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en héritage
Mythes de fondation,
transmissions, transformations
Olivier Nicolle
René Kaës
A.-M. Blanchard M. Claquin
F. Giust-Desprairies L. Michel
A. Missenard M. Pichon
J.-P. Pinel J.Villier
L’institution
en héritage
Derniers titres parus dans la même collection
L’institution
en héritage
Mythes de fondation, transmissions,
transformations
Olivier Nicolle
René Kaës
A.-M. Blanchard M. Claquin
F. Giust-Desprairies L. Michel
A. Missenard M. Pichon
J.-P. Pinel J. Villier
Dessin de couverture :
© Jacques Van den Bussche
Au fil des années, le profil de chaque livre s’est précisé : chaque volume
rassemble quatre ou cinq auteurs qui rédigent des chapitres substan-
tiels d’une cinquantaine de pages chacun. Leurs contributions, coor-
données par un responsable de l’ouvrage, sont complémentaires ou
forment un contrepoint à l’intérieur du thème principal.
Une table des matières détaillée, une bibliographie soignée, deux index
(des concepts et des noms propres), des mises à jour au fil des retirages
et des rééditions font des ouvrages de cette collection des outils de tra-
vail particulièrement appréciés.
LISTE DES AUTEURS
INTRODUCTION 1
O LIVIER N ICOLLE
4. Un narcissisme... en héritage 75
A NDRÉ M ISSENARD
Auto-investissement et nourrissage 75
Au miroir du groupe 77
Mort/naissance et origine 80
Regards sur une régulation psychanalytique d’une institution
soignante 83
Transformations 151
Dans l’atelier, 151 • De l’expérience relationnelle à
l’écriture, 153
Affiliation et héritage 154
BIBLIOGRAPHIE 157
INDEX 163
ainsi que leurs évolutions, et, pour beaucoup d’entre elles, le départ,
et le changement de génération de tous ou presque tous les membres
de leurs groupes d’origine, et notamment leurs fondateurs, directeurs,
chefs, etc. D’autre part, les deux dernières décennies ont été le moment
d’évolutions considérables des institutions durables, et souvent de grande
transferts sur les liens avec l’analyste, ni celle des mouvements contre-transférentiels
massifs que ce dernier va devoir tenter d’élaborer.
1. CEFFRAP : « Cercle d’Études Françaises pour la Formation et la Recherche :
Approche Psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution », fondé en
1962 par D. Anzieu.
4 I NTRODUCTION
Dans une écoute clinique qui conserve une référence forte aux objets
sociaux et sociétaux, elle aborde la question de la transmission et de
l’héritage de l’institution et dans l’institution : il s’agit ici de montrer
comment certains traits culturels dominants du système scolaire, dans
leurs rapports au mythe de l’École Républicaine, sont reliés à une
problématique du lien intersubjectif et aux formes de la pratique qui
soutiennent ce lien.
Autre horizon institutionnel, autre clinique, et autre dispositif : celui
que l’auteur utilise est centré sur les récits scolaires et professionnels
d’enseignants, dispositif choisi pour tenter d’approcher avec eux la crise
identitaire professionnelle qu’ils traversent. Cette crise reste celle du
sujet-dans-l’Institution ; elle est analysée comme crise des processus
identificatoires, fragilisation des liens qui s’étaient établis entre intériorité
psychique et significations sociales imaginaires, celles-ci soutenues par
l’Institution de par son fondement mythique et les valeurs qu’il promeut.
Le dernier chapitre de ce livre, qui à lui seul en constitue la partie
terminale — et non pas conclusive ! — est une proposition à quatre
voix (A.-M. Blanchard, M. Claquin, M. Pichon et J. Villier) d’un carac-
tère novateur certain : il s’agit de rendre compte des mouvements et
représentations en jeu dans la genèse d’un processus groupal de mise
en travail d’une problématique institutionnelle, nommément la mise en
circulation fantasmatique liée à l’offre et à la demande. À partir d’une
proposition bien particulière (la demande du groupe-institution CEFFRAP
à ses membres de participer à l’offre du colloque de 2006), les auteurs
se sont interrogés sur les tenants et les aboutissants de l’appropriation
intersubjective d’une demande et des transformations psychiques qu’elle
implique. Ils ont pratiqué cette démarche à leur propre compte, en même
temps qu’en perspective avec la mise en jeu (au double sens d’une
simulation d’inspiration psychodramatique, et du travail des articulations
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
LA CONSTRUCTION
DU DISPOSITIF
D’INTERVENTION
À L’ÉPREUVE
DES MUTATIONS
INSTITUTIONNELLES
CONTEMPORAINES
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Jean-Pierre Pinel
tels que les groupes cliniques, les réunions de synthèse, les études de
cas...
Certaines expressions pathologiques, notamment celles des sujets
antisociaux, violents, sans limites — ceux qu’il est convenu de caractéri-
ser comme des « cas difficiles » — vont plus particulièrement susciter
la représentation d’une mise en péril, voire en échec, des fonctions
soignantes de l’équipe instituée. Cette représentation participe à affecter
les idéaux et les identifications professionnelles des praticiens : elle
entame le narcissisme du groupe soignant. Il s’agit là d’une source
essentielle des demandes d’intervention adressées à un tiers externe.
Elles vont essentiellement se formuler en termes d’analyse de la pratique,
de Balint (1960) ou de supervision.
14 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
1. On peut d’ailleurs penser que les institutions les plus profondément prises par la
pathologie sont celles qui ont édifié un système de défenses si serré qu’elles ne peuvent
envisager de recourir à une intervention externe. Méconnaissant ou déniant drastiquement
leur fonctionnement pathologique, elles vont se révéler impénétrables. La dureté de ces
défenses rend l’institution inutilisable pour les patients. Les résistances collectives se
traduisent notamment par un accroissement des exclusions et un recours massif aux
prescriptions médicamenteuses afin d’effacer les expressions de la souffrance psychique.
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 15
1. Il convient ici de distinguer les interférences entre les plans des dédifférenciations
chaotiques profondes. Les premières procèdent de mouvements psychiques localisés,
ponctuels, associés notamment à l’admission d’un patient dans l’agir (Pinel, 2007),
alors que les dédifférenciations évoquées ici résultent d’un effondrement de la structure
institutionnelle.
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 17
révèle dans toute son ampleur qu’au décours des premières séances
de travail. Dans cette configuration, l’intervenant se trouve lui-même,
dans un second temps, frontalement déplacé ou convoqué à transgresser
les limites qu’il a fixées. Cependant, qu’elles se manifestent d’emblée
ou ultérieurement, ces désorganisations institutionnelles engendrent une
forme d’impasse pour l’intervenant : les coordonnées de son cadre de
travail et les conditions de son écoute se trouvent bouleversées ou
paralysées.
Cliniquement ces constellations cliniques se rattachent à une rupture
de la trame institutionnelle, lors du départ brutal d’un fondateur ou d’un
groupe associé à la fondation. Au-delà des conditions manifestes de la
perte du fondateur (par démission, décès, ou plus rarement départ en
retraite), ce qui fait trou dans la trame temporelle c’est que la perte vient
en quelque sorte ruiner une histoire héroïque, magnifiée ou idéalisée. Cet
effondrement qui doit être comblé en urgence est transmis à l’intervenant
qui se trouve convoqué à réinstaurer un cadre de base, à recréer des
valeurs partagées, et parfois sommé de revivifier le mythe fondateur. Il est
en quelque sorte appelé en lieu et place de la fondation ou du fondateur
disparu, et simultanément, d’adhérer au déni de la perte, participant ainsi
à abolir le passé et les dettes. Tout se passe comme si les professionnels
transmettaient directement à l’intervenant un éprouvé de chaos associé à
une abolition des différences et des limites instituées. Si ces situations
cliniques, qui font toujours épreuve et énigme, convoquent l’intervenant
sur les plans théorique, méthodologique et clinique, elles sollicitent
fondamentalement son contre-transfert.
La prégnance de ce qui vaut à tout le moins comme manifestation
clinique extrême m’a invité à ressaisir certains éléments engagés dans
ces crises de structure. Des observations similaires, repérées lors d’in-
terventions conduites dans certains instituts thérapeutiques, éducatifs
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
tionnelle. L’on peut alors observer une mise en crise et une désertion
des instances d’élaboration collective engendrant une progressive disso-
lution des fonctions de métabolisation et de création de significations
partagées. Les capacités interprétantes sont abolies, laissant la place à un
fonctionnement purement opératoire, situé en parfaite congruence avec
les logiques de calcul et de gestion contemporaines. C’est ainsi, à mon
sens, que l’on peut comprendre la formule de José Bleger (1970) selon
laquelle « les institutions soignantes ont tendance à fonctionner de la
même manière que le problème qu’elles sont chargées de traiter ».
22 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
L’INSTITUTION :
TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE
Olivier Nicolle
dans le sujet comme dans le groupe, est une fiction qui exprime une
vérité tout en travestissant une réalité. Elle vise l’origine et la fin — ou
fait au moins allusion à la fin de façon explétive, comme retournement
de l’origine — et elle désigne les enjeux du sujet comme du groupe
dans un empan naissance/mort (différentiation, fondation, progression /
régression, hybris, confusion) en expliquant les hiérarchies (entre objets,
liens, valeurs) qui s’y trouvent instituées. Simultanément, le mouvement
d’idéalisation tend à voiler la violence initiale et/ou continue, surtout en
ce qu’elle a pu, ou peut encore, comporter de dimension traumatique.
Car ce que le regard anthropologique comme l’écoute psychanalytique
reconstruisent dans l’acte fondateur d’un collectif, c’est bien souvent la
violence et/ou la transgression qui y ont présidé. L’adhésion des sujets
au fantasme de la fondation a presque toujours impliqué le regroupement
autour d’une tabula rasa, ou d’une création ex nihilo, laquelle se solde par
le meurtre réel ou symbolique de l’antériorité et/ou de l’altérité à travers
ses représentants ou ses représentations. Au surplus, le mouvement
de groupement lui-même, comme le constate précisément la clinique
des groupes, exige de ceux qui s’y rejoignent une rupture (au moins
temporaire) des liens précédents, ce qui confère partout au fondement
groupal au moins une nuance de violence. Vérité que le mythe visera à
transmettre, mais sous la condition qu’elle soit transfigurée, travestie :
inversée, projetée, déplacée, etc.
Par ailleurs, la mythique d’un groupe rend compte de cette articulation
psychique groupale que R. Kaës (1993) a proposé de désigner comme
« contrat narcissique du groupe », à partir d’un concept dû à P. Aulagnier.
Ce contrat mythique que tant de rites religieux, sociaux et institutionnels
mettent en représentation ou en exergue, qu’énonce-t-il, sinon que
chaque sujet, en venant au monde de la société et de la succession des
générations, se trouve porteur de la mission d’assurer la continuité des
générations et de l’ensemble social, ethnique, institutionnel etc. Et réci-
proquement, cet ensemble se trouve prescrit d’investir narcissiquement
ce nouvel être, en lui assignant, comme à chacun, une place offerte par
le groupe et signifiée par l’ensemble des voix qui, avant chaque sujet,
ont tenu un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe.
