je sais. Je voulais juste être sûre de ne pas contrecarrer tes plans pour
la soirée.

Gaby laissait paraître un tel contraste que c’en était perturbant. Elle
semblait à la fois vulnérable et naïve mais, en même temps, l’éclat
belliqueux qui brillait dans ses yeux venait contredire cet aspect de femme
soumise. Et son corps ne faisait que trahir toutes ces émotions, la rendant
encore plus attachante. Il laissa ses yeux la parcourir, comme s’il
s’autorisait enfin à le faire après tout ce temps, malgré toutes les mises en
garde envoyées par son cerveau. Ses boucles blondes encadraient de façon
anarchique son visage à la pâleur un peu trop prononcée. La robe fluette et
légère que laissait entrevoir l’ouverture de son manteau découvrait ses
longues jambes, à moitié camouflées par de grandes bottes d’un noir
brillant. Il remonta lentement ses yeux vers le haut de son corps, savourant
chacune de ses courbes comme s’il pouvait la caresser d’un simple regard,
puis se délecta de son trouble manifeste et de ces joues rosées qui lui
seyaient bien plus.

Matthew aimait jouer avec les filles en général. Mais avec elle, ce jeu
revêtait une multitude d’aspects qu’il ne comprenait pas toujours. Elle avait
tendance à faire voler en éclats toutes ses résolutions et faire ressurgir toutes
les angoisses enfouies au fond de son être depuis bientôt trois ans. Et ça lui
fichait une trouille monumentale. Il ne cherchait aucune relation sérieuse, il
ne voulait aucun attachement, aucun sentiment. Et faisait en sorte que rien
ne transparaisse dans ses attitudes. Il se répétait ces mots en boucle dans sa
tête comme un mantra, mais était-ce suffisant pour s’en convaincre ? Parce
que la voix de la raison s’évanouissait progressivement, au profit du
profond désir qu’elle lui faisait ressentir. À cet instant précis il n’avait
qu’une seule envie, la plaquer contre le mur et remonter cette satanée robe.
Il la dévisagea un instant, le souffle court, puis fit taire ses instincts
primaires – même si une bonne douche froide lui aurait été profitable à cet
instant précis.

— Entre. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Tu m’as demandé de, je cite, « suivre tes règles et ne pas prendre de


risques inconsidérés ».

— OK. Je suis juste étonné de cette nouveauté.

Un sourire sarcastique, une nonchalance étudiée, la projection d’une


parfaite maîtrise tout simplement. C’était une question de survie pour lui.
Elle leva les yeux au ciel sans sourire, l’air clairement agacée. Matthew
fronça les sourcils devant son attitude déconcertante. Il constata néanmoins
qu’elle ne lui avait jamais paru aussi belle que ce soir-là. Animée d’une
rage manifeste, les cheveux sens dessus dessous et les yeux brillants de
colère.

— Dis-moi, reprit-il en reprenant son sérieux.


— Je sais que c’est irrationnel mais je suis convaincue d’un lien entre
Trikuram et les déviants. Je voulais juste te prévenir du fait que je compte
postuler chez eux pour mon prochain stage.

Il soupira, excédé. Elle avait beau avoir la figure enfantine de ses vingt
ans, Gabrielle Sawyer savait faire preuve d’une détermination sans faille. Et
derrière la jeune femme fragile qu’elle pensait être, il entrevoyait nettement
la force et le pouvoir qui se cachaient sous cette frêle apparence. Surtout,
elle avait visé juste. La partie rationnelle de son cerveau lui criait que c’était
une occasion en or. Il était clair qu’elle avait les appuis nécessaires pour
rentrer dans la firme et le « mobile » adéquat. L’autre partie en revanche…

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Nous ne sommes sûrs de rien pour
l’instant et ce serait en effet l’occasion d’en apprendre plus.

Elle ne devait pas devenir sa faiblesse. Il ne devait pas se laisser conduire


par ses sentiments.

— Vraiment ?

— Ça te semble si surprenant ? Mets-toi juste en tête qu’on est une


équipe et que les décisions ne sont pas unilatérales. Si tu rentres à Trikuram,
je ne veux pas que ton impulsivité prenne le pas sur ton cerveau. Chaque
avancée, chaque choix devra être discuté, tu m’as bien compris ?

La jeune femme hocha la tête, visiblement incrédule. Il se détestait de


mentir ainsi mais cette volonté n’était pas sans fondement. Il lui parlerait.
Quand il en saurait plus. Sa décision était actée. Il devait la sortir de sa tête
et se consacrer au réel but de sa vie : retrouver Lily et réparer ses erreurs.
Alors peut-être que la culpabilité s’allégerait. Peut-être qu’il pourrait…
vivre. Plutôt que survivre.
18.

De retour chez elle, Gaby s’affala sur son canapé. Qu’avait-elle


exactement espéré en pénétrant dans son appartement ? Difficile à
déterminer. À trouver Lola ? À ce qu’il lui fournisse des explications
qu’elle n’était pas en droit d’attendre ? Dans quelle quête s’embarquait-
elle ? Quels dangers planaient sur elle et sur les gens qu’elle aimait ? Qui
croyait-elle berner ?

Trouver un stage à Trikuram ne s’avérerait pas trop compliqué. Mais pas


au siège central. Trop éloigné de Clarks. Ne restaient que les différentes
firmes disséminées çà et là dans tout le pays. Serait-ce suffisant ? Le jeu en
valait-il la chandelle ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête.
Depuis leur déménagement, elle n’avait trouvé que cela : des questions sans
réponses. Il fallait que la situation change. Son intuition lui murmurait de ne
pas abandonner si vite la partie.

22 h 30. Aucun signe de vie de son amie. Elle se prépara une tisane et
alluma la télévision sans réellement la regarder. Les images flottaient et
traversaient son esprit comme une simple musique d’ambiance lorsque la
serrure de la porte d’entrée cliqueta.

— Comment s’est passée ta soirée ? lui demanda-t-elle d’un ton


désinvolte.

Lola paraissait un peu nerveuse, ce qui augmenta d’un cran la méfiance


de Gaby.

— Bien. Merci. Tu ne m’en veux pas n’est-ce pas ?

— De ?

Elle jouait son rôle d’idiote à la perfection et au moins, elle lui tendait la
perche.
— Pour James. Il faut que tu sois honnête avec moi. Si ça t’ennuie,
n’hésite pas à me le dire.

— Je n’ai aucun problème avec toi et James. Je suis honnête et j’attends


la même chose de ton côté.

La jeune femme vit Lola se ronger distraitement les ongles sans oser
croiser son regard, ce qui lui fit l’effet d’un uppercut. Bon sang, que se
passait-il ? Lola releva enfin les yeux vers elle et lui sourit timidement.

— Je l’aime bien. Vraiment. Ma vie est un putain de bordel sans nom où


il ne devrait pas y avoir de place pour un homme et pourtant, je ne sais pas,
je l’aime vraiment bien.

Gaby soupira. Pour la première fois depuis son retour, son amie lui
semblait sincère.

— Il est tôt pourtant, tu t’es enfuie telle Cendrillon ?

— Il est de garde ce week-end, je n’ai pas vraiment eu le choix.

— Lui est peut-être coincé par le travail, mais pas moi. Et j’ai
grandement besoin de sortir. Je vais faire un tour au bar, tu viens avec moi ?

— Non merci. Journée éreintante, je vais rejoindre les bras de Morphée,


tranquillement.

Gaby se retrouva seule au Décadence, avec le vague espoir d’y croiser


une connaissance. Malheureusement elle ne trouva aucune trace de Rob,
Noah ou Cassie. Elle aurait bien eu besoin de compagnie pour boire un
verre ce soir. La jeune femme s’installa au bar et commanda sa boisson, que
le barman lui servit avec le sourire.

— Ça fait longtemps que je ne t’avais pas vue dans le coin. Gaby c’est
bien ça ?

Elle hocha la tête, tentant de masquer son air ahuri. Elle l’avait en effet
croisé plusieurs fois en venant au bar, mais elle ne pouvait se rappeler son
prénom. Ce qui l’embarrassa passablement.

— Josh, lui lança-t-il avant qu’elle ne lui pose la question. Qu’est-ce que
tu fais ici toute seule ?

— Bonne question Josh, lui sourit-elle. Besoin de me vider la tête ?

— Allez, j’offre la première tournée !

La jeune femme accepta sans bouder son plaisir. Se faire draguer restait
toujours agréable, surtout que Josh était loin d’être repoussant.

Gaby sentit son regard peser sur ses épaules sans même avoir besoin de
se retourner. Après tout, le rencontrer ici semblait plutôt prévisible,
Matthew était un habitué des lieux. Elle ferma les yeux en inspirant de
grandes bouffées d’air. Depuis qu’elle contrôlait un peu mieux ses pouvoirs,
si elle se concentrait suffisamment, elle pouvait percevoir les différentes
nuances de sentiments qui émanaient d’une personne. Et même si elle ne
pouvait lire en lui, elle décryptait nettement l’émotion dominante à cet
instant : l’agacement. Ce sentiment se répercuta en elle de façon
irrépressible. C’était à elle d’être agacée, pas à lui. D’ailleurs, à bien y
réfléchir, cela ressemblait moins à de l’agacement qu’à une soudaine colère,
qui couvait depuis des semaines. Il ne pouvait pas se jouer d’elle et espérer
qu’elle lui obéît au doigt et à l’œil.

— Je finis dans trente minutes, si tu veux de l’aide pour te vider la tête.

Les paroles de Josh recentrèrent son attention et elle rouvrit les yeux –
tout en se protégeant d’une possible intrusion de la part du professeur. Le
barman s’était rapproché d’elle. Seul le bar les séparait désormais et elle
remarqua la petite lueur amusée au fond de ses yeux clairs. La proposition
était sans équivoque. Et ce genre de plan ne lui ressemblait pas vraiment.
Pourtant, ce soir, elle rêvait de se retrouver dans la peau de quelqu’un
d’autre... Gaby s’avança un peu plus vers lui pour couvrir le son entêtant de
la sono, consciente d’entrer de plein fouet dans son jeu de séduction.

— Pourquoi pas.
Elle n’était pas certaine de ses motivations mais, en revanche, elle
souhaitait vraiment se changer les idées. Et puis, ça ne l’engageait en rien...
Josh détacha son tablier à l’heure convenue et se dirigea vers elle, un
sourire charmeur aux lèvres. Il passa familièrement une main derrière son
dos après avoir enfilé sa veste.

— On y va ?

Gaby but les dernières gouttes de son verre un peu mal à l’aise mais se
laissa guider vers la sortie. Difficile de faire marche arrière maintenant. Une
fois de plus, elle sentit sa proximité avant même de le voir. Ce genre de
prise de conscience devenait lassante. Quoique lassant n’était peut-être pas
le bon mot. Effrayant serait sans doute plus approprié… Matthew se posta
au travers de leur chemin, bras croisés sur le torse, l’air passablement irrité.
Elle résista à l’envie de rouler des yeux devant son allure de vulgaire coq de
basse-cour.

— Salut Matt ! chantonna Josh.

Bien sûr, il fallait qu’ils se connaissent. En même temps, elle se rappela


que le bar était à une de ses amies. Ou peut-être une de ses conquêtes ? Elle
ne savait plus bien. Il ne décrocha pas son regard chargé de colère de la
jeune femme pour lui répondre.

— Jenny t’attend dans son bureau, elle voudrait te parler.

Josh regarda Matthew puis Gaby, à la fois confus et hésitant.

— Je t’attends, le rassura-t-elle.

Elle le vit disparaître et prit son temps avant de se tourner vers Matthew.

— Je te raccompagne, déclara ce dernier.

— C’est gentil mais je n’ai pas besoin de chaperon. Et puis j’ai ma


voiture.

Elle le vit serrer les poings jusqu’à voir la jointure blanche de ses
articulations. Il avait visiblement beaucoup de mal à se contrôler.
— La jalousie ne te va pas Matthew, le provoqua-t-elle avant de se
diriger à nouveau vers le bar. Et essayer de t’introduire dans ma tête ce
serait peine perdue, marmonna-t-elle pour elle-même.

S’il paraissait hors de lui, elle l’était tout autant. Elle voulait en finir avec
la petite fille naïve qu’il manipulait sans scrupules. Il l’attrapa sans
ménagement par le bras et la tira vers le vestiaire.

— Merci mais j’ai déjà ma veste, ironisa-t-elle, le sentant de plus en plus


tendu. Il referma la porte derrière eux et lui fit face.

— Josh est un coureur de jupons.

Gaby se mit à rire. Les nerfs qui lâchaient, sans aucun doute.

— J’en connais d’autres. Et ?

— Merde ! Arrête de me provoquer !

— J’avoue que c’est assez jouissif.

Elle reprit son sérieux et réfléchit très fortement à réagir par la violence.

— Qu’est-ce que tu crois ? Que tu as ton mot à dire ? Tu as perdu ce droit


le jour où tu m’as mise dans ton lit pour ensuite m’ignorer purement et
simplement le jour suivant ! hurla-t-elle.

Les mots étaient parfois plus percutants que les coups eux-mêmes et elle
vit Matthew reculer. L’ampoule au plafond explosa en mille morceaux, les
laissant dans une semi-obscurité. L’incident instaura une sorte de trêve.
Gaby contempla les éclats de verre l’œil vide, dépassée par une situation
qu’elle ne contrôlait plus. Comme s’il se reprenait, Matthew s’approcha
d’elle et débarrassa sa chevelure d’un morceau d’ampoule.

— Est-ce que ça va ?

Il avait l’air vraiment concerné. Et son inquiétude se doublait d’un petit


quelque chose qu’elle n’arrivait pas vraiment à identifier, entre l’obscurité
de la pièce et l’étrangeté de son regard. Sa colère s’apaisa petit à petit et elle
acquiesça, sans pouvoir expliquer la scène qui venait de se dérouler.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle en désignant les débris.

Il soupira mais un petit sourire éclaira son visage.

— C’est toi qui l’as fait exploser.

Matthew avait lâché ce « petit » détail de façon nonchalante, comme si


c’était naturel. La stupéfaction la rendit un instant muette.

— Comment ça ? bafouilla-t-elle.

— Il faut que tu contrôles mieux ta colère. Et je parle en connaissance de


cause, lui avoua-t-il sans chercher à se défiler. On en parlera plus tard si tu
veux. Pour l’instant, laisse-moi te raccompagner. S’il te plaît.

— Josh doit m’attendre. Désolée.

Sa voix n’était plus qu’un faible murmure. Essentiellement parce qu’elle


n’en avait strictement rien à faire de ce barman.

— Je ne veux pas te laisser avec lui. Tu mérites mieux que Josh.

— Comme ? Toi par exemple ?

— Non, souffla-t-il. Tu mérites mieux que moi.

— Alors arrête. Ne sois pas là. Ne te comporte pas comme tu le fais. Ne


fais pas celui qui se sent concerné et qui fuit dès qu’il le peut.

— J’essaie. Crois-moi, j’essaie vraiment. Je cherche juste à te protéger.

— Me protéger de quoi bon sang ?

— De moi…
Elle le sentait vulnérable, pour la première fois depuis qu’elle le
connaissait. Sans vraiment le comprendre elle ne voulait pas refermer la
brèche... Mais elle ne pouvait pas non plus subir encore et toujours ce cercle
vicieux. Le drame lié à sa sœur avait laissé des séquelles irréparables, elle le
voyait bien. Pourtant elle aurait pu jurer qu’il n’y avait pas que cela. À cet
instant précis, il se comportait comme un enfant qui réclame du réconfort, à
corps et à cris. Peut-être qu’un minimum de colère l’aiderait à maintenir la
distance, peut-être que sortir de cette pièce lui permettrait de trouver un peu
plus d’oxygène. Elle n’était plus sûre de rien, l’esprit comme paralysé par
l’instant présent. Comme la pièce exiguë ne lui permettait pas de faire
autrement, elle passa devant lui tout en le frôlant, bloquant sa respiration au
passage.

— Je ne te laisse pas rentrer avec lui, reprit-il d’une voix plus affirmée
avant de refermer la porte qu’elle venait d’ouvrir.

Elle se retourna, à nouveau exaspérée. Mais il l’encercla de ses bras dans


un geste dominant.

— On n’a pas déjà eu cette conversation ? Ce n’est pas à toi de décider


Mat…

Gaby n’eut pas le loisir de terminer sa phrase et hoqueta de surprise


lorsque les lèvres du jeune professeur l’immobilisèrent contre la fameuse
porte. Elle voulut se dégager de son emprise mais il lui bloqua les deux
mains au-dessus de la tête et intensifia leur baiser. Pas besoin de se mentir.
Elle aurait pu, avec un peu de volonté, le repousser et sortir. Elle aurait pu
oui, mais encore fallait-il le vouloir. Si son cerveau lui ordonnait de suivre
sa raison, son corps, lui, refusait obstinément de lui obéir. Et malgré tout
son ressentiment, elle était là où elle rêvait d’être : dans ses bras. Matthew
relâcha son étreinte en se détachant d’elle, les yeux rivés sur ses lèvres et
l’air complètement paumé. Sans doute autant qu’elle pouvait l’être à cet
instant précis.

— Qu’est-ce que tu fais de moi Gaby ? murmura-t-il près de son oreille


avant de plonger le nez dans la chevelure de la jeune femme pour en humer
le parfum discret et sucré de la fleur d’oranger.
Incapable de formuler une réponse cohérente, elle passa les bras autour
de ses épaules et le serra contre elle avec la force du désespoir. Matthew
Baker était une énigme compliquée. Peut-être même impossible à résoudre.
Mais ce qu’il lui faisait ressentir dépassait de loin tout ce qu’elle avait
connu. Peut-être qu’il était temps de ne plus abandonner. Peut-être qu’il
méritait qu’elle se batte, autant pour lui que pour la Résistance. Ils restèrent
en silence de longues minutes, réfugiés à l’abri dans les bras l’un de l’autre,
refusant d’un accord tacite de rompre ce moment dont ils avaient tous deux
manifestement besoin.

— Est-ce que tu vas rejoindre Josh ? finit-il par demander d’une voix
empreinte de lassitude.

Gaby soupira puis scella son regard au sien.

— Je n’ai plus envie de jouer Matthew.

— Moi non plus, lâcha-t-il après un léger silence avant de poser son front
contre celui de la jeune femme. Rentre avec moi Gaby.

Envolée, la vulnérabilité dans son regard. Le professeur sûr de lui faisait


son grand retour.

— Et que se passera-t-il demain matin ? le nargua-t-elle avec ironie.

Elle devait faire la part des choses entre ses envies immédiates et les
conséquences de ses actes. Elle ne voulait pas être juste une poupée entre
ses mains. Et surtout ne pas renouveler les mêmes erreurs. Le regard empli
d’une toute nouvelle détermination, il lui sourit et frôla ses lèvres.

— Tu décideras, lui répondit-il avec une pointe d’insolence.

Il se détacha d’elle pour s’emparer de sa main avec possessivité, sans


plus la lâcher, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans son 4x4. Elle n’avait
même pas prévenu Josh. Le pire étant sans doute son manque total de
culpabilité vis-à-vis du barman. Matthew garda précieusement sa main
emprisonnée dans la sienne, la lâchant uniquement pour passer les vitesses.
Ils se retrouvèrent dans son appartement à se dévisager en silence. Aucun
des deux n’osait faire le moindre geste vers l’autre. Matthew réduisit
finalement à néant la distance qui les séparait, mettant un terme à cette
atmosphère toute particulière, mêlée de tension et d’impatience. Gaby
retrouva la chaleur de son corps comme une habitude qui lui avait manqué.
Pour son plus grand déplaisir, ses lèvres se détachèrent des siennes et la
laissèrent pantelante. Matthew ferma les yeux un bref instant avant de
placer son front contre le sien, essayant tant bien que mal de retrouver sa
respiration tandis que ses mains se frayaient un chemin vers les hanches de
la jeune femme.

Il hésitait. Mais pas elle. Plus maintenant. Elle se détacha de son emprise
et lui tourna le dos, tremblant légèrement, puis releva ses boucles blondes
pour dégager son cou. Et l’ouverture de sa robe. Elle tressaillit lorsqu’elle
sentit ses doigts se poser contre sa peau et faire glisser lentement la
fermeture le long de son dos, ce qui déclencha des petits frissons là où ses
doigts l’avaient frôlée. Matthew dégagea ses épaules, le souffle court, avec
une lenteur mesurée. Il fit glisser la fine étoffe jusqu’à ses pieds puis
caressa ses bras de haut en bas. Il l’attira à lui en l’enveloppant de son torse
et soupira d’aise en humant ses cheveux, avant de se pencher pour déposer
un léger baiser derrière son oreille.

— Tu es tellement belle…

— Ça marche ces banalités avec les filles ? chuchota-t-elle en cherchant


à reprendre son souffle elle aussi.

— Pas trop mal d’habitude, rit-il dans son cou.

Gaby ferma les yeux avant de se laisser aller dans ses bras, le dos contre
sa poitrine et la tête penchée vers son épaule, comme si elle s’offrait à lui,
ce qui n’était pas totalement faux. Elle voulait lui laisser le bénéfice du
doute. Parce qu’il ne pouvait pas agir comme il le faisait s’il ne ressentait
rien. À ses yeux, c’était inconcevable. Peu importait à quel point il pouvait
se montrer agaçant et même blessant parfois.

Matthew se dirigea vers la chambre et l’entraîna dans son sillage. Non,


cette fois-ci, le retour en arrière était inenvisageable.
La sonnerie du téléphone l’extirpa du sommeil sans qu’elle n’eût la force
d’entrouvrir les yeux. C’était sans doute le petit matin – à moins que ce ne
soit le milieu de la nuit ? Des bribes de conversations parvenaient à elle
comme dans un brouillard.

Surveillance… URS… Secret…

Elle replongea dans un sommeil sans trouble, son corps réclamant le repos
qu’elle ne connaissait plus depuis des semaines.

Gaby s’installa en tailleur sur le lit lorsqu’elle fut pleinement éveillée.


Aucune trace de Matthew, ce qui ne l’étonnait pas vraiment. Elle n’était
plus animée de la même assurance qu’hier soir et l’appréhension avait refait
son apparition. Et s’il se comportait comme la dernière fois ? Perdue dans
ses pensées, elle ne l’entendit pas entrer dans la chambre et sursauta au son
de sa voix.

— C’est l’heure de la méditation ? demanda-t-il en s’appuyant contre le


mur.

Essoufflé, les cheveux luisants et le torse nu, il avait l’air de revenir d’un
marathon. Elle croisa son regard amusé et lui sourit.

— Quelle heure est-il ?

— 9 h 30.

Il se pencha pour ramasser son pantalon et passa la chambre en revue.

— Si tu cherches ton T-shirt il est là, le provoqua-t-elle en le lui


montrant... sur elle.

Il leva les yeux au ciel.

— J’avais remarqué, merci. Ceci dit il est beaucoup plus sexy sur toi que
sur moi. Tu peux le garder.
La jeune femme soupira et suivit des yeux ses mouvements, pas encore
vraiment rassurée.

