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L’institution

en héritage
Mythes de fondation,
transmissions, transformations
Olivier Nicolle
René Kaës
A.-M. Blanchard M. Claquin
F. Giust-Desprairies L. Michel
A. Missenard M. Pichon
J.-P. Pinel J.Villier
L’institution
en héritage
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L’inconscient dans la famille
INCONSCIENT ET CULTURE
collection dirigée par René Kaës

L’institution
en héritage
Mythes de fondation, transmissions,
transformations

Olivier Nicolle
René Kaës
A.-M. Blanchard M. Claquin
F. Giust-Desprairies L. Michel
A. Missenard M. Pichon
J.-P. Pinel J. Villier
Dessin de couverture :
© Jacques Van den Bussche

© Dunod, Paris, 2008


ISBN 978-2-10-053516-3
LA COLLECTION « INCONSCIENT ET CULTURE »

La collection Inconscient et culture, créée en 1972 par René Kaës et Didier


Anzieu, s’est donné pour ligne éditoriale de publier des ouvrages à plu-
sieurs voix sur des questions qui font débat dans le champ de la psycha-
nalyse. Un fil rouge traverse ces questions : il attire l’attention sur les
rapports entre l’espace subjectif organisé par les effets de l’inconscient, et
les espaces du lien intersubjectif, de la culture et des institutions.

Chaque ouvrage rend compte de recherches originales sur un thème


précis et innovant, l’ensemble visant une articulation entre la clinique, la
réflexion méthodologique et l’élaboration théorique. Une caractéristi-
que de la collection Inconscient et culture est d’accueillir des auteurs
chevronnés aux côtés desquels de plus jeunes exposent leurs recherches.

À ce jour, plus de deux-cent cinquante auteurs ont contribué à l’édifica-


tion de cette entreprise, qui compte une cinquantaine de titres, dont
vingt-cinq sont encore au catalogue et témoignent de la vitalité de la col-
lection et de la longévité de plusieurs ouvrages.

Au fil des années, le profil de chaque livre s’est précisé : chaque volume
rassemble quatre ou cinq auteurs qui rédigent des chapitres substan-
tiels d’une cinquantaine de pages chacun. Leurs contributions, coor-
données par un responsable de l’ouvrage, sont complémentaires ou
forment un contrepoint à l’intérieur du thème principal.

Une table des matières détaillée, une bibliographie soignée, deux index
(des concepts et des noms propres), des mises à jour au fil des retirages
et des rééditions font des ouvrages de cette collection des outils de tra-
vail particulièrement appréciés.
LISTE DES AUTEURS

Anne-Marie B LANCHARD, psychanalyste, membre du CEFFRAP.


Michelle C LAQUIN, psychanalyste, membre du CEFFRAP.
Florence G IUST-D ESPRAIRIES, professeur à l’université Paris-VII, pré-
sidente du CIRFIP (Centre international de recherche, de formation et
d’intervention psychosociologiques).
René K AËS, psychanalyste, professeur émérite à l’université Lyon-II,
membre du CEFFRAP.
Luc M ICHEL, psychanalyste, responsable à l’Institut universitaire de
psychothérapie du centre hospitalier universitaire vaudois, membre de
l’ARPAG (Suisse).
André M ISSENARD, psychanalyste, membre du CEFFRAP.
Olivier N ICOLLE, psychanalyste, maître de conférences à l’université
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

d’Amiens, membre du CEFFRAP.


Martine P ICHON, psychanalyste, membre du CEFFRAP.
Jean-Pierre P INEL, psychologue, maître de conférences HDR à l’univer-
sité Paris-XIII.
Joseph V ILLIER, psychanalyste, membre du CEFFRAP.
TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES AUTEURS VII

INTRODUCTION 1
O LIVIER N ICOLLE

1. La construction du dispositif d’intervention à l’épreuve des


mutations institutionnelles contemporaines 11
J EAN -P IERRE P INEL
Les demandes d’intervention en institutions 13
Transgressions, attaques et tentatives d’homogénéisation du
dispositif d’intervention 15
De la dédifférenciation à l’effacement collectif des théorisations du
processus institutionnel 18
Crise de la transmission et mutations affectant l’arrière-plan des
institutions soignantes : l’effondrement des valeurs instituantes et
des mythes fondateurs 22

2. L’institution : temporalité et mythique 25


O LIVIER N ICOLLE
Le métier des mythes 26
Deux enseignes 29
« Le Château des Amazones », 30 • « À l’Enfant Bien
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Soigné », 35 • Une refondation ?, 41

3. Le deuil des fondateurs dans les institutions : travail de


l’originaire et passage de génération 45
R ENÉ K AËS
Mort de fondateurs ou de chefs de service dans des institutions
publiques 49
Le deuil après la mort d’un fondateur d’un service de
pédopsychiatrie, 49 • Une mort traumatique déniée, 52 • Le
travail de l’héritage dans deux associations de
psychanalystes, 58 • Reconnaître les effets de l’inconscient dans
les sociétés de psychanalystes : une difficulté, 66
X TABLE DES MATIÈRES

Notes sur le travail de l’originaire et le passage de génération 67


L’imaginaire de la fondation, 68 • Les investissements
narcissiques sur la figure du fondateur. Destins du contrat et du
pacte narcissiques, 68 • Le fondateur mortel, l’épreuve
narcissique et la réinscription dans la généalogie, 69 • Causalité
réalitaire et fantasme de transmission, 70 • À propos de l’activité
et de la position mythopoïétique, 72 • Note sur le travail
psychique du deuil du fondateur et le travail de l’analyste, 73

4. Un narcissisme... en héritage 75
A NDRÉ M ISSENARD
Auto-investissement et nourrissage 75
Au miroir du groupe 77
Mort/naissance et origine 80
Regards sur une régulation psychanalytique d’une institution
soignante 83

5. Un groupe peut en cacher un autre 85


L UC M ICHEL
Un souvenir d’enfance 85
Du groupe à l’institution et réciproquement 86
Emboîtement des espaces 87
De la définition d’un espace groupal aux lieux de projection groupale 88
Le tiers institution 89
Du courant laminaire au turbulent 92
Exemple : carnet de voyage d’un superviseur 92
Les débuts, 92 • Changement de la direction, 94 • Changement
du modèle, 95 • Chronique d’une mort annoncée, 96
Superviseur ou observateur participant ? 98
Des variations de la demande au cours du temps 101
Le temps de la demande, 101 • Durée de l’intervention, 102 •
Évolution des demandes, 102 • Évolution de notre théorie, 103

6. Le mythe de l’École républicaine : une fondation identifiante


saturée 105
F LORENCE G IUST-D ESPRAIRIES
La face d’ombre du sujet des Lumières 106
Le « cogito blessé », 109 • Une fondation homogénéisante
saturée d’altérité, 110
TABLE DES MATIÈRES XI

Un dispositif clinique pour mettre en travail une histoire psychique


et sociale 112
L’infantile et le socialisé, 114
De l’élève à l’enseignant : histoire d’un parcours 116
Avoir des difficultés dans sa classe, 116 • Le parcours
scolaire, 116 • Le parcours de formation, 119 • Le parcours
professionnel, 120
La construction de soi comme sujet institué 120
Du destin à l’histoire, 120 • Monde interne et modalités
d’exercice du métier, 125
L’enfant dans l’adulte, l’élève dans le maître 127
Faire émerger une parole inédite, 127 • L’autre en soi, 128 •
Sortir d’une temporalité linéaire, 130
La désidéalisation d’un sujet désubjectivé 131
Retrouver du mouvement entre soi et l’autre, 132 • Un accès
compréhensif aux jeux de réciprocité, 133
Tisser une mémoire du temps présent 134

7. Un dispositif d’apprentissage par l’expérience relationnelle 137


A NNE -M ARIE B LANCHARD , M ICHELLE C LAQUIN ,
M ARTINE P ICHON , J OSEPH V ILLIER
Un processus d’appropriation subjective 137
Offre et demande 140
L’atelier 142
Déroulement, 142 • Analyse, 143
Apprentissage par l’expérience relationnelle 146
Validation 148
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Transformations 151
Dans l’atelier, 151 • De l’expérience relationnelle à
l’écriture, 153
Affiliation et héritage 154

BIBLIOGRAPHIE 157

INDEX 163

INDEX DES AUTEURS 167


INTRODUCTION
Olivier Nicolle

Q U ’ EST- CE que l’intervention d’un psychanalyste dans une institution


qui la sollicite ? De quelle matière psychique peut-elle permettre
l’écoute ? Comment la penser, ainsi que les conditions de son énoncia-
tion ?
Des chapitres qui suivent se dégageront d’abord la coexistence et les
croisements des deux axes, diachronique et synchronique, qui ordonnent
l’expérience dont nos auteurs rendent compte, comme aussi les mem-
brures des élaborations qu’ils proposent.
D’une part, l’axe diachronique, celui de la mythique et de la fantas-
matique à travers lesquelles ne cessent de se formuler pour se transférer
la fondation et son négatif (la crise), la mémoire déjà là de la succession
des périodes et des générations, la naissance grandie du groupe, la geste
de ses héros et leur disparition redoutée. L’héritage de l’institution, par
les sujets qui, groupés, la soutiennent, et la transmission problématique
de ses idéaux, de ses lois, de ses rites et de ses mœurs, au risque de leur
transformation : voilà ce qui fait le thème central de cet ouvrage.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

L’ouverture d’autre part (que la proposition de dispositif groupal par


l’intervenant rend possible), d’un continuum synchronique (la séance)
dont la matière associative s’étend, s’entrelace, et se transforme, depuis
les mouvements psychiques intimes des sujets qui s’abouchent en un
processus groupal ici et maintenant, jusqu’au métacadre constitué par les
représentations partagées (celles des discours social, culturel, médiatique
et théorique) qui construisent aussi le référentiel des pratiques. Le souci
méthodologique, donc, quant au travail du psychanalyste avec le groupe
institutionnel : voilà ce qui parcourt de part en part les développements
ordonnés au long des chapitres à venir.
L’ambition des auteurs — constituer ici ensemble et quasiment pour la
première fois une présentation des problématiques qui font la substance
2 I NTRODUCTION

de la pratique de l’intervention en institution et de l’élaboration théorico-


clinique qui peut s’y arrimer, quand pratique et élaboration s’enracinent
dans l’expérience et la théorisation psychanalytiques du groupe — cette
ambition ne peut se soutenir que pour autant qu’elle ne se détourne pas de
la précarité, des caractères problématiques et bien souvent temporaires
de l’entreprise. Et ce précisément parce qu’elle vise à ouvrir et maintenir
en tension à travers le dispositif qu’elle utilise, puis à penser, ce temps
(d’)inconnu — celui des transferts et de l’interprétation — que la position
structurale qu’occupe l’intervenant permet de fonder, sinon toujours de
maintenir : celle du tiers.
Autant d’un point de vue socio-historique que de celui d’une théorie
psychanalytique de l’institution, on n’a peut-être pas suffisamment
souligné combien le négatif du mouvement de groupement (congrégation,
équipe, etc.), à travers lequel autour d’objets idéalisés se constitue
l’institution comme intériorité relativement cohérente, est fait d’une
relative destitution référentielle de l’extériorité. Le mouvement instituant
est ipso facto celui de l’instauration de l’auto-normativité et de la clôture.
Si l’auto-normativité n’est au fond qu’un des corollaires de ce que Freud
(1925) à propos des masses organisées, a pu mettre en évidence, la clôture
institutionnelle, excédant le repère de la limite interne/externe, objective
un clivage, recèle et protège le bon objet des atteintes persécutrices de
l’œil et de l’oreille de l’étranger. Dès ce moment et au long de la vie
de l’institution, quand bien même elle serait sollicitée ou réclamée, la
position tierce dès lors qu’elle viendra à être occupée, questionnera la
normativité, l’identité, l’origine et la perduration dans l’être du groupe
institutionnel et des liens qui le constituent ; et celui qui occupe cette
position ne peut échapper au fait qu’il est séductible par l’intensité, voire
la violence des processus groupaux qui lui sont adressés, dont ceux que
sa présence même et ses paroles ou ses silences sollicitent. La crise est
l’une des faces essentielles du négatif de toute fondation, individuelle
ou sociale, elle est donc objet de crainte autant que destin. Seule elle
peut justifier l’effort que constitue aussi, pour un collectif, la demande
adressée à un étranger de se prêter comme tiers1 . Et de le rester.

1. On pourrait ainsi considérer que le mouvement dit de « l’analyse institutionnelle »


(au-delà de ce qu’il a pu par ailleurs questionner) rend compte par ses butées mêmes de
l’obstacle que représente dans l’institution le recours à un étranger craint/espéré : dans
cette démarche, la confusion entre la fonction « analysante » et d’autres à l’intérieur de
l’institution (chef de service, psychiatre, directeur) rend impossible la prise en compte
dans les moments critiques des enjeux de vie et de mort du groupe, du retentissement de
ces enjeux dans les fantasmes inconscients de chacun des sujets de ce groupe, de leurs
I NTRODUCTION 3

La mise en question des conditions de l’instauration, et du maintien,


d’une position psychanalytique auprès d’un groupe institutionnel sera ce
fil d’Ariane, que le lecteur pourra retrouver dans chacun des chapitres de
cet ouvrage, sous des aspects différents selon les auteurs (jusqu’au contre-
exemple : le récit clinique d’une événementialité, qui obère l’ouverture
à l’écoute des transferts), situant ainsi la problématique du dispositif
comme l’un des moments fondateurs de l’intervention, à tous les sens de
ces termes.
L’auto-normativité et l’auto-référencement du groupe institué, et insti-
tutionnel, sont aussi des effets de l’investissement narcissique du groupe
par le groupe, parmi les premiers objets de la clinique des membres du
CEFFRAP1 dès ses débuts, et parmi les premiers objets des élaborations
d’Anzieu et de Pontalis au cours des années soixante. L’intuition féconde
d’Anzieu a précisément été de formuler, et de vérifier, l’hypothèse de
dispositifs rendant possibles — temporairement, problématiquement
— des voies d’écoute et d’interprétation authentiquement analytiques,
par lesquelles l’institution pourrait être reconnue — et se reconnaître —
comme un groupe psychique dont les vécus critiques se réfèrent à des
mouvements fantasmatiques en grande partie inconscients. Ils sont en
rapport avec l’identité groupale et celle de ses membres constituants,
avec ses mythes organisateurs, ses idéaux, ses objets et ses tâches,
ses interlocuteurs, et avec le métacadre social, institutionnel, culturel.
En témoigne, par exemple, le texte de 1982, bien qu’Anzieu n’ait pas
eu l’occasion par la suite de développer des travaux qui prennent en
considération le niveau spécifique qui est celui de l’institution.
Cette démarche d’Anzieu et de ses continuateurs (au CEFFRAP évidem-
ment, ailleurs aussi) s’est inscrite dans le contexte socio-économique et
politique des années soixante à la fin du siècle dernier, complexe et évo-
lutif, qui a vu d’une part la naissance d’un grand nombre d’institutions de
régime privé ou associatif (pédagogiques, médicales, médico-sociales),
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

ainsi que leurs évolutions, et, pour beaucoup d’entre elles, le départ,
et le changement de génération de tous ou presque tous les membres
de leurs groupes d’origine, et notamment leurs fondateurs, directeurs,
chefs, etc. D’autre part, les deux dernières décennies ont été le moment
d’évolutions considérables des institutions durables, et souvent de grande

transferts sur les liens avec l’analyste, ni celle des mouvements contre-transférentiels
massifs que ce dernier va devoir tenter d’élaborer.
1. CEFFRAP : « Cercle d’Études Françaises pour la Formation et la Recherche :
Approche Psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution », fondé en
1962 par D. Anzieu.
4 I NTRODUCTION

taille, liées aux fonctions étatiques (santé publique, justice, éducation


etc.). Dans ces divers développements, les changements parfois vécus
comme catastrophiques concernent concomitamment des évolutions de
grande ampleur dans l’organisation et les conduites sociales, ébranlant
donc le métacadre transinstitutionnel.
C’est un des effets de ces conditions que la multiplication des occa-
sions d’irruption de crises groupales dans les institutions — ce fut aussi
l’effet de cette multiplication que la fréquence des appels à l’intervention
d’un tiers, appels adressés à l’institution-CEFFRAP comme à d’autres.
C’est enfin l’effet de la constitution de cette expérience au cours des
dernières décennies, que de contribuer à l’évolution de notre propre
institution, à travers l’élargissement, la complexification de ses propres
pratiques et autant que faire se peut, l’analyse des problématiques qui en
découlent. Ainsi, de l’écoute psychanalytique des groupes temporaires
(sensibilisation, ateliers d’élaboration etc.) pratiquée depuis longtemps,
quelle demeure la pertinence, et quelles mutations reste-il à penser à par-
tir de l’expérience de la place cependant bien différente où nous appellent
les institutions ? Par ailleurs, comment penser dans des institutions
variées une variabilité des dispositifs, leur corrélation relative, et autour
de quels invariants ? Comment héberger et penser analytiquement la
détresse, la colère, mais aussi la destructivité et le masochisme, dans des
institutions dont les membres se malmènent dans leurs conflits groupaux,
et sont aussi malmenés parce que ceux-ci accompagnent restructurations,
carences de postes, dénonciations idéologiques des référentiels de soins
précédemment consacrés ? Ou encore : quelle est, dans cette pratique de
l’intervention, la place psychique tenue par l’institution dont s’origine
l’intervenant lui-même, et dès lors, comment élaborer la problématique
de l’interprétation en rapport aux répétitions en jeu dans le contre-
transfert groupal, nécessairement à l’œuvre dès la considération de la
demande et l’articulation d’une réponse ? On le voit, l’intervention en
institution se présente aujourd’hui tel un chantier en cours, chantier qui a
paru aux membres du CEFFRAP justifier des échanges et des discussions
tant internes qu’avec des partenaires, suffisamment extérieurs et proches
tout à la fois pour qu’une élaboration puisse s’en déduire, et que cette
élaboration reste cohérente avec l’expérience des uns et des autres dans
ce champ.
I NTRODUCTION 5

Le colloque d’octobre 20061 en fut le résultat, et une relance, permet-


tant des dialogues inattendus à partir d’expériences cliniques différentes,
et diverses, voire éloignées de celles qui constituaient notre référence
jusqu’ici : les chapitres de cet ouvrage en témoignent, qui ne constituent
pas des « Actes », mais un ouvrage à part entière dont les auteurs sont
pour une part différents des contributeurs au dit colloque. Les pages à
venir veulent en effet témoigner aussi de l’avancée des débats que cette
rencontre a permis : quand il s’agit, à travers les divers chapitres de
questionner — et par là de mieux situer — une clinique analytique et
son élaboration, celles des nombreux processus en cause dans « l’inter-
vention en institution », ce questionnement ne peut que viser à intégrer
les diversités remarquables dont témoigne ce champ. Diversités, donc :
celle des finalités assignées aux interventions considérées et celle des
dispositifs explicités ou évoqués ; celle de l’importance accordée dans
l’élaboration à tel ou tel objet ou processus psychiques groupaux propres
à l’institution considérée et celle des références au métacadre ; celle du
rapport à l’événementialité de la crise que l’intervention accompagne et
celle du rapport à l’origine et à sa mythique.
Ce dernier aspect ne va pas, d’ailleurs, sans s’étendre aux auteurs
de ces pages, et à leur relation au CEFFRAP : plusieurs des chapitres
présentés ici sont proposés par nos collègues venus d’autres horizons,
qui ont cheminé avec nous ces dernières années et se sont associés avec
nous dans cette entreprise. Qu’ici soit reconnu ce que nous devons à cette
collaboration.
Dans un premier chapitre, qui constitue en fait comme une première
partie de l’ouvrage, où il dispose chemin faisant une série de repères théo-
riques, historiques, méthodologiques et techniques importants, J.-P. Pinel
prend acte des conséquences fréquemment constatées des mutations
contemporaines du métacadre, lesquelles s’associent aux tournants et
tourments généalogiques groupaux dans une crise globale et transversale
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

des processus de la transmission, dont toutes les institutions sont le lieu


à un moment ou à un autre. Dans une catégorie particulière d’institutions
— ce qui amènerait aussi à considérer une problématique différentielle
des liens entre membres de l’institution et personnes accueillies — il lui
revient de montrer que ce qui peut devenir un effondrement va de pair
avec une véritable régression théorico-clinique de la pratique institution-
nelle. Elle ne sera pas sans retentissement sur l’intervenant, dont il nous

1. « L’institution en héritage : transmissions, transformations — Que nous apprennent


les interventions des psychanalystes dans les institutions ? », colloque du 7 octobre 2006
à Paris.
6 I NTRODUCTION

propose ainsi de considérer l’engagement contre-transférentiel ab initio :


la proposition d’un dispositif ne pourra se justifier que de l’élaboration
de cet engagement.
Donnant chacun voix à des symptomatisations groupales particulières
d’héritages et de transmissions problématiques, parfois destructeurs,
révélés à travers une crise ou une série de crises, les quatre chapitres
suivants, que l’ouvrage dispose telle une deuxième partie, présentent
et élaborent chacun selon des lignes propres une clinique de certains
moments féconds d’interventions dans des institutions très différentes :
institutions sociales et médico-sociales « classiques », mais aussi société
psychanalytique et établissements de l’Éducation nationale.
Dans le premier des chapitres de cette partie, je propose de considérer
que la temporalité groupale vécue dans l’institution se formule à travers
les invariants anthropologiques que nous appréhendons aussi dans le
fantasme et le mythe, la transmission et la transformation n’y faisant
pas exception : elles sont solidaires de la mort, des voies du deuil, de
l’ambivalence quant à l’héritage, et des conflits liés à la succession des
générations.
L’institution héberge une activité fantasmatique (dont le mouvement
narcissique et auto-représentatif est ici privilégié) s’ordonnant autour
d’un mythe originaire : le roman familial de chacun des sujets s’y
abouche, et l’investissement narcissique du groupe s’y conforte, car
la mythique institutionnelle, à travers des mouvements d’idéalisation et
de démonisation, traduit une histoire « humaine, trop humaine » en la
déguisant en « chanson de geste ». Elle met ainsi en forme le « contrat
narcissique groupal », concept dû à R. Kaës et travaillé selon plusieurs
voies au long de cet ouvrage.
L’événementialité du groupe institutionnel est inconsciemment vécue
comme une série de répétitions et de conséquences de la geste fondatrice,
dans une temporalité mythique. Méthodologiquement dès lors, l’écoute
analytique des groupes institutionnels apparaît introduire d’une part
la problématique de l’émergence du mythe (mythopoïèse) recouvrant
l’histoire du groupe, d’autre part celle des processus de sa réémergence
dans le travail psychique groupal avec le psychanalyste intervenant dans
l’institution ; celle enfin de la pratique institutionnelle en tant qu’elle
constitue une ritualisation du mythe groupal.
Passée ou proche, la disparition du ou des fondateur(s), parfois simple-
ment du chef, ranime la crise narcissique groupale, et les représentations
mythiques de la groupalité deviennent autant de figures contraignantes
des liens idéalisants. Des moments féconds de deux interventions insti-
tutionnelles permettent de caractériser les élaborations et processus de
I NTRODUCTION 7

transformation groupaux possibles de deux destins différents de cette


crise narcissique institutionnelle. Elles fondent aussi une réflexion sur les
processus de symbolisation à l’œuvre dans l’articulation de la temporalité
de l’intervention elle-même, et sur certains éléments structuraux de
l’engagement psychanalytique de l’intervenant.
La mort, quelquefois le départ d’un fondateur, mobilise donc parmi
les membres de l’institution, et ce dans des conditions souvent difficiles,
le travail de l’originaire au sein du travail du deuil. C’est à partir de
cette différenciation que chemine R. Kaës au long du chapitre suivant.
L’analyse qu’il engage articule trois espaces psychiques : celui de chaque
sujet dans l’institution, celui de leurs liens entre eux et avec l’institution,
et celui de l’institution en tant qu’ensemble. L’intérêt de cette approche
à triple emboîtement est, notamment, de mettre en évidence la relation
d’appui que les garants métapsychiques prennent, à notre insu, sur les
garants métasociaux.
La difficulté du processus du deuil est parfois telle qu’une demande
est adressée à un « intervenant extérieur » pour mettre en travail ce
processus : demande d’aide, d’accompagnement, de perlaboration ou,
quelquefois attente d’un remplacement impossible ; ce qui est demandé
par des sujets douloureusement atteints est complexe et ne se révèle
qu’au cours du mouvement même de l’intervention. R. Kaës en propose
plusieurs cas de figure, là aussi à l’appui de différenciations importantes :
ils mettent en relief l’importance du cadre institutionnel (institutions
publiques, associations), celle de l’objet de l’institution (soin psychique,
transmission de la psychanalyse), et bien sûr les investissements réci-
proques entre les membres de l’institution et la figure du fondateur. Il
s’agit ici de pointer comment la disparition d’un fondateur met en crise
les garants métapsychiques des membres de l’institution (les alliances
fondatrices, les énoncés de certitude, les illusions nourricières, les inter-
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

dits fondamentaux, etc.), et dans certains cas, les garants métasociaux de


l’institution elle-même (ce qui fonde son autorité sur sa reconnaissance
sociale).
Les fondations étant ébranlées à ce double niveau méta, le travail de
l’intervention révèle comment fonctionnent et s’articulent les différents
espaces psychiques de l’institution. Le repérage de ces différents espaces
et de leurs articulations, pour pouvoir les interpréter avec les membres
de l’institution, confronte les membres de l’institution aux problèmes
qu’y posent le passage de génération et la transmission de l’héritage.
A. Missenard propose dans le troisième chapitre l’élaboration attentive
et remarquable des mouvements narcissiques profonds parcourant une
intervention de plusieurs années, qui a pris le tour d’une « régulation
8 I NTRODUCTION

psychanalytique institutionnelle » au long cours. La dynamique qui


s’y développe lui permet de dégager progressivement, exemplifiés par
quelques séances qui y apparaissent comme des pivots, différents niveaux
de ces mouvements narcissiques : la problématique identificatoire grou-
pale, la constitution, la dissolution et la reconstitution de l’enveloppe
groupale ; les transferts narcissiques aussi, notamment en ce que leur
évolution au cours de la régulation considérée draine avec elle le retour
d’une problématique « oubliée », qui s’avère contenir une fantasmatique
originaire et destinale de l’institution.
L. Michel, au chapitre suivant, fait écho à cette expérience commune
à bien des praticiens de l’intervention, qui est celle de « l’emboîtement »
: emboîtement des institutions entre elles, des groupes et des instances
dans l’institution, emboîtement aussi des demandes et des niveaux de
déploiement de la crise institutionnelle, emboîtement enfin de l’activité
psychique de l’analyste dans son propre cadre interne, et relativement,
de ce dernier dans ses théories et ses institutions de référence : un groupe
peut en cacher un autre...
Le psychanalyste intervient en institution dans des situations et
des contextes très variés : la demande explicite se situe parfois à un
niveau « institutionnel », alors que dans d’autres situations l’analyste
est sollicité pour « superviser » ou « animer un groupe analytique »
dans une institution, qui alors demeure comme un contenant silencieux,
influençant pourtant les activités groupales qui se déroulent en son sein.
La crise institutionnelle se déclarant, les différents niveaux ont ten-
dance à se télescoper : un groupe interne à une institution peut devenir
le porte-symptômes des difficultés de l’ensemble, paralysant le travail
qui s’y déroulait. Dans ce cas, l’analyste qui intervient dans ce groupe
doit non seulement repérer ce mouvement, mais aussi travailler la pro-
blématique institutionnelle en tant qu’elle se déploie à partir d’un « autre
groupe ». Temps de la demande, temps de l’intervention, évolution des
demandes dans le temps, évolution du cadre de référence de l’intervenant
demandent alors à être repensés.
On a évoqué plus haut la nécessité de différenciations à opérer entre
plusieurs types d’institution. F. Giust-Desprairies s’est proposée dans
ce cinquième chapitre d’interroger la souffrance actuelle des ensei-
gnants, dans et par l’Institution scolaire, à partir d’une réflexion sur
les significations institutionnelles, et ce en tant qu’elles informent sur
les transformations et les enjeux psychiques et sociaux touchant à la
question de la formation des individus comme processus de socialisation
et de transmission : quelle fondation identifiante, pour des membres de
cette immense institution, que la mythique de l’École de la République ?
I NTRODUCTION 9

Dans une écoute clinique qui conserve une référence forte aux objets
sociaux et sociétaux, elle aborde la question de la transmission et de
l’héritage de l’institution et dans l’institution : il s’agit ici de montrer
comment certains traits culturels dominants du système scolaire, dans
leurs rapports au mythe de l’École Républicaine, sont reliés à une
problématique du lien intersubjectif et aux formes de la pratique qui
soutiennent ce lien.
Autre horizon institutionnel, autre clinique, et autre dispositif : celui
que l’auteur utilise est centré sur les récits scolaires et professionnels
d’enseignants, dispositif choisi pour tenter d’approcher avec eux la crise
identitaire professionnelle qu’ils traversent. Cette crise reste celle du
sujet-dans-l’Institution ; elle est analysée comme crise des processus
identificatoires, fragilisation des liens qui s’étaient établis entre intériorité
psychique et significations sociales imaginaires, celles-ci soutenues par
l’Institution de par son fondement mythique et les valeurs qu’il promeut.
Le dernier chapitre de ce livre, qui à lui seul en constitue la partie
terminale — et non pas conclusive ! — est une proposition à quatre
voix (A.-M. Blanchard, M. Claquin, M. Pichon et J. Villier) d’un carac-
tère novateur certain : il s’agit de rendre compte des mouvements et
représentations en jeu dans la genèse d’un processus groupal de mise
en travail d’une problématique institutionnelle, nommément la mise en
circulation fantasmatique liée à l’offre et à la demande. À partir d’une
proposition bien particulière (la demande du groupe-institution CEFFRAP
à ses membres de participer à l’offre du colloque de 2006), les auteurs
se sont interrogés sur les tenants et les aboutissants de l’appropriation
intersubjective d’une demande et des transformations psychiques qu’elle
implique. Ils ont pratiqué cette démarche à leur propre compte, en même
temps qu’en perspective avec la mise en jeu (au double sens d’une
simulation d’inspiration psychodramatique, et du travail des articulations
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

de ce qui en a résulté) d’une situation de demande institutionnelle


adressée au CEFFRAP.
L’élaboration de leur projet et de sa réalisation est soutenue par
les concepts d’apprentissage par l’expérience relationnelle de Bion et
d’interliaison dans la réciprocité du lien, développé par O. Avron, les
amenant à dégager la place fantasmatique du demandeur et celle du
répondant dans l’intervention en institution d’un intervenant analyste
extérieur, ainsi que la conjonction dialectiquement articulée entre les
deux positions. Des perspectives s’en ouvrent quant aux processus
de transmission, et de formation aussi, autre modalité du legs et de
l’héritage.
10 I NTRODUCTION

Par certains aspects, et notamment l’intégration des mouvements


inconscients intersubjectifs et groupaux qui constitueront l’un des arrière-
plans de l’intervention future, cette contribution tend à illustrer ce que
peut être une recherche authentiquement psychanalytique. Il m’apparaît
bienvenu qu’au terme de cet ouvrage, les implications méthodologiques
qui la caractérisent soulignent tout l’inadvenu, chances et risques, de
la démarche pour une part énigmatique que reste l’intervention du
psychanalyste dans l’institution.
Chapitre 1

LA CONSTRUCTION
DU DISPOSITIF
D’INTERVENTION
À L’ÉPREUVE
DES MUTATIONS
INSTITUTIONNELLES
CONTEMPORAINES
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Jean-Pierre Pinel

M ES propos viseront à explorer certaines questions cliniques


actuelles, associées à la construction et à la mise en œuvre d’un
dispositif d’intervention en institution. Ce texte se limitera à envisager
le champ des interventions conduites en institutions spécialisées.
C’est-à-dire aux services et établissements dont la mission est d’apporter
un soin et/ou un accompagnement socio-éducatif auprès de sujets
présentant une forme de souffrance psychique, de psychopathologie, de
déviance, d’inadaptation sociale ou d’antisocialité. Des sujets entrant
12 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

dans le champ de ce qu’Alain-Noël Henri a désigné par le terme


générique de mésinscription (Henri, 2004).
Ces établissements ou services constituent des ensembles intersub-
jectifs dont les modes de fonctionnement sont extrêmement élaborés et
qui recèlent, du même coup, une fragilité fondamentale et essentielle.
Cette fragilité de fond — corrélative à une suffisante sensibilité à la vie
psychique de l’autre et des autres — est inhérente à l’exercice de la
tâche primaire : elle constitue une condition nécessaire au soutien et à la
relance du travail psychique et des processus de pensée. Parallèlement,
cette vulnérabilité est fondamentalement liée à la place occupée par
ces établissements ou services en limite du tissu institutionnel formant
le cadre culturel de notre civilisation contemporaine. Assignées à une
position intermédiaire, destinées à exercer une fonction d’articulation
entre les institutions culturelles ordinaires et les sujets ou les groupes pris
dans la mésinscription, elles ont à participer à retisser des liens sociaux
et symboliques empêchés, attaqués ou déchirés.
Pour soutenir un processus de remaillage de la trame symbolique et
étançonner les processus de liaison, les équipes institutionnelles ont à
s’inscrire au cœur des conflictualités les plus aiguës, à se confronter
sans cesse, du dedans, aux diverses expressions de la déliaison et de la
destructivité. Elles ont ainsi à accueillir et contenir des désespérances et
des violences déformantes, potentiellement désorganisatrices. Simulta-
nément, elles ont à se déprendre de la fascination pour l’horreur et de
l’aspiration à constituer un double narcissique répétant à l’identique (de
M’Uzan, 1969) la problématique des sujets accueillis. Pour supporter ces
mouvements psychiques archaïques et violents, elles vont se constituer
dans une forme de paradoxe de fond, plus ou moins symbolisé, qui
conjoint une suffisante malléabilité (Roussillon, 1991) à une fermeté
positionnelle permettant de rétablir un écart, sans cesse corrodé. Elles
ont à réélaborer de manière réitérée des différenciations symbolisantes,
mises à mal, disqualifiées ou déniées par les patients et parfois par les
praticiens.
La contenance de ces vulnérabilités de fond et le maintien d’une
position articulaire dépendent de l’instauration et de la fécondité des
dispositifs groupaux de métabolisation : de leurs capacités à reprendre
et transformer les effets dissociatifs ou confusionnants traversant les dif-
férents espaces et instances institutionnels. Or dans certaines conditions
ces dispositifs ne peuvent retraiter l’ensemble des matériaux psychiques
projetés, déposés ou injectés dans la psyché des praticiens, dans les
systèmes de liens, comme dans le cadre institutionnel. Tel le protiste freu-
dien, les professionnels, l’équipe ou l’ensemble de l’institution, vont être
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 13

périodiquement débordés, attaqués, « intoxiqués » par les mécanismes


pathologiques associés aux différentes formes de mésinscription.

L ES DEMANDES D ’ INTERVENTION EN INSTITUTIONS

Les demandes d’intervention en institution spécialisée s’originent


donc en premier lieu dans ces différents débords. Elles transitent par
une perception et une élaboration préalables, suffisamment partagée,
des limites rencontrées dans le travail psychique de détoxication et de
métabolisation nécessaire à l’accomplissement de la tâche primaire. Cette
perception s’associe classiquement à trois grands types de configurations
cliniques et, partant, de demandes d’intervention potentielle.
D’une part, ce sont les difficultés, les obstacles, voire les impasses,
rencontrées dans la clinique directe qui mobilisent des formes de souf-
frances psychiques plus ou moins aiguës, plus ou moins identifiables
et représentables. Les praticiens de ces institutions soignantes sont
convoqués à contenir des expériences émotionnelles extrêmes, à héberger
des fantasmes crus et violents qui produisent des effractions de leurs
pare-excitations, des courts-circuits de leur appareil à penser les pensées
(Bion), des sidérations itératives, à valeur parfois proprement trauma-
tique. Ces praticiens sont ainsi confrontés à des mouvements psychiques
violents, chaotiques, confusionnants et stérilisants qui vont s’allier à
une atteinte des processus de pensée et d’élaboration groupales, à un
épuisement des créativités singulières et collectives. Les attaques de la
pensée et de la liaison, les fonctionnements agis, les réponses opératoires,
les bouclages interactifs signent l’empiétement et l’immobilisation de la
mentalisation de chacun et de tous. Mais il vient aussi signifier le déclin
de la fécondité des dispositifs d’analyse clinique de deuxième niveau,
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

tels que les groupes cliniques, les réunions de synthèse, les études de
cas...
Certaines expressions pathologiques, notamment celles des sujets
antisociaux, violents, sans limites — ceux qu’il est convenu de caractéri-
ser comme des « cas difficiles » — vont plus particulièrement susciter
la représentation d’une mise en péril, voire en échec, des fonctions
soignantes de l’équipe instituée. Cette représentation participe à affecter
les idéaux et les identifications professionnelles des praticiens : elle
entame le narcissisme du groupe soignant. Il s’agit là d’une source
essentielle des demandes d’intervention adressées à un tiers externe.
Elles vont essentiellement se formuler en termes d’analyse de la pratique,
de Balint (1960) ou de supervision.
14 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Dans un deuxième type de configuration, des dissensions profondes,


des rivalités de pouvoir, des antagonismes théoriques ou idéologiques,
mais aussi des blessures narcissiques, des traumas et des pertes non
élaborées engendrent le développement d’une pathologie des liens
d’équipe qui se traduit par une incapacité à coopérer et à collaborer.
Les praticiens ne parviennent plus à se constituer en un groupe de travail
au sens de Bion (1961). Ils ne peuvent, du même coup, élaborer et mettre
en œuvre des projets et des dispositifs de soin suffisamment cohérents,
dotés de finalités et de significations partagées. Les instances de réuni-
fication du matériel clinique et d’élaboration collective sont parasitées,
immobilisées et attaquées par les antagonismes, les disqualifications, les
attaques narcissiques, ce qui ne va pas sans susciter certaines formes
de souffrances, associées aux déliaisons des systèmes de liens. L’inter-
venant est ici requis pour favoriser la réélaboration de liens d’équipe
plus vivants, plus coopératifs et créatifs. En ces configurations, l’offre
d’un dispositif d’intervention se formule essentiellement en termes de
régulation d’équipe.
Dans une troisième modalité de configuration, l’institution est tra-
versée par une crise qui atteint son cadre, ses fondements imaginaires
et symboliques. Les valeurs, les idéaux, les projets, les modalités de
fonctionnement et d’organisation sont attaqués ou vidés de leurs signifi-
cations. C’est la structure de l’ensemble qui est à mettre collectivement
en travail et à réélaborer. Il est ici toutefois nécessaire de distinguer : les
moments maturatifs et mutatifs, les épisodes critiques ponctuels et les
pathologies institutionnelles de longue durée1 .
Lors des rencontres préliminaires les demandes énoncées par les
praticiens vont dès lors se ramener essentiellement à trois formulations
princeps :
– primo, l’aide à l’élaboration des pratiques, notamment en direction des
cas difficiles, ce qui peut engendrer la tentation d’instaurer directement
un dispositif d’analyse de la pratique ou de supervision ;

1. On peut d’ailleurs penser que les institutions les plus profondément prises par la
pathologie sont celles qui ont édifié un système de défenses si serré qu’elles ne peuvent
envisager de recourir à une intervention externe. Méconnaissant ou déniant drastiquement
leur fonctionnement pathologique, elles vont se révéler impénétrables. La dureté de ces
défenses rend l’institution inutilisable pour les patients. Les résistances collectives se
traduisent notamment par un accroissement des exclusions et un recours massif aux
prescriptions médicamenteuses afin d’effacer les expressions de la souffrance psychique.
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 15

– secundo, l’appel à un tiers afin de favoriser l’analyse et l’élaboration


d’une pathologie des liens d’équipe ce qui peut engager l’analyste à
proposer une régulation d’équipe ;
– enfin, l’appel à la contenance et à l’élaboration d’une situation de crise
institutionnelle. Cette demande nécessite la mise en œuvre d’un dispo-
sitif d’analyse du cadre institutionnel, qui transite fondamentalement
par la relance d’un processus d’historicisation. Processus généralement
gelé, car drastiquement contre-investi ou subissant une véritable
tentative d’éradication. La reprise d’une dynamique plus créative
suppose l’élaboration de certains éléments scellés dans la fondation de
l’institution, relevant de confusions et de dénis généralement pris dans
les systèmes d’idéaux, les mythes et la fantasmatique originaire.

T RANSGRESSIONS, ATTAQUES ET TENTATIVES


D ’ HOMOGÉNÉISATION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION
La construction du dispositif d’intervention procède d’une découpe et
d’une délimitation d’un registre de la réalité psychique institutionnelle.
Cela signifie que l’instauration d’un dispositif d’intervention suppose
d’écarter une partie de ladite réalité psychique institutionnelle et, partant,
d’inscrire un manque, une délimitation qui produit un reste. Cette
différenciation des espaces psychiques et la création d’une bordure
protectrice et limitante vont constituer les opérateurs princeps de la
relance du travail psychique collectif.
Cependant, après que le dispositif a été instauré, certains mouvements
de transgressions ou d’attaques peuvent être fréquemment pointés. Diffé-
rentes configurations cliniques semblent ici à distinguer. Je me limiterai
à les caractériser succinctement, réservant un développement plus ample
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

pour analyser une forme singulière de mise à l’épreuve du dispositif


d’intervention que je désignerai comme une tentative d’homogénéisation
confusionnelle.
Certaines transgressions des règles sont plus spécifiquement repé-
rables dans les interventions de type analyse de la pratique ou supervision.
Elles résultent de défenses et de résistances narcissiques personnelles
et groupales à exposer et à analyser les difficultés et les zones de vul-
nérabilité professionnelle. Des plaintes collectives, diffuses, fluctuantes,
sont énoncées et référées à quelque insuffisance du cadre institutionnel,
manque de fiabilité des dirigeants ou incohérences des tutelles. Ces
manifestations résistancielles céderont peu à peu dès lors qu’elles
seront analysées et que l’intervenant aura pu garantir les limites d’un
16 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

dispositif protecteur du narcissisme de chacun. C’est essentiellement en


restreignant le contenu des échanges aux champs et aux identités profes-
sionnelles, lorsque le cadre aura montré qu’il enrayait ce que Georges
Gaillard (2001) a désigné comme des disqualifications meurtrières de
la professionnalité, qu’il pourra s’instaurer un processus tel que chacun
s’autorisera à s’engager dans une forme de dévoilement, à consentir
à évoquer ses modes d’investissement, ses interrogations et ses zones
d’ombre.
D’autres entames du cadre sont plus particulièrement associées aux
régulations d’équipe et aux analyses de la structure institutionnelle. Elles
relèvent de ce qu’André Sirota a analysé comme une attaque initiale du
cadre (Sirota, 2006). La qualification systématique de ces attaques et le
recours à des interventions de démarcation vont dans les cas favorables
soutenir une modification de l’économie groupale telle que l’ensemble
s’autorisera à ressaisir et dépasser la destructivité à l’œuvre.
Il est des situations dans lesquelles, alors que l’intervenant a instauré,
avec l’assentiment explicite des membres de l’équipe instituée, l’un
ou l’autre des dispositifs précités, la clinique met en évidence, et cela
de plus en plus fréquemment dans mon expérience actuelle, que les
registres préalablement écartés vont faire retour de manière totalement
chaotique1 . Alors qu’un dispositif précis paraît fermement accepté et
même instauré, il surgit des ruptures de plans et de registres entre ce
qui relève du fonctionnement de l’équipe, du cadre institutionnel et ce
qui est mobilisé par la pratique directe. L’intervenant est témoin d’une
dédifférenciation affectant le cadre institutionnel qui ne va pas sans
interroger la pertinence du dispositif proposé et simultanément mobiliser
puissamment son contre-transfert. Cette prise contre-transférentielle
s’établit dans la confusion et l’attaque des capacités de liaison.
La désorganisation profonde, le fonctionnement chaotique et la dédif-
férenciation massive qui traversent l’espace institutionnel s’associent à
une rupture catastrophique de la trame temporelle. Une discontinuité
brutale semble avoir affecté l’ensemble des instances et des registres
institutionnels.
Si la désorganisation se manifeste parfois d’emblée, lors des entretiens
préalables à l’instauration du dispositif, il est des cas où elle ne se

1. Il convient ici de distinguer les interférences entre les plans des dédifférenciations
chaotiques profondes. Les premières procèdent de mouvements psychiques localisés,
ponctuels, associés notamment à l’admission d’un patient dans l’agir (Pinel, 2007),
alors que les dédifférenciations évoquées ici résultent d’un effondrement de la structure
institutionnelle.
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 17

révèle dans toute son ampleur qu’au décours des premières séances
de travail. Dans cette configuration, l’intervenant se trouve lui-même,
dans un second temps, frontalement déplacé ou convoqué à transgresser
les limites qu’il a fixées. Cependant, qu’elles se manifestent d’emblée
ou ultérieurement, ces désorganisations institutionnelles engendrent une
forme d’impasse pour l’intervenant : les coordonnées de son cadre de
travail et les conditions de son écoute se trouvent bouleversées ou
paralysées.
Cliniquement ces constellations cliniques se rattachent à une rupture
de la trame institutionnelle, lors du départ brutal d’un fondateur ou d’un
groupe associé à la fondation. Au-delà des conditions manifestes de la
perte du fondateur (par démission, décès, ou plus rarement départ en
retraite), ce qui fait trou dans la trame temporelle c’est que la perte vient
en quelque sorte ruiner une histoire héroïque, magnifiée ou idéalisée. Cet
effondrement qui doit être comblé en urgence est transmis à l’intervenant
qui se trouve convoqué à réinstaurer un cadre de base, à recréer des
valeurs partagées, et parfois sommé de revivifier le mythe fondateur. Il est
en quelque sorte appelé en lieu et place de la fondation ou du fondateur
disparu, et simultanément, d’adhérer au déni de la perte, participant ainsi
à abolir le passé et les dettes. Tout se passe comme si les professionnels
transmettaient directement à l’intervenant un éprouvé de chaos associé à
une abolition des différences et des limites instituées. Si ces situations
cliniques, qui font toujours épreuve et énigme, convoquent l’intervenant
sur les plans théorique, méthodologique et clinique, elles sollicitent
fondamentalement son contre-transfert.
La prégnance de ce qui vaut à tout le moins comme manifestation
clinique extrême m’a invité à ressaisir certains éléments engagés dans
ces crises de structure. Des observations similaires, repérées lors d’in-
terventions conduites dans certains instituts thérapeutiques, éducatifs
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

et pédagogiques, dans des foyers d’accueil et des centres de crise pour


adolescents, mais aussi dans plusieurs services de psychiatrie, semblent
indiquer que ces crises de structure sont probablement transversales,
affectant actuellement nombre d’institutions spécialisées. Ces institutions
spécialisées, dont la tâche primaire confronte les professionnels à des
formes sévères de mésinscription, semblent ainsi confrontées à un
bouleversement de leur cadre interne.
18 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

DE LA DÉDIFFÉRENCIATION À L’ EFFACEMENT COLLECTIF


DES THÉORISATIONS DU PROCESSUS INSTITUTIONNEL
Les institutions soignantes, qui traversent actuellement une désorga-
nisation structurale, sont entraînées dans un processus de régression
généralisée. Cette régression s’accompagne d’une forme singulière de
déliaison : une déliaison des liens théorico-clinique. Il en résulte un
dépérissement des élaborations collectives qui se manifeste par une
immobilisation des capacités de rêverie, un blocage des processus
associatifs, voire une forme de sidération collective. Par le jeu des
processus transféro-contre-transférentiels, ces immobilisations, ces sidé-
rations, ces régressions théoriques vont être transmises à l’intervenant, et
progressivement, affecter son groupe d’appartenance institutionnel1 . Il en
découle l’émergence de tensions, de conflits, de débats qui vont recouvrir
très largement les élaborations théoriques qui jalonnent l’histoire des
discussions conduites par les chercheurs qui se sont donné pour objet
l’analyse des processus institutionnels.
La proposition que je souhaite développer ici peut être formulée de la
manière suivante : l’intervenant et son association d’appartenance sont
convoqués à partager la régression théorique subie par les membres de
l’institution et à s’en déprendre pour réamorcer un processus de pensée,
et plus particulièrement à ravauder un mode d’intelligibilité des processus
institutionnels.
Tout se passe comme s’il était nécessaire pour l’intervenant (et son
institution) de recréer intérieurement une historicité théorico-clinique,
temporairement abolie par la violence des ruptures contemporaines affec-
tant les institutions spécialisées. Il m’a ainsi été nécessaire d’exhumer
certains travaux fondateurs, de reprendre l’histoire des modèles de com-
préhension des processus institutionnels et de me relier aux travaux de
pionniers tels que A.H. Stanton et M.S. Schwartz (1954), P.-C. Racamier
(1983) et J. Bleger (1970), et cela lors de chaque intervention mobilisant
ces formes de dédifférenciation. Ce parcours théorico-clinique, qui a
été repris maintes fois, a été à chaque fois expérimenté dans une forme
de redécouverte et de fraîcheur qui me paraît révéler l’intensité des
effacements produits par ces situations cliniques extrêmes.

