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L'interview télévisuelle
In: Communications, 7, 1966. pp. 52-58.
doi : 10.3406/comm.1966.1094
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1094
Pierre Dumayet
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trouvons dans une situation privilégiée par rapport à lui. Car toutes les
phrases d'un livre sont des questions virtuelles que l'on peut poser à son
auteur. On a donc lu le livre et on aTauteur devant soi : que faire ? Quel
quefois on ne trouve rien à faire, et rien n'est plus triste que, après avoir
lu un livre, de n'avoir vraiment aucune question à poser à son auteur ;
heureusement c'est rare. La plupart du temps on tente de confronter
telle phrase ou tel personnage avec l'auteur ; en lisant le livre, on
l'espionne, on recherche cette liaison. Ainsi il m'est arrivé une fois d'être
content en lisant un roman de Jacques de Bourbon-Busset. Je crois qu'il
s'agissait d'Antoine, en tout cas d'un livre dont le héros est un personnage
masculin ; au détour d'une phrase, j'ai découvert un participe passé,
qui se rapportait à ce héros, et qui était écrit au féminin. J'ai montré
cette faute à l'auteur qui a rougi et qui m'a dit alors que ce héros masc
ulin n'était en fait que la transposition d'un personnage féminin réel.
J'ai estimé alors que j'avais bien lu ce livre.
La question dont nous étions partis était la suivante : y a-t-il plusieurs
catégories d'interviews télévisuelles? J'ai répondu à la question concer
nant l'interview élément d'un tout ou formant elle-même un tout. Voyons
maintenant les différences entre interview en direct et en différé. L'in
terview différée est enregistrée et toujours diffusée ultérieurement, et
l'interviewé pense toujours, avec plus ou moins de raison, et sans le dire,
que si l'interview était vraiment très bonne, elle serait diffusée immédiate
ment. Elle est enregistrée sur film soit chez l'interviewé soit en studio.
L'interview en direct est plus intéressante à considérer. Il y a d'abord
une préparation qui peut durer une heure ou deux. Il faut naturellement
en prévoir la durée en fonction de l'heure du studio, où on peut aller
lorsqu'on estime que l'interviewé comme les questions sont prêts. La
préparation psychologique que j'ai essayé de décrire tout à l'heure peut
être compromise par plusieurs éléments. D'abord cette intimité que vous
avez essayé de créer entre l'interviewé et vous, peut être rompue ou en
tout cas fêlée par un bruit, un coup de klaxon ou par le chef d'émission
qui vous rappelle à l'ordre ou bien par des annonces du type : l'antenne
est à vous dans deux minutes, etc. Le deuxième choc possible c'est la
découverte du studio, dont l'espace (20 mètres de haut, 20 mètres de large)
n'incite pas au dialogue. Troisièmement divers incidents comiques sont
possibles. Enfin, et je crois que c'est le choc le plus important, et le plus
imprévu, l'interviewé découvre qu'il ne se verra pas pendant qu'il pas
sera à l'antenne, qu'il sera le seul à ne pas se voir. Vous n'imaginez pas
à quel point, souvent, l'interviewé se sent frustré de ne pas se voir sur
le récepteur, de n'être vu que par les autres, c'est une sorte de punition
intolérable. Nous retrouvons ici la distance qui sépare l'être vu de l'être
entendu ; personne ne songe à se réécouter lors de la retransmission à la
radio, alors qu'on éprouve l'envie et le besoin de se voir retransmis. Il y
a toujours sur les plateaux de télévision des récepteurs en marche et on
les détourne des interviewés pour ne pas tenter leur narcissisme. Mais
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quand vous, spectateurs, vous voyez sur votre écranun interviewé tourner
la tête latéralement, il n'y a pas de doute, c'est qu'il cherche à apercevoir
son image.
La distance qui sépare V interviewé et Vintervieweur est-elle indifférente ?
Assurément non. L'idéal est la distance la moins grande ; il faut pouvoir
boire les paroles de l'interviewé et garder son regard dans le vôtre. Si
vous laissez errer son regard vous êtes perdu et lui aussi. En effet, c'est
plus par le regard que par les paroles qu'on assure la continuité de l'i
nterview. Pour l'interviewé le regard est la forme, l'expression visible de
l'attention qu'on lui prête. Si pour une raison quelconque, le regard, le
lien entre l'intervieweur et l'interviewé sont rompus il ne se passe plus rien.
L'interviewé comprend-il tout cela lui-même ? Non. Souvent il demande
à l'intervieweur : « Où dois-je regarder, que dois-je regarder? » On lui
répond évidemment : moi, ne vous occupez pas des caméras, ce sont les
caméras qui s'occupent de vous.