— Où est-ce que tu étais ?

— Je suis allé courir. Tu as faim ? Le petit déjeuner est prêt dans la


cuisine, je te prépare un jus de fruits si tu veux.

Matthew se passa la main dans les cheveux après avoir enfilé un vieux T-
shirt. Il semblait décontracté mais elle n’était pas dupe. Elle le suivit et
s’installa à table pendant qu’il lui préparait un jus d’orange. Il se montrait
de plus en plus nerveux. À tel point qu’il en renversa le verre sur le T-shirt
qu’elle portait.

— Bon, on dirait qu’une douche s’impose, dit-elle pour détendre


l’atmosphère.

Sans grand succès. Matthew s’installa dans le canapé, renversa sa tête


contre le dossier puis ferma les yeux. Gaby s’assit sur la petite table de
salon face à lui et posa les mains sur les genoux du jeune homme. Il lui
lança un regard trouble et torturé qui la fit soupirer.

— Il va falloir que tu me parles Matt.

Elle finit par se relever, lassée de son silence persistant, puis se dirigea
vers la douche. Elle avait besoin de s’éclaircir les idées.

Elle ne savait pas ce qui était le pire. Sa réaction lorsqu’elle avait passé la
nuit avec lui la première fois, ou la totale absence de réaction de ce matin.
La jeune femme se glissa sous la douche mais le sentit rapidement arriver
malgré sa discrétion. Elle allait devoir le questionner à ce sujet et aussi sur
leurs pouvoirs. Faire exploser les lampes, notamment, ne faisait pas partie
de ses ambitions.

— Tu as conscience que le sexe n’arrange pas tout, n’est-ce pas ?


soupira-t-elle, faussement blasée.
— Peut-être, mais le sexe contribue grandement à la détente, lui glissa-t-
il dans l’oreille, avant de la pousser contre la paroi.

Une petite voix dans sa tête – sans doute celle de la raison – lui susurra
qu’il ne s’en sortirait pas ainsi. Avant qu’elle ne succombe à la douceur de
ses caresses et à la force de sa passion.

Elle n’était pas sûre que la douche lui ait éclairci les idées. Celle de
Matthew était équipée du minuteur standard qui ne permettait à l’eau de
couler que trois minutes, une seule fois par jour. Gaby oubliait un peu trop
rapidement son statut de privilégiée. Son appartement était pourvu d’un
système perfectionné et ultra-coûteux, relié à la centrale de désalinisation
d’eau de mer de Clarks. Un petit luxe qui lui permettait de profiter d’un peu
plus d’eau que la moyenne de la population. Elle jeta un œil dans la
direction du professeur. Il se séchait les cheveux avec minutie, l’air un peu
plus détendu. Au moins il ne l’avait pas mise dehors, même si la discussion
tant désirée se faisait attendre.

— Je ne partirai pas cette fois, lança-t-elle sur un ton désinvolte.

— J’avais compris l’idée en effet. Tu te rends compte à quel point ça peut


sembler flippant ? s’amusa-t-il en s’asseyant sur le canapé.

La douche semblait lui avoir fait beaucoup de bien. La douche ou… le


reste.

— Qu’est-ce que tu veux savoir Gaby ?

— Tout ce que tu voudras bien me dire.

Elle entendit son rire mais la seule chose qu’elle remarqua, c’était la
tension qui l’animait de nouveau.

— Je ne suis pas fait pour ça. Pour les confidences. Pour les relations
amoureuses non plus, d’ailleurs. Pose-moi les questions que tu veux et j’y
répondrai dans la mesure du possible. Mais n’en demande pas trop quand
même.
Gaby se rendait compte des efforts déployés pour prononcer ces simples
paroles mais, malgré les fantômes qu’elle pensait distinguer dans ses yeux
sombres, elle avait besoin de connaître un certain nombre de choses. Pour
elle. Pour lui. Pour eux aussi.

— Comment ta sœur a-t-elle été capturée ?

— Au moins, tu sais frapper là où ça fait mal !

Oui c’était le vif du sujet, mais inutile de perdre du temps en futilités.


Elle avait la certitude que tout son comportement était gouverné par cet
évènement qui devait être le plus marquant de sa vie. Il soupira puis hésita
avant de répondre. Le reste de la conversation risquait d’être pesant…

— C’était il y a presque trois ans.

— Oui, tu me l’as déjà dit…

Elle s’installa à ses côtés et posa la tête sur son épaule. Peut-être
trouverait-il ces confidences plus aisées si leurs regards ne se croisaient
pas ? À son étonnement, il passa le bras autour de sa taille et la serra contre
lui.

— Gaby, ce n’est pas le genre de discussions plaisantes que j’ai envie


d’avoir. Je suis désolé de compliquer les choses entre nous mais je fais des
efforts, crois-moi !

— J’ai besoin de te connaître, j’ai besoin de savoir. J’ai besoin que tu


nous laisses une vraie chance.

— Qu’est-ce que tu veux m’entendre dire ? Elle s’est fait capturer par ma
faute ! s’énerva-t-il en se relevant avec brusquerie, sous les yeux ébahis de
la jeune femme.

Il se rassit immédiatement et plongea la tête entre ses mains.

— Elle a été dénoncée. Par ma fiancée.

— Quoi ?
Le mot s’échappa malgré elle. Jusque là elle n’avait pas osé l’interrompre
de peur de briser ses confidences, même si des dizaines de questions lui
brûlaient les lèvres.

— C’était une déviante et elle faisait partie de l’URS. Et, bien entendu, je
n’étais pas au courant. Ma fiancée. Pas ma sœur. Elle travaillait pour le
département de recherche des déviants. En gros, elle les repérait pour
faciliter leur capture. Plutôt inhabituel pour une déviante, mais de plus en
plus courant malheureusement.

— Elle savait que tu faisais partie des déviants ? lui demanda-t-elle sous
le choc.

— Évidemment. Seulement il faut savoir qu’à cette époque, la Résistance


n’était pas du tout organisée. Et elle s’est plus ou moins servie de moi pour
arriver à ses fins et s’approprier la capture de plusieurs déviants.

Il soupira avant d’enchaîner.

— Bref, les relations entre déviants sont… particulières. Elles sont


biaisées. On est connectés et ce qui semble réel peut n’être qu’une simple
illusion.

— Tu penses que c’est pour cette raison que notre relation semble plus…
puissante ?

— J’en suis convaincu.

— Alors pourquoi suis-je ici ? Pourquoi fais-tu tant d’efforts si tu penses


que c’est voué à l’échec ?

— Il faut croire que je n’arrive pas à tout contrôler.

— Je ne suis pas elle, Matt ! Je ne vais pas te trahir ou…

— Bien sûr Gaby. Tu voulais savoir, maintenant tu sais. J’essaie juste de


te protéger, je ne veux pas te mettre en danger d’une quelconque manière.

— Et si nous n’étions pas déviants ?


— Je n’en sais rien, se crispa-t-il.

— Donc pour toi, si je couchais avec Oliver ou… ou… Evan, ça serait
pareil ?

Elle le défia du regard et vit ses yeux s’assombrir.

— Ne t’avance pas sur ce terrain-là…

— Pourquoi ? Au moins, on en aurait le cœur net, pas vrai ?

— Merde Gaby ! Ne prends pas tout de travers !

— Explique-moi comment je dois prendre les choses alors ! Pourquoi tu


couches avec moi ? Parce qu’après tout, moi ou une autre, où est la
différence ?

Gaby se leva brusquement et entama une marche sans fin au travers du


salon.

— Parce que ça fait trois ans que je ne me suis pas senti aussi… vivant ?

Elle stoppa net, les bras ballants, puis se réinstalla à ses côtés.

— Je n’ai pas envie d’une illusion. Ce que je ressens avec toi n’y
ressemble pas. Je sais que tout est compliqué mais je veux que tu nous
laisses notre chance.

— C’est ce que j’essaie de faire Gaby, quoi que tu puisses en penser,


rétorqua-t-il en posant la main sur la sienne.

— Qui t’a appelé ce matin ?

Gaby voulait changer de sujet, pouvoir y songer à tête reposée. Mais plus
tard. Contre toute attente, elle le sentit se raidir sans lui apporter de réponse.

— Quoi ? C’est plus compliqué que mes questions précédentes ?

— Disons que l’appel impliquait la Résistance.


— Qu’est-ce que tu me caches ?

— Gaby, faisons un pacte, tu veux. Je te promets de ne jamais te mentir.


Et en contrepartie tu me fais confiance, OK ?

— Ce qui te donne la possibilité d’omettre ce que bon te semble ? Je me


réserve le droit d’en faire autant dans ce cas.

— Ce que tu peux être énervante, soupira-t-il en l’embrassant.

— Mais tu aimes ça !

— Pour être honnête, ce n’est pas vraiment ça que je préfère chez toi.

La jeune femme leva les yeux au ciel devant son regard insistant avant de
se réfugier dans ses bras. Elle n’avait pas obtenu toutes les réponses
désirées mais la soirée et ce début de week-end dépassaient de loin ses
espérances. Et, pour une fois, elle avait juste envie de savourer les moments
passés en sa présence.

— Au fait. Pourquoi n’as-tu pas été dénoncé en même temps que ta


sœur ? reprit-elle avec sérieux.

L’idée venait de la percuter de plein fouet et semblait défier toute


logique.

— C’est une longue histoire, soupira-t-il. Disons que j’ai réussi à m’en
sortir avant d’être dénoncé...

— Mais…

— Une autre fois Gaby, s’il te plaît.

Elle acquiesça en se blottissant un peu plus contre lui.

Chaque chose en son temps...


19. MATTHEW

Se sortir Gaby de la tête… Putain de foutaises !

Elle passait quasiment toutes les nuits dans son appartement depuis près
d’une semaine. Et assis dans le lit, Matthew, lui, n’arrivait pas à trouver le
sommeil. Les choses n’auraient pas dû évoluer dans ce sens. Il s’était juré
de ne s’autoriser aucun sentiment. Pas depuis Laurie. Et pas tant que Lily ne
se tiendrait pas à ses côtés. Il ne foutrait pas tout en l’air pour Gaby, hors de
question !

Il l’observa un moment dans la pénombre. Elle dormait paisiblement sur


le ventre, le drap recouvrant à peine le bas de son corps. Il releva
doucement une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux, presque
avec tendresse. Putain qu’elle est belle, songea-t-il à cet instant précis. Il ne
foutrait pas tout en l’air pour elle, se répétait-t-il en serrant les poings. Sauf
qu’il la contemplait depuis plus de dix minutes, un sourire qu’il savait niais
planté au coin des lèvres. Il pouvait lutter, se mentir à lui-même, mais cette
force qui l’amenait vers elle et qui le torturait tant n’était pas dénuée de
sentiments. Et ce tumulte créait en lui un véritable conflit. Il n’arrivait pas à
croire qu’il s’était autant confié à elle. En règle générale, se servir des
femmes ne lui posait aucun souci. Pas depuis la trahison qu’il avait subie. Il
jouait sans scrupules avec elles pour une nuit, pour une information, peu lui
importait. Il ne promettait rien. Ni relation ni amour éternel. Juste un
échange de bons procédés. Sauf qu’avec Gaby, tout semblait bien plus
complexe. Les réactions amplifiées, la connexion, le lien partagé… Il se
répétait sans cesse que leur lien provenait uniquement de leurs pouvoirs.
Mais s’en convaincre devenait de plus en plus difficile. Il se raccrochait à
l’idée de se servir d’elle pour retrouver sa sœur. Il savait qu’elle pourrait lui
être utile à Trikuram mais, en même temps, il redoutait la moindre épreuve
qu’elle pourrait y subir. Si elle devait se retrouver capturée, il ne pourrait
pas le supporter. Encore moins se le pardonner. Il traînait déjà trop de
cadavres derrière lui.
Une semaine qu’elle passait ses nuits ici. Une semaine qu’il redoutait de
la voir lui échapper. Une semaine qu’il réalisait, un peu plus chaque jour,
qu’il avait besoin d’elle. Un besoin à la fois inexpliqué et viscéral. Et si la
vie retrouvait ses droits ? Non, c’était impensable. Elle s’était éteinte depuis
trois ans. La vie n’avait pas le droit de reprendre son cours comme si de
rien n’était. Et Gaby ne pouvait pas panser toutes ses plaies.

— Arrête de réfléchir.

Il esquissa un sourire qu’elle ne pouvait deviner derrière ses paupières


encore closes.

— Tu ne peux pas lire en moi, constata-t-il sur un ton amusé.

— Peut-être mais ça ne m’empêche pas de te sentir en pleine réflexion.


D’ailleurs, est-ce qu’on fait tous ça ? Sentir les émotions ? demanda-t-elle
en s’asseyant à ses côtés, cette fois pleinement réveillée.

Si la question en elle-même revêtait un aspect tout à fait sérieux, le


glissement du drap sur sa poitrine eut le don de le déconcentrer et son
regard dériva malgré lui. Gaby tira le bout de tissu pour masquer sa nudité
en rougissant, un geste de pudeur qui se révélait terriblement sexy aux yeux
du professeur. Même s’il avait bien du mal à se focaliser sur ses joues.

— C’est ici que ça se passe, murmura-t-elle en exerçant une légère


pression sous son menton pour lui faire redresser la tête.

— Tu dors nue, alors ne viens pas te plaindre ! Et non, à ma


connaissance, les déviants ne bénéficient pas tous de cette faculté. Tu
penses que l’heure se prête à ce genre de discussion ?

— Tu ne semblais pas enclin à dormir de toute façon, constata-t-elle en


haussant les épaules.

— Je connais d’autres façons d’occuper le temps, chuchota-t-il au creux


de son oreille avant de planter un baiser sur la peau fine et douce de son
cou.
Gaby le repoussa et leva les yeux au ciel.

— J’ai envie de parler.

— C’est bien ma veine, maugréa-t-il en se redressant. Qu’est-ce que tu


veux savoir, pour changer ?

— L’étendue de nos pouvoirs. J’aimerais reparler de cette ampoule, tu te


souviens ? Celle qui a explosé.

— Vaguement.

Oh oui, il s’en souvenait. Et Gaby ne se rendait absolument pas compte


de ses facultés. De toute façon, elles devaient sans aucun doute être
travaillées, apprivoisées. Il ne put réprimer un petit sourire. Elle n’était pas
dupe et fronçait déjà les sourcils.

— Je dois te supplier ?

Cette fois, un éclat de rire franc lui échappa.

— Pas la peine d’aller jusque là… Quoique, l’idée semble assez tentante,
se moqua-t-il en la dévisageant. Je pense qu’on peut ajouter la télékinésie à
la liste de tes pouvoirs.

La jeune femme écarquilla les yeux et resta sans voix, fait plutôt
inhabituel.

— Tu le déduis parce que je fais exploser les ampoules ? se reprit-elle.

— Tu ne maîtrises pas, c’est certain, mais ce pouvoir se manifeste malgré


toi quand tu es en colère. Je n’ai aucun doute là-dessus.

Pour la simple et bonne raison qu’il se souvenait de ses propres débuts.


Encore maintenant, la colère surpassait parfois sa maîtrise. Il prenait alors
conscience qu’il pouvait être son pire ennemi.

— Tu sais que tu es un grand enfant Matt ? Un rien t’amuse, soupira-t-


elle. Quels sont tes dons ? Comment tu as réussi à entrer dans l’immeuble
de Lola à Los Angeles ? Est-ce qu’il existe d’autres dons chez les déviants ?

— Wohhh, doucement ! Une question à la fois tu veux. À ma


connaissance, il n’existe que cinq dons chez les déviants : télépathie,
insertion dans les rêves, anticipation, télékinésie, lévitation, en plus de la
manipulation des esprits qu’on maîtrise grâce à la télépathie. J’ai aussi
entendu dire que certains déviants avaient un pouvoir sur l’électricité mais
je n’en connais pas, j’ai bien peur que ce ne soit qu’un mythe. Et toi tu
sembles décrypter les émotions. Peut-être qu’on le fait tous sans s’en rendre
compte d’ailleurs.

— Rien que ça… Et toi ?

— À part le classique duo de base télépathie – anticipation ? Télékinésie


et un peu de lévitation. Mais je reste convaincu qu’on est à même de
développer tous les dons avec de l’entraînement. Seulement certains y
parviennent plus facilement que d’autres, c’est tout simple.

— Tu lévites ? s’écria-t-elle, incrédule.

— Un peu.

— Tu dis ça comme si c’était la pire des banalités ! J’hallucine ! Et pour


l’immeuble alors, quand on était à Los Angeles ?

— Télékinésie. On peut faire bouger les objets. Et le mécanisme d’une


serrure classique en fait partie.

— Tu déconnes ? Tu vas m’apprendre hein ?

Gaby débordait d’enthousiasme. Et c’était lui, le grand enfant ? Il en


doutait au vu de la jeune femme. Il ne se rappelait même plus la dernière
fois où il s’était montré aussi fougueux ! La voir ainsi enjouée, excitée par
les découvertes, lui paraissait très rafraîchissant.

— Si tu veux.

— Montre-moi ce que tu sais faire Matt !


Un petit éclat de malice traversa son esprit et il se laissa prendre au piège
de son propre jeu. À moins que ce ne soit elle… Il agita la main d’un
mouvement léger et le drap glissa brusquement le long du corps de la jeune
femme qui ne put retenir un son étouffé. Il traça alors du doigt une ligne
imaginaire entre sa gorge et son nombril, alors que sa respiration
s’accélérait de façon chaotique.

— La démonstration te convient ?

Ses lèvres fondirent sur les siennes sans même attendre une réponse.

— Je te le répète, je ne vois aucun problème à passer Noël ici


tranquillement, soupira-t-il juste avant de sentir l’exaspération pointer le
bout de son nez.

— Pas question que je te laisse seul ce jour-là ! En plus Lola sera là


aussi. Le sujet est clos.

Matthew l’observa à la dérobée en train de se rhabiller. Elle se montrait


têtue, c’était indéniable. Particulièrement agaçante aussi. Pour ne rien
arranger il détestait cette fête, à laquelle il n’avait pas pris part depuis la
disparition d’Elisabeth. Sans compter qu’il devait désormais envisager de se
retrouver face à Jake Sawyer.

— Ne me regarde pas comme ça ! J’adore cette fête !

— Pas moi, marmonna-t-il. Et puis honnêtement, ça me semble un peu


tôt pour un repas en famille.

— Oh. C’est ça qui t’embête ? lui demanda-t-elle en se mordillant la


lèvre avec nervosité.

Absolument pas. Je ne saute pas de joie à l’idée de me retrouver face à


l’agent de l’URS qu’est peut-être ton père, tout en continuant à te mentir.
Putain de conscience de merde !

— Je te présenterai comme un ami si tu veux, rien de plus. S’il te plaît.


Il ferma les yeux un bref instant, tout en cherchant à mieux respirer. Il ne
détenait pas de raison valable de refuser, hormis se comporter comme un
salaud. Encore. Mais étrangement il n’en avait pas envie. Il savourait ces
instants partagés avec elle et cherchait à gagner un peu de temps avant
l’inéluctable dénouement.

— Oublie. Aucun problème, c’est d’accord.

En fin de compte, ce repas risquait d’être fort intéressant. Mais pas de


tout repos. Et Gaby finirait par lui en vouloir. Encore.

Un crétin. Un parfait crétin.

Il passa la veille de Noël à courir les magasins pour ne pas arriver les
mains vides chez les Sawyer.

Sérieusement, qui faisait les magasins la veille de Noël ? Même à Clarks,


petite ville de moins de dix mille habitants, les ruelles piétonnes étaient
bondées de personnes toutes plus exaspérées les unes que les autres. Il se
détestait d’avoir accepté, se détestait d’être là mais, plus encore, il se
détestait de devoir lui mentir. Compte tenu de l’évolution de leur relation, il
culpabilisait bien plus que de coutume.

Le jeune homme se présenta devant la demeure des Sawyer le lendemain,


les mains moites et l’esprit préoccupé. Gaby lui ouvrit, le sourire aux lèvres.
Et il se trouva un instant hébété. D’abord car la nervosité l’envahissait,
ensuite parce qu’elle avait le don de le subjuguer. D’accord, le mot pouvait
sembler un peu fort mais il devait bien avouer que dans cette robe noire,
longue et cintrée, les cheveux remontés laissant entrapercevoir la blancheur
de sa nuque et avec ce maquillage un peu plus soutenu qu’à son habitude,
elle se montrait plus attirante que jamais. La sensation de ses lèvres chaudes
contre les siennes le ramena sur terre et il s’éclaircit la voix.

— Joyeux Noël, souffla-t-il en essayant de sourire.

L’éclat de joie qui traversa son regard acheva de le convaincre. Il ferait


un effort aujourd’hui. Pour elle.
— À toi aussi. Entre.

L’intérieur de la maison lui apparut sobre mais agencé de façon


harmonieuse – chose dont il n’avait pas pris conscience lors de sa première
visite, trop obnubilé par sa quête. Des fleurs fraîches étaient disposées dans
chaque pièce qu’il avait traversée et un parfum subtil de volaille et de
cannelle venait lui chatouiller les narines. Parfait pour s’ouvrir l’appétit. Ils
s’avancèrent dans le salon où le traditionnel sapin de Noël trônait devant la
cheminée. Le tout formait un ensemble où il semblait faire bon vivre. Lola
se leva et tritura ses mains de façon angoissée. Elle n’était définitivement
pas bonne comédienne. Il résista à l’impulsion de lever les yeux en l’air et
de la secouer. Au moins lui, même stressé, parvenait à faire illusion. Quant
à Jake, il paraissait parfaitement détendu si on faisait fi de son regard
aiguisé. Il lui tendit la main et lui fit signe de s’asseoir.

— Enchanté, Matthew c’est bien cela ? demanda-t-il avec un sourire poli.

Tant de maîtrise lui faisait presque froid dans le dos.

— Oui. Enchanté monsieur Sawyer.

— Appelez-moi Jake. Les amis de Gaby sont mes amis. Voici Maggie ma
femme, et Benjamin, notre fils.

— Madame Sawyer, commença-t-il en lui tendant le bouquet qu’il avait


acheté la veille au prix de sa patience. Hey, salut bonhomme, enchaîna-t-il
en s’agenouillant devant le petit garçon.

— Tu es l’amoureux de Gaby ? lui demanda-t-il avec un petit air furieux


dans le regard.

Matthew se retint de rire devant la façon possessive dont il avait saisi la


main de Gaby.

— C’est à ta sœur qu’il faut poser la question, éluda-t-il.

Il se passa la main dans les cheveux avec nervosité. Finalement, il sentait


déjà que cette journée lui paraîtrait interminable. Gaby se comportait elle
aussi de manière tendue. Et encore, elle ne connaissait pas tous les tenants
et aboutissants de la situation présente.

