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Tome 1 : Innocence
Cara Solak, 2017
© Éditions Plumes du Web, 2017
BP 7, 82700 Montech
www.plumesduweb.com
ISBN : 979-10-97232-03-0
PIRATAGE = VOL
Frédéric Dard
Prologue
C’est comme une course effrénée contre la montre. Je cours dans la rue,
le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine tandis qu’une vague
impression de déjà-vu se répand au fin fond de mon être. La peur. Oui, c’est
ça qui prédomine. Cette sensation suffocante de peur et d’angoisse presque
paralysante… Seule l’adrénaline me permet d’avancer, sans réfléchir.
Parce que si je réfléchis, alors je vais trébucher, sombrer dans l’abîme du
néant et ne plus pouvoir me relever. Alors ils seront là, ils me rattraperont,
m’emmèneront… Et le froid m’enveloppera à jamais...
Je cours sans me retourner, parce que je sais qu’ils sont juste derrière, je
sais qu’ils savent, je sais qu’ils me veulent. Je chute et m’effondre
lamentablement au sol. Et, alors que la nuit m’envahit et me laisse sans
défense, je vois soudain une ombre se dessiner, sortant d’une petite ruelle à
peine éclairée. Mais au final tout est sombre, si sombre que je ne distingue
rien de concret. Juste cette ombre qui s’approche et cette main qui
m’agrippe. Je sursaute, je hurle, je me débats. La main se plaque contre
mes lèvres et me laisse un arrière-goût amer de défaite et de fatalisme. «
Fais-moi confiance ».
C’est lointain, c’est inespéré, sans doute irréel, mais tellement rassurant,
j’en ai cruellement besoin…
— Gaby, lève-toi !
À peine descendue elle engloutit la tartine que son père, toujours aussi
attentionné, lui avait préparée. Puis elle saisit les clés de voiture et sortit de
la maison, non sans avoir embrassé Jake sur la joue.
Elle ferma les yeux un bref instant. Ce n’était pas le moment de se faire
remarquer par sa mauvaise humeur et son insolence.
La jeune femme stoppa le fil de ses pensées lorsqu’il croisa son regard,
un petit sourire en coin. Elle lâcha son stylo pour s’éclaircir la gorge.
Malgré sa volonté de soutenir son regard, Gaby baissa les yeux après
quelques secondes, l’air vaincu et l’esprit plus perplexe que jamais.
Triturant inconsciemment ses longs doigts fins, elle passa les quinze
minutes qui la séparaient de la délivrance en silence, les yeux plongés vers
ses mains. Quelque chose en lui la troublait, mais elle n’arrivait pas à
déterminer ce qui motivait ce sentiment étrange.
Il regroupa ses papiers d’un air distrait puis saisit sa sacoche mais, contre
toute attente, la reposa et s’assit sur son bureau les bras croisés, face à
Gabrielle.
Gaby leva les yeux au ciel. Quand ce calvaire va-t-il enfin cesser ? Elle
se rassit et attendit sagement à sa place que l’amphi se vide, résolue à se
tenir à carreau.
Elle laissa son front tomber lourdement contre le pupitre. Elle se sentait
juste fatiguée. Par le changement. Encore. Par la rentrée. Par le stress aussi.
Toutes ces raisons justifiaient sûrement sa peine à contrôler l’esprit de
l’enseignant. Il n’y avait pas d’autre explication sensée.
— Neurologie.
C’était une évidence pour elle. C’en serait également une pour lui s’il
savait. Analyser les sombres méandres du cerveau lui semblait être une
bonne revanche sur le destin.
— Et toi ?
Noah fronça les sourcils et son regard passa de l’un à l’autre des
protagonistes.
— Moi ? Je pense que tu t’es trompé de fille. Je ne tombe pas sous le
charme des professeurs mégalo. Et puis je pense que notre histoire est
tombée à l’eau au moment où j’ai pénétré dans l’amphi. Nous n’avons pas
vraiment commencé du bon pied, ajouta-t-elle de façon ironique.
Elle se plia bien volontiers au questionnaire qu’on lui soumit. D’où elle
venait, ce qui l’avait amenée à s’inscrire à Darken, où elle vivait, etc.
— Ce n’est pas trop étouffant de vivre chez tes parents à vingt ans ? lui
demanda Cassie, surprise.
Cassie hocha la tête d’un air perplexe mais sans plus s’appesantir sur la
question.
Gabrielle rentra chez elle le soir, complètement exténuée. Elle n’avait pas
eu de journée de cours aussi remplie depuis bien longtemps. Elle songea
aux stages hospitaliers et l’impatience la gagna, d’autant plus qu’elle en
avait décroché un au service neurologie. Heureusement, elle avait pu
postuler cet été. Elle partagerait alors ses journées entre les cours le matin et
l’hôpital l’après-midi. Pas moins fatigant. Mais tellement plus intéressant.
Elle s’attarda un moment dans sa voiture avant d’en sortir, ses yeux
survolant le joli pavillon aux volets bleus dont ils avaient pris possession à
peine deux semaines auparavant. Quinze jours pour s’approprier l’endroit
étaient sans doute insuffisants pour pouvoir réellement l’affirmer, mais elle
se sentait étrangement bien en ces lieux. La douce lumière de fin de journée
apportait à la maison un côté surréaliste qu’elle aimait particulièrement.
Elle lui donnait un air de peinture de vacances. Ce paysage s’imposa à ses
yeux comme une photo abstraite et s’imprima dans sa mémoire. Elle sortit
enfin de sa vieille Fiat 500 noire et laissa les effluves de lavande qui
provenaient des fenêtres l’imprégner, pendant que son regard parcourait le
jardinet devant la maison. Il était agrémenté depuis leur arrivée de la petite
balançoire verte qui les accompagnait à chaque déménagement, ainsi que
des rares fleurs encore existantes que Maggie avait plantées ici et là pour
égayer le devant de la maison.
— C’est triste, soupira-t-il d’un air sérieux en triturant Pony, son doudou.
Gabrielle l’embrassa sur la joue avant de se redresser. Son petit frère était
la prunelle de ses yeux. Quant à Benjamin, il vouait une admiration sans
bornes à sa grande sœur. Elle se sentait privilégiée. Les États-Unis et le
Canada avaient été les premiers pays occidentaux à adopter la politique de
l’enfant unique, en 2006. Il fallait dire que le taux de fécondité
dramatiquement bas à l’époque en Amérique du Nord avait grandement
simplifié ce genre de décisions. Pourtant, le remariage de son père lui avait
offert la chance de connaître cette joie, celle d’être une grande sœur.
La jeune femme remonta les escaliers sans hâte, lasse à l’idée de ressortir
après cette semaine éprouvante, mais elle avait promis à Noah de le
rejoindre pour passer la soirée dans un bar près de la fac.
Elle ouvrit le dressing et opta pour une jupe noire brodée qui lui arrivait
au-dessus du genou, ainsi qu’un chemisier blanc cintré qui mettait en valeur
sa poitrine avantageuse. Gaby se redressa après avoir enfilé ses bottes
noires, qui rajoutaient incontestablement un côté sexy à la tenue, puis se
contempla d’un air satisfait. Elle aimait bien s’habiller et elle en avait les
moyens. Son père occupait un poste haut placé dans un des laboratoires
pharmaceutiques les plus importants du pays et l’argent n’avait jamais été
un problème, ils pouvaient se le permettre. Et surtout, dans ces vêtements
un peu chics et coûteux, elle réussissait à balayer le fait qu’elle ressemblait
à une fille quelconque. Dans ce genre de tenue, on la regardait, on
l’admirait. Elle le savait, elle le lisait dans les esprits et c’était... grisant.
Elle termina sur une légère touche de maquillage, avant de poser une
question muette à son reflet. N’était-ce pas un peu… trop ? Est-ce que Noah
n’allait pas prendre cela comme un encouragement ? Sans réellement
trouver de réponses, elle saisit son sac et dévala les escaliers, cette fois d’un
pas léger.
— T’es trop belle Gab’, déclara Ben en lui sautant dans les bras. Quand
je serai grand, c’est moi qui t’emmènerai au restaurant !
Elle prit le temps d’admirer le jeune garçon. Il était aussi brun qu’elle
était blonde et pourtant ils partageaient les mêmes yeux bleu azur, héritage
incontestable de leur père. Ce petit bonhomme d’à peine cinq ans avait
l’esprit vif et développé. Elle se demandait souvent s’il pouvait être comme
elle, sans jamais parvenir à une réponse. Il était sans doute trop jeune pour
qu’elle s’en rende compte, elle-même ne se rappelait pas le moment précis
où tout avait commencé, ses premiers souvenirs remontant à l’adolescence,
mais cette similitude aurait pu l’aiguiller sur une origine génétique de ses...
facultés particulières. Elle avait beau retourner les interrogations dans tous
les sens, son esprit pragmatique et scientifique revenait toujours vers une
explication rationnelle. Sauf qu’en réalité elle n’en savait absolument rien,
puisque toutes ses questions demeuraient désespérément en suspens.
Le ton inquiet de Jake la sortit de ses pensées. Elle roula des yeux devant
son air stressé et lui embrassa la joue.
OK, son père n’était pas envahissant. Ce fait n’entrait pas en opposition
avec son côté surprotecteur, si ?
Elle prit congé des deux hommes de sa vie, sans chercher à déterminer où
se trouvait sa belle-mère. Leur relation n’était pas conflictuelle, loin de là.
Disons qu’elle semblait plutôt d’une indifférence totale à son égard et que
d’un tacite accord, Gaby réagissait de même.
Noah se tourna vers elle, affublé d’un petit sourire qui immédiatement se
figea. Il l’observa alors de haut en bas avec insistance. Oui, peut-être que sa
tenue était un peu trop. Elle réprima son envie de rire et s’installa à ses
côtés.
— Environ une fois par semaine quand nous avons cours. On pourrait en
douter vu de l’extérieur, mais le Décadence est l’un des bars les plus
branchés du coin ! affirma Cassie.
Elle se leva rapidement – de sorte qu’il ne puisse rien riposter – et vit son
regard bifurquer vers ses jambes l’espace d’un instant.
— Je veux bien un jus d’ananas s’il te plaît, lui répondit Cassie en jetant
un regard réprobateur à Noah.
— Matthew.
Elle l’avait prononcé si bas qu’elle doutait qu’il puisse l’avoir entendu,
pourtant il abandonna son sourire narquois au profit d’un petit air troublé
qui lui redonna le peu d’assurance qu’elle avait perdu. C’est alors qu’elle
prit conscience de sa main qui encerclait toujours son bras. Sa respiration
s’accéléra quand ses yeux bifurquèrent sur la main du professeur posée
contre sa peau nue. Le contraste saisissant entre la distance imposée par
l’amphithéâtre et l’apparente décontraction de cette rencontre fortuite était
plutôt troublante. Elle sentait comme une connexion entre eux, sans
vraiment pouvoir se l’expliquer. Il relâcha brusquement son emprise et se
passa la main dans les cheveux. Si elle éprouvait un certain malaise, lui
semblait juste amusé. Et, surtout, il refusait clairement de la lâcher des
yeux. Il ne faisait aucun doute qu’il avait conscience de son pouvoir de
séduction, même si elle y restait insensible. Encore un côté exaspérant...
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
C’était la première chose qui lui était passée par la tête. Stupide question,
il n’avait clairement pas à lui répondre. Un petit éclair malicieux traversa
son regard sombre avant qu’il ne réplique.
Elle ne savait pas si c’était le fruit de son imagination mais il lui donnait
vraiment l’impression de lire en elle – ce qu’elle trouvait particulièrement
dérangeant. Elle se réjouit que personne ne s’en rende compte quand elle-
même le faisait. L’idée farfelue qu’il était peut-être comme elle lui traversa
l’esprit et elle tenta une nouvelle fois de s’introduire dans sa tête – sans plus
de succès que les fois précédentes.
— Qu… Quoi ?
— À lundi Matthew…
Gaby savait qu’elle jouait avec le feu, mais elle apprécia le temps d’arrêt
qu’elle décela avant qu’il ne se retourne. Non, il ne la duperait pas. Si elle
se savait différente, elle avait désormais conscience que son professeur
l’était tout autant. Et rien que l’idée lui donnait envie d’en apprendre
davantage sur lui.
Gabrielle jeta un coup d’œil désolé à ses mains vides et prit un air contrit.
Elle avait été passablement perturbée par son professeur mais elle savait
que ce n’était pas la bonne excuse à fournir à Noah et Cassie.
— Ce n’était pas le professeur Baker qui parlait avec toi tout à l’heure ?
— Il est terriblement sexy. Toutes les filles rêvent de l’avoir dans leur lit.
D’ailleurs, la rumeur dit que ce n’est pas vraiment le gars des relations
sérieuses !
Gaby essayait de ne pas montrer son intérêt vis-à-vis de la conversation,
mais elle était avide de renseignements.
Surprise, Gaby écarquilla les yeux. Cassie semblait en savoir long sur lui,
ce qui éveillait son intérêt.
— Et comment sais-tu ça ?
— Et Noah ?
Gabrielle releva les yeux pour croiser ceux de Cassie. Elle lui inspirait
confiance, alors que pourtant elle avait rarement lié amitié rapidement. De
toute façon, elle avait rarement lié amitié tout court.
Elle prit congé de ses nouveaux amis et se dirigea vers la sortie, tout en
passant devant le bar. Sans lui lancer un regard. Ce serait lui accorder bien
trop d’importance.
Après avoir enfilé un large T-shirt ainsi qu’un short pour dormir,
Gabrielle s’assit sur son lit. Elle se sentait incapable de fermer l’œil. Trop
de questions lui torturaient l’esprit. Elle alluma son ordinateur portable et
pianota sur son clavier.
— Jul’ ? Tu es là ?
Julia était l’une de ses seules amies. Non, à vrai dire, à l’heure actuelle,
elle devait être sa seule véritable amie. Gabrielle liait difficilement contact,
elle avait toujours été plutôt solitaire et son don, comme l’appelait Julia,
l’avait définitivement isolée. Donc Julia demeurait sa seule amie. Sauf que
c’était une amie virtuelle.
Elle avait passé des jours, des semaines, des mois en recherches pour
trouver une quelconque explication à ce qui pouvait bien se passer en elle et
ce, depuis son adolescence. Avant, elle n’avait pas pris conscience qu’elle
était différente. Et, au détour de ses recherches, elle était tombée sur celle
qui deviendrait, au fil des années, sa meilleure confidente, essentiellement
parce qu’elle était comme elle.
— Oui, genre encore plus étrange. Combien est-ce qu’on est à ton avis ?
Gaby ne put retenir un léger rire qui emplit la chambre vide. C’était leur
plus grand désaccord. Si elle avait toujours essayé de relativiser leur don et
de lui trouver une explication, Julia en revanche s’imaginait dans un livre
de Stephen King. Comme une sorte d’élue aux pouvoirs extraordinaires.
— Il est mignon ?
C’était la stricte vérité. Même si elle ne faisait clairement pas partie des
midinettes qui papillonnaient devant lui, elle ne pouvait nier le fait qu’il soit
séduisant.
— Ce n’est pas un peu tôt pour faire confiance à quelqu’un ? Ce n’est pas
un peu risqué ?
— Tu n’en sauras rien avant d’avoir tenté. Et puis tu peux tâter le terrain
l’air de rien.
Cette fois, elle suivit religieusement le cours – sans que Matthew ne prête
une seule fois attention à elle – et en sortit au pas de course. Elle ne savait
pas à quoi elle s’était attendue. Encore une fois, il restait son professeur.
Rien de plus, même si son comportement l’intriguait. Sans doute le résultat
d’une connexion liée à leur pouvoir commun. Du moins si son intuition se
révélait juste.
Perdue dans ses réflexions, elle heurta quelqu’un de plein fouet. Elle
avait toujours cette espèce de maladresse collée à la peau, comme une tare
génétique dont elle ne pouvait manifestement pas se défaire. Elle soupira et
releva les yeux vers le professeur. Merde, il allait croire qu’elle l’avait
prémédité…
— Désolée Matthew.
Elle avait une fois de plus chuchoté, comme si elle se montrait incapable
de tenir une conversation audible. Comme s’il était trop imposant et elle,
trop impressionnée.
Il avait dit cela d’un ton totalement dénué d’humour, ce qui la déstabilisa.
— On dirait que vous avez vous aussi des efforts à faire en anticipation,
Professeur Baker, lui rétorqua-t-elle en insistant avec ironie sur les mots
Professeur Baker, comme pour répondre à son attitude glaciale.
— Non, pourquoi ?
Elle avait énoncé ces mots sur le ton de la plaisanterie, mais des
centaines de questions affluaient désormais dans l’esprit de Gaby tandis
qu’elles marchaient le long de l’avenue qui conduisait au fameux bâtiment.
Le quartier était en assez piteux état et les sans-abris occupaient la voie
publique, de façon sporadique mais visible, en particulier aux portes des
quelques magasins qui subsistaient encore.
Cassie s’arrêta brusquement et Gaby suivit son regard. Un employé de
supérette venait de sortir de sa boutique et courait avec vigueur derrière une
jeune femme manifestement désemparée par la situation. Elle s’écroula
quelques dizaines de mètres plus loin sous le poids de son assaillant.
Incrédules, les deux étudiantes s’approchèrent d’eux. La jeune femme en
question était enceinte et serrait contre elle une banale bouteille d’eau.
L’aspect défraîchi de ses vêtements ne laissait planer aucun doute sur sa
condition. Une sans-abri, parmi tant d’autres…
L’incident clos, les jeunes filles firent une halte pour s’acheter un
sandwich puis reprirent leur route, essayant d’oublier les yeux apeurés de la
malheureuse future maman. Sans en avoir vraiment conscience, Gabrielle
leva les yeux d’un air perplexe vers un échafaudage qui se trouvait à moins
d’un mètre d’elles et poussa brusquement Cassie qui, dans le feu de
l’action, manqua de se retrouver couchée sur le dos au beau milieu de la
route.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? lui demanda-t-elle le souffle coupé, juste
avant qu’un énorme tas de briques ne s’écrase sur le trottoir.
Incrédule, son amie la dévisagea sans retrouver l’usage de la parole.
Elle fronça les sourcils. À vrai dire, elle ne les avait pas vraiment vues
tomber, mais elle en avait eu la profonde intuition. Elle savait que
l’évènement allait se produire. Et ce n’était pas la première fois… Elle
frissonna.
Elle avait toujours rêvé d’être médecin. L’idée pouvait paraître cliché
mais aider les autres représentait une réelle motivation à ses yeux. Et,
d’après sa première impression, ici, elle ne ménagerait pas sa peine. Elle
croisa les yeux de Cassie et fut surprise d’y deviner, en plus de
l’étonnement, une petite pointe d’admiration.
— Je… euh… suis la nouvelle externe, lâcha Gaby qui ressentait un peu
d’appréhension.
Elle balbutia sans même s’en rendre compte. L’ambiance dans cet hôpital
s’avérait bien trop familiale pour se faire appeler par son nom de famille,
c’était une évidence.
— D’accord Gaby. Moi c’est Miranda et ici je m’occupe… d’un peu tout,
plaisanta-t-elle, un sourire engageant au coin des lèvres. Jamie !
Elle interpella un jeune médecin qui devait, selon Gaby, avoir une bonne
trentaine d’années. Cheveux châtain clair légèrement décoiffés, un brin
maladroit et pourtant très charismatique, ledit médecin stoppa net sa lancée
et se tourna vers Miranda, un large sourire aux lèvres.
— Oui ?
— Bonjour… Gaby.
— Quatrième.
— OK. Suis-moi.
Gabrielle lui obéit en silence, se calant à son pas rapide sans protester.
— Certaines familles n’ont pas les moyens de placer leurs aînés, alors
parfois on se retrouve avec quelques… patients supplémentaires. On peut
dire que l’hôpital est aussi surpeuplé que la Terre ! Et puis, pour être
honnête, nous voyons beaucoup de cas d’Alzheimer aussi.
Gabrielle passa les deux heures qui suivirent à faire connaissance avec
les malades du service, les habitués et les ponctuels, puis elle sortit
tranquillement de l’hôpital vers 16 h 00, comme promis par James.
La jeune femme frissonna dès qu’elle eut posé le pied dehors. Elle leva le
nez au ciel et plissa les paupières. Le soleil radieux du matin avait cédé la
place à un ciel nettement plus menaçant. Les teintes de gris clair alternaient
avec des nuances plus sombres qui tiraient franchement vers le noir à
certains endroits. Elle croisa les bras et les frictionna comme pour contrer la
chute de température. Après avoir jeté un dernier coup d’œil à l’hôpital, elle
se dirigea rapidement vers le métro.
Non, elle ne regretterait pas son stage. Il y avait tant à faire ! Ce serait
une formation parfaite, elle en était convaincue. Rassérénée à l’idée d’user
de son temps de façon utile, elle s’installa dans le métro au confort
sommaire qui la ramenait vers la fac, où l’attendait sa voiture. Elle
s’assoupit quelques instants et, lorsqu’elle rouvrit les yeux, vit se dessiner
les abords de l’austère bâtiment qui lui servait d’université.
Gaby sauta sur ses pieds et sortit en trombe du métro. Quelques gouttes
commençaient à perler du ciel sombre et elle hâta le pas. Elle voulait
repasser par son casier, là où elle avait stupidement oublié son gilet le matin
même. Elle entra dans la bâtisse alors que l’effervescence battait son plein.
La journée de cours était quasiment terminée et les premiers étudiants
sortaient des amphis. Elle s’engouffra à contre-courant et récupéra son gilet
tant bien que mal lorsque son sang se figea dans ses veines. La jeune femme
les aperçut alors qu’elle levait distraitement la tête vers la cafétéria. Ce
n’était pas très compliqué de les repérer. Ils se démarquaient de façon très
nette des étudiants présents – bien que l’on ne pût deviner leurs armes.
Même profil, même carrure, même semblant d’uniforme.
Elle sentit son intrusion sans même qu’il n’ait besoin d’un contact visuel
avec la jeune femme, comme une douce chaleur qui pénétrait lentement la
barrière de son cerveau.
Des heures semblèrent s’écouler, bien qu’il ne s’agît sans doute que de
quelques minutes, mais cette attente ne faisait qu’aggraver l’état de stress
dans lequel elle s’engluait. Elle croisa les bras pour empêcher ses mains de
trembler et sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Gaby relâcha l’air qu’elle
n’avait pas conscience d’avoir retenu si longtemps et dévisagea l’arrivant
sans un mot. Matthew prit à peine le temps de la regarder avant de se
diriger précipitamment vers son bureau. Il semblait anxieux lui aussi, loin
de l’image assurée qu’il reflétait dans le hall tout à l’heure. Avec ses
cheveux hirsutes et les cernes qu’elle distinguait sous ses yeux, il avait
presque l’air inquiétant malgré la force tranquille qu’il continuait de
dégager. Il s’inclina sous le bureau, décala le vieux tapis défraîchi et ouvrit
une trappe, sous les yeux effarés de Gabrielle.
— Rentre là-dedans.
— Pourquoi ?
Elle sauta sur ses jambes lorsque la trappe s’ouvrit enfin mais referma
très vite les yeux, éblouie par la lumière du jour, même atténuée par l’orage
qui guettait. Matthew lui tendit une main qu’elle attrapa sans se faire prier
et elle se retrouva à nouveau dans son bureau, si proche de lui qu’elle
pouvait sentir son haleine mentholée et le parfum boisé qui se dégageait de
sa poitrine. C’était à peu près aussi troublant que le regard sombre et
intense qu’il posa furtivement sur ses lèvres… avant de recroiser ses yeux.
Elle n’avait pas rêvé cet écart de conduite, tout aussi bref qu’inattendu.
Même si elle pouvait toujours chercher à le dissimuler derrière l’idée d’une
simple connexion de leur pouvoir. Il relâcha sa main, l’air à la fois gêné et
frustré. Finalement, à le voir, lire les pensées d’autrui n’avait pas que du
bon !
Elle le vit serrer les mâchoires tandis que ses yeux prenaient une couleur
noire irisée encore plus sombre qu’à leur habitude.
Gaby la saisit du bout des doigts et fixa ce qu’il avait écrit, sans trop
savoir quoi en penser.
Elle quitta son bureau après avoir entraperçu un léger sourire sur son
visage – qu’elle trouva plus sincère que tous leurs récents échanges – mais
elle ne souhaitait pas s’y attarder.
— Bonjour ma chérie. On dirait que tu vas avoir besoin d’un bon bain
chaud !
— Journée compliquée.
Elle n’osait pas croiser son regard de peur qu’il puisse y lire l’angoisse
qui la quittait peu à peu. Il était son phare, son roc, son point d’ancrage, ils
n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre. Ou presque. Ils n’en parlaient pas,
pourtant Gaby ne doutait pas un seul instant qu’il sache pour ses pouvoirs.
Il ne pouvait pas ne pas savoir. Mais c’était comme un secret tacite.
— L’hôpital ?
— Alors ?
— Dis-moi Gaby !
La mine sombre de Jake lui serra le cœur. Elle soupira bien malgré elle.
Elle hocha la tête, pas vraiment en mesure de lui répondre qu’elle l’avait
bien compris après les évènements de l’après-midi. Mais son père semblait
moins naïf qu’elle n’avait pu l’être et se rendait compte du danger. Ce soir
elle aurait des réponses, coûte que coûte. Elle les voulait, elle les attendait.
La jeune femme fixa l’horloge qui trônait avec fierté dans la cuisine et
qui arborait le slogan qu’elle admirait tous les jours : Règle n°1 : prendre
son temps… Mais ce n’était clairement pas à l’ordre du jour. Et vu l’heure
qu’il était, Matthew devait avoir terminé.
