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Acquis sur publie.net par Guillonne Balaguer

« On n’écrit pas ce qu’on veut. Le monde est là,


déjà, quand on s’éveille au monde. »

(Pierre Bergounioux, L’invention du présent)


pays / paysage

En m’éloignant d’une peinture de Barbara Schroeder


1.

De mémoire, langue brune, blette, fend le vert.


Lame de ciel. Quelques centres rouges rouillent
dessous. Pas d’étincelles. Les arbres penchés
s’effilochent et
ce vent.

Quand je déballe – il s’est passé du temps,


combien ?  – je trouve devant, friable
devant moi comme une assiette carrée de
pays –
paysage posé plat sur la table. Et cela, carré,
s’accorde à la journée.

4
2.

Ce paysage – depuis quand ? – me traverse.

quelque part
la vitesse
un arrachement

on ne sait
s’il procède
de l’œil
ou de l’air

Aujourd’hui, toujours à propos, je note  : l’œil


bouge le vent. Ça se précise. Je finirais, peut-
être, par savoir quoi bouge quoi. L’œil bouge le
vent, pas l’inverse. L’œil bouge le vent, le bouge
dans le tableau. Ce n’est pas vaste pourtant,

pour tant.

5
3.

Ça bouge dans ça-bouge. Encore. Coulée lente


trouée d’alvéoles dans lesquelles tout s’accélère.
Des blocs entiers de paysage migrent dans le
paysage. Ça chuinte. Une tectonique musculaire
tient les yeux. Reste un peu de main dans le
pays –
paysage qui suinte.

Elle confirme que le geste précède. Ça n’est pas


qu’une étroite mémoire de tête. Tout le corps
fonde. La couleur est jetée fort. C’est refaire à
l’envers ce qui gicle dans l’œil, dès l’œil, avant
de voir. Comme rembobiner sur la page. Mais il
faudrait, pour dire cela, broder tout un pays de
langue. Coudre des noms de couleurs ne suffit
pas. Dire ça bouge non plus. Il faudrait mouvoir
la langue comme migrent les blocs.

Mais ça reste silencieux, là, loin sous les yeux.

Je dois rejoindre ce loin.

6
4.

Paysage, pas poème.


Trop piquet, trop debout, trop seul en bout de
page. Pas pays, pas d’horizon. Trop bâton qui
fouille mes pas, le sol, trop mon doigt qui gratte
le monde qui me démange.

Alors que pays – tel qu’il se tente – paysage, de


quelque façon que se soit,
s’ouvre sans moi.

7
5.

Du vert fuse. Une giclée de fougère jusqu’à la


taille. J’avance sans bien savoir ce qui cicatrise
derrière.

L’œil-et-langue, ras terre, rode, cherche. Il


faudrait voir. Me voir n’être pas là. Voir si ça
crève le paysage, si ça creuse une cuvette ou
rien. Ou bien
quoi ?

Vert humide. J’avance un peu de salive au bord


vert. Du temps passe. Enfin, frange la nuit, près.
Verte aussi, mais d’algues.

Je rentre.

8
6.

J’avance d’une même inquiétude que parler.


Je cherche des yeux dans le paysage et plus
encore, peut-être, quelque chose qui les tienne
ouverts parmi les formes diffuses. Pendant que
je note, la vitesse du train fixe à la vitre, près de
l’épaule, l’amande précise d’un oiseau. Ça me
rend presque une moitié de visage.

9
7.

Devant,
tâches blanches s’agglutinent, bout d’os ou
vertèbres, pour habiter des parcelles serrées.
Poussée d’acné sur la colline, conjonctivite aux
entours, quelque chose d’aigu qui gêne, sauf
qu’on sait bien, au fond, bien que ça n’ira pas
mieux demain. On le bouge vite, de plus en plus
vite, le paysage. On dirait qu’il se fait court dans
l’œil. Vite comme on bouge, nous, de plus en
plus vite, en vain,
dedans.