Le repas se déroula néanmoins dans une atmosphère agréable et


conviviale, même si Lola renversa son verre par deux fois. Elle remportait
définitivement le trophée de la personne la plus crispée du jour. Jake se
révéla un hôte attentionné et il ne donna pas une seule fois à Matthew
l’opportunité de se sentir embarrassé.

Le jeune professeur laissa son regard dériver vers les décorations de Noël
un peu kitsch. Il n’avait jamais compris l’intérêt de toute cette mascarade.
Comme si les gens attendaient ce moment précis de l’année pour jouer à la
famille parfaite dans une hypocrisie absolue – un peu comme maintenant en
somme. Mais il devait se montrer fair-play. Maggie reflétait l’image qu’on
attendait d’elle : l’épouse exemplaire, dans un environnement modèle où les
guirlandes lumineuses côtoyaient les petits pères Noël musicaux.
Pathétique. Il détestait cette satanée fête, et l’air de « Douce nuit » qui lui
parvenait aux oreilles ne faisait qu’accentuer cette impression dégoulinante
de bons sentiments galvaudés. Oui, il détestait ça, même avant la disparition
de Lily. Le seul bon souvenir qu’il gardait de cette fête lui semblait
tellement lointain qu’il se demandait parfois s’il ne l’avait pas rêvé.

Il devait avoir à peine une dizaine d’années. Sa mère avait décoré leur
appartement miteux du mieux qu’elle avait pu, surtout avec le pauvre
salaire qu’elle gagnait. Trois petits cadeaux étaient disposés au pied du
sapin. Un pour chacun des membres de cette famille bancale. Il s’était
d’ailleurs saigné pour acheter ce parfum de luxe destiné à leur mère.
Chacun de ses week-ends depuis près de deux mois était rythmé par les
paquets cadeaux des clients aisés, qu’il emballait au grand magasin huppé
de leur ville. Tâche ingrate qu’il effectuait pourtant avec un large sourire
emprunté qui restait figé sur ses traits jusqu’au soir. Mais ce soir-là de
réveillon, alors que Maud avait cuisiné sa première dinde de Noël sans la
brûler – un exploit – l’immeuble un peu délabré avait été victime d’une de
ses nombreuses coupures d’électricité. Sa mère, découragée, semblait prête
à en pleurer de rage. Pourtant ce fut sans doute le plus beau Noël de toute sa
vie. Ils passèrent la soirée à écouter les souvenirs d’enfance de Maud à la
lueur des bougies, en dégustant de la dinde froide et des marshmallows
dorés au réchaud à gaz. Tout cela ponctué par les chansons de Noël
chantées par Lily et sa voix exquise.

— Que faites-vous dans la vie Matthew ?

Il cligna des yeux, frustré de devoir se soustraire à cet agréable souvenir


qui lui laissait comme une amertume sucrée au fond de la gorge. Le temps
révolu du bonheur familial. Désormais, il était seul. De sa famille, il ne
restait que ça. Des bribes de souvenirs, des sensations, mais plus rien de
concret. Ni sa mère ni Elisabeth. Il réprima un frisson avant de se tourner
vers son hôte.

— Je suis professeur de psychologie.

Entre autres...

Il lança un bref regard en direction de Gaby. Leur relation demeurait


secrète et il ne pouvait clairement pas en être autrement s’il souhaitait
conserver son poste à la fac. C’était une chose d’avoir de brèves aventures
avec des étudiantes, c’en était une autre d’avoir une relation suivie avec
l’une d’elles. Et à l’heure actuelle il ne voulait renoncer ni à son poste ni
à… elle. Matthew découvrit la première faille dans le masque si impassible
de Jake Sawyer lorsqu’il se tourna vers sa fille, l’air décontenancé. Il
semblait évident que Gaby ne lui avait pas parlé de tout cela. Cette dernière
plongea d’ailleurs instantanément les yeux vers ses mains.

— Quel âge avez-vous ?

Jake s’était remis en mode instinct paternel. Il ne pouvait lui en tenir


rigueur.

— Vingt-six ans.

— Et déjà prof à la fac ? Votre carrière a l’air prometteuse, dit-il en


reprenant son expression impassible.

— Merci. Mon métier me tient particulièrement à cœur. Où sont les


toilettes s’il vous plaît ?
Il avait besoin d’un peu d’air, de sortir de cette ambiance empreinte de
faux-semblants et d’hypocrisie. Il s’attarda plus que nécessaire dans la
petite pièce avant de rebrousser chemin.

— Quand est-ce que tu comptes lui parler ?

La voix de Lola était aiguisée comme les lames d’un couteau et ses yeux
semblaient aussi froids que la glace, bien loin de la jeune femme qui se
montrait si stressée depuis le début du repas. Lui parler entre le séjour et les
toilettes ne lui paraissait pas adéquat.

— Est-ce que tu penses sincèrement que c’est le bon moment pour


aborder le sujet ? chuchota Matthew en se rapprochant d’elle, tout en jetant
un coup d’œil derrière son épaule.

Il appréhendait l’arrivée d’un membre de la famille.

— Je ne supporte pas de te voir jouer avec elle !

Il lui saisit brusquement le bras pour la tirer vers le fond du couloir.

— Je ne joue pas, d’accord ? Tu penses que tout est simple ? Tu sais très
bien que rien n’est plus faux ! Si je ne lui ai rien dit, c’est sans doute pour
les mêmes putains de raisons que toi ! J’essaie de la protéger !

— C’est ça ta justification ? On la protège ? On est du côté des gentils ?


Tu y crois vraiment Matthew ?

Elle se montrait désormais plus peinée qu’en colère. Il soupira


bruyamment devant l’évidence.

— Je ne sais tout bonnement pas quoi faire pour l’instant. Je n’ai appris
que peu de choses et j’ai peur de sa réaction quand je lui parlerai de toute
cette histoire.

— Qu’as-tu trouvé ?

— Rien de bien concluant. Jake Sawyer a travaillé en étroite


collaboration avec Ernest Frame, essentiellement de 1996 à 2008. Ernest
n’était pas encore PDG à l’époque et ils bossaient tous les deux pour le
département recherche et innovation. Lilianna Sawyer, la mère de Gaby,
travaillait avec eux sur les mêmes projets. Mais je n’ai trouvé aucune
information sur leurs travaux de l’époque. Lilianna est décédée en 2008.
Accident de la route. Mes infos s’arrêtent là. Jake a cessé sa collaboration
avec Frame à la mort de sa femme et Frame a été promu PDG. Tant qu’on
ne détermine pas ce qui s’est tramé à Trikuram en ce temps-là, on n’arrivera
à rien.

— Est-ce que tout va bien ?

La voix de Gaby retentit dans le couloir silencieux comme un couperet. Il


se tourna vers elle, un faux sourire aux lèvres pour lui répondre.

— Tout va parfaitement bien.

Les bras croisés sous sa poitrine, le regard chargé de colère, Gaby


paraissait tendue à l’extrême. Son regard passa de l’un à l’autre sans qu’un
seul mot ne s’échappe de ses lèvres, puis elle rebroussa chemin.

— Fais chier, lâcha Lola, on ne peut pas continuer comme ça. C’est
injuste pour elle. Elle a le droit de connaître la vérité.

— Je sais.

Le reste de l’après-midi fut consacré à Benjamin et à l’ouverture de ses


cadeaux. C’était pour ainsi dire le seul éclat sincère de cette foutue journée.
Mais Matthew sentait Gaby se crisper au fur et à mesure que le temps
s’égrenait. Quant à lui, il s’en trouvait de plus en plus mal à l’aise.

Ils prirent congé au début de la soirée, à son grand soulagement, avant


que Jake ne l’interpelle.

— Votre téléphone Matthew, vous l’avez oublié.

Le jeune homme fronça les sourcils, convaincu de sentir son téléphone


dans la poche, mais s’avança vers le père de Gaby le sourire aux lèvres,
tandis que les filles attendaient près de la Fiat.
— Content de vous avoir revu Matthew, lança Jake sur un ton désinvolte.
Gaby a l’air de… beaucoup vous apprécier.

— Alors c’est une conversation de courtoisie ?

— Il faut savoir rester courtois en toute occasion. Tout acte a ses


répercussions Matthew. Et tu n’as pas le monopole des recherches.
Quoiqu’au final, il semble que je ne me sois pas suffisamment intéressé à ta
véritable carrière. L’autre par contre m’a parue très captivante. Alors
comme ça, tu bosses à l’URS à tes heures perdues ?

Matthew serra les poings. Il ne s’attendait pas à ce que Jake ait lui-même
fait son enquête. Il lança un bref regard en direction de Gaby – qui
conversait avec Lola – avant de reporter son attention sur son père.

— Ce n’est pas un secret.

— Je n’ai pas dit le contraire. Seulement, la route de la vérité est une


route tortueuse et, surtout, très dangereuse. Je refuse que tu y entraînes ma
fille, suis-je clair ? Tu ne sais pas où tu mets les pieds. Ma seule raison
d’être dans cette vie, c’est de les protéger, elle et Benjamin. Penses-tu avoir
les épaules suffisamment solides pour faire face à l’URS sans te brûler les
ailes ?

— J’ai conscience du danger et je ne veux y entraîner personne. Surtout


pas Gaby. Aidez-moi, Jake. Aidez-moi à comprendre.

Une fois de plus, le regard de Jake se para d’un voile de tristesse, qui
laissa place à une froide lassitude.

— Ce n’est pas si simple. Si je pensais pouvoir faire avancer les choses,


si la vérité pouvait la protéger, vous protéger tous… Seulement toute vérité
n’est pas fondamentalement bénéfique. Je suis désolé, conclut-il en faisant
un pas en arrière. Rentrez bien Matthew.

Par ce simple vouvoiement, Jake reprenait son rôle à la perfection. Ce


type commençait à sérieusement l’agacer. Pensait-il avoir la science
infuse ? Qui était-il pour juger du bien-fondé de la vérité ? Une seule chose
était certaine. Jake détenait plus d’informations qu’il ne l’avait initialement
envisagé.

Matthew se dirigea vers Gaby – qui n’avait pas l’air de s’être détendue
depuis tout à l’heure – et déposa un léger baiser sur sa tempe. Elle se raidit
et s’éloigna de lui de manière peu discrète.

Juste. Une. Putain. De. Journée.

Manifestement, elle lui en voulait. Et plus elle semblait furieuse, plus il


s’agaçait.

— Tu viens chez moi ? lui demanda-t-il dans le but d’apaiser les


tensions.

— Je suis fatiguée. Je vais rentrer. Bonne soirée Matthew, souffla-t-elle


en déposant un baiser furtif sur ses lèvres.

Oui. Vraiment fâchée. Il ne comprendrait décidément jamais rien aux


femmes. Lola lui envoya un regard de détresse et il soupira. Qu’elles se
débrouillent entre elles, cette journée l’avait épuisé. Aussi bien moralement
que physiquement.

Les quelques jours qui séparèrent Noël du Nouvel An pouvaient aisément


être rangés dans la case « calme ». Gaby et lui s’étaient à peine croisés mais
il tenait à lui laisser le temps de se calmer. De quoi, il le saurait bien assez
tôt. Quoiqu’il se voilait un peu la face. Gaby soupçonnait forcément
quelque chose vu sa réaction depuis Noël. Mais il n’était pas encore prêt
pour la confrontation.

Les bonnes résolutions de cette nouvelle année flottant dans son esprit de
manière insidieuse, il se décida à passer à son appartement le soir du
réveillon dans l’espoir que sa colère se fût évanouie. Et accessoirement pour
avoir une discussion franche avec elle. Lola lui ouvrit la porte en peignoir.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ?


— Toujours ce merveilleux sens de l’accueil Lola. Ne perds pas cette
précieuse qualité en 2017, ce serait tellement dommage, ironisa-t-il. Je peux
entrer ?

Il fut étonné de la voir sourire et se décaler.

— Gaby est dans la salle de bain, précisa-t-elle en s’éloignant vers les


chambres.

Matthew prit alors conscience de n’être venu qu’une seule fois dans cet
appartement. En fin de compte le sien semblait plus approprié. Plus intime
aussi. Il pénétra dans la chambre de la jeune femme et s’arrêta un moment
pour contempler son univers. Des photos de familles trônaient sur la
commode ainsi que sur une partie des murs, vestiges d’un passé heureux
dont la perte l’avait sans doute poussée à grandir. Au moins avait-elle
encore son père et son frère, URS ou pas… Il sourit devant la pile de cours
posée sur son bureau de façon anarchique et désordonnée, avant de passer la
porte de la salle de bain sans frapper.

Gaby sursauta et son regard accrocha le sien au travers du reflet du miroir.


Son cœur s’accéléra bien malgré lui. Elle lui avait manqué. Là aussi, bien
au-delà de sa volonté. Elle continua de se maquiller sans se retourner et il
sentit son cœur louper un battement.

— Où est-ce que tu vas ? lui demanda-t-il en parcourant son corps d’un


regard inquisiteur.

— Rob organise une soirée pour fêter le Nouvel An, répondit-elle avec
un détachement agaçant.

— Tu vas sortir dans cette tenue ?

Sa robe moulante cachait à peine le bas de ses fesses et n’importe quel


abruti aurait l’occasion de se rincer l’œil sans aucun scrupule. Elle se
retourna brusquement vers lui.

— Je te demande pardon ?
— OK donc tu vas sortir comme ça, soupira-t-il avant de lever les yeux
au ciel, résistant à l’envie de sourire. Si le but est de me rendre dingue, tu as
plutôt bien réussi ton coup.

— Si ça ne te plaît pas, tu peux toujours venir avec moi. Oh. Non,


j’oubliais. Tu n’en as pas le droit.

Son ton cinglant sonnait presque comme de l’insolence.

Comment pouvait-elle bousculer toutes ses bonnes intentions et réduire à


néant les efforts qu’il souhaitait réellement faire ? Il se passa la main sur le
front et essaya de se calmer.

— Ce n’est pas l’envie qui me manque. S’il te plaît Gaby. Reste avec moi
ce soir. J’avais imaginé qu’on passerait l’heure fatidique ensemble.

— J’ai promis d’y aller Matt. Je vais y passer une partie de la soirée et je
ne rentrerai pas tard, pour qu’on soit ensemble à minuit, ça te convient ? On
a besoin de parler de toute manière, reprit-elle l’air déterminé.

Le regard de Matthew descendit une fois de plus vers ses longues jambes
indécemment nues avant de fermer les yeux. Même si l’envie s’en faisait
ressentir, il ne pouvait malheureusement pas la séquestrer.

— Je t’attends ici, murmura-t-il, vaincu et passablement énervé.

— Arrête avec ce ton autoritaire. Ça ne me donne pas envie de t’obéir, le


provoqua-t-elle avant de l’embrasser sur la joue.

Cette fille causerait sa perte, il n’avait aucun doute là-dessus. En réalité,


peut-être que son plus gros problème se résumait à ne pas pouvoir
s’empêcher de tomber amoureux d’elle...
20.

Gaby sirotait son verre de punch, imperturbable, tandis que Lola se


déhanchait sur la piste de danse en compagnie de Cassie. L’appartement de
Rob, deux fois plus petit que le leur, semblait pourtant suffisamment grand
aux yeux de la vingtaine de personnes présentes pour danser sans
complexes en plein milieu du salon. De quoi alimenter son soupçon de
claustrophobie.

— Un sou pour tes pensées, jolie blonde. Tu sembles bien songeuse ce


soir.

Elle cligna des yeux et dévisagea Noah, un peu perdue.

— Désolée. Tu as raison, je suis un peu ailleurs…

— Tout va bien ? On n’a plus trop l’occasion de se voir tous les deux,
soupira-t-il en s’installant à ses côtés.

La jeune femme se tendit imperceptiblement. Elle ne se sentait pas


toujours à l’aise avec Noah, même s’il ne s’était permis aucun commentaire
déplacé depuis son histoire avec Cassie. Leur couple semblait tenir le coup
malgré les tensions.

— Impeccable, répondit-elle en cherchant son portable à tâtons dans la


semi-obscurité de l’appartement.

Tout le monde pouvait dire de façon indéniable que Rob avait du goût. La
pièce à vivre était tamisée dans le but de créer une ambiance chaleureuse et
intimiste, il excellait dans l’art de la décoration. Elle l’observa de loin,
maniant la sono à la perfection, un petit sourire aux lèvres, avant de reporter
son attention vers le téléphone en soupirant. « Juste » un texto de Matthew.
Le troisième à vrai dire. Il insistait. Et elle n’appréciait pas vraiment sa
façon de la fliquer. Pas quand il lui cachait des choses. Son regard dévia
malgré elle vers Lola dont elle ne comprenait pas plus l’attitude, puis elle se
tourna enfin vers son ami, un peu confuse.

— Tu disais ?

— Que je rejoignais Cassie sur la piste de danse. Tu viens ?

Elle hocha la tête et refusa l’appel qui suivit le texto. Il méritait bien de
mariner un peu plus longtemps. Elle voulait profiter de la soirée avant de
rentrer. Il n’était même pas 23 h 00.

Puis elle perdit la notion du temps. Oubliés les déviants, les incertitudes,
les devoirs, l’hôpital, toutes les choses qui faisaient de sa vie une
responsabilité. Elle voulait se rappeler. Qu’elle n’avait que vingt-et-un ans
et qu’elle ne désirait qu’une chose : vivre avec insouciance, au moins le
temps d’une toute petite soirée.

Gabrielle retint un hoquet de surprise lorsqu’elle se retrouva devant lui et


se demanda avec stupidité depuis combien de temps il la contemplait.
Comme si ce détail avait la moindre importance. Elle jeta un œil aux
alentours mais personne ne faisait attention à eux. Son cœur se mit alors à
accélérer sa cadence. Elle se sentait prête à lui faire face. L’insouciance
avait été de courte durée et la réalité frappait toujours fort en ce qui la
concernait. Elle ne réussit pas, malgré tout, à déchiffrer les incertitudes
qu’elle lisait dans son regard. Était-il fâché ou amusé ? C’était toujours la
même question avec lui et si elle se vantait de pouvoir appréhender les
émotions, elle ne réussissait jamais à trancher entre les deux avec Matthew
Baker. Elle déglutit avec difficulté avant de prendre la parole.

— Qu’est-ce que tu fais ici Matt ? lâcha-t-elle en plissant les paupières.

— Je voulais m’assurer que ton téléphone fonctionnait correctement.

Il ne semblait pas en colère – fait plutôt étonnant quand on connaissait


leur passif – et pourtant il se montrait tendu. Elle ferma les yeux un court
instant. Elle ne pouvait omettre le fait qu’il soit son professeur et que sa
présence en ces lieux, avec elle, puisse paraître suspecte. Son naturel
revenait au galop. Elle culpabilisait. Il était là par sa faute et il risquait plus
qu’elle. Que pouvait-elle bien lui rétorquer ?

Désolée je n’ai pas entendu mon téléphone ?

Pas très crédible.

J’avais envie de passer une soirée tranquille sans me demander ce que tu


trafiques avec ma meilleure amie ? Sans doute la bonne réplique à adopter.
Mais pas ici.

— Tu sais que tu n’aurais pas dû venir, n’est-ce pas ?

— Tu ne voulais clairement pas rentrer alors je voulais m’assurer que


tout allait bien. Avant les douze coups de minuit.

Gaby fronça les sourcils et chercha à déchiffrer l’heure sur sa montre.

— 23 h 45, dit-il avant qu’elle ne parvienne à un résultat.

— Désolée, je n’ai pas vu l’heure.

Au moins, c’était sincère. Il hocha la tête avant de serrer la main de deux


étudiants un peu éméchés, qui ne semblaient pas trouver sa présence ici
incongrue.

— On devrait rentrer. Le fait que tu sois là n’est pas prudent.

Elle leva les yeux vers lui d’un air étonné quand il se mit à ricaner.

— De tout ce qui a pu se passer ces dernières semaines, c’est ça que tu


trouves imprudent ? Je me fous de ce que les gens peuvent penser Gaby,
chuchota-t-il en s’approchant d’elle, les yeux fatigués. Et je n’aime pas
quand tu fais la tête. Danse avec moi.

La bouche de la jeune femme esquissa un parfait « o » lorsqu’il posa les


mains sur ses hanches avant de l’attirer vers lui.

— Ce soir on fait une trêve, OK ?


— Je veux savoir...

Il posa un doigt sur ses lèvres, le regard désapprobateur.

— Demain Gaby.

Demain, oui. Quoi de plus parfait pour commencer l’année du bon pied.
Elle enroula ses bras autour de son cou, les gestes un peu raides, consciente
du regard pesant de ses amis. Ou peut-être était-ce sa paranoïa qui prenait le
dessus.

— Détends-toi tu veux, c’est juste une danse, pas une exhibition.

— Mmmh.

Un étrange silence plana entre eux alors qu’il la faisait tournoyer au son
de la douce mélodie de « Kiss Me » d’Ed Sheeran. Tentation on ne pouvait
plus palpable même si elle parvenait à se détendre au fur et à mesure que
défilaient les paroles langoureuses de la chanson. Gaby ne put néanmoins
réprimer un léger frisson quand elle sentit son souffle chaud frôler sa nuque.
Elle se détacha de lui lorsque le compte à rebours se déclencha,
accompagné d’une cascade de champagne et de verres cognant les uns
contre les autres.

— Dix… neuf… huit… sept… six… cinq… quatre… trois… deux…


un… Bonne annééée !

Gaby et Matthew ne se lâchaient pas des yeux, perdus sur leur petite
planète au fin fond de la galaxie.

— Bonne année Gabrielle Sawyer, souffla le professeur en effleurant de


ses lèvres la tempe de la jeune femme.

— Bonne année, murmura-t-elle en vacillant sous sa tendresse.

Elle ne pourrait plus nier ses sentiments très longtemps. Ni repousser


l’échéance d’une discussion, de peur d’en subir les conséquences. Une trêve
ce soir, la vérité demain. C’était le deal.
— On peut rentrer maintenant ?

Le stress. C’était un bien faible mot pour décrire ses sentiments. Le


moindre faux pas et il pouvait perdre son emploi. Par sa faute. Sans oublier
ce qui se raconterait sur elle... Matthew leva les yeux au ciel.

— Si ça peut m’éviter de coller mon poing dans la tronche du gars qui


mate tes fesses depuis tout à l’heure, je suis partant, lui dit-il avec un
humour qui masquait à peine son agacement.

Ils se retrouvèrent sur l’avenue, plutôt déserte et tranquille. Les joyeux


fêtards ne déambulaient pas encore dans les rues de Clarks à cette heure-là.

— Où est-ce qu’on va ? demanda Gaby en baillant.

Elle n’avait à présent qu’une seule envie : se blottir contre lui et dormir.

— Un peu d’impro mademoiselle Sawyer. Il est encore tôt !

Elle l’observa d’un œil amusé puis fronça les sourcils. Ils se dirigeaient
vers la plage. Romantique. Sauf qu’aujourd’hui, elle doutait de l’intimité
des lieux. Mais il bifurqua à la dernière minute et se gara dans un coin isolé.
La plage, avec la mer en contrebas, s’étalait gracieusement à perte de vue.
Elle croisa les bras et le regarda sortir une bouteille de champagne et deux
coupes.