Il était si fier qu’elle n’eut pas le cœur d’abréger leur échange. Elle le
suivit docilement jusqu’à sa chambre, sous les yeux de Maggie.
— Là, c’est toi, lui dit-il alors que sa grande sœur souriait devant la
représentation infantile de son portrait. Il y a aussi maman et papa. Et là,
c’est moi et Pony.
— Oh ouiii Gaby !
À vrai dire, elle n’avait pas prévu de manger tout court. Elle n’avait pas
le temps de grignoter et n’était pas sûre que Matthew ait prévu quoi que ce
soit. Puis pour être honnête, elle était un peu trop nerveuse pour avoir faim.
Son père la regarda d’un air étonné.
Il se rapprocha un peu plus pour être sûr qu’elle soit la seule à l’entendre
puis déposa un tendre baiser contre sa tempe.
— Je ne suis pas rassuré quand l’URS court les rues, tu le sais bien ma
chérie.
Gaby posa la main sur son bras et le serra brièvement contre elle.
Gabrielle conduisit la Fiat sans hâte vers l’adresse indiquée par son
professeur. Elle tentait de se concentrer sur la route et non pas sur sa
présence annoncée chez lui, tout comme elle essayait de stopper le défilé
des questions qu’elle pourrait lui poser. Non. Qu’elle allait lui poser. Il y en
avait tellement qu’elle ne savait par où commencer.
L’intérieur lui sembla plutôt cosy et chaleureux. Elle ne put empêcher son
regard de dériver vers les quelques photos fixées aux murs, seule décoration
autorisée dans cet environnement si masculin. Gaby se retourna alors vers
lui, découvrant son petit sourire narquois. Il prenait visiblement plaisir à la
décontenancer.
Qu’il n’en soit pas l’instigateur ne l’étonnait qu’à moitié, à vrai dire.
Cette décoration semblait typiquement féminine.
— Tu as une sœur ?
Elle aimait le petit jeu qui s’instaurait entre eux. Elle s’en trouvait plus
détendue, presque à l’aise.
— Si l’URS était arrivée jusqu’à toi et s’ils avaient pu lire dans ton
esprit, alors oui tu aurais été en danger.
— Pourquoi ?
— Tu les… bloques ? C’est pour ça que je n’arrive pas à entrer dans ton
esprit ?
— C’est un peu comme si tu parlais à voix haute à vrai dire. Tes pensées
ont tendance à être très bruyantes, s’amusa-t-il, prouvant une fois encore
qu’il maniait parfaitement l’intrusion.
Touché...
— Et oui, c’est un peu ça, je les « bloque ». Alors que pour toi, c’était
couru d’avance, j’étais sûr que tu te ferais prendre.
— Ça s’apprend, ça se travaille.
Elle allait lui faire savoir qu’elle perdait patience avec ses réponses à
énigmes mais son ventre prit alors le contrôle, se manifestant de façon
bruyante.
— Je vais commander une pizza, mon instinct me dit que je n’en ai pas
fini avec tes questions. Qu’est-ce que tu veux ?
Gabrielle fit tournoyer la bouteille de bière entre ses doigts, les yeux dans
le vague, tandis que Matthew passait commande. Elle se mit alors à le
détailler malgré elle. La force tranquille qu’il dégageait le rendait
indéniablement charismatique. Merde. Merde. Merde. Non seulement elle
préférerait occulter ce genre de pensées, mais en plus, il pouvait s’introduire
dans sa tête à sa guise, ce qui provoqua en elle un léger malaise. Elle
sursauta lorsque leurs regards se croisèrent.
Matthew refusa d’un geste de la main. Elle ferma les yeux et avala
rapidement le restant de sa bière. Encore que l’alcool n’était peut-être pas la
bonne solution dans le cas présent. Il ne fallait pas qu’elle perde de vue la
raison de sa présence ici.
Ils mangèrent en silence, d’un silence presque trop léger. Elle se demanda
comment aurait pu évoluer leur relation si les circonstances avaient été
différentes. Il ferma brièvement les yeux en grognant et la jeune femme
lâcha un petit rire sans joie.
Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Gabrielle leva les yeux au ciel et tenta de masquer son sourire, sans
toutefois y parvenir. Elle récupéra sa veste et se dirigea vers la porte mais se
retourna brusquement, sans avoir conscience qu’il se trouvait juste derrière
elle. Leur promiscuité la prit par surprise et ses yeux dérivèrent lentement
vers les lèvres du professeur qui se trouvaient à sa hauteur. Il avait lui aussi
l’air d’être incapable de faire le moindre geste, que ce soit pour la repousser
ou l’attirer vers lui, incapable de prendre la moindre décision. Il avança
finalement une main vers son visage et plaqua une de ses boucles blondes
derrière son oreille, laissant ses doigts s’attarder un peu trop longtemps
contre sa joue, alors qu’un léger frisson parcourait le creux de ses reins.
Puis son sourire narquois refit surface.
Gaby claqua sans le vouloir la porte de sa chambre et s’étala sur son lit
encore tout habillée. Ce soir, elle avait ouvert la boîte de Pandore et cette
fois, elle n’arriverait pas à la refermer. Elle touchait du bout des doigts la
terrible vérité, elle le sentait. Mais désormais, le souhaitait-elle vraiment ?
Une vie de méfiance, de fuite, de lutte ? La jeune femme se recroquevilla
dans son grand lit froid en position fœtale. Elle avait juste envie de
retourner en arrière, au temps où tout semblait plus simple. Au temps où
elle riait, jouait, le temps où elle possédait une famille, deux parents. Mais
elle avait ouvert la boîte et, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à
l’occulter. D’autres questions prenaient naissance dans sa tête, les unes
après les autres. C’était trop tard, le mal était fait, il allait falloir qu’elle
affronte la vérité.
Julia…
— Je peux comprendre.
— C’est évident. Je n’en ai pas fini avec mes questions, je ne suis pas
près de le lâcher !
— Je vois. Et bien sûr ça n’a rien à voir avec le fait que tu craques
complètement pour lui.
Elle se laissa traîner par Cassie – qui avait aussi convié Rob – dans les
boutiques du centre-ville sans réel plaisir. Seul le tourbillon que représentait
Rob à lui tout seul égayait cette fin de semaine lugubre. Le jeune homme
était pour ainsi dire l’anti-stéréotype du jeune gay. Grand, brun avec une
carrure imposante, il faisait tourner la tête de toutes les filles qu’il croisait
sans jamais les détromper. Pourtant, il arborait fièrement son statut
d’homosexuel sans complexe quand il l’avait décidé. Et cet après-midi, il
n’hésitait pas à le faire.
Lâche ce couteau…
Gaby ouvrit son sac les doigts tremblants et en sortit la carte. Elle était
suffisamment lucide pour se considérer privilégiée. Même sans cette carte,
elle savait qu’elle mangerait tout de même à sa faim. Elle la tendit au jeune
homme qui s’en saisit sans demander son reste. Il prit la fuite dans une
ruelle sombre, sans un regard en arrière. La société actuelle ne paraissait
pas parfaite et pourtant, la plupart des citoyens acceptaient la situation sans
faire trop de vagues... Quitte à en venir à la délinquance.
Gaby et ses amis se rendirent au bar vers vingt-trois heures, après avoir
investi la maison de Lake Road pour une séance habillage. Lorsque Gaby
poussa la porte, elle ne put s’empêcher de le chercher des yeux. Mais après
tout, rien d’étonnant puisqu’elle l’avait croisé à chacun de ses passages.
Perdue dans ses pensées, son cœur stoppa net quand effectivement elle
remarqua sa présence. Elle se laissa entraîner par Rob et Cassie pour se
retrouver devant lui, l’air un peu gauche.
— Bonsoir Gabrielle…
Sa voix était suave et chaude et, si elle avait pu, elle se serait donné un
bon coup de pied aux fesses.
N’entre pas dans ma tête, lui intima-t-elle d’une voix ferme – pensée
ferme ? Elle s’égarait…
— Pardon ?
— Tu l’as dit, toutes les étudiantes rêveraient de l’avoir dans leur lit,
plaisanta Gaby en évitant son regard.
Mais après tout, elle n’avait pas à se justifier, elle n’avait rien à se
reprocher.
— Ce n’est pas tellement la façon dont tu le regardes, c’est-à-dire comme
la majorité des filles de la fac, mais plutôt la façon dont lui te regarde,
déclara-t-elle avec perspicacité.
Ses yeux s’échappèrent, presque contre son gré, pour se poser à nouveau
sur le fameux professeur. Non, il ne s’était rien passé de concret. Leur don
les unissait, voilà tout. Elle essaya de faire taire la petite voix qui résonnait
dans sa tête et qui lui susurrait des peut-être, peut-être pas...
Noah les attendait à une table et lui prit délicatement le bras lorsqu’elle
arriva, un sourire au coin des lèvres.
— Tu vas finir par gober des mouches, vieux ! le réveilla Rob en lui
donnant une frappe amicale sur l’épaule.
Cassie semblait également toute perdue. Une jolie teinte rosée apparut
sur ses joues, pas vraiment cachée par le blush.
— Waouhhh !
Ce furent les seules paroles qui passèrent les lèvres de Noah. Gaby se
sentit assez fière de leur travail, sentiment partagé par Rob qui lui envoya
un sourire triomphant. Finalement l’après-midi shopping n’avait pas été
vain. La soirée se passa dans une ambiance bon enfant. Gaby se sentait à
l’aise avec le groupe malgré son apparent détachement. À vrai dire elle se
sentait à l’aise maintenant que Noah avait découvert l’appartenance de
Cassie à la gent féminine. Sa vie était d’un désordre total et pourtant, elle
s’installa au fond de son siège en sirotant son mojito et regarda ses
compères d’un air approbateur. Oui, sa vie ressemblait à un beau bordel.
Mais sans doute pour la première fois, elle faisait l’effort de s’intégrer. Et
c’était un sentiment… euphorisant. Cette impression fut vite balayée par
une légère gêne lorsque le flirt évident de Cassie et Noah prit un petit peu
trop de place à son goût. Elle soupira et chercha Rob des yeux, qui s’était
esquivé dès le début de la soirée. Ce dernier se trouvait assis au bar, en
grande discussion avec un beau brun. Gabrielle leva les yeux au ciel.
Finalement, l’intégration avait ses limites. En fait, pour être honnête, elle se
sentait un tantinet envieuse. Pas de Cassie bien entendu, mais des moments
qu’elle partageait avec Noah. Sans s’en rendre compte, son regard se posa
sur Matthew. Cette fois, il n’était pas seul. Un léger sentiment – qui
s’apparentait sans nul doute à de la jalousie – s’empara d’elle. Elle savait
qu’il était infondé, qu’elle n’en avait pas le droit. Mais à cet instant précis,
la seule chose qui était claire dans son esprit, c’était qu’elle ne voulait pas
qu’il puisse lire en elle. Et pour cela, elle devait arrêter de réfléchir. Plutôt
compliqué quand son esprit a l’habitude de travailler 24 h/24…
Gaby se leva brusquement et se dirigea vers le bar d’un pas décidé pour
rejoindre le coin opposé au jeune professeur. Quoi de mieux pour se vider la
tête que de… vider un verre ? Elle commanda un mojito, encore. Elle avait
beau être téméraire ce soir, elle était suffisamment saine d’esprit pour éviter
les mélanges. Puis elle en commanda un autre et encore un autre, avant de
stopper ses conneries. Elle devait quand même avouer qu’elle se sentait
bien, en paix et… un peu chancelante aussi, lorsqu’elle essaya de se
redresser. Elle se déplaça péniblement jusqu’aux toilettes, en se demandant
si Rob ou Cassie pourraient la raccompagner. Hors de question pour elle
qu’elle prenne le volant dans cet état. Elle n’était pas saoule au point de
prendre des risques inconsidérés.
Gaby fit un bond en arrière lorsqu’elle sortit des toilettes, la main sur le
cœur et le souffle coupé.
— Comment tu rentres ?
Elle se retourna pour lui faire face, mais toute envie de se rebeller s’était
déjà envolée. D’une part parce qu’il se montrait protecteur, d’autre part
parce qu’il ne l’avait pas lâchée et que son contact avait toujours un effet
grisant. Combiné à l’alcool, le mélange ne se révélait pas judicieux.
— Qu… quoi ?
— Est-ce que maintenant tu veux bien aller chercher tes affaires et rentrer
avec moi ? conclut-il, cette fois un peu agacé.
Gaby eut la décence de rougir un tant soit peu mais en fait elle était ravie,
elle ne pouvait le nier. Malgré sa mauvaise foi et son allure un peu bourrue
de ce soir, il éprouvait le besoin de prendre soin d’elle. Il ne lui en fallait
pas plus pour que son esprit embué par les vapeurs d’alcool ne bouillonne.
Sans réfléchir, elle se hissa sur la pointe des pieds en tâchant de garder son
équilibre, le prit par surprise et posa ses lèvres sur les siennes. C’était juste
un léger baiser, à peine un effleurement, pourtant il avait été suffisant pour
lui coller la chair de poule de la racine de ses boucles blondes jusqu’au bout
de ses orteils, et ce malgré l’alcool qui coulait dans ses veines. À son grand
étonnement, il ne la repoussa pas. À la place, il ferma les yeux et posa son
front contre le sien en soupirant.
— En dehors du fait que ce ne soit pas une bonne idée, tu as bu. Ce qui
en fait une encore moins bonne idée.
Il pouvait désormais dire ce que bon lui semblait, Gaby était bien trop
troublée par leur soudaine intimité pour en enregistrer le moindre mot.
Elle hocha la tête. Elle n’avait plus rien à dire. Elle se contenta de lui
sourire. Les remords, elle les gardait pour le lendemain. Elle retourna à la
table récupérer sa veste et son sac à main.
— Je te raccompagne si tu veux.
— OK.
— D’accord. Merci pour cette journée. Dors bien, lui dit-elle avec un
sourire convenu qui gêna Gaby une nouvelle fois, même si l’impression
s’envola aussi vite qu’elle était apparue.
Elle rejoignit Matthew à l’entrée et enfouit ses mains dans les poches
lorsqu’elle sentit le courant d’air frais caresser sa peau. Les journées étaient
peut-être encore estivales mais la morsure du froid de fin de soirée, elle,
était bien réelle. Il la dirigea vers sa voiture – un 4x4 gris métallisé pas tout
récent mais tout de même impressionnant – et lui ouvrit la portière.
— Merde Gaby, ce n’est vraiment pas une bonne idée. Je suis ton
professeur, lui rappela-t-il en se passant la main dans les cheveux, rompant
cette proximité qui lui semblait clairement ingérable.
Elle le regarda avec surprise. Fini le jeu de la séduction, avec cet air tout
aussi arrogant qu’assuré qu’il affectionnait particulièrement. À cet instant
précis, il avait simplement l’air démuni.
— Pourquoi tu fais ça ?
La petite lueur malicieuse avait refait son apparition. En fait elle n’était
jamais très loin. Elle leva les yeux au ciel, légèrement vexée, puis croisa les
bras sans répondre à sa moquerie.
— Bonne nuit.
— Quoi ?
C’était sans doute plus simple de revenir sur le terrain de l’humour et des
sarcasmes, et bien plus routinier. Gabrielle se mordilla la lèvre pour
s’empêcher de répliquer et lui tendit son portable. Le jeune professeur le
saisit et y entra consciencieusement un numéro.
— À demain alors.
Ou pas…
6.
J’essaie de calmer mon angoisse, parce que j’ai cette impression que le
bruit sourd dans ma poitrine s’entend et me trahit.
— Oui…
Il n’ajoute rien, moi non plus, à vrai dire je n’en ai plus la force. Je reste
dans ses bras un temps infini, avant de finalement m’écarter pour plonger
mes yeux dans son regard sombre. Pourtant je ne m’éloigne pas, je ne le
peux pas. Même si j’en éprouvais l’envie, je sais que je ne le pourrais pas.
Mais lui non plus ne s’éloigne pas et je prends son immobilisme comme une
petite victoire, parce qu’il a l’air aussi perdu que moi.
Je sens son regard dévier vers la courbe de mes lèvres, mon pouls
s’accélère tandis que j’ose m’approcher des siennes et, sentant le rouge me
monter aux joues, je l’embrasse timidement. Cette fois je ne suis pas ivre,
du moins pas d’alcool, mais sans doute ivre d’autres sensations tout aussi
grisantes.
D’abord sans réaction, je crois lire dans son regard toute la lutte qui se
joue dans son esprit, avant qu’il ne me plaque encore plus près de lui, si
c’est encore possible.
La jeune femme fixa un petit moment le plafond d’un œil morne, tout en
essayant de déterminer la meilleure marche à suivre. Ces rêves – ou plutôt
cauchemars – se faisaient de plus en plus fréquents, de même que cette
impression de fuite en avant qu’elle n’arrivait pas à contrôler. Mais ce
n’était pas comme s’il existait un autre choix. Peut-être avait-elle eu la
possibilité de ne pas savoir mais ça ne changeait rien à la réalité : non
seulement elle pouvait être en danger, mais en plus elle risquait de mettre en
danger la vie des gens qu’elle aimait…
Après s’être retournée dans son lit maintes et maintes fois, elle décida de
se lever, même si le réveil n’affichait que six heures. Après tout, il lui restait
pas mal de choses à faire avant l’arrivée de Julia. Sauf que dormir quatre
heures n’était pas vraiment la bonne manière d’entamer la journée du bon
pied. Gaby évita de se regarder dans le miroir, devinant la mine déconfite
qu’elle devait arborer. Elle descendit précipitamment les escaliers et fut
étonnée de découvrir Jake dans la cuisine, le nez dans le journal.
— Pas mieux.
— Ils ne vont pas passer leur vie à la fac papa, ne t’inquiète pas.
— Les contrôles se multiplient. Ils ont arrêté deux jeunes hier à Clarks,
lui dit-il en indiquant une des pages du journal, un peu inquiet.
Si elle n’en était pas du tout convaincue, il lui suffisait d’un coup d’œil à
Jake pour voir qu’il ne le semblait pas plus.
— Promis.
Ils finirent leur petit déjeuner dans le silence, simplement entrecoupé des
bâillements bruyants de Gaby.
— Non !
Sa réponse claire et nette les surprit autant l’un que l’autre. Même si elle
souhaitait qu’il disparaisse de ses nuits, elle ressentait aussi le besoin de
voir Matthew et, accessoirement, de le questionner.
Il était à peine sept heures quand elle fut prête. Elle grimaça en observant
son téléphone de façon insistante avant de s’en saisir. Après tout, un texto
ne signifiait rien, il dormait sûrement encore. Elle chercha frénétiquement
dans ses contacts mais ne trouva rien à Matthew ni à Baker. Gaby fronça les
sourcils en parcourant rapidement son répertoire et finit par dénicher son
numéro. Sous l’appellation « Meilleur prof sexy ». Elle lâcha un petit rire.
Tant de suffisance aurait pu l’agacer mais non, c’était tout à fait son style.
Et ce surnom prouvait une fois de plus qu’il n’était pas dénué d’humour.
Contre toute attente, la réponse ne se fit pas attendre, et elle lut le texto
avec étonnement.
Matthew : Je suis réveillé.
— Papa. Je n’ai pas envie que tu lui fasses peur et je n’ai plus l’âge
d’avoir un chaperon ! À tout à l’heure.
Elle inspira une bonne bouffée d’air puis referma doucement la porte
derrière elle. Elle ne voulait pas risquer de réveiller son petit frère.
— Quoi ?
— Monte, Gaby.
— Moi non plus je n’ai pas bien dormi, pas la peine d’être désagréable,
se renfrogna-t-elle devant son mutisme vexant.
Ils firent un petit bout de route dans un silence un peu pesant avant que
Matthew ne finisse par rompre la glace.
— Comment ça ?
Il parlait par énigmes. Encore. Ce qu’il pouvait être agaçant ! Elle devait
toujours lui soutirer la moindre information. Et ce matin, elle non plus ne se
montrait pas d’humeur à jouer.
— Le rêve.
Il lâcha ces deux mots sans tourner la tête, avec une lassitude évidente.
Gaby le regarda d’un air incrédule, incapable de contrôler la chaleur qui
montait jusqu’à ses joues.
La jeune femme lui fit face et, en dépit de toute prudence, lui asséna un
coup dans l’épaule.
Il avait dit cela d’une voix calme mais pleine d’une colère contenue.
Comment pouvait-il oser ? Elle fulminait.
Gaby se cala dans le fond de son siège puis laissa son regard parcourir les
paysages de début de journée, là où la ville s’éveillait à peine. C’était le
calme et la tranquillité, juste avant l’effervescence du week-end. Elle aimait
particulièrement ce moment-là, cet apaisement des sens et des tensions
malgré l’endroit où elle se trouvait et la personne avec laquelle elle était…
Le jeune professeur se gara à peine quelques minutes plus tard aux côtés
de la Fiat noire et Gaby sortit de la voiture, prête à l’affronter. Elle croisa
les bras sur sa poitrine et attendit qu’il fasse le tour de la voiture, ce qu’il fit
dans une infinie lenteur qui lui échauffa le cerveau. Ils se toisèrent un
moment les yeux dans les yeux, chacun jaugeant clairement l’autre.
Cette fois il la regardait, sans doute pour juger de sa réaction, qui devait
être à la hauteur de ses espérances au vu de son petit sourire narquois. Gaby
resta un instant interdite avant de rougir, une fois de plus, se maudissant de
ne pouvoir s’en empêcher. Elle se sentait comme une enfant qui voulait des
réponses et il était désormais le seul à pouvoir la renseigner. Dans tous les
cas, des images de son rêve lui restaient désespérément en tête et elles ne
facilitaient pas leur discussion.
— Et moi oui ?
— Il semblerait.
— Comment ça fonctionne ?
Gaby le connaissait peu mais elle avait déjà noté ce tic nerveux qui ne
trompait pas. Et dire qu’il semblait fatigué était un doux euphémisme. Elle
se détourna soudain de lui, mortifiée de l’avoir entraîné dans un rêve où elle
l’avait embrassé.
Gaby ferma brièvement les yeux pour vider son esprit et reprendre
contenance.
Elle le sentait hésiter sur le choix des mots. Elle rouvrit les yeux pour les
plonger dans son regard incertain.
Le poids des mots flotta un instant entre eux, mais il la regardait toujours
avec cet air perturbé qui discréditait les paroles qu’il venait de prononcer.
— Déviant ?
— C’est comme ça que le gouvernement nous appelle. Pour eux nous
sommes des déviants, lui signifia-t-il un sourire aux lèvres. Bref, ça
semblait trop réel et j’aimerais que tu arrêtes, reprit-il de façon sérieuse.
Elle ne savait pas d’où lui était venue cette soudaine provocation, mais
voir son regard dévier vers ses lèvres était une récompense suffisante.
— Tu ne sais pas où tu mets les pieds Gaby, répondit-il d’un ton joueur à
l’opposé de son petit discours précédent.
— Disons que nous n’avons pas tous les mêmes facultés. L’insertion dans
les rêves n’est pas très fréquente et j’en suis incapable, c’est aussi simple
que cela. Néanmoins c’est un bon moyen de communication entre nous – et
accessoirement un excellent moyen de manipulation aussi.
Elle arqua un sourcil étonné, scruta son visage tout à coup impassible,
puis fronça les sourcils.
— Pas sûr que tu aimerais gérer ça, lui rétorqua-t-il d’un air malicieux.
Elle ne résista pas à l’envie de partager sa joie et sa soudaine bonne
humeur puis soupira devant l’évidence. Elle voulait plus avec lui. Et plus ils
passaient de temps ensemble, plus elle regrettait de ne pas pouvoir être avec
lui. Elle sursauta lorsque son téléphone se mit à sonner.
— J’ai… une amie à Los Angeles. Elle devait venir ce week-end. C’était
elle, elle semble avoir des ennuis. Elle a raccroché brutalement, elle me
disait être suivie. Par l’URS.
Elle n’aimait pas son ton moralisateur. Le ton de celui qui savait tout sur
tout. Et, accessoirement, elle tenait un tant soit peu à conserver son libre
arbitre. Sa conscience lui indiquait clairement qu’elle n’avait pas de temps à
perdre en discussions inutiles.
Elle ne releva pas les yeux vers lui, se contentant de saisir les clés dans
son sac et d’ouvrir sa voiture. Sa décision était prise. Dans le même temps
elle sortit à nouveau le portable de sa poche et composa le numéro de Julia
avec fébrilité. Elle ne fut pas surprise de tomber sur la messagerie et décida
de lui laisser quelques directives.
— C’est moi Jul’, je pars pour Los Angeles. Évidemment je ne serai pas
là de suite. Appelle-moi dès que tu peux, pour que je sache où te trouver. Si
je n’ai pas de nouvelles, j’irai jusqu’à ton appartement. Appelle-moi vite.
S’il te plaît.
— Tu sais bien que non, lui répondit-il avec un petit air amusé. Monte et
tais-toi Gaby. S’il te plaît.
La jeune femme laissa ses pensées vagabonder vers ses souvenirs. Ceux
de sa rencontre virtuelle avec Julia, huit ans auparavant. La prise de
conscience de la place qu’elle tenait désormais dans sa vie, aussi. Julia
n’était pas juste une confidente du fait de leur don commun, non, elle avait
été là dans les moments difficiles comme dans les bons. Elle demeurait sa
seule véritable amie.
Gaby reporta son attention vers lui avec étonnement. Il n’avait pas son
pareil pour passer d’un sujet à un autre. Si c’était son moyen de rompre la
glace, il était plutôt déroutant. Prise au dépourvu, elle répondit
spontanément.
— J’y vis avec mon père et sa femme. Et aussi mon petit frère. Qui est
Evan ?