1. Conduire une intervention en institutions suppose toujours la référence à un groupe


institué et parfois même la présence effective de plusieurs intervenants. La restitution et
l’élaboration des mouvements transféro-contre-transférentielle transitent par une instance
groupale et institutionnelle permettant ainsi notamment de traiter ce qui a été diffracté
chez l’intervenant au décours des séances.
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 19

Il me paraît donc ici nécessaire de reprendre les fils de cette his-


toire théorico-clinique et d’en restituer les éléments essentiels à partir
notamment des travaux d’A.H. Stanton et M.S. Schwartz. Psychanalystes
et psychosociologues à l’hôpital psychiatrique de Chestnut Lodge aux
États-Unis, ils ont donné, dès les années quarante, une intelligibilité à
certains processus psychiques fondamentaux se développant dans les
institutions soignantes. Ces observations et leurs reprises théorisantes
ont inscrit une véritable rupture épistémologique dans le champ de la
clinique des institutions soignantes.
A.H. Stanton et M.S. Schwartz ont notamment montré, et cela de
manière tout à fait consistante, la nécessité d’adopter un point de vue
pluri-subjectif et groupal pour ressaisir la dynamique des processus
institutionnels. Ils ont largement participé à développer une conceptuali-
sation qui se décentre d’un point de vue sollipsiste, focalisé uniquement
sur l’organisation psychique interne et la psychopathologie du patient,
comme d’un point de vue limité à une perspective institutionnaliste.
Je rappellerai ici de manière synthétique ce que l’on caractérise par le
terme « d’effet Stanton-Schwartz », indiquant par là qu’il s’agit, à maints
égards, d’une véritable loi organisatrice des processus inconscients se
développant dans les institutions de soins. Ces deux chercheurs ont donc
repéré, défini et analysé un mécanisme qu’ils ont désigné comme une
structure en image spéculaire (mirror-image structure). Cette théorie
vient récuser les conceptions les plus répandues de l’institution, comme
d’ailleurs celles concernant les patients, les considérant comme des
unités homogènes. Ce concept est au fondement des mécanismes que
l’on désigne depuis lors par les termes d’écho, de réverbération, de
répercussion ou de résonance pathologique. Ce modèle met l’accent
sur les conflictualités intersubjectives inhérentes au fonctionnement
psychique des sujets singuliers comme à celles des ensembles institués.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

L’« effet Stanton-Schwartz » repose sur l’observation d’une situation


clinique fondamentale dans laquelle un même patient suscite parmi les
membres de l’équipe instituée des mouvements psychiques, des modali-
tés d’investissement, des contre-attitudes diverses, les plus fréquemment
conflictuelles, voire antagonistes ou paradoxales.
Ces mouvements psychiques vont engendrer une configuration tripo-
laire dont le patient constitue le vecteur et l’enjeu. Deux praticiens, puis
la plupart du temps, deux sous-groupes, ou même deux services, mis en
rapport par un même patient, vont progressivement se constituer dans une
opposition sourde ou éclatante, adoptant des contre-attitudes différentes,
dans un antagonisme tout à fait tranché. Ces oppositions s’associent à des
20 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

diagnostics, à des projets thérapeutiques, à des indications de traitement


et à des modes d’intervention radicalement divergents.
Le différend, bien que fréquemment perçu et éprouvé par les prota-
gonistes, se développe dans une forme de minoration, de désaveu ou de
secret mutuels. L’antagonisme va progressivement s’étendre, il prendra
la forme d’une rivalité narcissique, d’un affrontement d’omnipotence
et mobilisera le désir plus ou moins exacerbé de faire prévaloir son
point de vue, sa théorie, sa méthode, sa technique, à l’endroit de l’autre :
praticiens, sous-groupes, services ou établissements. À mesure que le
discord s’accroît, le patient va présenter une aggravation de sa pathologie,
la désorganisation pouvant ouvrir sur une véritable décompensation
mortifère.
En revanche dès que les termes de l’antagonisme — et les singularités
de la configuration de liens qui s’y associent — peuvent être évoqués,
élaborés, traités et dépassés groupalement, le patient se réorganise et
réinvestit les dispositifs thérapeutiques sans qu’il soit utile ou néces-
saire de lui restituer verbalement quelque élément de ce processus.
A.H. Stanton et M.S. Schwartz ont montré qu’il ne s’agit pas là d’une
configuration exceptionnelle mais au contraire d’une situation clinique
ordinaire, essentielle, que l’on peut repérer très régulièrement dans les
institutions confrontées à des sujets présentant des troubles graves de la
subjectivation et des pathologies de la symbolisation primaire.
Durant les années soixante-dix et quatre-vingt, P.-C. Racamier (1983)
a repris cette question et en a prolongé l’analyse. Il a montré que les
antagonismes traversant l’équipe sont exactement homologues au conflit
inconscient et clivé qui anime le patient. Ce dernier rencontre dans l’ins-
titution, comme dans un miroir, son propre déchirement intérieur. Il en
résulte des réverbérations et des potentialisations psychopathologiques
qui se bouclent en une causation circulaire. P.-C. Racamier a souligné un
autre aspect — véritablement fondamental — associé à l’« effet Stanton-
Schwartz », à savoir que les antagonismes se développent toujours selon
des lignes de failles préalables, des différends implicites ou méconnus,
des zones de conflits interpersonnels, groupaux ou institutionnels qui
étaient jusque-là masqués, soumis à dénégation ou contenus de manière
instable et précaire.
Les conflits, les dissensions, les mouvements de scindage et la for-
mation de clans répondent très directement à la projection scissionnelle
(Racamier). Ils se potentialisent dans l’équipe — en double et en écho
— avec la psychopathologie centrale des patients accueillis. Les méca-
nismes de scindage venant, par exemple, répondre aux contenus de la
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 21

projection scissionnelle et au clivage pathologique organisant le fonction-


nement psychique de certains sujets. Ces patients, par les caractéristiques
de leur conflictualité et des configurations fantasmatiques qui s’y relient,
viennent ainsi à la fois externaliser leur topique interne et dévoiler
des nouages inconscients en rapport avec les pactes dénégatifs (Kaës,
1989, 1992) ou la communauté de dénis (Fain, Braunschweig, 1975). En
cela ils vont mobiliser puissamment le jeu des investissements et des
contre-investissements, solliciter des enjeux passionnés et déchirants.
Les travaux issus de la psychanalyse des groupes et des ensembles
intersubjectifs m’ont permis de prolonger l’analyse en montrant que le
patient procède de la sorte — parallèlement à une topisation externe
(Guillaumin, 1992) — à une diffraction de ses groupes internes, en
exportant ses conflits non mentalisés et ses fantasmes archaïques dans
la psyché des soignants et/ou dans les systèmes de liens groupaux
et institutionnels (Pinel, 1996, 1999). Il tente ainsi de trouver dans
l’ensemble institutionnel un site d’accueil pour héberger et métaboliser
les pathologies de son appareil psychique et de faire traiter par le dehors
certaines configurations de liens incorporés. Dans ce mouvement d’ex-
portation et de diffraction le patient fait éclater les pactes dénégatifs et les
communautés de dénis. Simultanément, il va participer à sceller certaines
alliances inconscientes pathologiques dans lesquelles la pathologie du
patient permet à une partie de l’équipe d’attaquer la pensée et les liens,
de soutenir une destructivité inconsciente partagée.
En l’absence d’une élaboration permanente et approfondie de ces
mécanismes, les antagonismes, la formation de clans, les relations
d’emprise, les affrontements de toute-puissance narcissique vont à la
fois s’exacerber et se sédimenter en se coupant de leurs sources cliniques.
Ces mécanismes de déliaison vont s’inscrire dans le cadre institutionnel,
affectant profondément l’économie, la topique et la dynamique institu-
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

tionnelle. L’on peut alors observer une mise en crise et une désertion
des instances d’élaboration collective engendrant une progressive disso-
lution des fonctions de métabolisation et de création de significations
partagées. Les capacités interprétantes sont abolies, laissant la place à un
fonctionnement purement opératoire, situé en parfaite congruence avec
les logiques de calcul et de gestion contemporaines. C’est ainsi, à mon
sens, que l’on peut comprendre la formule de José Bleger (1970) selon
laquelle « les institutions soignantes ont tendance à fonctionner de la
même manière que le problème qu’elles sont chargées de traiter ».
22 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

C RISE DE LA TRANSMISSION ET MUTATIONS AFFECTANT


L’ ARRIÈRE - PLAN DES INSTITUTIONS SOIGNANTES :
L’ EFFONDREMENT DES VALEURS INSTITUANTES
ET DES MYTHES FONDATEURS
Il apparaît que ces théorisations, pourtant largement diffusées en
France depuis de nombreuses années, présentent la caractéristique d’être
méconnues dans la plupart des institutions soignantes dans lesquelles
j’ai pu intervenir dernièrement. Qu’il s’agisse d’établissements sociaux
ou médico-sociaux, de foyers d’accueil pour sujets exclus ou même
de services de psychiatrie, j’ai été confronté à une forme de désaveu
ou d’apparente ignorance à l’égard de ces mécanismes de résonance
pathologique qui ne vont pas sans faire profondément question. Comment
comprendre l’ampleur de ces méconnaissances partagées et en quoi
viennent-elles interroger la construction du dispositif d’intervention ?
Comment ressaisir l’intrication de ces régressions institutionnelles et
groupales, théoriques et cliniques ?
La proposition que je voudrais soumettre au débat est la suivante :
les institutions soignantes sont actuellement traversées par une crise
profonde où se télescopent des mutations externes affectant ce que
René Kaës (1996, 2007) désigne comme les garants métapsychiques
du métacadre social et culturel et des bouleversements internes dans
une simultanéité qui produit une forme de collapsus de la topique
institutionnelle1 .
Les mutations et les pressions externes proviennent à la fois des
tutelles avec les impératifs de rentabilité économiques et la précarisa-
tion qui en découle, mais aussi de mutations culturelles transversales
imposant des modèles de fonctionnement en urgence, des normes d’ob-
jectivation et de quantification, de calcul et d’efficacité immédiate. Ces
procédures participent à attaquer la pensée et à disqualifier le travail
clinique, à mobiliser des mouvements violents de fascination-répulsion
qui tendent à engendrer un abandon de pensée, une soumission à cet
objet brillant et dur constitué ainsi comme une figure de l’omnipotence.
L’analyse de ces mouvements psychiques ambigus — et singulièrement
des collusions inconscientes participant à figer les processus de pensée —
permet un décollement, une déprise partielle.

1. J’emprunte le terme de « collapsus topique » à Claude Janin (1999), dans une


acception élargie à l’espace et aux instances institutionnelles.
L A CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION... 23

L’élaboration des angoisses primitives, persécutives ou dépressives


qui s’y associent, favorise l’engagement de modes de relation plus
distanciés à l’endroit de ces techniques. Ce processus d’élaboration
repose cependant sur une reconnaissance préalable, pointée explicite-
ment par l’intervenant, des effets aliénants, délétères et potentiellement
desymbolisants de ces techniques exclusivement opératoires.
Parallèlement, on assiste à une mise en crise de la structure institution-
nelle, fondée sur la verticalité et la succession des générations, inscrite
dans une fondation originant les processus d’institutionnalisation et de
symbolisation. Le départ d’une génération de professionnels, ayant parti-
cipé à la fondation de ces institutions dans les années soixante/soixante-
dix, fait actuellement rupture, produisant un effet d’effraction dans la
trame institutionnelle.
Enfin, la poussée de l’individualisme hypermoderne, récusant la
précession du collectif, participe à attaquer les liens et à défaire les
espaces destinés à soutenir la groupalité. Les instances d’élaboration
collective se trouvant ainsi trop souvent délégitimées.
La conjonction de ces différents éléments soutient les défenses narcis-
siques présidant au rejet de la dette et de l’histoire. Il en résulte une écono-
mie institutionnelle privilégiant une horizontalité et une immédiateté qui
confortent les fonctionnements en urgence et en réagir. Ces mécanismes
se développent au détriment du temps de l’élaboration clinique et de
l’historicisation. Les conséquences en sont notamment une alternance
d’idéalisation mélancolique du passé et une tentative d’effacement des
legs issus de la génération précédente. On observe ici une forme de
redoublement du meurtre des fondateurs et, partant, de la fondation,
dont découle un effacement de l’origine. La prévalence d’un fantasme
d’auto-engendrement ouvrant à l’omnipotence va alterner avec des
moments mortifères de néantisation dont procèdent les fonctionnements
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

chaotiques repérés sur la scène institutionnelle.


Pour conclure brièvement, j’ajouterai que ces transformations pro-
fondes du cadre institutionnel viennent interroger nos cadres internes et
nos modes d’intervention. J’en ai ainsi été conduit à revisiter certaines
conceptions théoriques et méthodologiques jusque-là bien assurées.
L’une des conséquences de cette révision méthodologique m’a incité
à proposer, dans ces situations de confusion et de chaos institutionnels,
un dispositif d’intervention en deux temps.
Dans un premier temps, que je qualifie d’écoute institutionnelle, je pro-
pose un dispositif dont les consignes et les règles de fonctionnement sont
extrêmement simples, limitées à l’instauration d’une instance de travail
24 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

collectif destinée à énoncer et identifier les situations institutionnelles


qui font difficultés ou souffrance.
Ce dispositif qui peut être conduit durant une assez longue période,
parfois durant plus d’une année, réunit l’ensemble des membres de
l’institution désireux de s’y engager : cadres et personnels soignants.
Ce dispositif réétaie la groupalité et les processus de liaison. Il permet
à la fois d’engager progressivement une première réunification et réar-
ticulation d’éléments jusque-là scindés ou fragmentés et de soutenir un
mouvement de redifférenciation des registres et des plans de la réalité
institutionnelle. Simultanément, il autorise l’ouverture du champ des
associations aux liens entre les caractéristiques de la pathologie accueillie
et les malaises, les discords, les violences et les mouvements scissionnels
et claniques traversant les instances groupales et institutionnelles. Il
permet de réunifier ce qui a été disjoint, de relier les réverbérations
psychopathologiques à certaines alliances inconscientes.
Cette relance de la co-pensée, accompagne un réinvestissement de
la clinique. Il suppose, pour l’intervenant, de contenir intérieurement
ces différents matériaux, de les métaboliser, de les différencier sans les
confondre ni les cliver et de proposer quelques constructions signifiantes,
essentiellement historicisantes, réinstaurant pour chacun et pour l’en-
semble une place psychique pour interroger la généalogie, la figure des
fondateurs et de la fondation.
Les mouvements transférentiels initiés dans ce premier temps d’écoute
institutionnelle permettront d’ouvrir, dans un second temps, sur la
proposition d’un dispositif d’intervention plus précis, reposant sur une
découpe organisatrice d’un plan de la réalité institutionnelle. Une pause,
une scansion, interviendront entre ces deux temps. À cet égard, il est à
souligner que la mise en œuvre d’un dispositif plus circonscrit pourra
être éventuellement conduite par un autre intervenant.
Dans ce processus en deux temps, il apparaît que ce sont les équipes
instituées qui vont alors pouvoir redécouvrir, au travers de leurs propres
élaborations, les fonctions symbolisantes d’un cadrage. À ce moment,
la découpe inscrite dans le dispositif instaure un manque qui peut être
considéré par les professionnels comme nécessaire à la symbolisation.
Chapitre 2

L’INSTITUTION :
TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE
Olivier Nicolle

L E sens commun comme la phénoménologie et la psychanalyse


montrent comment, pour le sujet, le compte et la mesure du
« temps qui passe » constitue toujours une tentative d’objectivation des
représentations psychiques qui bâtissent une temporalité privée, un temps
vécu au rythme des échos des identifications de chacun, identifications
conscientes pour une part, mais surtout inconscientes. Elles, et les liens
entre elles, constituent sa groupologie interne, pour reprendre ici le
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

terme bienvenu d’Anzieu. Cette architecture groupologique se fonde


essentiellement dans l’initium de chacun et dans l’épopée inaugurale
de sa vie. Le temps vécu et projeté de chacun se structure ainsi autour
d’une matière mémorielle et fantasmatique dont les arêtes sont autant
d’universaux anthropologiques. Le début et la fin sont, avant tout, la
naissance et la mort ; la précession et la succession sont avant tout autre
référence, celles des générations ou du rang de naissance ; la novation est
toujours d’abord une procréation, et la transformation s’ordonne avant
tout à celle du corps propre : puberté, gravidité, sénescence. L’heure de la
transmission est toujours celle d’un héritage, c’est dire qu’elle convoque
chacun à l’inéluctabilité de la mort, aux effrois qui nous font la dénier,
et aux souvenirs d’un disparu.
26 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

LE MÉTIER DES MYTHES

Au-delà du Roman familial (il revient ici de rappeler l’expression de


Lacan : « le mythe individuel du névrosé ») et l’incluant, familial avant
que d’être groupal, le mythe se déploie en chacun. Partiellement transmis,
grandement construit/reconstruit par le sujet, celui-ci y trouve a priori
les représentations de la causalité de ses vécus et de ses œuvres, comme
il y trouvera aussi les représentations qu’il se donne de ses liens avec une
pluralité d’autres sujets. Ces liens et ces sujets, il les identifie ainsi, à la
même source, au moment même où il les introjecte, quand « eux, ceux-là,
ces gens » deviennent « mon groupe », mon institution, ma société.
Comme on sait depuis Freud (1913, 1939), puis Roheim (1922), et les
travaux d’auteurs contemporains comme Valabrega (1967, 1992, 2006),
mythe du groupe et fantasme du sujet sont au fond une seule et même
matière signifiante, dont les discours, par ailleurs à différencier, restent
dans un rapport étroit : celui de l’écart marqué le plus souvent par tous
les mouvements de retournement/renversement possibles. L’écoute des
groupes réintroduit donc à notre sens la problématique du mythe et
celle des processus de son émergence, celle aussi des processus de sa
réémergence au sein du travail de l’analyste avec le groupe institutionnel.
La trame mythique fait en effet jonction entre les espaces psychiques
individuel et groupal. Commune à toutes les mythologies (théogonies,
cosmogonies anciennes et contemporaines, mais aussi idéologies, dis-
cours « identitaires », comme tous discours de l’origine et de la fin :
narratifs et prospectifs, genèse et prophétie), la mythique est un universel
qui, ni seulement individuel, ni seulement groupal ou collectif, assure les
inclusions mutuelles et réciproques du sujet et du groupe. Elle génère des
concaténations de sens et des constructions représentatives, temporaires
ou pérennes, certaines rendant compte de l’appareillage et de l’abou-
chement des psychés individuelles entre elles, constituant un groupe
psychique. Quant à ces processus d’émergence ou de réémergence de
figurations mythiques dans le sujet comme dans le groupe, j’ai proposé
(2006) de reprendre le terme de « mythopoïèse », moments créatifs dont
je proposerai la discussion de plusieurs aspects à partir de deux éléments
cliniques plus loin.
Il ne s’agit plus seulement pour nous de référer la mythique groupale
à sa source inconsciente, mais de situer l’intervention de l’analyste
dans l’institution par rapport à cet universel . Il s’agit que l’analyse
des processus et contenus des moments mythopoïétiques permette au
psychanalyste de penser son intervention comme tiers dans la dynamique
élaborative groupale d’une institution. L’analyse — ce qui ne veut pas
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 27

dire l’interprétation communiquée — de la mythique du groupe est un


élément méthodologique essentiel de l’intervention élaborative et de
l’analyse des transferts du groupe et dans le groupe.
Écouter en analyste le mythe d’un collectif, c’est avant tout prendre
en compte la diachronie de ce groupe et la dualité mythe/histoire qui
accompagne tout groupe. Cela revient donc aussi à ménager la symboli-
sation possible d’un autre récit, celui-ci mémoriel, qui pour l’instant
reste latent, et qui eût fait histoire... Cette narration fera d’ailleurs
peut-être histoire, en cela qu’elle fournira alors les éléments significatifs
permettant de comprendre le passé de soi et du groupe comme la
séquence des « engendrements » de faits psychiques amenant la nécessité
relative des crises dépassées, et/ou de la crise actuelle. Mais le silence et
la latence actuelle où ce récit historique est maintenu se paient à l’inverse
de toute la prolixité expressive du discours mythique, en de multiples
versions et variantes. On constate toujours ce retrait des violences ou des
transgressions fondatrices dans l’ombre du refoulement et l’évocation
du mythe comme une sorte d’évidence naïve. Cette évocation répétée
du mythe groupal s’accompagne des ritualisations qui le dramatisent
, actes-symboles censés donner réponse à toute question. Ainsi, dans
chaque institution, des pratiques particulières — et régulières — attestent
à la fois de « l’identité » de l’institution vis-à-vis de ses interlocuteurs
et font allusion implicite ou explicite aux « choix pédagogiques » ou
« aux options thérapeutiques » (etc.) de l’institution, c’est-à-dire aussi au
discours mythique qui les soutient.
Si des auteurs ont pu mettre en lumière les enjeux de la « violence
fondatrice » dans le groupe, on envisage moins évidemment ce qui fait
violence dans le mythe lui-même : au-delà de sa force séductrice, le
fondement du mythe dans un espace groupal est aussi l’éradication,
autant que faire se peut, de l’historia, d’un récit à oublier : celui des
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

tribulations d’humains, vraiment trop humains, pour reprendre le mot


de Nietzsche. Tel le rêve, le mythe traduit en trahissant, efface dans
l’origine groupale le souvenir du trivial, du transgressif et du traumatique,
et transfigure cet initium groupal en une geste de héros idéalisés et
d’anti-héros démonisés. Ainsi consolide-t-il l’oubli, ou au moins la
méconnaissance d’une démarche groupale originaire trop excitante et
angoissante. Menaçant le narcissisme du groupe et de chacun, ce début
bien trop humain se paierait sinon de culpabilité, voire de honte, et
menacerait en tout cas l’investissement narcissique commun du groupe.
Si donc « le commencement est un dieu... » (Platon, Les Lois), ce
n’est, dans les collectifs, que dans l’après-coup et rétrospectivement, que
le mythe en se constituant peut ainsi le désigner. La trame mythique,
28 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

dans le sujet comme dans le groupe, est une fiction qui exprime une
vérité tout en travestissant une réalité. Elle vise l’origine et la fin — ou
fait au moins allusion à la fin de façon explétive, comme retournement
de l’origine — et elle désigne les enjeux du sujet comme du groupe
dans un empan naissance/mort (différentiation, fondation, progression /
régression, hybris, confusion) en expliquant les hiérarchies (entre objets,
liens, valeurs) qui s’y trouvent instituées. Simultanément, le mouvement
d’idéalisation tend à voiler la violence initiale et/ou continue, surtout en
ce qu’elle a pu, ou peut encore, comporter de dimension traumatique.
Car ce que le regard anthropologique comme l’écoute psychanalytique
reconstruisent dans l’acte fondateur d’un collectif, c’est bien souvent la
violence et/ou la transgression qui y ont présidé. L’adhésion des sujets
au fantasme de la fondation a presque toujours impliqué le regroupement
autour d’une tabula rasa, ou d’une création ex nihilo, laquelle se solde par
le meurtre réel ou symbolique de l’antériorité et/ou de l’altérité à travers
ses représentants ou ses représentations. Au surplus, le mouvement
de groupement lui-même, comme le constate précisément la clinique
des groupes, exige de ceux qui s’y rejoignent une rupture (au moins
temporaire) des liens précédents, ce qui confère partout au fondement
groupal au moins une nuance de violence. Vérité que le mythe visera à
transmettre, mais sous la condition qu’elle soit transfigurée, travestie :
inversée, projetée, déplacée, etc.
Par ailleurs, la mythique d’un groupe rend compte de cette articulation
psychique groupale que R. Kaës (1993) a proposé de désigner comme
« contrat narcissique du groupe », à partir d’un concept dû à P. Aulagnier.
Ce contrat mythique que tant de rites religieux, sociaux et institutionnels
mettent en représentation ou en exergue, qu’énonce-t-il, sinon que
chaque sujet, en venant au monde de la société et de la succession des
générations, se trouve porteur de la mission d’assurer la continuité des
générations et de l’ensemble social, ethnique, institutionnel etc. Et réci-
proquement, cet ensemble se trouve prescrit d’investir narcissiquement
ce nouvel être, en lui assignant, comme à chacun, une place offerte par
le groupe et signifiée par l’ensemble des voix qui, avant chaque sujet,
ont tenu un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe.
C’est en tenant cette place et en confirmant ce discours que le sujet,
relié à l’origine, au(x) fondateur(s) ou à l’ancêtre du groupe, assure le
narcissisme groupal et jouit de l’investissement narcissique par le groupe.
Confirmation qui, nous le savons, peut aller jusqu’à l’aliénation. Le
désinvestissement par le groupe, peut, quant à lui, plonger le sujet dans
la déréliction.
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 29

L’institution est ce groupe réuni qu’un acte fondateur à fait se tenir


debout (stare) ensemble, tenir dans le temps (status), et, pour peu
que la fondation ait été suivie d’une période où la pertinence de son
existence a pu être éprouvée, l’acte instituant sera conçu après-coup
comme institution du contrat narcissique groupal, et du pacte dénégatif
qui en est l’envers. Ce dernier concerne les représentations négatives
susceptibles de destituer le(s) fondateur(s), d’en constater la destitution,
ou d’en provoquer la désidéalisation: échec, faillite, trahison, abandon,
mort réelle de plusieurs sujets de ce groupe, ou du groupe faisant l’objet
de ses soins, mort ou départ du (des) fondateur(s).

D EUX ENSEIGNES

Sur les deux plans que nous considérons ici, celui de l’étayage objectal
du mythe qui défend l’investissement narcissique groupal et en explique
l’origine, le maintien et les spécificités, comme sur celui de la mise en
représentations du contrat narcissique groupal qui garantit à chacun sa
place, la mort ou le retrait du (des) fondateur(s), quelles que soient ses
modalités, introduit une crise narcissique dans le groupe institutionnel.
Dans certaines institutions, cette crise est déniée dans le processus
même de son émergence, ce qui ouvrira la voie à une longue involution,
marquée de dérives aliénantes, déplacées ou pas : elles sont dues aux
idéalisations/démonisations massives accompagnant les mécanismes de
clivage, et vont donc aussi de pair avec des mécanismes persécutifs
parfois catastrophiques. Ce serait assez évidemment le cas du « Château
des Amazones », visité plus bas. Dans d’autres, cette crise est crainte,
anticipée, vécue pathiquement par le groupe, quoiqu’elle ne soit pas
reconnue dans sa profondeur ni dans son ampleur au quotidien, non plus
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

que dans ce qu’elle amène chez chacun comme participation de sa propre


problématique à la mise en œuvre du vécu groupal. Ce serait bien plus
sensible dans l’autre institution que je proposerai de considérer plus loin,
et dont l’enseigne pourrait être : « À l’Enfant Bien Soigné ».
Ces destins différents, et par ailleurs de modalités très diversifiées, ne
sont pas sans lien avec les histoires groupales elles aussi très différentes,
non plus qu’avec les voies mythiques et mystificatrices par lesquelles
ces histoires ont été oubliées, refoulées ou clivées. Et évidemment, très
différentes aussi seront les places transférentielles groupales que ce
discours invite l’intervenant à bien vouloir occuper.
30 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

« Le Château des Amazones »

Il s’agit1 d’une institution de travail social située dans la banlieue d’une


capitale francophone. L’intervention fait suite à une demande présentée
comme collective et urgente. Lors d’entretiens exploratoires en groupe, un
discours assez cohérent, présenté comme l’histoire de l’institution, a été tenu
à plusieurs voix. Existant depuis plus de vingt ans, elle avait été fondée dans
le cadre des luttes féministes, par une intellectuelle, universitaire connue pour
ses travaux en sciences humaines, assistée d’un groupe de militantes, dans
une démarche courageuse de « retour à la base », et ce « pour aider des
femmes démunies, souvent battues et peu formées ou même analphabètes
à quitter leur mari violent, puis à se réinsérer ».
Il s’agissait donc d’une proposition socio-pédagogique : des femmes, souvent
après des conflits violents, sont hébergées dans des appartements de
l’association. Elles y sont assistées par un(e) référent(e), y suivent des cours
d’alphabétisation, de remise à niveau, etc. Elles sont entourées, suivies, et
sauvées. Le groupe d’origine, autour de la fondatrice, avait déployé, décrit-on,
« des efforts énormes » pour mettre en place une institution centrale dans
la capitale, bientôt suivie de « filiales » dans les banlieues, animées par
d’autres équipes féminines et féministes, menant une action organisée par
une « méthode » strictement formalisée, enseignée à leur arrivée à toutes
les nouvelles collaboratrices de ces équipes, à respecter impérativement.
Après quelques années, la fondatrice avait progressivement délégué ses
responsabilités et s’était éloignée vers d’autres militances.
L’équipe que je rencontre était à l’origine celle de la fondatrice et comprend
aujourd’hui une dizaine de membres, dont deux hommes. La crise actuelle
est présentée comme une incapacité collective à penser ensemble, à
échanger, à faire des projets d’avenir collectif, mais aussi à imaginer des
aménagements peut-être nécessaires de la pratique institutionnelle, et ce,
parce qu’on se sent persécutés par les menaces pressantes de l’autorité
publique locale de ne plus continuer à financer cette action : il faudrait
changer ou périr, se réformer (mais comment ?) ou voir se tarir à très brève
échéance le financement par une autorité de tutelle qui s’est alertée depuis
plusieurs années des résultats mitigés de l’action institutionnelle.
Une intervention de trois journées séparées de plusieurs semaines chacune
a été proposée et mise en œuvre. Les journées se déroulent chacune
en quatre séances d’échanges verbaux avec ou sans psychodrame. Le
premier jour, contrairement à ce qui avait été recommandé, un éducateur
était absent toute la journée, et à la fin de la journée, à la suite d’une scène
de psychodrame où l’on a mis en scène une séduction d’allure incestueuse
entre un homme âgé libidineux et une jeune fille, une éducatrice (appelons-
la Marianne) a révélé dans un climat très tendu que l’éducateur absent

1. Des éléments de cette observation ont déjà été publiés (Nicolle, 1999, 2006) dans des
contextes où d’autres dimensions en étaient dégagées.
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 31

était en fait un exemple des errances de la pratique. Il avait noué une


relation amoureuse avec l’une des femmes hébergées (les « formées »),
puis avait convaincu par deux fois le reste du groupe de renouveler la
durée de séjour de cette femme, en contradiction avec le règlement interne...
et la loi. Les participants en viennent alors à chercher ce qui dans leur
histoire institutionnelle, constituerait une « explication » des nombreuses
transgressions dans leur pratique, qui leur rappellent aussi les transgressions
du dispositif, assez répétées et diverses depuis le matin pour que l’analyste
ait déjà éprouvé la nécessité de les signaler et d’en interroger le sens.
Le deuxième jour, le groupe est au complet, des échanges ont lieu qui
aboutissent au choix d’un jeu. Ce sera « Vingt ans après » et il s’agira
du devenir du Petit Poucet, devenu grand. Tous les protagonistes sont
des femmes. Les parents des sept frères, très vieux et toujours aussi
pauvres, frappent à la porte du château isolé où le Petit Poucet adulte
et un de ses frères, devenus très riches, se prélassent devant un feu. Ils
vivent une existence dissolue, et se subviennent de rapines. Ils refusent
maintenant d’aider leurs parents en quoi que ce soit. Les parents passent
rapidement de la demande aux reproches, tant matériels que moraux :
comment leurs fils peuvent-ils les laisser seuls et sans ressources ? et
d’ailleurs, comment peuvent-ils leur reprocher, à eux, quoi que ce soit, et leur
abandon autrefois en particulier, alors qu’ils sont devenus des voleurs et des
criminels ? Pendant que sur scène les reproches répondent aux reproches,
Marianne dans le cercle des spectateurs se lève et annonce qu’elle va jouer
« l’ancêtre ». Sur scène avait été précédemment imaginé par la mère un
miroir, devant lequel elle s’était arrêtée un instant, déplorant la vieillesse et
la laideur de ses rides, avant de paraître devant ses fils. Arrivée sur scène,
Marianne s’installe à cet endroit, plaquée contre le mur, et les protagonistes,
se déplaçant vers elle, découvrent que derrière le tain du miroir se cache le
portrait de l’ancêtre. La nouvelle venue sur scène annonce qu’elle va parler
et que « tout va s’éclaircir ». Mais l’ancêtre ne parle que pour ricaner du
mauvais tour qu’il a joué à tous les présents, ses descendants, qu’il semble
maudire : il n’y a rien à hériter, tout est pourri, tout disparaîtra. L’angoisse
est alors à son comble, et les protagonistes semblent sidérés. Puis ils se
regroupent peu à peu et arrivent enfin à se concerter entre eux, décidant d’un
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

commun accord de quitter ensemble le château maudit et d’aller reconstruire


leur vie ailleurs, mettant fin d’eux-mêmes au jeu en commençant à quitter la
scène et à se rasseoir.
Cependant, le Petit Poucet et son frère, évoquant d’un geste une porte
par laquelle il faudrait passer pour quitter le château, traversent toute la
salle sans regagner leur siège, ouvrent la porte de la salle, sortent et la
referment, disparaissant ainsi aux yeux de tous dans un couloir adjacent. Le
groupe les regarde sortir sans que personne intervienne. Les deux femmes
ne reviendront dans la salle que plusieurs minutes plus tard, visiblement
en proie à un sentiment d’étrangeté, interrogeant le groupe sur ce qui s’est
passé en leur absence, et reprochant au groupe qu’on ne se soit pas dérangé
pour venir les chercher, qu’on les ait abandonnées...
32 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Dans les minutes qui suivent, les échanges reprennent. À la verbalisation


de ce qui a été vécu par les uns et les autres au cours du jeu, s’adjoignent
des associations renvoyant à des souvenirs. Alors apparaît un récit des
origines, celui que la mythopoïèse groupale avait, après la fondation, travestie
en mythe originaire, héroïque, qui avait été rapporté lors des entretiens
préliminaires. En même temps, en effet, que le récit se dégage peu à peu,
l’approche des éléments transgressifs qu’il contient déclenche l’angoisse
du groupe, suivie de mouvements agressifs très marqués. La fondatrice
est maintenant accusée de n’avoir été qu’une bourgeoise et même une
grande bourgeoise, qui ne se serait mêlée au peuple que pour sa gloire
personnelle, comme élément d’une stratégie personnelle de notoriété et
de pouvoir. Preuve en serait qu’après sa démarche féministe, elle aurait
abandonné tout son monde pour n’y jamais revenir, et se faire élire dans une
grande institution européenne, hauteur d’où eux tous, et tous leurs efforts,
doivent lui paraître bien peu de chose aujourd’hui. D’ailleurs, on se gausse
maintenant de « la méthode », on n’y a jamais vraiment cru, ce n’était qu’un
instrument de pouvoir des « anciennes » sur les « nouvelles » dès le début,
etc. Mais pourquoi donc tant de haine ?...
C’est que la fresque historique qui se dévoile dès lors, telle le miroir du
jeu psychodramatique, évoque des positions perverses. Et puisqu’elle est
vécue comme fondatrice, cette fresque apparaît au groupe comme un destin
qu’il découvre maintenant avoir fait sien. La fondatrice y est décrite comme
une maîtresse femme à plus d’un sens, faisant peu de cas de son mari. Le
fait que celui-ci ait été propriétaire d’une belle demeure loin de la capitale
aurait servi à la fondatrice à y organiser plusieurs week-ends galants, seule
avec des décideurs administratifs et financiers, au cours desquels elle leur
y aurait accordé toutes ses faveurs et, dit-on, « putassé », en suite de quoi
l’institution aurait pu être subventionnée. Ainsi, redécouvrent-ils, c’est donc
de ça qu’ils sont nés.

Évidemment, de nombreux fils seraient à tirer et à suivre à partir de


l’étoffe si serrée de ce « Portrait de groupe avec dame ». Sans reprendre
ici les éléments de sens ressortissant du transfert/contre-transfert groupal,
ni la qualité traumatique (pour le groupe comme pour moi-même) du jeu
psychodramatique qui aboutit à une répétition agie de l’abandon au-delà
de la représentation, arrêtons-nous un instant sur deux modalités de ce
que nous avons désigné plus haut comme « mythopoïèse », le travail
productif du mythe. Deux mouvements différents nous apparaissent en
effet exemplaires et requièrent ici une attention différenciatrice.
Le premier est celui qui constitua le mythe héroïque (une variante des
Amazones) exposé au tout début, et qui assurait ipso facto le refoulement
des détails — humains, trop humains, décidément — de l’histoire de la
fondation. Ce faisant, il a enclos dans l’oubli les affects de culpabilité,
d’envie jalouse, d’angoisse œdipienne et de rage, destinés à la fondatrice,
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 33

mais aussi les jouissances liées à la participation par procuration à la


scène perverse et à la toute-puissance de la « femme d’affaires ». Il
s’agit là d’un mouvement qui, grâce entre autres à divers retournements
et renversements, a substitué un récit édifiant, idéalisant, à une aventure
individuelle et groupale où chacune, puis chacun, a pu trouver ses intérêts,
bien plus prosaïques.
L’autre mouvement est celui dont nous sommes témoins au décours
même du jeu psychodramatique : il est rendu dynamiquement possible
par le transfert et la demande du groupe, et sa mise en œuvre est hébergée
par le dispositif psychodramatique groupal. C’est celui du « Petit-Poucet-
devenu-grand », celui où sur scène se distribuent en des personnages,
des postures, et des discours, les diverses identifications inconscientes,
mobilisées en chacun et dans le groupe par la crise groupale. Le jeu
— dont le thème et l’ébauche de la distribution des personnages sont
seuls annoncés avant d’aller sur scène — donne accès (pour les acteurs
comme pour les spectateurs) à une élaboration intégrative grâce à une
concaténation collective des représentants (représentations et affects),
et cela sous des formes non seulement verbales, mais aussi idéiques
et motrices. Cette concaténation en cours sur scène met en place une
nouvelle scène mythique : autrement dit, elle ne se réalise qu’à travers
une mythopoïèse, s’hébergeant dans les représentations d’un mythe déjà
là, « le Petit Poucet », en produisant pour celui-ci une nouvelle variante
ad hoc.
Toujours-déjà-là, le mythe précède la naissance de chacun d’entre nous
et de chacun des membres de ce groupe, il est une parole s’originant in
illo tempore, certes transmise par les parents et/ou leur génération, mais
s’originant au moins dans celle des grands-parents (ici, d’ailleurs, elle est
mise en représentation par le portrait de l’Ancêtre : tout à la fois portrait
révélé du père imaginaire destructeur de la fondatrice, écran de la vérité
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

psychique de l’histoire, et objet transférentiel persécuteur). Le « Petit-


Poucet-devenu-grand » est une version nouvelle du mythe, d’un point
de vue mythographique, c’est une « variante du finale » du conte. Mais
elle est aussi la concaténation représentative, devenue possible et sensée
dans certaines conditions, par laquelle un groupe donné rend compte de
sa crise groupale (ici : la mort imminente du groupe, inscrite comme un
destin tragique) en référence à ses commencements : le groupe se sert ici
d’un mythe connu de tous depuis l’enfance (le Petit Poucet) et se référant
à l’enfance, pour contenir et héberger logiquement cette concaténation de
représentations, et lui servir de nid fournissant des conditions de sens et
d’affects utilisables pour l’effort actuel d’auto-représentation. Contenue
maintenant dans l’espace mythique, la concaténation mythopoïétique
34 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

nouvelle acquiert à son tour une qualité mythique, soit ici : d’être un
discours par lequel se proclame une vérité sur les commencements que
chacun peut saisir, qui concerne chacun, mais qui s’énonce au-delà des
apparences, transfigurée et travestie.
Quelle est cette vérité ? La proposition essentielle qui nous apparaît
exprimée dans ce mouvement mythopoïétique est que : les enfants
perversement traités et abandonnés sont fondés à haïr leurs parents,
mais cette haine peut les détruire eux-mêmes, autrement.
Une fois élaborée et appropriée par le groupe au cours des séances
restantes, cette proposition et ses corollaires se substituent au discours
mystificateur groupal du début qui se situait dans une logique persécutive
et messianique d’urgence narcissique (« danger de mort imminente par
étranglement financier de l’institution héroïque, amenant la demande de
l’intervention d’un tiers qui pourrait magiquement sauver le groupe »).
Du coup cette proposition acquiert pour le groupe une valeur d’interpré-
tation de la crise narcissique groupale actuelle, en permettant qu’on la
rattache à ses « engendrements », à ses prodromes et à son cheminement
dans la temporalité institutionnelle (« vingt ans », vécus comme le
passage d’une génération). Cette proposition fait aussi le pont entre
le mythe des Amazones fondatrices et l’élaboration que cette équipe
fera dans la suite de la pratique institutionnelle jusqu’alors : encourager
les épouses à quitter leur mari, les y aider en les cachant puis en les
« formant » à vivre longtemps en femmes seules et entre femmes.
Au cours des dernières séances de l’intervention, cette interprétation
permettra aux participants de pouvoir commencer à s’investir comme
des sujets groupés, de parler de leur histoire personnelle et de la place
qu’y aura tenue l’adhésion à ce groupe au temps où elle a eu lieu. Des
projets personnels pourront dès lors sembler légitimes : désirs de quitter
l’équipe de toute façon, de se former à d’autres pratiques, de repenser et
de formuler un projet institutionnel différent.
Le « Château des Amazones » peut ainsi présenter de façon relati-
vement exemplaire les voies par lesquelles, dans un groupe que son
moment instituant et différenciant avait aussi placé dans une dynamique
processuelle naissance-engendrements-mort, des éléments transgressifs
et traumatiques inauguraux ont pu être vécus groupalement et incons-
ciemment comme un « destin funeste ». Ce fatum forçait le groupe
dans l’impasse d’une opposition d’états : vie/mort, dans laquelle ils
s’identifient tour à tour à leur fondatrice abandonnante et perverse et aux
enfants abandonnés promis à la mort ou à la perversion. Cette opposition
fermée vie/mort aboutit à une crise qui pourrait être fatale lorsque par
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 35

régression, le groupe semble adhérer au collapsus paradoxal (vie = mort),


émergence des processus primaires.
« Miroir, joli miroir, me reconnais-je encore moi-même ?... » sem-
blait penser la mère vieillie du « Château des Amazones ». Le miroir,
élément central du mythe de Narcisse, dont nous retrouverons, avec des
reflets bien différents, sous une autre enseigne, la position d’étayage
représentatif de l’élaboration mythopoiétique du narcissisme groupal
mis en question.

« À l’Enfant Bien Soigné »

Il s’agit ici de l’intervention mise en œuvre à la suite de la demande


présentée de façon très explicite par trois de ses membres au nom de
l’ensemble, pour l’équipe de l’équivalent d’un CMPP d’une ville de
province d’un pays francophone. Une lettre fut adressée au CEFFRAP,
dont je citerai quelques éléments :« Notre objectif serait double : 1)
comprendre, élaborer et dépasser des situations conflictuelles récurrentes
qui surgissent au sein de notre institution [...] 2) repenser l’organisation
de notre équipe, et cela d’autant plus que certains collaborateurs vont
nous quitter. [...] Notre centre existe depuis plus de trente ans [...] Notre
référent théorique est essentiellement la pensée psychanalytique, avec
une ouverture aux théories systémiques. »
On désignait d’emblée la difficulté du passage critique d’une géné-
ration révolue après sa fondation par une structure groupale incertaine
de sa pérennité, face à des séparations inéluctables. Difficulté aussi du
questionnement des rapports entre le moment fondateur, la structure,
son référent psychique et les conflits sans cesse surgissant sans qu’on
puisse en imaginer la solution ou la résolution. D’un commun accord
mais évidemment sans en avoir conscience, les signataires de cette lettre
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

et moi-même nous mîmes d’accord pour fixer le jour d’une rencontre


inaugurale et d’un travail groupal exploratoire exactement neuf mois
après la date de cette lettre. Il s’agissait donc aussi de naître, d’évoquer
la naissance, ou de renaître.
Au cours de cette journée préliminaire, le nombre des présents,
comme leurs souhaits, m’amènera rapidement à exclure une proposition
psychodramatique. La diachronie de l’institution est d’emblée située par
les participants comme « une histoire sainte ». La geste de trois hommes
s’en dégage, qui sont décrits comme « les fondateurs ». « À travers cette
institution, ils ont établi la pédopsychiatrie psychanalytique dans » leur
pays, rejoints peu à peu par un groupe d’hommes et de femmes qu’ils
ont formés, et qui assument désormais groupalement la tâche de former à
36 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

leur tour les plus jeunes collègues. Ceux-ci viennent parfois de loin, pour
ensuite repartir, ce sont « les stagiaires » parmi lesquels on recrute aussi,
quand c’est nécessaire, les nouveaux membres de l’institution. Leur
formation se dispense alors notamment à travers des séminaires internes,
qui se groupent autour de chacun des « fondateurs ». Ainsi l’entreprise
fondatrice d’alors se poursuit-elle à ce jour, me dit-on, par une activité
groupale conçue comme « défense et illustration de la psychanalyse dans
le soin à l’enfant ».
Narrant à plusieurs voix cette « histoire sainte » à un tiers, ce groupe-
institution tente de ramasser en une vue cavalière épique trente années
constituant une étoffe extrêmement complexe de relations entre sujets
groupés, étoffe dont les fils négatifs, destructifs, traumatiques, et sim-
plement sexuels et/ou passionnels sont méthodiquement cachés dans
l’épaisseur du tissu, au profit d’une centration sur la dimension héroïque :
l’instauration de la psychanalyse pour les enfants en secteur public, ex
nihilo.
La portée psychique de cette fresque s’actualise aussi autrement :
dans ce discours groupal inaugural, des éléments vécus comme actuels et
rapportés comme détachés de cette épaisseur, tels des détails au premier
plan, se conflictualisent avec l’arrière-plan. Ils commencent à situer
en creux le transfert groupal et ses leurres idéalisants, et désignent la
représentation que se donne le groupe de sa situation dans l’espace et le
temps.
Ainsi, par exemple, le fait que des stagiaires se forment dans ce CMPP
mais n’y restent pas, et que l’engagement de nouveaux membres appa-
raisse beaucoup plus difficile que ce devrait l’être pour une institution
aussi « bonne ». On dit par exemple :
« Pour ce poste-là, on a très longtemps discuté, on voulait un psy-
chologue familialiste qui ait de la bouteille, qui puisse aussi faire de
la consultation et du testing, qui soit assez âgé mais pas trop, tout ça,
on a reçu des gens et on a mis très longtemps à trouver et à se décider,
et finalement on a pris Alexandre, il est très jeune et sympa, décrispé,
plein de bonne volonté, et... il n’est pas familialiste. C’est toujours la
même histoire, les gens ils viennent prendre ici tout ce qu’on peut leur
donner, et puis après ils partent et s’en vont dans la capitale et eux, ils
trouvent tout ce qu’ils veulent. » Bien différent de ces jeunes qui s’en
vont, l’intervenant du CEFFRAP, lui, psychanalyste qui se déplace de si
loin, d’un pays étranger, et « vient jusqu’à nous ».
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 37

Ainsi également, les derniers arrivés, dont certains maintenant depuis


plusieurs années, semblent mettre très longtemps à se vivre intégrés de
façon globalement équitable dans le groupe. Entre jeunes psychologues
en période d’essai, psychologues stagiaires puis débutants en formation
clinique, assistants de pédopsychiatrie confirmés, assistante sociale
devenue psychothérapeute et psychanalystes déjà âgés et confirmés dans
leur propre société psychanalytique, une cascade hiérarchique produit
une pluralité de règlements, où droits et devoirs diffèrent selon le degré
de proximité au phallus (la psychanalyse) qui seul permet la réalisation
du fantasme groupal : « On répare (psychanalytiquement) un enfant. »
Ordonné autour de la formation, un très long processus de reconnais-
sance progressive (qui n’est évidemment pas sans nous faire penser à
celui des sociétés psychanalytiques, et à celui de la société dont sont
membres les fondateurs) attend chacun à son arrivée, processus au cours
duquel son narcissisme personnel restera interrogé. C’est à l’ancienneté
qu’on monte dans tous les sens du mot. On dit d’une part :
« Il y a ceux qui ont droit de participer au séminaire et ceux qui ne
l’ont pas, ceux qui ont un bureau dans les étages, et ceux qui n’en ont
qu’un au sous-sol, et ceux qui n’en ont pas du tout et doivent partager en
bas un seul bureau à plusieurs, etc. »
Mais on dit aussi :
« Comment trouver sa place, comment être écouté, simplement écouté
sans avoir à mettre un gilet pare-balles ? » Paroles dites dans une salle
où j’ai fixé les consignes, les mêmes pour tous en trois règles simples, et
où je change de place volontairement à chaque nouvelle séance.