C’est en tenant cette place et en confirmant ce discours que le sujet,
relié à l’origine, au(x) fondateur(s) ou à l’ancêtre du groupe, assure le
narcissisme groupal et jouit de l’investissement narcissique par le groupe.
Confirmation qui, nous le savons, peut aller jusqu’à l’aliénation. Le
désinvestissement par le groupe, peut, quant à lui, plonger le sujet dans
la déréliction.
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 29
D EUX ENSEIGNES
Sur les deux plans que nous considérons ici, celui de l’étayage objectal
du mythe qui défend l’investissement narcissique groupal et en explique
l’origine, le maintien et les spécificités, comme sur celui de la mise en
représentations du contrat narcissique groupal qui garantit à chacun sa
place, la mort ou le retrait du (des) fondateur(s), quelles que soient ses
modalités, introduit une crise narcissique dans le groupe institutionnel.
Dans certaines institutions, cette crise est déniée dans le processus
même de son émergence, ce qui ouvrira la voie à une longue involution,
marquée de dérives aliénantes, déplacées ou pas : elles sont dues aux
idéalisations/démonisations massives accompagnant les mécanismes de
clivage, et vont donc aussi de pair avec des mécanismes persécutifs
parfois catastrophiques. Ce serait assez évidemment le cas du « Château
des Amazones », visité plus bas. Dans d’autres, cette crise est crainte,
anticipée, vécue pathiquement par le groupe, quoiqu’elle ne soit pas
reconnue dans sa profondeur ni dans son ampleur au quotidien, non plus
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
1. Des éléments de cette observation ont déjà été publiés (Nicolle, 1999, 2006) dans des
contextes où d’autres dimensions en étaient dégagées.
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 31
nouvelle acquiert à son tour une qualité mythique, soit ici : d’être un
discours par lequel se proclame une vérité sur les commencements que
chacun peut saisir, qui concerne chacun, mais qui s’énonce au-delà des
apparences, transfigurée et travestie.
Quelle est cette vérité ? La proposition essentielle qui nous apparaît
exprimée dans ce mouvement mythopoïétique est que : les enfants
perversement traités et abandonnés sont fondés à haïr leurs parents,
mais cette haine peut les détruire eux-mêmes, autrement.
Une fois élaborée et appropriée par le groupe au cours des séances
restantes, cette proposition et ses corollaires se substituent au discours
mystificateur groupal du début qui se situait dans une logique persécutive
et messianique d’urgence narcissique (« danger de mort imminente par
étranglement financier de l’institution héroïque, amenant la demande de
l’intervention d’un tiers qui pourrait magiquement sauver le groupe »).
Du coup cette proposition acquiert pour le groupe une valeur d’interpré-
tation de la crise narcissique groupale actuelle, en permettant qu’on la
rattache à ses « engendrements », à ses prodromes et à son cheminement
dans la temporalité institutionnelle (« vingt ans », vécus comme le
passage d’une génération). Cette proposition fait aussi le pont entre
le mythe des Amazones fondatrices et l’élaboration que cette équipe
fera dans la suite de la pratique institutionnelle jusqu’alors : encourager
les épouses à quitter leur mari, les y aider en les cachant puis en les
« formant » à vivre longtemps en femmes seules et entre femmes.
Au cours des dernières séances de l’intervention, cette interprétation
permettra aux participants de pouvoir commencer à s’investir comme
des sujets groupés, de parler de leur histoire personnelle et de la place
qu’y aura tenue l’adhésion à ce groupe au temps où elle a eu lieu. Des
projets personnels pourront dès lors sembler légitimes : désirs de quitter
l’équipe de toute façon, de se former à d’autres pratiques, de repenser et
de formuler un projet institutionnel différent.
Le « Château des Amazones » peut ainsi présenter de façon relati-
vement exemplaire les voies par lesquelles, dans un groupe que son
moment instituant et différenciant avait aussi placé dans une dynamique
processuelle naissance-engendrements-mort, des éléments transgressifs
et traumatiques inauguraux ont pu être vécus groupalement et incons-
ciemment comme un « destin funeste ». Ce fatum forçait le groupe
dans l’impasse d’une opposition d’états : vie/mort, dans laquelle ils
s’identifient tour à tour à leur fondatrice abandonnante et perverse et aux
enfants abandonnés promis à la mort ou à la perversion. Cette opposition
fermée vie/mort aboutit à une crise qui pourrait être fatale lorsque par
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 35
leur tour les plus jeunes collègues. Ceux-ci viennent parfois de loin, pour
ensuite repartir, ce sont « les stagiaires » parmi lesquels on recrute aussi,
quand c’est nécessaire, les nouveaux membres de l’institution. Leur
formation se dispense alors notamment à travers des séminaires internes,
qui se groupent autour de chacun des « fondateurs ». Ainsi l’entreprise
fondatrice d’alors se poursuit-elle à ce jour, me dit-on, par une activité
groupale conçue comme « défense et illustration de la psychanalyse dans
le soin à l’enfant ».
Narrant à plusieurs voix cette « histoire sainte » à un tiers, ce groupe-
institution tente de ramasser en une vue cavalière épique trente années
constituant une étoffe extrêmement complexe de relations entre sujets
groupés, étoffe dont les fils négatifs, destructifs, traumatiques, et sim-
plement sexuels et/ou passionnels sont méthodiquement cachés dans
l’épaisseur du tissu, au profit d’une centration sur la dimension héroïque :
l’instauration de la psychanalyse pour les enfants en secteur public, ex
nihilo.
La portée psychique de cette fresque s’actualise aussi autrement :
dans ce discours groupal inaugural, des éléments vécus comme actuels et
rapportés comme détachés de cette épaisseur, tels des détails au premier
plan, se conflictualisent avec l’arrière-plan. Ils commencent à situer
en creux le transfert groupal et ses leurres idéalisants, et désignent la
représentation que se donne le groupe de sa situation dans l’espace et le
temps.
Ainsi, par exemple, le fait que des stagiaires se forment dans ce CMPP
mais n’y restent pas, et que l’engagement de nouveaux membres appa-
raisse beaucoup plus difficile que ce devrait l’être pour une institution
aussi « bonne ». On dit par exemple :
« Pour ce poste-là, on a très longtemps discuté, on voulait un psy-
chologue familialiste qui ait de la bouteille, qui puisse aussi faire de
la consultation et du testing, qui soit assez âgé mais pas trop, tout ça,
on a reçu des gens et on a mis très longtemps à trouver et à se décider,
et finalement on a pris Alexandre, il est très jeune et sympa, décrispé,
plein de bonne volonté, et... il n’est pas familialiste. C’est toujours la
même histoire, les gens ils viennent prendre ici tout ce qu’on peut leur
donner, et puis après ils partent et s’en vont dans la capitale et eux, ils
trouvent tout ce qu’ils veulent. » Bien différent de ces jeunes qui s’en
vont, l’intervenant du CEFFRAP, lui, psychanalyste qui se déplace de si
loin, d’un pays étranger, et « vient jusqu’à nous ».
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 37
« faire des petits », il entend par là former des jeunes collègues dans son
séminaire, le dernier à se tenir.« Le départ de Louis, ça nous traumatise
déjà, et c’est dans deux ans. »
Les pères ont donc fait leur temps, le mythe menace d’une fin
tragique, car la diachronie du groupe pourrait se refermer sur la fin
d’un cycle générationnel, dans une déstructuration progressive de la
ritualité pyramidale institutionnelle dont apparaîtrait maintenant l’inanité
liée à l’absence bientôt de leurs étayages objectaux et narcissiques.
L’intervention demandée est donc visée comme une enveloppe protec-
trice devant accompagner le groupe dans ce qui pourrait aussi être un
passage de générations, aider à la définition d’un héritage à réaliser, et
parer en tout cas à la réalisation de ce fantasme de débandade. Mon
groupe d’origine et moi-même sommes dès lors investis entre autres
comme un étayage narcissique vicariant, détenteurs du même phallus
psychanalytique idéalisé.
Cet aspect amène d’ailleurs à noter que l’on retrouve ici le caractère
transhistorique de la mythique, et de la mythopoïèse. Le groupe semble
vivre une sorte de « provincialisme institutionnel », un état ambivalent
d’éloignement, de fermeture et de répétition. Cet état est d’une part
défendu comme s’il garantissait la cohésion du groupe (« notre identité »
est une expression qui revient bien souvent), mais il est d’autre part
vécu par beaucoup comme un des symptômes de la crise groupale.
Appeler un étranger à l’institution et au pays, lui-même membre d’une
institution de psychanalystes groupalistes, a donc aussi consisté dans
cette optique à faire appel à une révélation de « la vérité des groupes » ,
révélation que possèderait une instance qui précède cette institution non
chronologiquement, mais logiquement : la psychanalyse. Le CEFFRAP
sera alors ici « l’institution supposée savoir », d’un savoir transhistorique,
celui du mythe, et celui du même mythe.
En attendant mieux (ou pire), les sentiments d’abandon (et par les
« petits » et par les pères), l’angoisse de mort du groupe et l’ambivalence
de chacun avaient amené une crise narcissique groupale : c’étaient bien
la résurgence exacerbée de jalousies multiples (nourrissant sans cesse
des conflits quotidiens sur les fonctions, les attributions, les lieux, les
temps de chacun et de tous), l’agressivité permanente empêchant le
travail collectif et l’élaboration clinique, et des mouvements paranoïdes
divers, qui constituaient l’objet de la « demande primaire » adressée à
l’intervenant. Cette crise se caractérisait donc, comme toujours, par une
régression groupale, avec des mouvements de déliaison : l’investissement
positif se dérobe et se reporte sur des projets ambitieux mais inhibés,
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 39
Une refondation ?
Une définition de l’intervention psychanalytique en groupe institution-
nel pourrait être ainsi approchée : c’est le temps d’une parole, affectée et
adressée à un tiers psychanalyste, temps au cours duquel, par les voies
des mouvements transférentiels et contre-transférentiels, les figures et la
geste centrales de la mythique groupale vont être réinvesties, et pour peu
qu’elles soient dévoilées, vont être mises en jeu et mises en cause dans
leur portée étayante, et/ou leurrante, et/ou aliénante pour chacun et pour
tous.
Ce temps pour une élaboration de la vie psychique groupale est
certes un temps qui se compte et se mesure, mais là encore, il est avant
tout un compromis intégrant dans ses replis une première figuration
transféro-contretransférentielle d’éléments de la mythique groupale.