Pourquoi les ministres regardent-ils toujours la caméra et jamais Vinter
vieweur ? Parce qu'un ministre considère qu'il flatte le public en s'adres-
sant à lui et que l'intervieweur est un intermédiaire nécessaire mais f
âcheux entre le public et lui. Une interview de ministre est un classique de
la télévision. Il y a un triangle : ministre, caméras et intervieweur. Le
jeu est le suivant : l'intervieweur pose une question que le ministre con
naît, le ministre fait semblant d'écouter l'intervieweur pendant le temps
de la question, quelque fois dix secondes de plus, et ensuite il répond à la
caméra, et le petit jeu continue. Entre l'intervieweur et le ministre, il ne
se passe rien. C'est une des raisons pour lesquelles les ministres sont éga
lement inaudibles : parce qu'il n'y a pas de regard, il n'y a pas de présence,
et que c'est le regard qui assure la présence.
Quelle est l'importance de l'image dans l'interview télévisuelle ? Dans
toute interview, l'image c'est le visage de l'interviewé et, de temps à
autre, celui de l'intervieweur. Naturellement, les choses font que l'inte
rviewé est d'abord en plan moyen puis très rapidement en gros plan. Il
y a ainsi une approche du personnage ; par exemple dans une interview-
reportage, on découvre d'abord la maison où habite l'interviewé puis
son bureau, puis lui-même. On conserve le plan moyen si l'interviewé
bouge beaucoup, s'il parle avec ses mains. Certains détails vestimentaires
comptent : ainsi les merveilleux souliers que portait un Anglais, photo
graphe de la cour d'Angleterre, qui avait écrit un livre de mémoires ; il
avait des chaussures extraordinaires qui faisaient effectivement partie
de son personnage et Jean Prat a eu raison de les montrer, au même titre
que son visage. On fait même de très gros plans qui fragmentent le visage.
Les éléments du visage sont alors très grossis et si les yeux ou les plis de
la bouche par exemple sont très expressifs, ils renforcent ce que dit l'i
nterviewé et ils peuvent montrer son embarras, son refus de répondre, sa
fuite etc.. Les désavantages du très gros plan découlent de ses avantages:
il arrive que les yeux ou l'attitude générale ne disent pas la même chose.
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Enfin, on peut utiliser le très gros plan d'une manière critique. Je me sou
viens par exemple d'une dame mexicaine qui avait écrit un livre un peu
larmoyant sur son pauvre pays et qui portait d'énormes bijoux et Prat,
pendant presque tout le temps de l'interview, avait fait l'inventaire des
perles et des diamants.
V intervieweur doit-il être un comédien ? Généralement il n'en n'a pas
besoin, mais parfois il doit l'être. Par exemple Roger Louis, il y a six mois
au Congo, a assisté dans la rue à une scène étrange. Un commissaire de
police faisait se matraquer réciproquement des gens qu'il avait sans doute
arrêtés et qu'il avait pratiquement accouplés en les attachant ; l'un des
deux personnages de chaque couple tapait sur la tête de l'autre en chan
tant une sorte de petite chanson, et le commissaire se contentait de les
regarder. Roger Louis l'a interviewé. Il est bien évident que s'il était ar
rivé en disant : c'est inadmissible ce que vous faites, l'autre l'aurait sans
doute fait matraquer. Il fallait donc, en l'occurrence, jouer le jeu, et c'est
avec une extrême courtoisie que Roger Louis a demandé au policier de
lui expliquer sa méthode ; ce que l'autre a fait pendant cinq minutes
avec bonhomie et clarté, comme s'il ne se rendait pas compte de l'impression
que suscitait le rapprochement de son exposé et de ce qu'on voyait. On
est constamment obligé de -jouer la comédie lorsqu'on veut en savoir
davantage, on doit feindre la sympathie même si ce que dit l'interviewé
nous est insupportable.
Quels sont les rapports entre V intervieweur et le public ? Je ne sais pas
si l'intervieweur a le sentiment de s'adresser à un public. Nous savons
bien que celui-ci existe, mais on ne s'adresse pas à lui directement.
J'ai plutôt l'impression que le public est témoin s'il le sou
haite ; c'est comme si on passait devant chez lui : il regarde ou ne
regarde pas. On passe devant lui plutôt qu'on ne s'adresse à lui.
Lorsque le public est présent, dans le cas d'une interview en direct, est-ce
que sa présence est ressentie ? Je ne crois pas non plus. Cependant, il est
présent en ce sens que nous nous sentons son représentant dans la mesure
où nous intervenons pour critiquer, blâmer ou louer l'interviewé. Si on
se laisse émouvoir ou agacer c'est qu'on se sent responsable des rapports
qu'il y a entre l'interviewé et le public et qu'on pense par exemple que
notre fonction, notre devoir est de faire savoir à l'interviewé ce qu'à notre
avis pense le public. C'est évidemment arbitraire, puisque nous ne savons
pas, que nous ne saurons jamais ce que pense le public, que nous ignorons
même sa nature. La nature de ce public qui nous fait intervenir c'est en
quelque sorte le sentiment de soi en foule ; ce n'est pas très clair, c'est un
peu magique, mais c'est finalement parce que je pense que les gens
réagissent ou réagiront comme moi que j'interviens.
Pierre Dumayet