Il n’allait pas s’en sortir si facilement. Il en savait bien plus sur elle que
l’inverse et s’il lui posait des questions, elle était en droit de faire de même.
Elle lui renvoya un regard noir. Finalement, être en colère n’allait pas
s’avérer si compliqué, se dit-elle alors qu’il laissait s’échapper un petit rire
sardonique. Le reste du parcours se déroula dans un silence qui lui parut
interminable. Elle se redressa sur son siège à la vue du panneau Los Angeles
20 miles. Son cœur se serra. Quelle utilité, quel impact pouvait-elle bien
avoir ici, dans cette immense ville où tout lui était inconnu ?
La jeune femme ne lui répondit pas. Elle saisit son portable pour
composer à nouveau le numéro de son amie. Sans plus de succès.
— On va à son appartement.
Elle était elle-même étonnée de sa voix assurée. Elle y avait mis toutes
ses forces et, finalement, elle arrivait remarquablement bien à donner le
change, malgré la tempête intérieure qui l’agitait.
— Mais…
Sa voix était implacable. Il avait cette autorité naturelle – bien qu’un tant
soit peu agaçante aux yeux de la jeune femme – qui n’acceptait aucun refus.
Elle ne s’étonnait pas de sa capacité à contrôler les esprits… et n’avait
aucun doute sur ses facultés à les manipuler. Elle obéit donc, un peu contre
son gré mais surtout par nécessité, tout en se retournant fréquemment pour
tenter de comprendre ce qu’il semblait trafiquer. Malheureusement elle n’y
voyait pas grand-chose puisqu’il se trouvait devant la porte, la serrure plus
ou moins cachée par sa main. Il se tourna alors vers elle avec un petit air
victorieux puis poussa la porte. Elle en resta bouche bée.
— Je ne livre jamais mes secrets, lui répondit-il avec un petit clin d’œil.
Elle leva les yeux au ciel. Ce n’était pas le moment d’insister, elle le
savait. Mais ça ne l’empêcherait pas de le questionner plus tard. Était-il un
gentleman cambrioleur ?
— Quel étage ?
Il avait l’air impatient et, à cet instant, Gabrielle se rendit compte qu’il lui
posait la question pour la seconde fois. Elle était distraite, toutes ses
pensées convergeaient désormais vers Julia et l’appréhension qu’elle
ressentait rendait ses mains moites, en plus de ramollir son cerveau.
— OK. On prend les escaliers, c’est plus sûr. J’imagine que ça ne sert
strictement à rien de te demander d’attendre dans la voiture ?
C’était sans doute une réaction disproportionnée mais comme toute cette
situation le devenait, s’agacer ne semblait pas très étonnant en fin de
compte. Elle vit sa mâchoire se contracter, comme s’il s’empêchait de
répliquer – ce dont elle lui fut reconnaissante. Ce n’était pas vraiment le
moment. Matthew lui saisit le bras alors qu’elle posait la main sur la
poignée de la porte et elle le regarda, un peu déroutée.
Ses yeux restèrent accrochés malgré elle par le pistolet qu’il serrait entre
ses doigts, comme hypnotisés. Elle se sentit soudainement perdre pied.
C’était comme être dans un rêve. Ou peut-être un film. Mais en tout cas pas
dans la vie réelle. Rien de tout cela ne se passait jamais dans la vie réelle.
— Bien sûr que je sais m’en servir. Ne t’inquiète pas Gaby, d’accord ?
Fais-moi confiance.
Fais-moi confiance…
Lorsque l’impatience prit le dessus sur la prudence, elle osa passer la tête
dans l’encadrement de la porte et resta sous le choc. L’appartement était
dévasté. Des meubles au contenu des placards, tout semblait sens dessus
dessous, comme si une tornade avait frappé sans prévenir. Elle entra sans
bruit et chercha Matthew des yeux sans pouvoir s’empêcher d’analyser
l’étendue des dégâts. Et c’était bien moins angoissant que d’imaginer
découvrir Julia parmi les décombres. Elle frissonna rien qu’à l’évocation de
cette pensée et s’avança, à la recherche de son professeur. Elle n’osait pas
l’appeler ni faire de bruit, de peur que quelqu’un ne surgisse. Mais les
frissons n’avaient pas diminué. Au contraire, ils prenaient une telle ampleur
qu’elle s’était mise à trembler. Et la seule manière de se rassurer consistait à
le voir, à savoir qu’il allait bien et qu’il ne lui était rien arrivé, même si elle
se trouvait encore à ses côtés quelques minutes auparavant.
Elle poussa un cri lorsqu’une main agrippa son bras, puis jura tout bas
pour essayer de calmer son angoisse lorsqu’elle réalisa que ce n’était que
Matthew. Il l’attira vers lui en frictionnant doucement ses bras de bas en
haut pour l’apaiser. Le geste se révélait plutôt efficace.
— Elle n’est pas ici Gaby. On ne devrait pas rester, l’URS pourrait
revenir. Ou pire, surveiller l’immeuble.
Elle soupira. Elle était à nouveau au point de départ, sans aucune autre
alternative envisageable que de rentrer chez elle pour s’inquiéter.
— À part le fait qu’elle soit… comme nous ? Aucune idée, lui répondit-
elle d’un air absent.
C’était nécessaire si elle voulait reprendre ses esprits. Elle passa un doigt
sur ses lèvres et le regarda s’éloigner la peur au ventre, ravalant par la
même occasion son sourire idiot.
Julia leva les yeux au ciel et remit son pistolet dans son étui.
— S’il s’était présenté, peut-être que je ne l’aurais pas pris pour un mec
de l’URS !
— Je sens que vous allez vous adorer, soupira Gaby en laissant poindre
un petit sourire.
— Sérieux Gaby. Tu l’as traîné avec toi jusqu’ici sans lui dire que j’étais
flic ?
Le ténébreux professeur rangea finalement son arme et croisa les bras sur
sa poitrine puis dévisagea Gaby d’un air mécontent.
— Tout bêtement parce que je n’ai plus mon téléphone. Je l’ai perdu
pendant ma fuite.
Les paroles de Matthew eurent l’effet d’un électrochoc pour les deux
jeunes femmes.
Elle le frappa sur l’épaule avec une force décuplée par son rire moqueur.
En fait elle n’était pas vraiment vexée, mais ses paroles rompaient
incontestablement le charme de leur face à face.
Julia refit surface moins d’une minute plus tard, traînant sa valise, puis
vérifia le chargeur de son pistolet. Elle jeta un dernier coup d’œil à son
appartement en désordre, désemparée, avant de le refermer définitivement.
Puis elle s’installa en silence dans le 4x4 sous le regard scrutateur de Gaby.
— Comment se fait-il que l’URS ait fouillé ton appartement et n’ait pas
attendu ton retour ? demanda soudain Matthew, les yeux rivés sur la route.
— Qu’est-ce que j’en sais moi, je ne suis pas dans leur tête !
— Ça suffit ! les coupa Gaby. On est tous fatigués et vous n’avez pas
besoin d’en rajouter une couche. On va se contenter de se reposer le reste
du trajet, OK ?
Bizarrement, le fait que Julia lui parle par télépathie lui semblait
totalement incongru.
La vie de Gaby avait pris une tournure inattendue dès son arrivée à Lake
Road et elle avait l’impression d’être en plein ouragan depuis, entre sa
rencontre-choc avec Matthew et celle – non moins détonante – avec Julia. À
cause de tous ces bouleversements, elle se concentrait avec difficulté sur ce
qui était censé être au centre de ses préoccupations : ses études. La jeune
femme consacra le reste du chemin à penser aux cours et à son stage : cette
idée lui permettait de fixer son cerveau sur un objectif qui ne craignait pas
l’intrusion.
— Comment ça ?
Il croisa les bras sans cesser de sourire et pencha la tête sur le côté.
Elle fit une pause avant de continuer. Elle avait l’impression de passer
son temps à le remercier – ce n’était sans doute pas qu’une impression.
Elle s’installa au volant de sa voiture alors que son amie avait déjà pris
place sur le siège passager. Elle n’aspirait plus qu’à une seule chose à cet
instant précis : dormir. Sans sommeil, elle divaguait. Sans sommeil, elle
n’arrivait pas à réfléchir correctement. Et après les évènements de la
journée, un esprit alerte se montrait plus que nécessaire.
Pendant le trajet elle se tourna vers Julia, mais respecta son silence. Elle
ne voulait pas la brusquer, pas alors qu’elle se trouvait dans cet état. Elle se
gara devant le petit pavillon et coupa le moteur, sans pour autant faire le
moindre geste.
— C’est gentil Gaby mais tu sais très bien qu’un toit au-dessus de ma
tête n’est pas ma seule préoccupation.
C’était fou les gamins. Elle l’avait vu hier et il réagissait comme s’ils ne
s’étaient pas croisés depuis des semaines. L’âge de l’innocence, songea-t-
elle le cœur serré. Lorsque le petit garçon se rendit compte qu’elle n’était
pas seule, il se faufila derrière elle pour se cacher dans sa jupe.
— Maiiis nooon je ne suis pas Jake, pouffa-t-il, une main sur la bouche.
— Ahhh, mais oui bien sûr ! Le petit frère de Gaby ! Enchantée de faire
ta connaissance Benjamin, décréta Julia en lui tendant la main, que le petit
serra avec fierté.
— Euhhh…
— Bon, on va vous laisser les filles, Maggie est partie voir une amie et
moi j’ai promis à Ben de l’emmener au parc. Mais dis donc toi, tu n’es pas
encore prêt ? Je te préviens, si tu n’es pas dehors d’ici une minute, je pars
sans toi !
— Mais toi non plus tu n’es pas prêt papa ! Ce sera moi le premier !
— Viens par ici, rit Jake en fermant son anorak. Allez, on y va. Julia, fais
comme chez toi. À plus tard les filles !
— Appelle-moi Jake.
Une fois seule avec Julia, Gaby ressentit une énorme envie de s’écrouler.
Toujours en mode automate, elle saisit la valise de son amie et lui fit signe
de la suivre.
Il était plus de quinze heures et Gaby s’aperçut qu’elle n’avait rien avalé
depuis le matin. Elle entrouvrit le frigo et regarda son contenu d’un air
dubitatif. Rien ne lui paraissait alléchant. Elle se contenta de saisir le beurre
et le jambon puis fit griller du pain. Dans tous les cas, elles ne devaient pas
se laisser dépérir. Elle confectionnait deux club-sandwichs quand son
attention fut happée par le reportage diffusé à la télévision. Elle s’empara de
la télécommande et augmenta le son. La Lybie faisait la une des
informations du jour. Depuis le déclin du pétrole, les pays arabes qui en
vivaient et qui n’avaient pas anticipé la transition se retrouvaient dans un
état d’asphyxie avancée. Non seulement leur seule véritable richesse avait
disparu mais, bien plus préoccupant, leur situation géographique les
exposait à la sécheresse et à la pénurie d’or bleu – l’eau. Le reportage
diffusait des images insoutenables de famine. Personne n’était épargné,
même si les plus riches avaient fini par fuir des années auparavant.
Certaines populations du globe avaient tout bonnement commencé à
disparaître. Brusquement. Atrocement. Comme si une force divine s’était
contentée d’éteindre l’interrupteur. Envolé le souffle de la vie… Et des
régions entières de la planète s’embrasaient, notamment en Afrique du
Nord. Du moins ce qu’il en restait. Nul doute que les conflits sous-jacents
ne tarderaient pas à toucher le monde entier… Dépitée par les images qui
défilaient, elle coupa la télévision. Elle s’apprêtait à mordre dans son
sandwich lorsque son regard croisa celui de Julia, qui descendait doucement
les escaliers.
Contre toute attente, Julia semblait bien plus décontractée qu’à son
arrivée à la maison. Même plus détendue que Gaby elle-même. Elles
mangèrent leur semblant de repas en silence, bien que Gaby ne pût occulter
toutes les questions qui lui trottaient dans la tête.
— Je ne vais pas te laisser dans le flou, c’est évident. J’ai juste un peu de
mal à savoir par où commencer.
Gaby prit conscience qu’elle avait retenu son souffle jusqu’à présent. Elle
n’avait pas encore osé ouvrir la bouche, mais elle ne put retenir les paroles
qui en sortirent, aussi stupides soient-elles.
— Tu en es bien sûre ?
Julia haussa un sourcil et la regarda avec insistance.
— Il était touché à la tête. Radical. J’ai fouillé ses poches pendant que
mon collègue appelait le central, mais je n’y ai rien trouvé. J’étais étonnée
qu’on nous ait appelés pour une affaire de ce genre. Habituellement, on ne
gère pas les cas en rapport de près ou de loin avec l’URS. De toute façon,
j’ai eu beau le fouiller de haut en bas, je n’ai rien trouvé de concluant.
— Mais tu vas me laisser finir oui ? C’est justement la suite qui est
intéressante, répondit-elle avec un petit sourire en coin.
— Tais-toi Gab ! Je disais donc... Je n’ai rien trouvé sur lui mais ! J’ai
remarqué que ses poings étaient serrés. Pas très étonnant mais du genre
vraiment serrés. Et le début de rigidité cadavérique n’y était pour rien ! Tu
n’imagines pas mon excitation… quand j’ai découvert qu’il serrait un bout
de papier.
— Je m’en suis donc emparé, juste à temps d’ailleurs car les robots de
l’URS se sont pointés à ce moment-là. J’ai glissé la feuille dans ma poche et
je me suis relevée pour être face à l’un d’entre eux. « C’est une erreur. Cette
affaire ne vous concerne pas, vous pouvez rentrer » imita-t-elle d’une voix
atone et exagérée. Tu parles, je n’ai pas demandé mon reste, j’avais trop la
frousse qu’ils pénètrent dans mon cerveau. Je me suis retournée vers mon
coéquipier et on est rentrés l’air de rien.
— J’imagine que ce n’est pas la fin de l’histoire. Qu’y avait-il sur cette
fameuse feuille ?
— Ça.
— C’est après que ça s’est corsé, expliqua son amie devant le mutisme
de la jeune femme. Je n’arrivais pas à dormir, je me posais mille questions
sur ces personnes. Peut-être que l’URS était à leurs trousses, peut-être que
ces personnes avaient les mêmes dons que nous, peut-être qu’elles étaient
en danger ou qu’elles étaient des dangers pour l’URS... Donc vers cinq
heures, lorsque j’en ai eu marre de chercher le sommeil sans y parvenir, j’ai
décidé de retourner au commissariat pour obtenir des réponses à mes
questions. On a une banque de données et je voulais vérifier si les noms sur
la feuille en faisaient partie. Mais je n’ai rien trouvé. Aucune trace, ni sur
les fichiers criminels, ni sur les registres matrimoniaux, ni même sur le
registre des immatriculations. C’est comme si ces gens… n’avaient jamais
existé. J’allais rentrer quand j’ai entendu du bruit. Je me suis levée
précipitamment, pour me retrouver nez à nez avec l’agent de l’URS que
j’avais croisé dans la soirée.
— Quel besoin ?
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle mais demeura silencieuse. Gaby
était suspendue à ses lèvres.
— Et si tu avais tort ?
Son récit terminé elle retint son souffle, portant tous ses espoirs sur la
solution qu’il pourrait leur apporter. Parce qu’elle n’en avait aucune. Elle ne
voyait pas d’échappatoire et, pour être honnête, elle attendait beaucoup de
lui. Trop peut-être. Il resta étrangement sans réaction quelques instants. Du
coin de l’œil, Gaby pouvait distinguer l’agacement de Julia. Peut-être
qu’elle avait eu tort de la traîner jusqu’à chez lui. Peut-être qu’il n’était pas
Dieu tout-puissant et qu’elle devait arrêter d’espérer un miracle.
Julia fronça les sourcils mais finit par lui tendre la feuille, un peu
réticente.
— Non. Mais l’URS pourrait très bien les avoir codés. Si ce sont
réellement des noms d’ailleurs, lui répondit-il en se frottant la joue, l’air
songeur. Tu as de la famille à Los Angeles ?
— Mais pourquoi ?
Il dévisagea Gaby d’un air étrange, comme s’il était étonné de son ton
froid et distant.
— C’est un informaticien, doublé d’un hacker. Pas très légal mais plutôt
efficace, lui répondit-il en esquissant un sourire. Mais libre à toi de me
dénoncer, la provoqua-t-il en croisant les bras. Alors ?
Cette fois, ce fut Gaby qui le dévisagea intensément. Plus les jours
avançaient, plus elle se rendait compte du mystère qui entourait Matthew.
Elle était de plus en plus intriguée, de plus en plus happée par son aura, par
son charisme, par son incontrôlable attirance envers lui. Il se tourna
brusquement vers elle et elle comprit qu’elle avait sans doute un petit peu
trop pensé lorsque ses lèvres si attirantes se retroussèrent en un léger
sourire.
— OK.
— OK ? répéta Gaby.
— Oui, OK Gaby. Je n’ai pas d’autres choix et je suis sûre que Matthew
sait parfaitement ce qui nous attend s’ils nous retrouvent. Sinon, il ne se
démènerait pas pour une parfaite étrangère.
— Entre autres.
— Bien sûr.
— C’est juste le hall d’accueil, c’est voulu et c’est pour donner le change
et ne pas éveiller les soupçons. Viens.
Le jeune homme hocha la tête avant de porter son attention vers les deux
jeunes filles.
— Où est Oliver ?
— Il allait rentrer vu l’heure mais je pense qu’il est passé voir Evie avant
de partir, une histoire de papiers.
Gaby eut à peine le temps de saluer Evan que Matthew était déjà sorti de
la pièce.
— Faut qu’il arrête d’être aussi stressé ! bougonna Evan alors qu’elle
refermait la porte.
— Accouche Matt.
— L’URS ? demanda-t-il.
— Bien, ça sera encore plus simple. Quand t’ont-ils vue pour la dernière
fois ?
— Tôt ce matin.
— C’est un peu juste comme laps de temps mais après tout, c’est L.A., je
devrais pouvoir trouver quelque chose.
Julia avait chuchoté plus qu’elle n’avait réellement parlé. Elle semblait
n’être que l’ombre d’elle-même. Pas juste fatiguée ou épuisée, simplement
vidée de toute énergie.
Gaby songea qu’il était bien le seul ici à sembler s’amuser. Elle soupira
et laissa son regard dériver vers la seule petite fenêtre de la pièce où
perçaient à peine les puissants rayons du soleil. Elle ne vit même pas
Matthew s’approcher et sursauta lorsqu’il posa une main sur son épaule.
Elle était bien plus sur les nerfs qu’elle n’aurait pu l’imaginer.
Le professeur passa à nouveau une main dans son dos et l’entraîna avec
lui. Il la touchait à peine et pourtant, la chaleur provoquée par ce simple
geste semblait se diffuser lentement mais sûrement au travers de son corps.
Elle se sentait à nouveau en sécurité.
— Il ne va pas à l’école ?
— Oui je vois ça, j’aime bien ton enthousiasme naïf Gaby, lui murmura-
t-il en accentuant la pression de sa main dans le bas du dos de la jeune
femme – ce qui lui déclencha quelques frissons.
Le cœur de Gaby s’accéléra, comme hors de contrôle. Mais elle n’eut pas
le loisir de prendre en considération le possible double sens de son
affirmation, puisqu’il avait déjà pénétré dans la pièce. Elle le suivit en
pestant contre elle-même d’être si stupidement attirée par lui, avant de
s’arrêter dans l’embrasure de la porte. La pièce semblait, à elle seule,
presque aussi grande que le hall. Mais ce qui l’impressionna le plus était
que l’endroit se trouvait complètement capitonné, clairement pensé pour
garantir une insonorisation parfaite. Elle porta un regard surpris vers
Matthew, qui l’observait à la dérobée, les bras croisés et le corps appuyé
contre un des murs.
Gaby ne put contenir le rire cristallin qui franchit ses lèvres. La soirée
avait pris une tout autre tournure que son début de journée et elle lui en était
reconnaissante.
— Et tu vas m’apprendre ?
Elle plongea ses yeux dans les siens, un petit sourire installé au coin des
lèvres.
Gaby sursauta lorsque les coups de feu résonnèrent dans la pièce avec un
bruit sourd. Les balles avaient toutes percuté la cible à des endroits
stratégiques. La violence de l’instant ainsi que l’efficacité des tirs
contrastaient avec l’impassibilité du professeur.
La jeune femme examina l’arme en silence. Elle était plus lourde que ce
qu’elle avait pu imaginer. Elle semblait peut-être naïve et innocente, mais
elle était aussi déterminée à se battre. Et, étrangement, apprendre à tirer ne
l’impressionnait pas plus que cela au final. Elle mit en joue une nouvelle
cible. Elle serra fortement la crosse de ses deux mains, par crainte du
mouvement de recul mais aussi pour réfréner le tremblement qui
commençait à l’envahir.
Saisie d’un élan d’impétuosité, elle se tourna vers lui le regard fiévreux et
la voix légèrement éraillée.
Il hésita un instant puis se plaça derrière elle, près d’elle… bien trop près.
C’était comme s’il l’enlaçait sans vraiment la toucher, mais c’était suffisant
pour que son souffle s’accélère de manière incontrôlable. Elle ferma les
yeux un bref instant pour essayer de reprendre contenance. Il passa une de
ses mains sur la sienne, alors que l’autre déverrouillait la sûreté, puis la
plaça comme l’autre sur la main de la jeune femme. Elle avait conscience
de sa proximité, de son souffle chaud contre son cou, de sa peau qui la
frôlait par intermittence et, bien qu’elle se fût sentie prête à défaillir, elle
n’aurait pour rien au monde voulu mettre fin à cet instant électrique.
Elle laissa ses mains remonter langoureusement sous son T-shirt, ce qui
provoqua une chair de poule difficile à dissimuler. Gaby bascula un instant
la tête en arrière contre son épaule pour savourer le contact de ses caresses,
avant de se retourner vers lui, la respiration haletante et les joues en feu.
Elle avait une irrépressible envie de l’embrasser et se fichait bien qu’il
puisse lire dans ses pensées à cet instant précis. La tension qui existait déjà
entre eux électrifia instantanément la pièce lorsque leurs regards s’ancrèrent
l’un dans l’autre. Elle se trouvait toujours dans ses bras et c’était bien le
seul endroit où elle désirait être.
— C’est celui qui porte un flingue sur lui en permanence qui me dit ça ?
plaisanta-t-elle la voix rauque.
Matthew cligna des yeux comme s’il reprenait pied dans la réalité et
s’écarta d’elle avec brusquerie, à son plus grand désarroi. Le contraste entre
la douce chaleur de ses bras – qui lui faisaient désormais défaut – et le froid
saisissant du moment présent la décontenança. Elle le regarda en silence,
sans comprendre ce soudain revirement de situation.
Cette phrase lui avait été assénée comme un couperet, d’une voix froide
et dénuée de tout sentiment. Lui qui s’était montré si chaleureux à peine
quelques instants auparavant la regardait désormais avec une distance qui
lui glaça le cœur. Elle le reconnaissait à peine. Son visage s’était enfermé
dans un mutisme impénétrable. Il se détourna sans montrer la moindre
émotion.
— Tout ! Reste à faire l’échange d’identité lundi matin. J’y penserai, sans
faute. Bon, ce n’est pas que je m’ennuie mais j’essaie d’avoir une vie en
dehors des déviants, précisa-t-il avec un clin d’œil. Bonne soirée à tous !
Julia lui attrapa le bras mais hésita longtemps avant d’émettre le moindre
son.
— Oliver te l’a dit, les déviants s’entraident, nous n’avons que ça pour
espérer survivre. Vous pouvez y retourner quand vous le désirez. J’ai
prévenu Hank, le chef de la sécurité. Il vous laissera entrer si vous en avez
besoin. Pour vous entraîner à maîtriser vos pouvoirs ou apprendre à vous
défendre.
— Promis !
Mais bien qu’elle se soit sentie vaguement humiliée par l’attitude de son
professeur, elle se racla la gorge, inspira profondément et contracta les
mâchoires. C’était ce qu’il voulait. La déstabiliser. Et même s’il y était
parvenu, sa confusion ne l’empêcherait pas de faire face. Le courage,
boosté par les quelques verres consommés, fut suffisant pour la porter vers
le bar et passer devant lui comme si de rien n’était, sans lui accorder la
moindre importance. Elle régla et adressa un franc sourire au serveur, sans
ignorer le regard scrutateur de Matthew. Il lui saisit le bras alors qu’elle
repassait devant lui et elle chercha vaguement des yeux l’idiote qui lui
tenait compagnie à peine deux minutes auparavant, sans la trouver.
— Je t’ai dit qu’il ne pouvait rien se passer entre nous Gabrielle, lui
murmura-t-il en resserrant les doigts autour de son bras, à la limite de la
douleur.
— Et j’en ai bien conscience Professeur Baker, ne vous inquiétez pas.
Elle hocha la tête, à court d’arguments, puis rejoignit Julia aussi vite que
ses jambes flageolantes le lui permettaient.
Gaby resta silencieuse jusqu’à ce qu’elles aient pris place dans la Fiat,
mais elle voyait bien à quel point Julia se contenait.
— Il t’a plutôt bien sauvé la mise aujourd’hui, tu ne peux pas dire ça Jul’.
— Il ne m’a pas brisé le cœur, répondit Gaby en roulant des yeux. Il faut
toujours que tu exagères. OK. C’est un enfoiré.
Les journées se suivaient à une allure folle. Entre les cours, l’hôpital et
l’organisation de la nouvelle vie de Julia, Gaby ne savait plus vraiment où
donner de la tête.
— Parfait !
Les deux jeunes filles n’y étaient pas retournées depuis ce fameux jour.