C’est d’ailleurs jusque dans les détails apparemment les plus contin-
gents que la diachronie groupale se transfère en se symbolisant, et ce
dès les premiers contacts. J’ai déjà mentionné plus haut les attentes
de naissance ou de renaissance à travers un choix de dates espacé de
neuf mois jour pour jour. Au « Château des Amazones », c’est vingt ans
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
1. Dans le chapitre qui porte ce titre dans l’ouvrage L’Institution et les Institutions (Kaës,
Enriquez et al., 1987, p. 35-46. Voir aussi Kaës, 1997 et 2004a).
46 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
1. Sur la notion de garants métapsychiques et métasociaux, cf. Kaës, 1985, 2005, 2007.
48 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
1. Dans tous les cas cliniques présentés dans ce chapitre, des modifications ont été
apportées à certaines données factuelles afin d’assurer la discrétion sur les personnes
sans affecter l’authenticité des processus décrits.
50 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
Éléments d’analyse
La clinique de ce cas fait apparaître plusieurs points de convergences
avec des situations où la mort ou le départ d’une personne placée
en position de fondateur dans une institution ou dans une région de
l’institution crée une souffrance spécifiquement institutionnelle.
Le rejet du nouveau médecin chef est une constante lorsque le
fondateur mort, ou parti occuper une autre fonction ou mis à la retraite,
a été idéalisé. L’illusion groupale maintenue s’est sans doute fondée sur
une réelle appréciation des qualités d’un homme ou d’une femme de
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
en ont besoin, c’est une de leur création : il s’agit plutôt d’en observer
les effets, parmi lesquels il est fréquent d’observer une idéalisation de
« l’avant merveilleux ». Je pense à une institution où certains malades
admis à l’origine de l’unité de soin, ou du temps où il était dirigé par un
chef de service charismatique, ont été « conservés » dans le service et
fétichisés comme des « malades-ancêtres », dans l’espoir vain de revenir
au temps de la fondation ou de conserver l’objet des origines, comme
des reliques. Dans le temps du deuil, la totémisation et la relique servent
les défenses contre les déliaisons et les désorganisations psychiques,
notamment celles qui affectent les liens actuels entre les membres de
l’équipe. On peut aussi observer que, dans ces cas, l’agitation maniaque
alterne avec l’effondrement dépressif et le marasme.
Le maintien de structures mises en place par et avec le fondateur,
si justifiables soient-elles, fonctionne aussi comme une tentative de
survivance du temps d’avant. La recherche intense de représentations
antérieures partagées fournit à l’imaginaire commun des scènes ou
des pensées où l’idéalisation défensive peut se répéter, mais aussi où
elle peut se dire, « pourvu qu’il y ait un auditeur ». La fonction du
psychanalyste intervenant est d’être cet auditeur, à l’écoute de ce qui
lui est adressé dans le transfert, et à l’écoute de ce qu’il entend de sa
place à lui. Même la persécution et les menaces réelles peuvent soutenir
un renforcement du narcissisme fragilisé : « nous sommes encore les
meilleurs : c’est pour cela qu’on nous attaque », et l’intervenant est
inclus dans cette idéalisation : nous entendons alors qu’il est dit : « Nous
avons le meilleur », ou bien : « Il nous juge sévèrement et il va nous
abandonner. » Tant que le transfert n’a pas trouvé son objet, affirmé son
contenu et manifesté sa visée, tant que se met en place et prévaut cette
boucle persécution-idéalisation, la part qui revient à la menace réelle et
à la menace imaginaire ne peut pas être correctement évaluée.
L’avènement de la conscience des différences à l’intérieur de l’équipe
– ici celle des générations – est un moment décisif : elle est conscience
de l’écart entre ce qui appartenait au temps d’avant et ce qui se passe
aujourd’hui.
1. Ce cas a déjà été publié avec d’autres commentaires dans le chapitre 1 (« Souffrances
et psychopathologie des liens institués. Une introduction ») de Kaës, Pinel et al., 1996.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 53
Éléments d’analyse
Plusieurs niveaux de lecture de ce qui est source de souffrance dans
cette institution sont envisageables. J’en propose trois.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 57
assez compliqué pour des analystes de travailler les transferts dans une
institution psychanalytique.
Soit une association de psychanalyse, située quelque part dans le
monde. J’en connais certains membres. La demande qu’ils m’adressent
se formule ainsi : pourrais-je les aider à comprendre leur histoire et ce
qui s’est passé entre eux avant et après la mort violente du fondateur de
leur association ? Cette mort est vécue par beaucoup d’entre eux comme
l’issue tragique d’une scission qui venait de se produire peu de temps
auparavant dans leur association, dans un climat de grande violence :
exclusion, accusation publique de fautes professionnelles, injures, humi-
liations. Ceux qui m’adressent cette demande ont refondé une association
après cette scission, ils se sentent plus ou moins responsables de la mort
du fondateur et des perturbations assez graves survenues chez certains
de leurs collègues. J’accepte de travailler avec eux et nous concluons un
protocole de travail pour deux séances de quatre heures chacune.
Je leur propose de me raconter l’histoire de leur association : elle fut
fondée par un petit groupe de psychanalystes, hommes et femmes, sur
la base d’une première scission. Tous sont d’accord pour penser que le
motif de désaccord portait sur la conception de la formation. Toutefois,
ce motif banal et assez constamment donné comme cause des scissions
recouvre à mon sens une autre réalité constante, bien plus difficile à
admettre : l’insupportable enjeu incestuel, le plus souvent fantasmé, qui
se loge dans la formation, mais aussi dans ses « réalisations » mortifères.
Ces réalisations sont exceptionnelles, mais elles se nouent avec le
moteur même du travail psychanalytique, avec la difficulté de recevoir
et d’analyser les transferts, ceux de l’analysant et ceux de l’analyste,
voies d’accès aux processus et aux formations de l’inconscient. Une
certaine façon d’écrire l’histoire de la psychanalyse a encrypté les figures
incestuelles des toutes premières psychanalyses, et faute d’articuler les
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
dont ils ont fait sécession. Je ne peux pas ici entrer dans trop de détails
sur ce projet, mais il arriva que celui des co-fondateurs qui était devenu
pour eux la figure centrale de leur association, et dont la mort les a
tant bouleversés, fut préoccupé par les nouveaux risques d’endogamie
idéologique et par les enjeux incestuels que révélaient les soutiens
passionnels de certains membres titulaires à l’égard de leurs « élèves ».
Doté d’un grand prestige auprès de ses collègues, admiré par la plupart
d’entre eux, il s’attache alors à ouvrir l’institution, à développer des
relations avec d’autres associations psychanalytiques, y compris avec
celle dont il avait rompu les liens lors de la scission, à remettre en
chantier la réflexion sur la formation. Mais ses démarches se heurtent
à de violentes oppositions chez plusieurs de ses collègues, le débat est
vite recouvert, les tensions montent et les accusations de mise en acte
sexuelle se développent avec un très grand retentissement fantasmatique
dans toute l’association. Indéracinable incestualité.
Le réveil de situations traumatiques subies dans l’analyse et dans
le parcours de formation est intolérable. Au bout de quelques mois, le
co-fondateur annonce à ses collègues son départ, au motif que la nouvelle
association répète les mêmes impasses que celle qu’ils ont quittée.
Son départ est vécu comme un désaveu de l’aventure qu’ils ont vécue
avec lui, une mise en cause du bien-fondé de leur scission. Il est aussi
douloureusement éprouvé comme une trahison, puisqu’il les quitte en
ayant le projet de fonder une autre association psychanalytique : qu’il
s’agisse d’une intention qui lui est prêtée ne change rien à l’hostilité
que son départ suscite chez plusieurs d’entre eux. Après son départ,
ceux qui sont restés dans l’association commencent un travail d’idéa-
lisation de l’époque où leur refondation, après la première scission,
avait été conduite par le meneur qui les a maintenant « lâchés ». Des
conflits permanents se nouent, lorsque survient sa mort, par suicide :
véritable catastrophe, pour la plupart de ceux qui se nomment désormais
des « survivants ». Leur marasme est intense, qui s’exprime par des
somatisations, des dépressions, des tentatives de suicide et le départ de
nouveaux « élèves ». Tous éprouvent une forte culpabilité à l’égard du
mort, au point qu’elle les conduit à s’opposer pendant plusieurs mois à
tout changement « pour préserver le patrimoine laissé en héritage par
le fondateur ». Jusqu’au moment où se formule la demande qui m’est
adressée.
Après le récit de leur histoire et de ses différentes versions — j’accorde
une attention particulière à ces versions et à leur reprise — nous avons
travaillé le paradoxe qui venait en conclusion de leur aventure : « pour
préserver le patrimoine du fondateur qui prônait le changement dans
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 63
ET LE PASSAGE DE GÉNÉRATION
Ces exemples cliniques font apparaître, au-delà de leur différence,
une constante : la mort, la disparition ou le départ d’un fondateur est
inacceptable à la mesure de sa consistance traumatique et de la place
qu’il aura occupée dans l’imaginaire du groupe ou de l’institution. Plus
l’illusion d’une fondation absolue est intense et s’auto-entretient dans
la réalisation idéalisée des projets espérés, plus la figure du fondateur
convoque une imago héroïque que soutiennent et protègent ses partisans.
68 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
L’imaginaire de la fondation
1. L’investissement narcissique de la psyché est aussi une dimension délicate dans la for-
mation des psychistes, mais aussi dans certaines caractéristiques de leur fonctionnement
groupal et institutionnel. Sur ce point, cf. Kaës, 2004b.
70 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
liée avec une réalisation de désir et avec la défense contre celui-ci. Cette
découverte implique une perte : l’idée que nous sommes absents comme
sujets de ce dont nous héritons. Cette idée sert à nous maintenir toujours
innocents, mais au prix d’être toujours dupes et toujours coupables1 .
O. Nicolle a bien montré dans le chapitre qu’il a écrit dans cet ouvrage,
que « la mythique du groupe est un élément méthodologique essentiel
de l’intervention élaborative et de l’analyse des transferts du groupe et
dans le groupe ». Je suis en accord avec lui sur ce point, mais je crois
utile de mettre en tension cette activité, et cette « position », avec deux
autres modalités de représentation.
Dans L’Appareil psychique groupal (1976) et plus récemment dans
Un singulier pluriel (2007), j’ai avancé et soutenu l’idée que les groupes
et les institutions s’organisent sur trois principales positions mentales
qui correspondent à des visions du monde (die Weltanschauungen) : la
position idéologique, la position utopique et la position mythopoïétique.
Ces positions ne correspondent pas à un ordre évolutif, mais elles se
forment et se stabilisent à certains moments de l’organisation mentale
du groupe ou de l’institution. Toutes ces positions sont porteuses de
représentations sur la causalité et forment un système plus ou moins
ouvert d’explication du monde, de l’origine, de la fin et des finalités du
groupe.
La position idéologique est sous l’emprise de la toute-puissance de
l’idée, de la suprématie de l’idéal et de la tyrannie de l’idole (du fétiche).