Ciel bas sur les thuyas qui bordent. Quelqu’un


traverse ce temps dans mon temps, pour
n’arriver jamais. Continue de passer

et j’y reviens  : je cherche des yeux dans le


paysage, et plus encore, peut-être, quelque
chose qui les tienne ouverts,
encore.

10
8.

Le souffle griffe. Je vois jouir ce vert. Des


arbres portent à l’est. Quelque chose repousse
violemment le ciel en paquets vers les bords.

Ça se pose comme une série d’éclaboussures


toussées fort du pinceau. Un trait léger les
détache de la masse. Ça fait le même effet, ce
trait, qu’un matin frais sur des jambes nues.

Israël Eliraz, j’avais copié ces vers 


Seul l’arbre explique
L’arbre !

11
9.

On cherche les plis, les creux, les anfractuosités.


Des grottes. La fraîcheur humide. L’œil cave
basculé vers dedans, dans lequel le jour filtre à
peine. Cet air de cyclope, dit-il. On ne retranche
qu’une part du champ pour voir
quoi. On compte les veines, les nerfs qui nous
comptent. On sent la roche, si près de l’os, et
l’impatience nous mâche les doigts menus.
On y revient
de quelle urgence ?

(pour N.G)

12
10.

Grisaille pulsée dans l’air moite. Je m’accumule


près d’une traînée de colza. Des génisses
remontent l’œil. Graduellement paraissent.
Pente douce. Au dessus, les vignes creusent.

Et qui sait dans quel sens habiter,


habiter vraiment ?

13
11.

Illisible pays. Les lignes se crispent.


L’œil, à pic, sur l’apparence d’une pointe, assez
stable, reste.
On se passerait bien de certains paysages.

14
12.

Je plisse les yeux ou


des yeux me plissent. Ces yeux que je cherche
et qui me trouvent à l’opposé de quoi. Stagner
dans le pays –
paysage, à grands traits qui remue, j’ai failli.

Maintenant la nuit. Je voudrais dans l’herbe, sur


mon lit, quelque part m’étendre, ce papier sur
le front. Couler dans mes orbites ses couches
successives
et laisser courir, derrière, et durcir ma fable

de dos.

15
13.

Trop timide le foin de sens qu’on étale.


On pourrait s’en tenir aux bruits de langue pour
faire de l’œil. La claquer, l’aspirer, la suçoter, la
tordre. Mais cette musique de corps ne suffit
pas. Que ça m’obsède ne suffit pas
pas, pourquoi ?

En bas de page,
pétard mouillé – me tais –

finit ma langue.

(Lyon / Namur, 1er Avril – 4 mai 2007)

16
...
«  C’est tout le ténébreux océan qui doit venir
avec lui pour que soit, du poisson, attendue la
signification pleine et entière. »

(Sala Stétié, L’interdit)


pas

pour oublier des peintures d’Anne Slacik


(Agora Tête d’Or, Lyon)
1.

J’avance blanc – qui je  ?  – dans le paysage.


Paysage ou pas, traces ou pas de pas, qu’importe.
J’avance blanc, du blanc m’avance, me perce.
Un blanc de neige en bord de mer et la marée
ronge, ronge haut le jardin renversé. Jardin
conceptuel où ne restent que marques, traces,
griffures. Tout un maquis d’apparences sous la
peau. Ça tend la surface mais rien ne perce. Pas
assez vif ni coupant. Ne la crève, mais crève
dessous, peut-être. Des arbres sans racines
portent chacun la masse d’une tête sans trous.
Je ne sais comment tient la mienne, là-devant,
posée sur son clou.

20
2.