Ainsi, enfin, « la maison » apparaît en cours de délaissement par ses


pères fondateurs, qui la quittent peu à peu, ce qu’on aborde dès les
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

premiers moments de travail groupal. Fondée donc par trois médecins


psychanalystes, trois hommes, ceux-ci prennent au cours de ces années-là
leur retraite, parfois difficilement : le premier, Gerry, est parti cinq ans
avant l’intervention, il a insisté pour conserver de façon légale, mais
gênante, son exercice privé dans les murs de l’institution. Ce, jusqu’à
ce que la directrice administrative s’y oppose et le contraigne à cesser.
Il est mort un peu plus tard. Le second, Jamie, est présent lors de notre
journée de travail exploratoire, il rappelle à un certain moment son départ
à venir sans le dater, et j’aurai la surprise de constater son absence dès
la journée de travail suivante quelques mois plus tard. Au cours de la
dernière journée de travail groupal, Louis, le troisième, annoncera son
départ et invitera ses collègues à anticiper ce moment en lui permettant de
38 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

« faire des petits », il entend par là former des jeunes collègues dans son
séminaire, le dernier à se tenir.« Le départ de Louis, ça nous traumatise
déjà, et c’est dans deux ans. »
Les pères ont donc fait leur temps, le mythe menace d’une fin
tragique, car la diachronie du groupe pourrait se refermer sur la fin
d’un cycle générationnel, dans une déstructuration progressive de la
ritualité pyramidale institutionnelle dont apparaîtrait maintenant l’inanité
liée à l’absence bientôt de leurs étayages objectaux et narcissiques.
L’intervention demandée est donc visée comme une enveloppe protec-
trice devant accompagner le groupe dans ce qui pourrait aussi être un
passage de générations, aider à la définition d’un héritage à réaliser, et
parer en tout cas à la réalisation de ce fantasme de débandade. Mon
groupe d’origine et moi-même sommes dès lors investis entre autres
comme un étayage narcissique vicariant, détenteurs du même phallus
psychanalytique idéalisé.
Cet aspect amène d’ailleurs à noter que l’on retrouve ici le caractère
transhistorique de la mythique, et de la mythopoïèse. Le groupe semble
vivre une sorte de « provincialisme institutionnel », un état ambivalent
d’éloignement, de fermeture et de répétition. Cet état est d’une part
défendu comme s’il garantissait la cohésion du groupe (« notre identité »
est une expression qui revient bien souvent), mais il est d’autre part
vécu par beaucoup comme un des symptômes de la crise groupale.
Appeler un étranger à l’institution et au pays, lui-même membre d’une
institution de psychanalystes groupalistes, a donc aussi consisté dans
cette optique à faire appel à une révélation de « la vérité des groupes » ,
révélation que possèderait une instance qui précède cette institution non
chronologiquement, mais logiquement : la psychanalyse. Le CEFFRAP
sera alors ici « l’institution supposée savoir », d’un savoir transhistorique,
celui du mythe, et celui du même mythe.
En attendant mieux (ou pire), les sentiments d’abandon (et par les
« petits » et par les pères), l’angoisse de mort du groupe et l’ambivalence
de chacun avaient amené une crise narcissique groupale : c’étaient bien
la résurgence exacerbée de jalousies multiples (nourrissant sans cesse
des conflits quotidiens sur les fonctions, les attributions, les lieux, les
temps de chacun et de tous), l’agressivité permanente empêchant le
travail collectif et l’élaboration clinique, et des mouvements paranoïdes
divers, qui constituaient l’objet de la « demande primaire » adressée à
l’intervenant. Cette crise se caractérisait donc, comme toujours, par une
régression groupale, avec des mouvements de déliaison : l’investissement
positif se dérobe et se reporte sur des projets ambitieux mais inhibés,
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 39

l’investissement négatif domine et empoisonne la vie ensemble. La vie


dans l’institution n’est plus partagée, elle est disputée...

Lors de l’avant-dernière séance de l’intervention, plusieurs commencent par


réévoquer avec émotion le départ de Gerry : il a légué sa bibliothèque en
trois temps avant son départ, son autoportrait photographique et sa plaque
offerte par l’équipe ont ensuite été déposés dans son bureau-bibliothèque
avant son départ, bibliothèque dont les stagiaires sont exclus. Son fauteuil,
on ne savait pas quoi en faire, et à la fin, on l’a laissé vieillir sur un palier de
l’escalier. Tout cela fait penser à la mort d’un père, et ça fait sourire aussi,
dit-on.
Benoît fait alors part d’un fantasme : toute l’équipe serait réunie dans une
cathédrale (la « cathédrale de la psychanalyse » avait été évoquée dans une
séance précédente), et on avancerait lentement vers l’autel, en deux rangs
(hommes et femmes) chacun et chacune à sa place. D’autres le précèdent
déjà à l’autel, sur lequel il y a un miroir et non un tabernacle. Alexandre prend
la suite : c’est un miroir sans tain, et derrière, il y a l’œil des fondateurs, qui
continue à observer si tout se passe bien après leur départ. Denise reprend :
ils observent, mais ils sourient aussi : ils approuvent parce qu’on ne fait pas
n’importe quoi, on travaille à faire que les choses soient pour le mieux, même
si forcément ça change. Claude conclut : de toute façon, même dans ces
lieux-là il y a des changements : on prend le latin, on met le français, on
prend l’autel on le met dans l’autre sens, ça change tout mais c’est quand
même la même chose...
Denise reprend, suivie d’autres : elle dit qu’on ressent, et qu’elle ressent, de
la reconnaissance pour tout ce qui a été enseigné dans les séminaires, qu’on
s’y sentait peu à peu initié et qu’en même temps on se sentait plus mature
et plus sûr de soi dans sa pratique avec les enfants et les parents. Louis
conclura que l’évocation du départ des fondateurs, et du sien, ne doit pas
faire oublier que les gens de la génération à venir devront eux aussi partir un
jour, et que ces départs ne doivent pas cacher les challenges d’aujourd’hui
avec les rivalités qui s’ensuivent.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Pendant la dernière séance, on explique à plusieurs voix, dans une érotisation


sous-jacente, que durant les deux années correspondant à l’intervention,
plusieurs participants ont essayé ou annoncé des « travaux en couple »
auprès d’enfants ou de parents. Mais on s’aperçoit que les seuls qui ne
se sont pas interrompus avant réalisation sont ceux où deux hommes ou
deux femmes travaillaient ensemble. Je fais alors remarquer la conjonction
hétérosexualité-rivalité/angoisse-inhibition.
Personne ne commente, mais tout le monde se met à parler du futur, et les
projets abondent, en même temps que la reconnaissance de la nécessité
de prendre du temps pour les élaborer. Au dernier moment, on se rappelle
de la fin de l’intervention, et dans des termes identiques à ceux utilisés
précédemment, des sentiments de reconnaissance pour le travail effectué
sont exprimés.
40 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Dans une démarche où le tragique cède devant le tragi-comique, c’est


à partir de la prise de conscience de l’inanité des rites entourant les restes,
tombant en poussière, du père mort, que se constitue dans les échanges
psychiques intra-groupaux, le fantasme de la cathédrale, et pourrait-on
dire, du « maître-miroir ». C’est un mouvement mythopoïétique qui ne
détrônera pas, ni n’invalidera les valences héroïques et épiques du mythe
fondateur de l’institution, mais lui crée un nouvel épisode possible, celui
d’une reconnaissance et d’une réconciliation qui tempèrent le ressenti-
ment, la culpabilité de l’abandon, et la détresse narcissique rampante du
groupe. La génération des fondateurs pourrait donc être légitimement
suivie d’une autre, nouvelle génération d’héritiers, valeureuse par sa
fidélité mais désormais aussi par ses novations, ou mieux, par sa fidélité
dans la novation. Chacun a alors sa place dans le groupe, et c’est à
chacun du groupe que s’adressent la surveillance, mais aussi désormais
la réconciliation souriante avec ce que chacun devient. La re-érotisation
qui s’ensuit dans les échanges est à considérer comme un bon témoin
des processus de reliaison en œuvre à ce moment dans le groupe.
Une intégration de la temporalité groupale diachronique par l’accepta-
tion de la disparition des fondateurs et de chacun s’opère ici : la séance
bascule autour de la figuration fantasmo-mythique du « maître-miroir »,
et cette scène atteint son efficacité symbolique quant à l’enjeu narcissique
central du groupe en conjoignant l’inaltérable et l’intemporalité du
phallus (la divinité, le monument intemporel, la tradition immémoriale)
avec la contingence et la spécificité de chacun dans le groupe (les sexes,
les générations, la profession, l’ancienneté, etc.). Ces deux plans du
fantasme sont médiatisés dans l’espace et le temps par cet élément pivot
que constitue l’objet-miroir. Celui-ci, sans tain, est donc biface, comme
il est bidirectionnel et bi-générationnel. Il l’était aussi dans le « Château
des Amazones » : mais il s’agissait là-bas d’un mythique ancêtre pervers,
imprécateur promettant la ruine narcissique à sa descendance. « À
l’Enfant Bien Soigné » c’est bien différent : la Trinité des fondateurs
surveille ses « petits » et les soigne d’un sourire...
La conjonction du miroir et du visage, furieux ou souriant selon le
cas, qui y transparaît pour le groupe, m’apparaît éclairante quant aux
fondations individuelles archaïques atteintes par les processus des crises
psychiques groupales, quand elles sont des crises narcissiques — ce
qu’elles sont effectivement le plus souvent, et toujours lorsqu’elles se
nouent autour de la mise en jeu de la fondation ou de la refondation
de l’identité groupale-institutionnelle. La symbolisation par le miroir se
réfère à la mère idéalisée qui a étayé l’unification et la narcissisation
de la psyché-soma du sujet dans une relation de spécularité aimante.
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 41

Et la colère ou le sourire dans ce miroir-là évoquent d’évidence les


dynamiques schizo-paranoïdes de chaque sujet, mais peut-être aussi plus
profondément les processus de l’identification primaire, qui sont liés au
sourire à la reconnaissance fondatrice du visage humain, processus si
bien analysés par Spitz en termes « d’organisateurs de la vie psychique ».
Ce qui signale aussi de façon symétrique et complémentaire les mou-
vements narcissiques primaires dans le sujet, qui sont concernés, voire
« traités », par l’adhésion à la dynamique groupale et à la mythique de la
fondation/refondation du groupe-institution.

Une refondation ?
Une définition de l’intervention psychanalytique en groupe institution-
nel pourrait être ainsi approchée : c’est le temps d’une parole, affectée et
adressée à un tiers psychanalyste, temps au cours duquel, par les voies
des mouvements transférentiels et contre-transférentiels, les figures et la
geste centrales de la mythique groupale vont être réinvesties, et pour peu
qu’elles soient dévoilées, vont être mises en jeu et mises en cause dans
leur portée étayante, et/ou leurrante, et/ou aliénante pour chacun et pour
tous.
Ce temps pour une élaboration de la vie psychique groupale est
certes un temps qui se compte et se mesure, mais là encore, il est avant
tout un compromis intégrant dans ses replis une première figuration
transféro-contretransférentielle d’éléments de la mythique groupale.
C’est d’ailleurs jusque dans les détails apparemment les plus contin-
gents que la diachronie groupale se transfère en se symbolisant, et ce
dès les premiers contacts. J’ai déjà mentionné plus haut les attentes
de naissance ou de renaissance à travers un choix de dates espacé de
neuf mois jour pour jour. Au « Château des Amazones », c’est vingt ans
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

après la fondation qu’on fait la demande d’une intervention, au cours de


laquelle le jeu psychodramatique central se verra attribué deux titres dont
l’un est « Vingt Ans Après ». « À l’Enfant Bien Soigné », on se mettra
d’accord préalablement sur trois journées d’intervention proprement
dite, puis, au cours de chacune d’elles, il sera question du départ, passé,
présent et futur, de l’un des trois fondateurs, réunis in fine en une triade
mythique avec l’ensemble du groupe au cours des dernières séances.
Une fois proposé et accepté, le nombre de séances et/ou de journées de
travail groupal sera saisi par le groupe et, comme bien d’autres indices
réalitaires, utilisé à des fins de symbolisation, à part et au-delà de sa
fonction comme élément repérable et quantitatif du dispositif.
42 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

En me référant à l’opposition complémentaire macrocosme/microcosme,


et surtout au fonctionnement symbolisant qu’elle illustre, j’aimerais
suggérer que, subvertissant toutes les contingences argumentables
(disponibilité, budgets, activité institutionnelle, etc.) la temporalité de
l’intervention réalise inconsciemment un microchrone, un analogon
symbolisant — et dès lors potentiellement symboligène — du temps
groupal vécu dans l’institution, tel qu’architecturé par la mythique du
groupe.
Cette symbolisation analogique et allusive est évidemment portée par
la répétition, qui s’actualise dans les transferts, et le désir de retrouvailles
avec l’objet perdu ou en perdition, idéalisé. L’intervenant est alors
souvent investi inconsciemment, au moins temporairement, des mêmes
qualités que le fondateur, alors qu’à d’autres moments, le groupe lui
donne à vivre une élection, tel l’héritier à qui sont ouverts les secrets
de l’origine. C’est que le désir d’une « refondation » est une des voies
de l’élaboration, parfois du dépassement de la crise et il se fait souvent
entendre, tel le chant des sirènes aux oreilles de l’intervenant, qui se voit
ainsi sollicité de différentes manières de se déloger de la position tierce
qu’il maintient, et se voit offert d’occuper le trône.
En fait, la proposition de dispositif et, une fois celui-ci convenu de part
et d’autre, l’investissement de ce dispositif par l’analyste intervenant sont
déjà l’acte fondateur de l’intervention elle-même. En cela l’intervenant
se propose déjà au transfert tel un néo-fondateur possible, et cet acte
est a priori entendu par le groupe institutionnel comme l’expression de
son désir d’occuper cette place. Il s’agit là d’un des nouages transféro-
contre-transférentiels groupaux inauguraux, sans doute le plus fréquent,
peut-être aussi le plus critique pour l’analyste intervenant. Ce nouage
ranime de fait sa propre problématique narcissique (celle de l’Enfant-Roi
que chacun continue à espérer/désespérer d’être), en même temps qu’il
met à l’épreuve l’appui interne que doit constituer pour l’intervenant
l’élaboration précédente de ses propres liens groupaux, c’est-à-dire : de
leurs aspects critiques.
La vie institutionnelle en effet n’est pas pour l’analyste contour-
nable : pas d’analyste sans groupe de travail, séminaire, cartel, asso-
ciation, société, fédération, etc. Pas d’intervenant, sans institution d’ori-
gine. C’est donc l’élaboration analytique relative de sa propre histoire
groupale-institutionnelle, avec ses engagements et ses souffrances, ses
constructions, ses violences, et ses déceptions, ses investissements
narcissiques et ses problématiques générationnelles, qui constitue pour
l’analyste intervenant la condition générative a priori de ses interpréta-
tions, latentes ou manifestes, puis énoncées ou réservées.
L’ INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE 43

Dans cette constellation inaugurale de l’intervention, l’espoir incons-


cient d’une « refondation » et de ses bénéfices narcissiques escomptés
est donc bien partagé... comme in illo tempore.
En cela encore, la crise se révèle comme un après-coup de la fondation.
Chapitre 3

LE DEUIL DES FONDATEURS


DANS LES INSTITUTIONS :
TRAVAIL DE L’ORIGINAIRE ET
PASSAGE DE GÉNÉRATION
René Kaës

D ANS ce chapitre, il sera question de la réalité psychique et de la


souffrance dans les institutions. Au cours de travaux précédents,
j’ai essayé d’analyser les déterminations et les effets psychiques de
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

la souffrance institutionnelle1 . J’ai relevé trois principales sources de


souffrance : l’une est inhérente au fait institutionnel lui-même ; l’autre
à telle institution particulière, à sa structure sociale et à la structure
inconsciente qui lui est propre ; la troisième à la configuration psychique
du sujet singulier. Cette intrication de plusieurs sources de souffrance
dans l’institution a été globalement désignée comme « souffrance insti-
tutionnelle ». Cette désignation m’a conduit à me demander qui est le
sujet de la souffrance institutionnelle. Postuler l’institution comme sujet
de la souffrance ne peut s’entendre que comme effet d’un discours dans

1. Dans le chapitre qui porte ce titre dans l’ouvrage L’Institution et les Institutions (Kaës,
Enriquez et al., 1987, p. 35-46. Voir aussi Kaës, 1997 et 2004a).
46 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

lequel opèrent des déplacements, des condensations et des renversements


entre l’élément et l’ensemble, entre la partie et le tout. L’institution, objet
psychique commun, à proprement parler ne souffre pas. Ce dont nous
devons nous occuper, c’est de Je et de Nous en tant que nous souffrons
de notre rapport à l’institution, dans ce rapport et par ce rapport.
Je me suis particulièrement intéressé à la souffrance associée au
fait institutionnel lui-même, en raison des contrats, pactes et accords,
inconscients ou non, qui nous lient réciproquement, dans une relation
asymétrique, inégale. Dans ces alliances, où s’exerce nécessairement la
violence, un écart variable s’éprouve nécessairement entre d’un côté les
contraintes et les exigences de travail psychique requis par l’institution,
par exemple les renoncements pulsionnels directs, les sacrifices ou les
abandons des intérêts du moi pour participer à l’institution, et d’un autre
les bénéfices escomptés en échange. Nous souffrons de ces écarts, mais
aussi de ne pas comprendre la cause, l’objet, le sens et le sujet même de
la souffrance que nous éprouvons dans l’institution.
Ces traits spécifiques de la souffrance institutionnelle correspondent
à l’indifférenciation foncière des espaces psychiques. Je veux parler de
cette « souffrance de l’inextricable » comme la caractéristique fonda-
mentale de la pathologie institutionnelle.
Il existe une deuxième manifestation de la souffrance institutionnelle :
elle est associée à un trouble de la fondation et de la fonction instituante.
J’ai rapporté la plupart de ces troubles aux défaillances des formations
contractuelles impliquées dans la fonction instituante : il y a trop ou
pas assez d’institutions, ou encore elle est inappropriée à sa fonction,
par inadéquation entre la structure de l’institution et la structure de la
tâche primaire. Une autre source constante de souffrance est associée
aux troubles de la constitution de l’illusion fondatrice et aux défauts du
désillusionnement.
Une troisième source de souffrance est associée aux entraves à la
réalisation de la tâche primaire. Dans sa tâche primaire (soigner, former,
produire, vendre...), l’institution fonde sa raison d’être, sa finalité, la
raison du lien qu’elle établit avec ses sujets : sans son accomplissement
elle ne peut survivre. Toutefois, la tâche primaire n’est pas constamment
ni de manière principale celle à laquelle s’adonnent les membres de
l’institution, et il en résulte quelque motif de souffrance.
Enfin — la liste n’est pas exhaustive — je me suis attaché à décrire la
souffrance associée à l’instauration et au maintien de l’espace psychique
dans l’institution. L’espace psychique s’amenuise avec la prévalence
de l’institué sur l’instituant, avec le développement bureaucratique de
l’organisation contre le processus, avec la suprématie des formations
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 47

narcissiques, répressives, dénégatrices et défensives qui prédominent


dans l’institution.
Dans ce chapitre, je voudrais rendre compte d’un autre aspect de la
« souffrance institutionnelle », celle qui confronte les sujets membres
d’une institution au deuil d’un fondateur.
La ligne directrice de ma réflexion est la suivante : la mort ou le
départ d’un fondateur confronte les membres de l’institution à un travail
du deuil et de séparation au sein duquel est mobilisé le travail de
l’originaire. J’appelle travail de l’originaire une élaboration qui traverse
les rapports d’union-rejet à l’objet perdu jusqu’aux remaniements des
mythes fondateurs de l’institution. Je ne pourrai pas développer toutes les
propositions contenues dans cette hypothèse, mais je voudrais signaler
leur existence dans l’articulation suivante : le travail de l’originaire est
aussi un travail sur les représentations de l’origine. Dans le deuil, c’est à
cette condition que peuvent s’effectuer la transmission et le passage des
générations.
Une particularité de ce travail sur l’origine est qu’il met en crise ce
que j’ai appelé les garants métapsychiques1 des membres de l’institu-
tion : ces garants consistent notamment dans les alliances fondatrices,
les reconnaissances identitaires, les énoncés de certitude, les illusions
nourricières, les interdits fondamentaux : ces garants sont les appuis de
la formation et du fonctionnement de la psyché. Dans certains cas, ce
sont les garants métasociaux de l’institution elle-même qui sont ébranlés,
c’est-à-dire ce qui fonde son autorité sur le droit et sur la reconnaissance
sociale.
Avec ces concepts, l’analyse que je propose tente d’articuler trois
espaces psychiques : celui de chaque sujet dans l’institution, celui de
leurs liens entre eux et avec l’institution, et celui de l’institution en
tant qu’ensemble. L’intérêt de cette approche à triple emboîtement est,
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

notamment, de mettre en évidence la relation l’appui que les garants


métapsychiques prennent, à notre insu, sur les garants métasociaux.
Dans les deuils que j’évoque, il arrive que la mise en œuvre du travail
sur l’originaire soit pour les membres de l’institution d’une difficulté telle
qu’une demande est alors adressée à un intervenant extérieur. Le terme
d’intervenant mériterait une réflexion, mais je voudrais souligner que la
demande adressée comporte des buts variables : elle se formule souvent
comme une demande d’aide ou d’accompagnement, plus rarement
comme une demande de perlaboration des difficultés rencontrées ; elle

1. Sur la notion de garants métapsychiques et métasociaux, cf. Kaës, 1985, 2005, 2007.
48 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

contient quelquefois l’attente ambiguë d’un remplacement impossible


de la personne disparue, ce qui engage déjà intensément les mouvements
de transfert. Ce qui est demandé par des sujets douloureusement atteints
est complexe et ne se révèle qu’au cours du travail de l’intervention1 .
Lorsque les fondations sont ébranlées à ce double niveau méta, le
travail de l’intervention consiste essentiellement dans le repérage de ces
différents espaces et de leurs articulations, pour pouvoir les interpréter
avec les membres de l’institution.
Dans une étude plus large que celle-ci et sur ce sujet, j’ai proposé
une approche différentielle des cadres institutionnels (Kaës, 1987, 1996).
Les cas de figure correspondants mettent en relief une certaine impor-
tance des variables constituées par la tâche primaire de l’institution
(par exemple le soin psychiatrique ou la transmission de la psycha-
nalyse), par le caractère public ou privé de l’institution et, bien sûr,
par les investissements réciproques entre les membres de l’institution,
l’institution et la figure du fondateur. Mais au-delà de ces variables,
toutes nos interventions ont un point commun : celui de confronter les
sujets membres de l’institution et les instances institutionnelles à une
problématique de passage de génération et de transmission de la vie et
de la mort psychiques.
Comme dans tout travail psychanalytique, celui de l’intervention en
institution s’engage sur les mouvements du transfert. La complexité
de ces mouvements est à souligner. Le transfert renvoie toujours à la
demande qui nous est adressée et, en deçà de celle-ci, à ce qui s’est
noué dans l’origine de l’institution comme dans son actuel, qui en
porte le symptôme. C’est cette émergence du transfert qu’il est difficile
de repérer, parce que l’institution comporte tant de lieux et tant de
dispositifs transférentiels, qu’il faut savoir comment la dynamique des
transferts s’y manifeste et, plus précisément, comment elle se porte sur
le psychanalyste. Si nous ne parvenons pas à éprouver et à discerner
la complexité et les intensités de ces mouvements, les processus qu’ils
mobilisent électivement (la diffraction et la connexion des transferts
notamment) et les contenus transférés dans les différents lieux des
transferts, une part décisive de la réalité psychique partagée par les
membres de l’institution risque d’être occultée. Nous pouvons alors
observer que ce qui est mis hors champ de l’analyse fait retour dans des
actes, accroît notre impuissance à comprendre et à tenir notre fonction,
et chaotise chez chacun la capacité d’éprouver et de penser.

1. Sur les principes méthodologiques de l’intervention psychanalytique dans les institu-


tions, cf. le chapitre de J.-P. Pinel dans cet ouvrage, et Pinel, 1996.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 49

M ORTDE FONDATEURS OU DE CHEFS DE SERVICE


DANS DES INSTITUTIONS PUBLIQUES
Je commencerai par l’exposé d’une intervention dans une institution
publique1 . Ce qui spécifie ce type d’institutions (dans mon expérience,
il s’agit de services hospitaliers ou extra-hospitaliers de psychiatrie :
centres de crise, CMPP, hôpitaux de jour) peut se décrire de plusieurs
points de vue. Ils concernent la tâche primaire, ordonnée au soin
psychique, l’organisation hiérarchique et la différence des fonctions,
le type de rapport économique (le régime dominant est celui du salariat),
le mode de recrutement (généralement non co-optatif). Notons ce point
important : en cas de tension, de conflit, de succession, le rôle décisionnel
appartient à l’administration. Dans mon expérience, la plupart des
institutions qui formulent une demande d’intervention fonctionnent sur
des références psychanalytiques. Une culture spécifique les caractérise.

Le deuil après la mort d’un fondateur d’un service


de pédopsychiatrie
Voici un premier exemple clinique. Près de trois ans après la mort
du chef d’un service de psychiatrie, une demande m’est adressée par
les soignants d’une unité de soin : ils sont désemparés, persécutés par
l’administration qui annonce sa probable fermeture et par une succession
rapide de plusieurs médecins chefs de formation cognitiviste, hostiles à
l’équipe et à tous les services du Dr T. Pourrais-je les aider à comprendre
leur crise, à les sortir du marasme, et les accompagner dans leur projet de
reconstituer leur capacité de travailler ensemble, comme ils le faisaient
du vivant du Dr T. ?
Au cours de la première séance exploratoire, j’apprends que cette
unité avait été très investie par le Dr T. qui l’avait créée et qu’il consi-
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

dérait comme son « enfant préféré », prenant ainsi figure de fondateur


charismatique de tout le service, comme si lui-même, dans le discours
des soignants, n’avait pas eu de prédécesseur. Dans son deuil, l’équipe se
rassemble sur la certitude de cette filiation préférentielle, mais « l’ombre
de l’objet perdu tombe sur le moi » de chacun et sur l’équipe tout entière,
au point qu’elle s’est repliée sur elle-même et qu’elle s’est efforcée de
maintenir sa ligne clinique, objet de son investissement et de l’héritage
du fondateur, ce qui suscite beaucoup d’envie de la part des autres unités.

1. Dans tous les cas cliniques présentés dans ce chapitre, des modifications ont été
apportées à certaines données factuelles afin d’assurer la discrétion sur les personnes
sans affecter l’authenticité des processus décrits.
50 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

J’apprends que, quelque temps après la mort du Dr T., les locaux de


l’unité ont été repeints et réaménagés, sauf le bureau du Dr T., maintenu
en l’état, selon le vœu de l’équipe.
J’accepte de les écouter. Le dispositif budgétaire nous conduit à
programmer quatre séances d’une demi-journée, séparées de cinq à six
semaines. Au total, « l’intervention » aura duré un peu moins d’un an
entre la demande initiale et la dernière séance.
La séance suivante fait apparaître de nombreux éléments persécu-
toires : le nouveau chef de service, soutenu par la direction de l’hôpital,
attaque l’ensemble de l’équipe sur ses orientations psychanalytiques, et
chacun en particulier sur sa réticence à accepter les nouvelles orienta-
tions théorico-cliniques du soin. Mais aucun débat n’est engagé. Les
soignants sont renvoyés sans cesse à leur deuil interminable avec cette
interprétation (sauvage) : « Vous n’acceptez pas le changement pour ne
pas faire le deuil du Dr T. » On voit ici comment se confondent, dans une
manipulation perverse du deuil par le pouvoir du médecin chef, accordé
au pouvoir de l’administration, les niveaux méta (institutionnel, groupal)
et le niveau psychique. Désemparés dans leur capacité de penser à la
fois la mort du fondateur, la perte de leur reconnaissance identitaire
et les attaques qui fondent sur eux, les soignants sont déprimés, ils ne
trouvent leur unité que dans la douleur qui seule parvient à les soutenir
solidairement.
Mais au cours de la séance, pointe une découverte importante : que
l’équipe actuelle est constituée de nouveaux venus qui n’ont pas connu
directement le Dr T. Trois générations se différencient : les co-fondateurs,
les « secondes lignes » ou secondes générations, les nouveaux. Sur
cette différence s’embrayent des différences dans les attentes et dans
la conception du soin.
Au début des séances suivantes, je demande si des pensées leur sont
venues à l’esprit depuis la dernière rencontre, s’ils en ont parlé ensemble
ou pas. Ils se rendent compte que la persécution externe a accru la
fragilité de leur équipe devant la nécessité qu’ils éprouvent de maintenir
l’idéal thérapeutique qu’ils partageaient avec le Dr T.
Dans un premier temps, l’idée s’impose de reprendre contact avec
« l’extérieur » (les autres unités du service) mais elle est aussitôt écartée :
« Ceux qui sont proches de nous sont aussi menacés, ils sont peut-être
moins solides que nous, restons entre nous, unis ». Les « co-fondateurs »
soutiennent haut cette position, les « secondes lignes » hésitent, les
nouveaux se taisent. Je souligne ces différences.
Quelques semaines plus tard, au début de la séance, l’équipe se
montre plus désemparée que jamais : les menaces de disparition de
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 51

l’unité s’intensifient alors que la file d’attente s’allonge. Débordée


par les demandes, sous la pression de l’urgence, mais justifiée dans
son orientation clinique, l’équipe s’éprouve maintenant contrainte de
reformuler les conditions de sa pratique, les principes organisateurs de la
clinique pour survivre et sauver l’héritage. Les contacts avec les autres
unités du service ont été pris. Pour la première fois, le nom du Dr T. n’est
pas prononcé. Les participants sont centrés sur leur projet, qui s’annonce
comme un projet de refondation. Je souligne ce projet créateur au sein
de leur travail de deuil.
La dernière séance fait apparaître que faire le deuil du Dr T. a
confronté l’équipe à traverser un espace qui relie le chaos au projet.
Que chacun n’est pas identique face à la perte et que pourtant des valeurs
de bases partageables existent, qui pour demeurer vivantes doivent
être réaménagées, pensées autrement. Reste ce problème que l’équipe
ne peut pas traiter à elle seule : celui des accords et des désaccords
avec le pouvoir institutionnel. Ce problème lorsqu’il s’incarne dans
la persécution réelle donne corps au fantasme de toute-puissance et
d’impuissance, il paralyse la capacité de penser. Restaurer cette capacité
fut le résultat de cette intervention.

Éléments d’analyse
La clinique de ce cas fait apparaître plusieurs points de convergences
avec des situations où la mort ou le départ d’une personne placée
en position de fondateur dans une institution ou dans une région de
l’institution crée une souffrance spécifiquement institutionnelle.
Le rejet du nouveau médecin chef est une constante lorsque le
fondateur mort, ou parti occuper une autre fonction ou mis à la retraite,
a été idéalisé. L’illusion groupale maintenue s’est sans doute fondée sur
une réelle appréciation des qualités d’un homme ou d’une femme de
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

stature exceptionnelle, ce qui ne va pas sans problème pour en assurer


l’héritage, trop lourd et désormais laissé aux seuls héritiers orphelins.
L’illusion et l’idéalisation qui perdurent sont aussi une mesure de défense
contre des situations diverses : l’hostilité de l’environnement, la difficulté
de soutenir une pratique qui requiert beaucoup de dépense psychique
et suscite beaucoup d’angoisse. Lorsqu’un tel personnage disparaît, les
sentiments hostiles ont du mal à se manifester et ils empruntent souvent
la voie d’une plainte contre celui ou celle qui a abandonné le service,
laissant ses membres exposés et sans protection.
Il est fréquent qu’un processus de totémisation accompagne l’illusion
groupale : « Avec lui — avec elle nous étions les meilleurs. » Il ne s’agit
pas de discuter le bien-fondé de cette illusion ; l’équipe, l’institution
52 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

en ont besoin, c’est une de leur création : il s’agit plutôt d’en observer
les effets, parmi lesquels il est fréquent d’observer une idéalisation de
« l’avant merveilleux ». Je pense à une institution où certains malades
admis à l’origine de l’unité de soin, ou du temps où il était dirigé par un
chef de service charismatique, ont été « conservés » dans le service et
fétichisés comme des « malades-ancêtres », dans l’espoir vain de revenir
au temps de la fondation ou de conserver l’objet des origines, comme
des reliques. Dans le temps du deuil, la totémisation et la relique servent
les défenses contre les déliaisons et les désorganisations psychiques,
notamment celles qui affectent les liens actuels entre les membres de
l’équipe. On peut aussi observer que, dans ces cas, l’agitation maniaque
alterne avec l’effondrement dépressif et le marasme.
Le maintien de structures mises en place par et avec le fondateur,
si justifiables soient-elles, fonctionne aussi comme une tentative de
survivance du temps d’avant. La recherche intense de représentations
antérieures partagées fournit à l’imaginaire commun des scènes ou
des pensées où l’idéalisation défensive peut se répéter, mais aussi où
elle peut se dire, « pourvu qu’il y ait un auditeur ». La fonction du
psychanalyste intervenant est d’être cet auditeur, à l’écoute de ce qui
lui est adressé dans le transfert, et à l’écoute de ce qu’il entend de sa
place à lui. Même la persécution et les menaces réelles peuvent soutenir
un renforcement du narcissisme fragilisé : « nous sommes encore les
meilleurs : c’est pour cela qu’on nous attaque », et l’intervenant est
inclus dans cette idéalisation : nous entendons alors qu’il est dit : « Nous
avons le meilleur », ou bien : « Il nous juge sévèrement et il va nous
abandonner. » Tant que le transfert n’a pas trouvé son objet, affirmé son
contenu et manifesté sa visée, tant que se met en place et prévaut cette
boucle persécution-idéalisation, la part qui revient à la menace réelle et
à la menace imaginaire ne peut pas être correctement évaluée.
L’avènement de la conscience des différences à l’intérieur de l’équipe
– ici celle des générations – est un moment décisif : elle est conscience
de l’écart entre ce qui appartenait au temps d’avant et ce qui se passe
aujourd’hui.

Une mort traumatique déniée

Un second cas clinique nous apporte d’autres matières à réflexion1 .


Il s’agit d’une équipe de soignants dans un hôpital de jour fonctionnant

1. Ce cas a déjà été publié avec d’autres commentaires dans le chapitre 1 (« Souffrances
et psychopathologie des liens institués. Une introduction ») de Kaës, Pinel et al., 1996.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 53

comme unité de soins psychiatriques destinés à des adultes. J’ai assuré


pendant plusieurs années une écoute d’abord hebdomadaire, puis men-
suelle, de ces soignants, les assistant dans l’élaboration de leur pratique.
La séquence que je rapporte se situe après quelques années de
fonctionnement, au moment où l’équipe s’éprouve angoissée devant
l’échéance d’une redéfinition de son projet thérapeutique. Les résultats
semblent être positifs, mais depuis plusieurs mois rien ne va plus, les
crises ont succédé aux crises, sans que leur ressort puisse être pensé :
tout se passe comme si personne n’avait prise sur rien.
Pendant plusieurs mois, une violente revendication contre le médecin
chef s’était nourrie de tous les motifs utilisables, son autorité était à la fois
contestée et renforcée par l’idéalisation constante dont elle était l’objet.
En même temps, des pans entiers de la vie quotidienne semblaient être
retournés à une sorte d’anarchie dans les rapports entre les soignants :
ils se disputaient la « propriété » des malades, chacun revendiquait la
suprématie de sa capacité thérapeutique, discréditant tous les autres.
Puis, durant la période qui précède les séances qui retiendront notre
attention, les soignants manifestent un profond abattement, une apathie
ou une stupeur auxquelles succèdent des moments d’activisme intense.
Les reproches adressés au médecin chef changent d’objet et de tonalité :
il s’accaparerait tous les malades et tous les résultats positifs devraient lui
être attribués. Tous disent se sentir très mal dans leur peau et dans leurs
rapports, souvent hargneux, avec les malades et entre eux : plusieurs
soignants ont envie de partir, leur travail les dégoûte.
La séance commence, comme souvent depuis des mois, par un long
et pesant silence ; chacun regarde les autres furtivement et plonge la
tête vers le dedans, vers « le vide de leur pensée » diront certains. Un
infirmier demande, très agressif, si l’on va continuer à dormir ainsi,
alors que les malades souffrent. « Pourquoi continuer ? » commente
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

le psychomotricien, dans un mouvement dépressif qui le tient depuis


quelques séances, « nous ne sommes plus dans un hôpital de jour, mais
de nuit, dormir c’est le régime journalier depuis plus de quinze jours, tout
le monde dort, comme chez les chroniques ». Un infirmier se plaint : « Il
y a trop de malades, vraiment trop, et il y en a quelques-uns qui feraient
bien de disparaître ! »
La violence de ce vœu de mort, qui vise aussi bien le médecin chef
que les malades, renforce le silence, on se recroqueville dans sa bulle.
Je fais remarquer que depuis quelque temps il y a eu des absences
fréquentes aux séances. L’infirmier qui s’était manifesté soucieux de
l’intérêt des malades confirme, il y a eu des lâchages chez les soignants :
« Des collègues, sur lesquels on ne peut pas compter, qui disparaissent
54 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

vraiment sous différents prétextes, et il y en a d’autres qui s’esquivent au


point que les malades en sont nerveux. » Plusieurs membres de l’équipe
rapportent que la veille encore, l’un d’entre eux a giflé une soignante.
Je demande ce qui s’est alors passé dans l’équipe. Ils me répondent
que contrairement à la règle habituellement appliquée, l’acting n’a pas
été sanctionné, il n’y a pas eu d’exclusion temporaire de l’agresseur. Je
demande la raison de cette dérogation. « Personne n’est intervenu, me
disent-ils, on se sentait vraiment mal, paralysés, en tout cas pas protégés
et vaguement coupables de ce qui venait d’arriver. » Plus tard, ils diront
qu’ils n’ont pas pu faire autrement que de « laisser faire ».
Le silence se rétablit et le marasme se prolonge dans l’équipe, cer-
tains soignants quittent temporairement la salle, sans rien dire, puis ils
reviennent assez rapidement. Je fais remarquer ces départs actuels, ici et
maintenant, je rappelle les « disparitions » qu’ils ont évoquées, l’acting,
le silence, les silences, les vœux de mort. Les membres de l’équipe sont
soulagés que je dise quelque chose à propos de ces disparitions, mais ils
constatent qu’ils n’ont pas de pensée à leur sujet, que c’est le vide ; ils ne
peuvent rien associer quand j’évoque les « vœux de mort ». Je renonce
à insister sur ce point délicat et je leur demande si une autre scène qui
aurait pu retenir leur attention, ou qui leur reviendrait à l’esprit en ce
moment, éclairerait ce qui se passe en ce moment même, avec les sorties
hors de la salle, et peut-être ce qui s’est passé avec la gifle.
Aussitôt revient, avec un certain effet de surprise, un épisode qui
avait été oublié de plusieurs d’entre eux : trois semaines auparavant, une
sorte de cérémonie de fiançailles entre une malade qui fait un peu la loi
dans le service et un patient très soumis a été organisée par les malades,
avec l’accord de certains soignants : ils en avaient accepté le principe
mais à la condition qu’il s’agisse d’un jeu. Chacun souligne le côté très
spectaculaire de la « cérémonie », mais aussi le fait que le jeu n’en était
pas tout à fait un, puisque les deux intéressés ont d’emblée confirmé leur
intention de « se mettre ensemble ». Il s’en est suivi du trouble et de
l’excitation, et la cérémonie s’est transformée en un mélange inquiétant
de caresses et de coups entre les deux « fiancés ». Puis soudain la fiancée
a disparu, et on l’a cherchée pendant une bonne partie de la journée.
Après quoi, il ne fut plus question de ce qui s’est passé ce jour-là.
Je note qu’il est bien question d’une disparition, et qu’il s’agit de
la fiancée. Est-ce que cela leur dirait quelque chose ? Les participants
reviennent sur le début de la séance : les disparitions souhaitées concer-
nant certains malades, la pensée que le chef de service serait peut-être
absent à cette séance, les disparitions agies au cours de la séance.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 55

Un infirmier dit alors que la disparition de la fiancée lui rappelle la


disparition violente du couple qui avait été à l’origine de l’institution.
L’homme était mort dans un accident peu de temps avant la création
de l’hôpital, la femme, qui avait été choisie par le fondateur pour le
seconder, était partie dès l’ouverture de l’unité de soin, sans donner de
raisons, et personne n’en avait eu de nouvelles pendant très longtemps.
Cette mort et cette disparition avaient été passées sous silence et les plus
jeunes n’en savaient rien.
Le retour de ces fantômes, conjoint à leurs fantasmes de morts sur le
médecin chef et sur les malades (ses objets enviés), va encore déprimer
les soignants pendant quelques séances. Mais par la suite, le travail
d’élaboration suivra le parcours suivant : au cours d’une séance, je leur
dis que s’il est probable que les malades souffrent du désengagement
des soignants, de leurs diverses façons de disparaître, eux, les soignants,
ne souffrent pas moins que les malades. Il me paraissait évident que je
devais d’abord reconnaître leur propre souffrance. Tant que ceci n’était
pas reconnu, les injonctions surmoïques à se réveiller et à être actifs
pour réélaborer le projet thérapeutique n’avaient pas d’autre effet que de
renforcer leur apathie, c’est-à-dire leur protection contre la souffrance. Il
fallait aussi reconnaître leur besoin de repli dans le sommeil. Le terme de
sommeil que j’utilise sera repris par plusieurs d’entre eux pour évoquer
le « dernier sommeil » du fondateur et du silence de la co-fondatrice.
Lorsque ceci fut dit et entendu, il fut aussi possible de parler des deux
scènes que les soignants avaient laissé se développer sans pouvoir ni
penser ni agir conformément à leur pratique habituelle : la scène de la
gifle et celle des fiançailles. La plupart d’entre eux diront leur fascination
devant ces deux scènes, leur stupéfaction devant la disparition de la
« fiancée », la paralysie de leur pensée. Je leur proposerai l’idée que
l’intérêt de chacun, du moins de plusieurs d’entre eux sinon de tous,
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

était peut-être, à ce moment-là, de laisser se déployer, à leur insu, une


certaine masse de signification quant à une scène pour eux angoissante
mais fascinante, c’est-à-dire attirante et répulsive. Ils pouvaient de la
sorte mettre simultanément en place, par leurs défenses inertes, des
dispositifs d’occultation du sens de ces scènes. Tous confirmeront qu’ils
s’étaient sentis inexplicablement retenus de sanctionner la gifle, comme
ils n’avaient pas pu être en mesure de décoller le jeu de la valeur rituelle
que la cérémonie était en train de prendre réellement : tout s’était passé
comme s’ils avaient attendu une attaque, peut-être la sanction d’une
vraie-fausse promesse de mariage, dont ils étaient les témoins et les
destinataires.
56 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Cette transformation de la scène de la fondation, figée dans le silence


longtemps retenu sur une origine frappée de mort et de disparition, en
un scénario porteur du sens de leur désarroi profond, de leur incertitude
d’avoir été désirés, au moment de redéfinir le projet fondateur, rendait
maintenant intelligible leur conduite : ils avaient laissé se mettre en scène
l’énigme de l’origine effacée pour en prédisposer les repérages du sens.
C’est la proximité avec le sens inacceptable qui les plongeait dans le
marasme et la confusion.
L’analyse s’engagea sur ce que les malades agissaient ainsi dans
l’équipe des soignants, en certains d’entre eux plus précisément. Assuré-
ment, chacun prenait part à ces acting pour le bénéfice qu’il en retirait
pour son propre compte, tout comme les soignants les laissaient se
développer, chacun y trouvant son intérêt, associé à celui des autres.
Toutefois une idée permit de préciser la portée de cette alliance, une
fois qu’elle fut devenue suffisamment préconsciente : ce que les malades
agissaient pour leur propre compte était aussi destiné à faire appel de
sens chez les soignants. Cette idée permit de comprendre pourquoi ils
résistaient à entendre les malades : les seconds attendaient des premiers
qu’ils s’engagent de nouveau dans le contrat de soin qui les « fiançait »
ensemble. Il fallait de tous côtés comprendre ce qui avait mis en péril la
confiance.
Ce moment de travail avec l’équipe se prolongea sur ce nœud de pro-
blèmes pendant encore quelques mois. Au cours de ce travail, l’analyse
de leurs transferts sur moi permit de dégager ce qui soutenait leur vio-
lence contre le médecin chef, substitut usurpateur du couple des origines.
Il s’agissait bien de revenir à ce moment où l’acte de fondation s’était
en quelque sorte dé-symbolisé et s’était retrouvé pris dans la répétition
de la scène meurtrière des origines : ce qui rendait incompréhensibles
les enjeux de toute cette phase de violence anarchisante, dans la mesure
où se condensaient le désir de mort de l’usurpateur, mais aussi de toute
figure de père, et la recherche désespérée d’un totem capable de rétablir
l’ordre symbolique et le pacte des frères.
Ce n’est qu’au terme de cette analyse que ce qui demeurait insu de
leur demande initiale à mon égard pu se dévoiler : selon eux, dans leur
transfert sur moi, je devais refonder l’institution et demeurer avec eux
pour l’éternité. Après quoi nous pûmes nous séparer.