Porteuse de certitudes absolues, elle est réglée par un pacte narcissique
rigoureux, qui ne tolère aucune transformation. Elle est impérative,
soupçonneuse, elle n’admet aucune différence, aucune altérité et pro-
nonce des interdits de pensée. Elle se fonde sur le pôle isomorphique de
l’appareillage. Elle est sous-tendue par des angoisses d’anéantissement
imminent et par des fantasmes grandioses de type paranoïaque. Elle
est aussi une mesure défensive contre les moments chaotiques. J’ai
1. Je dois dire que je poursuivais un second but : critiquer les conceptions mécanicistes,
réalitaires et dangereusement simplificatrices de la transmission de la vie psychique
lorsque, dans la clinique des groupes, des institutions et des familles, elles servent de
support à des interprétations qui ne laissent aucune place à l’activité psychique. Non
parce que celle-ci aura été entravée et que de ce fait la répétition se sera imposée, mais
parce que paradoxalement une conception positiviste du déterminisme l’emporte sur une
conception qui, pour rester psychanalytique, admet les effets de la réalité psychique sur
l’histoire, et celle-ci comme une construction.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 73
montré que cette position est particulièrement mobilisée dans les deuils
traumatiques du fondateur : il s’agit alors d’obéir à l’exigence surmoïque
de reproduire à l’identique les énoncés de l’origine.
La position mythopoïétique soutient une mentalité fondée sur l’activité
de représentation de l’origine, des fins ultimes et des accomplissements
du destin d’un groupe, d’une institution, d’une société et, plus généra-
lement, de l’univers. Ce type de récit est soutenu par une position dont
l’avènement a pour condition une crise, une détérioration, une perte du
sens ou une incertitude à son propos. Par différence avec la position
idéologique, la position mythopoïétique fabrique du sens nouveau qui
inclut la représentation de la catastrophe. Elle est une sorte de fabrique
de sens ouverte à ses aléas, à sa complexité et à son propre processus de
production, c’est-à-dire à sa généalogie. Elle est de ce fait tolérante à des
versions successives, éventuellement contradictoires, du mythe initial, si
toutefois nous parvenons à lui reconnaître un commencement.
La position utopique a elle aussi pour socle une expérience de crise et
une représentation de catastrophe. Mais ses modalités d’élaboration sont
différentes de celle de la position idéologique. Elle oscille entre « jeu
et folie raisonneuse », entre l’espace potentiel et les écrous de la raison
délirante. Elle imagine un non-lieu de la catastrophe, qui est en même
temps le lieu d’une possible révolution. Elle peut donc aussi bien se
transformer en position idéologique lorsque le possible devient impératif
et univoque, elle devient alors systématique et cherche à s’incarner dans
l’histoire, ou bien en position mythopoïétique lorsqu’elle maintient un
espace onirique, lorsqu’elle demeure ponctuelle et soutient un projet de
devenir, autrement dit lorsqu’elle reconnaît aux penseurs un pouvoir de
pensée. C’est en ce sens qu’O. Nicolle a raison de dire qu’« écouter en
analyste le mythe d’un collectif, c’est avant tout prendre en compte la
diachronie de ce groupe, et la dualité mythe/histoire qui accompagne
tout groupe. Cela revient donc aussi à ménager la symbolisation possible
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
d’un autre récit, celui-ci mémoriel, qui pour l’instant reste latent, et
qui eût fait histoire... et fera peut-être histoire, en cela qu’il fournira
alors les éléments significatifs permettant de comprendre le passé de
soi et du groupe comme la séquence des « engendrements » de faits
psychiques amenant la nécessité relative des crises dépassées, et/ou de
la crise actuelle ».
UN NARCISSISME...
EN HÉRITAGE
André Missenard
conflits n’y sont pas absents mais ils concernent un objet différent de la
personne des membres qui s’y impliquent. Le groupe en se nourrissant
ainsi se construit, s’unifie et s’investit lui-même, du fait du travail
psychique qui s’y fait. Le résultat lointain du travail clinique a été une
modification du climat institutionnel. Il a été rapporté en séance plus tard
l’indication que « dans l’institution, maintenant on se parle ».
Cette dynamique des séances était préparée, implicitement, par l’effet
dynamique initial produit par la mise en place du dispositif proposé
par les analystes et accepté par l’institution. C’est dans ce dispositif
qu’étaient prévues les séances régulières de travail de l’institution entière
avec les analystes. Le groupe qui se constituait comme tel dans les
séances où les cas étaient débattus s’installait dans un espace psychique
pré-investi, avant même la première séance.
Du côté des analystes, dès lors qu’ils avaient donné leur accord
à la demande d’intervention, leur investissement du groupe à venir
transparaissait dans le moment même où ils présentaient le contenu
du dispositif aux membres de l’équipe. Un transfert (ou contre-transfert)
des analystes était déjà présent et était perceptible aux oreilles attentives
des soignants alors en malaise et en attente des effets positifs à venir de
l’intervention.
Cet instant de présentation du dispositif avait été un moment charnière
entre l’institution malade et le groupe qui allait prendre naissance dans
le dispositif annoncé et en présence des analystes. Ce groupe composé
des membres de l’institution aurait un fonctionnement différent de celui
de l’institution dont il deviendrait, dans l’expérience à venir un analogon,
et dont celle-ci pourrait tirer bénéfice.
AU MIROIR DU GROUPE
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
1. Cf. supra.
U N NARCISSISME ... EN HÉRITAGE 79
1. Cette traduction nouvelle de J. Laplanche est retenue de préférence à celle des Essais
de psychanalyse.
80 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
de chacun des membres, avec les transferts narcissiques sur les fonction-
nements psychiques précoces de chacun (ce que J. Ludin désigne comme
« l’imaginaire ») ; un dernier effet porte sur les liens.
Sur les liens attaqués, la réactualisation d’une représentation d’un
fonctionnement psychique commun, groupal, a aussi des effets de
regroupement psychique.
Il y a dans cette séance à la fois un jeu de miroir et d’images, un jeu
d’enveloppes narcissiques et un jeu de transferts narcissiques. Toutefois,
au-delà de la dynamique particulière de cette séance, subsistent, latents,
les effets continus de ce qu’a été le transfert originaire, celui qui est né de
la rencontre inaugurale, d’où a procédé la décision de faire la régulation
et son accomplissement.
Cette rencontre avait été celle de l’évocation de la souffrance, celle
de l’institution, celle des membres et celle des patients, notamment des
enfants et des nourrissons. De l’investissement narcissique en miroir qui
a alors joué, ont résulté la décision de la régulation et sa réalisation. Ce
transfert fondateur est resté présent dans la vie institutionnelle.
Ainsi, dans cette origine légendaire, auraient été présentes dans l’une
la mort et l’angoisse de mort et, dans l’autre, les soins et la vie.
Peut-être l’institution en question dans le travail ici présenté a-t-elle été
marquée par une angoisse de mort qui, dans le fantasme transmis, aurait
touché tous les patients ; aurait-elle alors été originaire et transmise ?
aurait-elle été, inconsciemment, présente ensuite dans le fonctionnement
— en miroir — des deux promoteurs de la régulation ?
Chapitre 5
UN GROUPE
PEUT EN CACHER
UN AUTRE
Luc Michel
UN SOUVENIR D ’ ENFANCE
Enfant j’ai été à plusieurs reprises en famille en France. C’est
d’ailleurs probablement le premier pays étranger que j’ai visité. Je me
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
groupe qui y est mis en place. Ceci peut s’expliquer par un effet de
mirroring et de « résonance » (Foulkes 1965) particulièrement intense.
Le fonctionnement institutionnel reflète alors le fonctionnement du type
de pathologie dont l’institution s’occupe. Aux confusions des limites des
espaces intrapsychiques propres à la psychose, fait écho une confusion
des limites entre les espaces institutionnels. La réverbération de la
problématique est donc bidirectionnelle dans une structure résidentielle :
de l’institution à son sous-ensemble qu’est le groupe thérapeutique
qui s’y déroule et des patients qui le constituent au groupe, voire à
l’institution qui les contient.
Cet emboîtement des champs successifs ne se limite pas à l’institution
mais conduit à ce qui l’entoure et au champ social dans laquelle elle
s’inscrit. Nous faisons habituellement l’économie de l’analyse de ce
large contexte social transubjectif qui reste un fond silencieux sauf en
cas de troubles sociaux. Plusieurs auteurs nous relatant des interventions
d’obédience psychanalytique tant individuelle que groupale dans des
régions aux régimes politiques troublés nous montrent bien comment,
dans des situations d’un contexte social totalitaire, les espaces de pensées
groupales ou individuelles sont influencées et comprimées (Puget et al.,
1989).
des débarras » qui vont être dispersés en dehors de la séance ou dans les
alentours, comme l’institution (Roussillon, 1988). Ce sont des lieux où
nous aurons du matériel inaccessible, non mentalisé qui va se déposer.
C’est la tâche alors du thérapeute de démasquer ce matériel, de sortir
d’une situation où il est, par ailleurs, forcément pris comme partie
prenante du dispositif.
Nous avons évoqué ailleurs ce que nous avions nommé « des varia-
tions sur le tiers » en décrivant brièvement l’influence que pouvaient
avoir trois types de tiers : l’institution, la présence d’une caméra vidéo
pendant les séances et celle d’un observateur (Michel, 1998). À chacun
de ces tiers correspondait une tendance à devenir le dépositaire d’une
certaine spécificité du matériel projectif. Je me cantonne à évoquer ici
l’influence du tiers que représente l’institution dans laquelle se déroule
le groupe thérapeutique.
LE TIERS INSTITUTION
C’est la première séance d’un groupe slow open dans une institution
ambulatoire. La séance vient de débuter et Albert dit que sa présence ici lui
rappelle de très mauvais souvenirs. Il avait déjà été suivi, auparavant, durant
deux ans dans ces mêmes lieux. Décidément c’est très peu accueillant,
ajoute-t-il. Un autre participant renchérit et décrit la salle comme très froide,
mal aérée. Ces défenses et ces attaques contre le cadre sont bien sûr
classiques, mais moi qui conduis ce groupe, je me trouve, comme par hasard,
rappelé dans mon conflit avec l’institution et les vices de construction contre
lesquels je me suis vainement battu. Il y a, l’espace d’un instant, une envie
intérieure de faire corps avec ces remarques, d’entrer dans une alliance et
d’expulser le doute vers l’extérieur, en se dépossédant de tout pouvoir. C’est
le risque pour moi alors d’entrer en résonance, j’expulse dans un tel cas le
mauvais objet sur l’institution, favorisant certes la cohésion du groupe, dans
un premier temps, mais sur un mode de clivage dangereux.
Les débuts
une autre position moins assujettie. Cette question n’a que peu été verbalisée
tant par l’équipe que par moi, tout occupé à discuter du matériel de séances
passionnantes. Est-ce que mon mouvement exprimait un besoin institutionnel
de clarification constructive ou plutôt une lutte de pouvoir au niveau de
l’institution dans lequel j’étais déjà pris ? Je ne peux trancher.