Elles en avaient à peine fait mention depuis. Et à vrai dire Gaby cherchait
en vain à occulter tout ce qui avait pu s’y passer. Pourtant elle savait qu’il
lui serait bénéfique d’y retourner, ne serait-ce que pour essayer de
s’entraîner. Mais sans Matthew pour l’y aider, elle se demandait bien
comment s’y prendre. Après tout, les deux jeunes femmes n’y connaissaient
personne. Matthew… Elle essayait aussi de ne plus penser à lui. Elle devait
prendre sur elle-même mais tant qu’elle restait occupée, elle ne se
débrouillait pas si mal. Elle ne lui avait pas reparlé et il continuait de
l’ignorer comme si elle était une simple étudiante parmi d’autres. En fin de
compte, son indifférence à son égard apparaissait comme le plus
douloureux des châtiments. Parce qu’elle n’avait jamais été sa petite amie,
elle n’avait aucun droit sur lui. Et puis honnêtement, que pouvait-il bien lui
trouver ? Elle était quelconque par rapport à Evie… Elle secoua la tête en
songeant que ce n’était pas vraiment le moment de laisser son manque de
confiance en elle reprendre le dessus.
Il hocha la tête et la fixa intensément, à tel point que son regard en devint
embarrassant.
Gaby sortit son téléphone pour prévenir Julia, mais cette dernière l’avait
devancée.
Elle ouvrit le texto qu’elle venait de lui envoyer, tout en montant dans
l’ascenseur avec Evan.
Lola: Heures sup au boulot, ne m’attends pas, on ira une autre fois.
Lola.
— Évidemment.
Evan se mit à rire. Décidément, ce jeune homme avait une bonne humeur
communicative, ce qui lui faisait grandement défaut ces derniers jours.
C’était puéril mais elle n’aimait pas le fait qu’il ait pu lui parler d’elle,
elle trouvait son comportement déstabilisant. À cet instant, elle souhaitait
juste l’effacer de sa mémoire.
— Ah oui ? Pourquoi ?
Evan avait un côté captivant et plus accessible que Matthew. Ses cheveux
châtains en désordre retombaient en partie sur de grands yeux verts. Cela lui
conférait un visage empreint de douceur, qui contrastait avec son allure très
masculine.
Si elle n’avait pas décelé une pointe de malice au fond de ses grands
yeux, elle aurait sans doute pris ses jambes à son cou. Après un petit
moment silencieux, elle se ressaisit et le fixa dans le blanc des yeux.
— Apprends-moi !
— Il n’y a pas de recette miracle, on pourrait même dire que chacun doit
trouver la sienne. On s’entraîne ici parce que c’est l’endroit où l’esprit est le
moins parasité. Tends-moi tes mains.
— C’est plus facile quand on se touche. Entre nous les sens sont
décuplés, tu l’as peut-être déjà ressenti. Ferme les yeux.
— Tu sens la connexion ?
Elle n’avait pas besoin de rouvrir les yeux pour deviner qu’il n’avait pas
prononcé un seul mot à haute voix. Elle sentit son cœur palpiter
bruyamment dans sa poitrine mais se força à inspirer et expirer de façon
régulière pour garder le contrôle.
— Oui… Je la sens…
Elle pouvait presque sentir le rire d’Evan résonner dans sa tête, comme
s’il se matérialisait en une pluie de particules qui s’éparpillaient pour mieux
disparaître. Rouge ? Vraiment, elle se voyait tout sauf… rouge.
— Oui.
— Pas si simple.
— Gaby, répéta-t-il avec un petit sourire en coin. Dans tous les cas, il
faut t’entraîner. Beaucoup. Parce que ce n’est pas en réussissant une fois
après une extrême concentration que tu repousseras l’URS. Ils sont
entraînés.
— L’évolution ?
— Quoi, tu ne pensais quand même pas avoir été piquée par une araignée
radioactive ?
Gaby leva les yeux au ciel devant ses moqueries avant de lui répondre.
Evan entra dans un bureau de taille moyenne et presque vide, puis se mit
à fouiller dans les tiroirs avec frénésie.
— Ahhh le voilà ! Tiens regarde, tu t’y connais sans doute bien mieux
que moi !
— Absolument pas.
Gaby redressa la tête et plongea ses yeux dans les siens, qui semblaient
plutôt amusés de la situation. Elle reporta son attention sur les deux images,
son regard voyageant de l’une à l’autre. Elle avait beau y regarder de plus
près, les excroissances se situaient exactement au même niveau et avaient
une taille similaire, bien que légèrement différente.
— Alors l’évolution ?
Il n’avait pas tort, c’était une théorie qui se vérifiait chaque jour pour
d’autres aspects du monde, alors pourquoi pas ici ? Même si elle était
fascinée par la discussion, cela lui faisait beaucoup d’informations à
digérer. Trop sans doute. Elle avait besoin d’y réfléchir à tête reposée. Cette
découverte ouvrait la porte sur un nombre infini de questions qui se
bousculaient déjà dans son esprit. Depuis la nuit des temps, l’Homme
s’adaptait à son milieu. Chaque changement s’était graduellement installé
pour faciliter l’adaptation de l’Homme face à son environnement, à
commencer par l’évolution du langage. Et si leur manière de communiquer
représentait à terme l’ultime étape du processus ? Dans ce cas, depuis quand
ces changements étaient-ils en cours ? Comment se perpétuaient-ils ?
Détenait-elle ce don depuis sa naissance sans même s’en apercevoir ? Était-
il inné ou acquis au fil des années, malgré elle ? Trop de questions
demeuraient sans réponse. Pire, elles s’accumulaient, engendrant un
tourbillon qui la submergeait littéralement.
— OK. Je… crois que je vais rentrer, je me sens vidée d’un coup.
Comme c’est surprenant, lui avoua-t-elle en souriant. Merci beaucoup pour
cette séance d’apprentissage Evan. Je sais que j’en demande beaucoup
mais… est-ce que je…
— J’aimerais avoir une arme. Tu sais, juste au cas où, en dernier recours,
lâcha-t-elle enfin, en reprenant ses propres mots.
— Je n’aime pas trop l’idée. Une arme ne peut pas se retrouver par
inadvertance entre de mauvaises mains. J’aimerais être sûr de ta parfaite
maîtrise.
— Je vais voir ce que je peux faire. Une fois que tu sauras parfaitement
te servir d’une arme. Mais je ne te promets rien, d’accord ?
Gaby rentra chez elle en fin de semaine, la boule au ventre. Elle avait
passé les dix derniers jours à courir les agences de location et à visiter les
appartements disponibles avec Lola, avant de finalement trouver la perle
rare. Leur logement idéal, à la fois situé près de la fac de médecine, mais
aussi pas trop loin du travail de son amie. Dans un immeuble calme et
récent qui inspirait confiance. Un parfait F3 qui leur permettrait d’avoir leur
indépendance tout en partageant les joies du quotidien. Comme tout F3 qui
se respecte, il comportait deux chambres plutôt cosy ainsi qu’un magnifique
séjour-salle à manger avec bar et cuisine ouverte, le tout agencé de façon
moderne. Il suffirait de quelques touches personnelles pour s’y sentir à son
aise, elle en était certaine. Et puis vu qu’il faisait presque quatre-vingts
mètres carrés, elles n’allaient pas se marcher sur les pieds.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda son père, visiblement alarmé par
sa décomposition instantanée.
C’était dans l’ordre logique des choses. Les enfants prenaient leur envol
et chacun faisait sa vie de son côté. Mais cette dernière visite et la signature
du bail avaient rendu les choses nettement plus concrètes, même si la
décision ne datait pas d’aujourd’hui.
— Quand ?
— Julia est agent de police, je pense que j’aurais pu tomber bien pire,
plaisanta-t-elle à demi-mot.
— Oui mais Julia est elle aussi en danger. Ne me prends pas pour un
idiot, j’ai parfaitement saisi qu’elle aussi était... différente.
Son père devait réellement être angoissé pour oser aborder ce sujet qui
semblait si tabou depuis des années. Et ses paroles la choquèrent, à peu près
autant que le jour où il lui avait annoncé son remariage.
Les deux jeunes femmes passèrent le week-end ainsi qu’une bonne partie
de la semaine à empaqueter les affaires de Gaby. Cette dernière alternait son
emploi du temps entre la fac et ses entraînements avec Evan. C’était devenu
une sorte de rituel et elle appréciait particulièrement sa compagnie, sans
parler du savoir qu’il partageait avec elle. La jeune femme maîtrisait
désormais mieux les intrusions – sans toutefois parvenir à les bloquer
systématiquement – mais les progrès étaient énormes. Quant aux séances de
tirs, elle ne se débrouillait pas trop mal non plus. Lola maîtrisait
parfaitement la chose et elle n’était pas un mauvais professeur. Gaby voulait
avancer et vite. Elle avait passé bien trop de temps à regarder sa vie stagner.
Elle sentait sa métamorphose se profiler et, plus que ça, elle la désirait
ardemment. Elle prenait enfin conscience du potentiel engendré par ses
pouvoirs, de ce qu’elle pouvait escompter en tirer. La transformation
semblait peut-être imperceptible, mais elle la sentait. La timide étudiante
laissait peu à peu place à la femme battante qu’elle rêvait de devenir.
— T’es où bordel ?
— Sur le parking.
— Et toi où es-tu ?
Elle se sentait stupidement concernée par son sort, c’était plus fort
qu’elle. Il essayait de la protéger mais qui le protégeait, lui ?
Un léger silence un peu gênant s’instaura entre eux avant que Gaby ne lui
réponde.
Lorsqu’elle rentra chez elle, son père semblait sur le point de quitter la
maison.
— Un… ami m’a prévenu que l’URS était à la fac, lui dit-elle sans
vraiment croiser son regard.
Gaby passa la matinée à terminer ses cartons. Elle n’arrivait pas à oublier
les mots de son père. L’ambivalence de Matthew finissait par la faire douter.
Matthew pénétra dans son 4x4 après avoir salué le groupe et passa devant
la Fiat de Gaby sans un seul coup d’œil. Par impulsion et sans même
réfléchir aux conséquences, elle remit le contact et entreprit de le suivre,
tout en restant à bonne distance. Gaby se mit à rire compulsivement en
attendant le passage du feu au vert, alors qu’il ne se trouvait qu’à deux
voitures devant. Elle se passa la main dans les cheveux avec nervosité. À
quoi en était-elle réduite ? Son attitude ressemblait à de la pure folie. Elle
essaya de se donner bonne conscience en se disant qu’elle agissait au nom
du principe de précaution. S’il était dangereux, il fallait qu’elle le sache.
Elle fit taire la petite voix dans sa tête qui lui insufflait l’idée que ce n’était
pas la seule raison. La jeune femme faillit se faire emboutir lorsqu’elle pila.
Il avait subitement pris une petite route sur la droite et elle manqua de
heurter le trottoir d’en face pour rester sur ses talons. De ce qu’elle
connaissait de Clarks, son appartement ne se trouvait pas dans cette
direction…
Il se gara sur un immense parking qui donnait sur une des plus
importantes avenues de Clarks. Peut-être allait-il simplement faire les
courses ? Elle s’arrêta à l’autre bout du parking et tenta de mettre en
pratique le blocage de son cerveau. Elle le suivait des yeux tandis qu’il
remontait tranquillement l’avenue, les mains dans les poches. Lorsqu’il fut
hors de portée, elle emprunta le même chemin. Au bout de quelques
dizaines de mètres, Matthew pénétra dans un petit immeuble. Même si elle
se trouvait à une distance raisonnable, elle ne put s’empêcher de sursauter
quand elle remarqua la présence de deux hommes de l’URS qui montaient
la garde sur le seuil du bâtiment. Elle s’arrêta. Elle savait où Matthew se
trouvait et elle ne pouvait désormais plus le suivre, ce qui lui laissait le
temps d’observer les lieux. Le modeste immeuble avait à peine la largeur
d’une maison et s’élevait sur trois étages. Il était d’aspect plutôt moderne,
se fondant parfaitement dans ce quartier chic de la ville. Elle s’installa sur
un banc, d’où elle avait une vue imprenable sur l’entrée et se surprit à se
ronger les ongles, chose qu’elle avait pourtant cessé de faire depuis des
années.
Matthew ne la lâchait pas des yeux, sans doute dans l’attente d’une
réponse qu’elle n’était pas à même de lui donner. Elle se sentait juste sur le
point de défaillir. Il n’était qu’à quelques centimètres d’elle et elle avait la
nette impression qu’aucun son ne pourrait sortir de sa bouche tant qu’elle
ne le repousserait pas. Il dut se rendre compte de son malaise car il fit un
pas en arrière, sans toutefois la lâcher du regard. Mais Gaby n’était pas plus
capable que lui de rompre ce lien visuel. Elle ne savait si elle devait avoir
peur ou se sentir embarrassée par ses actions. Elle inspira profondément
puis ferma les yeux pour rassembler ses pensées.
Elle continuait de hurler. C’était plus fort qu’elle, comme si elle avait un
besoin viscéral de libérer toute la frustration contenue ces dernières
semaines. Matthew se retourna pour scruter le parking – qui ne semblait
plus aussi désert que tout à l’heure – et fronça les sourcils lorsque son
regard se plongea de nouveau dans le sien.
SATANÉES-FOUTUES-HORMONES !!!
— Je veux savoir quels sont tes liens avec l’URS ! Je veux comprendre,
je veux…
— Je n’ai pas le temps pour ces gamineries. Et toi tu devrais être à ton
stage, déclara-t-il d’un air revêche.
— Des réponses !
— Alors non je ne travaille pas pour eux, lui répondit-il avec un petit
sourire satisfait.
Elle regarda sa montre d’un air absent. 14 h 00. C’était sans doute une
erreur mais elle téléphona à l’hôpital et, par bonheur, tomba sur Miranda.
Elle lui expliqua vaguement qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle ne
pourrait pas venir au stage. La jeune femme raccrocha, peu fière d’elle, puis
laissa son regard vagabonder au travers du parking. Mécaniquement, elle
démarra la voiture et se dirigea vers la banque.
Arriver au quatrième étage et poser les pieds dans le grand hall aseptisé
lui fit l’effet d’une bouffée d’oxygène. Elle se cala contre un des murs en
fermant les yeux et inhala la forte odeur de café qui lui chatouillait les
narines. Contre toute attente, elle aimait cet endroit. Elle s’y sentait à l’aise,
détendue.
— Ce n’est pas de refus. Dis-moi Evan, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
demanda-t-elle en le suivant.
— Tu joues ? Tu composes ?
— Ce qui implique que tu n’es pas ici pour un cours particulier alors…
— En effet, mais je ne suis pas contre non plus. Ça occupera mon temps
perdu, soupira-t-elle pour la forme, heureuse de le croiser et de se changer
les idées.
— Pardon ?
Gaby laissa son regard dériver vers leurs mains sans chercher à se
dégager de son emprise. Elle appréciait ce contact, il avait quelque chose de
rassurant.
— Il semblerait, oui.
Elle passa devant Matthew sans s’en préoccuper, bien qu’elle sentît son
regard peser sur elle. La tension qui régnait entre eux était palpable mais
elle refusa de s’y attarder.
Pour se changer les idées elle fit un rapide tour d’horizon de sa nouvelle
chambre. Elle était spacieuse mais en même temps chaleureuse. Les tons
gris et froids étaient balayés par les meubles blancs qu’elle avait achetés. Le
sentiment qu’elle avait eu à la première visite ne s’était pas estompé. Elle
allait être bien ici, elle le sentait. La jeune femme sortit de la pièce pour
rejoindre le salon, dans lequel elle trouva Lola, affalée dans le canapé. Le
petit air de satisfaction qu’elle découvrit sur son visage la fit sourire. Elle
avait préparé deux coupes de champagne sur la petite table du salon.
— À notre nouvelle vie !
— C’est sympa de la part d’Evan de nous avoir aidées cette semaine, lui
dit-elle avec un regard en coin.
— Mmmh.
— Tu devrais l’inviter.
— Je voulais dire lui et toi, Gaby. La subtilité et toi ça fait trois, hein ?
— Alors trouve-toi un bon petit non-déviant, lui cria Lola alors qu’elle
était restée dans le salon. Pas de déviant, pas de soucis !
Seule dans la cuisine, Gabrielle ricana. Elle n’avait pas tort. Moins elle
fréquenterait de déviants, plus simple serait sa vie. Mais il fallait croire
qu’elle aimait les complications… À moins qu’elle ne les attire comme un
aimant.
Elle ne savait pas vraiment comment aborder le sujet Matthew avec lui.
La jeune femme inspira un grand bol d’air avant d’enchaîner d’une voix
rapide.
— Il n’avait pas l’air très amical la dernière fois. Et il a aussi l’air très
proche de l’URS.
— Ne sois pas aussi naïve. Les personnes qui ont passé ce scanner ont
forcément été repérées par l’URS... Comment crois-tu que les médecins
réagissent face à ça ?
Elle ne se retourna pas, elle ne tenait pas à lui faire face. Elle prit la
direction de son appartement, un peu sonnée... mais en même temps
revigorée. Elle se montrait sans doute idiote mais elle se surprit à sourire.
Malgré ses doutes, elle savait désormais que son intuition était la bonne.
Elle avait eu raison d’avoir confiance en lui. Mais elle ravala rapidement
son sourire. Il jouait avec le feu. Son attitude était dangereuse et il risquait
peut-être même sa vie à prolonger le double jeu. Finalement, rien ne
semblait rassurant dans ces constatations.
Elle se considérait comme une très mauvaise espionne mais qui ne tente
rien n’a rien. Elle prit donc sa décision : elle ne se découragerait pas. La
jeune femme fit un saut jusqu’à l’appartement, où elle croisa Lola.
— OK. Tiens, les clés. Au fait Gab’, demain j’ai prévu de voir Oliver, il
m’attend en fin de journée. Tu viens avec moi ?
— Pour les noms ? Oui je viens, pas de problème. J’en profiterai pour
voir Evan.
Sa voix était autoritaire comme à son habitude mais il jetait des coups
d’œil nerveux vers le garde de l’URS. Gaby sentit sa main trembler sur le
levier de vitesse mais démarra en trombe, tel un automate.
— Tourne à gauche.
À vrai dire elle n’était pas sûre de pouvoir affronter une course poursuite
ou n’importe quel autre cas de figure qui germait dans son esprit tourmenté.
Elle se libéra de son écharpe et la lui tendit. Il la prit entre ses mains,
d’un air perplexe.
— Ce n’est pas l’idéal mais c’est tout ce que j’ai sous la main. Appose
l’écharpe repliée sur la plaie et comprime fortement, ça stoppera
l’écoulement du sang.
— Quoi ?
— À part ça c’est moi qui me crois dans un film ? Matthew, tu crois qu’il
a vu la couleur de la voiture dans cette rue mal éclairée ? Tu devrais plutôt
te préoccuper de savoir si oui ou non il pourrait t’identifier !
Du coin de l’œil, elle le vit serrer les poings. Mais se taire. Ce qui était
une grande première. Quant à elle, elle ne savait pas vraiment d’où lui
venait cette soudaine décontraction. Peut-être la chute d’adrénaline ?
— Je ne sais pas ce qui te pousse à être aussi stupide mais putain, Gaby,
tu te rends compte qu’ils auraient pu te découvrir ? Tu ne maîtrises encore
rien, c’était juste… suicidaire !
Elle qui était d’un naturel si calme, se rendait compte qu’il était vraiment
le seul à pouvoir mettre ses nerfs à si rude épreuve. Matthew se passa la
main dans les cheveux sans la quitter des yeux, l’air plus tourmenté que
jamais.
— En effet.
Il acquiesça sans un mot et elle sentit son regard peser sur elle le reste du
chemin.
— Prends la ruelle.
Un nouvel ordre…
Elle accéléra après avoir tourné. Ils se trouvaient dans une nouvelle ruelle
mal éclairée et elle espérait vraiment ne rencontrer aucun piéton, vu l’allure
à laquelle elle roulait.
— Prends à droite.
Elle pila net et, à défaut de pouvoir lui envoyer un regard noir, jura tout
bas. Cette fois la rue était un peu plus imposante, bordée de maisons
bourgeoises de caractère. Sans nul doute un quartier privilégié. Matthew
lâcha un soupir. Une voiture en warning barrait le bout de la rue. Impossible
de passer par là.
La conversation entre les deux hommes semblait assez houleuse. Elle osa
jeter un œil et les vit se tenir en joue. Son rythme cardiaque s’accéléra
quand elle remarqua qu’à l’inverse de son attitude plus tôt dans la soirée, ils
visaient tous deux les points vitaux.
Attention Matthew !
Matthew eut juste le temps d’esquiver le tir – qui cette fois visait
l’épaule, elle en était certaine. Il se planqua derrière une voiture et elle le
perdit totalement de vue.
Le garde pointa son arme vers la tête de Matthew et Gaby le vit fermer
les yeux.
C’est ce qu’elle lui avait demandé dans son rêve. Même si elle
connaissait par avance la réponse. Et elle tira. Avec une facilité
déconcertante, comme si son cerveau était déconnecté. Pourtant, elle sentit
un arrière-goût amer lui couler dans le fond de la gorge. Son intuition lui
dictait que ce n’était qu’un début mais elle ignora cette sombre prophétie.
Matthew était déjà debout et se rapprochait du garde.
— Est-ce qu’il…
Elle hocha la tête sans un mot. Elle n’avait pas besoin de lui reposer la
question, son silence en disait long. Aucun doute ne subsistait sur la mort de
l’homme. Elle était choquée, c’était évident. Mais le plus révoltant à ses
yeux restait d’avoir été capable de tirer, sans remords et sans la moindre
hésitation. Son acte lui faisait froid dans le dos.
Elle refoula une subite envie de rire devant son air horrifié et se remit à la
tâche.
— Tu as de l’alcool ?
Elle le regarda dans les yeux et lui répondit avec toute la patience dont
elle pouvait faire preuve.
Gaby le regarda déglutir et s’agaça. Puis elle ouvrit les placards sans son
accord et y dénicha une bouteille de whisky dont elle remplit un verre.
Il but le verre d’une traite tandis qu’elle s’adonnait à la tâche. En fait, elle
s’était trompée. La balle était bel et bien ressortie, elle n’avait juste pas eu
le temps d’en juger, le sang et l’écharpe lui cachaient précédemment la
plaie.
— Remballe ton air moqueur, tu feras moins le malin dans cinq minutes.
Avec patience, elle recousit son mollet alors qu’il s’obstinait à regarder
partout sauf vers elle. Au moins il lui laissait le temps de réfléchir. Trop de
temps à vrai dire.
Elle avait parlé d’une voix calme, concentrée qu’elle était sur la blessure.
Instantanément, elle le sentit tressaillir et se crisper. Mais elle ne pouvait
pas effacer de sa mémoire la conversation des deux hommes.
Lorsqu’elle releva les yeux vers lui, elle le découvrit le regard dans le
vague, contemplant les photos accrochées au mur du salon d’un œil absent.
— Oui, c’est bon. Je ne suis pas sûre que les muscles soient intacts et je
pense que tu devrais éviter de poser le pied pendant quelques jours, même
si j’imagine que tu n’en feras qu’à ta tête.
— D’accord.
Il se leva et se posta devant les photos l’air pensif.
— C’était… C’est… Putain, se reprit-il, la tête entre les mains. C’est une
déviante… Et ils l’ont eue.
Elle imaginait que le sujet était clos, qu’il ne voulait pas lui parler plus de
sa sœur. Mais au moins, il s’était ouvert à elle. Un peu.
— Qu’est-ce que tu faisais là-bas ce soir ? Le… gars de l’URS qui t’a tiré
dans l’épaule, il semblait te connaître.
— Disons que j’ai l’habitude de… bosser pour eux de temps en temps.
— Qui ça « on » ? l’interrompit-elle.
— Les scanners, entre autres. Evan m’a dit qu’il te les avait montrés.
D’autres choses aussi…
— Quoi ? Tu le connaissais ?
— Ernest Frame ? Pas vraiment. Mais j’en ai déjà entendu parler. C’était
le big boss de mon père. Je ne savais pas qu’il était mort…
— Je n’ai pu imprimer que deux fiches, la sienne et une autre, celle d’une
certaine Emily Perkins, conclut-il alors qu’elle se frottait les yeux. Tu es
crevée. Il faut dire qu’il est… 3 h 00 du mat’. Rentre te reposer. On en
reparlera demain, d’accord ? Je connais un gars de confiance qui pourra
aider à nettoyer la voiture. Il bosse dans un garage et il a tous les produits
qu’il faut pour ce genre de déconvenues. Je t’envoie son nom et son adresse
par texto. Tu lui diras que tu viens de ma part. Je le préviendrai.
Gaby acquiesça. Elle avait bien trop de choses en tête et elle ne savait pas
comment elle pouvait encore tenir debout. Elle se dirigea vers l’entrée
quand elle sentit la main de Matthew saisir son bras, avant de descendre
doucement à la recherche de sa main. Il entrelaça leurs doigts quand elle se
retourna vers lui.
Elle ferma les yeux devant la tendresse de son geste, tellement éloignée
de ce qu’ils avaient vécu ces derniers temps, et prit le temps de savourer
l’instant présent. Et elle ne les rouvrit pas lorsqu’elle sentit ses lèvres
chaudes se poser sur les siennes. Elle tituba légèrement en passant le seuil
de sa porte, et il la rattrapa de justesse.
Une fois encore elle ne protesta pas, elle se sentait bien trop épuisée pour
ça. Elle s’étala de tout son long sur le lit, pour trouver instantanément le
sommeil.