— Si on m’avait dit que tu étais si romantique, j’aurais fait plus d’efforts,


soupira-t-elle avec un petit sourire en coin.

— Moi, si on m’avait dit que je finirais sur la plage avec toi pour le
Nouvel An, je n’y aurais pas cru un seul instant

Il lui tendit sa coupe, un sourire tendre sur le visage. Sourire qui lui
resserra un peu plus le cœur. La jeune femme se déchaussa lorsqu’ils
descendirent vers la crique et savoura le contact du sable froid sous ses
pieds nus. Puis elle saisit la coupe en déposant un chaste baiser au coin des
lèvres du professeur.
Ils passèrent une heure sur cette plage. Ou peut-être deux, ou plus encore,
elle ne comptait plus. Le temps passé à ses côtés s’évaporait bien trop vite.
Allongés sous les étoiles avec pour seule musique le bruit des vagues et
leurs chuchotements qui brisaient de temps en temps l’étonnante quiétude
de la nuit, ils vivaient, tout simplement. Et c’était bon d’oublier, au moins
pour un soir.

Contre toute attente, sitôt arrivés dans l’appartement de Matthew, ils


s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. Gaby profita délicieusement de
sa douce chaleur, respira une dernière fois cette odeur si caractéristique qui
n’appartenait qu’à lui et qui la faisait se sentir… chez elle… avant de
sombrer dans le sommeil.

En sentant ses bras l’envelopper au petit matin, Gaby fut incapable du


moindre geste. Juste pour prolonger un peu plus la plénitude avant la
conversation désagréable qui les attendait. Elle avait beau retourner les faits
dans tous les sens, elle ne trouvait aucune explication logique. Elle n’était
pas le genre de fille à se montrer jalouse. En fait, elle ne pensait pas une
seule seconde à une relation entre Lola et Matthew. Menteuse… lui
murmura sa conscience. Rectification faite, elle avait bien du mal à se
l’imaginer, même si la jalousie ne semblait pas étrangère à ce sentiment.
Pourtant, elle devinait un problème sous-jacent dans l’attitude de Matthew.
La nervosité ne faisait pas partie de son quotidien. Il paraissait toujours
tellement sûr de lui, maître de la situation, contrôlant les évènements et
même les personnes de façon naturelle.

Gaby savait qu’il ne dormait pas plus qu’elle mais c’était comme un
accord tacite entre eux. Elle n’aurait pu dire combien de minutes
s’écoulèrent avant qu’elle ne se décide à s’étirer, mue par le désir d’en finir
avec les questions une bonne fois pour toutes. Elle se tourna vers lui et
sentit son regard couler sur elle avec hésitation. La jeune femme se leva
sans hâte et s’habilla. Elle regrettait de ne pas avoir laissé quelques
vêtements supplémentaires – et surtout plus décents – dans son
appartement. Au moins n’aurait-elle pas eu à ressortir avec cette robe ultra-
courte. Même si s’imaginer déposant des affaires chez le professeur
semblait un peu trop présomptueux. Elle plongea les yeux vers lui et
s’agaça de découvrir le petit rictus qui retroussait ses lèvres.
— Ravale ton sourire. C’est le moment de parler ! lui asséna-t-elle alors
qu’il enfilait son jean en soupirant.

Elle se demanda un instant ce qu’il pouvait bien penser. Serait-elle à


même de déceler un quelconque mensonge s’il plongeait ses yeux bruns
dans les siens ?

— OK. Qu’est-ce que tu veux savoir Gaby ?

Il se dirigea vers la cuisine sans attendre sa réponse, sans lui faire face
non plus. Leur conversation se révélerait difficile s’il s’obstinait à lui
tourner le dos.

— Je veux savoir pourquoi tu me mens.

D’accord, sa voix était un peu plus glaciale que ce qu’elle prévoyait.


Mais elle croisa les bras sur sa poitrine pour en accentuer l’effet, peu
surprise de son regard furieux lorsqu’il se retourna.

— Je ne te mens pas, lâcha-t-il en détachant exagérément chaque syllabe.


Je peux savoir ce qui te pousse à penser le contraire ?

— Qu’est-ce qui se passe entre toi et Lola ?

— Je… Quoi ?

Il avait l’air sincèrement intrigué par sa question mais elle le connaissait


assez pour savoir qu’il n’était pas réellement surpris. Agacé tout au plus,
mais pas le moins du monde surpris.

— Ne te fous pas de moi Matt. Je vous ai vus ensemble. Et je te rappelle


qu’il y a encore peu, tu m’assurais que tu ne me mentirais pas.

— Et je ne le fais pas Gaby. Ne pas tout dire ne fait pas de moi un


menteur.

Elle lâcha un faux rire et s’empara de sa veste. Elle pouvait accepter bien
des choses mais pas ce petit jeu. Pas au mépris de sa confiance. Merde !
— Va te faire foutre !

Il referma la porte avant qu’elle n’eût l’occasion de sortir. La scène avait


un léger arrière-goût de déjà vu, mais elle se retourna avec la ferme
intention de le remettre en place.

— Je ne me laisserai pas avoir cette fois-ci.

— Je ne veux pas me battre avec toi. Je t’ai dit qu’on parlerait et je


compte bien te parler. Mais ne me traite pas de menteur. La vie, ce n’est pas
tout noir ou tout blanc Gaby. C’est une multitude de nuances qui oscillent
entre les deux.

— Alors parle-moi. Explique-moi.

Il se passa la main dans les cheveux et évita son regard, comme à chaque
fois qu’il se montrait nerveux. Mais cette fois, elle attendit patiemment.

— Je ne veux pas te perdre… souffla-t-il tout bas en lui prenant la main,


à sa grande stupéfaction. Je tiens à toi Gaby.

Venant de lui ces quelques mots signifiaient le monde et elle résista à


l’urgence de le prendre dans ses bras, sachant que ce n’était que le sommet
de l’iceberg.

— Tu me fais peur. C’est si grave que ça ?

Il ignora purement et simplement sa piètre tentative d’humour et se mit à


faire les cent pas dans l’appartement.

— Oliver a découvert d’autres noms sur la liste.

Gaby fronça les sourcils, un peu perdue. Elle redoutait désormais de lui
demander le rapport avec Lola. Alors elle préféra se taire et attendre. Elle le
suivit des yeux dans sa marche sans fin, avant qu’il ne se poste devant elle,
les yeux assombris par l’incertitude.

— Ton père est sur la liste.


Ton père est sur la liste.

Les mots, la jeune femme les comprenait, mais ils refusaient de former un
tout cohérent dans son cerveau. Matthew attendait visiblement de sa part
une réaction qu’elle semblait incapable de lui fournir. Elle sentait ses
oreilles bourdonner et dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de respirer de
façon correcte. Elle ancra ses yeux hagards aux siens, avec le maigre espoir
de ne pas chanceler, aussi déboussolée qu’elle fût. Elle parvint après
plusieurs essais à marmonner un Depuis combien de temps tu sais ? sans
même en écouter la réponse. Comme pour se raccrocher à l’idée de lui en
vouloir, encore et encore, alors que son cœur à vif, lui, hurlait : Dis-moi que
tu mens, dis-moi que c’est impossible, qu’il y a une infime possibilité que tu
te trompes.

Mais les mots s’étranglaient dans sa gorge et refusaient de jaillir. Elle


secoua la tête, rejetant la vérité et ses implications.

— Tu te trompes. Ça ne veut rien dire. Ça ne prouve rien.

Gaby aurait pu continuer durant des lustres. Mais elle sentait sa pitié, elle
la lisait dans son regard. Pourtant, elle voulait lui faire comprendre que son
idée sous-entendue était fausse. Il avait tort. Son père n’était pas lié à
l’URS. Impossible.

— J’ai discuté avec lui, reprit-il d’une voix calme. Avant Noël. Et fait
quelques recherches.

— Comment as-tu pu ? cria-t-elle soudain avant de repousser la main


bienveillante qui s’était emparée de la sienne.

— Gaby, je sais que c’est compliqué à encaisser mais…

— Qu’est-ce qui est compliqué à encaisser Matt ? Tes élucubrations ? Tes


suspicions sans fondements ?

— Tu parles sous le coup de la colère. Je ne fais pas ça pour te blesser.


Essaie d’y réfléchir à tête reposée et ne laisse pas tes impulsions te mettre
en danger.
Elle le dévisagea, l’air livide.

— Me mettre en danger ? Tu insinues réellement que mon père pourrait


me faire du mal ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, lui répondit-il d’une voix douce mais
dénotant néanmoins un certain embarras. Je ne suis pas l’ennemi, Gaby.

— Qu’est-ce que j’en sais moi ?

Elle essayait tant bien que mal de ne pas fondre en larmes.

— Je… vais rentrer me reposer d’accord ?

— On n’a pas fini cette conversation.

— Tu plaisantes ?

— Si je te laisse repartir dans cet état, je sais pertinemment ce que tu vas


faire. Tu vas foncer le voir et ce serait une erreur.

— Quoi, tu ne me crois pas capable de jouer le jeu aussi bien que toi ? Tu
excelles à ça, n’est-ce pas ? Tu t’es ramené à Noël, la bouche en cœur, pour
un repas débordant d’hypocrisie malsaine ! Putain, mais à quel point tu
joues Matthew ? Qu’est-ce qui peut être vrai dans toute ton attitude, dans
toutes tes paroles ?

— Tu es injuste Gaby. Rien de tout cela ne se révèle simple, lui dit-il en


se rapprochant d’elle.

— Ne me touche pas ! s’emporta-t-elle en reculant. J’ai vraiment besoin


de me reposer. Je vais rentrer et non, je ne vais pas me précipiter chez mon
père, ne t’en fais pas.

— Gaby…

— Stop Matthew, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui d’accord ?


Laisse-moi partir, s’il te plaît.
Il hocha la tête – se contenant de façon évidente – et s’écarta de la porte
pour la laisser passer.

Gaby rentra chez elle et ignora purement et simplement l’absence de


Lola. Elle traversa directement l’appartement jusqu’à sa chambre, dont elle
parcourut des yeux le décor familier. Elle se raccrocha alors aux différents
souvenirs qui agrémentaient les murs alors qu’elle sentait les larmes lui
couler le long des joues. Elle s’approcha de son lit et s’y réfugia en position
fœtale avant de finalement s’endormir, le goût salé des larmes en bouche.

La jeune femme se réveilla quelques heures plus tard, un bon mal de tête
ayant remplacé les larmes. Le soleil de début d’après-midi perçait au travers
des volets entrouverts et l’hypnotisa le temps d’un instant. L’année
commençait par un temps radieux et la météo contrastait douloureusement
avec le poids qu’elle sentait peser sur sa poitrine. Gaby se leva, enfila un
jean et un T-shirt décontracté de manière mécanique, puis se réinstalla sur le
lit en tailleur, les yeux dans le vague. Elle se força à inspirer et expirer l’air
profondément afin de réguler les battements sourds de son cœur. Si elle
voulait se montrer honnête avec elle-même, ces derniers temps, les
soupçons qui avaient pris naissance dans un recoin de sa tête la menaient
indubitablement vers la révélation de Matthew.

Pourtant elle refusait d’y croire. Rien ne semblait logique. C’était son père,
son protecteur, l’homme en qui elle avait le plus confiance en ce monde. Et
songer un seul instant qu’il ait pu lui mentir, c’était au-delà de ses forces.
Quant à Matthew… Il se montrait tellement ambivalent qu’elle ne savait
plus à qui se fier. Ses repères s’étaient désagrégés, envolés. À qui faire
confiance ? Elle se sentait plus seule que jamais, comme une petite fille
abandonnée. Ses pensées se tournèrent alors vers la seule personne qu’elle
jugeait apte aux confidences. Elle saisit son téléphone et composa le
numéro d’Evan, espérant résoudre tous ses problèmes en un petit coup de
baguette magique.

Le jeune homme la rejoignit à l’appartement à peine trente minutes plus


tard et l’écouta se confier à en perdre haleine. Elle avait sous-estimé l’effet
salvateur de la parole. Rien que lui expliquer les tenants et les aboutissants
de toute cette histoire – à commencer par son incapacité à entrer dans
l’esprit de Jake jusqu’à la découverte de Matt et Lola – la soulagea bien
plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer.

Gaby le dévisagea à la fin de son monologue et guetta un signe


quelconque qui pourrait transparaître sur son visage, mais Evan se contenta
de rester stoïque quelques secondes, les mains ancrées dans ses poches,
dans une décontraction presque trop parfaite. Prise d’une stupide intuition,
ou peut-être d’un soudain sentiment de persécution, elle lui demanda de
façon plutôt abrupte:

— Tu étais au courant ?

— Non. Il faut croire que je ne suis pas de toutes les confidences.

Il en semblait surpris lui-même.

— Je… suis désolée de t’inclure là-dedans, mais je ne savais pas


vraiment vers qui me tourner, souffla-t-elle.

Le regard d’Evan dévia lentement vers les mains tremblantes de Gaby


avant de les saisir. Elle laissa la chaleur de ses mains réchauffer le froid de
son âme puis lâcha un long soupir.

— Hey, viens là, chuchota-t-il en tendant ses bras.

Sa détresse était sans doute trop flagrante, sa volonté de paraître forte


bien trop mince pour qu’elle ne résiste à l’envie d’être consolée. Elle
s’agrippa à lui et soupira. Elle n’avait pas eu tort. Evan représentait la seule
personne au monde avec qui elle désirait parler aujourd’hui. La jeune
femme se laissa bercer au rythme lent de sa force tranquille avant de se
reculer, un peu gênée.

— Qu’est-ce que tu vas faire à présent ?

La jeune femme lâcha un petit rire sans joie.

— Je n’en ai aucune idée. Dis-moi ce que je dois faire Evan…


— Toi seule as le pouvoir de le décider Gaby. Peut-être que ton père a
des réponses à nous fournir. Sûrement même. Mais en toute logique, si Matt
lui a parlé, il aurait pu le faire arrêter. Et il ne l’a pas fait. Je pense comme
toi que le seul lien tangible qu’on connaisse, c’est Trikuram. Mais c’est
aussi un danger d’y travailler, même en tant que stagiaire. Tu commences
quand ?

— Dans deux jours.

— Je trouve que tu prends des risques inconsidérés Gaby…

— Comme toi qui voulais traverser le pays pour avoir une petite
discussion avec Mary Taylor ?

— Ce n’était pas ma plus brillante idée je te l’accorde, répondit-il en


souriant. Mais ça ne signifie pas que la tienne soit meilleure.

— Matt s’infiltre à l’URS et personne n’ose argumenter. Alors que là,


c’est un stage, où je compte juste farfouiller un peu. C’est le seul moyen de
faire avancer les choses, tu le sais comme moi. Si quelqu’un d’autre l’avait
proposé, aurais-tu trouvé quelque chose à redire ?

— Je n’en sais rien, soupira-t-il. Je ne veux pas que tu te mettes en


danger, c’est tout.

— J’en ai marre d’entendre ce refrain, grommela-t-elle avant de croiser


les bras.

— Est-ce que tu sais pourquoi ton père a démissionné ? Ou peut-être


qu’il a été viré ? lui demanda-t-il en ignorant son mouvement d’humeur.

— Je… non, il a juste trouvé un meilleur poste ici. Enfin, je pense...

Elle ressentait soudain l’impression que toute sa vie ne reposait que sur
un tissu de faux-semblants et de non-dits. Comment faire le tri entre les
faits réels et les mensonges ?

Pourrait-elle encore regarder son père droit dans les yeux et discerner la
vérité des illusions ?
— Il faut que je lui parle. Il n’y a pas d’autre choix possible.

Evan hocha la tête, l’air incertain.

— Tu veux que je t’accompagne ?

— Quoi, toi aussi tu as peur pour ma vie ? Comme s’il pouvait me faire
du mal ?

— Bien sûr que non. Je te le proposais plus comme un soutien.

Elle l’observa, un petit sourire aux lèvres, le premier de l’année. Oui, elle
oubliait parfois la bienveillance de son ami, de même que son effet apaisant.

— C’est une chose que je dois entreprendre seule. Mais j’avoue ne pas
savoir comment m’y prendre et encore moins où trouver le courage de m’y
lancer. Il faut que je fasse le point avec moi-même avant d’y aller.

— Si tu as besoin de moi, sache que tu peux m’appeler quand tu veux.

— Je le sais Evan, merci beaucoup, souffla-t-elle en déposant un baiser


rapide sur sa joue mal rasée.

Lola fit irruption dans l’appartement en fin d’après-midi. Gaby était


avachie sur le canapé, un pot de glace dans une main, du chocolat dans
l’autre.

— Le parfait cliché de la jeune femme désespérée, soupira Lola en


s’installant à ses côtés.

Elle ne pouvait tomber plus juste. Elle ne lui accorda aucun regard, ni
même une seule parole, faussement concentrée sur la télévision.

— Matthew m’a dit qu’il t’avait parlé.

Gaby sursauta et envoya un regard lourd de sens à sa colocataire.

— J’oubliais que vous étiez proches.


Cette dernière leva les yeux au ciel mais ne put masquer son air blessé.

— Je suis désolée mais je ne savais pas comment t’en parler. J’essayais


juste de te protéger.

— Oui, c’est une mode en ce moment.

Sans doute était-elle un peu trop cynique envers son amie mais elle
n’arrivait pas à se défaire de la sensation de trahison qui obturait son esprit.
Elle s’en prenait à Lola mais c’était un ensemble, une façon d’extérioriser
ses sentiments et sa colère. Même si la manière pouvait prêter à discussion.

— Tu es ma meilleure amie. J’ai peut-être eu tort mais j’ai fait ce que je


jugeais être le mieux. Je suis désolée. Je ne sais pas quoi te dire d’autre.

— Alors ne dis rien et laisse-moi un peu de temps.

— Gaby…

— S’il te plaît.

Elle n’avait pas envie d’être gentille aujourd’hui, ni même de faire


preuve de compassion. Et se confier à Lola semblait au-dessus de ses
forces. Elle la regarda battre en retraite vers sa chambre, tout en
engloutissant une cuillère de glace vanille caramel qui ne parvenait pas à
combler le vide qu’elle ressentait. La jeune femme saisit son téléphone pour
lire le texto qu’elle venait de recevoir. Sans surprise il venait de Matthew.
Elle reposa le portable sans lui répondre, avant de revenir sur son geste. S’il
voulait des réponses, il allait en obtenir. Elle composa son numéro et laissa
la sonnerie résonner en elle avec une toute nouvelle sérénité.

— Gaby ?

Le bleu de ses yeux se teinta alors d’une détermination sans faille et ce


fut d’un ton calme et posé qu’elle répondit à sa voix incertaine. Si la terre
entière se montrait capable de jouer la comédie « pour la bonne cause », elle
n’avait aucune raison de ne pas faire de même. Elle était allée trop loin pour
faire marche arrière. Elle aussi avait été contaminée par le besoin de
comprendre. Mais pas que.

Si les déviants n’obtenaient pas le savoir, alors ils ne seraient jamais à


même de se défendre, de se protéger, de lutter. Il fallait qu’elle grandisse,
qu’elle devienne adulte.

Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts.

Si seulement elle pouvait se fier à ces quelques mots…

— Je vais passer le voir demain, murmura-t-elle dans l’appareil.

Un long silence fit écho à sa déclaration. Elle l’imaginait en train de se


passer la main dans ses boucles sombres pour empêcher la réplique
cinglante qu’il tentait sans doute de retenir.

— Gaby… Je m’inquiète pour toi…

Pas vraiment ce à quoi elle s’attendait. Son ton et ces simples mots
reflétaient sa tourmente. Il semblait s’incliner, refuser de se battre contre
elle cette fois.

— Je vais bien Matt. J’ai besoin d’avoir une discussion franche avec lui.
Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne peux pas faire semblant. Pas
avec lui. Et puis tu veux des réponses, non ? Je suis la seule personne
capable de les lui soutirer.

Elle pouvait être fière. Sa voix ne tremblait pas et elle se montrait plutôt
convaincante, même si sa force n’était qu’illusion.

— Les réponses, je ne les veux pas à n’importe quel prix.

— C’est mon père, que veux-tu qu’il m’arrive ? Je veux en connaître


davantage, on a besoin d’en savoir plus, ce n’est pas à toi que je vais
l’apprendre. Écoute, je te promets de te tenir au courant dès que je sors, ça
te convient ?
Elle l’entendit jurer dans sa barbe, signe que la patience dont il avait fait
preuve jusqu’ici commençait à s’étioler.

— Ce jeu peut être dangereux, Gaby. Même si tu n’es pas toi-même en


danger, ça n’inclut pas forcément les autres, la Résistance, Lola…

— Je ne mettrai personne en danger, souffla-t-elle, subitement un peu


moins sûre d’elle.

— J’ai déjà perdu ma sœur dans cette guerre de l’ombre, je ne


supporterais pas de perdre quelqu’un d’autre. Surtout pas toi...

La respiration de Gaby se bloqua d’elle-même à ces mots qui se


révélaient tellement incongrus sortis de sa bouche. Matthew se trouvait
parfois aux antipodes du professeur qu’elle avait rencontré. Elle avait tant
de choses à lui dire, tant de pensées silencieuses qui refusaient de
s’exprimer.

— Tout se passera bien Matt, ne t’inquiète pas. Demain soir je serai chez
toi, OK ?

— Viens ce soir.

— J’ai besoin de me retrouver seule ce soir. Je sais que ce n’est pas ce


que tu veux entendre, mais j’en ai vraiment besoin.

— Tu m’en veux ? demanda-t-il soudain d’une voix faible et hésitante.

— Non.

C’était un non catégorique, dont la véracité l’étonna elle-même. Elle ne


lui en voulait pas vraiment. Elle réalisait qu’il représentait une part
importante de sa vie, au même titre que son père, que leur relation ne
résidait pas que dans leur attraction mutuelle.

— Mais je préfère que tu ne me caches plus rien. Si tu veux que ça


fonctionne entre nous, je ne veux plus de secrets. Plus de jeu.

Elle aurait pu l’entendre sourire si ce n’était pas impossible.


— Promis, Gaby. Prends soin de toi et contacte-moi quand tu veux si
besoin. Je laisse mon portable allumé toute la nuit.

— D’accord. À demain Matt, je t… tiens à toi...

Elle raccrocha en se cachant les yeux sous la main. Les mots avaient
failli jaillir de sa bouche sans même qu’elle ne s’en aperçût. La jeune
femme se coucha ce soir-là partagée entre peine et espoir.

Après un bref appel à Jake pour lui indiquer qu’elle passerait en début
d’après-midi, Gaby passa la matinée à faire des recherches sur le Net. Sur
Trikuram, sur son fonctionnement, sur ses dirigeants. Internet représentait
décidément une source inépuisable d’informations en tous genres. Elle
voulait se sentir prête. Pour la conversation qu’elle aurait avec son père,
mais aussi pour son stage dans l’entreprise.