Changement de la direction
C’est une question sans réponse mais que j’ai été amené à me reposer : en
effet, quelques mois plus tard la directrice décida de se retirer du groupe
thérapeutique, trop occupée à ses autres activités tant thérapeutiques que
de gestion. La demande de supervision s’éclairait aussi ainsi certainement
dans l’après-coup comme la mise en place d’une mesure d’encadrement
nécessaire à cette transition. Ce passage de témoin s’effectua aussi par la
désignation d’un couple de thérapeutes choisis parmi les soignants pour
devenir les leaders désignés. Aucun des soignants ne se sentait en effet de
taille pour assumer seul cette fonction. Mon rôle de superviseur consistait
encore plus à être le garant d’une théorie : la grille de lecture du processus
devenant plus clairement celui de l’analyse groupale. Mais qu’allait devenir la
place de ce groupe dans l’institution et surtout son rôle dans la transmission
de la culture de formation spécifique à celle-ci qu’il avait joué jusque-là ?
Pouvait-il rester ce lieu de transmission et d’apprentissage par immersion ?
Pour remplacer la fondatrice, psychiatre, il n’en fallait pas moins d’un couple
formé d’une psychologue et d’un psychiatre.
Plusieurs séances de supervision furent occupées, pendant cette période
de changement, à discuter les enjeux que représentait pour l’équipe du
groupe thérapeutique ce changement. Je n’abordais que peu le versant de
l’institution dans son ensemble car je ne voyais qu’une partie de l’ensemble
des soignants, à savoir l’équipe d’animateurs du groupe. Peu à peu, j’eus
le sentiment que l’histoire de ce groupe thérapeutique, très en lien avec
la fondation en elle-même du centre thérapeutique, devenait une sorte de
préhistoire au niveau du groupe thérapeutique actuel. Il n’était pas aisé pour
les nouveaux leaders de s’investir vraiment dans cette position nouvelle,
inhibés par l’héritage. Je ressentais ma fonction de superviseur comme celle
d’un garant encadrant et mon travail était d’essayer de les affranchir de cette
ombre, certes riche, mais paralysante de l’histoire liée à la fondatrice. Elle
était toujours présente dans l’institution, mais absente désormais du groupe
thérapeutique. Le danger était tant de l’effacer que d’en faire une ombre trop
prégnante.
Nous avons ainsi vécu une nouvelle période, marquée par les aléas habituels
d’une supervision. L’équipe d’animation, périodiquement se renouvelait.
Comme cette supervision avait lieu à mon cabinet, j’avais des échos indirects
de la vie institutionnelle proprement dite. C’est ainsi que j’appris un jour,
qu’en raison d’une réorganisation du réseau dans lequel était inscrite cette
institution, une nouvelle direction allait être mise en place. La fondatrice allait
quitter le foyer. La nouvelle direction allait changer l’orientation de l’institution.
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 95
Changement du modèle
Quelque temps plus tard, la direction, tout en réitérant son soutien et son
désir que le groupe continue, décida que le nombre de séances serait réduit
à une par semaine. D’autres activités avaient vu en effet le jour et il ne
fallait pas « surcharger » les patients. Je remarquais que l’équipe qui animait
le groupe se renouvelait à un rythme accéléré. Pour remplacer ceux qui
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 97
y a une limitation des naissances et les filles ont une fin atroce, elles sont
vouées à la mort parce qu’on les laisse crever faute de nourriture. Pourquoi
cette souffrance plutôt que l’euthanasie ? » J’avais pour ma part le sentiment
d’être « un vieux meuble » qu’on prenait et qu’on avait transféré de l’ancienne
structure à la nouvelle. Je me rendais mieux compte de ma passivité... Fort
de cette impression et de ces sentiments, je décidais de proposer au leader
du groupe de mettre fin au groupe dramatique actuel. Il serait possible alors,
après une pause, d’envisager une nouvelle activité groupale qui partirait
sur de nouvelles bases. Je suggérais que si le besoin d’une supervision
se faisait sentir, il était souhaitable que cela soit avec quelqu’un d’autre.
Autant de conditions pour marquer le passage et faire le deuil de l’ancienne
institution, pour repartir dans quelque chose de nouveau, lié aux nouvelles
valeurs institutionnelles.
Le temps de la demande
Durée de l’intervention
Au fil du temps, toutefois, l’analyste perd sa position de tiers extérieur
pour devenir partie prenante du processus et membre de l’équipe. Pour
reprendre l’image évoquée par mon souvenir : lorsque j’interviens
comme analyste dans une institution, je me retrouve dans une situation
analogue. La nouvelle institution est un pays étranger avec son fonction-
nement spécifique qui peut m’interpeller car, justement, je ne suis pas
partie prenante des non-dits, des « cela va de soi », voire des refoulés
collectifs propres à celle-ci. Ce décalage est essentiel. Toutefois il a
tendance à s’effacer au cours du temps. Une intervention à cet égard, si
elle ne veut pas devenir parasitaire, doit bien finir un jour. Cette limitation
peut souvent lui donner ce goût d’inachevé, comme dans mon exemple,
où il aurait été certainement judicieux d’avoir la possibilité d’intervenir
au niveau de l’institution dans son ensemble.
nous sommes face à une institution centrée sur une figure fondatrice.
E. Jaques lui-même a d’ailleurs, quelques années plus tard, remis en
question l’approche du modèle psychanalytique classique auquel il avait
recouru. Il a en effet insisté sur le fait que nous n’avons pas à ce jour
un fondement et une compréhension adéquats à la compréhension des
organisations per se (Jaques, 1995).
Il s’agit donc de distinguer l’organisation en elle-même du groupe
de personnes qui l’investit. L’évolution des structures sociales n’a pas
été sans effet sur l’évolution des organisations et, en particulier, des
institutions. Sans être aussi extrême qu’E. Jaques, cela devrait nous
inciter à faire évoluer nos modèles afin de mieux pouvoir y suivre
les phénomènes qui s’y déroulent. C’est tout un enjeu pour les futurs
analystes !
Chapitre 6
LE MYTHE DE L’ÉCOLE
RÉPUBLICAINE :
UNE FONDATION
IDENTIFIANTE SATURÉE
Florence Giust-Desprairies
Le « cogito blessé »
1. Dans Les Formes de l’histoire, Claude Lefort montre comment le fondement des droits
d’individus libres et égaux à partir d’une représentation d’un sujet abstrait impose une
société idéalement homogène qui devient hétérogène comme jamais sans leur énonciation
effective.
110 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
eux dans l’exercice de leur métier, que j’ai été amenée à proposer
un dispositif clinique spécifique qui permette la mise en travail de
l’altérité du lien dans l’École. Dispositif centré sur les récits scolaires des
enseignants avec une attention portée à la problématique identificatoire, à
la formation des idéaux et au processus d’investissement. Par le dispositif
du récit, il s’agissait de favoriser la reconstitution d’un tracé dans la
mémoire scolaire qui fonde l’intériorité de chacun et participe à sa
construction identitaire ; d’approcher les scénarios qui président à la
construction de soi comme professionnel enseignant et instruisent les
situations scolaires, en examinant les effets de résonance entre histoires
familiale, sociale et scolaire considérées dans leurs intrications. La visée
était d’approcher les modalités de passage entre la captation imaginaire
de l’autre et les processus de symbolisation comme processus d’histori-
cisation, les composantes aliénantes et structurantes des identifications,
les mécanismes de liaison et de déliaison, par un travail sur les contenus
incorporés et les pactes inconscients.
L’infantile et le socialisé
Dans les moments d’analyse, mes interventions portent à la fois sur
ce qui s’actualise transférentiellement dans le groupe (qu’est-ce qui se
dit et se passe dans l’ici et maintenant de la situation et des relations)
et sur le tissage, dans chaque histoire racontée, des différents registres
impliqués1 . J’écoute ce qui est propre à chacun et me rends sensible aux
significations imaginaires institutionnelles et sociales qui prédisposent
et sollicitent la subjectivité. C’est vers l’élément imaginaire que me
conduit électivement mon écoute. Ce que j’essaie d’approcher, ce n’est
pas tant la représentation arrêtée que le processus, le chemin, la question
figurée. Saisir comment l’image prend et s’incarne dans le temps et
dans l’espace. Mon attention se porte sur la façon particulière qu’a une
image de faire surgir un monde ou d’empêcher un autre d’advenir, de
« J’avais le contact avec les élèves et cela se passait très très bien. On disait
que j’avais le sens de la pédagogie et c’était merveilleux. »
« Madame, y’en a marre de votre système, on est noté sans arrêt, c’est
terrible dès qu’on se trompe on est jugé. »
« C’est moi qui décide ce n’est pas à vous de juger comment il faut noter.
Je sais ce que j’ai à faire, un point c’est tout. »
Le parcours scolaire
S. commence son récit répondant à l’invitation qui lui est faite de retracer
son parcours scolaire :
« Mes parents ont fui Vienne en 1938 et ont sauvé leur peau en se cachant
dans des wagons à bestiaux. Toute la famille a été exterminée. »
« Séverine, c’est une fille très sérieuse, elle sera toujours dans les dix
premières. Ces mots m’ont terriblement marquée et je me suis dit que
je ne devais pas décevoir, qu’il fallait que je sois dans les dix premières
pendant toute ma scolarité. [...] rester dans les dix premières c’était vital. »
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Plus tard, c’est une parole de directrice cette fois qui tient Séverine S.
dans l’obligation d’« être le contre-exemple » :
« Il faut absolument que tu travailles bien parce que pour ta sœur c’était
une catastrophe. »
« Pour eux, tous les Allemands, les Autrichiens sont des nazis, il faut les
fuir, les haïr, ils ont persécuté toute la famille. »
Le parcours de formation
« J’étais complètement perturbée [...] j’étais malade comme tout [...] j’étais
sans dessus dessous et puis, catastrophe, j’ai loupé le CAPES. Devant cet
échec, j’ai cru que c’était mon arrêt de mort qui était arrivé. J’étais dans
une détresse extrême. »
Le parcours professionnel
Du destin à l’histoire
C’est en enfant apeuré et dans la nécessité de se cacher pour échapper
à la moquerie et au rejet que Séverine S. arrive à l’école. La menace qui
traverse toute la scolarité de l’élève trouve une première confirmation
dans une angoisse maternelle mais aussi dans une injonction institution-
nelle qui, tout en validant les contenus de la peur, offre une voie de
sortie :
• angoisse de la mère que sa fille prenne froid en attrapant la grippe ;
• injonction d’une directrice à la soumission et ce pour échapper à l’hu-
miliation et à l’exclusion vécues par sa sœur. Séverine S. est sollicitée
à être un « contre-exemple » pour échapper au sort de son aînée. Cette
soumission acceptée, qui se manifeste par une auto-discipline et par
une application au travail, permet à Séverine S. de goûter au plaisir
d’une intégration réussie : être « une des meilleures de l’école ». Mais
l’attente institutionnelle, par la voix des institutrices, conditionne la
reconnaissance à la permanence des bons résultats présentée à Séverine
S. comme son destin « elle sera toujours dans les dix premières ». Cette
parole qui devient organisatrice du monde intérieur de Séverine S. et
instruit son parcours est entendue à la fois comme une promesse et
comme une menace :
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 121
la grippe » qui, nous l’avons vu, a traversé son enfance comme un danger
de mort. La charge émotionnelle s’est placée ainsi sur cette enseignante
porteuse d’une représentation mise à l’écart et qui a fait irruption sous
forme du symptôme. Ce qui s’est actualisé dans la relation pédagogique
ce ne sont pas des souvenirs mais la présence en Séverine S. de contenus
psychiques incorporés qui n’avaient pas trouvé leur place pour s’élaborer.