J’avance, contrainte et forcée par mon corps, alors que mon esprit hurle
pour que je me réveille. Et alors je les vois. J’assiste à la scène comme si
j’étais simple spectatrice. Le garde s’écroule et je vois Matthew agenouillé
devant le corps, immobile. Alors je m’approche, poussée par une pulsion
malsaine. J’ai besoin de le voir, de le toucher, de vérifier. Puis je stoppe.
Brutalement. Matthew se retourne et me dévisage comme si j’étais un
fantôme. En même temps, je dois en avoir l’allure, la pâleur.
Je m’agenouille à ses côtés, lui parle sans le regarder.
Sa voix est basse, rauque, mais surtout elle ne m’a jamais parue si
mélancolique.
Je me tourne vers lui, mue par une colère bien trop longtemps contenue.
Je lève mes yeux vers lui et j’y lis la même douleur. Elle me semble trop
insoutenable et je laisse mon regard dériver vers l’horizon, avec cette
impression que rien ne sera plus jamais comme avant.
J’imagine qu’il sait de quoi il parle. Mais à cet instant précis, je n’en
ressens pas le besoin. Je n’ai pas envie d’être seule. Pas envie de me
réveiller avec le sentiment de désespoir qui m’envahira quand mon cerveau
se remettra en marche.
Gaby ouvrit les yeux et un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Elle
était parvenue à se réveiller par la simple action de sa volonté. Et elle avait
soif. Soif de connaissance. Elle voulait apprendre, maîtriser. Si le pouvoir
avait sans nul doute un goût de sang, c’était aussi grisant et stimulant, elle
ne pouvait pas le nier.
14.
Ils se dévisagèrent un long moment. Une éternité. Puis Gaby sentit son
regard glisser vers la courbe parfaite de ses lèvres et se mit à trembler. Elle
avait envie de l’embrasser. Elle n’avait jamais désiré personne au point d’en
trembler. Elle n’avait tout bonnement jamais ressenti de désir aussi
puissant. La respiration saccadée, la jeune femme se passa la langue sur les
lèvres. Ce geste donna le signal pour rompre l’immobilité dans laquelle ils
semblaient plongés.
Haletante, elle décolla ses lèvres des siennes pour retrouver son souffle.
Elle apposa son front au sien.
Gaby lâcha un petit cri lorsqu’elle sentit ses mains passer sous ses fesses
pour la soulever, avant que ses lèvres ne s’écrasent une nouvelle fois contre
les siennes. Elle enroula ses jambes autour des hanches du professeur avant
de le faire chanceler. Elle avait bien vite oublié la blessure. Le moment de
flottement engendra une légère hésitation lorsque ses pieds touchèrent à
nouveau le sol.
— Je n’ai jamais…
Elle cherchait les mots adéquats pour lui expliquer à la fois son ressenti
et aussi pour reprendre contenance. Mais au vu de son mouvement de recul,
il se méprenait sur la fin de cette phrase.
— Oh non non non, j’ai déjà… Enfin non, ce n’est pas la première fois,
loin de là, enfin...
— Pourquoi ?
Ses poings se serrèrent et sa voix n’était plus qu’un souffle. Elle avait
encore du mal à évoquer ce souvenir douloureux. Pourtant elle lui raconta la
mort de Lilianna, ainsi que bien d’autres choses somme toute assez futiles.
En retour, elle apprit qu’il n’avait jamais connu son père, que sa mère
joignait difficilement les deux bouts et qu’il l’avait lui aussi perdue, d’une
sclérose en plaques. Ces confidences, pas si maigres que cela, la
confortèrent dans l’élan qui la menait vers lui. Elle se reconnaissait dans la
douleur muette qui transparaissait de ses yeux presque noirs.
Ils discutaient encore à 3 h 30 du matin, de sujets plus légers, lorsque la
main de Matthew se posa sur le genou de la jeune femme. Ce simple geste
l’embrasa en un instant. Sa main remonta dangereusement le long de sa
jambe, mettant ainsi un terme au dialogue. Leurs yeux se scellèrent et elle
posa sa main sur la joue mal rasée du jeune homme, le souffle court.
Pourtant, Matthew prit son temps. Ses mains se faufilèrent sous son T-shirt,
caressant, titillant sa peau nue qui frissonnait de désir. Mais la patience de
Gaby s’effilocha et elle prit les devants dans un baiser fiévreux auquel il
répondit volontiers. Elle tira sur son T-shirt avec nervosité. Elle avait besoin
de sentir sa peau nue sous ses doigts, de succomber à son odeur. Elle l’aida
à se débarrasser du vêtement et posa ses mains à plat contre son torse. La
jeune médecin pouvait sentir le battement rapide de son cœur et elle se
demanda un instant s’il pouvait entendre le sien, dont le rythme tonitruant
résonnait jusqu’à ses tempes.
Gaby inspira profondément. Elle n’avait jamais vraiment été à l’aise avec
son corps mais elle résista à l’envie de masquer sa nudité. Elle capta le
regard brûlant du jeune homme et ses doutes laissèrent place à un désir
encore plus ardent.
— Je te veux depuis l’instant où j’ai posé les yeux sur toi, lui murmura-t-
il au creux de l’oreille alors qu’il luttait pour dégrafer son soutien-gorge.
Elle ferma les yeux et bascula la tête en arrière, décidée pour une fois à
se laisser porter, à lâcher prise. Et elle se laissa submerger. Parce que rien
d’autre ne comptait. Rien d’autre que son souffle dans son cou… Le poids
de son corps recouvrant le sien... Son odeur boisée si particulière qui
n’appartenait qu’à lui... Et chacune de ses caresses…
Elle s’étira avec langueur, puis ses yeux scannèrent la chambre qu’elle
avait à peine entraperçue cette nuit. À la différence du salon, qu’elle avait
trouvé chaleureux et cosy, la chambre lui paraissait froide et dénuée d’âme.
Elle comportait le strict minimum, sans fioritures, sans photos, sans cadres.
À peine une chambre d’hôtel améliorée. Son regard se dirigea vers l’autre
côté du lit. Matthew ne s’y trouvait plus et elle se sentit légèrement
désappointée. La jeune femme essaya tant bien que mal de rassembler ses
affaires et s’habilla à la hâte avant de se diriger vers le salon. Elle s’arrêta
au seuil de la porte et l’observa à la dérobée. Matthew était de dos et
préparait le petit déjeuner. Son regard dévia vers ses boucles brunes. Ses
cheveux avaient poussé depuis leur première rencontre et elle aimait bien
l’allure romantique que cela lui donnait. Même si romantisme et Matthew
ne résonnaient pas forcément en harmonie. Elle se passa la main dans les
cheveux lorsqu’il se retourna, consciente de ne pas vraiment être à son
avantage ce matin.
— Jus d’orange ?
— Oui. Merci.
Sa voix était plus ferme que le flot d’émotions qu’elle ressentait. Mais
heureusement, la colère devenait le sentiment prédominant. Elle décida de
s’en servir pour qu’il n’ait pas accès à ses pensées.
De qui se moquait-il ? Elle n’était pas dupe. Assez stupide pour être
tombée dans ses bras sans doute, mais pas dupe. Elle ne savait pas vraiment
ce qu’ils avaient partagé cette nuit mais une chose demeurait certaine : ce
n’était pas rien. Pas après leurs confidences. Elle fit le tour de la table et
s’approcha doucement de lui, histoire d’être certaine de son effet. Arrivée à
proximité de son visage, de ses lèvres, elle plongea son regard dans le sien.
Elle entendait les trémolos dans sa voix mais elle n’avait plus envie de
donner le change. Sans compter la fatigue des deux derniers jours.
— Je ne vais pas te laisser dans cet état, tu m’inquiètes !
— S’il te plaît...
— Un câlin ?
Gaby réussit à sourire au travers des larmes et se précipita vers elle pour
l’étreindre. Elle avait peu de repères en fin de compte dans sa vie. Mais ses
repères valaient sans doute plus que n’importe quel coup de cœur. Ils se
résumaient en tout et pour tout à trois personnes : Jake, Benjamin et Lola.
Elle savait que tant qu’ils seraient dans sa vie, elle s’en sortirait.
— Tu es sûre ?
— Je vois qu’on prend ses aises mesdemoiselles, leur dit-il pour simple
bonjour.
— Ça !
— À première vue c’est une liste de noms, liste que j’ai récupérée sur un
cadavre. Un cadavre de l’URS.
— Évidemment. Déjà quand j’étais à L.A., mais aussi ici à Clarks. J’y ai
passé des heures et rien n’y fait. Ça ne correspond à rien de rien.
— Ce doit être des codes. Ce ne sont peut-être même pas des noms en
fait, constata-t-il tout haut. Reste à déterminer la méthode de cryptage… et
la clé, si elle existe.
— Là, c’est à toi de nous expliquer Oliver.
C’est avec ces simples petits mots qu’il les congédia, après avoir
conservé la liste de noms.
— Quoi ?
Ce n’était pas réellement une fuite... Elle avait juste aperçu Evan.
— Hey !
— Hey toi-même ! Ça va ?
Non.
Elle roula des yeux. Voilà qu’il la sermonnait. Elle avait déjà bien assez à
faire avec un père trop protecteur, sans qu’elle n’en ait besoin d’un second.
— Je vois que les nouvelles vont vite ! On est en vie tous les deux, c’est
plutôt rassurant non ?
Visiblement, Evan n’avait plus envie de plaisanter. Pour autant, s’il lui
sortait encore une fois que ce n’était pas un jeu, elle était franchement
capable de le frapper. Il se contenta de plisser les paupières jusqu’à ce
qu’elles ne ressemblent plus qu’à deux fins traits et croisa les bras en la
dévisageant. À moins qu’il n’ait attendu une réaction de sa part ? Une
explication peut-être ? Elle n’avait pas la patience pour cela aujourd’hui.
— Écoute Evan. Je n’ai pas cinq ans. Ce que j’ai fait hier n’était peut-être
pas très réfléchi mais on s’en est sortis. Et je veux m’investir plus ici.
M’investir dans la Résistance.
— Vous avez quand même failli y laisser votre vie. Même si d’après ce
que je sais, tu t’es plutôt bien débrouillée. En tout cas tu n’es pas encore
prête, tu ne maîtrises pas suffisamment tes pouvoirs. Tu ne peux pas nous
aider tant qu’il reste un risque qu’ils pénètrent ton esprit. Je ne veux pas
jouer les rabat-joie mais franchement, si tu te fais prendre et qu’ils lisent en
toi, nous ne serons plus à l’abri ici. Ce n’est pas que de toi dont il s’agit.
C’est toute la Résistance qui est en jeu. Sans compter que Matt me tuerait !
Elle s’était sans doute laissée trop emporter par sa colère mais elle ne
voulait pas qu’on dirige sa vie à sa place. Quitte à passer pour une petite
fille capricieuse. Merde. Elle se mordilla la lèvre, embarrassée.
— Où ça ?
— Ça remonte à si loin ?
— Non. J’avais vingt ans. C’était il y a un peu plus de trois ans. Mais
Matthew m’a de suite repéré et aiguillé. La Résistance se mettait
difficilement en place et elle n’en était qu’à ses débuts. On est parti de rien
et ça a pris un peu de temps.
— J’ai toujours été mal à l’aise à l’idée de lire dans son esprit. Il a
toujours senti que j’étais différente, j’en suis certaine. Et pourtant, le peu de
fois où je suis entrée dans sa tête, je n’ai rien trouvé de probant, juste des
banalités. Mais je sais qu’il sait et qu’il tiendra toujours ce rôle de papa
protecteur envers moi.
Gaby lui sourit et laissa son regard dériver vers ses mains, qui tenaient
fermement les bords du verre. Leur conversation semblait bien trop
normale, leur attitude bien trop complice. C’était à la fois rassurant et
effrayant. Surtout aujourd’hui.
Elle le laissa lui prendre la main. Il l’avait fait des dizaines de fois
pendant leurs entraînements. Pourtant, la lueur qui éclairait cette fois son
regard semblait différente. Mais sa vie sentimentale se révélait bien trop
compliquée. Elle retira sa main sans se reculer et continua de parler, comme
si de rien n’était.
Elle avait eu le temps d’y penser et d’y repenser aujourd’hui, l’idée lui
semblait primordiale. Par deux fois elle s’était retrouvée dans un rêve de
Matthew et elle avait peur de reproduire le même schéma.
— Tu pars déjà ?
— Pas de problème.
Ces dernières semaines, Gaby retrouvait Evan tous les mardis et jeudis à
la banque, après le stage. En près d’un mois, elle avait fait d’énormes
progrès. Il fallait bien avouer qu’elle y mettait toute son énergie. Elle se
démenait comme jamais pour y arriver et ses efforts portaient doucement
leurs fruits. Elle était désormais capable de bloquer les intrusions – pour
peu qu’elle anticipe un peu – et même de fouiller succinctement dans la
mémoire. Quant à l’insertion dans les rêves, Evan lui avait appris comment
les stopper, à défaut d’être capable de les contrôler.
Elle se frotta les mains l’une contre l’autre après avoir soufflé dedans,
comme si ce geste pouvait empêcher la morsure du froid de s’insinuer dans
ses membres gelés. Le mois de décembre était bien avancé et le temps
incertain de Clarks avait, depuis longtemps déjà, pris l’allure d’un hiver
sans fin où les températures dépassaient rarement les cinq degrés. Et là,
clairement, on frôlait les températures négatives. La jeune femme sautilla
sur place, prête à tout pour créer un peu de chaleur. Elle se demandait où
était passé Evan. Elle n’était pas dupe. Il ne lui aurait jamais demandé de
l’attendre devant la banque au lieu d’y entrer. Aujourd’hui c’était le jour de
son anniversaire et elle le soupçonnait de préparer un coup en douce.
— Où va-t-on ?
— Juste au bar.
Gaby pouvait d’ores et déjà affirmer que son amie ne tenait pas l’alcool.
Encore moins qu’elle-même et c’était peu dire.
— Gaby ?
— Où est-ce que tu es ?
Un deuxième coup de feu brisa la fausse quiétude de la nuit et lui fit
pousser un cri de désespoir.
Elle bifurqua dans la ruelle, soulagée de voir disparaître l’URS même pour
quelques secondes, puis courut à perdre haleine, lorsque des bras puissants
la tirèrent vers l’arrière. Son cri fut englouti par la main qui se posa contre
ses lèvres et elle lutta contre son agresseur le plus violemment possible.
Tout sauf rester passive, tout sauf se laisser embarquer, tout sauf voir son
pire cauchemar se réaliser…
— Combien sont-ils ?
Sans attendre la réponse, il replaça sa main contre la bouche de Gaby.
Dans la pénombre, elle apercevait à peine ses traits soucieux. Mais la voix
d’un agent de l’URS, elle, rompait le calme ambiant.
— La ferme !
— Brune ? Blonde ?
— Aucune idée, avec l’obscurité je ne pourrais être catégorique. Mais
c’est une déviante, il faut qu’on la retrouve.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Vous savez que c’est une déviante mais vous n’avez pas été foutu de
pénétrer son esprit pour connaître son identité ? Bravo. Bon, j’en ai assez
entendu pour ce soir. Je n’ai pas vu votre déviante fantôme, donc si vous le
permettez, je vais me coucher ! Le bar en face n’est pas encore fermé, vous
pourrez peut-être l’y trouver !
— On ne peut pas rester ici, c’est trop dangereux. Ils ne savent rien de
toi, autant que la situation ne dégénère pas. Je te raccompagne.
Elle sentit à peine les bras de Matthew se glisser sous ses genoux et
parcourir la distance entre sa voiture et son appartement. Elle se sentait
comme dans un état second. Il la déposa devant la porte le temps de
l’ouvrir, puis la porta jusqu’à sa chambre. Il s’apprêtait à rebrousser chemin
quand elle posa la main sur son avant-bras, avant de se blottir contre lui.
— Merci… chuchota-t-elle.
Il s’en alla sans plus de cérémonie. Gaby se glissa dans son lit après avoir
enlevé ses vêtements à la hâte lorsqu’un texto la fit sursauter. Elle saisit son
portable tout en bâillant, prête à s’endormir, quand elle aperçut le nom de
l’expéditeur clignoter sur l’écran : « Meilleur prof sexy ». Elle n’avait pu se
résoudre à modifier l’appellation. Elle se redressa dans son lit – cette fois
parfaitement réveillée – et lut le message.
Rien d’autre que ces trois petits mots. Mais étrangement, ils semblaient
suffisants pour qu’un sourire s’épanouisse sur ses lèvres. Elle avait par tous
les moyens essayé de rester éloignée, de le sortir de sa vie. Mais c’était au-
delà de ses forces. Peut-être aurait-elle dû se sentir anéantie après son rejet,
ou en colère, furieuse. Pourtant, elle ne ressentait pas vraiment ces
émotions-là. Il restait ce petit sentiment qui refusait de s’éteindre. Et qu’il
venait de nourrir, une fois de plus. Ce sentiment c’était l’espoir, qui lui
procurait une envie folle de s’y accrocher envers et contre tout…
Aujourd’hui, elle avait vingt-et-un ans. Elle était jeune. Elle avait la vie
devant elle.
Merci Matthew…
Ce soir-là elle s’endormit plus paisiblement que les autres soirs, sans
qu’aucune ombre ne vienne la hanter malgré l’intensité de la soirée. Il
l’avait fait. Il l’avait sortie de son cauchemar. Et pour cela elle lui vouerait
une reconnaissance sans précédent.
— Lola ! J’ai juste besoin de toi pour de la surveillance ! T’es flic, c’est
dans tes cordes non ?
— J’aime pas l’idée de laisser des traces, que quelqu’un s’en rende
compte, c’est tout. J’ai déjà eu affaire à l’URS, et je n’ai pas plus envie que
ça de réitérer l’expérience.
— Ça marche, soupira-t-elle.
— Oui. Entre autres. Mais je ne peux pas pratiquer l’examen seule. J’ai
au moins besoin de toi pour lancer et arrêter le scanner. Ça ne prend que
quelques minutes, ne t’en fais pas. Ensuite tu surveilleras pendant que je
récupère les informations.
Gaby verrouilla la porte après s’être assurée que personne ne les avait
vues entrer, et remonta sa manche jusqu’en haut du bras.
— Je ne veux pas voir ça, déclara son amie en se cachant le visage entre
ses mains.
— C’est bon c’est fait, la rassura le futur médecin en ôtant ses bijoux.
Toi, tu vas là, lui dit-elle en lui indiquant une petite cabine. En aucun cas tu
ne viens me voir pendant l’examen, à cause des rayons. Ça ne dure que
quelques minutes. Je t’ai fait un schéma de l’appareil et des différents
boutons ainsi qu’une liste de choses à exécuter, dans l’ordre. OK ?
— Non, c’est vrai. Allez, cinq minutes tout au plus, ne t’en fais pas.
— Non, c’est bon, ne t’en fais pas. J’ai juste trouvé le temps un peu long.
Maintenant je te fais ressortir. Tu restes dans la salle d’attente et tu te
débrouilles pour faire diversion si quelqu’un essaie d’entrer d’accord ?
Merde… Son référent de stage arqua les sourcils avant que son regard ne
bifurque vers le dossier qu’elle avait en main.
Gaby était convaincue d’être livide et surtout pas très crédible. À vrai
dire, elle avait toujours été incapable de mentir. Et ne pas le regarder droit
dans les yeux ne faisait qu’aggraver son cas, c’était certain.
James cligna des yeux et reporta toute son attention vers la jeune
hispanique.
Son ton était un peu brusque et elle s’en mordit immédiatement les
doigts.
— On peut dire que les nouvelles vont vite ! lui répondit-elle en levant
les yeux au ciel.
Elle lui tendit les feuilles en posant les mains sur ses hanches. Elle se
sentait d’une humeur massacrante. Qui ne risquait pas de s’arranger au vu
de l’arrivée inopinée de Monsieur Meilleur Prof Sexy…
— Viens par ici Matt !
— Demande à Gaby.
Pour la première fois depuis son arrivée, Matthew daigna enfin lui
accorder un regard. Mais finalement, il aurait mieux valu qu’il s’abstienne.
Parce que dans ses yeux courait une succession de sentiments
contradictoires. Elle scella son regard au sien, consciente du magnétisme
qu’il exerçait sur elle.
Lola se trouvait déjà aux côtés d’Oliver, les yeux rivés sur l’ordinateur.
— Pas trop tôt ! À croire que vous aviez mieux à faire que de venir
m’écouter, constata ce dernier d’un ton impassible en dévisageant le petit
groupe qui avait pris place dans le bureau.
— J’ai décodé les deux premiers noms. Contre toute attente, ce sont bien
des noms sur cette liste. Et c’est assez intéressant.
Oliver laissa planer un petit silence, l’air satisfait. Gaby se retint de tout
commentaire. Elle essayait juste de reprendre son calme après la
conversation houleuse dont Oliver faisait fi. Bien qu’il l’ait forcément
entendue, de même que Lola.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Une fois que tu as la clé, où est le
problème pour décoder les autres ?
— En voilà une bonne question. En fait, ça n’a pas été si simple. Chaque
nom semble avoir une clé différente, ce qui complique clairement le
processus. Il m’a fallu des jours pour trouver la première clé mais j’ai
douté, car elle ne fonctionnait qu’avec un nom. Maintenant j’ai compris,
donc j’ai pu continuer. J’ai trouvé la seconde clé.
— Non. C’est d’autant plus long qu’il faut repartir de zéro et relancer
l’algorithme de décryptage pour chaque nom.
— Et donc, qu’est-ce que tu as trouvé ?
— Qui est ?
À peine Oliver avait-il prononcé ces paroles qu’il se trouvait déjà hors de
la pièce.
Gaby doutait que les deux jeunes hommes se rappellent encore de leur
présence avec eux. Ils semblaient dans leur bulle. Elle se posa même la
question de savoir s’ils ne communiquaient qu’avec la parole.
— À moi !
Sa voix avait repris la vigueur du leader et elle fronça les sourcils devant
son ordre un peu brutal. Parce que de l’extérieur, ces mots auraient presque
pu passer pour de la jalousie. Mais il fallait qu’elle arrête de prendre ses
désirs pour des réalités.
— Si tu veux, concéda-t-elle sans masquer son agacement. Ce sera tout ?
Gaby sursauta. Elle n’avait pas l’habitude de voir son père s’énerver
autant et il fallait avouer que c’était intrigant, même si elle se sentait mal à
l’aise d’assister à cette scène dans l’ombre d’un couloir. Elle s’éclaircit la
voix – sa conscience reprenant le dessus – et croisa le regard de son père. Il
ne lui avait jamais paru si éreinté. Les yeux rougis par la fatigue, les
cheveux négligemment ébouriffés, il paraissait bien plus vieux que son âge.
— Je te laisse, souffla-t-il dans le téléphone avant de raccrocher.
— Une fille n’a pas le droit de passer dire bonjour à son père ?
— Non, elle est sortie avec une amie. Tu prends tes marques dans ton
nouvel appartement ? Tout va bien avec Julia ? lui demanda-t-il en lui
servant un verre de jus de fruit ananas-citron, son préféré.
Elle n’aimait pas les faux-semblants, surtout avec lui. Elle avait toujours
eu du mal à se conformer aux banalités d’usage.
— Le boulot m’en fait voir de toutes les couleurs. Juste une mauvaise
période à passer, lui répondit-il avec un sourire las.
— Dis-moi, tu te souviens d’Ernest Frame ?
— Le PDG de Trikuram ?
Jake se pencha vers elle pour déposer un baiser sur son front, comme si
c’était la chose la plus naturelle au monde.
La jeune femme rentra chez elle l’esprit embrumé par les multiples
questions qui demeuraient sans réponses et qui s’ajoutaient désormais aux
autres. Elle y retrouva Lola, encore attablée.
Ce n’était pas vraiment dans ses habitudes. Lola s’éclaircit la voix avant
de lui répondre.
— Ça t’ennuie ?
— Tu crois ?
— On dirait bien que mon scanner n’aura pas été vain, plaisanta Gaby en
soupirant à son tour.
— Désolée, je rêvassais.
— Sans blague.
— Non, je n’ai pas couché avec lui. En revanche, je vois bien que tu as
des choses à me raconter, toi !
— Non, je… enfin... tu me l’as dit, tout le monde rêve de l’avoir dans
son lit, donc je me disais que peut-être...
— Mmmh.
— Et de son côté ?
Gaby resta silencieuse. Elle avait le pouvoir de lire dans les pensées,
d’anticiper et de s’insérer dans les rêves. Pourtant, elle se sentait juste
incapable de mentir.
— Oh si. Mais c’est plutôt l’endroit de son stage qui me dérange un peu.
— Ah bon ? C’est où ?
— C’est momentané, c’est bien qu’il voie autre chose aussi. Comment
son père l’a-t-il pris ?
Elle ne voulait pas penser plus loin, ce qui n’aurait eu aucun sens.
— Avec plaisir.
Elle entendait lui parler de Jake et de l’idée qui lui trottait dans la tête
pour Trikuram. Autant réfléchir avant d’agir... pour une fois.
— D’accord.
Elle n’était pas certaine du bien-fondé de sa décision. Encore moins du
fait de se retrouver à nouveau chez lui. Mais elle avait bien saisi le message.
Désormais ils étaient une équipe. Même si l’idée semblait difficile à
admettre, il n’avait pas tort. Elle n’avait pas à faire face seule. Elle devait
apprendre à penser collectif, pour sa sécurité comme pour celle des autres.
Il aimait ça. Les cours, le pouvoir qu’il avait sur les élèves, parfois même
l’admiration qu’il lisait dans leurs regards. Il n’avait que vingt-six ans mais
se sentait à l’aise, décontracté. Il maîtrisait, tout simplement.