Éléments d’analyse
Plusieurs niveaux de lecture de ce qui est source de souffrance dans
cette institution sont envisageables. J’en propose trois.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 57

– Le défaut de représentation de l’origine. Les exigences de travail


psychique qui font défaut et entraînent des souffrances psychiques
chez les soignants et les soignés peuvent être rapportées au défaut
du travail de la représentation de l’origine. La remise en œuvre du
projet thérapeutique bute sur la puissance de mort qui avait marqué
la naissance de l’institution, sur le passé sous silence maintenu par
les premiers soignants, et qui revient dans la scène de l’institution, en
quête de sens.
Laisser se former une représentation tolérable de l’origine c’est laisser
se représenter chacun dans cet espace psychique premier dont il est
partie prenante, dont il tient ses repères identificatoires. La souffrance
narcissique des soignants trouve dans cette défaillance son point
de fuite infini : leur narcissisme ne peut s’étayer sur les « rêves de
désirs irréalisés » (Freud, 1914) des fondateurs, qui ont brutalement
déserté l’espace où ils avaient à se constituer pour être reconnus et se
reconnaître membres de l’unité de jour, partie prenante d’un contrat
qui soutiendrait leur projet.
– Le retour vers la horde et les fantasmes de meurtre. J’ai souligné les
mouvements de retour vers la horde, sous l’empire de la répétition du
meurtre du Père des origines par l’usurpateur que figurait le médecin
chef, en qui se projetait le même désir chez les soignants. Ici encore fait
défaut l’activité symbolisante qui aurait pu rendre possible la mutation
de la horde en groupe-institution.
– Le trajet et la transmission des objets psychiques dans l’institution. Ce
niveau d’analyse peut s’éclairer par la problématique de la transmis-
sion et du déplacement des objets psychiques dans l’institution. Cette
problématique s’est aujourd’hui considérablement élargie et spécifiée :
le concept de lien intergénérationnel et transgénérationnel permet de
décrire les principes et les modalités de la transmission de la vie et de
la mort psychiques entre et à travers les générations.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Deux changements radicaux ont modifié la problématique et le traite-


ment des problèmes intergénérationnels. Le premier a introduit l’hypo-
thèse de la pulsion de mort, et au-delà du principe de plaisir, la question
de la répétition et du traumatisme inélaborable. Le second est consécutif
aux découvertes cliniques de la psychose et de son traitement, de la
psychanalyse appliquée aux enfants et aux malades psychosomatiques. Il
a introduit les catégories du Négatif, de l’irreprésentable et de l’intrans-
missible.
Parallèlement à ces recherches, le renouvellement des dispositifs
du travail psychanalytique (psychodrame psychanalytique, analyse et
psychothérapie psychanalytique de groupe, psychothérapie familiale
58 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

psychanalytique) a joué un rôle décisif. Ces dispositifs nous ont permis


de penser avec de nouveaux concepts ce qui se transfère et se transmet de
l’espace psychique d’un sujet à l’espace psychique d’un autre sujet, ou
de plus d’un autre sujet, et dans l’espace intersubjectif qui se construit de
leurs liens. Ce qui se transmet, ce sont essentiellement des configurations
d’objets psychiques, c’est-à-dire des objets munis de leurs liens à ceux
qui précèdent chaque sujet. Ce qui se transmet et constitue la préhistoire
du sujet, ce n’est pas seulement ce qui soutient et assure, en positif, les
continuités narcissiques et objectales, le maintien des liens intersubjectifs,
les formes et les processus de conservation et de complexification de la
vie : idéaux, mécanismes de défense névrotiques, identifications, pensées
de certitudes. Un caractère remarquable de ces configurations d’objets de
transmission est qu’ils sont marqués par le négatif . Ce qui se transmet,
c’est ce qui n’a pas pu être contenu, ce qui ne se retient pas, ce qui ne se
souvient pas, ce qui ne trouve pas inscription dans la psyché des parents
et vient se déposer ou s’enkyster dans la psyché d’un enfant : la faute,
la maladie, le crime, les objets disparus sans trace ni mémoire et pour
lesquels un travail de deuil n’a pas pu être accompli.
Il en résulte que la problématique de la transmission ne s’organise
plus seulement comme celle des signifiants et des désirs préformés
et déformés qui nous précèdent, mais comme celle des signifiants
gelés, énigmatiques, bruts, sur lesquels n’a pas été opéré un travail de
symbolisation. L’objet de la recherche n’est plus seulement la continuité
de la vie psychique, mais les ruptures, les failles, les hiatus non pensés
et impensables, l’arasement des objets de pensée, les effets de la pulsion
de mort. Ce sont de telles configurations d’objets et de leurs liens
intersubjectifs qui sont transportés, projetés, déposés, diffractés dans
les autres, dans plus-d’un-autre. Les lieux psychiques, les topiques de
l’institution, sont multiples. Des chemins obscurs les relient les uns aux
autres, mais quelquefois ils sont comme des isolats, fragmentés, clivés.

Le travail de l’héritage dans deux associations


de psychanalystes
Les deux exemples que je vais maintenant évoquer sont centrés sur
le travail de l’héritage, sur les vicissitudes de sa transmission dans deux
associations regroupant des psychanalystes. Ce qui est ici en jeu pourrait
évidemment se lire sous l’angle de l’histoire du mouvement psycha-
nalytique et réciproquement l’éclairer. Dans le cadre de ce chapitre,
je voudrais seulement mettre en place quelques idées élémentaires qui
seront développées ultérieurement.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 59

Il n’est pas inutile de distinguer les associations (groupes, sociétés,


écoles, etc.) de psychanalystes des institutions publiques ou privées
dont j’ai parlé dans les deux exemples précédents. La différence dans le
statut juridique de ces organisations serait à approfondir, mais elle me
semble pouvoir être exposée, même sommairement, pour faire apparaître
une caractéristique des associations qui me paraît prendre une certaine
importance au regard des liens entre ses membres.
À la différence des entreprises commerciales ou de service, ou
des institutions publiques, les associations sont fondées sur l’adhésion
volontaire de ses membres à un objet social qui l’identifie et qui la
légitime. Il ne s’agit pas ici d’un recrutement professionnel, mais d’une
adhésion à un ensemble de projets, de valeurs diverses, suffisamment
partageables et plus ou moins objectivables, et dont l’expression se
manifeste notamment par une cotisation nécessaire à l’entretien de
l’association. La décision d’accepter un nouveau membre se conclut
par sa co-optation, généralement à l’issue d’un parcours d’observation.
Cette affiliation implique un certain nombre de contrats de réciprocité,
dont un élément central est constitué par le contrat narcissique. Il gère
les repères identificatoires et les marques d’appartenance, mais aussi le
rapport à l’objet fondateur de l’association et, au-delà, le rapport au(x)
fondateur(s).
Dans la mesure où les associations de psychanalystes ne sont pas des
entreprises — au sens où leur objet est non lucratif et le salariat stricte-
ment réservé à ses employés —, elles n’impliquent pas, en principe, une
dépendance économique entre ses membres. Toutefois, on aurait tort de
sous-estimer l’importance de l’équivalent de la rémunération salariale :
je veux parler de la reconnaissance sociale et de la dette qu’elle engendre,
mais aussi et d’abord de la rémunération narcissique de l’appartenance à
une association. C’est là un caractère général de toute association, mais
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

on peut admettre qu’il revêt une importance particulière et qu’il produit


des effets spécifiques dans les associations de psychanalystes.
Un autre point est important : en cas de tension, de conflit, de
succession, le rôle décisionnel appartient au conseil d’administration
ou à l’assemblée générale des membres de l’association. Il existe dans
les associations une issue aux conflits que connaissent très rarement
les entreprises : cette issue est celle de la scission. Les associations se
coupent en deux ou éclatent en plusieurs morceaux, pour se reproduire,
souvent à l’identique, sur la base de réquisits idéologiques, et non pas
économiques. Assurément des entreprises sont fermées ou dissoutes
et les salariés perdent leur travail et leur salaire. Mais lorsque les
associations font scission, la nature de leur organisation sociale met
60 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

au premier plan la rupture des alliances inconscientes qui ont soutenu


l’adhésion et en particulier le contrat ou le pacte narcissiques — avec
leurs énoncés de valeur et les concepts qui les identifient et fournissent
à ses membres des repères identificatoires décisifs. La scission, en tant
qu’elle s’impose comme une rupture, trop rarement comme un véritable
processus de séparation, n’est pas sans dommage pour l’élaboration de
ce qui a provoqué les conflits.
Toutes les institutions sociales, qu’elles soient associatives ou entrepre-
neuriales (productives, commerciales ou de service), sont ordonnées à la
tâche primaire qui les organise. Les travaux des psychosociologues nous
ont appris que la structure de la tâche, son investissement et les repré-
sentations de son objet jouent un rôle déterminant dans l’organisation de
l’institution, dans son fonctionnement et dans ses crises.
Sur ces bases qui restent à préciser, ma propre participation à de
telles associations, mais aussi la clinique des interventions dans de telles
associations (ce cas de figure est très rare) m’a conduit à poser la question
suivante : lorsque l’association est une association de « psychistes »
(la formule générique est d’André Berge), dont la psychanalyse est le
référentiel de l’activité psychothérapeutique de ses membres, et a fortiori
lorsqu’il s’agit d’une association de psychanalystes, comment définir les
particularités de son objet, de son recrutement, de l’exercice du pouvoir,
de la formation et de la transmission de la psychanalyse ? Comment sont
travaillés les processus de changement lorsque survient le départ ou la
mort d’un fondateur ?
Comme il m’est évidemment impossible de répondre à toutes ces
questions dans le cadre de ce chapitre, je me limiterai à proposer quelques
points de repère à travers deux brefs exemples.

Le départ et la mort du fondateur charismatique


d’une association de psychanalyse
Hors de France, il m’est arrivé d’intervenir dans des associations
psychanalytiques pour travailler avec ses membres certains problèmes
institutionnels posés par la réception et la transmission de l’héritage d’un
fondateur ou d’un petit groupe de fondateurs. Mon statut d’étranger et les
connaissances que j’ai acquises de certains aspects de la réalité psychique
des institutions ont sans doute rendu possible une telle demande. Ce
double statut ménage par ailleurs une ligne de fuite fort utile pour
servir, à un moment ou à un autre, les résistances au travail sollicité :
« Il n’est pas d’ici, peut-il comprendre ce qui nous arrive ? Il s’occupe
d’institutions, est-il vraiment psychanalyste ? » On admettra qu’il est
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 61

assez compliqué pour des analystes de travailler les transferts dans une
institution psychanalytique.
Soit une association de psychanalyse, située quelque part dans le
monde. J’en connais certains membres. La demande qu’ils m’adressent
se formule ainsi : pourrais-je les aider à comprendre leur histoire et ce
qui s’est passé entre eux avant et après la mort violente du fondateur de
leur association ? Cette mort est vécue par beaucoup d’entre eux comme
l’issue tragique d’une scission qui venait de se produire peu de temps
auparavant dans leur association, dans un climat de grande violence :
exclusion, accusation publique de fautes professionnelles, injures, humi-
liations. Ceux qui m’adressent cette demande ont refondé une association
après cette scission, ils se sentent plus ou moins responsables de la mort
du fondateur et des perturbations assez graves survenues chez certains
de leurs collègues. J’accepte de travailler avec eux et nous concluons un
protocole de travail pour deux séances de quatre heures chacune.
Je leur propose de me raconter l’histoire de leur association : elle fut
fondée par un petit groupe de psychanalystes, hommes et femmes, sur
la base d’une première scission. Tous sont d’accord pour penser que le
motif de désaccord portait sur la conception de la formation. Toutefois,
ce motif banal et assez constamment donné comme cause des scissions
recouvre à mon sens une autre réalité constante, bien plus difficile à
admettre : l’insupportable enjeu incestuel, le plus souvent fantasmé, qui
se loge dans la formation, mais aussi dans ses « réalisations » mortifères.
Ces réalisations sont exceptionnelles, mais elles se nouent avec le
moteur même du travail psychanalytique, avec la difficulté de recevoir
et d’analyser les transferts, ceux de l’analysant et ceux de l’analyste,
voies d’accès aux processus et aux formations de l’inconscient. Une
certaine façon d’écrire l’histoire de la psychanalyse a encrypté les figures
incestuelles des toutes premières psychanalyses, et faute d’articuler les
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

difficultés cliniques avec les processus institutionnels et groupaux, les


associations en répètent les impasses, a fortiori lorsqu’elles sont trop
petites ou confinées dans des isolats culturels.
Dans le cas qui nous occupe, mais c’est là aussi une constante assez
banale, la seconde fondation avait été vécue dans l’illusion groupale, avec
ses conséquences positives et négatives : « jamais nous ne reproduirons
les erreurs que nous avons dénoncées », « on est très bien ensemble, il
faut rester entre nous ».
Après s’être constituée, l’association peine à attirer de nouveaux
membres, ses membres sont divisés au sujet du nombre et de la qualité
des adhésions à recevoir, mais ils mettent en place un dispositif de
formation qui se propose avant tout d’éviter les écueils de l’association
62 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

dont ils ont fait sécession. Je ne peux pas ici entrer dans trop de détails
sur ce projet, mais il arriva que celui des co-fondateurs qui était devenu
pour eux la figure centrale de leur association, et dont la mort les a
tant bouleversés, fut préoccupé par les nouveaux risques d’endogamie
idéologique et par les enjeux incestuels que révélaient les soutiens
passionnels de certains membres titulaires à l’égard de leurs « élèves ».
Doté d’un grand prestige auprès de ses collègues, admiré par la plupart
d’entre eux, il s’attache alors à ouvrir l’institution, à développer des
relations avec d’autres associations psychanalytiques, y compris avec
celle dont il avait rompu les liens lors de la scission, à remettre en
chantier la réflexion sur la formation. Mais ses démarches se heurtent
à de violentes oppositions chez plusieurs de ses collègues, le débat est
vite recouvert, les tensions montent et les accusations de mise en acte
sexuelle se développent avec un très grand retentissement fantasmatique
dans toute l’association. Indéracinable incestualité.
Le réveil de situations traumatiques subies dans l’analyse et dans
le parcours de formation est intolérable. Au bout de quelques mois, le
co-fondateur annonce à ses collègues son départ, au motif que la nouvelle
association répète les mêmes impasses que celle qu’ils ont quittée.
Son départ est vécu comme un désaveu de l’aventure qu’ils ont vécue
avec lui, une mise en cause du bien-fondé de leur scission. Il est aussi
douloureusement éprouvé comme une trahison, puisqu’il les quitte en
ayant le projet de fonder une autre association psychanalytique : qu’il
s’agisse d’une intention qui lui est prêtée ne change rien à l’hostilité
que son départ suscite chez plusieurs d’entre eux. Après son départ,
ceux qui sont restés dans l’association commencent un travail d’idéa-
lisation de l’époque où leur refondation, après la première scission,
avait été conduite par le meneur qui les a maintenant « lâchés ». Des
conflits permanents se nouent, lorsque survient sa mort, par suicide :
véritable catastrophe, pour la plupart de ceux qui se nomment désormais
des « survivants ». Leur marasme est intense, qui s’exprime par des
somatisations, des dépressions, des tentatives de suicide et le départ de
nouveaux « élèves ». Tous éprouvent une forte culpabilité à l’égard du
mort, au point qu’elle les conduit à s’opposer pendant plusieurs mois à
tout changement « pour préserver le patrimoine laissé en héritage par
le fondateur ». Jusqu’au moment où se formule la demande qui m’est
adressée.
Après le récit de leur histoire et de ses différentes versions — j’accorde
une attention particulière à ces versions et à leur reprise — nous avons
travaillé le paradoxe qui venait en conclusion de leur aventure : « pour
préserver le patrimoine du fondateur qui prônait le changement dans
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 63

l’association, il ne faut rien changer ». Il fallait en effet ne rien changer,


car il ne fallait pas penser à ce que le fondateur mettait au jour en
proposant l’ouverture de l’association et la mise en histoire de la scission.
Il pointait en effet l’amalgame de tous les transferts noués entre leurs
analystes formateurs et le groupe des « frères et sœurs » rivaux et
honteux, la répétition des scénarios incestuels noués dans les transferts,
et finalement les alliances inconscientes défensives ou pathogènes qui,
du pacte narcissique pervers aux pactes dénégatifs, avaient été mises en
œuvre et conjointement préservées afin de maintenir ses enjeux hors du
travail analytique.
Au cours de la seconde séance, nous avons remis en travail les
causes refoulées ou déniée de la première scission. Nous avons alors
pu reprendre de plus près ce qui avait été insupportable dans ce que
mettait au jour le projet du fondateur et nous avons commencé à articuler
le chemin personnel des analystes avec les effets de groupe qu’ils
avaient produit ensemble et qui les avait embarqués dans les scissions
successives. Nous avons pu commencer à élaborer le moment du départ
du co-fondateur, vécu pour certains comme une trahison et pour d’autres
comme un meurtre. La relation entre son départ et sa mort violente a
pu être mise en question et dissociée d’une représentation de causalité
linéaire, et la culpabilité à son égard devenir moins pesante, au fur et
à mesure que s’effectuait la décondensation de plusieurs sources de
culpabilité et que devenaient pensables les enjeux incestuels, fantasmés
ou réels, de leur propre formation. Il devenait clair en effet que la scission
avait été un moyen de ne pas traiter ces enjeux autrement que par la fuite
et le rejet.

Le départ de D. Anzieu du CEFFRAP et le travail de l’héritage


après sa mort
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Le CEFFRAP a été fondé en 1962 par D. Anzieu et quelques autres


psychanalystes pour promouvoir la recherche et la formation au travail
psychanalytique dans les groupes. Anzieu a quitté le CEFFRAP au cours
d’une période où notre association a traversé une crise de croissance de
première importance. Cette crise concernait le développement des activi-
tés du CEFFRAP, l’élargissement du nombre de ses membres (jusqu’alors
une douzaine), l’intégration du travail psychanalytique avec les familles,
la création d’un secteur de psychothérapie psychanalytique de groupe,
l’établissement de relations avec les autres associations qui réunissaient
des psychanalystes de groupe. Un conflit opposait ceux d’entre nous qui
étions partisans de maintenir le petit groupe dans le projet des origines
et dans le nombre restreint de ses membres, et ceux, dont Anzieu était
64 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

l’initiateur et le porte-parole, qui souhaitaient « refonder » le CEFFRAP


sur les bases que je viens de décrire. Le désaccord avec la majorité du
groupe a entraîné son départ, qui fut vécu avec une assez forte angoisse
d’abandon et comme un désaveu du contrat de fondation. En outre, il
nous quittait pour co-fonder une autre association1 .
Ses partisans ont hésité à le suivre et finalement ils ne l’ont pas
suivi, espérant faire évoluer l’association vers les positions sur lesquelles
Anzieu avait achoppé. Pendant une assez longue période qui a suivi
son départ, une oscillation s’installe entre des mouvements dépressifs
et des réactions paranoïdes-schizoïdes. Au cours de cette période, la
résistance à tout changement prédomine : toute proposition nouvelle
dans la recherche de nouveaux membres, dans la mise en œuvre de
colloque ou de nouveaux dispositifs de travail s’est heurtée à de vives
et conflictuelles oppositions. Ce refus de toute innovation se manifeste
dans diverses expressions, répétitives. Un scénario répète la menace du
départ : « Si vous ne voulez pas de cette initiative, je pars. » En réalité
personne ne part, en tout cas pas sur ce motif. Finalement des réalisations
se font, mais au prix de conflits internes permanents qui actualisent
contradictoirement l’idéalisation du fondateur et la haine que son départ,
vécu comme abandon-trahison, ont suscitées. Pendant plusieurs années,
nous ne recrutons pas de nouveaux membres.
Après le départ d’Anzieu les problèmes administratifs et fiscaux
auxquelles les associations sont régulièrement confrontées ont été vécus
comme des attaques externes et ont accentué ce sentiment d’abandon.
Ces vécus persécutoires et dépressifs sont toujours réactivés au moment
du départ ou de la mort d’un fondateur. Ils composent une position
défensive qui s’associe au refus de toute innovation.
Le mode de fonctionnement du CEFFRAP, fondé sur une attention très
précise sur les relations entre la clinique des groupes et les mouvements
psychiques qui traversent l’association, a rendu possible une élaboration
de ces difficultés. De nouveaux membres ont alors été recrutés, un
dispositif de formation de psychodramatistes s’est mis en place, réalisant
a posteriori le projet d’Anzieu, des relations avec les associations
de groupe qui travaillent avec le référentiel psychanalytique ont été
établies, des colloques ont été organisés, des dispositifs méthodologiques
nouveaux ont été mis en œuvre et travaillés. Une période féconde de
calme et d’activités s’ensuit au moment où la longue maladie d’Anzieu
s’aggrave.

1. A.PSY.G : association pour le développement des techniques psychanalytique de


groupe, fondée en 1981.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 65

La mort de Didier Anzieu en novembre 1999 a remis en travail,


dans un mouvement d’après-coup, son départ traumatique du CEFFRAP.
De nouveau, des phases de marasme et de crise ont alterné avec des
moments marqués par l’idéalisation de l’avant merveilleux. L’illusion
groupale (« avec lui nous étions les meilleurs ») a occulté le travail
de deuil. Le mythe Anzieu a fétichisé le père fondateur, mais, en
profondeur, ont persisté l’agitation, le refus périodique du changement
et de l’innovation, et le soupçon que ceux qui voulaient innover, en
cela fidèles à l’esprit d’Anzieu, pourraient désorganiser notre groupe.
Cependant, la conscience plus réaliste de l’écart entre ce qui appartenait
au temps d’avant et ce qui se passe aujourd’hui s’est progressivement
installée. L’illusion de revenir au temps de la fondation, de conserver
l’objet des origines s’est dissipée.
Cette élaboration de nos rapports à la figure d’Anzieu et de notre
histoire commune s’est effectuée à travers la priorité que nous avons
toujours accordée à l’analyse clinique de notre groupe dans son rapport
avec notre travail de psychanalystes en groupe.
Dans notre groupe, deux discours ont coexisté contradictoirement :
d’un côté « nous ne tenons pas les termes du contrat, c’est pourquoi
Anzieu nous abandonne », mais d’un autre « il modifie l’équilibre
narcissique du groupe en innovant, il menace le groupe, il doit partir ».
Les moments de rage narcissique ont contribué à masquer la culpabilité
devant le départ du fondateur. La maladie et la mort d’Anzieu, qui
surviennent dans une période encore fragile pour notre groupe, ont
provoqué une régression vers une culpabilité dépressive dont nous avons
cherché à nous débarrasser par un processus de fétichisation de l’avant
merveilleux.
Le départ effectif d’Anzieu a suscité à la fois l’actualisation de l’ambi-
valence à son égard et l’idéalisation de « l’avant » comme résistance
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

au changement, notamment par le refus prolongé de l’innovation et


du recrutement de nouveaux membres. Ce refus s’est exprimé dans
deux formules qui témoignent de l’effet du narcissisme de mort tant
du côté du sujet que du côté de l’institution. Du côté du sujet, la formule
pourrait être : « Rien ne sera assez identique à l’objet perdu idéalisé,
aucun objet ne peut le remplacer. » Du côté de l’institution, la formule
serait la suivante : « Aucun nouveau membre ne peut correspondre à
notre image, à l’image de notre idéal avec lequel nous nous préservons
de tout nouvel investissement sur des objets qui ne seraient pas identiques
à nous idéalisés. »
Cependant, comme le dit Freud à propos du meurtre de Père de
la Horde, une obéissance a posteriori vient faire droit au désir du
66 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

fondateur. Si nous parvenons à nous engager dans la formation de


nouvelles générations, c’est que le deuil de l’objet perdu est en cours.
Nous cessons de nous perdre comme des enfants abandonnés qui ne
veulent rien acquérir par de nouvelles expériences, car ce serait mettre
en péril l’idéalisation de l’enfant merveilleux qu’ils continuent à porter
en eux.
Le problème central que nous avons pu mettre en travail est celui de
la dépendance psychique au fondateur idéalisé : bien que sa mort ait été
annoncée par sa longue maladie et que le courage avec lequel il y a fait
face fût présent à l’esprit de chacun, il se trouvait des collègues pour
dire qu’il était mort trop tôt, comme s’il ne fallait pas qu’il meure : il
devait être immortel. La mort, qu’elle soit accidentelle, brutale ou terme
d’un long processus, est vécue comme prématurée parce qu’elle pose
la question du temps dans le processus du travail de la transmission.
Le temps pour que « ce que nous avons hérité de nos pères, afin de le
posséder, nous le gagnions » ne peut se faire dans l’urgence. Lorsque la
mort survient brutalement, s’approprier l’héritage est un acte violent,
vécu comme un vol, un rapt dangereux. De toute façon, il faut du
temps pour distinguer, différencier et séparer le fondateur de l’institution
qu’il a été, mais qu’il n’a pas pu être dans une solitude grandiose et
toute-puissante, comme nous aimerions le croire, tout en nous aliénant
dans cette représentation. L’institution peut continuer sur le modèle du
fondateur. C’est la meilleure issue en effet : Anne-Marie Blanchard
m’a dit un jour que c’est ainsi que notre association a pu continuer
à fonctionner : « à la place d’Anzieu sans être Anzieu ». La formule
est juste, mais elle est incomplète : il n’y a personne qui puisse être à
la place d’Anzieu, une telle place héroïque reprendrait sur elle toute
l’ambivalence vis-à-vis du fondateur et occulterait de cette manière le
deuil à accomplir, renforçant le caractère inaccessible de la succession.
Il y a seulement une mémoire à travailler. L’institution fait son deuil
d’elle-même, telle que son roman des origines l’a figée en inventant une
institution autre.

Reconnaître les effets de l’inconscient dans les sociétés


de psychanalystes : une difficulté
Nous pourrions prolonger l’analyse de ces deux associations en
interrogeant ce qui spécifie les associations de psychanalystes dans les
processus qui les confrontent avec la transmission de la psychanalyse.
La question — je crois l’avoir montré — n’est pas seulement de doctrine
relative à la formation. On voit que la formation se prend dans l’objet
et la méthode de la psychanalyse, dans les transferts et dans l’histoire
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 67

psychanalytique de ces transferts. On sait aussi que la formation n’est


pas exempte, bien au contraire, de la fantasmatique des scènes primitives.
Comment les associations de psychanalystes peuvent-ils traiter les effets
de l’inconscient qui se produisent dans leur organisation, dans leurs liens
et dans la transmission de la psychanalyse ? On ne voit pas a priori ce
qui exempterait les associations de psychanalystes d’être soumises à ces
processus et à ces formations de groupe et d’institution. Mais on peut
comprendre qu’elles en marginalisent la connaissance et le traitement,
parce que les groupes et les institutions sont par nature des lieux où
se nouent toutes sortes d’alliances. Celles qui sont inconscientes et qui
produisent des effets de l’inconscient sont précisément tenues de tous
les côtés, pour sauvegarder des intérêts privés, partagés et communs. De
fortes résistances s’opposent donc à leur connaissance et à leur déliement.
En outre, ce qui se transmet électivement est précisément les restes
inélaborés du groupe et des institutions qui nous ont précédés, et parmi
ces « restes », les alliances inconscientes qui scellent la méconnaissance
des transferts résiduels, ou des expériences traumatiques. Ici encore, la
fondation d’une association psychanalytique est non seulement située
dans un contexte historique actuel, elle est aussi en continuité de
transmission avec des objets inconscients et des expériences refoulées ou
déniées survenues dans le groupe des premiers psychanalystes. Ce sont
ces fondations qui reviennent en surface lors de la mort ou du départ d’un
fondateur. Les alliances inconscientes font partie du champ des objets
de la psychanalyse, leur connaissance est possible et leur traitement
accessible. Mais il faut se doter de dispositifs appropriés, qui ne sont pas
ceux de la cure individuelle, mais ceux des dispositifs psychanalytiques
de travail en situation de groupe.

N OTES SUR LE TRAVAIL DE L’ ORIGINAIRE


 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

ET LE PASSAGE DE GÉNÉRATION
Ces exemples cliniques font apparaître, au-delà de leur différence,
une constante : la mort, la disparition ou le départ d’un fondateur est
inacceptable à la mesure de sa consistance traumatique et de la place
qu’il aura occupée dans l’imaginaire du groupe ou de l’institution. Plus
l’illusion d’une fondation absolue est intense et s’auto-entretient dans
la réalisation idéalisée des projets espérés, plus la figure du fondateur
convoque une imago héroïque que soutiennent et protègent ses partisans.
68 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

L’imaginaire de la fondation

Cet imaginaire de l’institution pose la question de ce qui est en jeu


dans la fondation : la fondation saisit une origine à partir de laquelle une
histoire commence (ab urbe condita) en traçant une tranchée, une limite,
un geste de séparation irréversible entre le dedans et le dehors, entre
l’avant et l’après. Dans ce mouvement la fondation indique, puis impose
un idéal, ancrage nécessaire pour soutenir la réalisation d’un projet, donc
pour instaurer dans la temporalité un futur.
Avec l’ébranlement de la fondation il se produit une régression dans
le passage de l’Un instituant à la pluralité instable, de l’ordre institué
au chaos originaire polymorphe. Le fondateur occupe cette place de
l’instituant devenu garant de l’institué1 . C’est à ce temps, à ce moment
et à cette place qu’est convoqué, dans le transfert, le psychanalyste.
La mort, le départ ou la disparition d’une personne placée en position
de fondateur se décline dans les registres de l’originaire, du collage
imaginaire avec l’Un de l’illusion groupale, du refus du passage de
génération. Le travail de l’analyse traverse ces trois registres. Cependant,
pour importantes que soient les régressions vers les formations et les
processus archaïques qui accompagnent les angoisses de destruction
liées à la mort ou au départ d’un fondateur, il ne faut pas sous-estimer
la problématique œdipienne qui soutient ce que G. Rosolato a appelé
l’identification au père mort selon la Loi, pour le distinguer du Père
idéalisé formé par l’imaginaire2 . C’est à ce Père idéalisé que l’enfant
« délègue par la toute-puissance de ses pensées un pouvoir sans limites,
quoiqu’obscur dans ses raisons, qui protège et qui punit » (Rosolato,
1969, p. 38). Le moi idéal narcissique partagé se forme ainsi, dans ces
identifications primaires. Le père mort selon la Loi est au contraire un
père qui « participe à l’universelle Ananké ». Le père n’est pas le créateur
de la Loi, mais son représentant. Le père supporte le manque en lui,
l’ayant lui-même connu à travers sa propre castration.

Les investissements narcissiques sur la figure


du fondateur. Destins du contrat et du pacte narcissiques
En excès, comme ils le sont souvent dans les groupes de psychistes,
les investissements narcissiques sur la figure du fondateur génèrent une

1. Sur la dialectique instituant/institué et l’imaginaire institutionnel, cf. Castoriadis


(1975)
2. Je reprends ici un échange avec Catherine Desvignes.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 69

forme remarquable et douloureuse de la souffrance narcissique1 . La


notion de contrat narcissique (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975) est ici
particulièrement pertinente, dans la mesure où elle décrit la composante
trophique et structurante de l’investissement narcissique du sujet par
l’ensemble institution-association comme celle d’une réciprocité d’in-
vestissement narcissique de l’ensemble par chacun des sujets. Le contrat
qui lie le sujet à l’ensemble inscrit chacun dans la continuité, et assure
ainsi la continuité de l’ensemble : les énoncés fondateurs de l’ensemble
sont transmis, repris, par chacun des sujets de l’ensemble.
Une variante de ce contrat, que j’appelle « pacte narcissique », est
à prendre en considération comme forme pathologique du contrat
narcissique. Dans ce cas de figure, aucun écart n’est possible entre
la position assignée par l’ensemble et la position du sujet ; celui-ci
ne peut que répéter inlassablement les mêmes positions, les mêmes
discours, les mêmes idéaux. Ce sont là les dérives extrêmes des diverses
formes d’abandon de pensée, de l’aliénation dans l’idéal. Cette forme
particulière du narcissisme de mort est caractérisée — comme A. Green
l’a proposé — par le travail de désobjectalisation. Cet assèchement
narcissique de l’investissement de l’objet, ce reflux du narcissisme sur
les représentants imaginaires du moi se produit lorsque l’institution et
le sujet ne parviennent pas à nouer leurs intérêts narcissiques dans un
contrat identificatoire porteur d’un processus de subjectivation.

Le fondateur mortel, l’épreuve narcissique


et la réinscription dans la généalogie
Dans les exemples que j’ai donnés, la mort ou la disparition d’un
fondateur a été éprouvée comme quelque chose d’inacceptable, dans la
mesure où elle met à vif les attaches narcissiques d’un groupe dont les
membres ont été associés à une entreprise de fondation, dans un contrat
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

narcissique qui a attiré des investissements de haute valeur narcissique


structurante, et installé en eux des formations idéales puissantes, base de
leurs identifications communes. Il n’y a rien d’étonnant à cela : l’appel
à un intervenant externe s’adresse à un tiers en mesure d’entendre la
souffrance causée par le caractère traumatique de la perte du fondateur,
de ce qu’il porte en lui des investissements et des idéaux de chacun, de
ce qu’il emporte avec sa disparition ou son départ.

1. L’investissement narcissique de la psyché est aussi une dimension délicate dans la for-
mation des psychistes, mais aussi dans certaines caractéristiques de leur fonctionnement
groupal et institutionnel. Sur ce point, cf. Kaës, 2004b.
70 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Le trauma subi est un trauma de consistance essentiellement narcis-


sique, dans son double aspect nourricier et mortifère. Ce trauma vient
précisément de la remobilisation de l’originaire associé au fondateur.
Dans de nombreux cas — et j’en ai donné deux exemples, ce qui est mis
ou remis en question ce sont les signifiants énigmatiques associés aux
représentations de l’origine, les cryptes et les fantômes, les « morts dans
le placard ».
La réinscription dans la généalogie passe par le travail de l’identifica-
tion à un père mortel. Cela suppose que l’enfant en chacun des membres
de l’institution ou de l’association est en mesure de penser le père mort
selon la Loi. Contre ce travail, le processus d’ancestralisation sert la mise
en place défensive, anti-deuil, d’un Fondateur absolu. Il s’agit de se faire
un ancêtre immortel et d’être soi-même immortel.
Une fonction capitale de la réinscription dans la généalogie est de
rétablir le contrat narcissique et les alliances structurantes. Le contrat
qui lie les membres d’une institution à l’objet commun partagé est
d’ordre narcissique et anti-narcissique (il exige le détachement de partie
de soi pour investir l’objet1 ). Lorsque l’investissement de l’image des
fondateurs est mis en cause par l’extérieur, dont la tâche est au contraire
de fournir un étayage aux membres de l’équipe, le repli narcissique dans
le deuil du fondateur est consécutif à l’éprouvé d’un écoulement, d’une
vidange.

Causalité réalitaire et fantasme de transmission


Après avoir essayé de mettre au jour comment l’imaginaire de l’ins-
titution interprète ce qui est en jeu dans la fondation, je crois utile de
souligner une fois de plus une difficulté dans la compréhension des
processus de transmission de la vie psychique entre générations. Dans
les situations catastrophiques, comme celles que je viens d’évoquer, et
dont la composante traumatique est relativement importante, il est assez
fréquent de constater que les théories relatives à ce qui a été — ou n’a
pas été — transmis par le fondateur accordent un rôle déterminant, sinon

1. Un article de M. Segoviano (2001) sur la groupalité narcissique primaire rend bien


compte de ces enjeux. Elle définit la groupalité narcissique primaire comme le négatif du
moi, ce que le moi a dû perdre-abandonner pour « faire groupe », « faire un groupe ». Sa
position est donc proche et de celle de Freud et de la notion d’anti-narcissisme. Toutefois
elle développe cette proposition que le groupe est pour le moi ce que le sujet ne cessera
jamais de désirer : faire coïncider les bords du moi et ceux du groupe, sans interstices,
sans fissures, être un groupe. À mon sens, le meneur fondateur incarne cette coïncidence,
il la met en œuvre.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 71

exclusif souvent univoque à des représentations réalitaires de la causalité.


La substance du discours est celle-ci : nous ne faisons que répéter sans
transformation ce qui nous arrive, c’est le résultat d’une transmission
directe, brute, de l’origine et nous le transmettons tel quel. Les tenants de
ce discours, qui ne reconnaît dans des éléments du passé qu’une destinée,
sont généralement peu enclins à travailler sur ce qui se répète et sur
les modalités et les fonctions de la répétition. La répétition ne peut être
qu’un destin, non une manière de traiter psychiquement un trauma, une
énigme, un non-sens. La catégorie de l’après-coup est hors de pensée.
Ce discours sert essentiellement à doter d’une cause fatale une histoire
dont chacun dans l’ensemble, pour des raisons qu’il ignore et qu’il sou-
haite maintenir ignorées, subit passivement les effets, en cela soutenu par
les autres membres de l’institution. Un autre cas de figure peut apparaître,
dont le discours s’organise sur la base d’une exigence surmoïque de
reproduire à l’identique les énoncés et les mises de l’origine, sous peine
de trahison des idéaux fondateurs. Je qualifierai volontiers ces positions
d’idéologiques, au sens où elles maintiennent, contre le processus
de transformation, les exigences de l’idée toute-puissante, de l’idéal
narcissique et de l’idole censée protéger du doute et de l’imperfection.
Ces positions, qui laissent de côté l’importance de la fantasmatique et
de la création mythopoïétique dans le processus de transmission, figent
l’origine dans une scène et dans des objets immuables, persécuteurs ou
idéalisés. Elles ne se limitent pas à maintenir une conception réalitaire de
la causalité dans les phénomènes de la transmission, elles la dépouillent
de toute représentation possible d’un écart entre l’origine et les mises
imaginaires de la fondation.
Assurément, la répétition du même à travers les générations est
une des modalités de la transmission : c’est une transmission sans
transformation des objets psychiques qui n’ont pas été traités par la
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

fonction pré-symbolisante du fantasme. En introduisant la notion de


fantasme de transmission (Kaës, 1993), mon but n’était pas d’évacuer
les transmissions brutes, répétitives, non transformées. Il était principa-
lement de mettre l’accent sur la construction de scénarios inconscients
dans lesquels se représentent les objets, les processus et les sujets de la
transmission de la vie et de la mort psychique. Je soulignais qu’en faisant
porter le travail psychique sur cette activité fantasmatique, nous nous
mettions du même coup en rapport avec la représentation de l’origine de
la vie psychique et, conjointement, avec celle de l’origine du sujet dans
la scène des origines. Autrement dit, introduire le rôle du fantasme de
transmission et de la fonction de la répétition dans l’analyse permet de
rendre compte de ce que la transmission de la réalité psychique a partie
72 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

liée avec une réalisation de désir et avec la défense contre celui-ci. Cette
découverte implique une perte : l’idée que nous sommes absents comme
sujets de ce dont nous héritons. Cette idée sert à nous maintenir toujours
innocents, mais au prix d’être toujours dupes et toujours coupables1 .

À propos de l’activité et de la position mythopoïétique

O. Nicolle a bien montré dans le chapitre qu’il a écrit dans cet ouvrage,
que « la mythique du groupe est un élément méthodologique essentiel
de l’intervention élaborative et de l’analyse des transferts du groupe et
dans le groupe ». Je suis en accord avec lui sur ce point, mais je crois
utile de mettre en tension cette activité, et cette « position », avec deux
autres modalités de représentation.
Dans L’Appareil psychique groupal (1976) et plus récemment dans
Un singulier pluriel (2007), j’ai avancé et soutenu l’idée que les groupes
et les institutions s’organisent sur trois principales positions mentales
qui correspondent à des visions du monde (die Weltanschauungen) : la
position idéologique, la position utopique et la position mythopoïétique.
Ces positions ne correspondent pas à un ordre évolutif, mais elles se
forment et se stabilisent à certains moments de l’organisation mentale
du groupe ou de l’institution. Toutes ces positions sont porteuses de
représentations sur la causalité et forment un système plus ou moins
ouvert d’explication du monde, de l’origine, de la fin et des finalités du
groupe.
La position idéologique est sous l’emprise de la toute-puissance de
l’idée, de la suprématie de l’idéal et de la tyrannie de l’idole (du fétiche).
Porteuse de certitudes absolues, elle est réglée par un pacte narcissique
rigoureux, qui ne tolère aucune transformation. Elle est impérative,
soupçonneuse, elle n’admet aucune différence, aucune altérité et pro-
nonce des interdits de pensée. Elle se fonde sur le pôle isomorphique de
l’appareillage. Elle est sous-tendue par des angoisses d’anéantissement
imminent et par des fantasmes grandioses de type paranoïaque. Elle
est aussi une mesure défensive contre les moments chaotiques. J’ai

1. Je dois dire que je poursuivais un second but : critiquer les conceptions mécanicistes,
réalitaires et dangereusement simplificatrices de la transmission de la vie psychique
lorsque, dans la clinique des groupes, des institutions et des familles, elles servent de
support à des interprétations qui ne laissent aucune place à l’activité psychique. Non
parce que celle-ci aura été entravée et que de ce fait la répétition se sera imposée, mais
parce que paradoxalement une conception positiviste du déterminisme l’emporte sur une
conception qui, pour rester psychanalytique, admet les effets de la réalité psychique sur
l’histoire, et celle-ci comme une construction.
L E DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS ... 73

montré que cette position est particulièrement mobilisée dans les deuils
traumatiques du fondateur : il s’agit alors d’obéir à l’exigence surmoïque
de reproduire à l’identique les énoncés de l’origine.
La position mythopoïétique soutient une mentalité fondée sur l’activité
de représentation de l’origine, des fins ultimes et des accomplissements
du destin d’un groupe, d’une institution, d’une société et, plus généra-
lement, de l’univers. Ce type de récit est soutenu par une position dont
l’avènement a pour condition une crise, une détérioration, une perte du
sens ou une incertitude à son propos. Par différence avec la position
idéologique, la position mythopoïétique fabrique du sens nouveau qui
inclut la représentation de la catastrophe. Elle est une sorte de fabrique
de sens ouverte à ses aléas, à sa complexité et à son propre processus de
production, c’est-à-dire à sa généalogie. Elle est de ce fait tolérante à des
versions successives, éventuellement contradictoires, du mythe initial, si
toutefois nous parvenons à lui reconnaître un commencement.
La position utopique a elle aussi pour socle une expérience de crise et
une représentation de catastrophe. Mais ses modalités d’élaboration sont
différentes de celle de la position idéologique. Elle oscille entre « jeu
et folie raisonneuse », entre l’espace potentiel et les écrous de la raison
délirante. Elle imagine un non-lieu de la catastrophe, qui est en même
temps le lieu d’une possible révolution. Elle peut donc aussi bien se
transformer en position idéologique lorsque le possible devient impératif
et univoque, elle devient alors systématique et cherche à s’incarner dans
l’histoire, ou bien en position mythopoïétique lorsqu’elle maintient un
espace onirique, lorsqu’elle demeure ponctuelle et soutient un projet de
devenir, autrement dit lorsqu’elle reconnaît aux penseurs un pouvoir de
pensée. C’est en ce sens qu’O. Nicolle a raison de dire qu’« écouter en
analyste le mythe d’un collectif, c’est avant tout prendre en compte la
diachronie de ce groupe, et la dualité mythe/histoire qui accompagne
tout groupe. Cela revient donc aussi à ménager la symbolisation possible
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

d’un autre récit, celui-ci mémoriel, qui pour l’instant reste latent, et
qui eût fait histoire... et fera peut-être histoire, en cela qu’il fournira
alors les éléments significatifs permettant de comprendre le passé de
soi et du groupe comme la séquence des « engendrements » de faits
psychiques amenant la nécessité relative des crises dépassées, et/ou de
la crise actuelle ».

Note sur le travail psychique du deuil du fondateur


et le travail de l’analyste
Le travail psychique de l’institution est de faire le deuil de l’idéa-
lisation et de réduire la persécution, parce que ce sont des réponses
74 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

aliénantes, pathogènes, à la souffrance de la perte et du deuil insurmon-


tables. Notre travail consiste, j’y reviens, à reconnaître comment ces
objets, ces angoisses et ces processus reviennent dans le transfert. Nous
pouvons observer deux manières de résister et de ne pas faire le deuil :
ou bien placer l’intervenant dans la position du fondateur idéalisé, à la
place de l’Ancêtre, qui est aussi la place du mort. Ou bien il est placé
dans celle du persécuteur, il lui est signifié : « Tu ne seras pas celui qui
prendra la place du fondateur, tu ne peux être qu’un persécuteur, comme
lui qui nous abandonne, et jamais personne ne le remplacera. » C’est
cette oscillation entre ces deux phases qui rend possible un travail sur
la place occupée par le fondateur dans le processus-acte de fondation,
à la condition que le psychanalyste puisse en recevoir les effets dans le
transfert, en entendre le sens et être suffisamment disponible à sa propre
inscription généalogique.
Le deuil dans une institution traverse et affecte les différents niveaux
de la vie psychique en institution : deuil personnel, deuil d’un groupe
dans ses relations avec le fondateur, deuil de l’institution. Lorsque ces
deuils multiples s’effectuent, dans des tempos différents, l’institution
imaginaire s’offre de nouveau à un héritage : les conditions pour hériter
du fondateur sont alors réunies.
Chapitre 4

UN NARCISSISME...
EN HÉRITAGE
André Missenard

U NE « régulation psychanalytique » au long cours est parfois néces-


saire lorsqu’une institution soignante rencontre des difficultés ou
des blocages de son fonctionnement et que sa tâche primaire — le soin
— ne peut s’accomplir de façon satisfaisante.
On apporte ici le récit de ce qu’il en est d’une telle régulation, soutenue
par l’expérience psychanalytique des groupes, de ce qu’il en est de sa
dynamique inconsciente latente — ici narcissique — et de la perspective
d’un héritage possiblement transmis.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Dans une telle régulation deux psychanalystes proposent qu’un dis-


positif approprié soit mis en place, que l’équipe institutionnelle se
réunisse avec eux pour des séances qui se déroulent dans des règles
de fonctionnement précises préalablement énoncées. Dans ces séances,
les analystes interviennent de leur place, sur ce qu’ils ont à exprimer du
fonctionnement des échanges entre les membres, non sur le contenu.