Jardin blanc, blanchit l’écume aux doigts des


branches. Cette transparence, un drap, des plis.
Les plis d’un drap sur des branches. Des doigts
durs, courbés. Pas de feuillage, une flaque au
ciel, un drap. Hantés les plis de ce drap, cette
flaque. Plis d’eau pleins d’oiseaux. Les oiseaux
– leur chant ténu – creusent une demeure.
Demeurer dans ce chant je ne sais. Les oiseaux
sont sans nom sinon ne sont pas. Et bleu, l’arbre
ouvert par la pluie qui depuis des jours, sans
pencher, bat dessus. L’arbre en deux, dédoublé.
Multiplication d’arbres simples, plus simples que
l’idée qu’on s’en fait. Des arbres ou pas. Un drap
blanc, des doigts. Je vois, qui voit ?

21
3.

Compte pas goutte, les pas. Depuis des jours à


tirer des lanières, des lanières stériles d’une fosse
aux lèvres gercées. A tirer ma prise – puisqu’il se
pourrait que ça commence à peser. Des lanières,
mais dans les doigts plus que des coulures,
virent et gouttent aux coins de la pièce. Un jus
qui cherche les bords, qui fuit, me fuit, me laisse
au centre de quoi. La lumière, l’idée nue, le mot
lavé sur muscles fondus rejoignent blanc, bien
pauvres, le blanc, ces algues, ce jardin d’arbres
crépis. Se taisent. Le silence trempe jusqu’à la
virole. Voilà, chou blanc.

22
4.

A peine suffisants ce jardin, la table, mes pages.


J’écris la façon de me perdre, un peu, à peu. Les
murs blancs se répondent. Rien de dur. Rien sur
quoi s’appuyer vraiment. L’arbre pleut. Si près,
l’œil à vau-l’eau part, sans fil pour sécher sa
peine. Déboire. Dé-boire comme l’éponge rend
son jus. Et la couleur ne choisit pas. L’attraction
tire les eaux vers le bas. L’œil bredouille, interdit,
reste. Ronge son frein. Rien de surprenant. Une
mer sans poissons, le ciel, un jardin bas.

23
5.

L’œil tire, taiseux, béant d’un bleu qui pleut


droit. Il ne s’agit pas d’épingler des flaques aux
pages. Il faut que ça coule, enfin. L’œil à vau-
l’eau, à vau-l’oeil. Ailleurs, du blanc se répand
qu’on tâche d’habiter, dans tous les cas qu’on
tache. Blanc sur lequel ne pas trop peser. Peser
peu. Je tente d’écrire ça loin dans mon dos. De
l’oublier dans ma colonne. J’écris loin, j’en tords
des pages. Ça n’avance qu’à avancer, me dit-il.
6.

Ici, l’œil ment du vert. Vert brossé vif d’un


coup de balai. L’arbre à côté n’est qu’un genou
grippé dans la nue. Un autre ciel. Un ciel dans
ciel ou jardin renversé contre nature. Une sorte
de pluie – toujours la même – divise et peigne
l’idée que qu’on se fait d’un verger. Sur un plan,
l’œil rassemble les eaux: ce n’est que l’histoire
d’une lessive. On n’essore pas les images. Rien
qu’un fluide dans l’œil ou la mémoire. On suit le
cours. Soudain, de la mer jusque sous les bras,
tout autour, lèche. Et cette masse sombre, sous
l’eau, qu’il fallait fuir.

(Lyon, 19 mai – 26 mai 2007)

25
degré(s)

(sur un détail)

pour A.N.
1.

quel degré
– comme on dirait d’un
angle ou déclinaison / pente
de corps (une conjugaison
d’os) – brûlée quel degré,
bien craquée sa

peau
2.

cheveu sur la soupe –


souvenir –
dit-elle
peau d’mes fesses, tu l’as sur
mes joues, t’as qu’à lorgner droit
et le tout / peau de /
qu’on dirait massée ra-
massée noire
dans la face
s’accumule et
pousse

28
3.

satanée butée
quilles de têtes qu’on ne
passe
court dans le temps tan-
dis qu’eux restent
et

qui s’y frotte


s’y

non

29
4.

l’idée que méduse


fige en gelée

pas la mémoire – peut-être


un
lest – ferme sa bouche ramène
à l’identique toux sèche
d’épines

ou chasse
au loin

30
5.

substance égale / tout dans


le
maigre – dévidant
fil usé –

bord des yeux


lessive aux trousses

du rose en plaques s’y coule


venant ces mots
roulés

: peu de phare en
page

31
6.

et quoi passerait
plus
nu qu’au doigt (tel
panneau creuse et fend)

gravir la pièce bougée d’un


cri
foncé

puis très vite du jour


pas vu venir ce

jour neuf

(Lyon, 30 janvier – 4 février 2008)

32
9 pans de fatigue

à B.S

33
1.