— Non. Si je peux me permettre Matt. Il est fort peu probable que la liste
de noms soit une liste de déviants. Au contraire même, ça ressemblerait
plutôt à des membres du gouvernement. Ou du moins des individus qui en
savent un peu trop. Ernest Frame est mort, il n’a pas été capturé. Quant à
Mary Taylor, si c’était une déviante, l’URS aurait agi depuis belle lurette...
Ne pousse pas tes espoirs trop loin, chuchota-t-il pour conclure.
Matthew prit soin de dévisager en silence celui qui, au fil des ans, était
devenu un ami – sans doute même son seul véritable ami. Son naturel
impulsif lui suggérait de l’envoyer paître, mais il ne pouvait s’y résoudre.
Depuis Lily, sa sœur, il se trouvait être le seul à le connaître réellement.
Avec Evan, il n’était pas le professeur décontracté ni le séducteur invétéré.
Avec Evan, il n’avait pas besoin de dissimuler l’homme brisé qu’il était
vraiment. La gorge sèche, à ce moment précis, Matthew aurait donné cher
pour un bon verre de whisky. Efficace pour oublier... mais que
momentanément, à son grand désespoir.
— Je sais ce que tu sous-entends Evan. Et je ne suis pas stupide. Je ne
crois plus aux contes de fées depuis bien longtemps. Je ne me fais pas
d’illusions, je me doute bien que Lily n’est pas sur la liste. Malgré tout, je
ne perds pas espoir de la retrouver, pourquoi pas grâce à eux, lui indiqua-t-il
d’un mouvement de la tête vers le mur, où étaient affichés les huit noms de
la liste de Lola.
— Rien.
— Elle s’est enfuie Evan, elle ne veut clairement pas être retrouvée ou
mise en danger. Elle a deux gosses, bordel ! Ernest Frame est venu vers
nous, il connaissait les risques et l’a chèrement payé de sa vie. Je ne vais
pas mettre en danger une mère de famille. Hors de question. Il reste six
noms sur cette putain de liste alors non Evan, on ne fait rien pour Mary
Taylor !
Matthew laissa planer un silence lourd de sens alors que son ami le fixait
de façon sarcastique. Le sous-entendu était limpide.
— C’est un ordre ?
— Plutôt un conseil.
— Alors ce n’est pas à toi d’en décider. Gaby est suffisamment grande
pour se gérer seule.
— Tu sais que c’est faux, tu sais qu’elle a encore besoin d’être protégée.
Sans compter qu’on a compris tous les deux qu’elle avait un énorme
potentiel.
— Je la protégerai.
Matthew savait qu’il n’avait pas vraiment d’autre option que de le laisser
faire. Sans compter qu’il accordait une confiance absolue à Evan. Du moins
jusque là. Il acquiesça, un peu à contrecœur malgré tout, puis ressortit de la
banque en ignorant le reste du monde. Il ressentait juste l’envie de se
retrouver seul, comme souvent. Il appréciait la solitude. S’isoler lui
permettait une certaine forme de liberté et lui apportait les ressources
nécessaires pour avancer, surmonter les obstacles. Pour survivre, tout
simplement.
— Allô ?
— Matthew ?
— Oui oui. Enfin non. Enfin disons que c’est compliqué. Est-ce qu’on
pourrait se retrouver dans un endroit calme ?
— La banque ?
— Non.
— C’est compliqué. À la fois, il faut que j’en parle. Mais d’un autre
côté… Je ne sais pas, je ne veux rien lui cacher. Pourtant c’est ce que je suis
en train de faire. Et dans un petit coin de ma tête, je me demande toujours si
tu es digne de confiance. Même si j’ai la sensation que tu es prêt à tout pour
la protéger. Encore qu’entre nous, tu t’y prends comme un crétin. Bref. Tout
ça se mélange dans ma tête et s’apprête à exploser.
— Des liens avec l’URS ? Gaby t’a déjà parlé de quelque chose ?
— Merci, je n’y avais pas songé, lui répondit-elle en levant les yeux au
ciel. Tu m’es d’une grande aide !
— Je me rends compte que tu as jugé bon de venir m’en parler. Parce que
tu sais d’une manière ou d’une autre que je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour l’épargner un maximum. Donc pour une fois, fais-moi
confiance. Tu rentres et tu fais comme si de rien n’était. Et demain, je
reviens vers toi. Peut-être pas avec LA bonne solution. Mais dans tous les
cas, il me faut un peu de recul.
Il savait qu’il possédait cette force de persuasion – qui lui avait servi bien
souvent – même s’il était loin d’être sûr de lui. Mais il fallait d’abord qu’il
la rassure et pour l’instant, Gaby ne devait pas être au courant.
Après le départ de Lola, il resta cloué sur son canapé une bonne partie de
l’après-midi. Lorsqu’il trouva enfin le courage de bouger, il sortit s’appuyer
contre la balustrade du balcon, pour laisser son regard vagabonder dans la
rue.
Il aimait son quartier. Presque trois ans qu’il vivait ici, depuis qu’il avait
emménagé dans la région. Et il appréciait toujours autant ces moments
paisibles de tout début de soirée, où lui parvenait l’odeur piquante de la
pizzeria qui commençait à s’animer pour le service. Il entendait
invariablement Ricky, le barman, houspiller ses employés, chaque jour,
quasiment à la même heure, avant que la douce musique de Bob Dylan,
chère au pizzaïolo, n’entame son rythme lancinant. C’était une habitude –
presque une coutume – qui lui soutira son premier sourire de la journée. Il
n’avait pas réellement d’alternative, il s’en rendait compte. Le tout était de
savoir si oui ou non il en parlerait à la jolie blonde.
Cette nuit-là fut hantée par ses pires cauchemars. Les cauchemars du
temps où il se sentait insouciant. Le temps où il avait une famille. Le temps
où il se permettait d’aimer. Un passé pas si lointain... Mais bel et bien
révolu.
— Ça ira. Sinon c’est ça ton idée géniale ? Débarquer chez lui comme
une fleur ? Mais pourquoi je suis allée te voir, sérieusement.
— Sans moi tu n’arriveras à rien. J’ai vécu près d’un mois avec lui, je le
connais un minimum.
— Alors quoi ?
— Oliver m’a dit que l’URS continuait ses investigations sur Julia
Castillo. Ils ont même lancé un portrait-robot…
— On ne les laissera pas arriver jusqu’à toi. Oliver m’en avait déjà parlé.
Il n’y a rien de concret. Il surveille, analyse, anticipe. À part changer de
coupe de cheveux à la rigueur, tu n’as rien à faire. Et surtout, aucune
inquiétude à avoir.
Jake Sawyer dégageait sans conteste cette aura charismatique qui incitait
les autres à lui faire confiance. À tort ou à raison... Si Matthew pensait
rencontrer un homme d’affaires froid et hautain, il s’était trompé sur toute
la ligne.
— Est-ce qu’on peut entrer Jake ? demanda Lola d’une voix faible.
— Non. Si Gaby n’est pas là, j’imagine que c’est parce qu’elle n’est pas
au courant de votre visite. Je me trompe ?
Jake brandit son bras pour montrer une espèce de gros bracelet noir.
Jake perdit instantanément son sourire, qui fut remplacé par une
expression de totale inquiétude.
— Je suis comme qui dirait tombée sur une liste de noms en provenance
de l’URS. Des noms codés. Le tien est le troisième qu’on a réussi à
décrypter.
Lola avait débité sa tirade d’un trait sans reprendre son souffle. Lui en
dire autant n’était pas forcément bénéfique à leur cause, mais en même
temps ils devaient le mettre en confiance s’ils voulaient en savoir plus.
Matthew étudia chacune des réactions de Jake attentivement. Comme la
pâleur soudaine de ses joues et le mouvement régulier, nerveux de son pied
contre la table du salon.
— C’est la raison pour laquelle Gaby m’a interrogé sur Ernest alors...
Ce fut au tour de Matthew de rester sans voix mais il se reprit bien vite.
La lui donner semblait risqué, mais Lola n’hésita pas une fraction de
seconde et la lui tendit.
— Ils sont codés, alors ça n’a pas beaucoup d’intérêt tel quel.
— Vous vous mettez en danger par vos recherches. Et les personnes sur
cette liste avec. Si le gouvernement se rend compte que la Résistance se
mêle de leurs petites affaires, vous serez des cibles vivantes.
— Peut-être parce que j’étais un des bras droits d’Ernest ? Ou parce que
la société Trikuram était grassement payée pour faire des recherches sur les
déviants ?
— Est-ce que vous vous serviez des déviants capturés ? lui demanda-t-il,
le visage fermé.
— Capturés, non. Mais tu serais surpris de voir ce que les gens sont
capables de faire pour un peu d’argent.
— Qu’est-ce qu’ils font des déviants alors ?
— Est-elle en sécurité ?
— Bien. C’est mon cas aussi, croyez-moi. Mais les apparences sont
souvent trompeuses, et les illusions prennent parfois le pas sur la réalité.
N’accordez votre confiance qu’avec une extrême parcimonie et surtout
méfiez-vous de tout le monde !
Une réplique digne d’un mauvais film policier. Matthew se serait presque
attendu à le voir sortir un gros cigare de sa poche, à la Al Capone.
— En effet. Désolée Oliver, mais il fallait d’abord que j’en parle avec
Matthew, avoua Lola.
Elisabeth…
— D’accord.
— Je m’en rappellerai, ne t’en fais pas ! Et pas un mot à Gaby tant qu’on
n’en sait pas davantage, OK ?
Il aimait bien ce petit air gêné et peu assuré dont elle seule avait le secret.
— Je sais. Je voulais juste être sûre de ne pas contrecarrer tes plans pour
la soirée.
Gaby laissait paraître un tel contraste que c’en était perturbant. Elle
semblait à la fois vulnérable et naïve mais, en même temps, l’éclat
belliqueux qui brillait dans ses yeux venait contredire cet aspect de femme
soumise. Et son corps ne faisait que trahir toutes ces émotions, la rendant
encore plus attachante. Il laissa ses yeux la parcourir, comme s’il
s’autorisait enfin à le faire après tout ce temps, malgré toutes les mises en
garde envoyées par son cerveau. Ses boucles blondes encadraient de façon
anarchique son visage à la pâleur un peu trop prononcée. La robe fluette et
légère que laissait entrevoir l’ouverture de son manteau découvrait ses
longues jambes, à moitié camouflées par de grandes bottes d’un noir
brillant. Il remonta lentement ses yeux vers le haut de son corps, savourant
chacune de ses courbes comme s’il pouvait la caresser d’un simple regard,
puis se délecta de son trouble manifeste et de ces joues rosées qui lui
seyaient bien plus.
Matthew aimait jouer avec les filles en général. Mais avec elle, ce jeu
revêtait une multitude d’aspects qu’il ne comprenait pas toujours. Elle avait
tendance à faire voler en éclats toutes ses résolutions et faire ressurgir toutes
les angoisses enfouies au fond de son être depuis bientôt trois ans. Et ça lui
fichait une trouille monumentale. Il ne cherchait aucune relation sérieuse, il
ne voulait aucun attachement, aucun sentiment. Et faisait en sorte que rien
ne transparaisse dans ses attitudes. Il se répétait ces mots en boucle dans sa
tête comme un mantra, mais était-ce suffisant pour s’en convaincre ? Parce
que la voix de la raison s’évanouissait progressivement, au profit du
profond désir qu’elle lui faisait ressentir. À cet instant précis il n’avait
qu’une seule envie, la plaquer contre le mur et remonter cette satanée robe.
Il la dévisagea un instant, le souffle court, puis fit taire ses instincts
primaires – même si une bonne douche froide lui aurait été profitable à cet
instant précis.
Il soupira, excédé. Elle avait beau avoir la figure enfantine de ses vingt
ans, Gabrielle Sawyer savait faire preuve d’une détermination sans faille. Et
derrière la jeune femme fragile qu’elle pensait être, il entrevoyait nettement
la force et le pouvoir qui se cachaient sous cette frêle apparence. Surtout,
elle avait visé juste. La partie rationnelle de son cerveau lui criait que c’était
une occasion en or. Il était clair qu’elle avait les appuis nécessaires pour
rentrer dans la firme et le « mobile » adéquat. L’autre partie en revanche…
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Nous ne sommes sûrs de rien pour
l’instant et ce serait en effet l’occasion d’en apprendre plus.
— Vraiment ?
22 h 30. Aucun signe de vie de son amie. Elle se prépara une tisane et
alluma la télévision sans réellement la regarder. Les images flottaient et
traversaient son esprit comme une simple musique d’ambiance lorsque la
serrure de la porte d’entrée cliqueta.
— De ?
Elle jouait son rôle d’idiote à la perfection et au moins, elle lui tendait la
perche.
— Pour James. Il faut que tu sois honnête avec moi. Si ça t’ennuie,
n’hésite pas à me le dire.
La jeune femme vit Lola se ronger distraitement les ongles sans oser
croiser son regard, ce qui lui fit l’effet d’un uppercut. Bon sang, que se
passait-il ? Lola releva enfin les yeux vers elle et lui sourit timidement.
Gaby soupira. Pour la première fois depuis son retour, son amie lui
semblait sincère.
— Lui est peut-être coincé par le travail, mais pas moi. Et j’ai
grandement besoin de sortir. Je vais faire un tour au bar, tu viens avec moi ?
— Ça fait longtemps que je ne t’avais pas vue dans le coin. Gaby c’est
bien ça ?
Elle hocha la tête, tentant de masquer son air ahuri. Elle l’avait en effet
croisé plusieurs fois en venant au bar, mais elle ne pouvait se rappeler son
prénom. Ce qui l’embarrassa passablement.
— Josh, lui lança-t-il avant qu’elle ne lui pose la question. Qu’est-ce que
tu fais ici toute seule ?
La jeune femme accepta sans bouder son plaisir. Se faire draguer restait
toujours agréable, surtout que Josh était loin d’être repoussant.
Gaby sentit son regard peser sur ses épaules sans même avoir besoin de
se retourner. Après tout, le rencontrer ici semblait plutôt prévisible,
Matthew était un habitué des lieux. Elle ferma les yeux en inspirant de
grandes bouffées d’air. Depuis qu’elle contrôlait un peu mieux ses pouvoirs,
si elle se concentrait suffisamment, elle pouvait percevoir les différentes
nuances de sentiments qui émanaient d’une personne. Et même si elle ne
pouvait lire en lui, elle décryptait nettement l’émotion dominante à cet
instant : l’agacement. Ce sentiment se répercuta en elle de façon
irrépressible. C’était à elle d’être agacée, pas à lui. D’ailleurs, à bien y
réfléchir, cela ressemblait moins à de l’agacement qu’à une soudaine colère,
qui couvait depuis des semaines. Il ne pouvait pas se jouer d’elle et espérer
qu’elle lui obéît au doigt et à l’œil.
Les paroles de Josh recentrèrent son attention et elle rouvrit les yeux –
tout en se protégeant d’une possible intrusion de la part du professeur. Le
barman s’était rapproché d’elle. Seul le bar les séparait désormais et elle
remarqua la petite lueur amusée au fond de ses yeux clairs. La proposition
était sans équivoque. Et ce genre de plan ne lui ressemblait pas vraiment.
Pourtant, ce soir, elle rêvait de se retrouver dans la peau de quelqu’un
d’autre... Gaby s’avança un peu plus vers lui pour couvrir le son entêtant de
la sono, consciente d’entrer de plein fouet dans son jeu de séduction.
— Pourquoi pas.
Elle n’était pas certaine de ses motivations mais, en revanche, elle
souhaitait vraiment se changer les idées. Et puis, ça ne l’engageait en rien...
Josh détacha son tablier à l’heure convenue et se dirigea vers elle, un
sourire charmeur aux lèvres. Il passa familièrement une main derrière son
dos après avoir enfilé sa veste.
— On y va ?
Gaby but les dernières gouttes de son verre un peu mal à l’aise mais se
laissa guider vers la sortie. Difficile de faire marche arrière maintenant. Une
fois de plus, elle sentit sa proximité avant même de le voir. Ce genre de
prise de conscience devenait lassante. Quoique lassant n’était peut-être pas
le bon mot. Effrayant serait sans doute plus approprié… Matthew se posta
au travers de leur chemin, bras croisés sur le torse, l’air passablement irrité.
Elle résista à l’envie de rouler des yeux devant son allure de vulgaire coq de
basse-cour.
— Je t’attends, le rassura-t-elle.
Elle le vit disparaître et prit son temps avant de se tourner vers Matthew.
Elle le vit serrer les poings jusqu’à voir la jointure blanche de ses
articulations. Il avait visiblement beaucoup de mal à se contrôler.
— La jalousie ne te va pas Matthew, le provoqua-t-elle avant de se
diriger à nouveau vers le bar. Et essayer de t’introduire dans ma tête ce
serait peine perdue, marmonna-t-elle pour elle-même.
S’il paraissait hors de lui, elle l’était tout autant. Elle voulait en finir avec
la petite fille naïve qu’il manipulait sans scrupules. Il l’attrapa sans
ménagement par le bras et la tira vers le vestiaire.
Gaby se mit à rire. Les nerfs qui lâchaient, sans aucun doute.
Elle reprit son sérieux et réfléchit très fortement à réagir par la violence.
Les mots étaient parfois plus percutants que les coups eux-mêmes et elle
vit Matthew reculer. L’ampoule au plafond explosa en mille morceaux, les
laissant dans une semi-obscurité. L’incident instaura une sorte de trêve.
Gaby contempla les éclats de verre l’œil vide, dépassée par une situation
qu’elle ne contrôlait plus. Comme s’il se reprenait, Matthew s’approcha
d’elle et débarrassa sa chevelure d’un morceau d’ampoule.
— Est-ce que ça va ?
— Comment ça ? bafouilla-t-elle.
— De moi…
Elle le sentait vulnérable, pour la première fois depuis qu’elle le
connaissait. Sans vraiment le comprendre elle ne voulait pas refermer la
brèche... Mais elle ne pouvait pas non plus subir encore et toujours ce cercle
vicieux. Le drame lié à sa sœur avait laissé des séquelles irréparables, elle le
voyait bien. Pourtant elle aurait pu jurer qu’il n’y avait pas que cela. À cet
instant précis, il se comportait comme un enfant qui réclame du réconfort, à
corps et à cris. Peut-être qu’un minimum de colère l’aiderait à maintenir la
distance, peut-être que sortir de cette pièce lui permettrait de trouver un peu
plus d’oxygène. Elle n’était plus sûre de rien, l’esprit comme paralysé par
l’instant présent. Comme la pièce exiguë ne lui permettait pas de faire
autrement, elle passa devant lui tout en le frôlant, bloquant sa respiration au
passage.
— Je ne te laisse pas rentrer avec lui, reprit-il d’une voix plus affirmée
avant de refermer la porte qu’elle venait d’ouvrir.
— Est-ce que tu vas rejoindre Josh ? finit-il par demander d’une voix
empreinte de lassitude.
— Moi non plus, lâcha-t-il après un léger silence avant de poser son front
contre celui de la jeune femme. Rentre avec moi Gaby.
Elle devait faire la part des choses entre ses envies immédiates et les
conséquences de ses actes. Elle ne voulait pas être juste une poupée entre
ses mains. Et surtout ne pas renouveler les mêmes erreurs. Le regard empli
d’une toute nouvelle détermination, il lui sourit et frôla ses lèvres.
Il hésitait. Mais pas elle. Plus maintenant. Elle se détacha de son emprise
et lui tourna le dos, tremblant légèrement, puis releva ses boucles blondes
pour dégager son cou. Et l’ouverture de sa robe. Elle tressaillit lorsqu’elle
sentit ses doigts se poser contre sa peau et faire glisser lentement la
fermeture le long de son dos, ce qui déclencha des petits frissons là où ses
doigts l’avaient frôlée. Matthew dégagea ses épaules, le souffle court, avec
une lenteur mesurée. Il fit glisser la fine étoffe jusqu’à ses pieds puis
caressa ses bras de haut en bas. Il l’attira à lui en l’enveloppant de son torse
et soupira d’aise en humant ses cheveux, avant de se pencher pour déposer
un léger baiser derrière son oreille.
— Tu es tellement belle…
Gaby ferma les yeux avant de se laisser aller dans ses bras, le dos contre
sa poitrine et la tête penchée vers son épaule, comme si elle s’offrait à lui,
ce qui n’était pas totalement faux. Elle voulait lui laisser le bénéfice du
doute. Parce qu’il ne pouvait pas agir comme il le faisait s’il ne ressentait
rien. À ses yeux, c’était inconcevable. Peu importait à quel point il pouvait
se montrer agaçant et même blessant parfois.
Elle replongea dans un sommeil sans trouble, son corps réclamant le repos
qu’elle ne connaissait plus depuis des semaines.
Essoufflé, les cheveux luisants et le torse nu, il avait l’air de revenir d’un
marathon. Elle croisa son regard amusé et lui sourit.
— 9 h 30.
— J’avais remarqué, merci. Ceci dit il est beaucoup plus sexy sur toi que
sur moi. Tu peux le garder.
La jeune femme soupira et suivit des yeux ses mouvements, pas encore
vraiment rassurée.
Matthew se passa la main dans les cheveux après avoir enfilé un vieux T-
shirt. Il semblait décontracté mais elle n’était pas dupe. Elle le suivit et
s’installa à table pendant qu’il lui préparait un jus d’orange. Il se montrait
de plus en plus nerveux. À tel point qu’il en renversa le verre sur le T-shirt
qu’elle portait.
Elle finit par se relever, lassée de son silence persistant, puis se dirigea
vers la douche. Elle avait besoin de s’éclaircir les idées.
Elle ne savait pas ce qui était le pire. Sa réaction lorsqu’elle avait passé la
nuit avec lui la première fois, ou la totale absence de réaction de ce matin.
La jeune femme se glissa sous la douche mais le sentit rapidement arriver
malgré sa discrétion. Elle allait devoir le questionner à ce sujet et aussi sur
leurs pouvoirs. Faire exploser les lampes, notamment, ne faisait pas partie
de ses ambitions.
Une petite voix dans sa tête – sans doute celle de la raison – lui susurra
qu’il ne s’en sortirait pas ainsi. Avant qu’elle ne succombe à la douceur de
ses caresses et à la force de sa passion.
Elle n’était pas sûre que la douche lui ait éclairci les idées. Celle de
Matthew était équipée du minuteur standard qui ne permettait à l’eau de
couler que trois minutes, une seule fois par jour. Gaby oubliait un peu trop
rapidement son statut de privilégiée. Son appartement était pourvu d’un
système perfectionné et ultra-coûteux, relié à la centrale de désalinisation
d’eau de mer de Clarks. Un petit luxe qui lui permettait de profiter d’un peu
plus d’eau que la moyenne de la population. Elle jeta un œil dans la
direction du professeur. Il se séchait les cheveux avec minutie, l’air un peu
plus détendu. Au moins il ne l’avait pas mise dehors, même si la discussion
tant désirée se faisait attendre.
Elle entendit son rire mais la seule chose qu’elle remarqua, c’était la
tension qui l’animait de nouveau.
— Je ne suis pas fait pour ça. Pour les confidences. Pour les relations
amoureuses non plus, d’ailleurs. Pose-moi les questions que tu veux et j’y
répondrai dans la mesure du possible. Mais n’en demande pas trop quand
même.
Gaby se rendait compte des efforts déployés pour prononcer ces simples
paroles mais, malgré les fantômes qu’elle pensait distinguer dans ses yeux
sombres, elle avait besoin de connaître un certain nombre de choses. Pour
elle. Pour lui. Pour eux aussi.
Elle s’installa à ses côtés et posa la tête sur son épaule. Peut-être
trouverait-il ces confidences plus aisées si leurs regards ne se croisaient
pas ? À son étonnement, il passa le bras autour de sa taille et la serra contre
lui.
— Qu’est-ce que tu veux m’entendre dire ? Elle s’est fait capturer par ma
faute ! s’énerva-t-il en se relevant avec brusquerie, sous les yeux ébahis de
la jeune femme.
— Quoi ?
Le mot s’échappa malgré elle. Jusque là elle n’avait pas osé l’interrompre
de peur de briser ses confidences, même si des dizaines de questions lui
brûlaient les lèvres.
— C’était une déviante et elle faisait partie de l’URS. Et, bien entendu, je
n’étais pas au courant. Ma fiancée. Pas ma sœur. Elle travaillait pour le
département de recherche des déviants. En gros, elle les repérait pour
faciliter leur capture. Plutôt inhabituel pour une déviante, mais de plus en
plus courant malheureusement.
— Elle savait que tu faisais partie des déviants ? lui demanda-t-elle sous
le choc.
— Tu penses que c’est pour cette raison que notre relation semble plus…
puissante ?
— Donc pour toi, si je couchais avec Oliver ou… ou… Evan, ça serait
pareil ?
— Parce que ça fait trois ans que je ne me suis pas senti aussi… vivant ?
Elle stoppa net, les bras ballants, puis se réinstalla à ses côtés.
— Je n’ai pas envie d’une illusion. Ce que je ressens avec toi n’y
ressemble pas. Je sais que tout est compliqué mais je veux que tu nous
laisses notre chance.
Gaby voulait changer de sujet, pouvoir y songer à tête reposée. Mais plus
tard. Contre toute attente, elle le sentit se raidir sans lui apporter de réponse.
— Mais tu aimes ça !
— Pour être honnête, ce n’est pas vraiment ça que je préfère chez toi.
La jeune femme leva les yeux au ciel devant son regard insistant avant de
se réfugier dans ses bras. Elle n’avait pas obtenu toutes les réponses
désirées mais la soirée et ce début de week-end dépassaient de loin ses
espérances. Et, pour une fois, elle avait juste envie de savourer les moments
passés en sa présence.