Elle découvrit donc qu’elle travaillerait sous l’égide du numéro trois de


Trikuram : Vladim Boskov, un médecin russe renommé spécialisé entre
autres dans le développement de médicaments contre Alzheimer. Il était
connu pour son excentricité et ses frasques nocturnes mais aussi pour être
un redoutable homme d’affaires, en lien constant avec son pays d’origine.
En parallèle il menait de nouvelles recherches sur un vaccin anti-cancer, qui
demeurait bien mystérieux. Un personnage emblématique qu’elle avait hâte
de rencontrer. Se plonger dans ces recherches lui permit d’occulter la
pression qui se faisait grandissante au creux de son ventre.

Gaby avala quelques pâtes sans grand appétit sur le coup de midi, avant
de saisir ses clés de voiture le cœur battant. L’heure de vérité approchait
insidieusement. Elle parcourut la distance entre Clarks et Lake Road dans
un brouillard cotonneux qui ne lui était pas familier et faillit emboutir un
4x4 quand elle grilla un stop. Elle inspira profondément avant de
réenclencher la première et se força à se concentrer sur la route – et
seulement sur la route – en essayant de faire taire cette satanée
appréhension.

Elle gara sa Fiat devant le garage, les mains tremblantes, sans qu’elle ne
puisse en contrôler la nervosité. Puis elle s’avança avec lenteur dans l’allée,
parfumée de cette tenace odeur de lavande qui aujourd’hui la dérangeait
particulièrement. La jeune femme posa la main sur la poignée et fronça les
sourcils. La porte n’était pas totalement fermée, sans doute un oubli de
Maggie ou Benjamin. Elle la poussa et entra. Une odeur âpre la saisit à la
gorge. Elle parcourut le hall à la recherche du moindre indice. L’anxiété qui
l’animait désormais occultait la terrible conversation imaginée maintes et
maintes fois dans sa tête. Elle s’avança avec prudence, animée d’un
pressentiment dont elle n’arrivait pas à se défaire. Sa respiration s’accélérait
à chacun de ses pas et son cœur menaçait de la trahir, vu sa cadence
infernale. Machinalement, elle porta la main à l’arme qui ne la quittait plus
depuis qu’Evan la lui avait obtenue, même si celle-ci restait habituellement
dans sa voiture. Elle serra le pistolet et tenta d’appeler son père, sans
qu’aucun son ne veuille franchir ses lèvres. Gaby s’arrêta, posa la main sur
la commode du hall d’entrée et chercha péniblement à retrouver son souffle
et son calme par la même occasion.

— Papa ? finit-elle par crier d’une voix suraiguë, sans aucune autre
réponse que le silence pesant d’une pièce vide.

Elle se sentait dans un état second – sans doute parce son cerveau et sa
conscience ne fonctionnaient plus au même rythme.

L’odeur âpre… du sang. Elle avait déjà suffisamment côtoyé les hôpitaux
pour garder en mémoire cette odeur déplaisante et glaciale. Gaby sembla
reprendre vie et s’avança rapidement dans la pièce à vivre, les mains
toujours serrées sur la crosse de son pistolet. L’odeur se faisait de plus en
plus persistante au fur et à mesure de son avancée... Et elle porta la main
jusqu’à sa bouche quand elle en découvrit la source. Elle parcourut la pièce
d’un rapide coup d’œil et lâcha son arme avant de se précipiter vers Jake.

— Papa ! hurla-t-elle.

Elle se jeta à ses côtés, les genoux baignant dans une mare de sang.
Impossible de prendre la distance nécessaire à un diagnostic détaché de
médecin, elle cédait à la panique. Elle calcula mentalement le nombre de
litres de sang qu’il avait déjà perdus, ceux nécessaires à sa survie, puis elle
chercha à déterminer la source de la blessure.
— Papa… répéta-t-elle un peu plus bas en s’évertuant à trouver son
pouls.

Jake demeurait inconscient mais son pouls, lui, était bel et bien là. Faible,
irrégulier, mais présent. Elle décrocha son portable en écartant la chemise
maculée de sang.

— J’ai besoin d’une ambulance de toute urgence. Blessure par balle. 326
avenue du corridor à Lake Road, récita-t-elle d’une traite, la voix
chevrotante.

Elle raccrocha, à bout de souffle, puis pressa la blessure de ses deux


mains afin de stopper l’hémorragie. C’était la seule chose qu’elle pouvait
faire en attendant les secours.

Le regard fixé sur le visage inconscient de son père, de son roc, de son
repère, elle laissa les larmes couler sans les retenir, suppliant Dieu, la Terre,
l’univers, la raison, n’importe quelle foutue entité derrière cette injustice, de
ne pas le laisser mourir.

Elle ne pouvait rien faire d’autre...


21. MATTHEW

Une journée auparavant.

Gaby était rentrée quelques heures plus tôt et pourtant, Matthew ne


pouvait se sortir de la tête son air à la fois blessé et trahi. Il regrettait de ne
pas s’être montré plus ferme, de ne pas l’avoir retenue pour son bien. Pour
sa propre conscience aussi. Même si la brusquer ne semblait jamais avoir
l’effet escompté.

Il franchit les portes de la banque, soucieux depuis son appel en fin


d’après-midi. Son entrevue avec Jake ne quittait pas son esprit. Cette
conversation représentait une mine d’or et de découvertes, sans doute une
possibilité d’en apprendre plus sur les déviants et leurs arrestations
intempestives. Mais d’un autre côté il n’aimait pas qu’elle soit en première
ligne. Jouer les taupes, jouer avec l’URS, c’était dans ses cordes à lui et le
faire ne le dérangeait pas. Il se retrouvait régulièrement en danger.
Seulement, il était maître de sa vie, de son destin. Il avait un but, une raison
de continuer, une raison de mourir comme une raison de vivre : retrouver sa
sœur. Il n’y entraînait personne volontairement. Mais Gaby… avec elle, tout
semblait différent. Sa cause, de même que la Résistance, ne devrait pas
devenir sa raison de mourir. Il ne le permettrait pas.

Il trépigna devant l’ascenseur en soupirant. Il ne pouvait contrôler la vie


de la jeune femme. Et même s’il détestait l’idée qu’elle aille parler à son
père, ne pas s’en occuper maintenant c’était reculer pour mieux sauter. Le
jeune professeur salua Evie avant de pénétrer dans le bureau d’Oliver, où
l’attendait déjà Evan.

— Salut. Alors, les nouvelles ?

Il se sentait empressé à l’idée de découvrir la suite de l’histoire, celle


qu’ils s’appropriaient au fur et à mesure, celle qu’ils décortiquaient, celle
qui les mènerait à la clé du mystère. Depuis le décryptage de Jake, Oliver
avait découvert le nom familier d’Emily Perkins, cette même Emily dont
Matthew avait trouvé la fiche dans les bureaux de l’URS, en même temps
que celle d’Ernest Frame. Mais après lui avoir rendu visite, Emily s’était
révélée être une véritable pierre tombale et l’enthousiasme avait cédé la
place à une frustration dont il ne s’était pas encore remis.

— Salut Matt, lâcha l’informaticien, concentré sur son ordinateur. J’avais


un nom de plus, mais il semble que j’aie sous-estimé mes capacités, ajouta-
t-il en réajustant ses lunettes, un sourire éclatant sur le visage.

— On t’écoute.

— Kevin Miller. Le nom décodé ce matin. J’ai eu le temps de faire


quelques recherches. Il vit à l’ouest, entre Clarks et Los Angeles, soit à un
peu plus d’une heure d’ici. Et travaille toujours pour Trikuram. Il fait partie
de l’équipe de Boskov, le chercheur le plus prometteur de sa génération.
Vingt-six ans, célibataire sans enfants, aucun lien avec le gouvernement.
Son profil ne colle pas trop avec les autres mais bon, il est sur cette foutue
liste donc le lien doit exister !

— On pourrait lui rendre une petite visite non ? Célibataire sans enfants,
tu n’y vois pas d’objections Matt, n’est-ce pas ? lui demanda Evan avec une
ironie non dissimulée.

Le professeur leva les yeux au ciel en lui répondant.

— En effet. La suite ?

Oliver tapota une dernière fois sur son clavier avec emphase, l’air
totalement fier de lui.

— Nous avons un nouveau gagnant. Une dénommée Nora Stevens. Et de


sept ! jubila le jeune homme comme un enfant en se frottant les mains.

— Tu nous trouves quelques infos intéressantes le temps que je m’éclipse


avec Matthew, ça marche ?

— No problemo !
No problemo ? Même venant d’Oliver l’expression lui parut ridicule,
sortie d’une autre époque. Il suivit Evan, qui n’avait pas desserré la
mâchoire, chose qui n’était pas passée inaperçue à ses yeux.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Matthew d’un air imperturbable.

— Alors on a sept noms ? J’ai dû louper un épisode.

Matthew tiqua mais réussit pourtant à le dévisager calmement.

— Tu as parlé à Gaby ?

Ce qui ressemblait à une question n’en était néanmoins pas une dans son
esprit. Elle semblait l’avoir contacté sans attendre et ce constat l’ennuya
plus que de raison.

— Tu aurais dû m’en faire part. Après tu viens me parler d’équipe ! Tu


laisses tes sentiments obscurcir ton jugement, ce n’est bon pour personne !

— Oh pitié, ne viens pas me parler de sentiments quand il s’agit de Gaby,


toi et moi on sait que si les choses avaient été inversées tu n’aurais pas
hésité longtemps ! Tu me vois désolé d’avoir heurté ta sensibilité mais j’ai
cru bon de garder ça pour moi avant de t’en parler, en effet. Pour le résultat
de toute façon... souffla-t-il en se frottant les yeux.

Il s’emportait sans doute trop vis-à-vis de son ami, mais il trouvait aussi
Evan bien trop proche de Gaby. Même si la confiance qu’il avait en lui était
absolue, il n’était pas stupidement aveugle.

— Et tu ne penses pas que la donne s’en trouve changée ?

— Que veux-tu que je te dise ? Je n’ai pas plus de réponses que toi.

— Je vais me charger de Kevin Miller. Et toi, vois avec Oliver pour Nora
Stevens. On ne sera pas trop de trois pour découvrir le pot aux roses. C’est
peut-être notre seule chance, ça semble presque inespéré.

Matthew acquiesça. Au moins, il aurait l’esprit occupé pendant


l’entrevue entre Gaby et son père. Encore fallait-il que cette Nora ne vive
pas à l’autre bout du pays. Parce qu’il ne voulait pas s’éloigner de Gaby
demain…

— Aaah vous êtes là ! Venez !

Evan et Matthew se laissèrent guider par la voix d’Oliver qui les appelait
depuis son bureau.

— Nora bénéficie elle aussi d’un profil atypique, mais plutôt bien corrélé
à Kevin ! Ils bossaient ensemble jusqu’à cet été. Depuis août, elle a tout
lâché et s’est reconvertie dans le bio. Elle tient une épicerie dans le centre
de Clarks.

— Âge, enfants ?

— Quarante-huit ans, elle habite à la campagne. Une fille de vingt-deux


ans qui vit dans un petit appartement près du centre.

— D’accord. Parfait. J’irai demain matin. Tu n’as pas trouvé de lien avec
le gouvernement ou l’URS ?

— Pas à proprement parler. Après, qu’on se le dise ou pas, nous avons


tous bien saisi : c’est Trikuram le lien avec l’URS donc bon…

— Peut-être que Trikuram leur sert de couverture pour leurs activités


illégales ? tenta Evan, pensif.

— Peut-être. Mais surtout, des sept noms trouvés, cinq ne travaillent ou


ne travaillaient plus pour Trikuram. La question à un million est : qu’est-ce
qui a motivé le départ de Mary Taylor, Emily Perkins, Nora Stevens,
Elisabeth Marty et Jake Sawyer ?

Le découvrir serait déjà une grande avancée, songea Matthew en


s’asseyant, épuisé, à présent rattrapé par le manque de sommeil et le stress.

— On va rentrer et réfléchir à la meilleure façon d’appréhender la


journée de demain. Une bonne nuit de sommeil nous fera le plus grand bien,
il est déjà presque 22 h 00. Va te reposer Matt, ta tête ressemble à celle d’un
déterré.
— Toujours le mot qui va droit au cœur mon ami, répondit-il à Evan, un
sourire au coin des lèvres.

Peu importait leur futur, Evan resterait toujours son ami, celui qui s’était
montré présent dans les pires moments de sa vie. Rien ne pourrait changer
ce constat.

Matthew se réveilla aux aurores avec une migraine lancinante qui


s’amusait à danser le rock au beau milieu de son crâne. Après l’effort
surhumain que fut le lever et le passage dans la cuisine, il se servit de son
don pour projeter un cachet d’aspirine dans son verre d’eau, priant pour que
les marteaux-piqueurs dans son cerveau cessent leur lente torture. Plus
d’une fois – à vrai dire, un nombre incalculable de fois – il avait saisi son
téléphone pour s’assurer qu’aucun nouveau message ne provenait de Gaby.
Mais rien. Ce silence commençait à l’exaspérer. Son esprit semblait bien
trop accaparé par la jolie blonde et la voir ou l’entendre avant son passage
chez Jake l’aurait un tant soit peu rassuré. Pourtant, il se devait de lui laisser
un peu d’espace. Un peu d’oxygène. Elle se montrait souvent impulsive
mais elle était aussi courageuse et douée. Lui laisser une chance de leur
prouver ses capacités devenait nécessaire, malgré ses sentiments.

Le jeune homme se rendit à la boutique de Nora sur le coup de midi.


Cette ancienne scientifique paraissait à l’aise dans sa nouvelle vie. Cheveux
grisonnants attachés en queue de cheval, jean et apparence décontractée.
Aux antipodes de ce qu’elle devait représenter chez Trikuram.

Matthew s’approchait doucement d’elle lorsqu’un homme à l’allure


élégante s’interposa. Il fit un pas en arrière en entendant l’homme lui
proposer un restaurant pour le midi et battit en retraite sans attendre.
Évidemment, l’heure ne prêtait pas à la discussion. Du coin de la rue, il
observa Nora fermer sa boutique et se diriger vers la brasserie la plus
proche. Il s’acheta un sandwich non loin du restaurant et s’installa sur un
banc public, tout en gardant un œil sur l’entrée. Il la vit ressortir une heure
plus tard d’un pas précipité, un air contrarié sur le visage.
Matthew sauta sur ses pieds et entra dans la boutique après sa
réouverture, exaspéré qu’une autre personne se fût faufilée en même temps
que lui. Il fit semblant de s’intéresser au rayon fruits et légumes et attendit
patiemment que le client se dirigeât vers la caisse. Il le suivit alors à bonne
distance, souhaitant saisir l’occasion de lui parler au plus vite, lorsqu’il
entendit la voix paniquée de l’homme.

— Vous allez bien Nora ? Oh mon Dieu, répondez-moi !

Matthew se précipita vers eux, alarmé par les cris du client.

— Que se passe-t-il ? questionna-t-il, ahuri, avant de s’agenouiller auprès


de Nora qui s’était écroulée sous son poids.

— Elle allait bien, j’allais régler, quand elle a commencé à se sentir mal,
à respirer difficilement, puis elle s’est évanouie !

Le professeur passa la main sous le nez de l’épicière. Il ne sentait aucun


souffle sous ses doigts.

— Appelez une ambulance, vite !

Il était psychologue, pas médecin, il ne connaissait pas vraiment les


gestes à faire devant une détresse respiratoire mais il pouvait tenter le
bouche-à-bouche. Il insuffla la première bouffée d’air dans la bouche de
l’ancienne scientifique, sans succès. Il recommença deux ou trois fois sans
qu’elle ne reprît connaissance, puis ne cessa d’essayer, de s’acharner,
jusqu’à l’arrivée de l’ambulance.

— Que lui est-il arrivé ? demanda l’urgentiste en prenant ses constantes.

Le client, pâle à faire peur, lui répondit d’une voix paniquée.

— Nora a commencé par avoir du mal à parler, à bouger les bras, puis
elle s’est rapidement évanouie.

— Je lui ai fait du bouche-à-bouche, qui n’a pas eu l’air de faire effet,


compléta Matthew sans pouvoir détacher son regard du visage étrangement
paisible de l’épicière.
— Les muscles ne réagissent pas, pas plus que les nerfs, lâcha le médecin
en s’adressant à son équipier.

Matthew intercepta leur regard étonné ainsi que le froncement de sourcil


de l’urgentiste.

— Qu’est-ce qu’elle a selon vous ?

Il essayait d’adopter un air détaché, sans grand succès.

— Le début semble avoir été brutal, de même que la paralysie


respiratoire. Impossible de déterminer quoi que ce soit dans ces conditions.
Il faudrait pouvoir lui poser des questions. Encore faut-il que son cerveau
n’ait pas été privé d’oxygène trop longtemps.

Les deux hommes avaient mis leur patiente sous assistance respiratoire,
avant de demander au témoin de son malaise de prendre contact avec
l’hôpital. Matthew suivit des yeux l’ambulance en serrant les poings, puis
passa un coup de fil à Evan alors qu’il se rendait à sa voiture.

— Je n’ai pas trop le temps là Matt, c’est un peu compliqué ici.

— Nora Stevens est en route pour l’hôpital…

— Quoi ?

— Malaise ou… j’en sais rien, c’était plutôt étrange. En tout cas, je n’ai
pas pu lui parler. Hey, tu es toujours là ?

— Je… je… putain Matt, Miller est mort.

— Comment ça, il est mort ?

Matthew recula d’instinct pour s’appuyer contre son 4x4 qu’il venait
juste de regagner. Il essaya d’inspirer mais ce seul geste prenait des allures
de parcours du combattant. Le sang avait déserté ses membres, jusqu’à ne
plus irriguer même son cerveau. Son regard se perdit sur l’attroupement qui
s’était formé devant la petite épicerie. Le bourdonnement constant au
niveau de ses oreilles finit par lui donner la nausée et il se plia en deux,
pour se forcer à réfléchir autant que pour ne pas sombrer. C’était comme un
puzzle. Une énigme qu’il ne parvenait pas à décrypter.

— Mort Matt, balle dans la tête, sans doute une ou deux heures avant que
je n’arrive. Personne n’a encore découvert le corps et j’espère sincèrement
que personne ne m’a vu entrer dans cette foutue baraque !

La voix d’Evan l’aida à se concentrer.

— Tu n’as touché à rien ?

— Évidemment que non !

Le souffle court, ses pensées se tournèrent naturellement vers Gaby et…


Jake.

— Rentre à Clarks, Evan, il faut que je te laisse.

— Matt… Si Miller et Stevens sont morts…

Evan laissa la phrase en suspens mais Matt avait parfaitement saisi


l’allusion. Il s’engouffra dans sa voiture la mine sombre et l’esprit en pleine
effervescence.

— Je sais. J’appelle Oliver et je fonce à Lake Road. On se recontacte


dans la journée.

Nora n’était pas encore morte mais la coïncidence semblait trop parfaite
pour ne pas faire le lien. Il essaya de joindre Gaby mais elle ne décrochait
pas….

Ça ne veut rien dire… psalmodia-t-il en accélérant franchement.

— Oliver, j’ai besoin de toi ! Je veux savoir si Emily Perkins, Elisabeth


Marty ou Mary Taylor ont été admises à l’hôpital aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Contente-toi de faire ces recherches ! hurla-t-il.


Il sentait l’anxiété prendre le dessus.

— OK, calme-toi ! Je te rappelle dès que j’ai regardé.

— Merci. Désolé, je t’explique en rentrant.

Le jeune homme réessaya de téléphoner à Gaby, sans plus de succès. Il


n’était plus qu’à quelques kilomètres de Lake Road et appuya une nouvelle
fois sur l’accélérateur, le cœur battant à tout rompre. Sa conscience lui
susurrait qu’il ne pourrait rien changer mais il se refusait de la croire. Si les
huit membres de la liste avaient purement et simplement été supprimés de
la surface de la Terre, qui pouvait lui garantir que Gaby n’avait pas été
blessée ou pire ? Dommage collatéral…

Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’il découvrit l’ambulance postée devant
la maison des Sawyer, alors que son téléphone se mettait à vibrer dans la
poche de son jean.

— Dis-moi ce que tu as trouvé Oliver… souffla-t-il d’un air absent, sans


pouvoir détacher son regard du gyrophare, incapable de sortir de sa voiture.

— Emily Perkins a été admise suite à un accident de la route. Plutôt


violent. Elle est morte à son arrivée aux urgences. Quant à Mary et
Elisabeth, je n’ai encore rien trouvé.

Mary Taylor. Matthew se souvenait de son profil : loin d’ici, deux


enfants…

— Contacte-les Oliver. Dis-leur qu’on essaie de les tuer. Elles


comprendront.

— Quoi ? Je…

Mais le professeur ne lui laissa pas le temps de s’exprimer, il raccrocha et


sortit de son mutisme pour se diriger vers la propriété, la peur au ventre.

Les ambulanciers sortaient une civière de la maison avec un


empressement alarmant. Il s’approcha un peu puis le soulagement le cloua
sur place lorsqu’il l’aperçut. Elle sortait derrière le brancard. Soulagement
qui fut de courte durée. Il n’était qu’à quelques mètres de Gaby mais il
voyait nettement ses mains tremblantes ainsi que sa pâleur, à peine masquée
par le sang séché sur ses joues. Il se rua à ses côtés sans qu’elle ne réagît au
premier abord. Il n’osait pas parler. Elle semblait en état de choc. Alors il
lui saisit doucement le bras pour ne pas l’effrayer.

Elle leva vers lui ses yeux bleu azur qui apparaissaient soudain mornes et
dénués de vie, avant de poursuivre sa route vers l’ambulance.

— Il est entre de bonnes mains mademoiselle, vous ne pouvez pas


monter.

— Je suis médecin, je peux vous aider !

Matthew ne reconnut pas sa voix tellement elle semblait atone.

— Nous avons besoin d’espace et dans votre état vous ne nous serez
d’aucune aide, ajouta l’ambulancier avant de refermer les portes.

Matthew s’avança et lui saisit fermement les épaules pour la tirer en


arrière.

— Je t’emmène Gaby. On les retrouve là-bas, viens maintenant,


murmura-t-il sans la lâcher.

La jeune femme baissa la tête et la secoua. Matthew sentit alors ses


tremblements redoubler d’intensité. Elle releva son visage vers lui, les joues
baignées de larmes silencieuses dont chacune lui faisait l’effet d’une lame
enfoncée dans sa poitrine. Il l’emmena vers sa voiture en maintenant la
pression de ses bras de peur qu’elle ne s’écroule, l’installa dans le siège
passager puis l’attacha avec patience. Le jeune homme fit de son mieux
pour ne pas se laisser distancer par l’ambulance et garda le silence pendant
tout le trajet. Il ne souhaitait sous aucun prétexte la brusquer. Concentré sur
la route, il ne pouvait néanmoins s’empêcher de jeter un œil à la jeune
femme de temps à autre. Elle semblait ailleurs mais les larmes continuaient
de couler le long de ses joues. Elle s’enfonçait dans un mutisme profond.
Matthew ne connaissait que trop bien ce sentiment de perdre un être cher et
il refusait de la voir traverser cette épreuve. Jake demeurait quelque part
entre la vie et la mort. Et en tant qu’étudiante en médecine, Gaby avait
forcément pris conscience de la gravité de ses blessures.