On tient mal devant, sans prises. Un reste de


main tend corde et nerfs, désaccorde. Peut-être
n’avance-t-on pas. Jusqu’au bleu, personne.
On éclate un bruit d’eau – uppercut. Les rôles
pivotent et la proie. Rien que l’usure d’un surplace
de couleur dans les jambes. Dépeuplées.
2.

Temps moite fermé sur la face. On mâche sa


langue sans rien dire. On voit la terre en loques, la
nuit ridée. Telle nuit qu’on charrie depuis quand.
Un défaut d’œil, un écart tenace trahissent.

35
3.

Vie vidée. Dépouillée de tout être, de tout


obstacle. Les appuis fuyants, on reprend sous
une pluie de roche éclatée. Le paysage ravale
ce qu’on déroule. Une entaille sombre, près des
lèvres, se lève. La nuit dure à naître. Son travail
de patience effacé.

36
4.

Quelque chose à l’endroit du ciel, mal placé. Un


plafond de lichen ou d’algues. Une marée de
gorge, tout doux, claque aux parois. Comment
dire. L’œil pioche du gris sans le noir. Une saignée
dans la crasse : on traverse seul sa nuit.

37
5

Friction d’air et d’eau. On ne passe qu’en rampant


dans ce jus. Le vent fouette un fil de pensées
lâche. Le ciel vitreux baisse-t-il vraiment. En
ces lieux, toujours, toujours rôdant bête de
manque.

38
6.

Re-bleu. Le mur d’eau craque. Ce bleu pour


disparaître. A pas comptés tourne en rond, bras
lourds à porter. On cherche quelqu’un, le refuge
de reins solides. L’embûche déviée d’un pied
trop sûr. Et l’abîme devient providence.

39
7.

Glue noire d’un tronc. Le front barré. Une forme


lancée, plus vite que les yeux, ne laisse qu’un
son neutre. Un épais fromage de tête se forme,
s’agite et brouille le reste. Un pied devant l’autre,
puis l’autre. On s’affaisse.

40
8.

L’herbe recule sur les orteils. Une torche fixe


ou le glacis d’un étang trompent un instant.
Quelques miettes qu’on arrache à la vitre. Le
gris s’amasse dans la nuque. On décélère avec
ce qui bouge.

41
9.

Muscles hachurés par le froid. Au train, déplacent


la mousse et l’eau, tout un pan de fatigue. L’œil
étalé va rondir à nouveau, gonfler sa pâte. Toute
une nuit sans la nuit. Et la solitude, enfin, creuse
un puits lent dans les chairs.

(Lyon, 6 février – 5 mars 2008)

42
Peintures

En couverture et 1 : Barbara Schroeder


Embruns polaires 30x30
technique mixte sur papier, 2006
www.barbaraschroeder.com

2 : Anne Slacik
Blanc 1
130x162 cm, huile et pigments sur toile 2004
http://pagesperso-orange.fr/anne.slacik

3 : Aurélie Noël
sans titre
détail d'une peinture, encre, eau, feu, sang
sur papier photo vierge, 2005
www.artmajeur.com/aurelienoel

4 : Barbara Schroeder
9 pans de fatigue
9x25x25, acrylique sur toile, 2007
www.barbaraschroeder.com

43
couverture 1

pays / paysage 3

pas 19

degré(s) 26

9 pans de fatigue 33

44
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