Ainsi, Séverine S. se débat-elle avec un conflit intra-psychique entre des
exigences contradictoires auxquelles elle répond par la construction de
ces deux images clivées de l’allemand.
Mais la jeune fille, puisant dans ses ressources, trouve la capacité
d’investir à nouveau et de retrouver ses capacités en mathématiques
grâce à une deuxième figure. Une enseignante, qui nous est présentée,
124 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
elle aussi, par ses yeux « vairons, l’un bleu et l’autre marron » et dont
on peut suggérer qu’ils symbolisent l’ambivalence et attestent du travail
psychique effectué par Séverine S. à travers la mise en acte de son conflit.
Concernant les examens : le brevet, le baccalauréat et ensuite les
concours apparaissent comme des moments d’exacerbation du conflit. Il
semble que l’enjeu de la réussite, représenté par ces passages, pose la
question de la nature même de cette réussite et du rapport ambivalent
que la jeune fille entretient aux injonctions parentales et scolaires
intériorisées. Moments de panique où, cinq minutes avant la fin des
épreuves du brevet, Séverine S. barre toute la page répétant le dessin
barré de son institutrice par laquelle elle s’était sentie annulée dans
son acte créatif. Ne vaut-il mieux pas s’effacer que de se confronter au
conflit d’avoir à assumer une réussite porteuse de vie ou de mort ? La
situation se complexifie avec l’échec au CAPES vécu dans une « détresse
extrême » et qui signe pour Séverine S. son propre « arrêt de mort ».
On le voit, la réussite aux diplômes expose la jeune fille à un
tiraillement entre l’échec qui signe son arrêt de mort et la réussite qui
signe celui de ses parents. Cette peur de la grippe qui circule entre
Séverine S. et ses parents peut être comprise comme la présence d’un
agresseur caché qui ne permet ni aux uns ni aux autres de se protéger
de ses propres forces négatives. L’agressivité des parents à travers la
pression qu’ils exercent sur Séverine S. avec leur peur de la maladie se
retourne contre Séverine S. porteuse de cette agression lorsqu’elle fait le
choix de la langue allemande. En associant la grippe qu’elle « attrape »
à l’épisode anorexique, Séverine S. donne à voir que ce qu’elle attrape
dans son corps est bien de l’ordre de la destructivité. L’anorexie prend
sens d’un retour par le symptôme de contenus déniés qui ont émergé en
la présence quasi onirique, cauchemardesque de l’aryen persécuteur dans
le professeur de mathématiques. Séverine S. s’affrontera à ce conflit en
optant pour sa propre conservation jusqu’à l’agrégation qui représente
le point de butée à ne pas dépasser, conservant en elle la conviction du
risque encouru par ses parents avec ses succès et marquant ainsi le lieu
du compromis.
Par ailleurs, il lui sera possible d’assumer le choix de s’orienter vers
le professorat d’allemand grâce au soutien d’une enseignante de philoso-
phie qui se constitue comme l’étayage à partir duquel devient possible
le passage. Ce n’est pas tant en effet par ses arguments rationnels que
l’enseignant convainc Séverine S., comme le croit la jeune fille, que par
la place qu’elle occupe dans ce fort lien affectif qui fait désirer à Séverine
S. d’être sa fille. Être l’enfant du professeur, c’est imaginer changer de
parents et s’alléger du poids de l’histoire. Idéaliser l’enseignante en place
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 125
Cette visite des camps qu’elle effectue avec ses élèves peut s’entendre
comme la possibilité retrouvée pour Séverine S. de ne pas seulement
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 127
était, mais surtout trame complexe en lui du tissage qu’il a fait entre le
monde de la famille et celui de l’école.
L’autre en soi
En choisissant de faire travailler les enseignants sur leur histoire
scolaire, est favorisé un retour réflexif sur l’élève qu’il a été et nous
sollicitons à faire parler l’enfant dans l’adulte. Cet enfant que nous
convoquons par le récit est à distinguer de l’enfantin, image attendrie
de soi petit qu’il s’agirait de retrouver. Il est à écouter comme « cette
source vive au présent jamais tarie » (Pontalis, 1997) que Freud nomme
l’infantile et qui implique d’admettre l’existence en l’adulte d’une vie
psychique échappant aux souvenirs d’enfance mais restant active. C’est
à cet occupant originaire, qui vit sa vie dans l’adulte à son insu, dont
l’espace clinique et la relation qu’il instaure favorisent l’émergence.
L’enseignant effectue un travail de figurabilité, laissant surgir des
images et des mots là où il n’en avait jamais mis. Il se met alors à
réentendre autrement ce qu’il avait cru entendre autrefois d’une certaine
manière, de même qu’il investit une nouvelle capacité à penser son
histoire. Il ne s’agit plus, seulement, pour lui d’alléger sa souffrance
mais de la comprendre et d’en faire un objet de découverte.
À travers leurs récits, les enseignants révèlent l’économie affective
interne de leur famille et la nature des relations entre leurs membres.
Ils donnent à voir leur fidélité au groupe familial et social, mais égale-
ment les tensions qui organisent la problématique de l’ordre familial :
croyances, conflits, tensions, jouissances, interdits se sont inscrits dans
une mémoire intérieure énoncée à partir de soi à travers des événements
relatés et une tonalité d’impressions, d’émotions et d’affects. Les récits
permettent une visualisation de soi dans sa vie d’enfant et d’adolescent
et en donne une actualité. Ce qui est, alors, visité, ce sont les liens
complexes tissés entre monde familial et monde scolaire, heurts ou
coïncidences entre culture familiale et culture scolaire. Ces liens sont
resitués à la fois dans un contexte socio-économique qui impose ses
contraintes et ses arbitrages et rattachés aux événements de l’histoire
nationale ou internationale qui participe de la construction des identités.
Expérience affective personnelle et expérience collective se trouvent
ainsi mêlées dessinant les contours particuliers d’une histoire scolaire et
professionnelle.
L’histoire de chacun se donne à écouter comme histoire des avatars des
identifications et des investissements, entre appartenance et désaffection,
nostalgie et amertume, fidélité et trahison. Les récits résonnent de
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 129
réalité externe est restée la même mais elle est lue, habitée autrement à
partir de cette confrontation inédite à une altérité intra-subjective mais
aussi inter-subjective.
Au cours des années, le groupe, garant des mondes construits de cha-
cun, fait l’expérience d’être habité et stimulé par les paroles, signifiants,
images des autres qui lèvent pour lui de nouveaux pans d’histoires.
Une dimension essentielle du travail engagé fut de reconstituer, dans
un groupe, des liens, une histoire, de tenter de retrouver ce qui faisait
vérité pour soi à travers des légendes familiales et scolaires, des non-dits,
du non-pensé. Engagés dans une démarche de plusieurs années, les
enseignants ont réexaminé les messages contradictoires et la violence
éprouvée dans la parole des parents ou des maîtres, ils ont pu rétablir
134 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
UN DISPOSITIF
D’APPRENTISSAGE
PAR L’EXPÉRIENCE
RELATIONNELLE
Anne-Marie Blanchard, Michelle Claquin,
Martine Pichon, Joseph Villier
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Cette demande du groupe originaire est aussi une offre ; nous quatre
décidons d’y répondre par un oui participatif. Et cette réponse-offre est
en même temps une demande au CEFFRAP d’accepter un atelier dont les
modalités proposées ne sont pas habituelles. Ces mises en perspective
ont ouvert un champ de travail, et offre et demande se sont trouvées
alors peu à peu transformées et appropriées par une élaboration de nos
désirs et de nos craintes, passant d’une certaine passivité, d’une certaine
soumission au désir de notre groupe, à une appropriation personnelle et
groupale très mobilisatrice, étayée sur une idée relativement originale
dans ce contexte.
Cette appropriation n’aurait pu se faire si, après une reconnaissance
mutuelle du groupe entier et de notre petit groupe, ce dernier ne s’était
suffisamment détaché du premier, pour analyser les retentissements
de la demande en son sein, notamment en ce qui concerne l’ambiva-
lence. C’est cette nécessaire autonomisation qui permet que la demande
soit actualisée et puisse se représenter pour devenir appropriable. Le
processus d’appropriation subjective ou/et intersubjective suppose en
effet que les contenus psychiques potentiels soient mis au présent de
l’expérience, puis symbolisés et intégrés. Ainsi se tempère ce qui, dans
la demande initiale, pouvait être ressenti comme potentiellement étranger
et contraignant.
Nous avons mis en chantier l’élaboration d’un contenu et conjoin-
tement une élaboration de nos relations intersubjectives, au fur et à
mesure. Ces deux mises en perspective différenciées s’articulent et
s’interpénètrent, ce qui génère un surcroît de complexité, mais par contre
accroît le plaisir du travail en commun. Plus encore cette conjonction des
deux plans, pensées et subjectivités, est propice à l’instauration d’une
matrice, qui nous contient, et contient virtuellement, en quelque sorte
par avance, le groupe des participants. Nous avons pu constater qu’elle
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
O FFRE ET DEMANDE
L’attention portée aux effets, sur notre petit groupe et en chacun de
nous, de la question de l’offre et de la demande a orienté nos échanges
sur l’indissociabilité et la conjonction dialectiquement articulée des deux
parties d’un même processus. Celui qui offre n’est pas moins demandeur
que celui qui demande. En effet, le premier ne peut penser son offre qu’en
fonction d’un demandeur potentiel qui reconnaîtra l’offre et ainsi en
fondera la légitimité. Les deux protagonistes sont partie prenante d’une
situation intersubjective au sein de laquelle ils occupent des positions
différentes mais interdépendantes.
Lorsqu’une institution adresse une demande à un intervenant extérieur,
le CEFFRAP par exemple, ce dernier est sollicité concrètement parce
que le demandeur a la connaissance imaginaire de l’objet de désir de
celui à qui il s’adresse. La demande met le demandeur dans le rôle de
l’objet du désir de l’offrant et celui-ci dans le rôle de sujet désirant. C’est
l’aspect inconscient de la relation qui se noue là, l’aspect conscient étant
traduit par la formulation concrète de la demande. La rencontre nécessite
un accordage à la fois conscient et inconscient entre les partenaires,
une différenciation en même temps qu’une reconnaissance mutuelle qui
ménage le narcissisme de chacun et tempère la violence implicite de
cette situation qui n’est pas sans évoquer une situation originaire.