Il se gara sur le parking de l’hôpital dans un crissement de pneus et fit le


tour de la voiture pour la hisser dehors. Elle cligna alors des yeux, comme
si elle le découvrait pour la première fois.

— Il faut qu’ils me laissent entrer avec lui, lâcha-t-elle tout bas, puis elle
se hâta vers le hall d’accueil.

Il soupira. Il se sentait incapable de la raisonner. Il l’accompagna donc


jusqu’aux urgences où Jake venait à peine d’être admis et interpella la
secrétaire de l’accueil, pendant que Gaby tentait de faire du forcing.

— Je suis désolée monsieur mais il vient d’être emmené pour les soins.
Aucune personne, y compris la famille, n’est admise, répondit-elle en
accordant à peine un regard à la jeune femme éplorée.

— Gaby, on ne peut rien faire d’autre qu’attendre, lui dit-il en ayant


retrouvé son assurance. Rien ne sert de t’époumoner, tu sais parfaitement
bien comment ça fonctionne. Tu ne ferais que les entraver. En plus, tu ne
connais pas cet hôpital. Sois raisonnable, on va attendre que le médecin
sorte.

— Que je sois raisonnable ? hurla-t-elle en sortant de sa torpeur. Mon


père vient de se faire tirer dessus et toi, tu veux que je sois raisonnable ?

Au moins, elle réagissait. Même si elle devenait le centre d’attention du


service.

— Je pense juste que ça ne sert pas les intérêts de ton père, insista-t-il
calmement.

La jeune femme se perdit dans la contemplation de ses mains recouvertes


de sang.

— Il… il faut que je les nettoie.


Matthew fronça les sourcils devant cette réaction inattendue. Mais il
préférait l’action à la colère.

— Je t’accompagne, je ne te laisse pas seule.

Arrivée aux toilettes, Gaby se mit à se frictionner compulsivement les


mains et les bras sous l’eau froide en pleurant. Elle était en état de choc et
lui se sentait démuni face à sa détresse. Il s’approcha d’elle comme on
s’approche d’un animal qu’on cherche à apprivoiser, puis passa derrière son
dos pour la prendre dans ses bras.

— Il faut… que… je… nettoie… tout ce… sang, sanglota-t-elle sans


s’arrêter.

Matthew posa ses mains sur les siennes pour en stopper le mouvement et
contenir leur tremblement, avant de s’emparer du savon pour la nettoyer.

— Tourne-toi Gaby.

Elle lui obéit et resta silencieuse tandis qu’il lui nettoyait tendrement le
visage. Le sang et les larmes s’y mêlaient pour maculer ses joues, pourtant
toujours si pâles. Il l’attira dans ses bras quand il eut terminé, malgré ses
protestations.

— Tu vas être plein de sang…

— Je m’en fiche Gaby, lui répondit-il en décrivant de légers cercles dans


son dos pour l’apaiser.

Matthew passa l’heure suivante dans la salle d’attente. Gaby appuyée


contre son épaule, il sentait l’angoisse monter crescendo. Une heure à
ressasser, cogiter, c’était bien trop. Il pensait à Evan, aux huit noms, à toutes
ces vies brisées pour rien et à toutes celles qui le seraient sans doute
prochainement. Il se demanda un instant si Gaby dormait mais c’était sans
compter les larmes qui continuaient à se déverser contre sa chemise,
toujours dans ce silence insoutenable. Le médecin en charge à l’arrivée de
Jake sortit enfin du bloc, l’air éreinté.
— Comment va-t-il ?

— Il a été admis à l’unité de soins intensifs. Nous avons retiré la balle,


mais elle a violemment perforé l’estomac. Je ne vous cache pas que son état
est critique. Les prochaines heures seront cruciales. Vous pouvez aller le
voir mais n’y restez que peu de temps, d’accord ?

La chambre était plongée dans une semi-obscurité et l’odeur de


désinfectant qui s’infiltrait jusqu’à lui le força à retenir sa respiration. Il
détestait cette odeur, comme le bruit lancinant du moniteur de rythme
cardiaque qui résonnait dans la pièce.

— Je te laisse quelques minutes, je vais nous chercher du café.

Il désirait lui laisser un peu d’intimité – même si Jake demeurait


inconscient – et sans doute fuir cette atmosphère pesante. Il avait côtoyé
l’hôpital de nombreuses années auparavant, lors de la maladie de sa mère,
et fréquenter ces lieux lui pesait toujours autant. Il régla les deux cafés au
distributeur et se retrouva, incrédule, face au client qu’il avait rencontré à
l’épicerie ce midi.

— Vous avez des nouvelles de Nora ?

L’homme hocha la tête d’un air désabusé.

— Elle a été déclarée en état de mort cérébrale. Son cerveau a manqué


d’oxygène bien trop longtemps, se lamenta-t-il.

— Je suis désolé. Vous la connaissiez bien ?

— Non, mais j’étais ce qu’on appelle un client habituel, suffisamment


pour l’appeler par son prénom. Nora était une femme adorable.

— Vous savez ce qui lui est arrivé ? Ce qui a provoqué sa mort ?

— Tout ce que je sais, c’est qu’ils suspectent une toxine dont je n’ai pas
retenu le nom, un truc paralysant qui pourrait provenir d’une intoxication
alimentaire. Sauf que ça semblait un peu trop brutal. Ils devaient encore
faire des analyses.
— Une toxine ? Ce ne serait pas la toxine botulique par hasard ?

— Ah oui, je crois que c’est bien cela. Bon, ils n’ont plus besoin de moi,
je vais rentrer, bonne soirée.

— Bonne soirée, répondit machinalement le professeur.

L’esprit de Matthew carburait à toute allure. Il n’était pas spécialiste mais


il savait que la toxine botulique représentait à elle seule l’un des poisons les
plus mortels qui existaient sur Terre. Une infime quantité pouvait provoquer
la mort par paralysie en moins d’une journée, selon la quantité ingérée. Et
vu la vitesse à laquelle Nora avait succombé, la thèse de l’intoxication
alimentaire était hautement improbable. Il avait donc obtenu la réponse à sa
question. La mort de Nora présentait tous les signes d’un assassinat.

Il rebroussa chemin jusqu’à la chambre de Jake après avoir bu son café


rapidement. Il observait Gaby au chevet de son père quand deux policiers
apparurent à ses côtés.

— C’est la fille de la victime ? demanda l’un d’eux.

Matthew hocha la tête en soupirant. Une blessure par balle ne pouvait pas
passer inaperçue, l’enquête était prévisible.

— Monsieur Sawyer est inconscient et en soins intensifs, je vous prie


d’attendre à l’extérieur messieurs, ordonna posément le médecin urgentiste
sorti de nulle part.

On sentait poindre une touche d’exaspération très nette dans sa voix.

— Je vais vous chercher sa fille.

Gaby les rejoignit à contrecœur mais s’arrêta face à Matthew.

— Tu veux bien rester à ses côtés le temps que je revienne ? S’il te plaît.

— Bien entendu, je reste. Prends ton café, ajouta-t-il en le lui fourrant


entre les mains.
Attention à tes émotions et surtout prends garde à ce que tu leur dis,
chuchota-t-il dans sa tête, un peu nerveux de la savoir entre les mains de la
police.

Ne t’inquiète pas…

Plus facile à dire qu’à faire. Le jeune homme la regarda s’éloigner avant de
pénétrer dans la chambre et de s’affaler sur une chaise. Il contempla le
visage crispé de Jake Sawyer et les hypothèses les plus folles défilèrent
dans son esprit. Il se passa les mains sur le visage dans un besoin désespéré
de répit, puis ferma brièvement les yeux. Le professeur sursauta lorsqu’une
main frôla son genou et resta un moment sous le coup de la surprise.

— Jake ? Je vais chercher Gaby, lui dit-il avant de se relever.

— Non. Attends. Le temps m’est compté, articula péniblement celui-ci.

— Mais non Jake, vous êtes entre de bonnes mains et Gaby sera soulagée
de voir que vous êtes réveillé.

— Toi et moi on sait que s’ils ont cherché à me tuer, ils recommenceront,
enchaîna-t-il, ignorant ses mots.

— L’URS ?

Jake hocha la tête et grimaça de douleur. Matthew comprenait bien


l’effort surhumain que cela devait représenter mais même si l’idée d’appeler
un médecin semblait tentante, la détermination sur le visage du scientifique
était dissuasive.

— Qu’est-ce qui s’est passé Jake ?

Une partie de lui mourait d’envie de lui poser des dizaines de questions,
pendant que l’autre culpabilisait d’en profiter. Mais Jake ne se laissait pas
démonter et le jeune homme comprit que les réponses viendraient de son
bon vouloir.

— Promets-moi de la protéger.
— Vous serez là pour le faire…

— Promets-le-moi Matthew !

— Bien sûr. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour lui épargner la
moindre souffrance.

Il n’avait pas besoin de promesses. Rien ni personne ne l’empêcherait de


prendre soin d’elle.

— Le gouvernement et l’URS feront tout pour se débarrasser de nous.


Juste pour ensevelir le secret avec nous, juste pour que la vérité meure en
même temps que nous.

— Quelle vérité ? souffla-t-il. Son cœur s’accélérait.

— D’abord je ne veux pas que tu mêles Gaby à tout ça, tu m’as bien
compris ?

Matthew hocha la tête, la bouche sèche.

— Tu n’imagines pas l’ampleur de la situation. Il y a un dossier, dans


mon ancien bureau de recherche à Trikuram, qui explique ce que tu veux
savoir. Il est temps que la vérité éclate. Il est temps que le monde entier
apprenne l’illusion dans laquelle il vit. Ce dossier s’appelle Lilianna. Il est
caché sous une lame de plancher. La quatrième sur la gauche, en entrant
et…

— Papa ?

Matthew s’épongea le front sans jamais quitter Jake des yeux. Il


suffoquait devant l’air ambiant devenu bien trop étouffant. Le sang battait
contre ses tempes et il dut presque se rappeler de respirer. Il fit quelques pas
en arrière puis sortit de la chambre en hâte. Peut-être que la chance venait
de lui sourire. Malgré les dizaines de questions qu’il aurait eu à lui poser,
c’était un début. Un début prometteur. Un chemin sinueux vers Lily...
22.

La main chaudement préservée dans la sienne, Gaby regardait son père


dormir. Elle avait veillé toute la nuit. Rien ni personne n’avait pu lui faire
quitter son chevet, pas même les médecins qui ne paraissaient pas
spécialement ravis de la savoir aux soins intensifs avec lui.

Maggie était rentrée à la maison. Benjamin ne pouvait pas rester seul. Il


était trop petit pour prendre conscience de la situation même s’il posait de
nombreuses questions. Sa belle-mère, quant à elle, semblait aussi glaciale
que la pierre – du moins avec elle. Parce que son rôle d’épouse éplorée, elle
le jouait à la perfection.

Tout comme Matthew, Lola s’était montrée d’un soutien sans faille. Gaby
avait congédié son amie de force mais pour Matthew, le mettre dehors
s’avérait plus compliqué. Il refusait de la quitter et, à cet instant, il devait
tenter de dormir dans la salle d’attente peu confortable.

Elle soupira puis caressa la main de son père, son soutien le plus
précieux, sans pouvoir balayer de son esprit les moments heureux de son
enfance. Les souvenirs de ce père aimant et protecteur qui avait toujours fait
passer son bonheur avant le sien.

Elle s’endormit sur la ribambelle de souvenirs et oublia pour un instant


l’épée de Damoclès qui trônait au-dessus d’eux et obscurcissait leur avenir.
Le bruit strident de l’appareil cardiaque la sortit de ses songes de manière
violente. Gaby regarda autour d’elle, un peu hébétée, avant de se rappeler le
lieu où elle se trouvait. Elle se redressa en panique, les yeux rivés sur son
père, puis sortit de la chambre sans trouver de défibrillateur. Elle tira un
brancard du couloir – elle avait besoin d’un plan dur – puis appuya sur la
sonnette au passage. Elle le hissa comme elle put sur le brancard et grimpa
à califourchon sur lui pour lui faire un massage cardiaque.
— Pas question que tu m’abandonnes maintenant papa, murmura-t-elle
en appuyant sur sa poitrine à intervalles réguliers, sa force décuplée par la
volonté et le désespoir. C’est. Toi. Et. Moi. Bats-toi ! hurla-t-elle alors que
les infirmiers et le médecin s’affairaient autour d’eux.

— On prend le relais mademoiselle, déclara le médecin de nuit avant de


sortir le défibrillateur.

Mais Gaby n’entendait pas. Obnubilée par son père, elle ne voyait rien
d’autre que lui, lui et cet appareil de mauvais augure qui continuait de
diffuser ce son lugubre. Alors elle s’acharna, encore et encore, suppliant,
implorant, sans plus avoir aucune conscience du monde extérieur, jusqu’à
ce qu’elle sente des mains agripper sa taille et la tirer loin de lui. Mais elle
se débattait, elle ne voulait pas l’abandonner, pas maintenant. Il n’avait pas
le droit de l’abandonner.

Matthew l’encercla de ses bras bien trop puissants et elle cessa de lutter,
happée par la vision d’horreur qui se dessinait devant ses yeux.

— Un… deux… On s’écarte !

Rien, le néant.

— On recommence. Un… deux… On s’écarte !

Le vide, devant ses yeux comme au plus profond de son être.

— Un... deux…

Elle ferma les yeux et défaillit soudainement. Ses jambes refusaient de la


soutenir une seconde de plus. Elle sentit les bras de Matthew passer sous
ses genoux et la soulever. Et elle se laissa sombrer dans la douceur de
l’inconscience.

— Je veux le voir.

Sa voix n’était plus qu’un murmure à peine audible et Matthew sembla


hésiter longuement, avant de finalement l’aider à se maintenir debout. Elle
pénétra dans la chambre de Jake et s’arrêta au pied de son lit, ses yeux
remontant le long du corps de son père, des draps chiffonnés à ses pieds
jusqu’à sa poitrine découverte. Elle s’avança alors plus près de lui pour
poser sa main glacée contre son cœur, celui qui battait peu de temps
auparavant. Il s’était arrêté, juste… comme ça, sans crier gare. Un moment
il battait, propulsait la vie au travers de son corps et le moment d’après, plus
rien à quoi se raccrocher. Le vide intersidéral. Ne restait que cette douleur
qui lui étreignait la poitrine.

Il ne serait plus jamais à ses côtés. Son sourire bienveillant ne


l’accompagnerait jamais plus. Et le pire, c’est qu’elle n’avait même pas
saisi l’occasion de lui dire à quel point elle l’aimait, à quel point elle était
fière de lui malgré tout ce qu’on pouvait dire à son propos. Les regrets font
partie intégrante de la vie mais elle n’en voulait plus. Ils lui paraissaient
bien trop douloureux à supporter. La jeune femme songea un instant au
cliché où l’on voyait sa vie défiler devant ses yeux lorsqu’on mourait. Sauf
que là c’était elle qui la voyait défiler, comme un long film éprouvant
impossible à stopper. Elle sentit la présence de Matthew derrière elle, mais
elle avait besoin de se retrouver seule et elle le repoussa doucement.

La notion du temps semblait s’être évanouie. Elle resta aux côtés de son
père une durée indéfinissable, insensible aux bruits environnants, à la faim,
à la fatigue, sans même réaliser que la nuit était de nouveau tombée. Elle
refusait juste de le quitter. Comme si ces quelques instants lui permettaient
de profiter au maximum de sa présence. Comme si au moins, pendant ce
moment-là, il ne lui échappait pas encore…

— Gaby… Les infirmières vont devoir l’emmener, chuchota Matthew.

Elle secoua la tête. C’était trop tôt, elle ne se sentait pas prête à le laisser
partir.

— Maggie est dans le couloir. Benjamin l’attend chez une voisine.


Chacun de vous a besoin de faire son deuil Gaby. Viens.

Il avait les mots justes, la jeune femme le savait, mais les paroles
semblaient tellement… dérisoires. Elle lui en voulait presque d’être aussi
prévenant. Elle sentit le froid glacial l’envahir dès l’instant où elle franchit
la porte de la chambre. Par instinct elle eut envie de partager sa douleur
avec Maggie, de la prendre dans ses bras. Elle était sans doute la seule à
comprendre sa peine. Mais le regard acéré que celle-ci lui envoya la coupa
dans son élan. Non seulement elle lui semblait distante mais, même éplorée,
elle dégageait une colère sous-jacente qui menaçait d’exploser.

Elle se réfugia sous les draps une fois rentrée à l’appartement, après avoir
avalé l’anxiolytique prescrit par le médecin.

Ce soir elle était orpheline et même les bras de Matthew ne pourraient


rien y faire.

Après vingt-quatre heures de sommeil et d’épuisement total, les jours


suivants furent accaparés par les préparatifs de l’enterrement. La peine n’en
était pas diminuée mais au moins l’esprit restait occupé. Gaby savait que le
vide se ferait ressentir après. Elle ne s’en souvenait que trop bien. Elle
n’avait vu Benjamin que brièvement mais c’était suffisant pour lui briser le
cœur. Le petit garçon s’était avancé vers elle tel un fantôme. Et malgré son
jeune âge, nul doute qu’il comprenait les implications engendrées par la
mort de leur père.

Gaby se posta devant son miroir le matin de l’enterrement, tout de noir


vêtue. Évidemment. Sauf que son père détestait le noir. Elle ne se souvenait
plus vraiment de l’enterrement de sa mère. Si les impressions et les
sensations se montraient intactes, le reste semblait complètement flou dans
son esprit. Comme ce matin. Ses pensées se bousculaient dans sa tête sans
consentir à s’organiser convenablement, mêlant passé et présent à lui en
donner le tournis.

Elle sortit une veste bleue de son placard ainsi que des ballerines
assorties. Le bleu était la couleur favorite de Jake et le gilet permettait de
trancher avec le noir funèbre de sa robe. Elle voulait lui faire honneur. Une
dernière fois.

Gaby comprenait qu’il ne lui resterait cette fois encore que les sensations
et cette impression désagréable de flottement. Les proches qui s’étreignent,
qui l’étreignent elle, les larmes qui coulent, la peine qui les transpercent…
Comme si ce débordement d’affection avait un quelconque intérêt, comme
si c’était d’un quelconque réconfort. Elle n’avait pas envie de les affronter,
pas envie d’être là. Matthew restait à ses côtés en silence, ce dont elle lui fut
reconnaissante. Elle n’avait besoin de rien d’autre que son soutien muet, sa
main serrant la sienne. Juste sa présence.

La jeune femme chancela lorsqu’elle se redressa pour prendre la parole.


Encore une tradition. Un dernier adieu.

Elle ne s’était pas résolue à y renoncer. Juste quelques mots emportés par le
vent et sans aucun doute oubliés aussi vite qu’ils étaient nés. Sans doute
pour elle-même plus que pour n’importe quelle autre personne. Le silence
teinté d’émotion lorsqu’elle s’approcha de l’estrade lui coupa le souffle. La
jeune femme ferma un instant les paupières et imagina Jake à ses côtés. Elle
les rouvrit avec l’ombre d’un sourire sur ses lèvres.

— Merci d’être tous venus pour lui rendre un dernier hommage. De là où


est Papa, il réajuste sans doute ses lunettes avec un sourire mélancolique. Il
aimait rire, plaisanter et, par-dessus tout, il aimait sa famille. Il n’a pas
besoin de cette cérémonie, pas besoin qu’on le pleure ou qu’on lui dise
qu’on l’aime, il le sait déjà. Il voudrait qu’on rie, qu’on danse, qu’on le fête.
Parce que c’est certainement ce qu’il fait déjà dans sa nouvelle vie, celle
qu’il construit en nous attendant. S’il était là, ce seraient ses dernières
volontés. Mais il n’est pas là, lâcha-t-elle dans un soupir, reprenant son
souffle pour rattraper le sanglot qui menaçait de s’échapper. Chacun fait ses
adieux à sa manière. Moi, aujourd’hui, je ne laisserai couler aucune larme,
en son honneur…

Et elle le désirait ardemment. Elle voulait se montrer digne de lui, rester


forte comme il l’aurait souhaité. Sa résolution fut mise à mal lors de la
fermeture du cercueil lorsque Benjamin y déposa Pony, son doudou, pour «
ne pas que Papa reste seul ». Mais Matthew lui serra la main un peu plus et
elle ravala ses larmes, plus déterminée que jamais.

Le brouillard qui enveloppa les jours suivants l’aida à avancer. La


douleur ne s’estompait pas mais elle survivait. Chaque jour un peu mieux
que le précédent.

Elle se rendit à Lake Road au bout d’une semaine. Par nécessité. Il fallait
trier les affaires, même si elle ne s’en jugeait pas forcément capable. Elle y
passa quasiment la journée, pendant que Benjamin restait à l’école et que
Maggie travaillait. Plongée dans les albums de souvenirs, elle ne les
entendit pas rentrer. Benjamin se jeta sur elle à peine son manteau retiré.

— Hey ! Tu m’as manqué petit poucet, chuchota-t-elle tendrement en le


serrant dans ses bras.

— Toi aussi Gaby ! Je voudrais bien que tu reviennes dormir à la


maison !

— J’ai une autre maison maintenant Benji, mais tu peux venir me voir
quand tu veux, d’accord ?

Gaby releva les yeux vers Maggie qui se trouvait dans l’entrebâillement
de la porte. Les bras croisés et le regard hostile, elle affichait son
mécontentement de manière claire. Gaby n’était pas la bienvenue ici.

— Tu as fini de trier ?

Sa demande était courtoise mais sèche.

— Il reste juste ses vêtements et…

— Je le ferai.

OK. Gaby se sentait de trop pour la petite pièce qu’était leur chambre.
Elle se redressa et sentit le nœud dans sa gorge prendre un peu plus
d’ampleur.

— Est-ce que je peux garder sa montre ainsi que quelques photos ?

— Prends ce que tu veux ! répondit-elle avant de tourner les talons. Viens


goûter Benjamin s’il te plaît.
L’insinuation se montrait claire. Elle rangea les affaires et s’apprêtait à
dire au revoir à Benjamin quand Maggie l’intercepta.

— Je ne veux plus que tu viennes ici Gabrielle.

Sa voix, qui manquait déjà cruellement de chaleur d’habitude, grondait


de façon menaçante. Gaby fronça les sourcils et se mordilla la lèvre. Elle ne
voulait pas céder à son petit jeu et lui faire le plaisir de s’écrouler. Pas
maintenant, pas après tout ce qu’elle avait vécu.