AUTO - INVESTISSEMENT ET NOURRISSAGE


La régulation évoquée ici avait été décidée après une démarche faite
par une psychanalyste, Rolande, auprès d’un analyste ayant l’expérience
76 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

des groupes. Elle s’exprimait en son nom et en celui de l’institution où


elle était depuis longtemps et qu’elle avait connue dans des fonctionne-
ments satisfaisants, maintenant disparus. Des débats y étaient engagés
depuis longtemps sur le principe d’une intervention et sur sa nature :
organisationnelle ? psychosociologique ? psychanalytique ? La décision
avait été enfin prise et Rolande en formulait la demande.
Elle avait dans l’institution une place reconnue de psychanalyste,
souffrait de la situation et désirait une intervention psychanalytique.
Car la souffrance était multiple, à la fois relationnelle et identitaire :
relationnelle dans l’image que l’institution avait d’elle-même, dans les
liens que les membres n’avaient plus entre eux, dans l’impossibilité
où ils étaient de trouver dans l’institution les références identificatoires
professionnelles qu’ils ressentaient ne plus avoir. Mais la souffrance était
aussi celle des patients, c’est-à-dire des enfants, parfois des nourrissons
et de leurs mères.
L’analyste consulté à l’écoute de ces symptômes donna rapidement
son accord à la demande d’intervention. Il l’assumerait en collaboration
avec une collègue.
Les séances de régulation commencèrent puis se déroulèrent au rythme
prévu. D’abord confuses et conflictuelles, à l’image du fonctionnement
institutionnel, elles devinrent peu à peu centrées sur les cas cliniques qui
y étaient rapportés. Un ou plusieurs soignants en difficulté en apportaient
le récit et celui des problèmes et conflits qu’ils rencontraient. Ainsi le
cas devenait le centre de la séance, et un fonctionnement groupal pouvait
se développer peu à peu. La parole était libre, qui était prise par ceux qui
réagissaient à l’écoute du cas, apportant leurs associations qui faisaient
écho à ce que le cas mobilisait en eux. Les situations cliniques où mère
et enfants étaient présents dans leurs liens précoces étaient notamment
la source des associations des soignants.
Ce matériel associatif éclairait la situation clinique présentée ; il
avait comme caractéristique sa diversité, il émanait des soignants qui
étaient sans lien transférentiel direct avec le cas ; il était contenu dans
l’espace psychique de la séance et contenu également dans le groupe
alors rassemblé, en présence et avec les analystes. Dans la dynamique de
la séance, les cas cliniques rapportés sont en fonction d’objet tiers. Du
fait du récit qui en est fait, ils deviennent des objets communs et partagés
par tous les membres présents. Et ceux-ci sont, de ce fait, alors constitués
en une unité groupale, une enveloppe psychique.
En séance, au lieu de se nourrir (« le groupe est une bouche » rappelait
Anzieu) de ses malaises, de ses conflits institutionnels et personnels, le
groupe se nourrit en séance de ses échanges cliniques sur le cas ; les
U N NARCISSISME ... EN HÉRITAGE 77

conflits n’y sont pas absents mais ils concernent un objet différent de la
personne des membres qui s’y impliquent. Le groupe en se nourrissant
ainsi se construit, s’unifie et s’investit lui-même, du fait du travail
psychique qui s’y fait. Le résultat lointain du travail clinique a été une
modification du climat institutionnel. Il a été rapporté en séance plus tard
l’indication que « dans l’institution, maintenant on se parle ».
Cette dynamique des séances était préparée, implicitement, par l’effet
dynamique initial produit par la mise en place du dispositif proposé
par les analystes et accepté par l’institution. C’est dans ce dispositif
qu’étaient prévues les séances régulières de travail de l’institution entière
avec les analystes. Le groupe qui se constituait comme tel dans les
séances où les cas étaient débattus s’installait dans un espace psychique
pré-investi, avant même la première séance.
Du côté des analystes, dès lors qu’ils avaient donné leur accord
à la demande d’intervention, leur investissement du groupe à venir
transparaissait dans le moment même où ils présentaient le contenu
du dispositif aux membres de l’équipe. Un transfert (ou contre-transfert)
des analystes était déjà présent et était perceptible aux oreilles attentives
des soignants alors en malaise et en attente des effets positifs à venir de
l’intervention.
Cet instant de présentation du dispositif avait été un moment charnière
entre l’institution malade et le groupe qui allait prendre naissance dans
le dispositif annoncé et en présence des analystes. Ce groupe composé
des membres de l’institution aurait un fonctionnement différent de celui
de l’institution dont il deviendrait, dans l’expérience à venir un analogon,
et dont celle-ci pourrait tirer bénéfice.

AU MIROIR DU GROUPE
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Au-delà des particularités du travail psychique de chaque séance, une


dynamique inconsciente anime l’équipe au fil du temps.
Au cours d’une séance, un cas clinique très difficile avait été rapporté :
celui d’une mère avec son enfant, un nourrisson, les deux dans un
état grave, psychiquement, sans pronostic mortel toutefois. Le cas était
complexe, d’une approche incertaine, compte tenu des réactions de fuite
de la mère devant les perspectives thérapeutiques ou de soutien. Des
relations infantiles précoces défaillantes de la mère se répétaient dans
son lien à l’enfant. La famille était morcelée.
En séance, un débat s’était engagé entre les membres de l’équipe
rassemblés, un débat vif, très vif même, parfois violent. Les conflits entre
78 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

les membres de l’équipe, bien que multiples, avaient dessiné cependant


le désir que cette patiente soit confiée à une seule soignante, une des
analystes de l’équipe. Était-ce là le reflet d’une dynamique psychique
latente dans laquelle les conflits de la patiente seraient contenus par une
psyché unique ? Était-ce aussi l’ébauche d’un mouvement de transfert
négatif déplacé sur une psychanalyste de l’équipe ? Il fallut aux analystes
un certain délai pour saisir que les échanges en séance étaient une
réplique en miroir des conflits qui constituaient le fonctionnement
psychique de la patiente. Un des analystes en fit la remarque. Le silence
s’établit. Puis un travail d’élaboration du cas et des problèmes qu’il
posait à l’équipe s’engagea.
On peut voir sans doute dans ce mouvement une ébauche d’un transfert
négatif déplacé visant les analystes. On peut y repérer aussi la manifes-
tation d’un désir qu’à côté de la diversité des positions psychiques des
soignants en conflit, se dessine une relation avec une psyché unique qui
les rassemble tous et donne une contenance à l’éclatement de la psyché
de la malade.
Mais de façon plus affirmée les conflits intenses qui agitaient les
soignants étaient-ils liés à la structure de la patiente et aux effets que
de tels patients peuvent avoir en écho, en résonance sur le fonctionne-
ment des équipes. On retrouve là les théorisations de A.H. Stanton et
M.S. Schwartz rapportées par J.-P. Pinel1 , ainsi que celle de P.-C. Raca-
mier ; on reprendra plus loin la question de l’imaginaire.
L’intervention de l’analyste a un effet de réorganisation immédiate du
fonctionnement de la séance. Elle formule la nature du « matériel » de la
séance (les conflits de la patiente déplacés sur le groupe) et elle « situe »
ce matériel — elle lui donne un site — à l’intérieur de l’espace du
groupe. Elle énonce ce qu’est le contenu de la séance dans le contenant
qu’est le groupe, dans l’enveloppe psychique qui l’unifie. Alors cesse le
phénomène de reflet, de réplique observé jusqu’alors, du fonctionnement
psychique de la patiente, analogue à celui qui est observé dans les
institutions soignantes, évoqué par J.-P. Pinel. Et une représentation
advient qui fait percevoir ensemble à la fois le groupe et la représentation
de la psyché de la patiente, c’est-à-dire les deux parts (le contenu et le
contenant) clivées dans la séance : elles sont alors réunies.
La verbalisation a permis au groupe d’accéder à une représentation
de lui-même dans son fonctionnement. Et de travailler ensuite sur son

1. Cf. supra.
U N NARCISSISME ... EN HÉRITAGE 79

objet, ré-unifié, le cas clinique de la malade et les problèmes qu’il pose à


l’institution.
L’intervention de l’analyste a procédé de sa position de retrait et de
sa double écoute, celle du matériel — les conflits qu’il entend — et
celle du groupe comme tel dont il a la représentation latente dans sa
psyché ; l’élaboration préconsciente et inconsciente qui se fait en lui
donne naissance à son intervention. L’ensemble étant indissociable aussi
de l’appareil psychique individuel et groupal de l’analyste, au point où il
en est alors de son évolution.
La référence est à faire dans cette séance à la dimension de l’ima-
ginaire. Elle est présente dans le phénomène de reflet que le groupe a
donné du fonctionnement psychique de la patiente, un reflet silencieux
et sans autre conséquence que la répétition sans fin des conflits. Elle est
surtout présente dans une référence à J. Lacan. Très tôt, dans ses premiers
travaux, il avait souligné, dans le règne animal, l’effet de l’image. Avec
le stade du miroir, il montre que l’image que l’enfant y trouve est investie
par sa mère et désignée par elle (et de la main et de la voix) ; elle donne
alors accès à une représentation du Je de l’enfant, vécue par lui dans
l’« assomption jubilatoire » d’une expérience fondatrice d’une structure.
Elle est alors acquise et, éventuellement, reproductible. Et quand advient
cette image structurante sont dépassés les fantasmes de corps morcelé
qui dominaient jusqu’alors la psyché de l’infans.
Dans la séance du groupe, l’intervention de l’analyste fait que, d’une
part le matériel (les conflits), c’est-à-dire le contenu du groupe, et d’autre
part son image, celle de son lieu, sont rassemblés et sont structurants.
Le groupe (sa représentation) peut aussi fonctionner comme étant « lui-
même », se retrouver après s’être « perdu » dans la répétition sans fin
des reflets de la psyché de la patiente. Un des effets de « l’assomption »
nouvelle du groupe (de sa représentation) est une réunification en séance
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

du fonctionnement morcelé/éclaté de la patiente.


Il en est aussi un autre : celui qui s’exerce sur le fonctionnement
individuel des membres tel qu’il est entraîné par l’état de souffrance de
l’institution : ce qu’on a désigné naguère comme le « flou des limites du
moi » comme l’inquiétant1 s’y trouve, avec les identifications projectives
entre les membres (et/ou les sous-groupes), avec les jeux transférentiels
multiples entre les « groupes internes » (dans la conception de R. Kaës)

1. Cette traduction nouvelle de J. Laplanche est retenue de préférence à celle des Essais
de psychanalyse.
80 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

de chacun des membres, avec les transferts narcissiques sur les fonction-
nements psychiques précoces de chacun (ce que J. Ludin désigne comme
« l’imaginaire ») ; un dernier effet porte sur les liens.
Sur les liens attaqués, la réactualisation d’une représentation d’un
fonctionnement psychique commun, groupal, a aussi des effets de
regroupement psychique.
Il y a dans cette séance à la fois un jeu de miroir et d’images, un jeu
d’enveloppes narcissiques et un jeu de transferts narcissiques. Toutefois,
au-delà de la dynamique particulière de cette séance, subsistent, latents,
les effets continus de ce qu’a été le transfert originaire, celui qui est né de
la rencontre inaugurale, d’où a procédé la décision de faire la régulation
et son accomplissement.
Cette rencontre avait été celle de l’évocation de la souffrance, celle
de l’institution, celle des membres et celle des patients, notamment des
enfants et des nourrissons. De l’investissement narcissique en miroir qui
a alors joué, ont résulté la décision de la régulation et sa réalisation. Ce
transfert fondateur est resté présent dans la vie institutionnelle.

M ORT / NAISSANCE ET ORIGINE


Une autre séance révèle un fonctionnement narcissique différent.
Contrairement aux séances habituelles qui rassemblent la quasi-totalité
des membres de l’institution, celles qui précèdent immédiatement la
période des vacances sont moins fréquentées. La séance relatée ici
rassemblait une dizaine de soignants et un seul des deux analystes du
couple, l’homme.
Cette séance fut rapidement centrée sur le cas, jadis bien connu dans
le service, d’un enfant atteint d’une maladie incurable, que sa mère
très bouleversée avait étroitement entouré : il avait été longtemps suivi
par plusieurs soignants. Le récit qui en était fait en séance évoquait
l’investissement dont le couple mère/enfant avait été l’objet (l’enfant
était mort quelque temps après avoir quitté le service).
Dans la séance ici évoquée, la participation des membres avait été
intense, comme si l’affect du passé resurgissait dans l’actuel. Ce fut
une séance émotionnellement chargée. L’évocation de cette situation
avait occupé la quasi-totalité de la séance, ceux qui l’avaient vécue
retrouvaient ce qu’ils avaient éprouvé alors, ceux qui ne le connaissaient
pas écoutaient, participaient dans un silence attentif. Des liens étroits
nés des affects remémorés se tissaient entre tous. Un groupe très uni se
constituait, où chacun se repérait dans chacun des autres et dans une
U N NARCISSISME ... EN HÉRITAGE 81

représentation du groupe réuni dans la séance ; un corps commun unique


se constituait et s’investissait lui-même. L’analyste se percevait comme
participant, soutenant et contenant ce fonctionnement.
La tonalité psychique accompagnant l’évocation d’un passé doulou-
reux gardait un caractère très actuel et une note de plaisir commun s’y
ajoutait. La mobilisation psychique de tous les participants créait un
sentiment de communion et une cohésion de tous dans le groupe, était
l’origine potentielle d’un plaisir discret mais présent. Des questions se
posent, relatives au fonctionnement de cette séance.
De quoi procède donc le retour d’un passé qui certes fut dramatique et
douloureux pour l’équipe, mais qui est lointain, n’a jamais été mentionné
jusqu’alors et dont on peut penser qu’il est depuis longtemps dépassé ?
Cette séance a un caractère exceptionnel à différents égards. Elle est
d’abord la seule parmi toutes les autres où la question de la mort, comme
telle, comme réalité affrontée et vécue par l’équipe soignante ait été au
premier plan. Elle l’est aussi par le fait de la présence d’un seul des
psychanalystes, l’homme. Dès lors, la question du transfert se pose, car
l’analyste homme est celui qui jadis a reçu la demande d’intervention
qui lui était adressée. Et figurait dans la demande l’expression de la
souffrance, depuis longtemps présente, celle de l’institution notamment ;
celle-ci était décrite comme perdue à son propre fonctionnement : il n’y
avait plus de représentation d’une association globalement à l’œuvre
dans son unité psychique, nécessaire à l’accomplissement de sa tâche
primaire, le soin. La souffrance était aussi celle des membres désunis,
désidentifiés, chacun se sentant isolé et recherchant des repères identifi-
catoires professionnels devenus pour lui incertains.
Dès lors la présence de l’analyste seul, comme il l’avait été au temps
premier de la demande et de l’« éclatement » psychique de l’institution,
n’a-t-elle pas réactualisé dans le transfert ce qui faisait alors problème...
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

avec l’espoir, l’attente qu’une réunification de l’institution surviendrait,


comme cela avait été le cas, jadis, avec la régulation ? Dès lors est-ce
que l’expérience de la séance n’est pas celle d’une cohésion, d’une
« communion », d’un sentiment de regroupement de tous... comme ce fut
progressivement le cas depuis la réalisation de la régulation ? Et le plus
petit nombre de membres présents rendait la reconstitution d’un groupe
plus facilement accessible.
L’analyste pouvait se percevoir à la fois dans sa position d’analyste
et en même temps comme membre avec les autres de l’unité groupale
retrouvée. L’évocation de la mort en cette séance pouvait avoir une
fonction très actuelle de représentation de ce qui, à l’origine, avait pu être
présent, de façon latente, lorsque l’institution était perdue à elle-même,
82 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

désorganisée, inefficace et dans l’impossibilité de soigner, c’est-à-dire


d’être dans le mouvement du désir qui avait pour effet de l’animer, de
la faire vivre. La présence, dans cette séance unique, de l’analyste seul,
renvoie possiblement aussi à un autre aspect du passé, de l’origine de la
régulation.
Dans la rencontre qui s’avéra fondatrice de la régulation et du groupe
qui prit naissance dans le dispositif des analystes, fut évoquée aussi
la souffrance des enfants, des nourrissons et de leurs mères, et des
incertitudes qui pèsent sur l’avenir des couples mère/enfant, encore dans
l’indistinction psychique précoce. C’est de cela aussi que la demande
était porteuse, et c’est à cela aussi que l’analyste consulté avait pu réagir,
éventuellement, en s’identifiant à la psychanalyste qui exprimait ce
qu’elle avait à dire en son nom et en celui de l’institution et qu’elle
ressentait. On peut concevoir un fonctionnement psychique dans la
rencontre qui fut inaugurale, où à partir d’une souffrance complexe
évoquée/apportée, chacun des protagonistes put fonctionner en miroir,
mais aussi en identification narcissique.
Le premier fonctionnement narcissique dans cette régulation psycha-
nalytique se situe donc dans la rencontre inaugurale. La psychanalyste de
l’institution avait soutenu sa demande d’intervention psychanalytique en
témoignant des souffrances institutionnelles, individuelles, de la sienne
propre et de celle des patients (enfants et mères). Son désir était manifeste
que prenne fin avec l’intervention à venir une longue période difficile.
L’acceptation de la demande avait été rapide. Il apparut plus tard que cet
échange avait été vécu par l’institution comme un acte fondateur de la
régulation (et du groupe qui, depuis, y fonctionnait) dans les séances et
qu’il restait inconsciemment idéalisé, dans la psyché des membres du
groupe.
Ainsi, pouvaient être supportées les souffrances qui étaient à l’origine
celle de l’institution (éclatée), celle des soignants (« désidentifiés »),
celle des patients (les enfants et leurs mères dans leurs liens précoces
d’« indistinction psychique »). Un autre fonctionnement narcissique
latent s’est révélé, s’est actualisé dans la séance de groupe où l’analyste
était seul présent et que la situation d’origine de la régulation se
réactualisait.
Avec l’évocation d’un enfant mort, lequel appartient au passé, c’est
la problématique actuelle de la mort qui s’actualise ; c’est-à-dire de
la pulsion de mort, de la « non-vie » de l’institution « éclatée », des
souffrances des soignants réduits à l’impuissance thérapeutique, celle
des enfants potentiellement condamnés. Et s’impose en séance un
fonctionnement groupal unifié, compact, dans l’uniformité d’un vécu
U N NARCISSISME ... EN HÉRITAGE 83

où l’indistinction émotionnelle entre les membres s’impose, incluant


l’analyste. Devant la prégnance de la pulsion de mort, il n’y a plus alors
dans le fantasme qu’un seul corps, un bloc narcissique sans faille1 .
Dans la même séance, il est donné à vivre à l’analyste qu’il est en effet
aussi lui-même, dans sa position, distinct, différent de l’ensemble réuni
en une unité. Et ce mode de fonctionnement est aussi à d’autres instants,
celui des autres membres du groupe où chacun, « chaque-un » peut
s’éprouver à la fois perdu et retrouvé dans un fonctionnement psychique
connu et affirmé dans une distinction qui le fait se percevoir, original lui
« même » à côté/avec les autres dans un « singulier pluriel » (R. Kaës).
Ces fonctionnements sont aussi des fonctionnements transférentiels
narcissiques pénétrés de la libido qui imprègne les fonctionnements
psychiques précoces groupaux/familiaux de la psyché.
La fantaisie d’une figure groupale peut illustrer ce qu’il en est du
fonctionnement pluriel et individuel : après une naissance une famille
se réunirait en rond et le nouveau-né passerait de bras en bras, de
l’un à l’autre. On peut proposer que ce que chacun mobiliserait en lui-
même dans ce portage pourrait laisser sa marque dans le fonctionnement
naissant de l’infans, et que les traces en seraient alors héritées latentes.
Ces remarques sur le narcissisme en situation de groupe dans le
cours d’une régulation psychanalytique sont dans ce travail dégagées
et soulignées. À leur côté gardent toute leur place les cas cliniques,
les problématiques du transfert, les effets du travail du groupe sur
l’institution elle-même, la présence des conflits dans l’unité groupale
des séances.

R EGARDS SUR UNE RÉGULATION PSYCHANALYTIQUE


D ’ UNE INSTITUTION SOIGNANTE
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

On a dit (comme on dit « il était une fois » : dans un temps imprécis


et lointain) que face à l’éventualité, réelle ou fantasmée, d’avoir à
assumer/à affronter à l’avenir dans une institution un ensemble d’enfants
condamnés et déjà très malades, un futur responsable aurait pu faire en
sorte que soient alors mises en place deux institutions articulées l’une à
l’autre : l’une serait chargée de recherches et d’innovations tandis que
l’autre recevrait les patients sans espoir.

1. La dimension narcissique du travail psychique de l’analyste se repère aussi dans mon


texte « Narcissisme et rupture ».
84 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Ainsi, dans cette origine légendaire, auraient été présentes dans l’une
la mort et l’angoisse de mort et, dans l’autre, les soins et la vie.
Peut-être l’institution en question dans le travail ici présenté a-t-elle été
marquée par une angoisse de mort qui, dans le fantasme transmis, aurait
touché tous les patients ; aurait-elle alors été originaire et transmise ?
aurait-elle été, inconsciemment, présente ensuite dans le fonctionnement
— en miroir — des deux promoteurs de la régulation ?
Chapitre 5

UN GROUPE
PEUT EN CACHER
UN AUTRE
Luc Michel

UN SOUVENIR D ’ ENFANCE
Enfant j’ai été à plusieurs reprises en famille en France. C’est
d’ailleurs probablement le premier pays étranger que j’ai visité. Je me
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

revois assis sur le siège arrière de la voiture. Sitôt le poste de frontière


franchi, je guettais les signes extérieurs qui me montraient que je
n’étais plus chez moi mais bien dans un autre monde où les conventions
n’étaient pas tout à fait les mêmes. Ce que je croyais universel se révélait
changé. Ainsi la ligne blanche qui séparait en deux parties égales à
ne pas franchir les routes de mon pays devenait soudain jaune. Il en
allait de même de la couleur des phares des voitures que nous croisions.
Je trouvais cela amusant. Pourtant un certain signal de circulation me
paraissait plus étrange, incapable que j’étais d’en comprendre le sens. Il
se trouvait souvent à l’abord d’un passage à niveau : « Attention danger !
un train peut en cacher un autre. » Je ne comprenais pas très bien où
était le danger, comment un train pouvait se cacher dans un autre train !
86 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

DU GROUPE À L’ INSTITUTION ET RÉCIPROQUEMENT

L’analyste de groupe intervient en institution dans des situations


et contextes variés. Tantôt la demande est celle d’une institution en
crise qui nous sollicite afin de la dépasser. Parfois, c’est le désir de
mettre en place une supervision des groupes thérapeutiques qui s’y
déroulent. À d’autres occasions, nous animons un groupe thérapeutique
au sein d’un établissement de soins. Si l’institution est dans chaque cas
présente, elle occupe, dans ces diverses situations, une place différente.
Elle peut être l’objet de la demande formulée d’intervention ou, au
contraire, n’apparaître qu’en filigrane. Ainsi notre porte d’entrée varie.
Par analogie à mon souvenir, nous ferions bien de nous rappeler, lorsque
nous franchissons le seuil d’une institution, le panneau de signalisation à
l’abord de voies ferroviaires. En effet, quel que soit le type de groupe où
nous intervenons dans une institution, celui-ci n’est jamais isolé. Il est
en contact avec tout un ensemble de groupes qu’il contient ou auxquels
il appartient. Autrement dit « un groupe peut en cacher un autre ».
De nombreux auteurs ont souligné l’importance de décrypter avec
minutie la demande institutionnelle avant de proposer la mise en place
d’un dispositif d’intervention. Pensons, par exemple, aux développe-
ments autour de l’analyse institutionnelle (Oury, 1973 ; Rouchy et
Soula-Desroche, 2004). Jean-Pierre Pinel, ailleurs dans cet ouvrage,
l’analyse de façon systématique. Dans ce cas, l’institution est au centre
de l’attention. Cela n’est pas forcément le cas si l’analyste est appelé à
l’origine pour intervenir non pas au niveau institutionnel mais dans le
contexte par exemple d’une supervision d’un groupe thérapeutique qui
s’y déroule. Or, si l’institution est souvent un contenant silencieux, elle
influence forcément ce qui se déroule dans les groupes qu’elle contient
jusqu’à, dans des situations de crises, y transférer ses difficultés. Lorsque
c’est le cas, l’analyste doit remonter les niveaux pour tenter de relier la
problématique à son contexte d’origine.
J’évoquerai tout d’abord un peu plus en détail certains aspects de
cette intrication des différents contenants groupaux et de leurs enjeux. Je
m’efforcerai ensuite, à l’aide d’un exemple, de montrer en quoi cela peut
se refléter sur l’évolution d’une demande et son évolution dans le temps.
Ceci me permettra quelques remarques conclusives sur l’évolution de la
demande au cours du temps.
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 87

E MBOÎTEMENT DES ESPACES

En insistant sur l’intrication constante des divers groupes de natures


différentes, je fais, bien entendu, référence à une donnée importante qui a
trait à la notion d’espace. La superposition de groupes variés délimite des
espaces distincts. Lorsqu’un groupe est défini à l’intérieur d’un groupe
qui le contient, comme peut l’être un groupe thérapeutique à l’intérieur
d’une institution, nous pouvons nous le représenter en termes de création
d’un nouveau sous-espace dans l’espace institutionnel. Ainsi se définit
une série de groupes plus ou moins emboîtés les uns aux autres en
un système hiérarchiquement ordonné. Un groupe thérapeutique qui se
déroule dans une institution est à considérer comme un sous-système de
cette dernière.
L’institution, comme nous le savons, n’est pas une simple organisation
mais renvoie à une histoire, un héritage, une idéologie, des pactes et
des règles qui lui sont propres. Ceci influence le travail de pensée ou
non-pensée qui s’y déroule. Si nous instituons une nouvelle activité
groupale en son sein, cela revient à créer un sous-espace qui contiendra
à la fois les composantes de l’espace institutionnel qui l’englobe mais
aussi des ajouts qui seront, par exemple, la formulation de critères ou
règles particuliers signant l’appartenance ou non à ce sous-groupe.
Nous pouvons l’exprimer autrement : tout groupe, comme tout fait
quel qu’il soit, s’inscrit dans un contexte. Le contexte, selon le diction-
naire est : l’« ensemble du texte qui entoure un mot, une phrase, un
passage et qui sélectionne son sens, sa valeur ». C’est aussi l’« ensemble
des circonstances dans lesquelles s’insère un fait ». Ainsi tout groupe,
qu’il soit thérapeutique, de supervision ou de formation s’inscrit dans
un contexte plus large qui va influencer ce qui s’y déroule. Or nous
savons que le contexte informe de la signification sociale d’un groupe
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

(Hopper, 1992). Comme le rappelle Hopper, un groupe conduit dans


le contexte d’un hôpital psychiatrique, pour prendre un extrême, est
contextualisé de façon très différente d’un groupe en pratique privée.
Vu de « l’extérieur », nous pouvons ainsi voir le groupe au centre d’un
oignon dont les diverses couches sont autant d’enveloppes groupales
diverses qui, à la fois, le traversent et l’entourent. Vu « du centre » du
groupe que nous animons ou supervisons, ce qui va le contenir est plutôt
vu comme des Tiers dont la présence est plus ou moins envahissante selon
les circonstances. Cet emboîtement entre un groupe et une institution
est particulièrement observable lorsque, par exemple, nous supervisons
un groupe qui se déroule dans une institution de patients psychotiques
hospitalisés. Le contexte institutionnel peut imprégner le dispositif d’un
88 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

groupe qui y est mis en place. Ceci peut s’expliquer par un effet de
mirroring et de « résonance » (Foulkes 1965) particulièrement intense.
Le fonctionnement institutionnel reflète alors le fonctionnement du type
de pathologie dont l’institution s’occupe. Aux confusions des limites des
espaces intrapsychiques propres à la psychose, fait écho une confusion
des limites entre les espaces institutionnels. La réverbération de la
problématique est donc bidirectionnelle dans une structure résidentielle :
de l’institution à son sous-ensemble qu’est le groupe thérapeutique
qui s’y déroule et des patients qui le constituent au groupe, voire à
l’institution qui les contient.
Cet emboîtement des champs successifs ne se limite pas à l’institution
mais conduit à ce qui l’entoure et au champ social dans laquelle elle
s’inscrit. Nous faisons habituellement l’économie de l’analyse de ce
large contexte social transubjectif qui reste un fond silencieux sauf en
cas de troubles sociaux. Plusieurs auteurs nous relatant des interventions
d’obédience psychanalytique tant individuelle que groupale dans des
régions aux régimes politiques troublés nous montrent bien comment,
dans des situations d’un contexte social totalitaire, les espaces de pensées
groupales ou individuelles sont influencées et comprimées (Puget et al.,
1989).

DE LA DÉFINITION D ’ UN ESPACE GROUPAL


AUX LIEUX DE PROJECTION GROUPALE
Revenons au temps inaugural de la constitution d’un groupe. Lorsque
nous définissons un cadre de psychothérapie analytique de groupe, nous
introduisons un dispositif avec certaines règles qui vont nous permettre
un accès plus aisé à des processus tirant leur ressource de l’inconscient.
Un des buts que nous cherchons ainsi à atteindre est de rendre possible
une verbalisation et ainsi une secondarisation de certains processus
préconscients. Le rôle de l’analyste est de favoriser les échanges, la mise
en évidence des enjeux fantasmatiques. Tout Tiers, en tant qu’élément
constitutif ou non du cadre est forcément un lieu de projections. La
multiplication de ces tiers plus ou moins identifiés va compliquer la
tâche de l’analyste. C’est du moins mon avis. Nous pouvons penser que
la multiplication des possibilités de déposer des mouvements projectifs
— qui sont souvent des non-dits — va complexifier et diffracter les mou-
vements transférentiels. Certains, à l’extrême, vont être inaccessibles, se
diluant dans des espaces « interstitiels » qui ne font pas partie en soi du
dispositif groupal. C’est ce que Roussillon appellerait la « multiplication
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 89

des débarras » qui vont être dispersés en dehors de la séance ou dans les
alentours, comme l’institution (Roussillon, 1988). Ce sont des lieux où
nous aurons du matériel inaccessible, non mentalisé qui va se déposer.
C’est la tâche alors du thérapeute de démasquer ce matériel, de sortir
d’une situation où il est, par ailleurs, forcément pris comme partie
prenante du dispositif.
Nous avons évoqué ailleurs ce que nous avions nommé « des varia-
tions sur le tiers » en décrivant brièvement l’influence que pouvaient
avoir trois types de tiers : l’institution, la présence d’une caméra vidéo
pendant les séances et celle d’un observateur (Michel, 1998). À chacun
de ces tiers correspondait une tendance à devenir le dépositaire d’une
certaine spécificité du matériel projectif. Je me cantonne à évoquer ici
l’influence du tiers que représente l’institution dans laquelle se déroule
le groupe thérapeutique.

LE TIERS INSTITUTION

Un groupe thérapeutique qui s’inscrit dans une institution est issu


de la dynamique ou de l’histoire de celle-ci. À un moment ou à un
autre surgit le désir ou besoin de créer un espace thérapeutique de
ce type. Il peut être le résultat d’un projet apparemment porté par un
individu singulier ou par l’institution dans son ensemble. La création de
ce nouvel espace, qui se délimite, définit progressivement un lieu investi,
que ce soit positivement ou négativement par l’institution et ses membres.
Ceux qui l’animent sont désormais ses analystes ou thérapeutes. Ceux-ci
doivent établir un cadre, une enveloppe qui permettent au groupe de
développer un sens de lui-même, une « culture » qui lui est propre. Ceci
est particulièrement le cas s’ils font eux-mêmes partie intégrante de
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

l’institution. Ils doivent œuvrer à l’émergence d’un espace distinct dans


une poussée de différentiation plus ou moins bien supportée. Un tel
groupe, pour exister, doit pouvoir en effet se définir un dedans et un
dehors. Ceci est nécessaire pour délimiter un lieu suffisamment sécurisant
pour que se rejouent des identifications. Un travail doit être fait pour
que le groupe puisse se sentir une enveloppe qui marque une frontière
semi-perméable avec le fonctionnement différent de son contenant.
Ainsi un groupe de parole ou un psychodrame dans une institution est
pris entre la poussée projective des individus le constituant et une autre
poussée projective venant de l’institution.
Or comme nous l’avons vu, le groupe est toujours plus ou moins
explicitement issu d’un projet institutionnel. L’institution a donc des
90 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

attentes conscientes et inconscientes. Le groupe, pour l’institution, peut


devenir un tiers sur lequel sont déposées des projections, des envies.
Le groupe peut fonctionner à l’extrême comme l’équivalent du bon
ou du mauvais objet. Pour le groupe, c’est l’inverse car l’institution
peut devenir le mauvais objet contenant. Le thérapeute peut être en
résonance avec le groupe et en partie en parfaite collusion avec ses
membres, identifiant l’objet persécuteur à l’extérieur. Il peut ainsi, et
c’est de bonne guerre, se réserver un rôle de bon objet mais au prix
d’un isolement de son groupe par rapport à l’institution. Or l’analyste
est d’une certaine manière un passeur qui règle ce qui rentre et sort à la
frontière du groupe. Dans une institution il doit être le garant de cette
membrane semi-perméable dessinée entre le groupe et son contenant
institutionnel. Laisser passer certaines choses mais défendre une certaine
frontière qui permette de maintenir un espace spécifique. S’il est membre
de l’institution il ne doit pas oublier son identification de soignant
de l’institution. Il doit être à même de gérer cette interface de façon
plus évoluée que celle du clivage. Ce n’est qu’à cette condition que
l’on est en droit d’attendre un fonctionnement différent de celui des
appareils psychiques des patients de l’institution. On peut dire qu’il offre
la potentialité d’un tel fonctionnement moins clivé.
Nous posons l’hypothèse que le fonctionnement maximal ne peut être
atteint qu’au prix d’un travail de l’analyste dans son rôle de gardien de
la membrane semi-perméable du groupe avec l’institution. Faute de ce
travail, la tendance à la non-mentalisation s’accroît. C’est la voie à ce que
des non-dits ou à ce que des pactes dénégatifs institutionnels passent dans
le groupe qui alors les encrypte. Ce dernier à l’extrême peut être menacé
dans son existence (Kaës, 1988). Le risque est alors de transformer le
groupe en anti-groupe, pour reprendre le terme de Nitzun (Nitzun, 1996).
Rappelons que cet auteur définit l’anti-groupe comme un groupe où
prédominent les processus destructifs menaçant son fonctionnement. Les
processus de déliaison vont dans un tel cas supplanter les processus et
les forces de liaison.
Être attentif à ces aspects est important au début de la constitution d’un
groupe thérapeutique où il s’agit, dans un premier temps, de délimiter
ses frontières (Michel, 1995). Un ensemble de patients se réunissant pour
la première fois n’a en effet pas de culture propre. Il a à constituer sa
propre matrice (Foulkes, Anthony, 1957). Le contexte environnemental
est particulièrement central pour son identité. Cela peut se remarquer
dans les propos des participants lors d’une première séance manifestant
leurs résistances. Ces commentaires touchent ainsi souvent le cadre
environnement et le lien qu’ont les participants avec l’endroit.
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 91

C’est la première séance d’un groupe slow open dans une institution
ambulatoire. La séance vient de débuter et Albert dit que sa présence ici lui
rappelle de très mauvais souvenirs. Il avait déjà été suivi, auparavant, durant
deux ans dans ces mêmes lieux. Décidément c’est très peu accueillant,
ajoute-t-il. Un autre participant renchérit et décrit la salle comme très froide,
mal aérée. Ces défenses et ces attaques contre le cadre sont bien sûr
classiques, mais moi qui conduis ce groupe, je me trouve, comme par hasard,
rappelé dans mon conflit avec l’institution et les vices de construction contre
lesquels je me suis vainement battu. Il y a, l’espace d’un instant, une envie
intérieure de faire corps avec ces remarques, d’entrer dans une alliance et
d’expulser le doute vers l’extérieur, en se dépossédant de tout pouvoir. C’est
le risque pour moi alors d’entrer en résonance, j’expulse dans un tel cas le
mauvais objet sur l’institution, favorisant certes la cohésion du groupe, dans
un premier temps, mais sur un mode de clivage dangereux.

Cet exemple montre qu’il est vital que le thérapeute s’interroge


constamment sur son rapport avec le cadre qu’il a institué et les affects
qu’il ressent à l’égard de l’institution où se déroule son groupe. Certains
diront que c’est la banale question du travail de l’analyste face à
sa contre-attitude ou contre-transfert. C’est certes le cas, mais selon
notre propre pratique, qui nous conduit à mener des groupes dans des
milieux différents comme l’institution et la pratique privée, nous sommes
particulièrement attentifs à ce type de risque, et c’est loin d’être évident.
Nous avons mis du temps, par exemple, à réaliser que l’institution nous
influençait dans le choix de nos indications. Des critères rationnels étaient
certes à la base : nous ne mettons pas un collègue médecin, par exemple,
dans un groupe qui se déroule dans l’institution ; il risque de rencontrer
des gens connus, etc. Mais derrière ces bonnes intentions, il y avait,
croyons-nous, notre propre perception du lieu, de l’espace proposé,
de la manière dont nous l’investissions. Nous avons pris conscience
que nous étions en train de créer des groupes en « première classe »,
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

en privé et, en « deuxième classe », en institution. Le risque dans un


tel cas est des deux côtés : attente que le groupe en privé, loin du
tiers institutionnel, nous gratifie mieux que celui en institution : il doit
être un bon groupe. C’est aussi mettre le tiers institutionnel comme
responsable d’une dévalorisation. Mais que dire de la culture d’un
groupe partant dans de telles conditions ? Nous savons que le groupe au
départ n’existe surtout que comme projet du thérapeute, de son désir. Le
holding de départ, le regard bienveillant de la mère sont hypothéqués par
cette attitude inconsciente du thérapeute. Cela se manifestera alors par
l’émergence de sentiments d’insuffisance dans le groupe. Comme le note
A. Missenard, de façon un peu caricaturale : « Un groupe s’unifie par le
reflet qu’il donne à son moniteur de l’inconscient de ce dernier ou de la
92 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

problématique du moment » (Missenard, 1982). Nous ajouterons qu’il


convient aussi de briser le miroir entre l’institution et le groupe. À défaut
de cela, c’est la problématique du tiers institutionnel que le groupe risque
de refléter.

DU COURANT LAMINAIRE AU TURBULENT


Nous voyons donc comment les différents espaces peuvent interférer.
En temps normal, s’il s’agit d’y être toujours attentif, les niveaux restent
séparés. Il y a une certaine hiérarchisation. Ainsi l’institution n’est pas
au centre de notre attention lorsque nous supervisons un groupe théra-
peutique dans celle-ci. Pourtant, dans certaines circonstances, marquée
par des troubles, la dynamique institutionnelle va devenir à l’avant-scène.
Le groupe thérapeutique qui s’y déroule peut, à l’extrême, devenir un
symptôme de la problématique institutionnelle. La hiérarchie des espaces
se télescope à l’image de la dynamique des flux où un écoulement
laminaire peut, au cours du temps face à des obstacles, se transformer
en turbulences. Celles-ci se manifestent alors bruyamment et peuvent
paralyser le groupe. La problématique du groupe contenu à l’extrême
ne reflète que celle du contenant. La tâche de l’analyste doit être dans
un premier temps de déceler ces mouvements inconscients en cascade.
Dans un deuxième temps il doit tenter de resituer le conflit actif à son
niveau d’origine. C’est un travail parfois de longue haleine où l’analyste
est d’abord pris par le processus de confusion des niveaux, envahi qu’il
est par la problématique institutionnelle. Peu à peu il doit pouvoir s’en
dégager afin de pouvoir restaurer la hiérarchie des niveaux. Sans tomber
dans la toute-puissance, il ne doit pas se transformer en analyste de
l’institution s’il n’a pas ce mandat. Il doit jouer le rôle de facilitateur
à l’élaboration de l’équipe qu’il supervise. À cette dernière d’en tirer
les conséquences. L’exemple suivant devrait nous permettre de déployer
plus en détail ce travail marqué de difficultés et d’errance.

E XEMPLE : CARNET DE VOYAGE D ’ UN SUPERVISEUR

Les débuts

J’ai été amené, il y a quelques années, à intervenir dans un canton voisin


comme superviseur dans le cadre d’une institution pour jeunes adultes. À
cette époque, cette institution, rattachée à un grand ensemble, fonctionnait
de manière autonome. À la fois foyer, elle s’organisait autour d’une structure
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 93

communautaire. La fondatrice y jouait un rôle très actif. Cette dernière avait


mis en place dès l’origine un certain nombre d’activités thérapeutiques. Un
groupe dit dramatique, se déroulait deux fois par semaine. Y participaient tous
les pensionnaires. C’était un lieu investi par tous les soignants. À côté de la
fondatrice, il y avait un groupe de cinq co-animateurs qui étaient choisis dans
les membres de l’équipe. Ce groupe était très investi et désigné comme une
des activités thérapeutiques centrales. Chacun désirait y participer. L’équipe
se réclamait d’une pensée éclectique au soubassement psychanalytique. Ce
qui était conçu à l’origine comme une ouverture, pouvait ainsi se manifester
comme un flou dans la théorisation de la lecture des situations et dans le
mode d’intervention.
J’avais le sentiment que le groupe dramatique à côté de sa vocation théra-
peutique était aussi un lieu de formation convoité. Les plus jeunes soignants
de toutes professions désiraient y participer pour partager l’expérience de
la fondatrice. J’avais été sollicité pour intervenir comme superviseur de
cette activité à une époque où, apparemment, l’équipe n’évoquait pas une
souffrance manifeste particulière. L’équipe, par l’intermédiaire de sa fonda-
trice, m’avait contacté pour me demander si j’étais intéressé à superviser
cette activité, ce que j’avais fait bien volontiers, me rendant régulièrement
dans cette institution. Ce qui intéressait l’équipe, était d’introduire un regard
extérieur à même d’éclairer un peu plus ce qui se passait dans le cadre
de ce groupe. L’équipe se demandait si un analyste pouvait aller un peu
plus loin dans la lecture des séances, enrichir leur approche. J’avais aussi
le sentiment qu’il cherchait à créer un espace pour les aider à mettre en
mots le processus qui se déroulait dans les séances de ce groupe. J’ai donc
assumé cette tâche avec un certain plaisir, me rendant régulièrement dans
cette institution tout au long d’une année. J’y découvrais un fonctionnement
où la directrice, investie comme un père fondateur, m’apparaissait être le
garant du cadre. Elle véhiculait toute une idéologie fondée sur les écrits
communautaires des années soixante. Le dispositif mis en place pour
le groupe dramatique permettait beaucoup de créativité mais restait peu
structuré et flou. Les espaces institutionnel et groupal étaient perméables
l’un l’autre. Cette porosité se manifestait dans les supervisions qui avaient lieu
dans la salle principale du foyer. Nous y étions constamment interrompus par
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

d’autres activités ou l’intervention inopinée de jeunes réclamant l’attention de


l’un ou l’autre soignant. J’avais alors assez rapidement proposé à l’équipe qui
s’occupait du groupe thérapeutique de venir à mon cabinet pour poursuivre la
supervision. Cette mesure était certainement un agir, car peu élaborée de ma
part, pressé de mieux délimiter un dedans et un dehors. J’avais, en tout cas
pour moi, besoin de cela pour me créer un espace de mentalisation. Toutefois
je la formulais plus comme une mise en acte, après avoir évoqué la question
de la nécessité de distinguer les différents espaces tant géographiques
que psychiques. L’équipe avait adhéré à cette proposition. Je peux, dans
l’après-coup, me demander si ce geste n’était pas pour moi un besoin de
prendre un pouvoir. À la fois j’étais dans une institution appelé à superviser
un groupe dont la directrice était aussi la leader charismatique. Déplacer
l’équipe et ainsi déplacer la fondatrice sur mon territoire me confortait dans
94 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

une autre position moins assujettie. Cette question n’a que peu été verbalisée
tant par l’équipe que par moi, tout occupé à discuter du matériel de séances
passionnantes. Est-ce que mon mouvement exprimait un besoin institutionnel
de clarification constructive ou plutôt une lutte de pouvoir au niveau de
l’institution dans lequel j’étais déjà pris ? Je ne peux trancher.

Changement de la direction

C’est une question sans réponse mais que j’ai été amené à me reposer : en
effet, quelques mois plus tard la directrice décida de se retirer du groupe
thérapeutique, trop occupée à ses autres activités tant thérapeutiques que
de gestion. La demande de supervision s’éclairait aussi ainsi certainement
dans l’après-coup comme la mise en place d’une mesure d’encadrement
nécessaire à cette transition. Ce passage de témoin s’effectua aussi par la
désignation d’un couple de thérapeutes choisis parmi les soignants pour
devenir les leaders désignés. Aucun des soignants ne se sentait en effet de
taille pour assumer seul cette fonction. Mon rôle de superviseur consistait
encore plus à être le garant d’une théorie : la grille de lecture du processus
devenant plus clairement celui de l’analyse groupale. Mais qu’allait devenir la
place de ce groupe dans l’institution et surtout son rôle dans la transmission
de la culture de formation spécifique à celle-ci qu’il avait joué jusque-là ?
Pouvait-il rester ce lieu de transmission et d’apprentissage par immersion ?
Pour remplacer la fondatrice, psychiatre, il n’en fallait pas moins d’un couple
formé d’une psychologue et d’un psychiatre.
Plusieurs séances de supervision furent occupées, pendant cette période
de changement, à discuter les enjeux que représentait pour l’équipe du
groupe thérapeutique ce changement. Je n’abordais que peu le versant de
l’institution dans son ensemble car je ne voyais qu’une partie de l’ensemble
des soignants, à savoir l’équipe d’animateurs du groupe. Peu à peu, j’eus
le sentiment que l’histoire de ce groupe thérapeutique, très en lien avec
la fondation en elle-même du centre thérapeutique, devenait une sorte de
préhistoire au niveau du groupe thérapeutique actuel. Il n’était pas aisé pour
les nouveaux leaders de s’investir vraiment dans cette position nouvelle,
inhibés par l’héritage. Je ressentais ma fonction de superviseur comme celle
d’un garant encadrant et mon travail était d’essayer de les affranchir de cette
ombre, certes riche, mais paralysante de l’histoire liée à la fondatrice. Elle
était toujours présente dans l’institution, mais absente désormais du groupe
thérapeutique. Le danger était tant de l’effacer que d’en faire une ombre trop
prégnante.
Nous avons ainsi vécu une nouvelle période, marquée par les aléas habituels
d’une supervision. L’équipe d’animation, périodiquement se renouvelait.
Comme cette supervision avait lieu à mon cabinet, j’avais des échos indirects
de la vie institutionnelle proprement dite. C’est ainsi que j’appris un jour,
qu’en raison d’une réorganisation du réseau dans lequel était inscrite cette
institution, une nouvelle direction allait être mise en place. La fondatrice allait
quitter le foyer. La nouvelle direction allait changer l’orientation de l’institution.
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 95

Si elle restait une structure d’accueil de jeunes adultes, elle changeait de


philosophie en quittant le modèle communautaire pour s’inscrire dans un
modèle plus franchement médical. Ceci se traduisit dans l’organisation
des équipes. Celles-ci devinrent structurées de façon plus hiérarchique
et le pouvoir médical fut renforcé. Les supervisions continuèrent de façon
régulière sans qu’apparemment ces changements influencent directement
le groupe thérapeutique. Toutefois, après quelques mois, les deux soignants
qui avaient repris la fonction de leaders du groupe, un psychiatre et un
psychologue, décidèrent de quitter l’institution également. Ils se sentaient en
effet trop liés à son histoire et n’approuvaient pas le nouveau changement
d’orientation. L’équipe, en accord avec la nouvelle direction, désigna un
éducateur comme nouveau leader. Celui-ci était membre depuis longtemps
de l’équipe thérapeutique et participait comme co-animateur au groupe. La
nouvelle direction insistait pour que le groupe thérapeutique se perpétue,
trouvant que cette activité devait garder une place importante dans le suivi
thérapeutique des patients. Si, jusque-là tout pensionnaire, sauf contre
indication, était le bienvenu dans ce groupe, la sélection devait se faire
désormais après une indication médicale.
L’équipe d’animation du groupe, emmenée par son nouveau leader, était
quelque peu déstabilisée. Je partageais leur incertitude et n’étais plus très
au clair de mon rôle.
Je sentais le groupe d’animateurs du groupe à la fois motivés à poursuivre
ce type d’activité auquel ils croyaient tout en éprouvant le sentiment de subir
une situation sur laquelle ils n’avaient que peu de prise. Je leur proposais
donc de préciser et de redéfinir ce qu’ils pensaient pouvoir offrir aux jeunes
avec cette approche groupale et de le présenter sous forme de projet à
la nouvelle équipe dirigeante. Ne sachant plus très bien où me situer, je
proposais par ailleurs de rencontrer le médecin chef afin, pour ma part, de
mieux préciser les contours de ce changement et mon rôle éventuel dans
la nouvelle organisation. La nouvelle équipe dirigeante m’assura combien le
groupe thérapeutique était important et apprécié. Ce groupe recelait en
effet tout un savoir et une expérience accumulés au cours des années
précédentes que l’on tenait à conserver et développer.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Je partis de cet entretien fort agréable en ayant le sentiment de devenir une


sorte de grand-père, désormais dépositaire d’un savoir-faire, d’une expé-
rience et d’une histoire institutionnelle. Je trouvais intéressant et réconfortant,
en tout cas dans le discours manifeste de la direction, que l’héritage puisse
être accepté.