Ces réflexions nous ont convaincus de proposer à nos futurs partici-
pants un atelier visant à favoriser leur participation active, leur réservant
la plus grande part possible de liberté d’initiative à l’intérieur d’une
situation d’offre-demande annoncée d’emblée comme une simulation.
Ce terme a d’abord fait problème entre nous, du fait de sa connotation
péjorative : le mensonge, le faux, la dissimulation. Mais nous l’avons
utilisé dans un contexte spécifique : la simulation d’une situation que
nous prescrivions, où les protagonistes sont invités à « faire semblant en
toute conscience ». C’est comme le jeu organisé par les enfants : « On
dirait que... » La simulation, comme nous l’avons proposée, engendre le
même intérêt que le jeu enfantin quant au plaisir pris, plaisir d’improviser
en toute liberté, plaisir à plusieurs, codé par des règles consenties. On
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 141
Notre objectif est de réunir les conditions pour réaliser une situation
qui permette d’apprendre par l’expérience relationnelle et de dégager si
possible, de cette expérience, un exemple d’évolution-transformation de
la demande, l’un des points de départ de notre réflexion dans l’axe du
colloque.
L’ ATELIER
Déroulement
Après que les consignes ont été données, les deux groupes A (deman-
deur) et B (intervenant) se forment spontanément et très vite. Sur notre
indication, ils se répartissent en deux lieux de la salle pour préparer,
durant une dizaine de minutes, leurs interventions respectives. Pendant
ce temps, nous invitons les autres participants à associer sur le thème de
l’atelier, ce à quoi ils abondent aussitôt :
– « j’ai hésité à prendre un rôle car je suis moi-même intervenante, mais
j’ai aussi vécu une intervention dans mon institution, je suis des deux
côtés, je n’ai pu me décider à choisir, et ensuite c’était trop tard » dit
d’emblée une participante, approuvée par plusieurs qui auraient aimé
aussi se présenter pour faire partie d’un groupe ;
– plusieurs disent : « je suis intéressé de voir ce qui va être présenté » ;
– beaucoup ont manifestement une pratique d’intervenant ;
– une autre prend la parole pour évoquer une intervention en manque de
cadre, soit finalement l’histoire d’un échec de la mise en place d’un
dispositif suffisamment contenant.
Quelques secondes après le retour des deux sous-groupes qui se sont
installés face à face, au centre du grand groupe, une participante du
groupe A (demandeur d’une intervention) prend la parole et met en
place d’emblée, par sa manière d’intervenir, une mise en scène. Ce
groupe A se présente, de plus, structuré par une distribution préalable de
rôles : une directrice, une psychologue, une éducatrice, une infirmière,
un directeur des ressources humaines. Directrice et directeur des res-
sources humaines seront très intervenants, le directeur des ressources
humaines insistant sur le poids et les contraintes de la réalité matérielle,
et la directrice montrant qu’il faudra compter avec elle. Ils précisent, tous
deux, qu’ils ont déjà eu des intervenants, qu’ils savent ce que c’est. Le
reste de l’équipe paraît réduit au silence.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 143
Analyse
objet intermédiaire, paradoxal, qui peut dans les meilleurs cas, garantir
l’intégrité identitaire de chacun.
Dialogue :
B : « Qu’attendez-vous de nous ? » Sous-entendu, puisque vous nous
avez demandé de venir.
A : « Qu’est ce que vous nous proposez ? » Sous-entendu puisque
vous avez accepté de venir.
Jeu de tension, comme le dira une participante « C’est : tu me tiens,
je te tiens. » L’impasse du dialogue est établie. Pourquoi cette impasse ?
La question de A est un renvoi qui évite de se découvrir, de risquer de
révéler une faille quelconque, face à l’intrus étranger. Cela est identique
pour B. L’ordre des questions peut en effet être inversé, et il n’est
pas nécessaire de savoir qui a interpellé l’autre en premier. Le groupe
B est tout aussi sur la défensive que le groupe A. En effet dans les
commentaires après le jeu, B dira s’être senti piégé, avoir été « assigné à
une place », comme un étranger en somme.
Il faut noter que cet échange a été d’une grande intensité, révélatrice
de l’importance des enjeux. On peut penser que les deux groupes incons-
ciemment luttent chacun pour leur survie identitaire. Pour chaque groupe,
la menace de perte de son identité suscite en son sein des projections
imaginaires massives qui bloquent le travail du moi groupal qui, lui, ne
peut travailler que fragment par fragment, comme le dit S. Freud pour
le travail du deuil. Cette situation fait le lit de la pensée paradoxale
fréquente dans les demandes d’intervention institutionnelle : « On veut
changer à condition que rien ne change. » La formule peut être appliquée
à l’institution qui demande, la moindre faille révélée faisant l’aveu d’un
manque fondamental et conduisant ainsi à se mettre en quelque sorte à la
merci de l’autre, à prendre le risque de n’être plus soi-même. L’institution
qui intervient de l’extérieur court un risque identique, car son offre
est aussi dans le même mouvement une demande, celle, narcissique,
d’être reconnue sans faille, ce qui est fantasmatiquement le garant de sa
capacité affichée pouvant être ressentie comme prétention. Constructions
imaginaires et projections se situent là dans le champ du grandiose
(Kohut, 1974).
Du point de vue de W.R. Bion, l’on pourrait dire que le champ
psychique commun est occupé préférentiellement par une hypothèse
de base, ici de dépendance. Retrouver une capacité coopérative, une
pensée, nécessite une élaboration de l’hypothèse de base envahissante,
élaboration qui dans le cadre de cet atelier, n’a pu vraiment se déployer,
le temps imparti ne laissant pas la place à un tel travail de détoxication.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 145
Il écrit aussi :
Ces concepts de Bion ont été ensuite repris par O. Avron (1996).
Pour ces deux auteurs, c’est l’émotion qui est la base de tout déve-
loppement psychique. En effet, les organes des sens rendent compte de
l’expérience liée à des objets concrets à partir des perceptions. Mais il
n’existe pas d’organe des sens pour percevoir la qualité psychique, les
« impressions des sens ». S. Freud attribuait à la conscience la perception
de la qualité psychique, à partir de la prise en compte de la réalité qui
vient s’opposer au principe de plaisir. Ainsi le nourrisson qui a faim et le
manifeste peut, un temps, se satisfaire par le recours à l’hallucination du
plaisir pris, qu’il connaît par expérience, mais cette démarche mentale
ne satisfait pas le besoin qui s’impose et donc conduit le nourrisson
à reconnaître la réalité extérieure et à s’y adapter par l’action. La
conscience de la réalité extérieure va en s’accroissant par la répétition de
la limitation de la pulsion.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 147
W.R. Bion ne dit pas que cette théorie est fausse, mais qu’elle est
insuffisante :
VALIDATION
Notre atelier a-t-il atteint son objectif tel que nous l’avons défini,
c’est-à-dire réaliser un apprentissage par l’expérience relationnelle ?
Nous avions considéré cette notion dans un ordre de généralité et nous
avons à la préciser en la reprenant sous l’angle de son application dans les
conditions de l’atelier. Nous avons mis en place les paramètres validant
la notion d’expérience : un cadre et les conditions nécessaires pour que
se produise dans ce cadre quelque chose concernant le thème en cause.
Un espace psychique est créé par l’énoncé des limites spatio-temporelles.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 149
Dans cet espace, la consigne : « mettre en jeu par la parole une rencontre
entre deux groupes définis » va produire ce quelque chose qui est pour
une part attendu et même prévisible par nous et pour une autre part
inattendu.
La liberté à l’intérieur du dispositif est de mise, de manière que ce
soient les protagonistes qui assument le déroulement et le contenu des
échanges. Pour eux aussi il faut ménager la part d’inattendu et même,
pensons-nous, la plus grande part possible. La découverte et un effet de
surprise souvent présents peuvent constituer une prise de conscience,
d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas voulue en tant que telle
par les responsables de l’expérience, mais, en quelque sorte, qu’elle
émerge de la « chaîne associative groupale » (Kaës, 1994) avec une part
inconsciente. Pour cela il est d’évidence que sont requises les conditions
d’une libre parole. Les acteurs de la simulation peuvent, alors, faire leur
expérience de la rencontre relationnelle qu’ils construisent chacun et
dans l’intersubjectivité.
Nous sommes les garants des enveloppes psychiques groupales, emboî-
tées, celle du sous-groupe en simulation et celle du groupe de l’atelier
entier. Ainsi nous n’aurions pas toléré, si tel avait été le cas, l’effraction
de l’enveloppe par un passage à l’acte court-circuitant la parole, ou
une intrusion dans le jeu par un acteur venant du groupe entier. Les
projections sont contenues par et dans le cadre. Les sujets-acteurs sont
psychiquement contenus.
La mise en communication attendue s’est bien effectuée selon les
modalités non prévisibles décrites plus haut à propos du déroulement.
Nous avons observé un niveau d’émotionnalité dominante bien tempé-
rée ; ce vécu a commencé à être élaboré. C’est un travail que chacun
des participants était en mesure de faire au moins partiellement, d’autant
qu’ici nous avions affaire à un public de professionnels intéressés par les
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
phénomènes psychiques.
Tout se passe comme si nous avions entendu la question qui nous était
transférentiellement adressée au cours de la simulation : « Qu’est-ce que
vous nous proposez ? » et que nous y avions répondu en leur proposant
d’utiliser la méthode psychanalytique avec un dispositif spécifique,
susceptible de mettre au travail les questions qui les préoccupaient et
généraient éventuellement incompréhension et souffrances dans leurs
institutions respectives.
Cette proposition implicite ne va pas sans nous interroger nous-mêmes
sur le dispositif que nous avons mis en place. D’où vient-il ? À première
vue, c’est le fait de nous être nous-mêmes soumis à une situation sem-
blable à la leur, dans notre relation au CEFFRAP, mais plus encore d’être
150 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
T RANSFORMATIONS
Dans l’atelier
Nous avons à plusieurs reprises évoqué la transformation de la
demande, aussi bien celle qui nous avait été faite que celle adressée
aux participants de notre atelier. C’est une condition indispensable à
l’appropriation de la demande.
Que penser, après coup, de la manière dont ces derniers ont transformé
notre demande ? Nous avons été surpris par la rapidité et l’excitation
avec lesquelles ils se sont emparés de notre proposition, constituant dans
la précipitation les deux sous-groupes de la simulation, au point que les
hésitants se sont retrouvés exclus avant même d’avoir pu mesurer les
enjeux de la situation.