— C’est ma maison autant que la tienne Maggie. Et Benjamin est mon


petit frère, j’ai le droit de le voir, tu ne peux pas m’en empêcher !

— Je ne peux pas t’en empêcher en effet. Mais tiens-tu vraiment à risquer


sa sécurité ? Sa vie ? Tu me prends pour une idiote ? Jake s’est fait
assassiner ! L’URS, les déviants, je ne veux pas qu’il soit mêlé à tout ça !
cria-t-elle avant de lancer un regard apeuré à Benjamin.

La respiration de Gaby s’accéléra et elle se plaqua contre le mur du hall


pour se soutenir.

— Je ne veux pas le mettre en danger, crois-moi !

— Alors reste éloignée de lui. Si tu l’aimes, reste éloignée, répéta-t-elle


d’une voix plus douce mais toujours intraitable.

La jeune étudiante reporta son attention sur le petit garçon qui regardait
la télévision en souriant... Et son cœur se serra. Elle avait besoin de lui,
c’était l’un des seuls repères encore intacts de son existence.

— Je peux comprendre ton anxiété Maggie, mais c’est mon frère. Je te


laisse quelques jours pour y réfléchir, mais tu verras qu’il a besoin de moi
dans sa vie, c’est certain.

— C’est déjà tout réfléchi.

Gaby regarda dans les yeux la femme que son père aimait, la femme avec
qui elle avait vécu des années durant sans vraiment la considérer comme
une étrangère, sans animosité mais sans complicité non plus. Il ne se
reflétait dans ses yeux que la dure réalité de ses mots, sans regret, sans
sentiments. Après tout, elle n’était pas sa fille. Elle n’était qu’une déviante.
Elle s’approcha de Benjamin à pas de loup et passa quelques minutes à
l’observer, pour graver chaque détail de son visage, de ses expressions, dans
sa mémoire. Elle ne pouvait garantir le moment de leur prochaine rencontre
et elle ne voulait pas se battre contre Maggie de peur de lui en faire subir les
conséquences. Elle ne voyait pas d’autre issue que de leur laisser un peu
d’espace, même si ça lui brisait le cœur.

— Tu veux une sucette Gab’ ? lui demanda-t-il avec innocence.

— Non merci petit poucet, murmura-t-elle tout bas en lui ébouriffant les
cheveux, avant de déposer un baiser bruyant sur les joues collantes du petit
garçon.

Elle tourna les talons, le cœur lourd…

Gaby se dirigea instinctivement vers l’appartement de Matthew. Elle


avait navigué à vue depuis la mort de son père et refaisait difficilement
surface aux côtés des vivants. Matthew représentait le roc infaillible auprès
duquel elle s’était sentie soutenue. Leur relation avait pris un virage à cent-
quatre-vingts degrés et elle lui en était reconnaissante. Il ouvrit la porte et la
dévisagea – un peu soucieux sans doute devant son visage barbouillé de
larmes – avant de lui ouvrir ses bras. Elle s’y réfugia avec complaisance et
savoura le son des battements de son cœur, dont le rythme tranquille et
régulier apaisait ses sens, puis huma le parfum de gel douche qui flottait
dans l’air.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle secoua la tête. Elle n’avait pas envie d’en parler, pas envie de
discuter. Seulement l’envie d’être dans ses bras. Elle se recula, juste un peu
mais suffisamment pour plonger son regard dans le sien, puis se dressa sur
la pointe des pieds pour coller ses lèvres aux siennes. Ce simple contact lui
apparaissait non seulement comme un soulagement mais aussi comme un
besoin vital, viscéral.
— Gaby, tu sembles bouleversée, je ne sais pas ce qui s’est passé mais…

La jeune femme le coupa d’un nouveau baiser fiévreux et glissa ses


mains sous la chemise du professeur.

— J’ai besoin de me sentir… vivante. Et il n’y a que dans tes bras que j’y
arrive.

Cet aveu sembla le surprendre autant qu’elle, mais la petite lueur sombre
qui s’alluma au fond des yeux de Matthew fit rapidement s’accélérer les
battements de son cœur. Il tira le T-shirt de la jeune femme le long de ses
bras et fit subir le même sort à son jean avant de la plaquer contre le mur,
étouffant son cri de surprise de ses lèvres. Oui. Elle se sentait vivante à cet
instant-là…

Réveillée par la sonnerie du téléphone, Gaby sursauta, la peau moite et


les joues en feu. Ce genre de réveil la déboussolait complètement et ils
n’étaient pas rares depuis la mort de Jake.

— Désolé, chuchota Matthew. Rendors-toi.

Se rendormir ? Dans cet état ? Difficile à imaginer. Son regard voyagea


jusqu’à la porte qu’il venait de passer. Elle enfila un T-shirt et le suivit, sans
même se cacher. Elle se servit un grand verre d’eau et sortit sur le balcon,
hypnotisée par la lumière dansante de la pleine lune.

— Je sais bien ! l’entendit-elle débattre au téléphone, d’une voix étouffée


mais ferme. Demain. On met ça au point demain.

Il la rejoignit sur le balcon et lui passa une veste sur les épaules.

— Tu vas attraper froid, lui dit-il en observant la pleine lune à son tour.

— C’était qui ?

Elle s’appuya sur la rambarde, les yeux dans le vague. Elle sentait le
regard de Matthew peser sur ses épaules. Il semblait hésiter, peser le pour et
le contre, avant de finalement lui répondre.
— Evan.

Elle se tourna vers lui tandis qu’il se passait la main dans les cheveux,
fuyant son regard. La jeune femme reporta son attention vers le ciel.

— Je ne veux plus…

Elle cherchait ses mots. Que tu me mentes n’était plus vraiment


approprié, ils avaient dépassé ce stade. Et elle lui faisait confiance.
Totalement. Contrairement au début de leur relation, elle n’avait plus besoin
d’essayer de s’en convaincre. Non. Elle avait foi en lui. Et s’il lui cachait
des choses, c’était soit parce qu’il se mettait en danger, soit pour l’épargner.
Dans les deux cas, elle voulait connaître la vérité. Elle en avait été privée
trop longtemps. Toute sa vie, à vrai dire.

— Je ne veux rien te cacher, la coupa-t-il. Ces derniers jours ont été


compliqués pour toi, le moment ne semblait pas opportun.

— Et maintenant ?

— Je n’en sais rien. Il ne l’est sans doute pas plus. Mais je ne veux pas te
donner l’occasion de douter. De nous.

— Explique-moi.

La jeune femme resta silencieuse tout le long de son monologue et tâcha


d’assimiler les mots absurdes qui sortaient de sa bouche. Elle se frictionna
machinalement les bras, prenant conscience de la morsure du froid, puis
rentra dans l’appartement sans avoir prononcé un traître mot. Matthew la
suivit à l’intérieur et s’arrêta derrière elle, posant délicatement la main sur
son avant-bras.

— Tu te rends compte que c’est une mission suicide ? prononça-t-elle la


voix rauque et un peu tremblante.

— Tu sais qu’on n’a pas le choix.

— Et si c’était un piège ?
— Tu crois sincèrement que ton père m’aurait envoyé mourir là-bas ? Il
voulait que je te protège Gaby, je lui fais au moins confiance sur ça.

— Je ne sais plus vraiment si j’ai un jour connu mon père, soupira-t-elle


d’une voix tristement vide d’émotions. Et je ne peux pas te perdre, toi
aussi…

Elle avait soufflé ces mots sans le regarder, comme des paroles honteuses
échappées contre sa volonté. Mais c’était la stricte vérité. Elle avait
effectivement trop perdu et elle l’aimait trop pour le perdre lui aussi. Il
l’embrassa sur le front avec le sourire.

— Je ne suis pas trop mauvais en survie. On va prendre notre temps et


organiser quelque chose de béton. Je ne vais rien faire de stupide, ne
t’inquiète pas. S’il te plaît. Il faut que je le fasse.

Sa voix n’était plus qu’une demande implorante et elle le sentait tiraillé.


Sûrement autant qu’elle à vrai dire. Elle ne voulait pas être un frein pour
lui. Elle ne voulait pas être faible. Mais, en même temps, elle ne voyait pas
comment survivre sans lui.

— Je sais. Il faut que tu retrouves ta sœur…

Elle porta le verre d’eau à ses lèvres et plongea de nouveau le regard vers
l’extérieur.

Tout était dit.


23. MATTHEW

Matthew était soucieux. Et encore, le mot semblait faible. Il rencontrait


Evan et Oliver cet après-midi pour peaufiner une dernière fois le fameux
plan d’intrusion chez Trikuram. Quinze jours qu’ils se réunissaient tous les
jours pour récolter le maximum d’informations nécessaires au bon
déroulement de la mission : les plans détaillés de l’usine, la ronde des
gardes, le système de sécurité, les caméras. Tout. Ils avaient tout passé au
crible. La difficulté provenait du fait que le siège de Trikuram se trouvait à
plus de quatre heures de route de Clarks – au sud de San Diego – et qu’ils
n’y connaissaient personne. Pourtant sa décision était inébranlable, peu lui
importait les obstacles. Il se tenait si proche de la vérité, si près de
découvrir ce qu’il était advenu de sa petite sœur… Jamais il
n’abandonnerait. Gaby avait essayé de l’en dissuader, d’envoyer quelqu’un
d’autre à sa place, sans trop d’espoir. C’était peine perdue et elle le savait.

Il se détestait de lui faire subir cette attente, ce stress, après tout ce qui
s’était déjà déroulé dans sa vie ces dernières semaines. Au point d’en
regretter d’avoir lâché prise, de s’être ouvert à elle et de l’avoir fait rentrer
de plain-pied dans sa vie et dans son cœur.

Gaby commençait son stage sous l’égide de Boskov aujourd’hui même.


À la suite du décès de Jake, elle avait réussi sans peine à décaler son entrée
à Trikuram de quelques jours. Encore une source de stress. Oliver avait fait
des recherches sur le scientifique et Matthew ne le portait d’ores et déjà pas
dans son cœur. Selon lui il s’avérait être un arriviste en mal de pouvoir, prêt
à tout pour se hisser au sommet de la pyramide. Le genre d’individu
dangereux à clairement éviter lorsqu’on est une déviante…

Il regarda sa montre en fronçant les sourcils. Elle était censée lui


téléphoner dès qu’elle serait sortie et sa journée tardait visiblement à se
terminer.

— Oh oh, la Terre à Matthew ! s’écria Oliver.


— Tu disais ?

— Que j’avais pris la main sur leurs caméras et trouvé un détail


intéressant. En dehors du fait que tu pourras pénétrer dans le bureau de Jake
bien évidemment.

— Je t’écoute, arrête avec ces mystères !

— Non tu ne m’écoutais pas, mais passons. Il y a visiblement une pièce.


Et quand je dis pièce, je pense plutôt carrément à un entrepôt vu la taille,
dépourvue de toute caméra. En gros, on ne peut pas savoir ce qui s’y passe,
lâcha-t-il avec nonchalance, un petit sourire aux lèvres.

Il était passé maître dans l’art de capter l’attention avec ce genre


d’information.

— Je pense qu’il vaut mieux se concentrer sur un seul objectif, intervint


Evan. Mieux vaut récupérer une info que rien du tout, ou pire. Pas de
risques Matt. Selon ce que contient le dossier de Jake, on avisera. Rien ne
nous empêche d’y retourner plus tard. Hey, Matt… je connais ce regard. Ne
te fais pas de films et pense à ta sécurité, à ta vie…

Matthew le fixa droit dans les yeux. Evan le connaissait effectivement un


peu trop bien. Mais cette pièce était intrigante et y pénétrer le tentait
vraiment.

— Pense aux personnes qui ont besoin de te voir revenir Matt. Je compte
ta sœur dans le lot, tu ne lui sers à rien si tu es capturé. Ta sœur, mais pas
que…

L’insinuation était limpide. Evan savait toucher juste.

— Je sais. Je me contente du bureau de Jake et du dossier, soupira-t-il en


se pinçant l’arête du nez. Alors, tout est prêt ?

— Tout sauf le plus évident. Trikuram est une véritable forteresse. Je n’ai
pas encore trouvé la faille pour y entrer. Ou plutôt, je n’ai pas trouvé
comment réussir à tirer parti de cette faille. L’entrée de chaque bureau du
pôle recherche est conditionnée par un système de sécurité qui nécessite les
empreintes digitales de celui qui y travaille. Ingénieux, mais je ne vois pas
comment les obtenir. Par contre la circulation au sein de Trikuram devrait
se révéler un jeu d’enfants. Deux hommes de chez nous sont postés en
observation depuis plus de quinze jours. On connaît donc la ronde des
gardes sur le bout des doigts. Si vous voulez agir vers minuit comme
convenu, vous aurez affaire à Charlie Lame. Il prend sa pause à minuit pour
trente minutes et vous donnera accès à l’entrée la plus proche de l’ancien
bureau de Jake.

— Combien de temps te faut-il pour les empreintes ?

— Matt. Je fais ce que je peux. Je teste les différentes possibilités mais


pour l’instant je ne suis parvenu à rien – en tout cas pas informatiquement.
Dommage que Gaby n’ait pas son stage au grand QG de Trikuram, elle
aurait pu nous faire entrer.

Matthew lui envoya un regard qui, s’il avait pu, l’aurait déjà transpercé
de part en part. La dernière chose qu’il voulait, c’était bien de l’impliquer
dans cette histoire.

— À quatre heures de route d’ici, tellement pratique en effet, ironisa-t-il


sans pouvoir s’en empêcher.

Oliver haussa les épaules avant de se concentrer à nouveau sur Trikuram.

Matthew sentit vibrer son portable resté dans sa poche.

— Je reviens, dit-il aux deux hommes avant de s’éclipser. Hey salut, je


commençais à m’inquiéter, continua-t-il en s’adressant à Gaby.

— Désolée, la journée a été… chargée.

Elle semblait hésitante et il fronça les sourcils.

— Tout va bien ?

— Oui oui.
Encore un instant d’hésitation qui lui fit palpiter le cœur.

— Tu peux faire mieux Gaby. Où es-tu ?

— Devant les locaux de Trikuram. Il faut qu’on se voie. Je serai chez toi
dans un peu plus de trente minutes, faisable pour toi ? C’est important.

— Pas de problème. Tu commences à m’inquiéter.

— Ne t’en fais pas. Je te laisse, j’arrive à la voiture. À tout à l’heure


Matt !

Matthew prit à peine le soin d’avertir ses amis avant de se hâter vers son
appartement, où le temps se mit à défiler avec une lenteur défiant
l’entendement. Il ressentait la furieuse envie d’enfiler ses baskets pour un
footing en bord de mer et dut se faire violence pour ne pas s’y lancer à
corps perdu. Le souffle du vent, le lâcher d’adrénaline, la sensation de
liberté. C’était pile tout ce dont il avait besoin ce soir. Le jeune homme se
précipita vers la porte quand Gaby frappa, pourtant une seule petite fois. Il
la serra dans ses bras.

— Wooohhh. Tu sais qu’on ne s’est séparés que pendant quelques


heures ? C’est toi qui vas finir par me faire flipper ! plaisanta-t-elle en
plantant un baiser sur ses lèvres.

— Tu avais l’air étrange au téléphone et je suis un peu stressé ces temps-


ci.

— Désolée, je voulais en parler de vive voix, c’est tout.

— Ta première journée ? demanda-t-il avant de lui tendre un verre de vin.

— C’est en quel honneur ?

— Je n’en sais rien. Pour aider à déstresser sans doute.

— Tu as l’air d’en avoir plus besoin que moi. Première journée…


intéressante, je dirais.
Gaby avait l’air songeuse et moins décontractée que ce qu’elle laissait
paraître à peine quelques minutes auparavant.

— C’est une vengeance personnelle, c’est ça hein ? s’impatienta-t-il. Une


façon de me faire payer le nombre incalculable de fois où je ne me suis pas
confié à toi ?

Gaby l’observa d’une façon insistante puis lui sourit. Un sourire


contagieux dont il était avide depuis la mort de Jake. Le moindre sourire
qu’il pouvait faire naître sur son visage lui apparaissait comme une victoire
personnelle.

— Toi tu es vraiment à cran, soupira-t-elle.

Elle termina son verre avec lenteur, prenant plaisir à faire durer le
suspense. Matthew leva les yeux au ciel et s’installa dans le canapé.

— Boskov est un personnage plutôt charismatique. Mais je ne suis qu’un


insecte à ses yeux. C’est à peine s’il s’est rendu compte de ma présence
aujourd’hui. D’un autre côté, ses recherches sur Alzheimer sont vraiment
passionnantes !

— Tu n’as pas pris de risques ?

— C’est mon premier jour Matt, bien sûr que non. Je n’ai pris aucun
risque ! Par contre…

Elle s’installa à ses côtés et se blottit contre lui tout en réfléchissant.


Putain de sentiment de sérénité. Il devenait un peu trop coutumier avec elle.

— Je me suis sentie épiée toute la journée. C’était un sentiment étrange


dont je n’ai pas pu me débarrasser et j’avoue ne pas avoir été très à l’aise
dans mon travail.

— Quelqu’un a peut-être fait la connexion avec ton père. D’où mon idée
première. Ta présence à ce stage ne semble pas la chose la plus judicieuse
Gaby. C’est dangereux, sans doute même sans fouiller à la recherche de
réponses. Si quelqu’un dans la boîte pense que tu es là dans un but bien
précis, tu risques ta vie !

— Pas la peine d’être aussi mélodramatique. Et la situation s’avère un


peu plus compliquée que le laissent croire les apparences. J’ai trouvé ça
dans mon vestiaire attitré.

La jeune femme lui tendit une clé USB on ne peut plus classique.

— Tu l’as ouverte ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Oui.

— Et ? Putain Gaby tu m’agaces là ! bougonna-t-il.

Il se redressa et croisa son regard incertain.

— Ce sont des empreintes digitales.

Matthew s’attarda sur la clé et la contempla comme un objet précieux.

— Peut-être juste une erreur ? tenta-t-il en la faisant passer d’une main à


l’autre.

— Dans un casier pour stagiaire ? Laisse-moi en douter. Est-ce qu’on


peut en faire quelque chose tu penses ?

— Je vais la transmettre à Oliver. Peut-être qu’on pourrait voir aussi avec


Lola si elle a un accès aux fichiers de la police… Je n’aime pas trop ça
Gaby…

Il sentait qu’il perdait le contrôle de la situation. Et qu’elle dégénérait


bien trop vite à son goût. Il avait déjà l’esprit occupé par sa propre mission
à Trikuram mais si en plus de cela il devait s’inquiéter pour Gaby à chaque
instant, sa concentration allait être mise à rude épreuve.

— On verra. Pour le moment, ça n’engage à rien. Je peux rester cette


nuit ? demanda-t-elle avec innocence, en s’étirant.
— Bien sûr.

Matthew passa le bras autour de ses épaules et déposa un léger baiser


contre ses cheveux, dont l’odeur caractéristique de fleur d’oranger le fit
soupirer de contentement. Bien sûr… Bon sang, tout avait tellement changé
ce dernier mois ! Tout semblait plus simple alors que leur vie se révélait
bien plus compliquée. Étrange paradoxe…

Après avoir vérifié que la clé USB ne comportait aucun virus ou un


quelconque moyen de les retrouver, Oliver l’avait ouverte et analysée. Les
empreintes digitales étaient accompagnées d’un nom. Swan Jenkins. Et
Matthew ne savait s’il devait se sentir étonné, enthousiasmé ou méfiant du
résultat. Lola n’avait trouvé aucune corrélation entre ces empreintes et le
fichier criminel. Oliver avait donc pris le relais et découvert que cette
femme travaillait à la centrale de Trikuram. Pôle recherche évidemment.
Une coïncidence qui n’en était forcément pas une… On leur servait l’entrée
sur un plateau d’argent.

— Et si c’était un piège ?

À peine avait-il eu le temps de lui en parler que Gaby posait déjà la


question la plus sensée de toute cette histoire.

— On ne peut pas faire les difficiles, même si on en ignore la source.


Personne ne peut connaître notre plan. Seuls des déviants et ton père étaient
au courant. Ta source cherche peut-être à nous aiguiller vers Trikuram, c’est
tout…

Oui, l’espoir semblait mince. Oui, il tentait de la rassurer. Oui, il savait se


montrer convaincant… De toute façon, ils n’avaient pas le choix. Oliver
avait étudié l’emploi du temps de Lame – ainsi que celui de Jenkins – et ils
avaient d’ores et déjà organisé la « sortie » la semaine qui suivait. Pas de
retour en arrière possible… Et la date fatidique se présenta un peu trop
rapidement à son goût. Il avait un mauvais pressentiment qui refusait de
s’évaporer.
L’esprit ailleurs, il enfila une tenue totalement noire. Oliver s’occuperait
des caméras, Evan de Lame. Quant au trajet jusqu’à l’ancien bureau de
Jake, il le connaissait sur le bout des doigts, au point sans doute de pouvoir
effectuer le circuit les yeux fermés.

Jenkins devait finir sa journée vers 20 h 00 mais ils se prévoyaient une


marge conséquente. Sachant que plus ils agissaient tardivement, moins les
risques de croiser d’autres personnes que les gardes seraient élevés.

Matthew serra ses lacets avant de s’apercevoir de la présence de Gaby. Il


ne l’avait pas entendue entrer dans la chambre. Elle était vêtue d’une simple
robe noire cintrée, appuyée contre le mur de la chambre, l’air soucieuse
mais plus belle que jamais dans sa tourmente. Depuis combien de temps
l’observait-elle ? Peu importait. Il croisa son regard et le sentiment de
malaise qu’il ressentait depuis le début de la journée s’accentua. Il se força
pourtant à lui sourire et s’approcha d’elle.

— Ta journée s’est bien passée ? lui demanda-t-il en l’embrassant.

— Je n’étais pas très concentrée mais oui, souffla-t-elle, un peu dépitée.

— Hey. Tout va bien se passer. Je ne veux pas que tu t’inquiètes. Je te


téléphone quand on arrive et aussi quand on sort, d’accord ?

Donner le change, une action si simple ? Il fallait croire que oui.

— Tu ne pourras pas m’empêcher d’angoisser. Quand pars-tu ?

— Quinze minutes.

La jeune femme passa ses bras autour de son cou et l’embrassa avec
urgence, s’accrochant à lui comme à une bouée de sauvetage. Comme si les
mots ne se montraient pas suffisants pour transmettre ses émotions. Et
Matthew chancela. Il se recula, la gorge serrée, passa délicatement la main
sur sa joue avant de décrocher la médaille qu’il portait autour du cou.

— Prends-la, dit-il d’une voix rauque. C’est la chose la plus précieuse


que je possède. Cette médaille appartenait à ma sœur et j’y tiens comme à la
prunelle de mes yeux. Tu me la rendras demain, Gaby.

— Je… n’aime pas ça… murmura-t-elle avant de la prendre en main.

— Il faut que je parte.

— N’y va pas Matt, chuchota-t-elle au bord des larmes.

— Je n’ai pas le choix...