— C’est une longue histoire, soupira-t-il. Disons que j’ai réussi à m’en
sortir avant d’être dénoncé...
— Mais…
Elle passait quasiment toutes les nuits dans son appartement depuis près
d’une semaine. Et assis dans le lit, Matthew, lui, n’arrivait pas à trouver le
sommeil. Les choses n’auraient pas dû évoluer dans ce sens. Il s’était juré
de ne s’autoriser aucun sentiment. Pas depuis Laurie. Et pas tant que Lily ne
se tiendrait pas à ses côtés. Il ne foutrait pas tout en l’air pour Gaby, hors de
question !
— Arrête de réfléchir.
— Vaguement.
— Je dois te supplier ?
— Pas la peine d’aller jusque là… Quoique, l’idée semble assez tentante,
se moqua-t-il en la dévisageant. Je pense qu’on peut ajouter la télékinésie à
la liste de tes pouvoirs.
La jeune femme écarquilla les yeux et resta sans voix, fait plutôt
inhabituel.
— Un peu.
— Si tu veux.
— La démonstration te convient ?
Ses lèvres fondirent sur les siennes sans même attendre une réponse.
Il passa la veille de Noël à courir les magasins pour ne pas arriver les
mains vides chez les Sawyer.
— Appelez-moi Jake. Les amis de Gaby sont mes amis. Voici Maggie ma
femme, et Benjamin, notre fils.
Le jeune professeur laissa son regard dériver vers les décorations de Noël
un peu kitsch. Il n’avait jamais compris l’intérêt de toute cette mascarade.
Comme si les gens attendaient ce moment précis de l’année pour jouer à la
famille parfaite dans une hypocrisie absolue – un peu comme maintenant en
somme. Mais il devait se montrer fair-play. Maggie reflétait l’image qu’on
attendait d’elle : l’épouse exemplaire, dans un environnement modèle où les
guirlandes lumineuses côtoyaient les petits pères Noël musicaux.
Pathétique. Il détestait cette satanée fête, et l’air de « Douce nuit » qui lui
parvenait aux oreilles ne faisait qu’accentuer cette impression dégoulinante
de bons sentiments galvaudés. Oui, il détestait ça, même avant la disparition
de Lily. Le seul bon souvenir qu’il gardait de cette fête lui semblait
tellement lointain qu’il se demandait parfois s’il ne l’avait pas rêvé.
Il devait avoir à peine une dizaine d’années. Sa mère avait décoré leur
appartement miteux du mieux qu’elle avait pu, surtout avec le pauvre
salaire qu’elle gagnait. Trois petits cadeaux étaient disposés au pied du
sapin. Un pour chacun des membres de cette famille bancale. Il s’était
d’ailleurs saigné pour acheter ce parfum de luxe destiné à leur mère.
Chacun de ses week-ends depuis près de deux mois était rythmé par les
paquets cadeaux des clients aisés, qu’il emballait au grand magasin huppé
de leur ville. Tâche ingrate qu’il effectuait pourtant avec un large sourire
emprunté qui restait figé sur ses traits jusqu’au soir. Mais ce soir-là de
réveillon, alors que Maud avait cuisiné sa première dinde de Noël sans la
brûler – un exploit – l’immeuble un peu délabré avait été victime d’une de
ses nombreuses coupures d’électricité. Sa mère, découragée, semblait prête
à en pleurer de rage. Pourtant ce fut sans doute le plus beau Noël de toute sa
vie. Ils passèrent la soirée à écouter les souvenirs d’enfance de Maud à la
lueur des bougies, en dégustant de la dinde froide et des marshmallows
dorés au réchaud à gaz. Tout cela ponctué par les chansons de Noël
chantées par Lily et sa voix exquise.
Entre autres...
— Vingt-six ans.
La voix de Lola était aiguisée comme les lames d’un couteau et ses yeux
semblaient aussi froids que la glace, bien loin de la jeune femme qui se
montrait si stressée depuis le début du repas. Lui parler entre le séjour et les
toilettes ne lui paraissait pas adéquat.
— Je ne joue pas, d’accord ? Tu penses que tout est simple ? Tu sais très
bien que rien n’est plus faux ! Si je ne lui ai rien dit, c’est sans doute pour
les mêmes putains de raisons que toi ! J’essaie de la protéger !
— Je ne sais tout bonnement pas quoi faire pour l’instant. Je n’ai appris
que peu de choses et j’ai peur de sa réaction quand je lui parlerai de toute
cette histoire.
— Qu’as-tu trouvé ?
— Fais chier, lâcha Lola, on ne peut pas continuer comme ça. C’est
injuste pour elle. Elle a le droit de connaître la vérité.
— Je sais.
Matthew serra les poings. Il ne s’attendait pas à ce que Jake ait lui-même
fait son enquête. Il lança un bref regard en direction de Gaby – qui
conversait avec Lola – avant de reporter son attention sur son père.
Une fois de plus, le regard de Jake se para d’un voile de tristesse, qui
laissa place à une froide lassitude.
Matthew se dirigea vers Gaby – qui n’avait pas l’air de s’être détendue
depuis tout à l’heure – et déposa un léger baiser sur sa tempe. Elle se raidit
et s’éloigna de lui de manière peu discrète.
Les bonnes résolutions de cette nouvelle année flottant dans son esprit de
manière insidieuse, il se décida à passer à son appartement le soir du
réveillon dans l’espoir que sa colère se fût évanouie. Et accessoirement pour
avoir une discussion franche avec elle. Lola lui ouvrit la porte en peignoir.
Matthew prit alors conscience de n’être venu qu’une seule fois dans cet
appartement. En fin de compte le sien semblait plus approprié. Plus intime
aussi. Il pénétra dans la chambre de la jeune femme et s’arrêta un moment
pour contempler son univers. Des photos de familles trônaient sur la
commode ainsi que sur une partie des murs, vestiges d’un passé heureux
dont la perte l’avait sans doute poussée à grandir. Au moins avait-elle
encore son père et son frère, URS ou pas… Il sourit devant la pile de cours
posée sur son bureau de façon anarchique et désordonnée, avant de passer la
porte de la salle de bain sans frapper.
— Rob organise une soirée pour fêter le Nouvel An, répondit-elle avec
un détachement agaçant.
— Je te demande pardon ?
— OK donc tu vas sortir comme ça, soupira-t-il avant de lever les yeux
au ciel, résistant à l’envie de sourire. Si le but est de me rendre dingue, tu as
plutôt bien réussi ton coup.
— Ce n’est pas l’envie qui me manque. S’il te plaît Gaby. Reste avec moi
ce soir. J’avais imaginé qu’on passerait l’heure fatidique ensemble.
— J’ai promis d’y aller Matt. Je vais y passer une partie de la soirée et je
ne rentrerai pas tard, pour qu’on soit ensemble à minuit, ça te convient ? On
a besoin de parler de toute manière, reprit-elle l’air déterminé.
Le regard de Matthew descendit une fois de plus vers ses longues jambes
indécemment nues avant de fermer les yeux. Même si l’envie s’en faisait
ressentir, il ne pouvait malheureusement pas la séquestrer.
— Tout va bien ? On n’a plus trop l’occasion de se voir tous les deux,
soupira-t-il en s’installant à ses côtés.
Tout le monde pouvait dire de façon indéniable que Rob avait du goût. La
pièce à vivre était tamisée dans le but de créer une ambiance chaleureuse et
intimiste, il excellait dans l’art de la décoration. Elle l’observa de loin,
maniant la sono à la perfection, un petit sourire aux lèvres, avant de reporter
son attention vers le téléphone en soupirant. « Juste » un texto de Matthew.
Le troisième à vrai dire. Il insistait. Et elle n’appréciait pas vraiment sa
façon de la fliquer. Pas quand il lui cachait des choses. Son regard dévia
malgré elle vers Lola dont elle ne comprenait pas plus l’attitude, puis elle se
tourna enfin vers son ami, un peu confuse.
— Tu disais ?
Elle hocha la tête et refusa l’appel qui suivit le texto. Il méritait bien de
mariner un peu plus longtemps. Elle voulait profiter de la soirée avant de
rentrer. Il n’était même pas 23 h 00.
Puis elle perdit la notion du temps. Oubliés les déviants, les incertitudes,
les devoirs, l’hôpital, toutes les choses qui faisaient de sa vie une
responsabilité. Elle voulait se rappeler. Qu’elle n’avait que vingt-et-un ans
et qu’elle ne désirait qu’une chose : vivre avec insouciance, au moins le
temps d’une toute petite soirée.
Elle leva les yeux vers lui d’un air étonné quand il se mit à ricaner.
— Demain Gaby.
Demain, oui. Quoi de plus parfait pour commencer l’année du bon pied.
Elle enroula ses bras autour de son cou, les gestes un peu raides, consciente
du regard pesant de ses amis. Ou peut-être était-ce sa paranoïa qui prenait le
dessus.
— Mmmh.
Un étrange silence plana entre eux alors qu’il la faisait tournoyer au son
de la douce mélodie de « Kiss Me » d’Ed Sheeran. Tentation on ne pouvait
plus palpable même si elle parvenait à se détendre au fur et à mesure que
défilaient les paroles langoureuses de la chanson. Gaby ne put néanmoins
réprimer un léger frisson quand elle sentit son souffle chaud frôler sa nuque.
Elle se détacha de lui lorsque le compte à rebours se déclencha,
accompagné d’une cascade de champagne et de verres cognant les uns
contre les autres.
Gaby et Matthew ne se lâchaient pas des yeux, perdus sur leur petite
planète au fin fond de la galaxie.
Elle n’avait à présent qu’une seule envie : se blottir contre lui et dormir.
Elle l’observa d’un œil amusé puis fronça les sourcils. Ils se dirigeaient
vers la plage. Romantique. Sauf qu’aujourd’hui, elle doutait de l’intimité
des lieux. Mais il bifurqua à la dernière minute et se gara dans un coin isolé.
La plage, avec la mer en contrebas, s’étalait gracieusement à perte de vue.
Elle croisa les bras et le regarda sortir une bouteille de champagne et deux
coupes.
— Moi, si on m’avait dit que je finirais sur la plage avec toi pour le
Nouvel An, je n’y aurais pas cru un seul instant
Il lui tendit sa coupe, un sourire tendre sur le visage. Sourire qui lui
resserra un peu plus le cœur. La jeune femme se déchaussa lorsqu’ils
descendirent vers la crique et savoura le contact du sable froid sous ses
pieds nus. Puis elle saisit la coupe en déposant un chaste baiser au coin des
lèvres du professeur.
Ils passèrent une heure sur cette plage. Ou peut-être deux, ou plus encore,
elle ne comptait plus. Le temps passé à ses côtés s’évaporait bien trop vite.
Allongés sous les étoiles avec pour seule musique le bruit des vagues et
leurs chuchotements qui brisaient de temps en temps l’étonnante quiétude
de la nuit, ils vivaient, tout simplement. Et c’était bon d’oublier, au moins
pour un soir.
Gaby savait qu’il ne dormait pas plus qu’elle mais c’était comme un
accord tacite entre eux. Elle n’aurait pu dire combien de minutes
s’écoulèrent avant qu’elle ne se décide à s’étirer, mue par le désir d’en finir
avec les questions une bonne fois pour toutes. Elle se tourna vers lui et
sentit son regard couler sur elle avec hésitation. La jeune femme se leva
sans hâte et s’habilla. Elle regrettait de ne pas avoir laissé quelques
vêtements supplémentaires – et surtout plus décents – dans son
appartement. Au moins n’aurait-elle pas eu à ressortir avec cette robe ultra-
courte. Même si s’imaginer déposant des affaires chez le professeur
semblait un peu trop présomptueux. Elle plongea les yeux vers lui et
s’agaça de découvrir le petit rictus qui retroussait ses lèvres.
— Ravale ton sourire. C’est le moment de parler ! lui asséna-t-elle alors
qu’il enfilait son jean en soupirant.
Il se dirigea vers la cuisine sans attendre sa réponse, sans lui faire face
non plus. Leur conversation se révélerait difficile s’il s’obstinait à lui
tourner le dos.
— Je… Quoi ?
Elle lâcha un faux rire et s’empara de sa veste. Elle pouvait accepter bien
des choses mais pas ce petit jeu. Pas au mépris de sa confiance. Merde !
— Va te faire foutre !
Il se passa la main dans les cheveux et évita son regard, comme à chaque
fois qu’il se montrait nerveux. Mais cette fois, elle attendit patiemment.
Gaby fronça les sourcils, un peu perdue. Elle redoutait désormais de lui
demander le rapport avec Lola. Alors elle préféra se taire et attendre. Elle le
suivit des yeux dans sa marche sans fin, avant qu’il ne se poste devant elle,
les yeux assombris par l’incertitude.
Les mots, la jeune femme les comprenait, mais ils refusaient de former un
tout cohérent dans son cerveau. Matthew attendait visiblement de sa part
une réaction qu’elle semblait incapable de lui fournir. Elle sentait ses
oreilles bourdonner et dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de respirer de
façon correcte. Elle ancra ses yeux hagards aux siens, avec le maigre espoir
de ne pas chanceler, aussi déboussolée qu’elle fût. Elle parvint après
plusieurs essais à marmonner un Depuis combien de temps tu sais ? sans
même en écouter la réponse. Comme pour se raccrocher à l’idée de lui en
vouloir, encore et encore, alors que son cœur à vif, lui, hurlait : Dis-moi que
tu mens, dis-moi que c’est impossible, qu’il y a une infime possibilité que tu
te trompes.
Gaby aurait pu continuer durant des lustres. Mais elle sentait sa pitié, elle
la lisait dans son regard. Pourtant, elle voulait lui faire comprendre que son
idée sous-entendue était fausse. Il avait tort. Son père n’était pas lié à
l’URS. Impossible.
— J’ai discuté avec lui, reprit-il d’une voix calme. Avant Noël. Et fait
quelques recherches.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, lui répondit-il d’une voix douce mais
dénotant néanmoins un certain embarras. Je ne suis pas l’ennemi, Gaby.
— Tu plaisantes ?
— Quoi, tu ne me crois pas capable de jouer le jeu aussi bien que toi ? Tu
excelles à ça, n’est-ce pas ? Tu t’es ramené à Noël, la bouche en cœur, pour
un repas débordant d’hypocrisie malsaine ! Putain, mais à quel point tu
joues Matthew ? Qu’est-ce qui peut être vrai dans toute ton attitude, dans
toutes tes paroles ?
— Gaby…
La jeune femme se réveilla quelques heures plus tard, un bon mal de tête
ayant remplacé les larmes. Le soleil de début d’après-midi perçait au travers
des volets entrouverts et l’hypnotisa le temps d’un instant. L’année
commençait par un temps radieux et la météo contrastait douloureusement
avec le poids qu’elle sentait peser sur sa poitrine. Gaby se leva, enfila un
jean et un T-shirt décontracté de manière mécanique, puis se réinstalla sur le
lit en tailleur, les yeux dans le vague. Elle se força à inspirer et expirer l’air
profondément afin de réguler les battements sourds de son cœur. Si elle
voulait se montrer honnête avec elle-même, ces derniers temps, les
soupçons qui avaient pris naissance dans un recoin de sa tête la menaient
indubitablement vers la révélation de Matthew.
Pourtant elle refusait d’y croire. Rien ne semblait logique. C’était son père,
son protecteur, l’homme en qui elle avait le plus confiance en ce monde. Et
songer un seul instant qu’il ait pu lui mentir, c’était au-delà de ses forces.
Quant à Matthew… Il se montrait tellement ambivalent qu’elle ne savait
plus à qui se fier. Ses repères s’étaient désagrégés, envolés. À qui faire
confiance ? Elle se sentait plus seule que jamais, comme une petite fille
abandonnée. Ses pensées se tournèrent alors vers la seule personne qu’elle
jugeait apte aux confidences. Elle saisit son téléphone et composa le
numéro d’Evan, espérant résoudre tous ses problèmes en un petit coup de
baguette magique.
— Tu étais au courant ?
— Comme toi qui voulais traverser le pays pour avoir une petite
discussion avec Mary Taylor ?
Elle ressentait soudain l’impression que toute sa vie ne reposait que sur
un tissu de faux-semblants et de non-dits. Comment faire le tri entre les
faits réels et les mensonges ?
Pourrait-elle encore regarder son père droit dans les yeux et discerner la
vérité des illusions ?
— Il faut que je lui parle. Il n’y a pas d’autre choix possible.
— Quoi, toi aussi tu as peur pour ma vie ? Comme s’il pouvait me faire
du mal ?
Elle l’observa, un petit sourire aux lèvres, le premier de l’année. Oui, elle
oubliait parfois la bienveillance de son ami, de même que son effet apaisant.
— C’est une chose que je dois entreprendre seule. Mais j’avoue ne pas
savoir comment m’y prendre et encore moins où trouver le courage de m’y
lancer. Il faut que je fasse le point avec moi-même avant d’y aller.
Elle ne pouvait tomber plus juste. Elle ne lui accorda aucun regard, ni
même une seule parole, faussement concentrée sur la télévision.
Sans doute était-elle un peu trop cynique envers son amie mais elle
n’arrivait pas à se défaire de la sensation de trahison qui obturait son esprit.
Elle s’en prenait à Lola mais c’était un ensemble, une façon d’extérioriser
ses sentiments et sa colère. Même si la manière pouvait prêter à discussion.
— Gaby…
— S’il te plaît.
— Gaby ?
Pas vraiment ce à quoi elle s’attendait. Son ton et ces simples mots
reflétaient sa tourmente. Il semblait s’incliner, refuser de se battre contre
elle cette fois.
— Je vais bien Matt. J’ai besoin d’avoir une discussion franche avec lui.
Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne peux pas faire semblant. Pas
avec lui. Et puis tu veux des réponses, non ? Je suis la seule personne
capable de les lui soutirer.
Elle pouvait être fière. Sa voix ne tremblait pas et elle se montrait plutôt
convaincante, même si sa force n’était qu’illusion.
— Tout se passera bien Matt, ne t’inquiète pas. Demain soir je serai chez
toi, OK ?
— Viens ce soir.
— Non.
Elle raccrocha en se cachant les yeux sous la main. Les mots avaient
failli jaillir de sa bouche sans même qu’elle ne s’en aperçût. La jeune
femme se coucha ce soir-là partagée entre peine et espoir.
Après un bref appel à Jake pour lui indiquer qu’elle passerait en début
d’après-midi, Gaby passa la matinée à faire des recherches sur le Net. Sur
Trikuram, sur son fonctionnement, sur ses dirigeants. Internet représentait
décidément une source inépuisable d’informations en tous genres. Elle
voulait se sentir prête. Pour la conversation qu’elle aurait avec son père,
mais aussi pour son stage dans l’entreprise.
Gaby avala quelques pâtes sans grand appétit sur le coup de midi, avant
de saisir ses clés de voiture le cœur battant. L’heure de vérité approchait
insidieusement. Elle parcourut la distance entre Clarks et Lake Road dans
un brouillard cotonneux qui ne lui était pas familier et faillit emboutir un
4x4 quand elle grilla un stop. Elle inspira profondément avant de
réenclencher la première et se força à se concentrer sur la route – et
seulement sur la route – en essayant de faire taire cette satanée
appréhension.
Elle gara sa Fiat devant le garage, les mains tremblantes, sans qu’elle ne
puisse en contrôler la nervosité. Puis elle s’avança avec lenteur dans l’allée,
parfumée de cette tenace odeur de lavande qui aujourd’hui la dérangeait
particulièrement. La jeune femme posa la main sur la poignée et fronça les
sourcils. La porte n’était pas totalement fermée, sans doute un oubli de
Maggie ou Benjamin. Elle la poussa et entra. Une odeur âpre la saisit à la
gorge. Elle parcourut le hall à la recherche du moindre indice. L’anxiété qui
l’animait désormais occultait la terrible conversation imaginée maintes et
maintes fois dans sa tête. Elle s’avança avec prudence, animée d’un
pressentiment dont elle n’arrivait pas à se défaire. Sa respiration s’accélérait
à chacun de ses pas et son cœur menaçait de la trahir, vu sa cadence
infernale. Machinalement, elle porta la main à l’arme qui ne la quittait plus
depuis qu’Evan la lui avait obtenue, même si celle-ci restait habituellement
dans sa voiture. Elle serra le pistolet et tenta d’appeler son père, sans
qu’aucun son ne veuille franchir ses lèvres. Gaby s’arrêta, posa la main sur
la commode du hall d’entrée et chercha péniblement à retrouver son souffle
et son calme par la même occasion.
— Papa ? finit-elle par crier d’une voix suraiguë, sans aucune autre
réponse que le silence pesant d’une pièce vide.
Elle se sentait dans un état second – sans doute parce son cerveau et sa
conscience ne fonctionnaient plus au même rythme.
L’odeur âpre… du sang. Elle avait déjà suffisamment côtoyé les hôpitaux
pour garder en mémoire cette odeur déplaisante et glaciale. Gaby sembla
reprendre vie et s’avança rapidement dans la pièce à vivre, les mains
toujours serrées sur la crosse de son pistolet. L’odeur se faisait de plus en
plus persistante au fur et à mesure de son avancée... Et elle porta la main
jusqu’à sa bouche quand elle en découvrit la source. Elle parcourut la pièce
d’un rapide coup d’œil et lâcha son arme avant de se précipiter vers Jake.
— Papa ! hurla-t-elle.
Elle se jeta à ses côtés, les genoux baignant dans une mare de sang.
Impossible de prendre la distance nécessaire à un diagnostic détaché de
médecin, elle cédait à la panique. Elle calcula mentalement le nombre de
litres de sang qu’il avait déjà perdus, ceux nécessaires à sa survie, puis elle
chercha à déterminer la source de la blessure.
— Papa… répéta-t-elle un peu plus bas en s’évertuant à trouver son
pouls.
Jake demeurait inconscient mais son pouls, lui, était bel et bien là. Faible,
irrégulier, mais présent. Elle décrocha son portable en écartant la chemise
maculée de sang.
— J’ai besoin d’une ambulance de toute urgence. Blessure par balle. 326
avenue du corridor à Lake Road, récita-t-elle d’une traite, la voix
chevrotante.
Le regard fixé sur le visage inconscient de son père, de son roc, de son
repère, elle laissa les larmes couler sans les retenir, suppliant Dieu, la Terre,
l’univers, la raison, n’importe quelle foutue entité derrière cette injustice, de
ne pas le laisser mourir.
— On t’écoute.
— On pourrait lui rendre une petite visite non ? Célibataire sans enfants,
tu n’y vois pas d’objections Matt, n’est-ce pas ? lui demanda Evan avec une
ironie non dissimulée.
— En effet. La suite ?
Oliver tapota une dernière fois sur son clavier avec emphase, l’air
totalement fier de lui.
— No problemo !
No problemo ? Même venant d’Oliver l’expression lui parut ridicule,
sortie d’une autre époque. Il suivit Evan, qui n’avait pas desserré la
mâchoire, chose qui n’était pas passée inaperçue à ses yeux.
— Tu as parlé à Gaby ?
Ce qui ressemblait à une question n’en était néanmoins pas une dans son
esprit. Elle semblait l’avoir contacté sans attendre et ce constat l’ennuya
plus que de raison.
Il s’emportait sans doute trop vis-à-vis de son ami, mais il trouvait aussi
Evan bien trop proche de Gaby. Même si la confiance qu’il avait en lui était
absolue, il n’était pas stupidement aveugle.
— Que veux-tu que je te dise ? Je n’ai pas plus de réponses que toi.
— Je vais me charger de Kevin Miller. Et toi, vois avec Oliver pour Nora
Stevens. On ne sera pas trop de trois pour découvrir le pot aux roses. C’est
peut-être notre seule chance, ça semble presque inespéré.
Evan et Matthew se laissèrent guider par la voix d’Oliver qui les appelait
depuis son bureau.
— Nora bénéficie elle aussi d’un profil atypique, mais plutôt bien corrélé
à Kevin ! Ils bossaient ensemble jusqu’à cet été. Depuis août, elle a tout
lâché et s’est reconvertie dans le bio. Elle tient une épicerie dans le centre
de Clarks.
— Âge, enfants ?
— D’accord. Parfait. J’irai demain matin. Tu n’as pas trouvé de lien avec
le gouvernement ou l’URS ?
Peu importait leur futur, Evan resterait toujours son ami, celui qui s’était
montré présent dans les pires moments de sa vie. Rien ne pourrait changer
ce constat.
— Elle allait bien, j’allais régler, quand elle a commencé à se sentir mal,
à respirer difficilement, puis elle s’est évanouie !
— Nora a commencé par avoir du mal à parler, à bouger les bras, puis
elle s’est rapidement évanouie.
Les deux hommes avaient mis leur patiente sous assistance respiratoire,
avant de demander au témoin de son malaise de prendre contact avec
l’hôpital. Matthew suivit des yeux l’ambulance en serrant les poings, puis
passa un coup de fil à Evan alors qu’il se rendait à sa voiture.
— Quoi ?
— Malaise ou… j’en sais rien, c’était plutôt étrange. En tout cas, je n’ai
pas pu lui parler. Hey, tu es toujours là ?
Matthew recula d’instinct pour s’appuyer contre son 4x4 qu’il venait
juste de regagner. Il essaya d’inspirer mais ce seul geste prenait des allures
de parcours du combattant. Le sang avait déserté ses membres, jusqu’à ne
plus irriguer même son cerveau. Son regard se perdit sur l’attroupement qui
s’était formé devant la petite épicerie. Le bourdonnement constant au
niveau de ses oreilles finit par lui donner la nausée et il se plia en deux,
pour se forcer à réfléchir autant que pour ne pas sombrer. C’était comme un
puzzle. Une énigme qu’il ne parvenait pas à décrypter.