Changement du modèle

J’ai donc poursuivi la supervision régulière de ce groupe qui se déroulait


deux fois par semaine. Le leader de l’équipe d’animation était désormais,
comme je l’ai déjà dit, un éducateur expérimenté qui était d’ailleurs un des
derniers représentants de la première équipe. Au fil des mois, un problème
important fut soulevé. La direction avait en effet redéfini pour cette institution
96 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

une structure fondée sur une hiérarchie médicale et psychothérapique. Les


soignants avaient désormais des tâches et responsabilités spécifiques en lien
avec leur formation : les psychothérapies étaient sous la responsabilité d’un
psychiatre ou psychothérapeute. Les éducateurs s’occupaient d’éducation,
etc.
Or ce groupe dramatique, reconnu comme lieu thérapeutique et de for-
mation, était mené par un éducateur. Nous étions face à une sorte de
double contrainte institutionnelle : votre groupe est très formateur, mais
vous ne pouvez pas former car former à la psychothérapie est réservé au
psychothérapeute médecin ou psychologue ! Comment sortir de ce paradoxe,
étant entendu que je n’avais pas accès à l’ensemble des intervenants
institutionnels. Je formulais des interprétations autour du matériel rapporté
des séances du groupe des jeunes en le prenant aussi comme dépôt de
la problématique non élaborée des animateurs. Il était en effet beaucoup
question à cette époque dans les jeux de mise en place de situations où la
confusion et l’impuissance étaient à l’avant-scène, des scènes de famille au
passé lourd à gérer, d’adultes ou parents ne laissant que peu de pouvoir de
décision aux jeunes tout en les sollicitant. Je me demandais si ces situations
d’adolescents, desquels on attend beaucoup mais à la fois à qui on ne
fait pas confiance, ne représentaient pas aussi le vécu des animateurs à
qui on demandait de poursuivre l’animation du groupe dans la tradition du
passé tout en leur retirant certains pouvoirs dont jouissaient leurs aînés.
Ces interventions permirent aux animateurs de commencer à mettre des
mots sur le malaise qu’ils ressentaient sans pouvoir jusque-là le préciser.
Les animateurs purent alors peu à peu se demander s’il fallait poursuivre ce
groupe et si oui comment. Pouvaient-ils se l’approprier véritablement ?
Pourquoi ne pas le stopper et en discuter ? Ce sont les interrogations que
j’ai soumises à l’équipe et spécialement à l’éducateur qui avait repris la
responsabilité Il se sentait en effet dépassé par ce dépôt de l’institution. Si je
n’y avais été que trop peu attentif jusque-là, je me demandais maintenant quel
rôle jouait ce groupe dans le processus de transition entre deux systèmes
institutionnels aux valeurs différentes. L’éducateur, pris dans une double
contrainte, se rendait compte qu’il fallait suspendre le groupe, le redéfinir.
Mais si cela se faisait, il avait le sentiment qu’on allait le lui reprocher en
l’accusant d’un passage à l’acte. C’est lui qui risquait d’être accusé de ne
pas vouloir intégrer les valeurs du passé. Je n’avais pas à cœur quant à moi
de lâcher cette équipe en souffrance, même si je percevais que mon cadre
n’était plus adapté.

Chronique d’une mort annoncée

Quelque temps plus tard, la direction, tout en réitérant son soutien et son
désir que le groupe continue, décida que le nombre de séances serait réduit
à une par semaine. D’autres activités avaient vu en effet le jour et il ne
fallait pas « surcharger » les patients. Je remarquais que l’équipe qui animait
le groupe se renouvelait à un rythme accéléré. Pour remplacer ceux qui
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 97

quittaient, de nouveaux soignants étaient désignés comme co-animateurs.


Je notais une nouvelle manière de procéder : si jusque-là les animateurs se
choisissaient par cooptation, dans le cadre de l’équipe, c’était maintenant
la direction qui décidait des animateurs du groupe dramatique. Par ailleurs,
comme le leader actuel n’était pas un psychothérapeute officiel, la direction
lui adjoignit, comme co-leader, une psychothérapeute psychologue reconnue.
Je me dois de rappeler que jusque-là les rencontres de supervision étaient
caractérisées avant tout par l’élaboration d’un matériel clinique amené
par les résidents. La trace de l’histoire et plus spécifiquement de l’équipe
animatrice se déroulait sur un plan sous-jacent. Toutefois à cette époque
j’eus le sentiment plus clair que ce groupe thérapeutique avait un enjeu
institutionnel que j’avais sous-estimé. Les séances de supervision étaient
désormais occupées pour une large part à commenter les rapports de
l’équipe d’animation avec l’institution. Je me rendais de plus en plus compte
que ce groupe était le chiasma de la conflictualité entre le passé et le présent
institutionnel, choc entre les deux cultures. Le danger pouvait être que les
patients en soient les otages.
J’avais en effet le sentiment de perdre le fil de la lecture de la dynamique du
groupe des résidents et d’être de plus en plus intéressé par l’écoute du fil
du groupe institutionnel dans son ensemble. Pourtant j’étais moi-même dans
une position particulière : superviseur nommé du petit groupe mais pas de
l’institution. J’étais de plus porteur de tout un lot de projections. J’avais été
choisi par l’ancienne équipe dirigeante.
J’ai décidé de faire part à l’équipe de mon malaise et proposé de consa-
crer quelques séances de supervision à la définition des rapports que ce
groupe avait avec le « groupe institution » qui le contenait. Le leader des
animateurs du groupe dramatique pu alors mieux évoquer son sentiment
d’être constamment castré, pris dans une sorte de filiation délétère : il était
censé être le continuateur de ce qu’avait initié la fondatrice mais il était, de
par son appartenance professionnelle, dans l’impossibilité d’être légitimé.
La co-thérapeute désignée par l’institution, elle légitime, venait et prenait
un certain pouvoir à la manière d’une belle-mère. Elle était, pour certains
membres restant de l’équipe, une sorte de tête de pont nommée par la
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

nouvelle direction pour occuper le dernier vestige représentant l’institution


passée. Dernier vestige mais aussi crypte comme lieu de projection. S’y
concentrait tout ce qui avait fait la grandeur de l’équipe précédente et de sa
fondatrice à la fois idéalisée et dénigrée. Je me rendais compte que le groupe
thérapeutique avait été en quelque sorte le cœur de l’institution, duquel tout
le fonctionnement irradiait et que le démantèlement et la réorganisation
avaient modifié tout le corps institutionnel mais que restait en dernier lieu
ce cœur qui battait sans pouvoir irradier ou irriguer les nouveaux tissus. Il
devenait donc une sorte de village d’irréductibles, laissés par ailleurs avec
quelqu’un qui était dans l’impossibilité de poursuivre la descendance, car
non légitimé. Les fantaisies qu’évoqua l’équipe allèrent dans ce sens puisque
les images furent de l’ordre de : « Les Allemands ont occupé la France mais
n’ont pas détruit le Louvre, ni la Tour Eiffel. » C’était aussi une mort douce
à laquelle était voué le groupe, témoin de cette autre image : « En Chine il
98 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

y a une limitation des naissances et les filles ont une fin atroce, elles sont
vouées à la mort parce qu’on les laisse crever faute de nourriture. Pourquoi
cette souffrance plutôt que l’euthanasie ? » J’avais pour ma part le sentiment
d’être « un vieux meuble » qu’on prenait et qu’on avait transféré de l’ancienne
structure à la nouvelle. Je me rendais mieux compte de ma passivité... Fort
de cette impression et de ces sentiments, je décidais de proposer au leader
du groupe de mettre fin au groupe dramatique actuel. Il serait possible alors,
après une pause, d’envisager une nouvelle activité groupale qui partirait
sur de nouvelles bases. Je suggérais que si le besoin d’une supervision
se faisait sentir, il était souhaitable que cela soit avec quelqu’un d’autre.
Autant de conditions pour marquer le passage et faire le deuil de l’ancienne
institution, pour repartir dans quelque chose de nouveau, lié aux nouvelles
valeurs institutionnelles.

S UPERVISEUR OU OBSERVATEUR PARTICIPANT ?


J’ai à dessein donné à mon exemple la forme d’un récit pour décrire
le déroulement de cette intervention. Franchir l’entrée d’une institution
c’est, pour rappeler mon souvenir d’enfance, un peu être un voyageur
découvrant un nouveau pays. Il appréhende peu à peu une organisation,
un cadre culturel, une histoire. Mon récit met l’accent sur les mou-
vements institutionnels qui se sont développés au cours du temps, en
laissant sous silence tout le travail de supervision proprement dit. À lire
ma narration, peut se dégager un certain sentiment d’échec. Cela serait
effectivement le cas si je m’étais donné l’ambition ou que l’on m’ait
attribué la fonction de favoriser la secondarisation et l’élaboration de
cette période de transition au niveau de l’institution. Or ce n’était pas
le cas. J’étais, rappelons-le, appelé pour superviser une activité donnée.
C’est ce qui est resté à l’arrière-plan, mon objectif : permettre au groupe
thérapeutique d’être un espace créatif et favoriser l’élaboration pour
dégager un fil de lecture selon une écoute psychanalytique du matériel
apporté par les patients. J’ai, en corollaire, tenté de favoriser la prise
de conscience chez les animateurs du groupe thérapeutique de leurs
implications conscientes et inconscientes dans le scénario institutionnel.
Ils étaient, à cet égard, partie prenante d’un moment de l’histoire de cette
institution, comme moi d’ailleurs. Au cours de cette période s’est produit
le départ de sa fondatrice.
Ailleurs dans cet ouvrage, René Kaës détaille, de façon intéressante,
divers cas de figures de deuils ou départ de fondateurs. Il y montre
comment cela peut mettre en crise les garants métapsychologiques des
membres de l’institution. On peut, dans cette situation, y retrouver
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 99

certains mouvements qu’il décrit. Ici la transition va jusqu’au change-


ment de paradigme théorique institutionnel. Le groupe thérapeutique se
poursuivant, il devenait peu à peu un groupe conduit sous les auspices
de l’ancien paradigme. Pour ma part, superviseur et référent du modèle
analytique, je devenais peu à peu dépositaire d’un passé. Les animateurs
se tournaient d’autant plus vers moi dans un mouvement qui pouvait
aussi être compris comme une résistance au changement. J’ai d’ailleurs,
à plusieurs reprises, interpréter le matériel qu’ils m’amenaient dans ce
sens. J’avais tendance à les renvoyer à l’institution, en les encourageant
à en parler. Je ne pouvais en effet, de par ma position, l’interpréter au
niveau de l’équipe institutionnelle dans son ensemble. On pourrait, à cet
égard, me reprocher de ne pas avoir stoppé mon intervention à ce stade
ou, demander à instaurer un cadre d’analyse institutionnelle. Je ne l’ai
pas fait car je sentais que je ne pouvais pas « abandonner » cette équipe
dans cette situation, probablement dans un mouvement d’identification
un peu exagéré : n’était-on pas en train de remplacer mon paradigme
psychanalytique par un nouveau modèle ?
J’ai perçu progressivement que j’étais pris par les mouvements ins-
titutionnels de façon inhabituellement intense. Sans en être au début
conscient, j’ai été une sorte d’« observateur participant ». Je ne pouvais
être l’observateur et n’intervenir que dans les retombées sur le groupe des
animateurs. Je n’étais en effet, en raison de ma fonction et position, pas
en mesure d’interpréter les mouvements au niveau institutionnel, comme
le ferait un analyste mandaté pour une analyse institutionnelle. Pour que
ce processus soit possible, il aurait fallu que j’émerge d’une véritable
immersion progressive dont je n’avais pas conscience sur le moment.
Mais c’est aussi cette plongée qui m’a permis, dans un deuxième temps,
de mettre des mots et du sens à ce que vivait l’équipe. C’est d’ailleurs,
à mon avis, un mouvement qui est propre à l’analyste de groupe d’être
pris dans la dynamique et de s’en dégager pour pouvoir verbaliser les
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

mouvements inconscients latents.


Ce récit permet aussi de mettre en évidence un certain style d’inter-
ventions qui peut prêter à discussion. Le dispositif apparaît en effet
un peu flou et varie au gré des circonstances. C’est, d’une certaine
manière, un dispositif a minima. À ce propos nous savons combien
le processus d’élaboration est tributaire d’un dispositif qui en permet
l’analyse. J’aime, autant que possible, favoriser la mise en place d’un
cadre précis et clair, tant en situation individuelle que groupale. Toutefois
dans la pratique, je n’hésite pas, quand les circonstances le nécessitent, à
m’adapter à la situation en me reposant avant tout sur mon cadre interne.
Le dispositif reste souple, s’adapte au contexte institutionnel, le point
100 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

d’appui étant ce que j’ai internalisé de mon modèle analytique et mon


contre-transfert. Il est clair que, dans ce type de dispositif d’interventions
peu structurées, nous risquons d’affaiblir notre capacité interprétante.
Nous pouvons le voir dans mon exemple où je ne fais que très peu
référence à mes interventions d’ordre interprétatives. Je ne me sentais
pas, dans ce contexte, dans une position me permettant d’intervenir
directement en pointant des fantasmes groupaux institutionnels. Je me
cantonnais à souligner le rapport du sous-groupe à l’institution et les
fantasmes qui les habitaient. J’ai eu à cet égard une position plutôt
de co-penseur, pris progressivement par le matériel « déposé » par les
animateurs. En cela mon rôle n’a pas été tout à fait celui d’un superviseur
comme on l’entend classiquement, ce qui était le rôle que l’on m’avait
attribué.
À me remémorer cette histoire et consulter mes notes de mon inter-
vention, une chose me frappe : si au départ l’allusion aux jeunes et à la
thématique des jeux apparaît, elle fait place sur la fin à des remarques
portant sur la souffrance de l’équipe et son lien à l’institution.
Ainsi j’ai pu, dans l’après-coup, reconstruire un processus et en donner
un récit que j’ai relaté plus haut. Ceci a bien entendu nécessité une
élaboration dont je n’étais pas conscient au départ. J’étais en cela pris
par les mouvements institutionnels dont je n’avais pas saisi l’ampleur ni
l’emprise sur le groupe et moi-même. Le récit des événements, ébran-
lements, traumas, était amené par les animateurs au détour de propos
touchant le matériel des séances de groupe. Ces événements étaient
relatés sans véritablement être pensés, comme des faits divers de plus en
plus prenants. C’est l’espace de la supervision qui a servi dans ce cas
comme lieu de transformation, de psychisation. L’enjeu a été de passer
d’une concrétude des faits qui se manifestaient par des agirs (comme par
exemple les départs) à des mises en acte liées à un processus de pensée.
J’ai peu à peu pu donner du sens aux mouvements qui se passaient dans
le sous-groupe des animateurs et surtout clarifier les niveaux. Ce n’est
que vers la fin de l’intervention qu’un début de narration de l’histoire
institutionnelle a été possible. Je me limitais, comme je l’ai déjà dit, à la
restituer à l’équipe en supervision en me centrant sur leurs rôles. Cette
mise en sens à permis de diminuer la souffrance que je percevais dans ce
groupe. Ils pouvaient penser dès lors les difficultés de ce qu’ils vivaient
comme concernant l’institution dans son ensemble. À leur charge de
le faire travailler à ce niveau. J’étais bien entendu tenté de vouloir le
restituer directement à l’ensemble de l’institution. Mais les dirigeants ne
m’en avaient pas fait la demande. J’aurais d’ailleurs été trop engagé au
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 101

niveau du sous-groupe des animateurs pour songer changer de statut et


m’occuper de l’ensemble de l’équipe.
Pour l’aborder avec l’équipe en entier il eût alors été nécessaire
d’instituer un autre dispositif au niveau institutionnel avec un autre
intervenant.

D ES VARIATIONS DE LA DEMANDE AU COURS DU TEMPS


En m’appuyant sur ce que j’ai dit à propos de ce récit d’une interven-
tion en institution, je tirerai plusieurs constatations plus générales. Les
interventions d’un analyste en institution sont variées et nous pouvons
les distinguer dans leur rapport à la temporalité :

Le temps de la demande

L’analyste peut être appelé, comme analyste institutionnel, à s’occuper


dès le départ d’une demande liée à l’institution dans son ensemble.
La direction de l’institution est prête dans ce cas, dans son discours
manifeste, à entrer dans un processus d’analyse. L’analyste aura à poser
ses exigences afin d’y construire un dispositif adéquat permettant un
processus d’analyse.
Pourtant bien souvent l’analyste au départ intervient, comme dans
mon exemple, pour une situation ponctuelle. Celle-ci apparemment
n’implique pas tout le système institutionnel dans son ensemble. Au
cours du temps de son intervention, il peut se trouver être acteur d’une
pièce dont il ignore l’existence. À l’image du plongeur (Neri, 1997),
il est pris dans le processus, quitte à ne pas être conscient de ce qui
se joue au niveau du système groupal encadrant. Si ce dernier vient à
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

vaciller, sa problématique va se répercuter dans le sous-système groupal.


Une institution, par son histoire et son développement au fil du temps,
est à l’image d’une famille porteuse de valeurs, d’une idéologie qui la
fonde. On décrit dans les familles le phénomène de la parentification
(Boszormenyi-Nagy et Spark, 1973). Si c’est un phénomène normal
lorsqu’il reste temporaire, reconnu et limité, il devient pathologique lors-
qu’il s’amplifie et se systématise. Ce mécanisme peut alors lourdement
peser sur l’enfant lorsque les exigences imposées dépassent son degré de
développement. Celui-ci peut être alors pris dans un conflit de loyauté
qui le bloque.
Il en va à mon avis de même, par analogie, des différents sous-
groupes qui composent une institution. L’institution transmet alors, par
102 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

une délégation cachée et non reconnue, sa problématique à un sous-


groupe. L’analyste se doit donc d’essayer, aidé en cela par sa formation,
de restaurer un espace pour penser le processus et le symboliser pour
éviter le passage dans les agirs non mentalisés. Sa position d’étranger
aux valeurs institutionnelles doit lui permettre au départ de mieux les
repérer et de percevoir les éventuels dénis.

Durée de l’intervention
Au fil du temps, toutefois, l’analyste perd sa position de tiers extérieur
pour devenir partie prenante du processus et membre de l’équipe. Pour
reprendre l’image évoquée par mon souvenir : lorsque j’interviens
comme analyste dans une institution, je me retrouve dans une situation
analogue. La nouvelle institution est un pays étranger avec son fonction-
nement spécifique qui peut m’interpeller car, justement, je ne suis pas
partie prenante des non-dits, des « cela va de soi », voire des refoulés
collectifs propres à celle-ci. Ce décalage est essentiel. Toutefois il a
tendance à s’effacer au cours du temps. Une intervention à cet égard, si
elle ne veut pas devenir parasitaire, doit bien finir un jour. Cette limitation
peut souvent lui donner ce goût d’inachevé, comme dans mon exemple,
où il aurait été certainement judicieux d’avoir la possibilité d’intervenir
au niveau de l’institution dans son ensemble.

Évolution des demandes


À propos de temporalité, il est aussi utile de nous questionner sur
l’évolution des demandes issues d’une institution à un analyste. Les
analystes ne cessent de remarquer l’évolution des demandes d’analyses
individuelles. C’est souvent pour signaler qu’il n’y en a plus et qu’il
s’agit d’élaborer dans un premier temps la demande pour pouvoir, amener
un désir d’analyse dans un second temps. N’entendons-nous pas répéter
que les patients ne sont plus ce qu’ils étaient comme d’ailleurs les
pathologies ? mais où sont les névroses d’antan ! Cette évolution me
paraît aussi toucher les demandes collectives institutionnelles. De plus
en plus nous sommes en effet appelés à intervenir sans qu’un projet
clairement motivé accompagne la demande. De plus, bon nombre de
dirigeants d’institutions n’ont plus une pré-représentation précise de ce
que le psychanalyste pourrait apporter. Rappelons que beaucoup de notre
théorisation d’intervention s’est faite auprès d’institutions de soins à
une époque où un certain nombre de ses cadres possédaient plus ou
moins une expérience analytique. Aujourd’hui ce n’est plus le cas et
ceci se reflète sur les demandes. Nous avons ainsi souvent tout un travail
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE 103

d’approche et d’adaptation à faire. Les dispositifs que nous mettons en


place le sont souvent a minima. Notre désir serait bien sûr d`établir un
cadre mieux adapté à notre approche psychanalytique, mais il risquerait
d’être refusé car trop contraignant ou trop étranger. Cette adaptation est
un travail de séduction dans le bon sens du terme, en ce sens qu’il éveille
chez l’autre un intérêt. L’analyste a en effet, par son modèle, à offrir
une écoute décalée, ouvrant sur un espace psychique non dit ou refoulé.
Encore faut-il que ce décalage ne soit pas un fossé, faute de quoi il court
le risque d’être isolé.
L’institution à cet égard ou plutôt les organisations ont changé. Ceci
est particulièrement accentué lorsque nous considérons les structures
de soins, a fortiori le domaine de la santé mentale. La seconde partie
du XXe siècle a permis le développement dans le domaine du soin d’un
nombre important de nouvelles institutions. À l’origine de chacune se
trouvait un fondateur, le plus souvent charismatique. Chaque institution
était ainsi imprégnée d’une idéologie dominante. C’est ainsi que bon
nombre d’institutions, sous l’impulsion d’analystes de valeur, affichèrent
clairement un modèle psychanalytique. C’était si l’on ose dire « des
start-up » dans le domaine de la santé mentale. Aujourd’hui plusieurs
ont disparu, d’autres ont évolué en institution plus établie, au pouvoir
désormais plus administratif qu’idéologique. Bien souvent on ne se réfère
plus à un seul modèle de pensée mais plutôt à un panachage pragmatique.
Les leaders charismatiques ne sont plus légion et nous assistons à une
démocratisation du savoir partagé. La mobilité aidant on ne reste plus
forcément très longtemps dans une institution. Pour faire carrière il est,
au contraire, de bon ton de ne pas trop s’identifier à l’un de ses maîtres
et de ne pas rester longtemps dans la même institution. Le rapport des
individus à l’organisation de soin est donc différent.

Évolution de notre théorie


 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Notre compréhension psychanalytique des phénomènes institutionnels


est fondée principalement sur les analogies avec l’appareil psychique
individuel. Nous suivons en cela la voie qu’a tracée Freud. Ainsi,
pour ne citer qu’un exemple, E. Jaques (1955), dans sa contribution
à l’étude psychanalytique des processus sociaux, nous montre comment
des systèmes sociaux, comme des institutions par exemple, sont des
défenses contre l’anxiété dépressive ou psychotique. Cette voie, certes
passionnante, nous a peut-être conduit à trop structurer notre lecture
des processus qui se déroulent en institution selon une vision propre au
modèle œdipien familial. Ainsi l’institution a été, par analogie, appréhen-
dée selon ce modèle fort. Celui-ci est particulièrement pertinent lorsque
104 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

nous sommes face à une institution centrée sur une figure fondatrice.
E. Jaques lui-même a d’ailleurs, quelques années plus tard, remis en
question l’approche du modèle psychanalytique classique auquel il avait
recouru. Il a en effet insisté sur le fait que nous n’avons pas à ce jour
un fondement et une compréhension adéquats à la compréhension des
organisations per se (Jaques, 1995).
Il s’agit donc de distinguer l’organisation en elle-même du groupe
de personnes qui l’investit. L’évolution des structures sociales n’a pas
été sans effet sur l’évolution des organisations et, en particulier, des
institutions. Sans être aussi extrême qu’E. Jaques, cela devrait nous
inciter à faire évoluer nos modèles afin de mieux pouvoir y suivre
les phénomènes qui s’y déroulent. C’est tout un enjeu pour les futurs
analystes !
Chapitre 6

LE MYTHE DE L’ÉCOLE
RÉPUBLICAINE :
UNE FONDATION
IDENTIFIANTE SATURÉE
Florence Giust-Desprairies

« Aller jusqu’au bout de l’exigence de singularité,


c’est donner sa plus grande chance à la plus
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

grande universalité ; tel est le paradoxe qu’il faut soutenir. »


Paul Ricœur.

J Eme propose, dans ce chapitre, de traiter de la souffrance actuelle


des enseignants dans et par l’institution scolaire. Mon analyse de
cette souffrance ne porte pas sur les dysfonctionnements internes aux
établissements mais sur les significations auxquelles ils subordonnent
leur fonctionnalité dans ces mondes chaque fois institués de l’École.
J’examinerai ces significations institutionnelles en tant qu’elles nous
informent sur les transformations et les enjeux sociaux touchant à la
question de la formation des individus comme processus de socialisation
et de transmission. Ainsi, pour aborder la question de l’institution en
héritage, je dégagerai, dans un premier temps et en prenant appui sur mes
106 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

travaux théorico-cliniques antérieurs1 , comment certains traits culturels


dominants du système scolaire, dans leurs rapports au mythe de l’École
républicaine, sont reliés à une problématique du lien intersubjectif et aux
formes qui soutiennent l’institution de ce lien.
Ensuite je présenterai un dispositif clinique centré sur les récits
scolaires et professionnels d’enseignants. Ce dispositif est choisi pour
tenter d’approcher avec eux la crise identitaire professionnelle qu’ils
traversent et que j’analyse comme crise des processus identificatoires,
fragilisation des liens qui s’étaient établis entre intériorité psychique et
significations imaginaires sociales de l’institution dans son fondement.
Ce dispositif s’inscrit dans une démarche de longue date, clinique et
réflexive, concernant les avatars du lien social2 , par une approche du
trouble qui fasse place à la dimension psychique comme à sa fonction
de porte-parole d’un malaise partagé en partant de la singularité de
l’expérience et en interrogeant les enjeux culturels de la construction
d’une intériorité.

LA FACE D ’ OMBRE DU SUJET DES L UMIÈRES


En examinant, à travers une pratique clinique d’intervention, les
problématiques qui tissent les expériences des enseignants, dans leur
répétition, j’ai dégagé certains traits culturels dominants du système
scolaire qui me sont apparus comme au fondement du mythe de l’École
républicaine3 .
Mon hypothèse est que, dans sa reprise historique et sociale, le modèle
de l’École républicaine fondé sur le principe d’universalité s’est mis à
faire fonctionner un concept de la raison abstraite avec pour corollaire
l’éviction de la subjectivité. Un clivage s’est opéré entre les processus
d’objectivation et de subjectivation, l’intériorisation de ce clivage se

1. « La figure de l’autre dans l’École républicaine ».


2. Le qualificatif social intègre la spécificité d’une définition psychanalytique à partir
d’une conception de l’inconscient du travail pulsionnel à l’œuvre dans les conduites
et les constructions psychiques. Il comprend la conception de l’autre comme principe
constitutif du sujet et la conflictualité dans son impact intra et inter-psychique mais
il comprend également dans leurs logiques propres la spécificité des normes et des
significations imaginaires sociales.
3. Je prends le mythe dans la conception qui étend son domaine aux productions
psychiques culturelles, c’est-à-dire la mise en relation entre les contenus représentés
par la collectivité dans l’espace désigné par la culture et la mise en scène du désir dont le
fantasme est l’expression sur la scène privée (Green, 1980).
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 107

manifestant par une prééminence accordée à la pensée rationnelle et par


un déni des processus subjectifs.
J’ai montré que les enseignants en difficulté se protégeaient de la
menace d’un épuisement de leur investissement en ayant recours à la
rationalité causale et que cette défense était à référer à une construction
idéale de la désubjectivation. Dans le prolongement, j’ai avancé, toujours
à partir du matériau clinique, que l’universel comme signification imagi-
naire faisait fonctionner un univers du tout, de l’unicité, du plein et de
l’unifié et que résorbée dans la rationalité souveraine l’altérité s’incarnait
dans deux figures :
– l’autre est ce qui doit être posé pour fonder la certitude. Il s’agit
du sujet de droit comme principe, d’emblée comme déjà là, comme
commencement et non comme accomplissement ;
– l’autre est capté dans une totalité : soi et l’autre comme un tout, ce qui
en implique son annulation.

Les principes républicains dessinent un enseignant, agent de trans-


mission de savoirs qui permettent l’égalité, la promotion sociale et la
démocratie. La culture scolaire trouve sa légitimité dans son caractère
universel et la mission de l’enseignant dépasse les personnes en présence
et la spécificité des contextes institutionnels. Comme structure d’appel,
ces principes activent un fantasme de maîtrise des situations qui annule
tout questionnement sur l’implication des protagonistes : supposant une
socialité réduite à des statuts et des rôles directement reliés à l’institution,
les enseignants sont posés comme porteurs d’un savoir disciplinaire
à transmettre, serviteurs d’une légitimité qui les dépasse auprès d’un
public non différencié. Ce modèle fait largement débat, mais ce qui
sert de support à l’identification collective ce ne sont pas les principes
eux-mêmes qui fondent l’école républicaine, en tant que tels, mais
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

leurs significations sociales en tant qu’elles sont intériorisées. Celles-ci


créent un monde propre, un monde spécifique pour les professionnels
qu’elles socialisent. Ainsi, ce qui se donne à écouter, et qui échappe
à toute saisie directe, ce sont leurs contenus comme trame offerte à
l’expérience personnelle et commune. Dans ce contexte de significations,
la représentation que se fait l’enseignant de lui-même est celle d’un être
indépendant, émancipé de toute détermination psychologique, sociale et
institutionnelle. L’élève, lui, est espéré sans faille ni histoire personnelle
qui introduisent une conflictualité potentielle dans son rapport à l’appren-
tissage et à la transmission. Cette construction de la réalité du lien dans
l’école échappe bien souvent à la conscience des professionnels. Elle
oriente néanmoins leur pratique et leurs conduites, à leur insu, dessinant
108 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

une figure de l’enseignant et du processus d’enseignement qui exclut la


dimension intersubjective.
L’analyse du malaise des enseignants montre que la raison objectivante
favorise une représentation de soi et de l’autre comme unité compacte peu
appropriée au dégagement d’une compréhension des situations particu-
lières. Elle pose la désimplication du sujet, réduit à un rôle, une fonction
qui garantisse sa neutralité. Cette position entraîne une représentation
de l’acquisition d’une connaissance des faits en soi. La conséquence en
est la généralisation et l’abstraction des phénomènes considérés comme
transposables d’une situation à une autre, d’un individu à un autre, mais
ne se spécifiant pas d’une relation ou d’une situation particulière.
L’imaginaire de la raison objectivante inclut celui de la maîtrise
rationnelle qui empêche la formation d’une représentation d’un sens
ouvert, toujours à reprendre. Elle entraîne à réduire la complexité des
situations et des relations, à un rapport de cause à effet introduisant
la négation de soi et de l’autre comme porteur de logiques propres.
Elle amène à la recherche de la cause ultime (souvent trouvée dans
le comportement des élèves) et laisse impensées les autres variables du
contexte. Elle pousse à vouloir des solutions trouvées hors du champ
de l’expérience, c’est-à-dire en dehors des personnes concernées et du
contexte où se posent les problèmes. Enfin, le modèle culturel républicain
de l’École pose que les hommes, par l’instruction, gagnent en rationalité
et accèdent au savoir, ce qui fait d’eux des êtres libres de décider. Mais
la connaissance de soi comme source de développement en est exclue.
Ces traits culturels intériorisés par les enseignants président à leur
manière de se disposer dans l’École et participent du malaise actuel. Car
les changements culturels peuvent être considérés comme critiques, au
sens où ils inversent les signes : d’un côté un univers marqué par des
significations comme l’égalité, l’homogénéité, l’objectivité, la culture
unique ; de l’autre, un monde social caractérisé par l’hétérogénéité,
la pluralité des logiques, le relativisme, la subjectivité, le local, le
particulier. Les transformations du monde contemporain font, en effet,
entrer dans l’École de nouvelles significations qui viennent attaquer
les constructions collectives antérieures. Elles réintroduisent de façon
brutale les contenus qui en étaient exclus, déniés et qui entrent par
effraction avec les différences ethniques des élèves mais aussi avec le
nouveau statut donné à la subjectivité dans, ce qu’il est convenu d’appeler
l’individualisme démocratique (Gauchet, 2001). Mutation sociétale où
la prééminence accordée à l’individu participe à dissoudre la normativité
contraignante héritée d’une Institution où l’idéalité et l’autorité donnaient
son effectivité au sentiment d’appartenance et d’identité.
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 109

Le « cogito blessé »

L’exploration des significations imaginaires dans leur contenu inté-


riorisé donne à voir que la souveraineté du sujet moderne et de son
projet d’émancipation renvoie à un assujettissement qui se révèle dans le
malaise du sujet contemporain. La crise tient à la rupture mutative d’un
universel qui se révèle, dans la société contemporaine, intériorisé comme
un particulier idéalisé qui bascule dans l’hétérogène1 . Les contenus
incorporés qui dessinent un lien à l’autre déjà accompli, prédéterminé,
précédant toute entrée en relation et ordonnant celle-ci, ne protègent plus
suffisamment le maître de la rencontre intersubjective et de ses aléas.
Le contact avec le réel de l’école se donne comme incompréhensible
ou intolérable dans la mesure où la non maîtrise éprouvée conduit à se
réfugier dans des constructions idéalisantes d’un passé magnifié et à
projeter un autre extérieur menaçant qui s’accompagne d’un retour sur
soi sous la forme d’un exil intérieur. La construction identitaire forgée sur
un imaginaire unitaire et universalisant ne constitue plus un recours pour
établir une relation qui résiste à la réduction à l’Un. L’autre absolu, parce
qu’il ne consent plus à son abstraction mais s’impose comme modalité
chaque fois particulière de la relation qu’on entretient à lui, se fait impur.
Que la relation fragilise, menace, fasse souffrir n’est pas nouveau,
mais la dramatisation du lien dans l’école tient à cette opacité de l’autre
qui résiste à toute perspective de transparence. La hantise d’avoir à
abdiquer l’exclusive de ses normes naturalisées s’exprime, pour l’en-
seignant en difficulté, comme une répulsion à partager avec un autre
dont l’exclusion est une réponse à la menace de dissolution. Au niveau,
psychique, la confrontation à l’hétérogénéité individuelle, sociale et
culturelle expose ces enseignants à une pluralité interne du moi, tout
particulièrement aux contenus déniés qui touchent à l’ambivalence, au
manque et à la vulnérabilité.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Ainsi l’emballement des processus générateurs d’altérité qui carac-


térise nos sociétés contemporaines, atteint-il les acteurs de l’École,
profondément touchés par ce qu’ils vivent comme un excès d’étrangeté.
La menace vécue face aux caractéristiques actuelles dans les classes
tient au fait que derrière l’élève c’est un ensemble de représentations
concernant le statut de la différence et de l’autre qui pose problème. La
figure de l’autre, impensée, se donne comme un vide, un blanc, qui borde

1. Dans Les Formes de l’histoire, Claude Lefort montre comment le fondement des droits
d’individus libres et égaux à partir d’une représentation d’un sujet abstrait impose une
société idéalement homogène qui devient hétérogène comme jamais sans leur énonciation
effective.
110 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

le sujet de raison ou comme un obstacle qui vient buter contre un autre


envisagé dans une toute-inclusion (l’autre est un double de moi-même)
ou dans une extériorité radicale (l’autre est un étranger qui n’a rien à
voir avec moi). Ce qui apparaît c’est la persistance, malgré les discours
tenus, d’une image de soi qui se caractérise par une assurance, celle
de son intentionnalité forcément bonne et juste à l’égard de l’autre. Or
la demande de l’élève aujourd’hui prend appui sur une représentation
de l’individu concrètement inscrit dans des relations évaluées dans
l’immédiateté d’un vécu de proximité. Elle est celle d’ajustements dans
des arrangements reconduits et il se montre rétif à se conformer à un
ordre alors que les règles dans l’École s’imposent le plus souvent sous la
forme d’impératifs. Il se fait réticent à reconnaître un système supérieur
hiérarchisé dans un contexte culturel d’abaissement de l’autorité et réagit
fortement aux contradictions, qu’il ne manque pas de souligner, comme
le fait que la raison objectivée puisse être au service d’intérêts particuliers
ou que des logiques discriminatoires s’appuient sur une affirmation
égalitaire.
Descendu de la souveraineté que lui donnaient son abstraction et
le soutien de son autorité par les institutions, l’enseignant est ainsi
directement en charge de la constitution du lien. L’idéal d’universalité
représenté par la rationalité et l’abstraction perd sa capacité unifiante et
en particulier n’opère plus le décentrement qui le protégeait suffisamment
des enjeux psychologiques et sociaux de la relation. La fondation
perdue est celle de l’unité autour de l’imaginaire d’un « tous idéalement
semblables » par un retour dans l’École contemporaine, des identités
multiples, hétérogènes et mobiles et avec ce dernier de la conflictualité
du sujet.

Une fondation homogénéisante saturée d’altérité

L’analyse de la souffrance vécue permet de mettre en lumière com-


ment le malaise associe le trouble de la fondation à la fonction instituante.
Le mythe de l’École républicaine se révèle comme formation imaginaire
identifiante saturée, mise à mal dans sa fonction structurante et défensive,
dans la mesure où les évolutions de société opposent une résistance aux
significations qu’il a forgées. Attaque des méta-garants, faille dans la
fondation qui se révèle dans ce moment où l’écart se creuse trop grand
entre des significations instituantes/instituées homogénéisantes et les
réalités sociales contemporaines saturées d’altérité.
L’élucidation avec les enseignants de leur malaise m’a permis d’appro-
cher comment s’opérait pour eux la perte d’un espace familier, quelles
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 111

significations sociales et quelle construction d’idéalité sous-tendaient la


représentation de cette perte mettant à mal les contenus identifiants d’une
continuité subjective.
L’accès à ces constructions souleva pour moi d’autres questions
concernant les modes d’accompagnement des professionnels face aux
enjeux culturels de la socialisation dans les établissements scolaires,
confrontés à la question de leur mission d’instruction qui se double
d’une mission sociale inédite. J’étais préoccupée par les conséquences
du renforcement défensif de bien des enseignants que je voyais s’engager,
pour neutraliser les mouvements conflictuels et contradictoires ressentis,
dans une relation déshumanisante avec les élèves. Je les voyais, pour
se protéger des effets déceptifs, renforcer le processus d’objectivation
des situations. Objectivation se présentant comme seul recours pour
éviter le conflit et mettre à l’abri sa propre ambivalence. Ces enseignants
disent éprouver un sentiment de vide et montrent leur dénuement devant
une absence de contenus représentables. Le blanchiment des contenus
insoutenables leur permet d’échapper à cette partie de soi inquiétée
par les débordements mais conduit à une sidération imaginaire qui
se manifeste par une désaffection du lien où œuvre une construction
sous-jacente, mortifère recouverte par un sentiment de dévouement
désespéré. Cette disposition intérieure rencontre ainsi un trou, un vide,
qui engendre un effet d’aspiration. La dévitalisation du monde de l’autre
et l’impossibilité de projeter ce dernier dans l’avenir, rendent impossible
le maintien de l’investissement et confrontent les enseignants à la crainte
de leur propre effondrement, projetée sur les élèves en une violence, le
plus souvent méconnue.
Ainsi le « pacte dénégatif » inconscient (Kaës, 1987), destiné à assurer
la structure du lien, est-il rompu, posant la question de l’institution dans
son rapport à l’héritage. Car si la fonction d’appel des significations
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

imaginaires sociales de l’École républicaine n’offre plus aux sujets les


moyens de se protéger, de se faire reconnaître et ne trace plus les voies
de l’investissement ; si les valeurs déterminantes ne sont plus d’évidence
mais à construire, plusieurs questions se posent : comment peut se former
l’acceptable et le tolérable dans une construction du sens à la fois pour
soi et avec les autres ? Comment l’école peut-elle aujourd’hui assurer
ses fonctions socialisantes et symbolisante à travers les relations qu’elle
instaure ? Au nom de quels idéaux peut-elle assurer des possibilités
d’identification et de sublimation organisatrices du lien de transmission ?
C’est traversée par ces questions et saisie par la demande d’ensei-
gnants, confrontés à une fragilisation identitaire telle qu’ils se trouvent
dans l’impossibilité de faire face aux situations qui se présentent à
112 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

eux dans l’exercice de leur métier, que j’ai été amenée à proposer
un dispositif clinique spécifique qui permette la mise en travail de
l’altérité du lien dans l’École. Dispositif centré sur les récits scolaires des
enseignants avec une attention portée à la problématique identificatoire, à
la formation des idéaux et au processus d’investissement. Par le dispositif
du récit, il s’agissait de favoriser la reconstitution d’un tracé dans la
mémoire scolaire qui fonde l’intériorité de chacun et participe à sa
construction identitaire ; d’approcher les scénarios qui président à la
construction de soi comme professionnel enseignant et instruisent les
situations scolaires, en examinant les effets de résonance entre histoires
familiale, sociale et scolaire considérées dans leurs intrications. La visée
était d’approcher les modalités de passage entre la captation imaginaire
de l’autre et les processus de symbolisation comme processus d’histori-
cisation, les composantes aliénantes et structurantes des identifications,
les mécanismes de liaison et de déliaison, par un travail sur les contenus
incorporés et les pactes inconscients.

UN DISPOSITIF CLINIQUE POUR METTRE EN TRAVAIL


UNE HISTOIRE PSYCHIQUE ET SOCIALE
Le dispositif proposé s’inscrit dans le contexte de la formation conti-
nue des enseignants au sein d’un IUFM. Dans les années quatre-vingt-dix,
le constat d’une montée préoccupante du malaise enseignant a trouvé
chez un des responsables une volonté de mettre en place des dispositifs
d’analyse des pratiques favorisant, chez les maîtres, un travail d’élabo-
ration des situations qui leur posent problème (dispositif peu pratiqué à
l’époque dans les milieux scolaires). Je suis alors sollicitée pour animer
plusieurs groupes et mener un travail de supervision avec des cliniciens,
eux-mêmes engagés dans l’animation de ces groupes. Tout au long de
ses années, j’ai tenté de convaincre que le temps imparti (trois journées
annuelles) était insuffisant pour un travail d’élaboration qui nécessitait de
s’inscrire dans la durée et j’ai bénéficié d’une « mesure d’exception » de
quatre fois deux jours annuels pendant trois années scolaires pour mettre
en place un dispositif centré sur les récits, construction fragile car il fallait
chaque année argumenter pour la reconduction des journées et changer
les termes de l’offre pour qu’elle apparaisse comme un nouveau dispositif
et ce sans garantie de son maintien. Les dix stagiaires, qui inscrivent
leur demande dans cette offre, ont été pour certains bénéficiaires d’une
démarche d’analyse amorcée dans le groupe d’analyse des pratiques.
Tous expriment une demande qui se formule dans les termes proposés :
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 113

questionner la construction de leur identité professionnelle. Ils ont


comme attente explicite un soulagement de leur malaise.
Le dispositif est une invitation, sur la durée, à entrer par le récit
et son analyse dans une histoire qui va de l’entrée à l’école à la
professionnalisation. La démarche adoptée se caractérise par un travail
sur des récits en groupe. Je choisis le terme de récit clinique pour indiquer
qu’il ne s’agit pas d’effectuer la reconstitution d’une histoire de vie mais
de favoriser l’émergence, dans l’histoire qui se raconte, d’une nouvelle
histoire et, avec elle, d’autres possibilités de voir et d’entendre. Les
séminaires de deux jours suivent la chronologie du temps. Par exemple,
au cours de la première session, il est demandé à chaque stagiaire de
décrire les premières images, les premières sensations liées à sa scolarité
ainsi que le contexte familial et le contexte social dans lequel s’est fait
ce premier contact avec l’école. Les questions sont concrètes : qui vous
amène à l’école ? comment est parlé et par qui cette entrée ? Comment
vous voyez votre famille ? la classe ? etc. Avec les stagiaires, nous
prenons le temps de formuler ce questionnement avec le souci qui est le
mien, d’une investigation qui porte sur différents registres : le rapport
à soi, aux autres, à l’environnement. Chacun est convié à se remettre
en présence de situations vécues dans la pluralité de ses composantes.
Aux sessions suivantes nous nous arrêterons successivement sur l’école
maternelle, puis sur l’école primaire et secondaire. Nous prendrons le
temps qu’exigera chaque étape pour le groupe. C’est ainsi que le moment
du baccalauréat fut l’objet d’une forte mobilisation, et nous avons pris
largement le temps d’en déplier les enjeux individuels et collectifs,
avant de passer à la période de formation professionnelle. Significations
individuelles mais aussi collectives car, par la convocation qui est faite
dans le récit aux dimensions culturelles, institutionnelles et sociales c’est
aussi une histoire collective habitée qui s’écoute.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

L’approche clinique, dans laquelle j’inscris ce dispositif, est à com-


prendre comme une présence à cette situation scénique complexe,
mouvante, contradictoire ou le sujet, compris comme lieu d’affrontement
de forces (des instances psychiques en conflit) et comme porteur d’une
division structurale et aussi envisagé traversé par des logiques et des
significations institutionnelles et socio-culturelles. La demande concerne
l’expérience de sujets dans leur rapport à une situation professionnelle,
donc d’un sujet en situation sociale. Dans la parole élaborative, l’atten-
tion se porte tout particulièrement aux effets de rencontre entre problé-
matique individuelle (sources et modes d’investissement, mécanismes
de défense, dynamiques identificatoires, figures de l’idéal...) et logiques
institutionnelles et collectives.
114 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

En début de séminaire un temps est réservé pour une expression libre


sur la session précédente et les mois écoulés. Ensuite, je retrace l’histoire
de notre cheminement pour contextualiser et redonner actualité à la
période qui sera mise en travail. J’ai préparé des consignes ouvertes pour
favoriser l’investigation et nous consacrons un moment à leur reprise
en vue d’une appropriation par les stagiaires. Suit un temps personnel
de contact avec ses propres expériences du passé, ses souvenirs avant
une prise de parole par chacun. Après chaque récit, qui dure le temps
nécessaire au narrateur et n’est pas interrompu, ceux qui le souhaitent
s’expriment sur ce qu’ils ont entendu et éprouvé, intégrant les effets
d’après-coup des récits antérieurs quand ils en ressentent la nécessité.
Le partage émotionnel, représentatif et interprétatif stimule la fonction
élaborative qui, les semaines passant, s’approfondit.
Ma fonction au cours du processus est d’établir un espace qui per-
mette l’élaboration psychique en favorisant l’émergence d’un régime
particulier de la parole qui n’est pas celui des usages habituels des
enseignants plutôt enclins à convaincre, affirmer, démontrer. D’instaurer
cette spécificité d’un rapport à la parole qui en ralentit l’expression, d’en
relever les bénéfices de sens et, ayant établi cette relation, de veiller à la
maintenir. Garante du cadre, j’essaie de me constituer comme contenant
des mouvements affectifs subjectifs et intersubjectifs.