— On a toujours le choix… Tu es bien sûr qu’il n’y a pas d’autre


moyen ?

— Certain Gaby.

La jeune femme hocha la tête et plongea ses yeux bleu électrique dans les
siens, plus torturée que jamais. Il posa ses paumes de part et d’autre de son
visage, comme pour mémoriser l’intensité de son regard, avant de déposer
un tendre baiser sur ses lèvres.

— On se voit dans maximum douze heures. Fais-moi confiance.

Matthew saisit son sac et s’apprêtait à passer la porte quand il s’arrêta un


instant, pensif, avant de le lâcher et de se précipiter à nouveau vers elle pour
la serrer contre lui. Il voulait profiter de la sensation une dernière fois avant
d’affronter Trikuram. Avant d’affronter… son destin ?

— Je t’aime, chuchota-t-il près de son oreille, laissant échapper ces mots


dont il ne mesurait peut-être pas vraiment l’importance.

Elle resserra l’emprise de ses bras de sorte qu’à cet instant elle comblait
chaque espace qui pouvait encore les séparer.

— Moi aussi je t’aime Matt. Je t’en supplie, fais attention à toi.

Les derniers mots de Gaby résonnaient dans son esprit alors qu’il essayait
en vain de se relaxer sur le trajet.
— Nerveux ?

Il tourna la tête vers Evan qui conduisait la voiture.

— Nerveux et impatient aussi. Curieux mélange, soupira-t-il.

— Tout a été bien préparé, organisé. On s’en tient au plan, sans excès de
zèle OK ? Et tout devrait rouler.

— Je ne suis pas suicidaire, Evan. Je veux rentrer sain et sauf demain.

Pour elle…

Après quatre heures de route, ils arrivèrent aux abords des locaux du
siège de Trikuram. Tout semblait paisible. Sans doute à mille lieues de
l’animation d’une journée de travail ordinaire. Peut-être même un peu trop
paisible. Ils garèrent la voiture à une distance de sécurité raisonnable et
firent le reste du trajet à pied. Matthew prit peu à peu la mesure de
l’imposante bâtisse. Construite sur un terrain de plus de cinq mille mètres
carrés dont près de quatre mille de bâtis, Trikuram ne se démarquait pas
forcément niveau taille mais plutôt par ses murs ultramodernes, dépourvus
de fenêtres, à part pour la cafétéria, d’après ce qu’il avait pu en juger sur les
plans. De quoi franchement déprimer. Mais tout chez Trikuram était high-
tech. Des grilles d’entrée à la sécurité en passant par ce blanc immaculé qui
affichait clairement la donne. Dommage qu’un petit génie de l’informatique
puisse si facilement se jouer d’eux…

— On est arrivé Oliver, on a besoin que tu désactives le système de


sécurité du grillage arrière, chuchota Evan.

Le jeune professeur laissa ses yeux s’accoutumer à l’obscurité et


parcourut scrupuleusement la firme du regard, s’attardant sur chaque garde
en place. Comme ils l’avaient prévu, l’endroit où ils venaient de se
positionner les maintenait à peu près hors de vue grâce au garage à vélos
qui se trouvait à proximité. Une fois l’alarme reliée au grillage désactivée,
les deux hommes passèrent un temps fou à se créer un passage au travers de
cette clôture rigide. Ils ne pouvaient rien utiliser de bruyant qui pût attirer
l’attention sur eux, ce qui leur compliquait la tâche de façon drastique.

Matthew fixa sa montre. 23 h 50. Ils avaient moins de dix minutes pour
atteindre leur objectif. Lame prenait sa pause de trente minutes à minuit
tapant et sortait par la porte la plus proche de leur but, le bureau où se
situaient les documents tant espérés. Evan plaça sa cagoule sur le visage et
prépara le coton enduit de chloroforme. Matthew aurait presque souri
devant ce cliché du parfait kidnappeur. Sauf qu’ils ne kidnapperaient
personne, mais le mettre hors d’état de nuire n’en était pas plus aisé pour
autant. Accroupi derrière son ami, pour le moment, Matthew ne pouvait
rien faire d’autre que d’attendre et se reposer sur lui. De toute façon, lui
faire confiance ne lui posait aucun souci. Cela n’empêcha pas son cœur de
battre de façon sourde dans sa poitrine lorsque la porte s’ouvrit. Comme
convenu, Evan pénétra dans l’esprit de Lame et le manipula avec facilité.
Le supposé Charlie se tourna vers la gauche, persuadé d’avoir entendu du
bruit de ce côté. Evan profita de l’occasion pour se jeter sur lui par-derrière
en lui fourrant le coton imbibé devant le nez, pendant que Matthew
surveillait les alentours, les deux mains serrées autour de son arme.

— La voie est libre Matt. Fais attention, lui dit-il lorsque Charlie se
retrouva sur le sol, inconscient.

Faire attention. Comme si le fait de le dire réglait tous les problèmes. Il


se tourna vers Evan une dernière fois. Il avait moins de trente minutes pour
récupérer le dossier et arriver jusqu’à la voiture, même si les autres gardiens
n’allaient pas tout de suite s’apercevoir de l’absence de leur collègue.

— Au moindre problème, au moindre doute, tu fous le camp d’ici, tu


m’as bien compris ?

— Matt…

— Ferme-la ! Je n’ai pas fini et nous n’avons pas le temps. S’il m’arrive
quelque chose ce soir Evan, je veux que tu la soutiennes, je veux que tu sois
là... pour elle… hésita-t-il sans parvenir à le fixer. S’il te plaît.
Sa requête lui en coûtait et les mots sortaient difficilement de sa bouche.
Mais ils étaient nécessaires. Il avait besoin de savoir qu’elle serait protégée.
Evan acquiesça, un petit air gêné sur la figure. Au moins, ils s’étaient
compris.

Matthew pénétra dans le bâtiment, le pistolet toujours en main, puis


ferma les yeux l’espace d’un instant, le temps de se remémorer les plans de
Trikuram. Il se dirigea alors d’un pas sûr le long du couloir. La porte du
bureau se trouvait en principe après la prochaine intersection. Il accéléra le
pas, avançant au rythme de son souffle saccadé, avec pour seul bruit les
battements de son cœur qui prenaient une ampleur grandissante. Il n’était ni
flic ni agent secret. Juste un simple professeur. Bon, OK, avec quelques
pouvoirs peu communs… mais qui ne pourraient empêcher sa capture... ou
pire. Il se plaqua contre le mur juste avant de tourner dans ce maudit
couloir. Il venait d’entendre des bruits de pas. Au moins deux hommes.
Paniqué, il se concentra au maximum pour s’introduire dans le cerveau de
l’un d’eux.

— J’ai une putain d’envie d’aller pisser d’un coup, entendit-il,


s’autorisant à respirer de nouveau.

Il était parvenu à détourner son attention.

— On vient à peine de commencer la ronde, bordel !

— J’en ai pour deux minutes, fais pas chier ! Attends-moi ici si tu veux.

Pas question… songea Matthew, avant de redoubler de concentration.

— Nan c’est bon, je viens. Je vais en profiter pour boire un coup au


robinet.

Si ce genre de pouvoirs semblait sympa, Matthew ne pouvait que


regretter son manque d’amplitude. Il pouvait s’insinuer dans les cerveaux
en temps que « voix » mais seulement dans la limite du raisonnable. Il
aurait été impensable par exemple d’inciter Alex, celui qui l’aurait tué si
Gaby n’était pas intervenue, à retourner son arme contre lui-même, contre
sa volonté… Dans la panique, il n’avait même pas réussi à lui faire lâcher
l’arme !

Il s’épongea le front avec la manche puis attendit que les bruits de pas
s’éloignent. Il reprit alors son pas soutenu vers le bureau. Il avait déjà perdu
bien trop de temps. Arme pointée devant lui car il redoutait toujours les
mauvaises surprises, il prépara les empreintes digitales de Jenkins et pria
pour la première fois de sa vie en les appliquant sur le petit appareil qui
clignotait rouge jusqu’à présent. Trois légers bips retentirent avant que la
lumière ne vire au vert, puis la porte du bureau s’ouvrit. Il relâcha l’air qu’il
avait retenu dans ses poumons puis scanna rapidement la pièce des yeux,
lumière éteinte. Le jeune homme referma alors la porte derrière lui pour se
retrouver dans le noir complet. Pas un bruit. Il baissa son arme et alluma sa
lampe de poche.

Quatrième lame de plancher sur la gauche. Il sortit son couteau suisse et


se mit à la tâche sans tarder. Il évitait de regarder l’heure, ses mains
tremblaient bien assez comme cela. Matthew sourit franchement lorsqu’il
aperçut un début de dossier, après avoir soulevé la partie de la lame la plus
éloignée de la porte. Il souleva la lame suivante pour pouvoir y accéder
pleinement. Lilianna. Son cœur tambourina un peu plus en ouvrant le Saint
Graal. Il ne put s’empêcher de parcourir rapidement le dossier et sentit le
sang quitter son visage. Il déglutit péniblement et relut encore une fois les
mots gravés devant ses yeux. Le texte qu’il lisait lui semblait tout
bonnement insensé. Parce qu’il impliquait qu’ils s’étaient tous lourdement
trompés.

L’évolution était un leurre. Toute leur vie, toute leur cause n’était qu’une
illusion. Et la réalité semblait plus proche d’une piqûre d’araignée
radioactive que de leur putain de théorie d’évolution. Il se sentait inerte,
comme paralysé par des liens invisibles, mais se força à réagir. Ce
document remettait tout en cause. C’était une bombe à retardement qui
ferait sombrer le gouvernement. Non, le monde entier. La société devait
découvrir la vérité, leur vérité cachée depuis plus de quinze ans…

Les déviants avaient tout bonnement été... créés de toute pièce.


Il referma brusquement le dossier, prêt à ressortir, lorsqu’il ressentit un
coup violent à la base de son crâne. Une douleur intense et sourde se
répercuta alors dans tout son corps et il plongea malgré lui dans les abîmes
de l’inconscience.
24.

Recroquevillée dans son canapé dans l’attente de nouvelles, Gaby restait


les yeux dans le vague, sans lumière. 01 h 40. L’inquiétude et l’angoisse
creusaient déjà de larges sillons sous ses yeux, signe de l’extrême fatigue
qui l’habitait.

— Tu devrais dormir, Gaby. Ce ne sont plus les ongles que tu ronges


mais les doigts, essaya de plaisanter Lola.

Elle battit des paupières, comme surprise dans un sommeil dont elle ne
souhaitait pas vraiment se réveiller.

— Je ne suis pas sûre de pouvoir m’endormir. À cette heure-ci je devrais


déjà avoir de ses nouvelles, lâcha-t-elle dans un souffle.

— Ils pourraient très bien avoir décalé leur plan et avoir du retard. Rien
de dramatique, ma belle.

— Matt m’aurait prévenu…

— Il n’en a peut-être pas eu le temps.

Gaby serra un peu plus fort la médaille qui n’avait pas quitté le creux de
sa main, puis ferma les yeux. Elle ne pouvait se défaire de l’étrange
pressentiment qui l’envahissait.

— Dans tous les cas, il faut que tu te reposes Gaby. C’est un ordre !
Sinon je t’assomme !

La jeune femme suivit son amie comme un automate, la laissant la mettre


au lit telle une enfant. Elle disposa son téléphone sur la table de nuit et le
fixa des heures durant sans pouvoir s’endormir. L’épuisement aidant, elle
finit par succomber au sommeil peu avant l’aube, mais se réveilla en sursaut
au son des éclats de voix qui provenaient du salon. Elle se leva à la hâte,
encore un peu groggy après cette nuit trop courte et ce brutal retour à la
réalité, puis se rua vers la pièce principale. Evan se trouvait au milieu du
salon en compagnie de Lola. Les cheveux en bataille, l’allure peu soignée,
il n’avait clairement pas dormi de la nuit et son cœur eut un loupé.

— Où est Matthew ? chuchota-t-elle si bas qu’elle n’était guère sûre que


le son fût parvenu jusqu’à leurs oreilles.

Le regard hagard d’Evan se posa sur elle et le silence infernal qui


s’ensuivit la tua à petit feu. Un éclair douloureux traversa les yeux verts du
jeune homme et il fut incapable de la fixer plus longtemps.

— Je ne sais pas, lui avoua-t-il d’une voix pétrie d’incrédulité,


d’épuisement, sans doute de peine aussi.

Gaby secoua la tête d’un air obstiné et se précipita dans sa chambre pour
récupérer le téléphone, où elle composa avec fébrilité le numéro de
Matthew. Ses amis la rejoignirent alors qu’elle le posait contre l’oreille
d’une main tremblante. Le numéro que vous avez composé n’est plus
attribué. Nous ne pouvons joindre votre correspondant. Elle lâcha le
portable, qui se fracassa sur le parquet. Elle fixa l’objet sans esquisser le
moindre geste, sans entamer la moindre action. Son cerveau n’était pas en
mesure de réagir.

— Gaby…

Evan n’en ajouta pas plus. Était-ce nécessaire ? Résolument pas. Il se


passa la main dans les cheveux et s’approcha d’elle pour ramasser le
portable puis pour la prendre dans ses bras. Elle le laissa l’encercler de ses
bras sans avoir conscience des larmes qui ruisselaient déjà le long de ses
joues. Elle les essuya du revers de la main, surprise. Elle les pensait taries
depuis longtemps. La jeune femme se détacha doucement des bras d’Evan
pour pouvoir lui parler, les yeux dans les yeux.

— Je ne comprends pas, se reprit-elle avec une voix qui se voulait bien


plus assurée.
— Il a été capturé Gaby. Je n’ai strictement aucune idée de ce qui s’est
passé dedans.

— Pourquoi tu ne l’as pas aidé ?

Evan accusa le coup et se recula comme si elle l’avait frappé. Sa rancœur


envers lui n’était pas justifiée mais elle n’avait pu la retenir.

— Gaby, intervint Lola en la prenant par le bras. Matthew a pris des


risques. Il connaissait les enjeux. Ne cherche pas de coupable autre que
l’URS et Trikuram.

— J’ai fait ce que j’ai pu Gaby, je ne suis pas Dieu, lui répondit Evan la
tête basse. Crois-moi. Si je suis rentré sans lui, ça n’implique ni de baisser
les bras ni de ne pas retourner le chercher !

— On va le retrouver ! hurla Gaby d’une voix qui restait un peu


tremblante.

— Bien sûr que oui ! Mais il nous faut un plan, sinon d’autres subiront le
même sort.

La jeune femme fixa à nouveau ses amis. Ils semblaient tellement


complaisants. Ils ne comprenaient pas. Elle remuerait ciel et terre s’il le
fallait. Elle prendrait tous les risques. Mais jamais elle ne perdrait espoir.
Elle le retrouverait, cette pensée sonnait comme une évidence. Elle fixa la
chaîne autour de son cou, comme une promesse sacrée, celle de la lui rendre
un jour prochain. Puis elle sortit de l’appartement telle une furie, sans
accorder le moindre regard à Lola et Evan ni la moindre considération
envers leurs appels. Sans une once d’hésitation, Gaby grimpa dans sa
voiture et démarra en trombe. Elle conduisit sans ciller, hypnotisée par un
seul but : vérifier par elle-même. Elle avait besoin de se rendre chez lui, de
voir de ses propres yeux qu’il n’était pas présent. Son téléphone vibrait
constamment, de façon presque rassurante, sans qu’elle ne se décide à
répondre. Chacune des sonneries laissait germer une petite graine d’espoir,
toujours déçue lorsque s’affichait le nom du correspondant.
Arrivée près de son immeuble, elle laissa la voiture devant la pizzeria et
grimpa les marches quatre à quatre jusqu’à son appartement. Elle poussa la
porte avec fébrilité mais, lorsqu’elle pénétra dans le salon, seul le silence
assourdissant répondit à ses suppliques muettes. Il n’était pas là. Pourtant
rien n’avait changé, tout semblait à sa place, jusqu’à l’odeur de son gel
douche qui se diffusait dans la pièce comme un poison. À bout de nerfs et
de fatigue, elle se déplaça jusqu’à la chambre dans un état second et se
réfugia sous la couette de Matthew qui sentait tellement… lui…

La jeune femme reproduisit le même rituel les jours suivants, refusant de


faire face à la réalité et malgré les mises en garde de Lola et Evan. Quand
elle se gara ce matin-là, près d’une semaine après l’enlèvement de Matthew,
sa main se suspendit dans les airs et elle en oublia de verrouiller sa voiture.
Elle s’élança hors du véhicule mais stoppa net au beau milieu de la route,
faisant fi des coups de klaxon et des injonctions peu avenantes des
conducteurs. Elle avait l’impression tenace que son cœur venait d’arrêter sa
course. Gaby se força à inspirer profondément et se demanda si la scène
surréaliste devant ses yeux était une vue de son esprit ou bien la réalité. Puis
ses jambes, qui peinaient à la soutenir, se remirent en route et la portèrent
jusqu’au taxi.

— Matthew ! s’écria-t-elle alors qu’il lui restait une dizaine de mètres à


parcourir.

Elle ne pouvait croire qu’il se trouvait là, devant elle. Peu importait le
nombre de passants qui se retournaient sur son passage et qu’elle bousculait
sans même les voir. Il était là. Il n’était pas mort. Le jeune homme se
retourna vers elle, surpris, la dévisageant de façon insistante.

— On se connaît ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

Gaby s’arrêta net, la respiration coupée.

— Tu te fous de moi ? dit-elle, saisie d’un mauvais pressentiment.


— Vous devez confondre. Je m’en souviendrais sinon. Je me souviens
toujours des jolies filles, lança-t-il de son air séducteur.

— Monsieur ? l’interrompit le chauffeur de taxi.

— C’est bon, j’arrive. Je suis désolé, mais mon vol m’attend. Si on se


recroise un jour… je serai ravi de vous offrir un verre.

Gaby resta tétanisée, suivant des yeux le taxi qui s’insérait dans la
circulation dense. Alors la réalité la frappa de plein fouet et gela chaque
partie de son être, dont l’organe le plus important : son cœur. Son esprit
assimilait malgré elle les évènements qui venaient de se dérouler et elle se
pencha subitement sur le trottoir pour vomir. Elle ignora la sollicitude de
quelques passants, ne supportant plus les bruits, les contacts, tout ce qui lui
parasitait la tête. Elle s’enfonça dans l’immeuble jusqu’à la porte de son
appartement. Sans doute une réaction masochiste, comme si tout ce qu’elle
avait vu ou entendu pouvait s’évaporer comme par miracle en entrant chez
lui.

La jeune femme poussa la porte qui restait entrouverte et laissa ses yeux
analyser la pièce. Plus aucun meuble, plus aucun signe de vie. Rien qui ne
laissait supposer qu’à peine une semaine auparavant elle se trouvait ici,
dans ses bras. Elle secoua la tête, incrédule. Même dans le pire de ses
cauchemars elle n’arrivait pas à imaginer le vide intersidéral qui se creusait
au fin fond de sa poitrine. Comme si on lui arrachait le cœur...

Gaby se laissa tomber le long du mur du salon et tous les remparts qui se
dressaient encore autour d’elle s’écroulèrent. Ne restait plus que la petite
fille fragile, qui ramenait ses genoux contre elle comme pour soigner ses
peines d’enfance. La petite fille qui, cette fois, avait tout perdu.
ÉPILOGUE

Je cours. Encore et toujours, ces mêmes sueurs froides qui


m’envahissent, cette même peur qui m’étreint. Sans m’arrêter, je continue
mon chemin dans cette ruelle sombre et humide. Le parfait cliché du film
d’horreur.

De temps en temps, je jette des coups d’œil furtifs derrière moi, mais
seuls ces bruits de pas me rappellent ce que je fuis.

Puis soudain je m’arrête. J’inspire profondément, à la recherche de l’air


qui m’est nécessaire non pas à respirer mais à penser, réfléchir.

Alors je laisse mes paupières se fermer et mes sens aiguisés par


l’adrénaline prendre le relais. Un flot de sensations m’envahit peu à peu, la
sérénité essaie de se frayer un chemin jusqu’à mon cœur, du moins ce qu’il
en reste.

Je les entends ces pas, ces monstres. J’entends la peur dans ma tête, mais
je refuse de lui obéir.

Il ne viendra pas me sauver. Personne ne le fera. Je ne peux compter que


sur moi-même. Parce que je n’ai plus que ça.

Un sourire se dessine sur mes lèvres. C’est étrange mais, pour une fois,
la peur s’estompe. Et je rouvre les yeux pour la regarder s’envoler.

Les pas se rapprochent mais maintenant je veux leur faire face. À eux
tous.

Peut-être que la lutte commence ici. En moi. Peut-être que je n’ai plus
peur parce que j’ai déjà tout perdu. Et quand on n’a plus rien à perdre,
alors rien ne peut nous arrêter.
Je les ferai payer. Tous. Un par un. De ma propre main s’il le faut, sans
aucune hésitation.

Le monde change. Personne ne pourra retourner en arrière...


DÉVIANTS, TOME 2

Oubliez vos certitudes. Oubliez tout ce que vous pensiez évident. Le


monde a changé. La vérité se noie un peu plus chaque jour sous un flot de
mensonges. Nous vivons tous dans une illusion. RÉVEILLEZ-VOUS !
Sinon, il sera trop tard...

Quatre années se sont écoulées depuis la mort de Jake et la subite


disparition de Matthew. La vie comme nous la connaissions n’existe plus.
La chasse aux déviants est lancée et la population y participe activement. Ils
sont traqués, menacés, dénoncés. Mais la lutte se poursuit dans l’ombre.

Depuis qu’elle n’a plus rien à perdre, Gaby est devenue une figure
emblématique de la Résistance. L’URS est désormais leur cible, autant
qu’ils sont la leur. La jeune femme prend des risques, mais des risques qui
payent. Elle cherche la vérité, encore et toujours, parce qu’elle la sent à
portée de main. Mais le retour fortuit dans sa vie de Matthew, qui ne se
souvient ni d’être un déviant, ni même d’elle, ne va pas lui simplifier la
tâche...
Remerciements

À mes filles, mon leitmotiv, ma raison de vivre. Elles me portent loin dans
mes rêves…

À Nico, qui a supporté mes sautes d’humeur et mon caractère exécrable


sans jamais cesser de me soutenir. Sans toi je ne suis rien…

À mes parents, à ma famille, qui font de moi ce que je suis aujourd’hui.

À tous les lecteurs de Wattpad, Marianne, Maéva et tous les autres. Les
anonymes comme les posteurs réguliers. Vous avez porté Déviants sur vos
épaules, vous avez fait de mon livre, de mon rêve, une réalité. Ce sourire
sur mes lèvres, je vous le dois. Merci !

À Anaëlle et Audrey, vous avez suivi une inconnue dans sa folie avec
bonne humeur. Sans vous Déviants ne serait pas Déviants !

À Sylvia, qui a eu la gentillesse d’être la dernière relectrice, pour tous ses


bons conseils.

À tous ceux qui rêvent, ne cessez jamais d’y croire...


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