Cette rapidité nous a évoqué la notion de changement catastrophique
présentée par W.R. Bion en 1965 et les fantasmes de précipitation étudiés
par D. Houzel. Ce dernier estime que toute perspective de changement
d’état psychique important, individuel ou collectif, confronte les sujets
aux angoisses de précipitation ou au contraire de pétrification, liées à
la résistance au changement. Il écrit avec G. Catoire (Houzel, Catoire,
1994, p. 79) :
Nous avons désiré dans cet écrit, nous tenir au plus près de la méthode
que nous avions utilisée pour préparer l’atelier, à savoir nous l’avons
dit, élaborer conjointement le dispositif et nos relations intersubjectives,
au fur et à mesure. Cependant écrire nécessite plus d’apports individua-
lisés que l’élaboration d’un dispositif. Il était nécessaire d’opérer des
transformations dans notre manière de travailler ensemble.
Nous avons spontanément laissé à chacun le soin de rédiger la partie
de ce texte qui correspondait à ses motivations personnelles à condition
que chaque fragment soit soumis à l’attention critique des autres. Ce
qui revenait au rédacteur l’amenait éventuellement à proposer une
modification, à son tour soumise aux autres. C’est un circuit long en
apparence, mais en apparence seulement, les modifications n’étant pas
en général très conséquentes. De plus les renvois à partir du texte initial
ont amené une stimulation importante : nouvelles idées, forme plus
adéquate, sentiment de recevoir un soutien. Ces fragments ont petit à
petit constitué des chapitres revus, corrigés, modifiés, voire supprimés.
Ainsi le rédacteur initial n’était pas absolument méconnaissable, mais
chacun pouvait s’approprier le texte final et s’y reconnaître.
Ce travail résulte donc d’une créativité partagée, d’une part parce
qu’il a été porté par nos échanges antérieurs et d’autre part parce que
tout s’est passé comme si le rédacteur écrivait pour le groupe, dans
l’intersubjectivité. Il devenait le porteur d’une fonction groupale, en
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A FFILIATION ET HÉRITAGE
Il nous paraît nécessaire de revenir maintenant sur l’effet de surprise
provoqué par la simulation. Nous n’avions pas anticipé que la mise
en scène de l’offre et la demande engagerait les participants des deux
sous-groupes à une défense de l’institution qu’ils simulaient.
Nous faisons l’hypothèse que ce résultat tient au thème du colloque :
« L’institution en héritage » qui a servi d’attracteur et d’organisateur
pour les participants de l’atelier, en concentrant de plus leur transfert sur
l’institution CEFFRAP, organisatrice de ce colloque. Nul doute que le mal-
entendu qui s’est exprimé dans le dialogue entre les deux sous-groupes
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 155
n’ait été lié à une souffrance en rapport avec le vécu institutionnel des
protagonistes. Chacun se sentait menacé par l’autre, craignait pour son
espace matériel et psychique, son intégrité, sa légitimité.
Les deux groupes se montraient dominés par ce que J. Bleger (1967)
appelle la sociabilité syncrétique qui se fonde sur une immobilisation des
parties non différenciées ou symbiotiques de la personnalité, clivées des
formations différenciées. Ces parties non différenciées correspondent aux
premiers contenus de la psyché, le noyau agglutiné dans la terminologie
de J. Bleger, qui sont déposées d’abord dans la famille, puis dans
les institutions. Elles sont à la base du sentiment d’identité groupale
d’appartenance et donc de la dépendance à l’égard de l’institution. Cette
sociabilité syncrétique coexiste avec la sociabilité par interaction qui
correspond à un jeu d’échanges intersubjectifs produisant des effets
individuants et des dispositifs manifestes d’interaction. C’est un tel
dispositif que nous avions voulu mettre en place, mais il n’a pas été
tout à fait utilisé dans cette perspective. C’est donc que les conditions
minimales pour ce faire n’étaient pas, à ce moment-là, présentes. La
simulation aboutit à une remise à plus tard, lors d’une nouvelle rencontre,
d’une possibilité de travail commun. Il était nécessaire que les réflexions
se poursuivent.
C’est justement la nécessité de transformer et d’approfondir la
demande qui motive la présence des participants à cet atelier. Les
participants ont bien montré leur attachement à leur institution, le
besoin qu’ils en ont, sans doute en rapport avec l’importance des
dépôts dont ils l’ont chargée, mais ils ont pu percevoir combien leur
dépendance affiliative pouvait aussi les immobiliser, voire les aliéner
et empêcher entre eux une différenciation suffisante pour permettre à
chacun de poursuivre ses propres buts tout en se reconnaissant maillon
et bénéficiaire de la chaîne institutionnelle.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A institutionnel 48
capacité interprétante 100
accordage 140
acte fondateur 82 cas cliniques 76
affiliation et héritage 154 causalité réalitaire 70
alliances 152 CEFFRAP 63, 64, 137
B
D
boucle persécution-idéalisation 52
délégation cachée 102
demande
C d’intervention 76
cadre 148 institutionnelle 86
164 I NDEX
dépendance 143 G
affiliative 155
garants
désidéalisation 131
métapsychiques 47
désubjectivation 107
métasociaux 47
détoxication 144, 145
groupe
dette 143
slow open 91
développement psychique 146
thérapeutique 86, 97
dispositif 88, 149
a minima 99
d’intervention 86 H
double contrainte institutionnelle 96
dynamique 75 haine 64
institutionnelle 92 héritage 87
hétérogénéité 130
hiérarchie des espaces 92
E histoire subjective 125
effet de surprise 149 hypothèse de base 144
émotion 146
enveloppes
groupales 87, 149 I
narcissiques 80 idéalisation 51, 52, 62, 65, 73
espace identification 138
institutionnel 87 à un père mortel 70
interstitiels 88 au père mort selon la Loi 68
évolution de la demande 86 projective 145, 147
expérience relationnelle 147, 148 idéologie 87
dominante 103
F illusion groupale 51
image 79
fantasmes
imaginaire 79
de meurtre 57
de transmission 70, 71 de la fondation 68
fétichisation 65 incestualité 61
figuration fantasmo-mythique 40 influence du tiers 89
fonction inquiétant 79
alpha 147 institution 131
instituante 110 en crise 86
fondateur soignante 83
charismatique 60 instruction 111
départ d’un — 60 intériorisation 129
deuil du — 49, 73 intériorité 106
idéalisé 64, 66, 74 interlocuteur privilégié 154
mort d’un — 60 intervenant extérieur 47
mortel 69 intrication des groupes 87
I NDEX 165
L pétrification 151
position
L’Un instituant 68
idéologique 71, 72
lien 80
mythopoïétique 72, 73
intersubjectif 106
utopique 73
problématique institutionnelle 92
M processus
malades-ancêtres 52 de socialisation 105
malaise 132 identificatoires 106
matrice 90 projet institutionnel 89
mauvais objet contenant 90 psychodrame 141
méta-garants 110 pulsion
mirroring 88 d’interliaison 148
moi groupal 144 de mort 82
mort
de Didier Anzieu 65 R
traumatique 52
mythe 26–29 raison objectivante 108
mythique groupale 26, 41 reconnaissance sociale 59
mythopoïèse 26, 32, 33, 38 règles 87
régression 154
régulation psychanalytique 75
N réinscription dans la généalogie 69, 70
narcissique 75 rémunération narcissique de
narcissisme de mort 69 l’appartenance à une association
négatif 58 59
non-dits 90 représentation de l’origine 57
notion de temps 150 résistance au changement 64, 154
résonance 78, 88
restes inélaborés 67
O retour vers la horde 57
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P S
pacte 87 scénario
dénégatif 152 incestuel 63
dénégatif institutionnel 90 institutionnel 98
narcissique 69 scène des origines 71
parentification 101 scission 59
passage de génération 67 séparation 47
pensée 115 sidération imaginaire 132
paradoxale 144 signifiants gelés, énigmatiques 58
166 I NDEX
A F
Anzieu D. 3, 25, 63, 64, 66, 76, 153, 154 Foulkes S.H. 88
Aulagnier P. 115 Freud S. 26, 57, 65, 116, 128, 146, 150
Avron O. 146, 148
G
B Gaillard G. 16
Gauchet M. 108
Balint M. 13
Green A. 69
Berge A. 60
Guillaumin J. 21
Bion W.R. 9, 13, 14, 144, 146, 147, 151
Guimon J. 141, 150
Blanchard A.-M. 66
Bleger J. 18, 21, 155
H
Henri A.-N. 12
C Hopper E. 87
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Neri C. 101
Nicolle O. 72, 73 S
Nitzun M. 90 Schwartz M.S. 18, 19, 78
Segoviano M. 70
O Sirota A. 16
Soula-Desroche M. 86
Oury J. 86 Stanton A.H. 18, 19, 78
P V
Pinel J.-P. 48, 52, 78, 86 Valabrega J.-P. 26
INCONSCIENT ET CULTURE
Olivier Nicolle
René Kaës et al.
L’INSTITUTION
EN HÉRITAGE
Mythes de fondation,
transmissions, transformations
Crise, conflits, impasse élaborative des sujets et des groupes dans OLIVIER NICOLLE
l’institution, répétition de pratiques inquestionnables, manque de est psychanalyste,
maître de conférences
cohérence théorico-clinique : en mobilisant les dimensions à l’université d’Amiens.
traumatiques groupales récentes et anciennes, notamment lors du
départ ou de la mort d’une figure fondatrice, le dispositif choisi et RENÉ KAËS
l’écoute analytique diachronique ouvrent sur les représentations est psychanalyste,
et les affects – jusqu’à la passion – investis par chaque sujet dans professeur émérite à
la fantasmatique groupale et la mythique de l’institution. Le roman l’université Lumière Lyon-2.
de sa fondation, le destin de ses idéaux, la ritualité de ses fonctions,
les alliances inconscientes et notamment celles qui relèvent de
A.-M. BLANCHARD
l’économie narcissique sont mis en travail, et ce que chacun fait, M. CLAQUIN
avec les autres, de l’héritage, est alors questionné. F. GIUST-DESPRAIRIES
O. Nicolle, R. Kaës, A.-M. Blanchard, M. Claquin, A. Missenard, L. MICHEL
A. MISSENARD
M. Pichon et J. Villier – membres du Ceffrap – interrogent ici avec M. PICHON
F. Giust-Desprairies, L. Michel et J.-P. Pinel la problématique de J.-P. PINEL
la transmission et de la transformation dans les institutions. Référées J. VILLIER
diversement à la psychanalyse, leurs écoutes se rencontrent souvent
par-delà les contrepoints qui nourrissent la réflexion. Tous proposent
en effet une exploration de la demande, des voies d’intervention
et d’élaboration qui privilégient les processus de symbolisation
s’opérant par la mise en mots d’une histoire partagée, dans laquelle
les sujets peuvent maintenant prendre place.
La collection
INCONSCIENT ET
L’institution en héritage forme ainsi le troisième volet de deux CULTURE
ouvrages parus dans la même collection : L’institution et les
créée par René Kaës et
institutions et Souffrance et psychopathologie des liens Didier Anzieu est dirigée
institutionnels. par René Kaës.