L’infantile et le socialisé
Dans les moments d’analyse, mes interventions portent à la fois sur
ce qui s’actualise transférentiellement dans le groupe (qu’est-ce qui se
dit et se passe dans l’ici et maintenant de la situation et des relations)
et sur le tissage, dans chaque histoire racontée, des différents registres
impliqués1 . J’écoute ce qui est propre à chacun et me rends sensible aux
significations imaginaires institutionnelles et sociales qui prédisposent
et sollicitent la subjectivité. C’est vers l’élément imaginaire que me
conduit électivement mon écoute. Ce que j’essaie d’approcher, ce n’est
pas tant la représentation arrêtée que le processus, le chemin, la question
figurée. Saisir comment l’image prend et s’incarne dans le temps et
dans l’espace. Mon attention se porte sur la façon particulière qu’a une
image de faire surgir un monde ou d’empêcher un autre d’advenir, de

1. Le cadre restreint de ce chapitre ne me permet pas d’entrer dans l’analyse de mes


implications concernant la spécificité de mon approche clinique et le choix du dispositif.
Le lecteur intéressé pourra se rapporter à deux textes écrits à cette époque. Le chapitre 10
de « La figure de l’autre dans l’École républicaine » et le chapitre 9 de « De la clinique :
un engagement pour la formation et la recherche ».
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 115

mettre en présence l’actuel et le passé, l’ici et l’ailleurs, l’infantile et le


socialisé, la réalité et le désir, la transparence et l’opacité. Au cœur des
investissements personnels et partagés, des décalages, des démentis, des
confirmations apportés par les construits sociaux donnent à entendre
l’Institution comme « constitution active » à partir de significations
imaginaires « vécu plus réel que le réel parce que non su comme tel »
(Castoriadis, 1975).
Dans cette perspective, la fonction du récit est de reconstruire un
ensemble de processus qui permettent d’approcher comment l’acte
professionnel et son empêchement se donnent sur fond opaque du vivre
et du souffrir. L’enjeu est donc l’accès aux processus par lesquels la
configuration d’une situation, d’une expérience dans sa présentation et
« sa mise en intrigue » (Ricœur), se trouve dénouée, rendant visibles les
constructions individuelles et collectives ; la surprise comme l’effet de
sens faisant apparaître après coup la cohérence et la nécessité de ce qui
se présentait comme privé de sens ou trop facilement expliqué.
Ouvrir à cette parole est une voie pour défonctionnaliser les discours
explicatifs et causalistes. Les professionnels s’entendent dire des conte-
nus, comme imposition de sens, imposition d’ordre d’ailleurs plus que
de sens et qui instruisent leur manière d’être et de faire. Le processus
de mobilité passe par une tension intime entre ces contenus articulés du
sens et ce qui cherche à se frayer un passage entre l’imposé et l’impensé.
L’importance est accordée à cette parole adressée en groupe, qui permette
de sortir de l’isolement et de ranimer la consistance intersubjective
où l’expérience du sens se donne comme inséparable de l’expérience
émotionnelle. L’objectif est de faire en sorte que les difficultés dont les
professionnels font état puissent se constituer collectivement comme
objet de parole et de pensée.
La mise en travail psychique a lieu dans un groupe. Je revien-
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

drai sur l’importance de la groupalité dans les enjeux mutatifs visés,


mais je voudrais montrer, par un exemple clinique, la trame des déter-
minations inconscientes entre les nécessités psychiques, les liaisons
intersubjectives, l’assujettissement aux « voix de l’ensemble » (Aula-
gnier, 1975), l’entremêlement des transmissions intergénérationnelles,
familiales, sociales, institutionnelles en soulignant leur conflictualité à
l’intérieur du sujet.
116 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

D E L’ ÉLÈVE À L’ ENSEIGNANT : HISTOIRE D’ UN PARCOURS


Avoir des difficultés dans sa classe
Les débuts dans le métier sont vécus par Séverine S. dans l’enthou-
siasme :

« J’avais le contact avec les élèves et cela se passait très très bien. On disait
que j’avais le sens de la pédagogie et c’était merveilleux. »

Cette satisfaction au travail s’étend pendant cinq années jusqu’au


moment où l’enseignante est confrontée à des élèves « contestataires »,
concernant en particulier une méthode d’évaluation, rigoureuse et dif-
ficile, préconisée dans les ouvrages destinés aux enseignants et qu’elle
appliquait « sagement ». Il s’agissait d’interroger continûment les élèves
qui, à chaque réponse, étaient sanctionnés par une croix en cas de bonne
réponse et un rond en cas d’erreur.

« Madame, y’en a marre de votre système, on est noté sans arrêt, c’est
terrible dès qu’on se trompe on est jugé. »

Devant ce qu’elle ressent comme une agression caractérisée, Séverine


S. se crispe et se met à crier :

« C’est moi qui décide ce n’est pas à vous de juger comment il faut noter.
Je sais ce que j’ai à faire, un point c’est tout. »

Intervention qui souleva la révolte dans la classe. D’autres moments de


classe sont ainsi présentés, montrant l’enseignant soumise à une situation
quasi traumatique, au sens économique où l’entend Freud, c’est-à-dire
que la vie psychique ne peut soudain plus gérer l’excès d’excitation
qu’impose l’événement vécu, ici l’autre lorsqu’il n’est plus totalement
contrôlé. S’éprouvant comme irréprochable, l’enseignante dit subir une
souffrance injuste et en garde un fort sentiment de découragement.

Le parcours scolaire

« Je suis d’origine juive, ce qui me pose un problème depuis mon plus


jeune âge, c’est moi qui porte cela sur mes épaules. »

C’est sur l’évocation de ses origines, situées dans le contexte histo-


rique du projet d’extermination des juifs par le régime nazi que Séverine
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 117

S. commence son récit répondant à l’invitation qui lui est faite de retracer
son parcours scolaire :

« Mes parents ont fui Vienne en 1938 et ont sauvé leur peau en se cachant
dans des wagons à bestiaux. Toute la famille a été exterminée. »

Cette évocation est complétée par une présentation de chacun de ses


parents, centrée sur les conséquences de leur histoire dans leur parcours
scolaire et professionnel.
Les premiers souvenirs scolaires de Séverine S. s’inscrivent ainsi dans
ce climat de crainte expliqué aussi par le comportement de sa sœur « qui
faisait les quatre cents coups » et la préoccupation parentale qu’elle
prenne froid :

« Dans ma famille on a toujours peur de prendre froid. La grippe c’est


terrible ; ma mère avait trop peur que je tombe malade. »

Ce mal-être est compensé par de bons résultats scolaires et le plaisir


de donner satisfaction :

« J’étais une des meilleures de l’école, sage et très soumise. »

Le cycle de l’école maternelle se clôt sur cette parole d’une institutrice


dont on verra qu’elle est entendue par Séverine S. comme prophétique,
mais également comme mise en garde :

« Séverine, c’est une fille très sérieuse, elle sera toujours dans les dix
premières. Ces mots m’ont terriblement marquée et je me suis dit que
je ne devais pas décevoir, qu’il fallait que je sois dans les dix premières
pendant toute ma scolarité. [...] rester dans les dix premières c’était vital. »
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Plus tard, c’est une parole de directrice cette fois qui tient Séverine S.
dans l’obligation d’« être le contre-exemple » :

« Il faut absolument que tu travailles bien parce que pour ta sœur c’était
une catastrophe. »

Dans cette période, Séverine S. se lie avec deux fillettes étrangères,


fréquentation entraînant la réprobation de ses parents qui lui interdisent
ces rapprochements. Les histoires qui reviennent font émerger une figure
de maître terrorisant et des enfants humiliés auxquels elle s’identifie :
118 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

« Je me souviens d’une institutrice, très violente, elle cassait les ardoises


sur la tête, jetait les cahiers par la fenêtre. J’avais dessiné de la neige en
mettant un peu de violet : elle a tout barré. Je la craignais terriblement.
Elle faisait honte aux élèves qui ne tenaient pas bien leur cahier. Un jour
elle fait attacher, à une fille, son ardoise autour du cou avec une ficelle
et dessus il fallait qu’elle marque qu’elle était une souillon. Elle a dû
passer dans toutes les classes de l’école. Elle était en larmes, j’ai fondu en
sanglots, je ne pouvais pas supporter cela. [...] Une amie, Irène, les autres
s’amusaient à lui faire plein de misères, la traitaient parfois de sale juive,
cela me touchait beaucoup. »

Au lycée, la tension se fait plus forte car si Séverine S. fait tout ce


qu’elle peut pour respecter le contrat d’être dans les dix premières, la
jeune fille n’en est pas moins confrontée parfois à des notes faibles
qui sont alors vécues comme « un drame terrible », « un déshonneur ».
Cette tension se double d’un conflit concernant le choix des langues.
Séverine S., qui montre de bonnes dispositions pour l’apprentissage des
langues, veut opter pour l’allemand malgré l’opposition farouche de ses
parents.

« Pour eux, tous les Allemands, les Autrichiens sont des nazis, il faut les
fuir, les haïr, ils ont persécuté toute la famille. »

Séverine S. argumente : « Tout le monde ne peut pas être méchant »,


et ils finiront par accepter le choix de l’allemand en deuxième langue.
« J’adorais les langues, j’étais toujours première », insiste Séverine
S. Poursuivant son discours par une évocation de ses succès en mathé-
matiques, intriguée néanmoins par son impossibilité à se servir d’un
rapporteur, Séverine S. fait alors remonter deux figures successives
et contrastées d’enseignantes de mathématiques porteuses, l’une de
l’anxiété et de l’échec, l’autre de l’apaisement et de la réussite.

« En seconde c’est la catastrophe. Un prof de maths très sévère qui nous


humiliait. J’ai commencé à faire des cauchemars avec cette prof qui avait
des yeux bleus très très clairs qui nous fixaient et nous faisaient très très
peur. »

Cette enseignante suggère le redoublement. Mais le redoublement


pour Séverine S. était « la pire des hontes. Il ne fallait pas déshonorer
la famille ». Elle qualifie cette expérience de « choc psychologique »
et l’associe à un début d’anorexie dont le déclencheur est néanmoins
attribué à une grippe « attrapée » dans une colonie de vacances.
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 119

La deuxième expérience convoque une enseignante qui permet à


Séverine S. de retrouver une place de première en mathématiques,
enseignante caractérisée, elle aussi, par ses yeux :

« Elle avait les yeux vairons : un œil bleu et un œil marron. »

Concernant les examens, malgré les bons résultats qu’elle obtient


au cours de sa scolarité, Séverine S. fait état d’une peur de l’échec
persistante qu’elle attribue à la prédiction de Madame Verret concernant
sa place dans les dix premières. Au brevet, prise de « panique », Séverine
S. « barre toute la page de son devoir de mathématiques en rendant
d’autres calculs ».
Les périodes d’examen, et particulièrement le passage du baccalauréat,
sont marquées par des hospitalisations brutales de ses parents que
Séverine S. impute à leur refus de son choix d’étudier l’allemand.
Soutenue néanmoins par son professeur de philosophie et étayée par
l’affection et l’admiration qu’elle lui porte (« je rêvais d’être sa fille »),
Séverine S. décide d’entreprendre des études supérieures d’allemand
malgré l’opposition de ses parents qui ne souhaitent pas la voir s’engager
dans cette voie. Très bonne élève, Séverine S. obtient continûment la
reconnaissance de ses maîtres mais cette valorisation reste toujours, pour
la jeune fille, illégitime.

Le parcours de formation

Séverine S. réussit ses études avec succès jusqu’au passage du


concours à la profession d’enseignant où, à nouveau, son père se fait
hospitaliser pour un infarctus, l’obligeant à passer la nuit précédant les
épreuves à l’hôpital.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

« J’étais complètement perturbée [...] j’étais malade comme tout [...] j’étais
sans dessus dessous et puis, catastrophe, j’ai loupé le CAPES. Devant cet
échec, j’ai cru que c’était mon arrêt de mort qui était arrivé. J’étais dans
une détresse extrême. »

Se relevant de cette épreuve, Séverine S. termine, l’année suivante,


une maîtrise d’allemand et réussit le concours. Par la suite, elle tente
l’agrégation pour laquelle elle est admissible, mais l’enseignante, alors
« poursuivie par le destin » passe la nuit qui précède à l’hôpital au chevet
de sa mère qui s’est fracturé le col du fémur. Séverine S. décide alors de
ne plus passer de concours, renonçant à l’agrégation :
120 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

« Parce que, dit-elle, au prochain concours mes parents seraient décédés


et ce n’était pas la peine. »

Le parcours professionnel

Les débuts professionnels de Séverine S. se sont passés, comme nous


l’avons vu, dans un climat de grande satisfaction jusqu’à la révolte
d’un groupe-classe confronté à un système d’évaluation qu’il jugeait
insupportable.
Dans cette période de trouble et de doute, la jeune femme s’inscrit
« avec une avidité terrible » à des stages de formation qui ne font pas
reculer son anxiété.
Une nouvelle parole institutionnelle, celle d’une inspectrice d’alle-
mand vient toucher Séverine S. et reste en elle durablement : « Il faut
rendre l’allemand aimable. » « Cette phrase elle m’a vraiment plu, je la
ressors souvent. »

LA CONSTRUCTION DE SOI COMME SUJET INSTITUÉ

Du destin à l’histoire
C’est en enfant apeuré et dans la nécessité de se cacher pour échapper
à la moquerie et au rejet que Séverine S. arrive à l’école. La menace qui
traverse toute la scolarité de l’élève trouve une première confirmation
dans une angoisse maternelle mais aussi dans une injonction institution-
nelle qui, tout en validant les contenus de la peur, offre une voie de
sortie :
• angoisse de la mère que sa fille prenne froid en attrapant la grippe ;
• injonction d’une directrice à la soumission et ce pour échapper à l’hu-
miliation et à l’exclusion vécues par sa sœur. Séverine S. est sollicitée
à être un « contre-exemple » pour échapper au sort de son aînée. Cette
soumission acceptée, qui se manifeste par une auto-discipline et par
une application au travail, permet à Séverine S. de goûter au plaisir
d’une intégration réussie : être « une des meilleures de l’école ». Mais
l’attente institutionnelle, par la voix des institutrices, conditionne la
reconnaissance à la permanence des bons résultats présentée à Séverine
S. comme son destin « elle sera toujours dans les dix premières ». Cette
parole qui devient organisatrice du monde intérieur de Séverine S. et
instruit son parcours est entendue à la fois comme une promesse et
comme une menace :
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 121

– promesse d’un destin de la réussite qui fait croire Séverine S. « à


sa chance »,
– menace de ne pas tenir le niveau de performance qui conditionne
sa non-exclusion, son intégration, et qui fait de cette parole un enjeu
« vital ».
Séverine S. est ainsi prise dans cette tension entre accomplir son
destin et établir des connexions avec lui. L’élève est ainsi portée « natu-
rellement » vers la réussite scolaire. « Tout se passe bien », mais la
satisfaction que procure cette réussite se double d’une forte anxiété
qui surgit à chaque échéance provoquant « un drame terrible » et un
« déshonneur » lorsque les notes baissent.
Ce qui s’actualise dans l’espace clinique nous fait approcher d’autres
contenus : ce « drame terrible » qui revient à chaque baisse de résultats
et hypothèque la réalisation du destin tracé par les maîtres est celui
de l’extermination des juifs. Le mandat familial inconscient auquel est
tenue Séverine S., et que, selon les mots qu’elle utilise au début de son
récit, « elle porte sur ses épaules », est de redonner vie, de donner un
avenir à une famille exterminée en réussissant son intégration sociale.
Les notes qui baissent font prendre à Séverine S. le risque du déshonneur.
Il s’agit de faire honneur à la famille en se montrant digne de remplir
le contrat fixé. Dans ce contexte de signification, la menace portée par
l’école est celle de l’humiliation et de l’exclusion. Elle prendra, dans la
première période de la scolarité de Séverine S., la forme d’une scène sur
laquelle se détache la figure d’un maître terrorisant et violent qui humilie
les enfants et barre leur créativité, ou de camarades qui maltraitent une
petite fille. Enfants auxquels chaque fois la fillette s’identifie.
L’angoisse portée par la famille, et qui forge celle de Séverine S. dans
sa contribution au pacte familial, prend la forme, avons-nous vu, d’une
peur de la grippe. Nous reviendrons sur le sens de cette grippe, mais il
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

est déjà possible de suggérer qu’elle représente, dans l’inconscient de


ses parents et pour Séverine S. elle-même, la peur de la mort. L’obstacle
majeur à la réalisation du pacte est la mort de Séverine S. qui reste
présente dans le traumatisme vécu par ses parents dans la perte de toute
leur famille.
L’enjeu vital de la réussite scolaire prend sens de réussir ou de rater
à s’intégrer dans une société qui fixe par ses normes les conditions de
la survie. Or ces normes, posées à Séverine S. dès l’entrée à l’école par
les représentants de l’institution qui brandissent le contre-exemple de sa
sœur, s’incarnent dans le travail scolaire sous un régime de soumission.
Au collège, les enjeux vont plus directement se placer sur l’apprentissage
de la langue allemande, opposant Séverine S. à ses parents dans un
122 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

conflit manifeste dont la jeune fille est consciente. Apprendre l’allemand


c’est, pour les parents de Séverine S., signer un pacte avec l’ennemi
mais la jeune fille réintroduit dans le contrat qui la lie à ses parents un
volet concernant la réparation qui passe par une réconciliation avec les
Allemands.
L’insistance de Séverine S. à faire le choix de l’allemand, la confir-
mation de ses succès dans l’apprentissage des langues et le soutien de
l’institution scolaire font « céder » les parents mais le conflit va prendre
alors des voies plus obscures. La peur de la maladie pour leur fille se
déplace sur ces derniers en une réalité effective de symptômes chaque
fois que Séverine S. s’apprête à passer un examen. Nous avons vu la
jeune fille toutes les nuits de veille d’examen, à l’hôpital, au chevet
de l’un de ses parents. Il est possible de suggérer qu’en choisissant
d’apprendre la langue de l’ennemi et en confirmant ce choix par la
décision de devenir plus tard professeur d’allemand, Séverine S. ait
contraint ses parents, inconsciemment et en rapport avec le traumatisme
vécu, à éprouver la voie prise par la réussite de leur fille comme un
danger de mort pour eux. Scénario inconscient que partagera, à son
insu, Séverine S. allant jusqu’à renoncer à réussir l’agrégation pour
« empêcher » dira-t-elle, que ses parents ne décèdent.
Le conflit prendra d’autres formes pour la jeune fille doublant d’un
coût psychique important la réussite scolaire et professionnelle. Par un
phénomène de clivage, Séverine S. investira positivement les apprentis-
sages de la langue allemande en chargeant cet investissement des enjeux
de la réconciliation et de la réparation. Contenus qui seront révélés, —
mais Séverine S. n’en comprendra pas alors véritablement la portée —,
lorsqu’une inspectrice prononcera, dans une injonction institutionnelle
ces paroles qui entrent en coïncidence avec le désir de Séverine S. :

« Il faut rendre l’allemand aimable. »

C’est dans le travail clinique par lequel vient se réactiver et s’élaborer


la scène vécue que Séverine S. aura véritablement accès à cette parole
signifiante pour elle. Il s’agissait de rendre digne d’aimer les Allemands
et leur langue. La jubilation manifestée à cette parole qu’elle fait sienne
et qui la consolide dans son identité d’enseignante, peut être comprise
comme le plaisir de la conciliation entre injonction institutionnelle et
désir inconscient. Il est possible, en effet, de poser que les moments
de grande satisfaction professionnelle tiennent à ce sentiment de coïnci-
dence entre les désirs inconscients qui président à l’élection des objets
investis et l’attente institutionnelle qui conditionne la reconnaissance
sociale. Pour Séverine S., on a vu que cette reconnaissance sociale restait
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 123

très problématique surchargée qu’elle était d’une menace de destruction


attachée au traumatisme de l’extermination de ses ascendants.
Deuxième terme du clivage, Séverine S. déplacera la négativité dont
est porteur l’objet investi sur une autre scène. C’est avec des enseignants
de mathématiques que se jouera le drame. On peut penser que cette
discipline s’est trouvée imaginairement bien placée pour cristalliser la
destructivité. Rappelons, en effet, que Séverine S., au moment où elle
fait état de cette disposition pour les langues et de sa réussite scolaire, y
compris en mathématiques, nous prévient qu’une intrigue se loge là dans
son impossibilité à se servir d’un rapporteur. Signifiant clef qui par sa
condensation indique qu’il s’agit à la fois d’une matière où peuvent se
reporter des éléments pris ailleurs mais qui connote aussi la dénonciation.
La scène interne/externe se déroule en deux temps. Deux enseignants
nous sont présentés. Deux figures, avons-nous dit, l’une porteuse de la
persécution et de l’échec, l’autre de l’apaisement et de la réussite. Par
l’apprentissage de la langue qui lui permet un travail de symbolisation,
une réconciliation est possible pour Séverine S., mais la destruction reste
dans son corps.
La première figure concerne cette enseignante qui par ses attitudes,
ses humiliations, sa sévérité, s’offre à la projection. Ce qui fait retour,
ce que rapporte Séverine S. dans la scène vécue ce sont des revenants.
Nous assistons à une humiliation traumatique, active dans le monde
interne de la jeune fille : ses yeux « très très bleus qui fixent et font
très très peur » semblent donner présence à l’Allemand destructeur, face
d’ombre, face cachée de l’Allemand aimable qui revient tel un retour du
dénié et menace de redoubler le déshonneur familial. Cette actualisation
sur la scène scolaire d’une figure transgénérationnelle de la persécution
fragilise Séverine S. qui traverse un épisode anorexique qu’elle associe à
la situation qualifiée par elle de « traumatisante » et après avoir « attrapé
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

la grippe » qui, nous l’avons vu, a traversé son enfance comme un danger
de mort. La charge émotionnelle s’est placée ainsi sur cette enseignante
porteuse d’une représentation mise à l’écart et qui a fait irruption sous
forme du symptôme. Ce qui s’est actualisé dans la relation pédagogique
ce ne sont pas des souvenirs mais la présence en Séverine S. de contenus
psychiques incorporés qui n’avaient pas trouvé leur place pour s’élaborer.
Ainsi, Séverine S. se débat-elle avec un conflit intra-psychique entre des
exigences contradictoires auxquelles elle répond par la construction de
ces deux images clivées de l’allemand.
Mais la jeune fille, puisant dans ses ressources, trouve la capacité
d’investir à nouveau et de retrouver ses capacités en mathématiques
grâce à une deuxième figure. Une enseignante, qui nous est présentée,
124 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

elle aussi, par ses yeux « vairons, l’un bleu et l’autre marron » et dont
on peut suggérer qu’ils symbolisent l’ambivalence et attestent du travail
psychique effectué par Séverine S. à travers la mise en acte de son conflit.
Concernant les examens : le brevet, le baccalauréat et ensuite les
concours apparaissent comme des moments d’exacerbation du conflit. Il
semble que l’enjeu de la réussite, représenté par ces passages, pose la
question de la nature même de cette réussite et du rapport ambivalent
que la jeune fille entretient aux injonctions parentales et scolaires
intériorisées. Moments de panique où, cinq minutes avant la fin des
épreuves du brevet, Séverine S. barre toute la page répétant le dessin
barré de son institutrice par laquelle elle s’était sentie annulée dans
son acte créatif. Ne vaut-il mieux pas s’effacer que de se confronter au
conflit d’avoir à assumer une réussite porteuse de vie ou de mort ? La
situation se complexifie avec l’échec au CAPES vécu dans une « détresse
extrême » et qui signe pour Séverine S. son propre « arrêt de mort ».
On le voit, la réussite aux diplômes expose la jeune fille à un
tiraillement entre l’échec qui signe son arrêt de mort et la réussite qui
signe celui de ses parents. Cette peur de la grippe qui circule entre
Séverine S. et ses parents peut être comprise comme la présence d’un
agresseur caché qui ne permet ni aux uns ni aux autres de se protéger
de ses propres forces négatives. L’agressivité des parents à travers la
pression qu’ils exercent sur Séverine S. avec leur peur de la maladie se
retourne contre Séverine S. porteuse de cette agression lorsqu’elle fait le
choix de la langue allemande. En associant la grippe qu’elle « attrape »
à l’épisode anorexique, Séverine S. donne à voir que ce qu’elle attrape
dans son corps est bien de l’ordre de la destructivité. L’anorexie prend
sens d’un retour par le symptôme de contenus déniés qui ont émergé en
la présence quasi onirique, cauchemardesque de l’aryen persécuteur dans
le professeur de mathématiques. Séverine S. s’affrontera à ce conflit en
optant pour sa propre conservation jusqu’à l’agrégation qui représente
le point de butée à ne pas dépasser, conservant en elle la conviction du
risque encouru par ses parents avec ses succès et marquant ainsi le lieu
du compromis.
Par ailleurs, il lui sera possible d’assumer le choix de s’orienter vers
le professorat d’allemand grâce au soutien d’une enseignante de philoso-
phie qui se constitue comme l’étayage à partir duquel devient possible
le passage. Ce n’est pas tant en effet par ses arguments rationnels que
l’enseignant convainc Séverine S., comme le croit la jeune fille, que par
la place qu’elle occupe dans ce fort lien affectif qui fait désirer à Séverine
S. d’être sa fille. Être l’enfant du professeur, c’est imaginer changer de
parents et s’alléger du poids de l’histoire. Idéaliser l’enseignante en place
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 125

du parent permet à Séverine S. d’éviter le conflit douloureux de son


ambivalence à leur égard et de s’équiper défensivement pour affronter la
situation du choix de son orientation.
La situation professionnelle est caractérisée, dans un premier temps,
par des superlatifs « C’était merveilleux ». Mais, dans le même temps,
Séverine S. est habitée par une tension : « Il faut toujours que je m’amé-
liore » comme si la succession de bons résultats ne calmait pas l’anxiété
de la jeune fille confrontée à une inquiétante étrangeté. Inquiétude dont
les contenus vont se révéler dans la situation conflictuelle rencontrée avec
des élèves. Ce qui apparaît, dans la reprise de l’expérience en situation
d’analyse, c’est la méconnaissance de Séverine S. concernant sa propre
hétérogénéité, ces contenus intériorisés dont l’ignorance donnait, dans la
première période d’exercice de son métier, le sentiment à l’enseignante
qu’il n’y avait pas de problème. Mais le déni a pour conséquence un
retour dans les actes par projection de ses contenus. Dans le travail
clinique, Séverine S. associera la croix qu’elle met à ses élèves à l’étoile
jaune et, dans cette chaîne signifiante, prendra également place l’ardoise
attachée au cou d’une de ses camarades de classe, scène d’humiliation
qui l’avait tant affectée enfant.

Monde interne et modalités d’exercice du métier


À travers la remontée des expériences et leur reprise dans une
démarche d’élaboration, se dégagent de nouvelles significations qui
ont trait aux relations entre l’histoire subjective de Séverine S. et sa
présence dans les modalités effectives de l’exercice du métier. L’enjeu,
on le voit, est de pouvoir tolérer à l’intérieur de soi-même des forces
contraires comme ensemble dynamique, forces qu’on redoutait de ne
pouvoir contenir.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Dans la scène vécue avec les élèves Séverine S. est débordée. Le


clivage opéré jusque-là entre d’un côté les élèves et le professeur en
un tout fusionné merveilleux, et de l’autre le professeur persécuteur,
n’a pas empêché que les deux parties se retrouvent en présence, les
élèves venant attaquer en Séverine S. l’enseignant persécuteur. Ce qui
provoque le trouble de Séverine S. c’est la découverte qu’elle se fait
l’alliée d’une soumission à un ordre qualifié par elle d’absurde mais dont
elle reconnaîtra, dans l’après-coup, l’usage impitoyable qu’elle en fait.
Séverine S. s’est trouvée confrontée à cette partie d’elle-même prise dans
la reproduction de l’objet persécuteur non élaboré. Ainsi les contenus
réprouvés et méconnus (l’agressivité, la violence de soi et de l’autre
déniée) qui, lorsqu’elle était élève, prenaient la forme du symptôme
126 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

reviennent-ils ici sous la forme d’une conduite enseignante, l’exercice


d’une autorité basée sur l’arbitraire du statut et la coercition.
L’expérience traversée par la réactualisation de constructions affec-
tives et leur élaboration dans un espace prévu à cet effet, a permis
à l’enseignante d’approcher certains contenus de sa réalité psychique
impliqués dans le traitement qu’elle fait des situations.
Séverine S., dans un premier temps, a été surprise de se retrouver à
travers sa pratique, identifiée aux enseignants maltraitants de sa scolarité.
Mais soutenue à jouer un rôle actif dans l’élaboration de ses conflits,
elle réalise que ce n’est pas seulement le comportement d’opposition
des élèves qui est responsable de son malaise, mais le miroir qu’ils lui
tendent de sa soumission à la norme de l’institution qui l’entraîne à faire
un usage sanctionnant absurde de l’évaluation, contraire à ses objectifs
et à ses valeurs. À travers son récit, Séverine S. scénarise ce qui s’est
accompli, pour elle, dans la relation avec ses propres enseignants, à l’insu
des protagonistes.
Le travail d’élaboration de l’expérience dans un espace clinique a
permis à l’enseignante, souffrant de ne pas trouver d’issue aux conflits
qu’elle vivait dans les classes, de redonner son importance à la dimension
psychique de son malaise et de sortir du traitement qu’elle en faisait en
se plaçant exclusivement sur le plan des actes dont les résultats restaient
décourageants.
Réexaminer le clivage qui présidait à la construction subjective de
son monde interne scolaire relié à l’univers intérieur familial a permis à
Séverine S. de différencier ses affects et de progresser dans la tolérance
de l’ambivalence de ses sentiments.
Le monde interne de Séverine S. où des parties clivées s’excluaient
les unes les autres et qui produisait une anxiété excessive a perdu de
sa force au profit d’une meilleure intégration. S’exprimant sur le travail
psychique qu’elle a pu effectuer dans l’espace clinique, Séverine S. dit
son sentiment d’être à un tournant de sa vie et se trouve bénéficiaire
d’éprouver une plus grande confiance en elle.

« J’ose participer à des débats, je me surprends moi-même. Je suis


allée visiter des camps pendant les dernières vacances. J’ai discuté avec
d’anciens déportés d’Auschwitz et maintenant j’emmène des groupes
d’élèves visiter ces camps. »

Cette visite des camps qu’elle effectue avec ses élèves peut s’entendre
comme la possibilité retrouvée pour Séverine S. de ne pas seulement
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 127

rendre l’Allemand aimable mais de se confronter aussi à l’être destruc-


teur qui, jusque-là, dénié, l’empêchait d’assumer l’ambivalence de ses
sentiments et ainsi de traiter la conflictualité surgissant dans ses classes.

L’ ENFANT DANS L’ ADULTE , L’ ÉLÈVE DANS LE MAÎTRE

Faire émerger une parole inédite


Dans ces paroles qui ont été dites dans l’enfance et l’adolescence et qui
sont reprises, rapportées, certaines ne cessent de retenir et d’immobiliser
le sujet autour d’elles, des paroles de maîtres et de parents. Il s’agit,
comme on a pu le voir pour Séverine S., de paroles qui s’énoncent
comme un destin tantôt funeste tantôt prometteur. Ces paroles proférées
par les parents ou par les maîtres ont l’efficacité de contraindre le sujet
qu’elles désignent et qui en est porteur, efficacité à réaliser le destin
énoncé ou contrainte à laquelle le sujet est tenu de se soustraire au prix
le plus souvent d’un coût psychique important. Or il ne suffit pas que
ce vœu, cette parole qui a été entendue, soit reprise simplement par
le sujet pour qu’il l’allège mais qu’elle soit réentendue par lui avec le
poids de sa contrainte en lui. En effet, un dégagement s’opère lorsque
cette parole est actualisée, dans l’espace clinique, et que, réentendue,
elle fait sens pour celui qui en était le dépositaire et la reprend à son
compte comme faisant partie de lui. On a vu avec Séverine S. combien
certaines paroles de maîtres avaient un pouvoir d’assujettissement et
imposaient à son destinataire les formes de l’accomplissement. Paroles
qui se tramaient à celles des parents donnant tout son poids au destin.
Mais on a vu aussi que l’enseignant pouvait être celui par lequel se
levait cet assujettissement quand sa parole venait toucher des contenus
immobilisés.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Dans le malaise éprouvé par les enseignants nous remarquons que


des paroles ou des comportements de leurs élèves actuels entrent en
collision avec d’autres paroles en eux, des injonctions vécues comme
menaçantes par le parent ou l’enseignant lorsqu’il était enfant, élève.
Paroles prononcées qui se sont constituées pour le sujet comme lui
laissant peu de possibilité de jeu et l’assignant à être ce qu’il est sans
grande marge de manœuvre.
Il est possible, dès lors, de se demander si l’impact des propos d’élèves
actuels ne tient pas au fait que ces propos se présentent aptes à occuper
un espace en attente d’occupation chez l’enseignant. Le poids fatidique
de la parole apparaît souvent, en effet, tenir au fait qu’elle vient confirmer
une parole déjà incorporée du parent ou du maître dans l’enfant qu’il
128 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

était, mais surtout trame complexe en lui du tissage qu’il a fait entre le
monde de la famille et celui de l’école.

L’autre en soi
En choisissant de faire travailler les enseignants sur leur histoire
scolaire, est favorisé un retour réflexif sur l’élève qu’il a été et nous
sollicitons à faire parler l’enfant dans l’adulte. Cet enfant que nous
convoquons par le récit est à distinguer de l’enfantin, image attendrie
de soi petit qu’il s’agirait de retrouver. Il est à écouter comme « cette
source vive au présent jamais tarie » (Pontalis, 1997) que Freud nomme
l’infantile et qui implique d’admettre l’existence en l’adulte d’une vie
psychique échappant aux souvenirs d’enfance mais restant active. C’est
à cet occupant originaire, qui vit sa vie dans l’adulte à son insu, dont
l’espace clinique et la relation qu’il instaure favorisent l’émergence.
L’enseignant effectue un travail de figurabilité, laissant surgir des
images et des mots là où il n’en avait jamais mis. Il se met alors à
réentendre autrement ce qu’il avait cru entendre autrefois d’une certaine
manière, de même qu’il investit une nouvelle capacité à penser son
histoire. Il ne s’agit plus, seulement, pour lui d’alléger sa souffrance
mais de la comprendre et d’en faire un objet de découverte.
À travers leurs récits, les enseignants révèlent l’économie affective
interne de leur famille et la nature des relations entre leurs membres.
Ils donnent à voir leur fidélité au groupe familial et social, mais égale-
ment les tensions qui organisent la problématique de l’ordre familial :
croyances, conflits, tensions, jouissances, interdits se sont inscrits dans
une mémoire intérieure énoncée à partir de soi à travers des événements
relatés et une tonalité d’impressions, d’émotions et d’affects. Les récits
permettent une visualisation de soi dans sa vie d’enfant et d’adolescent
et en donne une actualité. Ce qui est, alors, visité, ce sont les liens
complexes tissés entre monde familial et monde scolaire, heurts ou
coïncidences entre culture familiale et culture scolaire. Ces liens sont
resitués à la fois dans un contexte socio-économique qui impose ses
contraintes et ses arbitrages et rattachés aux événements de l’histoire
nationale ou internationale qui participe de la construction des identités.
Expérience affective personnelle et expérience collective se trouvent
ainsi mêlées dessinant les contours particuliers d’une histoire scolaire et
professionnelle.
L’histoire de chacun se donne à écouter comme histoire des avatars des
identifications et des investissements, entre appartenance et désaffection,
nostalgie et amertume, fidélité et trahison. Les récits résonnent de
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 129

plusieurs voix révélant l’ambivalence des sentiments, le tiraillement dans


les appartenances. La traversée des itinéraires scolaires et profession-
nels nous indique comment le sujet se tient sur plusieurs lieux. Les
oppositions, les répartitions sont toujours en action et ne trouvent pas
une direction définitive. Nous tentons d’approcher, en intériorité, cette
réalité mouvante qui donne sens et consistance au sujet. Intériorité qui
s’est forgée et se forme à travers les voies que prend la construction
de la réalité psychique en connexion avec des signifiants familiaux
et les significations sociales de l’École. Des normes ne cessent de
s’influencer réciproquement dans un jeu complexe qui ne se réduit pas à
un arrachement de la famille par l’École, mais procède davantage d’un
mouvement d’oscillation entre oppositions et correspondances, entre
conflictualité interne et contradictions externes telles qu’intériorisées.
Le modèle de l’École républicaine repose en partie sur un imaginaire
qui substitue à l’enfant historiquement et socialement enraciné un
enfant abstrait, ôté de ce qui fait sa particularité. Cette abstraction du
sujet (un sujet abstrait et un sujet qui s’abstrait) comme condition de
l’acculturation, fonde le système éducatif sur l’impérieuse sollicitation
de s’arracher à un monde pour la promesse d’un autre (la société contre
la famille). La traversée des itinéraires scolaires donne un éclairage sur
les processus effectifs de cette acculturation dans la construction de
l’enseignant qui ne se réduit pas à cette coupure.
Les contenus qui ont fait l’objet d’une élaboration et semblent avoir
une valeur mutative, dans les relations qu’entretient l’enseignant aux
élèves dans les classes, ont été ceux qui touchaient précisément à
cette image interne de l’élève en lui recouverte par des processus
d’idéalisation.
Les enseignants se sentent bénéficiaires d’éprouver et de comprendre
que l’idéalisation qu’ils avaient faite de l’élève ou la surestimation de
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

leur position, portaient avec elles la déception et le découragement. Ces


processus pouvaient être, en partie, reconnus et énoncés dans le discours
conscient, mais cette lucidité ne changeait rien aux difficultés. Ce qui est
opérant, c’est la capacité d’entendre à un moment donné ce qui restait
énigmatique dans ce qui se donnait comme compréhensible et évident. Or
cette énigmatique concerne ce registre de l’altérité, l’autre en soi restant
par trop méconnu, soumis à la contrainte de la répétition et régulièrement
réactivé par les situations de classe.
130 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Sortir d’une temporalité linéaire


Sur la question du temps scolaire, j’ai déjà souligné dans mes travaux
antérieurs que la scolarité se déroulait dans une histoire du dévelop-
pement mais que sa temporalité effective, l’histoire qui la fait être,
s’inscrivait dans un temps processuel. La temporalité psychique ne se
confond pas avec la temporalité événementielle. Il n’y a pas en elle
quelque chose qui disparaît pour laisser place à une autre qui lui ferait
suite et marquerait le triomphe d’un progrès. Il y a le jeu trouble de
l’avancée et de la régression dans son double mouvement reconduit. Or
l’École, comme ensemble de significations instituées, configure le temps
pour assurer ses transmissions dans un déni de l’histoire des agencements
entre une réalité psychique et des inscriptions familiales et sociales.
Attachée à inventer des chronologies qu’elle a du mal à respecter, elle
peine à intégrer des rythmes disjoints, des allers-retours, des dynamiques
progressives et régressives qui font obstacle à sa linéarité.
Les enseignants ont pris le temps de réexaminer cet itinéraire scolaire
qui a constitué leur monde affectif et cognitif en tant qu’élève. Ils ont eu
accès à ces temps qui étaient restés juxtaposés en eux et ont approché,
tramé au temps chronologique, un réseau complexe d’interactions entre
différents aspects d’eux-mêmes vécus à différents moments de leur vie.
Les temporalités psychiques y sont apparues plus complexes. Ils ont
éprouvé, à travers l’insistance des scénarios imaginaires et la persistance
des figures, que le temps qui succédait à un autre ne le remplaçait pas,
qu’il se mêlait étroitement à lui sans le faire disparaître. Ils se sont
étonnés de constater que la vie psychique n’obéissait pas à la chronologie
du temps scolaire qui est un temps considéré par étapes successives. En
visitant l’enfant et l’adolescent qu’ils ont été, ils ont fait remonter à la
surface ces temporalités où simultanéité, superposition, combinaison de
l’ancien et du nouveau ont composé et recomposé leur identité d’adulte.
Cette confrontation à une hétérogénéité ignorée les dispose à moins
se centrer sur l’événementiel du quotidien et à prendre de la distance,
dans cette nouvelle aptitude qu’ils découvrent, à considérer chacun,
maître et élève, dans sa propre histoire (ce qui est à différencier d’une
centration sur l’histoire des élèves), et les situations dans la complexité
d’un réseau de significations. En intégrant mieux leur histoire intérieure,
les enseignants s’ouvrent à une temporalité plus complexe que celle des
échéances, des examens ou des passages de classe. Le dispositif, carac-
térisé par des regroupements réguliers mais espacés pendant trois ans,
fut, lui-même, un lieu de conscientisation d’une continuité processuelle.
Chacun se voyait poursuivre dans le hors temps de la rencontre le travail
d’élaboration amorcé en commun où s’immobiliser sur ses positions.
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 131

LA DÉSIDÉALISATION D ’ UN SUJET DÉSUBJECTIVÉ


L’élucidation de leur mode d’être avec les élèves reliée à l’histoire
affective et sociale de chacun a amené les enseignants à renouveler
leurs réponses parce qu’elle leur a permis de se dégager, en partie,
de répétitions aliénantes et des répercussions de ces dernières sur le
traitement qu’ils faisaient des difficultés qu’ils rencontraient dans les
classes.
Elle leur a permis également de sortir de la confusion des registres
et des imputations faites aux élèves de conflits ou de carences qui ne
sont pas les leurs ou qui entrent en trop forte résonance avec leur propre
conflictualité ou disqualification, peu conscientisée ou méconnue.
Entrer dans les difficultés professionnelles par les histoires scolaires a
amené à mieux faire le partage entre ce qui tient à la logique propre de
l’institution et nécessite des modes de traitements adaptés et ce qui se
présente comme proprement répétition d’une problématique personnelle
utilisant les contenus que la réalité de l’institution lui présente inévita-
blement. Le travail de subjectivation qui s’opère redonne mobilité à une
construction identitaire professionnelle qui ne constitue plus aujourd’hui
un étayage interne suffisant pour soutenir l’activité enseignante. Il ouvre
à la capacité à mieux supporter l’existence de rapports provisoires,
ouverts, reconduits entre identité subjective, activité professionnelle et
appartenance institutionnelle.
Ce qui donne sens c’est aussi cette expérience commune où les ensei-
gnants s’engagent ensemble, impliqués dans des relations réciproques,
à la découverte de ce qui, dans leur histoire singulière, procède de
processus et de significations communes traçant les contours d’une
identité singulière mais aussi collective. Histoire commune, qui n’est
pas le résultat de la production d’un discours de vérité, mais construction
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

de significations, à partir d’une élaboration individuelle et partagée.


En acceptant de s’aventurer dans son passé pour visiter en intériorité
les contenus de son malaise, l’enseignant se détache d’une conscience
attachée à la conviction de la transparence. Confronté à sa conflictualité
interne, à des contenus énigmatiques, en lui-même, il sort d’une attente
anxieuse d’un monde scolaire apaisé et se voit œuvrer à l’instauration
d’un lien qui donne au conflit le moyen de s’exprimer, comme il se voit
trouver des modalités permettant son traitement.
Parce qu’ils ont pu reconstituer ce qui pour eux avait été difficile dans
leur vécu scolaire, les enseignants se sont découverts davantage aptes
à tolérer la négativité et à laisser un espace au refus et aux modalités
défensives de leurs élèves, moins dans la nécessité de se soustraire à la
132 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

contradiction et d’éviter le conflit. Ils se sentent aujourd’hui davantage


en présence du poids que fait peser la réalité psychique, leur propre
conflictualité sur leur appréhension de la réalité extérieure. Ils découvrent
également que leur expérience personnelle n’existe que sur fond interper-
sonnel ou intersubjectif de la rencontre avec un autre et avec des autres,
sujets comme eux d’une histoire.
Parce qu’ils ont fait l’épreuve des contradictions qui les constituent,
leurs efforts portent moins à neutraliser le monde scolaire qu’à traiter
des questions que ce monde leur pose au quotidien.

Retrouver du mouvement entre soi et l’autre


Le malaise des enseignants tient, avons-nous dit, à une dramatisation
particulière du conflit qui renforce la difficulté à faire face à l’hétérogé-
néité.
Ce qui apparaît, c’est que la pluralité des élèves par leur nombre, leurs
modes d’être, les différences sociales et culturelles, par leur rapport,
chaque fois singulier, à l’école, au savoir, à la qualité de leur inves-
tissement, à la relation entretenue à l’enseignant et au groupe classe ;
toutes ces différences auxquelles l’enseignant doit faire face et qu’il lui
faut constituer comme un ensemble auquel adresser sa parole de maître,
s’offrent, en partie, comme l’externalisation d’une scène interne. Scène
interne des instances psychiques en conflit qui va se trouver activée par
l’hétérogénéité externe du groupe classe. Certains enseignants vont pou-
voir supporter cette hétérogénéité en fonction de leur capacité intégratrice
à contenir ces forces divergentes, même si elles sont éprouvantes. Plus
nombreux sont ceux pour qui l’émergence excessive du pulsionnel chez
les élèves se présente comme un miroir des mouvements avec lesquels
ils se débattent eux-mêmes à leur insu, les exposant à un monde interne
que la construction de l’idéal ne protège plus. Supportant difficilement
de ressentir en eux ces mouvements divergents, ils ont un sentiment
d’écartèlement et redoutent d’être emportés par des forces qui attaquent
leurs possibilités de maîtrise des situations. Pour se protéger de cette
peur, les enseignants ont recours au clivage qui prend la forme de deux
conduites opposées se renvoyant l’une à l’autre : soit tout confondre
pour ne plus voir les différences, soit cliver et éliminer, par projection, ce
qui gêne. « Carence de la pulsionnalité » qui « stérilise la pensée vidée
de partenaire » ou « envahissement » qui « ne laisse plus suffisamment
de jeu à l’organisation représentative » (Avron, 1997) conduisent à
cette sidération imaginaire qui laisse les enseignants si démunis pour
penser les situations qu’ils vivent. Ces tentatives inconscientes, pour
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 133

éviter la conflictualité interne, trouvent leur prolongement dans des


positions prises à l’encontre des élèves qui s’offrent comme support
projectif pour un règlement des conflits intérieurs qu’ils ont suscités. La
confusion des sentiments porte l’enseignant vers des conduites d’emprise.
Et l’expulsion hors de lui, dans l’élève, des parties de lui clivées se
transforme en décision d’expulsion de l’élève hors de la classe voire hors
de l’école.
Par ailleurs, lorsqu’ils restreignent leurs représentations à une réalité
objectivée, le conflit leur paraît simple mais insoluble. Simple parce
qu’il est réduit à des causalités externes d’évidence. Insoluble parce que
ces causalités évidentes n’entament en rien leur impuissance ou leur
sentiment de vivre des situations intolérables. Au contraire, lorsqu’ils
intègrent le registre de la réalité psychique et qu’ils sont en capacité
d’explorer les contenus de leur monde intérieur, le conflit leur apparaît
complexe mais possible à élaborer.