— Mort Matt, balle dans la tête, sans doute une ou deux heures avant que
je n’arrive. Personne n’a encore découvert le corps et j’espère sincèrement
que personne ne m’a vu entrer dans cette foutue baraque !
Nora n’était pas encore morte mais la coïncidence semblait trop parfaite
pour ne pas faire le lien. Il essaya de joindre Gaby mais elle ne décrochait
pas….
— Pourquoi ?
Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’il découvrit l’ambulance postée devant
la maison des Sawyer, alors que son téléphone se mettait à vibrer dans la
poche de son jean.
— Quoi ? Je…
Elle leva vers lui ses yeux bleu azur qui apparaissaient soudain mornes et
dénués de vie, avant de poursuivre sa route vers l’ambulance.
— Nous avons besoin d’espace et dans votre état vous ne nous serez
d’aucune aide, ajouta l’ambulancier avant de refermer les portes.
— Il faut qu’ils me laissent entrer avec lui, lâcha-t-elle tout bas, puis elle
se hâta vers le hall d’accueil.
— Je suis désolée monsieur mais il vient d’être emmené pour les soins.
Aucune personne, y compris la famille, n’est admise, répondit-elle en
accordant à peine un regard à la jeune femme éplorée.
— Je pense juste que ça ne sert pas les intérêts de ton père, insista-t-il
calmement.
Matthew posa ses mains sur les siennes pour en stopper le mouvement et
contenir leur tremblement, avant de s’emparer du savon pour la nettoyer.
— Tourne-toi Gaby.
Elle lui obéit et resta silencieuse tandis qu’il lui nettoyait tendrement le
visage. Le sang et les larmes s’y mêlaient pour maculer ses joues, pourtant
toujours si pâles. Il l’attira dans ses bras quand il eut terminé, malgré ses
protestations.
— Tout ce que je sais, c’est qu’ils suspectent une toxine dont je n’ai pas
retenu le nom, un truc paralysant qui pourrait provenir d’une intoxication
alimentaire. Sauf que ça semblait un peu trop brutal. Ils devaient encore
faire des analyses.
— Une toxine ? Ce ne serait pas la toxine botulique par hasard ?
— Ah oui, je crois que c’est bien cela. Bon, ils n’ont plus besoin de moi,
je vais rentrer, bonne soirée.
Matthew hocha la tête en soupirant. Une blessure par balle ne pouvait pas
passer inaperçue, l’enquête était prévisible.
— Tu veux bien rester à ses côtés le temps que je revienne ? S’il te plaît.
Ne t’inquiète pas…
Plus facile à dire qu’à faire. Le jeune homme la regarda s’éloigner avant de
pénétrer dans la chambre et de s’affaler sur une chaise. Il contempla le
visage crispé de Jake Sawyer et les hypothèses les plus folles défilèrent
dans son esprit. Il se passa les mains sur le visage dans un besoin désespéré
de répit, puis ferma brièvement les yeux. Le professeur sursauta lorsqu’une
main frôla son genou et resta un moment sous le coup de la surprise.
— Mais non Jake, vous êtes entre de bonnes mains et Gaby sera soulagée
de voir que vous êtes réveillé.
— Toi et moi on sait que s’ils ont cherché à me tuer, ils recommenceront,
enchaîna-t-il, ignorant ses mots.
— L’URS ?
Une partie de lui mourait d’envie de lui poser des dizaines de questions,
pendant que l’autre culpabilisait d’en profiter. Mais Jake ne se laissait pas
démonter et le jeune homme comprit que les réponses viendraient de son
bon vouloir.
— Promets-moi de la protéger.
— Vous serez là pour le faire…
— Promets-le-moi Matthew !
— Bien sûr. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour lui épargner la
moindre souffrance.
— D’abord je ne veux pas que tu mêles Gaby à tout ça, tu m’as bien
compris ?
— Papa ?
Tout comme Matthew, Lola s’était montrée d’un soutien sans faille. Gaby
avait congédié son amie de force mais pour Matthew, le mettre dehors
s’avérait plus compliqué. Il refusait de la quitter et, à cet instant, il devait
tenter de dormir dans la salle d’attente peu confortable.
Elle soupira puis caressa la main de son père, son soutien le plus
précieux, sans pouvoir balayer de son esprit les moments heureux de son
enfance. Les souvenirs de ce père aimant et protecteur qui avait toujours fait
passer son bonheur avant le sien.
Mais Gaby n’entendait pas. Obnubilée par son père, elle ne voyait rien
d’autre que lui, lui et cet appareil de mauvais augure qui continuait de
diffuser ce son lugubre. Alors elle s’acharna, encore et encore, suppliant,
implorant, sans plus avoir aucune conscience du monde extérieur, jusqu’à
ce qu’elle sente des mains agripper sa taille et la tirer loin de lui. Mais elle
se débattait, elle ne voulait pas l’abandonner, pas maintenant. Il n’avait pas
le droit de l’abandonner.
Matthew l’encercla de ses bras bien trop puissants et elle cessa de lutter,
happée par la vision d’horreur qui se dessinait devant ses yeux.
Rien, le néant.
— Un... deux…
— Je veux le voir.
La notion du temps semblait s’être évanouie. Elle resta aux côtés de son
père une durée indéfinissable, insensible aux bruits environnants, à la faim,
à la fatigue, sans même réaliser que la nuit était de nouveau tombée. Elle
refusait juste de le quitter. Comme si ces quelques instants lui permettaient
de profiter au maximum de sa présence. Comme si au moins, pendant ce
moment-là, il ne lui échappait pas encore…
Elle secoua la tête. C’était trop tôt, elle ne se sentait pas prête à le laisser
partir.
Il avait les mots justes, la jeune femme le savait, mais les paroles
semblaient tellement… dérisoires. Elle lui en voulait presque d’être aussi
prévenant. Elle sentit le froid glacial l’envahir dès l’instant où elle franchit
la porte de la chambre. Par instinct elle eut envie de partager sa douleur
avec Maggie, de la prendre dans ses bras. Elle était sans doute la seule à
comprendre sa peine. Mais le regard acéré que celle-ci lui envoya la coupa
dans son élan. Non seulement elle lui semblait distante mais, même éplorée,
elle dégageait une colère sous-jacente qui menaçait d’exploser.
Elle se réfugia sous les draps une fois rentrée à l’appartement, après avoir
avalé l’anxiolytique prescrit par le médecin.
Elle sortit une veste bleue de son placard ainsi que des ballerines
assorties. Le bleu était la couleur favorite de Jake et le gilet permettait de
trancher avec le noir funèbre de sa robe. Elle voulait lui faire honneur. Une
dernière fois.
Gaby comprenait qu’il ne lui resterait cette fois encore que les sensations
et cette impression désagréable de flottement. Les proches qui s’étreignent,
qui l’étreignent elle, les larmes qui coulent, la peine qui les transpercent…
Comme si ce débordement d’affection avait un quelconque intérêt, comme
si c’était d’un quelconque réconfort. Elle n’avait pas envie de les affronter,
pas envie d’être là. Matthew restait à ses côtés en silence, ce dont elle lui fut
reconnaissante. Elle n’avait besoin de rien d’autre que son soutien muet, sa
main serrant la sienne. Juste sa présence.
Elle ne s’était pas résolue à y renoncer. Juste quelques mots emportés par le
vent et sans aucun doute oubliés aussi vite qu’ils étaient nés. Sans doute
pour elle-même plus que pour n’importe quelle autre personne. Le silence
teinté d’émotion lorsqu’elle s’approcha de l’estrade lui coupa le souffle. La
jeune femme ferma un instant les paupières et imagina Jake à ses côtés. Elle
les rouvrit avec l’ombre d’un sourire sur ses lèvres.
Elle se rendit à Lake Road au bout d’une semaine. Par nécessité. Il fallait
trier les affaires, même si elle ne s’en jugeait pas forcément capable. Elle y
passa quasiment la journée, pendant que Benjamin restait à l’école et que
Maggie travaillait. Plongée dans les albums de souvenirs, elle ne les
entendit pas rentrer. Benjamin se jeta sur elle à peine son manteau retiré.
— J’ai une autre maison maintenant Benji, mais tu peux venir me voir
quand tu veux, d’accord ?
Gaby releva les yeux vers Maggie qui se trouvait dans l’entrebâillement
de la porte. Les bras croisés et le regard hostile, elle affichait son
mécontentement de manière claire. Gaby n’était pas la bienvenue ici.
— Tu as fini de trier ?
— Je le ferai.
OK. Gaby se sentait de trop pour la petite pièce qu’était leur chambre.
Elle se redressa et sentit le nœud dans sa gorge prendre un peu plus
d’ampleur.
La jeune étudiante reporta son attention sur le petit garçon qui regardait
la télévision en souriant... Et son cœur se serra. Elle avait besoin de lui,
c’était l’un des seuls repères encore intacts de son existence.
Gaby regarda dans les yeux la femme que son père aimait, la femme avec
qui elle avait vécu des années durant sans vraiment la considérer comme
une étrangère, sans animosité mais sans complicité non plus. Il ne se
reflétait dans ses yeux que la dure réalité de ses mots, sans regret, sans
sentiments. Après tout, elle n’était pas sa fille. Elle n’était qu’une déviante.
Elle s’approcha de Benjamin à pas de loup et passa quelques minutes à
l’observer, pour graver chaque détail de son visage, de ses expressions, dans
sa mémoire. Elle ne pouvait garantir le moment de leur prochaine rencontre
et elle ne voulait pas se battre contre Maggie de peur de lui en faire subir les
conséquences. Elle ne voyait pas d’autre issue que de leur laisser un peu
d’espace, même si ça lui brisait le cœur.
— Non merci petit poucet, murmura-t-elle tout bas en lui ébouriffant les
cheveux, avant de déposer un baiser bruyant sur les joues collantes du petit
garçon.
Elle secoua la tête. Elle n’avait pas envie d’en parler, pas envie de
discuter. Seulement l’envie d’être dans ses bras. Elle se recula, juste un peu
mais suffisamment pour plonger son regard dans le sien, puis se dressa sur
la pointe des pieds pour coller ses lèvres aux siennes. Ce simple contact lui
apparaissait non seulement comme un soulagement mais aussi comme un
besoin vital, viscéral.
— Gaby, tu sembles bouleversée, je ne sais pas ce qui s’est passé mais…
— J’ai besoin de me sentir… vivante. Et il n’y a que dans tes bras que j’y
arrive.
Cet aveu sembla le surprendre autant qu’elle, mais la petite lueur sombre
qui s’alluma au fond des yeux de Matthew fit rapidement s’accélérer les
battements de son cœur. Il tira le T-shirt de la jeune femme le long de ses
bras et fit subir le même sort à son jean avant de la plaquer contre le mur,
étouffant son cri de surprise de ses lèvres. Oui. Elle se sentait vivante à cet
instant-là…
Il la rejoignit sur le balcon et lui passa une veste sur les épaules.
— Tu vas attraper froid, lui dit-il en observant la pleine lune à son tour.
— C’était qui ?
Elle s’appuya sur la rambarde, les yeux dans le vague. Elle sentait le
regard de Matthew peser sur ses épaules. Il semblait hésiter, peser le pour et
le contre, avant de finalement lui répondre.
— Evan.
Elle se tourna vers lui tandis qu’il se passait la main dans les cheveux,
fuyant son regard. La jeune femme reporta son attention vers le ciel.
— Je ne veux plus…
— Et maintenant ?
— Je n’en sais rien. Il ne l’est sans doute pas plus. Mais je ne veux pas te
donner l’occasion de douter. De nous.
— Explique-moi.
— Et si c’était un piège ?
— Tu crois sincèrement que ton père m’aurait envoyé mourir là-bas ? Il
voulait que je te protège Gaby, je lui fais au moins confiance sur ça.
Elle avait soufflé ces mots sans le regarder, comme des paroles honteuses
échappées contre sa volonté. Mais c’était la stricte vérité. Elle avait
effectivement trop perdu et elle l’aimait trop pour le perdre lui aussi. Il
l’embrassa sur le front avec le sourire.
Elle porta le verre d’eau à ses lèvres et plongea de nouveau le regard vers
l’extérieur.
Il se détestait de lui faire subir cette attente, ce stress, après tout ce qui
s’était déjà déroulé dans sa vie ces dernières semaines. Au point d’en
regretter d’avoir lâché prise, de s’être ouvert à elle et de l’avoir fait rentrer
de plain-pied dans sa vie et dans son cœur.
— Pense aux personnes qui ont besoin de te voir revenir Matt. Je compte
ta sœur dans le lot, tu ne lui sers à rien si tu es capturé. Ta sœur, mais pas
que…
— Tout sauf le plus évident. Trikuram est une véritable forteresse. Je n’ai
pas encore trouvé la faille pour y entrer. Ou plutôt, je n’ai pas trouvé
comment réussir à tirer parti de cette faille. L’entrée de chaque bureau du
pôle recherche est conditionnée par un système de sécurité qui nécessite les
empreintes digitales de celui qui y travaille. Ingénieux, mais je ne vois pas
comment les obtenir. Par contre la circulation au sein de Trikuram devrait
se révéler un jeu d’enfants. Deux hommes de chez nous sont postés en
observation depuis plus de quinze jours. On connaît donc la ronde des
gardes sur le bout des doigts. Si vous voulez agir vers minuit comme
convenu, vous aurez affaire à Charlie Lame. Il prend sa pause à minuit pour
trente minutes et vous donnera accès à l’entrée la plus proche de l’ancien
bureau de Jake.
Matthew lui envoya un regard qui, s’il avait pu, l’aurait déjà transpercé
de part en part. La dernière chose qu’il voulait, c’était bien de l’impliquer
dans cette histoire.
— Tout va bien ?
— Oui oui.
Encore un instant d’hésitation qui lui fit palpiter le cœur.
— Devant les locaux de Trikuram. Il faut qu’on se voie. Je serai chez toi
dans un peu plus de trente minutes, faisable pour toi ? C’est important.
Matthew prit à peine le soin d’avertir ses amis avant de se hâter vers son
appartement, où le temps se mit à défiler avec une lenteur défiant
l’entendement. Il ressentait la furieuse envie d’enfiler ses baskets pour un
footing en bord de mer et dut se faire violence pour ne pas s’y lancer à
corps perdu. Le souffle du vent, le lâcher d’adrénaline, la sensation de
liberté. C’était pile tout ce dont il avait besoin ce soir. Le jeune homme se
précipita vers la porte quand Gaby frappa, pourtant une seule petite fois. Il
la serra dans ses bras.
Elle termina son verre avec lenteur, prenant plaisir à faire durer le
suspense. Matthew leva les yeux au ciel et s’installa dans le canapé.
— C’est mon premier jour Matt, bien sûr que non. Je n’ai pris aucun
risque ! Par contre…
— Quelqu’un a peut-être fait la connexion avec ton père. D’où mon idée
première. Ta présence à ce stage ne semble pas la chose la plus judicieuse
Gaby. C’est dangereux, sans doute même sans fouiller à la recherche de
réponses. Si quelqu’un dans la boîte pense que tu es là dans un but bien
précis, tu risques ta vie !
La jeune femme lui tendit une clé USB on ne peut plus classique.
— Oui.
— Et si c’était un piège ?
— Quinze minutes.
La jeune femme passa ses bras autour de son cou et l’embrassa avec
urgence, s’accrochant à lui comme à une bouée de sauvetage. Comme si les
mots ne se montraient pas suffisants pour transmettre ses émotions. Et
Matthew chancela. Il se recula, la gorge serrée, passa délicatement la main
sur sa joue avant de décrocher la médaille qu’il portait autour du cou.
— Certain Gaby.
La jeune femme hocha la tête et plongea ses yeux bleu électrique dans les
siens, plus torturée que jamais. Il posa ses paumes de part et d’autre de son
visage, comme pour mémoriser l’intensité de son regard, avant de déposer
un tendre baiser sur ses lèvres.
Elle resserra l’emprise de ses bras de sorte qu’à cet instant elle comblait
chaque espace qui pouvait encore les séparer.
Les derniers mots de Gaby résonnaient dans son esprit alors qu’il essayait
en vain de se relaxer sur le trajet.
— Nerveux ?
— Tout a été bien préparé, organisé. On s’en tient au plan, sans excès de
zèle OK ? Et tout devrait rouler.
Pour elle…
Après quatre heures de route, ils arrivèrent aux abords des locaux du
siège de Trikuram. Tout semblait paisible. Sans doute à mille lieues de
l’animation d’une journée de travail ordinaire. Peut-être même un peu trop
paisible. Ils garèrent la voiture à une distance de sécurité raisonnable et
firent le reste du trajet à pied. Matthew prit peu à peu la mesure de
l’imposante bâtisse. Construite sur un terrain de plus de cinq mille mètres
carrés dont près de quatre mille de bâtis, Trikuram ne se démarquait pas
forcément niveau taille mais plutôt par ses murs ultramodernes, dépourvus
de fenêtres, à part pour la cafétéria, d’après ce qu’il avait pu en juger sur les
plans. De quoi franchement déprimer. Mais tout chez Trikuram était high-
tech. Des grilles d’entrée à la sécurité en passant par ce blanc immaculé qui
affichait clairement la donne. Dommage qu’un petit génie de l’informatique
puisse si facilement se jouer d’eux…
Matthew fixa sa montre. 23 h 50. Ils avaient moins de dix minutes pour
atteindre leur objectif. Lame prenait sa pause de trente minutes à minuit
tapant et sortait par la porte la plus proche de leur but, le bureau où se
situaient les documents tant espérés. Evan plaça sa cagoule sur le visage et
prépara le coton enduit de chloroforme. Matthew aurait presque souri
devant ce cliché du parfait kidnappeur. Sauf qu’ils ne kidnapperaient
personne, mais le mettre hors d’état de nuire n’en était pas plus aisé pour
autant. Accroupi derrière son ami, pour le moment, Matthew ne pouvait
rien faire d’autre que d’attendre et se reposer sur lui. De toute façon, lui
faire confiance ne lui posait aucun souci. Cela n’empêcha pas son cœur de
battre de façon sourde dans sa poitrine lorsque la porte s’ouvrit. Comme
convenu, Evan pénétra dans l’esprit de Lame et le manipula avec facilité.
Le supposé Charlie se tourna vers la gauche, persuadé d’avoir entendu du
bruit de ce côté. Evan profita de l’occasion pour se jeter sur lui par-derrière
en lui fourrant le coton imbibé devant le nez, pendant que Matthew
surveillait les alentours, les deux mains serrées autour de son arme.
— La voie est libre Matt. Fais attention, lui dit-il lorsque Charlie se
retrouva sur le sol, inconscient.
— Matt…
— Ferme-la ! Je n’ai pas fini et nous n’avons pas le temps. S’il m’arrive
quelque chose ce soir Evan, je veux que tu la soutiennes, je veux que tu sois
là... pour elle… hésita-t-il sans parvenir à le fixer. S’il te plaît.
Sa requête lui en coûtait et les mots sortaient difficilement de sa bouche.
Mais ils étaient nécessaires. Il avait besoin de savoir qu’elle serait protégée.
Evan acquiesça, un petit air gêné sur la figure. Au moins, ils s’étaient
compris.
— J’en ai pour deux minutes, fais pas chier ! Attends-moi ici si tu veux.
Il s’épongea le front avec la manche puis attendit que les bruits de pas
s’éloignent. Il reprit alors son pas soutenu vers le bureau. Il avait déjà perdu
bien trop de temps. Arme pointée devant lui car il redoutait toujours les
mauvaises surprises, il prépara les empreintes digitales de Jenkins et pria
pour la première fois de sa vie en les appliquant sur le petit appareil qui
clignotait rouge jusqu’à présent. Trois légers bips retentirent avant que la
lumière ne vire au vert, puis la porte du bureau s’ouvrit. Il relâcha l’air qu’il
avait retenu dans ses poumons puis scanna rapidement la pièce des yeux,
lumière éteinte. Le jeune homme referma alors la porte derrière lui pour se
retrouver dans le noir complet. Pas un bruit. Il baissa son arme et alluma sa
lampe de poche.
L’évolution était un leurre. Toute leur vie, toute leur cause n’était qu’une
illusion. Et la réalité semblait plus proche d’une piqûre d’araignée
radioactive que de leur putain de théorie d’évolution. Il se sentait inerte,
comme paralysé par des liens invisibles, mais se força à réagir. Ce
document remettait tout en cause. C’était une bombe à retardement qui
ferait sombrer le gouvernement. Non, le monde entier. La société devait
découvrir la vérité, leur vérité cachée depuis plus de quinze ans…
Elle battit des paupières, comme surprise dans un sommeil dont elle ne
souhaitait pas vraiment se réveiller.
— Ils pourraient très bien avoir décalé leur plan et avoir du retard. Rien
de dramatique, ma belle.
Gaby serra un peu plus fort la médaille qui n’avait pas quitté le creux de
sa main, puis ferma les yeux. Elle ne pouvait se défaire de l’étrange
pressentiment qui l’envahissait.
— Dans tous les cas, il faut que tu te reposes Gaby. C’est un ordre !
Sinon je t’assomme !
Gaby secoua la tête d’un air obstiné et se précipita dans sa chambre pour
récupérer le téléphone, où elle composa avec fébrilité le numéro de
Matthew. Ses amis la rejoignirent alors qu’elle le posait contre l’oreille
d’une main tremblante. Le numéro que vous avez composé n’est plus
attribué. Nous ne pouvons joindre votre correspondant. Elle lâcha le
portable, qui se fracassa sur le parquet. Elle fixa l’objet sans esquisser le
moindre geste, sans entamer la moindre action. Son cerveau n’était pas en
mesure de réagir.
— Gaby…
— J’ai fait ce que j’ai pu Gaby, je ne suis pas Dieu, lui répondit Evan la
tête basse. Crois-moi. Si je suis rentré sans lui, ça n’implique ni de baisser
les bras ni de ne pas retourner le chercher !
— Bien sûr que oui ! Mais il nous faut un plan, sinon d’autres subiront le
même sort.
Elle ne pouvait croire qu’il se trouvait là, devant elle. Peu importait le
nombre de passants qui se retournaient sur son passage et qu’elle bousculait
sans même les voir. Il était là. Il n’était pas mort. Le jeune homme se
retourna vers elle, surpris, la dévisageant de façon insistante.
Gaby resta tétanisée, suivant des yeux le taxi qui s’insérait dans la
circulation dense. Alors la réalité la frappa de plein fouet et gela chaque
partie de son être, dont l’organe le plus important : son cœur. Son esprit
assimilait malgré elle les évènements qui venaient de se dérouler et elle se
pencha subitement sur le trottoir pour vomir. Elle ignora la sollicitude de
quelques passants, ne supportant plus les bruits, les contacts, tout ce qui lui
parasitait la tête. Elle s’enfonça dans l’immeuble jusqu’à la porte de son
appartement. Sans doute une réaction masochiste, comme si tout ce qu’elle
avait vu ou entendu pouvait s’évaporer comme par miracle en entrant chez
lui.
La jeune femme poussa la porte qui restait entrouverte et laissa ses yeux
analyser la pièce. Plus aucun meuble, plus aucun signe de vie. Rien qui ne
laissait supposer qu’à peine une semaine auparavant elle se trouvait ici,
dans ses bras. Elle secoua la tête, incrédule. Même dans le pire de ses
cauchemars elle n’arrivait pas à imaginer le vide intersidéral qui se creusait
au fin fond de sa poitrine. Comme si on lui arrachait le cœur...
Gaby se laissa tomber le long du mur du salon et tous les remparts qui se
dressaient encore autour d’elle s’écroulèrent. Ne restait plus que la petite
fille fragile, qui ramenait ses genoux contre elle comme pour soigner ses
peines d’enfance. La petite fille qui, cette fois, avait tout perdu.
ÉPILOGUE
De temps en temps, je jette des coups d’œil furtifs derrière moi, mais
seuls ces bruits de pas me rappellent ce que je fuis.
Je les entends ces pas, ces monstres. J’entends la peur dans ma tête, mais
je refuse de lui obéir.
Un sourire se dessine sur mes lèvres. C’est étrange mais, pour une fois,
la peur s’estompe. Et je rouvre les yeux pour la regarder s’envoler.
Les pas se rapprochent mais maintenant je veux leur faire face. À eux
tous.
Peut-être que la lutte commence ici. En moi. Peut-être que je n’ai plus
peur parce que j’ai déjà tout perdu. Et quand on n’a plus rien à perdre,
alors rien ne peut nous arrêter.
Je les ferai payer. Tous. Un par un. De ma propre main s’il le faut, sans
aucune hésitation.
Depuis qu’elle n’a plus rien à perdre, Gaby est devenue une figure
emblématique de la Résistance. L’URS est désormais leur cible, autant
qu’ils sont la leur. La jeune femme prend des risques, mais des risques qui
payent. Elle cherche la vérité, encore et toujours, parce qu’elle la sent à
portée de main. Mais le retour fortuit dans sa vie de Matthew, qui ne se
souvient ni d’être un déviant, ni même d’elle, ne va pas lui simplifier la
tâche...
Remerciements
À mes filles, mon leitmotiv, ma raison de vivre. Elles me portent loin dans
mes rêves…
À tous les lecteurs de Wattpad, Marianne, Maéva et tous les autres. Les
anonymes comme les posteurs réguliers. Vous avez porté Déviants sur vos
épaules, vous avez fait de mon livre, de mon rêve, une réalité. Ce sourire
sur mes lèvres, je vous le dois. Merci !
À Anaëlle et Audrey, vous avez suivi une inconnue dans sa folie avec
bonne humeur. Sans vous Déviants ne serait pas Déviants !
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