« C’est beaucoup plus compliqué que je croyais, exprime un enseignant,


mais bizarrement je retrouve du goût à l’ouvrage. »

Un accès compréhensif aux jeux de réciprocité

La question du malaise identitaire des enseignants est approchée par


des histoires chaque fois individuelles, mais ces parcours singuliers
dessinent également la trame d’une mémoire collective vivante dans
le jeu des résonances et des correspondances.
Dans le groupe, l’enseignant a effectué un travail d’élaboration sur
l’autre en lui-même, méconnu, mais il a également approché cet autre
à côté de lui confronté, lui aussi à sa propre énigme : rencontre avec
cette partie ignorée de l’autre en résonance avec sa propre ignorance. La
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

réalité externe est restée la même mais elle est lue, habitée autrement à
partir de cette confrontation inédite à une altérité intra-subjective mais
aussi inter-subjective.
Au cours des années, le groupe, garant des mondes construits de cha-
cun, fait l’expérience d’être habité et stimulé par les paroles, signifiants,
images des autres qui lèvent pour lui de nouveaux pans d’histoires.
Une dimension essentielle du travail engagé fut de reconstituer, dans
un groupe, des liens, une histoire, de tenter de retrouver ce qui faisait
vérité pour soi à travers des légendes familiales et scolaires, des non-dits,
du non-pensé. Engagés dans une démarche de plusieurs années, les
enseignants ont réexaminé les messages contradictoires et la violence
éprouvée dans la parole des parents ou des maîtres, ils ont pu rétablir
134 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

des différences entre divers protagonistes dont l’assimilation faite à


l’intérieur d’eux-mêmes pesait d’un poids trop lourd. Ils ont repéré des
signifiants communs et leur fonction inclusive et cohésive dans leur
appartenance au corps enseignant.

T ISSER UNE MÉMOIRE DU TEMPS PRÉSENT


La sollicitation à interroger le malaise éprouvé, l’encouragement
à l’émergence associative ne s’inscrit pas d’abord dans la logique
d’un progrès de la connaissance spéculative. Association, interprétation,
analyse sont des mouvements conjoints qui signifient la double présence
d’un sujet désirant et d’un sujet pensant qui interfèrent.
Dans la crise ou le malaise, entre la force émotionnelle et pulsionnelle
et le jugement de la conscience, il n’y a plus de place pour trouver une
parole qui réponde à la menace vécue. La réplique intérieure ne trouve
pas de mot et pour que soit assuré le passage et conservée la cohérence
du lien, les professionnels ont recours aux représentations dominantes,
aux contenus idéologiques médiatisés, aptes à mobiliser des préjugés et
à mettre en scène des effets de dramatisation. Ainsi, les discours sur la
violence à l’école se présentent-ils comme un pur reflet de la réalité alors
qu’ils traduisent bien souvent les contenus d’une souffrance nouée dans
les troubles du lien intersubjectif.
Le dispositif clinique fut mis à l’épreuve du lien. Mais qu’ont approché
les enseignants dans cette mise à l’épreuve ? Que le travail de liaison
ne s’effectuait pas seulement par l’acquisition d’un savoir, (altérité du
monde) mais procédait d’abord d’une économie psychique informée par
la dynamique à la fois pulsionnelle, affective et représentative (altérité
de soi). Les enseignants découvrent, en effet, que le sujet est sujet qui
investit avant d’être sujet qui sait ; qu’à travers leurs investissements, ils
cherchent une satisfaction de leur être selon un cheminement qui n’a
pas forcément à voir avec celui du savoir. Ce qui est également mis en
lumière, c’est que la connaissance de l’autre qui se constitue comme
médiation à la culture ne se fait pas sous le visage d’un grand Autre
présent d’emblée ou d’une autorité mais dans le concret d’une histoire
propre, par paliers successifs d’un entremêlement d’affects et de contenus
culturels reliés aux enjeux du lien intersubjectif ; que c’est l’engagement
dans une relation à l’autre qui amène à la formation progressive d’un sujet
cognitif et affectif et ménage la possibilité d’un travail d’acculturation.
La mise en relation des imaginaires et des affects associés, dans une
parole adressée, introduit à une présence à soi qui dessaisit le récit de
L E MYTHE DE L’É COLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE 135

cette extériorité qui en masquait les enjeux, entame l’évidence supposée


d’une subjectivité purement réflexive.
Engager un travail de subjectivation avec des praticiens, dans des
lieux qui placent au centre du dispositif les enjeux des dynamiques à
la fois subjectives, intersubjectives et sociales de la transmission, peut
favoriser l’appropriation d’une histoire collective, car c’est quand la
vie prend son sens avec d’autres qu’elle peut constituer une mémoire
partageable. Quand l’enseignant découvre qu’il n’est pas seulement
contingent au service de la transmission d’une pensée héritée, dont il
déplore le dévoiement, mais actif dans la responsabilisation de l’élève au
processus d’apprentissage, ce sont les processus de symbolisation qui se
trouvent ranimer. Parce que la symbolisation implique cette dimension
sociale qui laisse place à un monde ouvert à de nouvelles significations,
l’enjeu social actuel est de soutenir ce passage entre le vide comme
désinvestissement ou envahissement de significations imaginaires satu-
rées et un espace possible pour la formation de nouvelles figurations.
La micro-socialité que représente l’instance groupale constitue une voie
possible, un pont, pour retrouver l’épaisseur du lien entre individu et
société particulièrement fragilisé par les mutations contemporaines.
Chapitre 7

UN DISPOSITIF
D’APPRENTISSAGE
PAR L’EXPÉRIENCE
RELATIONNELLE
Anne-Marie Blanchard, Michelle Claquin,
Martine Pichon, Joseph Villier
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

UN PROCESSUS D ’ APPROPRIATION SUBJECTIVE

Association dont l’objet d’études et de recherches porte sur les groupes


et notamment sur les institutions, le CEFFRAP offre aux institutions qui
lui en font la demande une possibilité d’interventions visant à les aider
à élaborer les conflits et les crises qui les traversent et qui génèrent
des souffrances chez leurs membres. C’est dans le but d’approfondir
ces problématiques que le CEFFRAP a proposé un colloque et demandé
à ses membres d’y prendre part, chacun selon ses dispositions et ses
disponibilités. Ceux-ci ont donc été placés au cœur d’une expérience
relationnelle du type offre/demande.
138 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Dans ce chapitre, nous voudrions montrer comment nous avons


répondu à cette demande en analysant nos propres réactions, les repré-
sentations et les affects que nous avons dû reconnaître et élaborer pour
nous rendre disponibles et poursuivre le travail qui nous était demandé.
C’est en somme l’histoire de ce travail, dans ses composants individuels,
interrelationnels, intersubjectifs et groupaux, que nous reprenons dans
l’après-coup. Son intérêt est de pointer que la complexité du processus
mis en route existe dès l’origine et se poursuit dans une suite d’étapes
interdépendantes atteintes non sans détours, reprises et modifications.
Ces expériences relationnelles partielles sont les jalons d’un apprentis-
sage. On pourra y repérer aussi la présence d’une violence anticipatrice
au fondement de toute intervention qui questionne autrui, individu ou
groupe.
Nous avons donc été d’emblée attentifs à ce que cette expérience a
mobilisé en chacun de nous et au sein de notre groupe. Faire référence
aux processus groupaux qui se déploient dans notre propre association
parallèlement à ceux que nous observons dans les groupes où nous
intervenons est une position qui nous est familière.
Le projet de colloque a suscité des émotions vives, obligeant chacun à
prendre parti par oui ou par non, ce qui revenait à une réévaluation de son
investissement concernant le CEFFRAP, de sa place et des capacités qui
lui sont reconnues et qu’il se reconnaît lui-même. Chacun est sollicité
dans son identité, ses identifications groupales et personnelles. Répondre
positivement au projet, c’est reconnaître, identifier notre groupe d’ap-
partenance, c’est aussi être reconnu, identifié par lui. Ce jeu réciproque
ne peut pas ne pas susciter des désirs, des craintes, voire des mesures
défensives et des stratégies pour travailler dans les meilleures conditions
possibles.
Une première réaction, après l’évaluation des enjeux notamment
identificatoires, sera de s’appuyer sur des expériences antérieures de
plaisir ayant abouti à des réalisations considérées comme réussies.
Nous sommes habitués à travailler à plusieurs, notamment en couple,
lorsque nous proposons des groupes dits de formation, d’où l’idée
d’un atelier coanimé par un petit groupe, groupe qui a partagé d’autres
expériences favorisant les échanges mutuels et un travail commun. Ainsi
l’expérience offre/demande se redouble, se libidinalise, se détoxique
aussi.
Pour quatre d’entre nous (A.-M. Blanchard, M. Claquin, M. Pichon,
J. Villier), se dessine un projet d’atelier, orienté par l’idée de faire vivre
aux éventuels participants du colloque une expérience, à travers une scé-
narisation, qui permettrait d’« apprendre par l’expérience relationnelle ».
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 139

Cette demande du groupe originaire est aussi une offre ; nous quatre
décidons d’y répondre par un oui participatif. Et cette réponse-offre est
en même temps une demande au CEFFRAP d’accepter un atelier dont les
modalités proposées ne sont pas habituelles. Ces mises en perspective
ont ouvert un champ de travail, et offre et demande se sont trouvées
alors peu à peu transformées et appropriées par une élaboration de nos
désirs et de nos craintes, passant d’une certaine passivité, d’une certaine
soumission au désir de notre groupe, à une appropriation personnelle et
groupale très mobilisatrice, étayée sur une idée relativement originale
dans ce contexte.
Cette appropriation n’aurait pu se faire si, après une reconnaissance
mutuelle du groupe entier et de notre petit groupe, ce dernier ne s’était
suffisamment détaché du premier, pour analyser les retentissements
de la demande en son sein, notamment en ce qui concerne l’ambiva-
lence. C’est cette nécessaire autonomisation qui permet que la demande
soit actualisée et puisse se représenter pour devenir appropriable. Le
processus d’appropriation subjective ou/et intersubjective suppose en
effet que les contenus psychiques potentiels soient mis au présent de
l’expérience, puis symbolisés et intégrés. Ainsi se tempère ce qui, dans
la demande initiale, pouvait être ressenti comme potentiellement étranger
et contraignant.
Nous avons mis en chantier l’élaboration d’un contenu et conjoin-
tement une élaboration de nos relations intersubjectives, au fur et à
mesure. Ces deux mises en perspective différenciées s’articulent et
s’interpénètrent, ce qui génère un surcroît de complexité, mais par contre
accroît le plaisir du travail en commun. Plus encore cette conjonction des
deux plans, pensées et subjectivités, est propice à l’instauration d’une
matrice, qui nous contient, et contient virtuellement, en quelque sorte
par avance, le groupe des participants. Nous avons pu constater qu’elle
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

est porteuse d’un potentiel de créativité. Celle-ci s’est actualisée au sein


même de notre groupe, caractérisant la plupart de nos échanges. Nous
pensons l’avoir perçue aussi au cours de l’atelier, notamment dans la
facilité avec laquelle les participants ont appréhendé et mis en travail
l’espace psychique installé à partir de l’énoncé de nos consignes. R. Kaës
a cette formule : « l’espace psychique commun et partagé », mais ni la
mise en commun, ni le partage ne vont de soi, et de toute manière ils se
précisent selon des modalités chaque fois spécifiques.
La mise en œuvre de cette double perspective conjointe n’est pas
née du hasard. Elle provient de ce que nous avions mis l’accent, très
tôt après la formation de notre groupe, sur l’importance des concepts
de transfert, contre-transfert et intertransfert. Nous avons transposé ces
140 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

notions dans notre situation dominée par la groupalité, tout en maintenant


parallèlement notre investissement de l’atelier à venir, en tant qu’objet
commun qui oriente préférentiellement le sens de notre groupe au travail.
L’intériorisation en chacun de nous de ce projet commun signifie que
l’atelier est en marche.

O FFRE ET DEMANDE
L’attention portée aux effets, sur notre petit groupe et en chacun de
nous, de la question de l’offre et de la demande a orienté nos échanges
sur l’indissociabilité et la conjonction dialectiquement articulée des deux
parties d’un même processus. Celui qui offre n’est pas moins demandeur
que celui qui demande. En effet, le premier ne peut penser son offre qu’en
fonction d’un demandeur potentiel qui reconnaîtra l’offre et ainsi en
fondera la légitimité. Les deux protagonistes sont partie prenante d’une
situation intersubjective au sein de laquelle ils occupent des positions
différentes mais interdépendantes.
Lorsqu’une institution adresse une demande à un intervenant extérieur,
le CEFFRAP par exemple, ce dernier est sollicité concrètement parce
que le demandeur a la connaissance imaginaire de l’objet de désir de
celui à qui il s’adresse. La demande met le demandeur dans le rôle de
l’objet du désir de l’offrant et celui-ci dans le rôle de sujet désirant. C’est
l’aspect inconscient de la relation qui se noue là, l’aspect conscient étant
traduit par la formulation concrète de la demande. La rencontre nécessite
un accordage à la fois conscient et inconscient entre les partenaires,
une différenciation en même temps qu’une reconnaissance mutuelle qui
ménage le narcissisme de chacun et tempère la violence implicite de
cette situation qui n’est pas sans évoquer une situation originaire.
Ces réflexions nous ont convaincus de proposer à nos futurs partici-
pants un atelier visant à favoriser leur participation active, leur réservant
la plus grande part possible de liberté d’initiative à l’intérieur d’une
situation d’offre-demande annoncée d’emblée comme une simulation.
Ce terme a d’abord fait problème entre nous, du fait de sa connotation
péjorative : le mensonge, le faux, la dissimulation. Mais nous l’avons
utilisé dans un contexte spécifique : la simulation d’une situation que
nous prescrivions, où les protagonistes sont invités à « faire semblant en
toute conscience ». C’est comme le jeu organisé par les enfants : « On
dirait que... » La simulation, comme nous l’avons proposée, engendre le
même intérêt que le jeu enfantin quant au plaisir pris, plaisir d’improviser
en toute liberté, plaisir à plusieurs, codé par des règles consenties. On
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 141

peut s’attendre à des effets de même nature : soulagement de la tension


que la nouveauté de la situation ne manque pas d’engendrer. Parce qu’il
est unique et prescrit, le jeu de la simulation peut être compris comme
un instrument d’appréhension des problèmes difficiles.
La simulation n’est pas du psychodrame. Dans les deux situations, il
s’agit de créer un espace de jeu, mais la simulation prescrit une situation
et un thème, uniques. En psychodrame le jeu surgit du groupe, il est
un élément de la progression du travail en groupe ; il a une fonction
d’aide au dépassement de situations de blocages dans le déploiement de
la chaîne associative groupale.
Les effets du jeu psychodramatique s’apprécient au long cours, tandis
que ceux de la simulation s’apprécient au présent.
La dimension groupale du psychodrame est présente quelle que soit
la forme imprimée à celui-ci : individuel, individuel en groupe, de
groupe. Dans le psychodrame dit individuel, la dimension groupale
est attachée au groupe constitué par les thérapeutes, et à l’ensemble
patient-thérapeutes. Les protagonistes d’un psychodrame ont un vécu
commun et partagé, ce qui n’est pas le cas dans la simulation, même
si elle se déroule dans un ensemble de groupe qui est comme un
arrière-fond. Les participants ont chacun fantasmé dans l’avant-coup
sur le colloque et sur l’atelier, sans que le dispositif permette une
véritable mise en commun de ces pré-élaborations ; à ce stade d’attente
et de demande du groupe prévu, « le dispositif groupal n’a qu’un statut
fantasmatique » (Guimon, 1999).
Le terme de simulation nous a donc paru, après réflexion, correspondre
à notre intention de ménager un écart, permettant la résurgence des vécus
institutionnels des participants, tout en actualisant une expérience dans
l’ici et maintenant. La latitude laissée aux participants, l’imprévisible
et l’inconnu de cette situation nous ont intéressés et ont stimulé notre
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

recherche. Sans doute nous rapprochions-nous ainsi de la situation présu-


mée des participants, sans cependant être dans une position symétrique,
car c’est bien nous qui posons le cadre et prenons les dispositions
favorables à un accordage entre eux et nous, mais nous sommes comme
eux dans l’expectative, la recherche, l’incertitude.
Dans cet atelier ainsi anticipé, nous avons prévu d’inviter les volon-
taires à former deux groupes de chacun cinq à six personnes qui, après
s’être préparés une dizaine de minutes, simuleraient par un jeu une
demande d’intervention, l’un des groupes (le groupe A) représentant
une institution demandeuse d’une intervention à un organisme extérieur,
et l’autre groupe (le groupe B) représentant celui-ci.
142 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

Notre objectif est de réunir les conditions pour réaliser une situation
qui permette d’apprendre par l’expérience relationnelle et de dégager si
possible, de cette expérience, un exemple d’évolution-transformation de
la demande, l’un des points de départ de notre réflexion dans l’axe du
colloque.

L’ ATELIER
Déroulement
Après que les consignes ont été données, les deux groupes A (deman-
deur) et B (intervenant) se forment spontanément et très vite. Sur notre
indication, ils se répartissent en deux lieux de la salle pour préparer,
durant une dizaine de minutes, leurs interventions respectives. Pendant
ce temps, nous invitons les autres participants à associer sur le thème de
l’atelier, ce à quoi ils abondent aussitôt :
– « j’ai hésité à prendre un rôle car je suis moi-même intervenante, mais
j’ai aussi vécu une intervention dans mon institution, je suis des deux
côtés, je n’ai pu me décider à choisir, et ensuite c’était trop tard » dit
d’emblée une participante, approuvée par plusieurs qui auraient aimé
aussi se présenter pour faire partie d’un groupe ;
– plusieurs disent : « je suis intéressé de voir ce qui va être présenté » ;
– beaucoup ont manifestement une pratique d’intervenant ;
– une autre prend la parole pour évoquer une intervention en manque de
cadre, soit finalement l’histoire d’un échec de la mise en place d’un
dispositif suffisamment contenant.
Quelques secondes après le retour des deux sous-groupes qui se sont
installés face à face, au centre du grand groupe, une participante du
groupe A (demandeur d’une intervention) prend la parole et met en
place d’emblée, par sa manière d’intervenir, une mise en scène. Ce
groupe A se présente, de plus, structuré par une distribution préalable de
rôles : une directrice, une psychologue, une éducatrice, une infirmière,
un directeur des ressources humaines. Directrice et directeur des res-
sources humaines seront très intervenants, le directeur des ressources
humaines insistant sur le poids et les contraintes de la réalité matérielle,
et la directrice montrant qu’il faudra compter avec elle. Ils précisent, tous
deux, qu’ils ont déjà eu des intervenants, qu’ils savent ce que c’est. Le
reste de l’équipe paraît réduit au silence.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 143

Le groupe B semble surpris. Ils ne se sont pas organisés sur le plan


formel et ne se sont pas réparti des rôles. Mais deux personnes prennent la
parole et tentent de ramener les échanges dans une perspective réflexive.
Les autres, comme dans le groupe A, restent silencieux. Ils ne paraissent
pas différenciés les uns des autres. Ils insistent sur leur obédience
commune à la psychanalyse. De fait, après le jeu, ils préciseront qu’ils
avaient imaginé être tous jeunes et débutants. Ils semblent aussi troublés
par les anticipations de l’autre groupe, anticipations qui balisent les
échanges, comme notamment le fait que ceux-ci se dérouleraient dans le
cadre de l’institution A demandeuse : « Merci d’être venu si nombreux »,
leur dit-on.
Donc rencontre difficile, mais confrontation dans le même temps d’une
forte intensité. Lorsque nous arrêtons la scène, l’échange n’a pu aboutir
à une explicitation de l’intervention à organiser mais il est question de
programmer une prochaine rencontre.
Après l’arrêt du jeu, la discussion prend un tour général, les par-
ticipants disent leur intérêt pour ce qui s’est passé, mais aussi leur
étonnement. Ils ne s’attendaient pas à « cela », que ce soit « si facile » de
s’exprimer. Cette facilité contraste cependant avec ce qui s’est manifesté
pendant la situation de simulation. Pendant la discussion qui a suivi, nous
sommes très peu intervenus, il s’agissait dans notre perspective de laisser
se dérouler l’expérience.

Analyse

Très rapidement les considérations matérielles et administratives


envahissent le terrain, et ce n’est que de manière très furtive que
l’équipe sollicitant une intervention dit sa souffrance par rapport à la
population accueillie ou que l’éducatrice tente de se faire entendre. Ces
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

préoccupations sont très vite balayées. Il convient cependant de souligner


que les considérations matérielles si insistantes sont à entendre en rapport
avec des préoccupations d’ordre psychique. En effet, l’échange qui
s’est instauré entre les deux sous-groupes sur la question du coût de
l’intervention souligne la question de la dépendance. L’argent n’est
pas seulement un objet matériel, il vient là comme une évocation de
la dette et du contre-don qui vise à aménager la dépendance et à s’en
dégager, car il est une quantité qui cherche à se transformer en qualité.
Il représente l’intervention elle-même et doit permettre à chacun de
garder une certaine maîtrise sur les effets, éventuellement pervers, de
l’offre et de la demande, il est comme détaché des uns et des autres,
144 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

objet intermédiaire, paradoxal, qui peut dans les meilleurs cas, garantir
l’intégrité identitaire de chacun.

Dialogue :
B : « Qu’attendez-vous de nous ? » Sous-entendu, puisque vous nous
avez demandé de venir.
A : « Qu’est ce que vous nous proposez ? » Sous-entendu puisque
vous avez accepté de venir.
Jeu de tension, comme le dira une participante « C’est : tu me tiens,
je te tiens. » L’impasse du dialogue est établie. Pourquoi cette impasse ?
La question de A est un renvoi qui évite de se découvrir, de risquer de
révéler une faille quelconque, face à l’intrus étranger. Cela est identique
pour B. L’ordre des questions peut en effet être inversé, et il n’est
pas nécessaire de savoir qui a interpellé l’autre en premier. Le groupe
B est tout aussi sur la défensive que le groupe A. En effet dans les
commentaires après le jeu, B dira s’être senti piégé, avoir été « assigné à
une place », comme un étranger en somme.
Il faut noter que cet échange a été d’une grande intensité, révélatrice
de l’importance des enjeux. On peut penser que les deux groupes incons-
ciemment luttent chacun pour leur survie identitaire. Pour chaque groupe,
la menace de perte de son identité suscite en son sein des projections
imaginaires massives qui bloquent le travail du moi groupal qui, lui, ne
peut travailler que fragment par fragment, comme le dit S. Freud pour
le travail du deuil. Cette situation fait le lit de la pensée paradoxale
fréquente dans les demandes d’intervention institutionnelle : « On veut
changer à condition que rien ne change. » La formule peut être appliquée
à l’institution qui demande, la moindre faille révélée faisant l’aveu d’un
manque fondamental et conduisant ainsi à se mettre en quelque sorte à la
merci de l’autre, à prendre le risque de n’être plus soi-même. L’institution
qui intervient de l’extérieur court un risque identique, car son offre
est aussi dans le même mouvement une demande, celle, narcissique,
d’être reconnue sans faille, ce qui est fantasmatiquement le garant de sa
capacité affichée pouvant être ressentie comme prétention. Constructions
imaginaires et projections se situent là dans le champ du grandiose
(Kohut, 1974).
Du point de vue de W.R. Bion, l’on pourrait dire que le champ
psychique commun est occupé préférentiellement par une hypothèse
de base, ici de dépendance. Retrouver une capacité coopérative, une
pensée, nécessite une élaboration de l’hypothèse de base envahissante,
élaboration qui dans le cadre de cet atelier, n’a pu vraiment se déployer,
le temps imparti ne laissant pas la place à un tel travail de détoxication.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 145

On peut développer encore un autre point de vue qui prenne en compte


la présence du CEFFRAP organisateur du colloque et concrètement repré-
senté par un groupe de quatre personnes. En effet, en tant qu’institution
qui se légitime pour répondre à des demandes d’intervention, il est
clairement assimilé au groupe B dans le dispositif de simulation. Même
si le groupe A n’est pas concerné d’une façon aussi explicite, il est pris
dans une relation transférentielle au CEFFRAP. La notion de transfert
contre-transfert sature la situation, à bas bruit, dans cette organisation
dont chacun sait bien par-devers lui qu’elle est transitoire. La brièveté
de l’expérience exacerbe les affects, il y va de l’existence de chacun des
groupes, ce qui tend à empêcher une expression plus nuancée des senti-
ments et des identifications. Des éléments transféro-contre-transférentiels
sont repérables non seulement entre les groupes A et B mais aussi entre
le groupe CEFFRAP virtuellement présent (l’association CEFFRAP) et
l’ensemble des participants. Ces mouvements nous sont d’autant plus
sensibles que nous les percevons comme des répliques de ce que nous
avons éprouvé nous-mêmes lors de la proposition de colloque, comme
nous l’avons précisé au début de ce chapitre. C’est la détoxication que
nous avons faite et le travail de préélaboration effectué (appropriation
de la demande) qui nous conduisent à renoncer à toute intervention dans
les échanges, à la tentation d’enseigner, et nous incitent donc à laisser
aux deux sous-groupes la possibilité de faire l’expérience bien réelle de
s’affronter à la dialectique offre-demande.
L’essentiel est d’avoir pu permettre pour les participants l’enclenche-
ment d’un processus ici et maintenant. Tout se passe comme si c’était
maintenant à eux de faire seuls, mais soutenus par notre présence conte-
nante, cette appropriation subjective, dont on peut penser qu’enclenchée,
elle ne sera pas sans effet, une fois la mise en situation achevée.
Nous dirons plus loin la présence et l’importance du processus
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

d’identification projective dans la dialectique demande/réponse. Cette


situation relationnelle s’étend au groupe par voie de dialogues croisés,
de résonance et d’associations de représentations. Comme tout processus
psychique celui-ci peut être sujet à régression ; par exemple, il se peut
qu’un événement à portée traumatique diminue la capacité transforma-
tionnelle, menaçant à terme l’équilibre acquis, accentuant la part du
fantasme dans la pensée. Cette menace est tempérée par le recours
à un niveau psychique plus accessible, dont sont exclues les formes
de communication qui risqueraient de provoquer le retour intempestif
d’éléments inintégrables. C’est ce processus d’identification projective
de ce genre que l’atelier met en œuvre dans la rencontre des deux
sous-groupes.
146 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

A PPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE


Le champ du développement psychique de la personne mérite d’être
différencié de celui de l’apprentissage d’un savoir en tant que tel et
nécessite une investigation spécifique. Plus précisément, par référence
à la théorie psychanalytique, il s’agit de considérer la fondation de la
psyché, ses conditions d’émergence et dans cet ensemble, l’émergence
et le développement d’un Je, individualisant unique de la personne,
cependant non séparé des autres Je.
Dès lors, nous rencontrons l’apprentissage par l’expérience relation-
nelle qui a vocation à se poursuivre la vie durant, mais qui, dans ses
prémisses, procède d’une relation naturelle du petit d’homme avec ceux
qui le prennent en charge et qui donc d’emblée participent à la formation
de sa personnalité. Ultérieurement il sera possible de mettre en place,
notamment à des fins pédagogiques ou thérapeutiques, des conditions
de rencontre qui permettront une ré-expérience et une reviviscence de
certains aspects de telles prémisses et de leur suite. Mais qu’entend-on
par : « apprendre par l’expérience relationnelle » ?
W.R. Bion, dans Aux sources de l’expérience (1979), indique :

« Les problèmes soulevés dans ce livre ont fondamentalement trait à


l’apprentissage [...]. »

Il écrit aussi :

« Ce livre s’attache aux expériences liées aux théories de la connaissance


et à la clinique psychanalytique [...]. »

Ces concepts de Bion ont été ensuite repris par O. Avron (1996).
Pour ces deux auteurs, c’est l’émotion qui est la base de tout déve-
loppement psychique. En effet, les organes des sens rendent compte de
l’expérience liée à des objets concrets à partir des perceptions. Mais il
n’existe pas d’organe des sens pour percevoir la qualité psychique, les
« impressions des sens ». S. Freud attribuait à la conscience la perception
de la qualité psychique, à partir de la prise en compte de la réalité qui
vient s’opposer au principe de plaisir. Ainsi le nourrisson qui a faim et le
manifeste peut, un temps, se satisfaire par le recours à l’hallucination du
plaisir pris, qu’il connaît par expérience, mais cette démarche mentale
ne satisfait pas le besoin qui s’impose et donc conduit le nourrisson
à reconnaître la réalité extérieure et à s’y adapter par l’action. La
conscience de la réalité extérieure va en s’accroissant par la répétition de
la limitation de la pulsion.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 147

W.R. Bion ne dit pas que cette théorie est fausse, mais qu’elle est
insuffisante :

« La théorie de la conscience comme organe des sens de la qualité


psychique n’est pas satisfaisante ; au niveau de la pratique clinique, des
contradictions se font jour qui ne peuvent être résolues que si l’on aborde
le problème avec une théorie différente... »
« À la place, Bion supposera l’activité d’une fonction spécifique, la fonc-
tion alpha capable de saisir la diversité des caractéristiques de l’expérience
émotionnelle pour les transformer en éléments alpha intégrables dans
l’activité psychique consciente et inconsciente. » (cité par Avron, 1996,
p. 133.)

L’expérience relationnelle au sens large, c’est-à-dire en incluant ce


qui se passe pour un individu avant le langage, dans son rapport à un
autrui, est donc présente dès l’origine et constitue le socle même du
psychisme. Ce rapport à autrui au plan émotionnel est fondé sur le
mécanisme psychique mis en évidence par M. Klein dont W.R. Bion
est un disciple : l’identification projective. Soutenue par un fantasme
omnipotent, l’identification projective consiste pour le nourrisson à
projeter dans un « sein » des parties de soi, bonnes ou mauvaises, mais
d’abord mauvaises, car pour M. Klein la pulsion de mort génératrice
d’angoisse est présente dès le début de la vie. Cette projection est
une expulsion soulageante, mais elle transforme le sein réceptacle, ce
qui établit le prototype d’une relation d’objet agressive. Il est à noter
que R. Roussillon (1999) comprend, lui, cette pulsion de mort comme
réactionnelle aux vécus de mort psychique, dus à l’inadéquation des
premiers objets, investis par l’enfant mais hors de sa subjectivité, et donc
potentiellement traumatiques.
Pour W.R. Bion si « la mère » possède une capacité-alpha suffisante,
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

la réponse maternelle est le produit d’une transformation qui rend les


éléments expulsés acceptables (détoxiqués) par le nourrisson qui les
réintrojecte. Il introjecte un élément alpha. Dans le cas contraire ce
qui est éprouvé est « une terreur sans nom ». Bion appelle « capacité
de rêverie de la mère » sa fonction acceptante et transformatrice des
projections. Ce double mouvement inconscient, projectif-introjectif, en
réalité n’en fait qu’un. Il est simultané, d’un seul tenant, dans le registre
du fantasme.
Nous sommes donc en présence d’une théorie de la communication
avec les développements que W.R. Bion apporte au concept d’identifi-
cation projective de M. Klein, avec aussi ses propres développements
concernant l’émergence des pensées et de « l’appareil à penser les
148 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

pensées », qui augmentent la capacité d’élaboration de l’expérience


émotionnelle. Cependant O. Avron ne se satisfait pas totalement de ce
que W.R. Bion a développé sur les modes de la communication dans les
groupes parce que, selon elle, la théorie de ce dernier ne rend pas compte
du phénomène de réciprocité.

« Considérer l’autre de façon réaliste permet à la rigueur d’agir sur lui


de façon réaliste, mais n’entraîne pas la compréhension d’une action
réciproque. Or c’est l’action mutuelle qui est le fait nouveau à expliquer »
(Avron, 1996, p. 135).

Elle précise plus loin :

« En ce qui me concerne, dans la mesure où le principe de réalité ne me


semble pas pouvoir rendre compte de la réciprocité du lien, c’est à une
pulsion spécifique opposée et complémentaire à la pulsion sexuelle que
j’attribue cette contrainte de base » (id. p. 141).

C’est une « pulsion d’interliaison » qui est à considérer en même


temps que la pulsion sexuelle dans les communications entre les membres
d’un groupe, en y incluant le psychanalyste bien entendu.
Apprendre par l’expérience relationnelle constitue un processus actif
fondamental dès le début de la vie et continu tout au long de celle-ci. Il se
complexifie au fur et à mesure de la croissance et du développement des
capacités de la personne. Il perd le caractère extrêmement schématique
que cette présentation a induit, pour au contraire, se prêter aux infinies
combinaisons des éléments psychiques entre eux et selon les influences
du milieu extérieur. Ainsi, se bâtit une réalité psychique liée à la réalité
concrète mais différente et autonome, dont S. Freud dit que l’on est
« bien obligé d’en reconnaître l’existence ».

VALIDATION
Notre atelier a-t-il atteint son objectif tel que nous l’avons défini,
c’est-à-dire réaliser un apprentissage par l’expérience relationnelle ?
Nous avions considéré cette notion dans un ordre de généralité et nous
avons à la préciser en la reprenant sous l’angle de son application dans les
conditions de l’atelier. Nous avons mis en place les paramètres validant
la notion d’expérience : un cadre et les conditions nécessaires pour que
se produise dans ce cadre quelque chose concernant le thème en cause.
Un espace psychique est créé par l’énoncé des limites spatio-temporelles.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 149

Dans cet espace, la consigne : « mettre en jeu par la parole une rencontre
entre deux groupes définis » va produire ce quelque chose qui est pour
une part attendu et même prévisible par nous et pour une autre part
inattendu.
La liberté à l’intérieur du dispositif est de mise, de manière que ce
soient les protagonistes qui assument le déroulement et le contenu des
échanges. Pour eux aussi il faut ménager la part d’inattendu et même,
pensons-nous, la plus grande part possible. La découverte et un effet de
surprise souvent présents peuvent constituer une prise de conscience,
d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas voulue en tant que telle
par les responsables de l’expérience, mais, en quelque sorte, qu’elle
émerge de la « chaîne associative groupale » (Kaës, 1994) avec une part
inconsciente. Pour cela il est d’évidence que sont requises les conditions
d’une libre parole. Les acteurs de la simulation peuvent, alors, faire leur
expérience de la rencontre relationnelle qu’ils construisent chacun et
dans l’intersubjectivité.
Nous sommes les garants des enveloppes psychiques groupales, emboî-
tées, celle du sous-groupe en simulation et celle du groupe de l’atelier
entier. Ainsi nous n’aurions pas toléré, si tel avait été le cas, l’effraction
de l’enveloppe par un passage à l’acte court-circuitant la parole, ou
une intrusion dans le jeu par un acteur venant du groupe entier. Les
projections sont contenues par et dans le cadre. Les sujets-acteurs sont
psychiquement contenus.
La mise en communication attendue s’est bien effectuée selon les
modalités non prévisibles décrites plus haut à propos du déroulement.
Nous avons observé un niveau d’émotionnalité dominante bien tempé-
rée ; ce vécu a commencé à être élaboré. C’est un travail que chacun
des participants était en mesure de faire au moins partiellement, d’autant
qu’ici nous avions affaire à un public de professionnels intéressés par les
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

phénomènes psychiques.
Tout se passe comme si nous avions entendu la question qui nous était
transférentiellement adressée au cours de la simulation : « Qu’est-ce que
vous nous proposez ? » et que nous y avions répondu en leur proposant
d’utiliser la méthode psychanalytique avec un dispositif spécifique,
susceptible de mettre au travail les questions qui les préoccupaient et
généraient éventuellement incompréhension et souffrances dans leurs
institutions respectives.
Cette proposition implicite ne va pas sans nous interroger nous-mêmes
sur le dispositif que nous avons mis en place. D’où vient-il ? À première
vue, c’est le fait de nous être nous-mêmes soumis à une situation sem-
blable à la leur, dans notre relation au CEFFRAP, mais plus encore d’être
150 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

sensibles à ce que représente l’inextricable complexité des institutions


où nous avons eu à intervenir, notre propre impuissance, voire notre
détresse, devant les problèmes auxquels nous avons été confrontés
dans nos propres institutions. Comment créer de nouveaux espaces
d’apprentissage, de liens, de pensée ? À qui, à quoi avoir recours ?
Tout apprentissage, toute nouvelle acquisition, quel que soit le pro-
cessus mis en œuvre, laisse une zone non atteinte, un reste, une lacune,
qui dans le meilleur des cas est susceptible de relancer le processus de
symbolisation. D’autre part, il faut considérer la notion de temps, temps
fixé par une instance extérieure, temps imparti, temps utilisé, aussi et
surtout l’effet obtenu pendant le temps de l’expérience, effet quantitatif,
effet qualitatif. Ici le temps imparti est trop court pour une élaboration
commune approfondie. De toute façon il manque toujours du temps dans
l’absolu. Le terme d’une psychanalyse, par exemple, ne s’établit pas
selon la quantité de temps que l’on y a consacré. Notre expérience de
l’atelier pourrait, en tant que telle, se poursuivre encore pendant un temps
indéterminé et d’ailleurs a priori indéterminable.
Le critère temps n’est jamais que relatif et se définit moins selon
un critère formel que par rapport à des seuils de déclenchement au
cours du processus. J. Guimon (1999), cite R. Kaës, lequel « travaillant
surtout dans des situations de brève durée... souligne que dans ce type
d’expérience la durée de chaque rencontre n’est en réalité pas si brève. Il
y a en effet un temps de préélaboration pendant lequel s’installe l’attente,
l’anticipation, l’écart possible entre le souhait inclus dans la demande et
son accomplissement [...] ».
Qui plus est la durée de notre expérience a été annoncée en même
temps que se faisait sa mise en place. Cette brièveté annoncée n’échappe
à personne et vient marquer un caractère de la situation qui provoque
une certaine excitation psychique. S. Freud (1905) parle, lui, d’une
« surtension tant recherchée ». Enfin nous avons déjà dit que le plus
important effet de cette expérience courte était d’avoir enclenché un
processus ici et maintenant, processus que chacun peut poursuivre à sa
mesure et qui est soutenu par le cadre contenant qui évidemment ne
disparaît pas dans sa fonction après l’atelier.
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 151

T RANSFORMATIONS
Dans l’atelier
Nous avons à plusieurs reprises évoqué la transformation de la
demande, aussi bien celle qui nous avait été faite que celle adressée
aux participants de notre atelier. C’est une condition indispensable à
l’appropriation de la demande.
Que penser, après coup, de la manière dont ces derniers ont transformé
notre demande ? Nous avons été surpris par la rapidité et l’excitation
avec lesquelles ils se sont emparés de notre proposition, constituant dans
la précipitation les deux sous-groupes de la simulation, au point que les
hésitants se sont retrouvés exclus avant même d’avoir pu mesurer les
enjeux de la situation.
Cette rapidité nous a évoqué la notion de changement catastrophique
présentée par W.R. Bion en 1965 et les fantasmes de précipitation étudiés
par D. Houzel. Ce dernier estime que toute perspective de changement
d’état psychique important, individuel ou collectif, confronte les sujets
aux angoisses de précipitation ou au contraire de pétrification, liées à
la résistance au changement. Il écrit avec G. Catoire (Houzel, Catoire,
1994, p. 79) :

« Cette opposition entre fantasme de précipitation et fantasme de pétrifi-


cation mérite de prendre place, nous semble-t-il, dans le cadre de l’étude
des fantasmes originaires et anti-originaires, car c’est bien au lieu origine
d’un processus de changement dramatique, dont l’épisode de la naissance
est le paradigme, qu’elle se manifeste avec toute son ampleur. »

L’idée de la nécessité d’un changement est toujours présente lors de


nos interventions en institution et suscite, nous l’avons vu, des réponses
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

paradoxales du type « on veut changer à condition que rien ne change »,


tout changement étant vécu comme une menace d’effraction traumatique.
Dans le climat émotionnel déclenché par notre demande de simulation,
les deux sous-groupes réunis à l’écart nous ont paru discuter avec passion
au point qu’il a été difficile de les interrompre pour passer au temps de la
simulation. On peut penser que le thème proposé a mobilisé des affects
importants condensant à la fois le vécu institutionnel des participants
et sans doute des expériences de demandes beaucoup plus anciennes
plus ou moins symbolisées et appropriées, en lien avec leurs premières
relations intersubjectives et donc avec la capacité de leurs premiers objets
respectifs à héberger et transformer leurs premières représentations.
152 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

On sait que le recours au groupe est une possibilité pour pallier la


menace de débordement émotionnel, mais la constitution d’un groupe en
l’occurrence ne va pas de soi, les participants n’ayant d’autre lien entre
eux que le fait d’être venus à ce colloque et dans cet atelier. Sans doute
l’étrangeté de la situation accroît-elle une certaine urgence identificatoire
des uns aux autres pour faire face à l’intensité de l’émotion qui les
assaille. Cependant ce sont surtout, pensons-nous, les alliances qu’ils
vont mettre en place qui leur permettront d’organiser le chaos qui les
guette.
R. Kaës a fait une étude approfondie des alliances qui font tenir
ensemble les participants d’un groupe. Nous retiendrons là le contrat
narcissique et le pacte dénégatif. Il distingue deux contrats narcis-
siques¸le premier, conclu dans le groupe primaire, assigne au sujet une
place dans un ensemble et une mission, celle d’assurer la continuité
de la génération et de l’ensemble social ; le second se conclut dans les
groupes secondaires, « il est l’occasion d’une remise en cause et d’une
reprise plus ou moins conflictuelle de l’assujettissement narcissique aux
exigences de l’ensemble » (Kaës, 1993, p. 273).
Dans notre atelier, les participants sont appelés, dès nos premiers
échanges, à prendre place dans le processus que nous avons enclenché,
dans cette matrice qui les contient et nous contient. Il n’est donc pas
tellement surprenant que la demande qu’ils vont, in fine, formuler porte
sur une reconnaissance identitaire existentielle.
Mais la reviviscence de ce contrat narcissique et de ses enjeux serait
sans doute inefficace si les participants ne s’entendaient pas inconsciem-
ment pour tenir à l’écart les conflits auxquels ils participent dans leurs
institutions particulières. Comme R. Kaës l’a maintes fois souligné, pour
tenir ensemble tout groupe est dans l’obligation de mettre à l’écart ce
qui risquerait de désorganiser l’ensemble, ce pacte dénégatif préserve le
lien.
À propos du pacte dénégatif, il écrit (1993, p. 274) :

« Par ce concept, j’entends ce qui s’impose dans tout lien intersubjectif


pour être voué chez chaque sujet du lien aux destins du refoulement ou
de la dénégation, du déni, du désaveu, du rejet, ou de l’enkystement dans
l’espace interne d’un sujet ou de plusieurs sujets. [...] C’est en cela que le
pacte dénégatif apparaît a minima comme la contreface et le complément
du contrat narcissique. »

Nous faisons donc l’hypothèse que contrat narcissique et pacte déné-


gatif ont permis aux participants des deux sous-groupes de s’organiser
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 153

ensemble pour produire la simulation demandée. Cependant ce regrou-


pement reste précaire et ils auront au cours du jeu à en renforcer les
attendus. D’où sans doute la revendication narcissique identitaire qui
envahira l’espace de la simulation.

De l’expérience relationnelle à l’écriture

Nous avons désiré dans cet écrit, nous tenir au plus près de la méthode
que nous avions utilisée pour préparer l’atelier, à savoir nous l’avons
dit, élaborer conjointement le dispositif et nos relations intersubjectives,
au fur et à mesure. Cependant écrire nécessite plus d’apports individua-
lisés que l’élaboration d’un dispositif. Il était nécessaire d’opérer des
transformations dans notre manière de travailler ensemble.
Nous avons spontanément laissé à chacun le soin de rédiger la partie
de ce texte qui correspondait à ses motivations personnelles à condition
que chaque fragment soit soumis à l’attention critique des autres. Ce
qui revenait au rédacteur l’amenait éventuellement à proposer une
modification, à son tour soumise aux autres. C’est un circuit long en
apparence, mais en apparence seulement, les modifications n’étant pas
en général très conséquentes. De plus les renvois à partir du texte initial
ont amené une stimulation importante : nouvelles idées, forme plus
adéquate, sentiment de recevoir un soutien. Ces fragments ont petit à
petit constitué des chapitres revus, corrigés, modifiés, voire supprimés.
Ainsi le rédacteur initial n’était pas absolument méconnaissable, mais
chacun pouvait s’approprier le texte final et s’y reconnaître.
Ce travail résulte donc d’une créativité partagée, d’une part parce
qu’il a été porté par nos échanges antérieurs et d’autre part parce que
tout s’est passé comme si le rédacteur écrivait pour le groupe, dans
l’intersubjectivité. Il devenait le porteur d’une fonction groupale, en
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

référence à d’autres fonctions, dans le groupe, comme le porte-parole ou


le porte-rêve... le porte-plume ?
Le fait de laisser à chacun le maximum d’initiative a introduit d’une
manière plus flagrante des différences entre nous qui ne pouvaient pas
ne pas être éventuellement ressenties comme source de rivalité, d’envies,
d’autant que le tiers que représentait le groupe des participants, lors de
notre première étape, était passé au deuxième plan. Cependant notre
habitude du travail de groupe a sans doute contribué à valoriser une
attitude de tolérance et d’accueil.
D’autres raisons nous ont permis de persévérer ; par exemple, le
fait relevé par D. Anzieu dans son étude sur le travail de la création.
Il remarque que le créateur a souvent besoin pour croire à la valeur
154 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

de ses intuitions de s’appuyer sur des proches. Il distingue créativité


et création : la première phase du processus créateur, qui d’après lui
en comporte cinq, est commune au sujet créatif et au créateur, et est
caractérisée par une régression. Cette régression engendre des résistances,
formes de la résistance au changement. Le créateur est assailli par des
doutes concernant les représentations qui lui sont venues, il est prêt
à les considérer comme de pures fantaisies en rapport avec son délire
personnel et donc sans aucun intérêt pour les autres, voire dangereuses
et nocives.

« Un moyen de surmonter cette résistance réside dans la rencontre d’un


interlocuteur privilégié... avec lequel le créateur entretient une connivence
décisive sur plusieurs des quatre points suivants — intellectuel, fantasma-
tique, affectif, narcissique — non sur tous (un écart est indispensable pour
qu’un échange mutuel s’établisse) » (Anzieu, 1981, p. 114).

On peut considérer que la proximité des autres ou de certains d’entre


eux dans le groupe de quatre a joué ce rôle d’interlocuteur privilégié.
Une autre raison a pu aussi soutenir notre effort, nous avions eu
l’occasion de voir à l’œuvre les effets de notre intertransfert, lors de
notre travail avec les participants de l’atelier. Nous pouvions mesurer
la force de notre disponibilité à l’échange, fantasmatique, imagoïque,
identificatoire, alors même que changeaient les conditions de notre travail
commun, et donc nos positions et nos fonctions les uns par rapport
aux autres. Il s’agissait maintenant de pouvoir être seul tout en restant
solidaire des autres, de développer une activité psychique créatrice en
étant seul en présence de l’équipe, peut-être de récupérer des parties de
soi déplacées sur d’autres ou de se défaire de projections des autres sur
soi.

A FFILIATION ET HÉRITAGE
Il nous paraît nécessaire de revenir maintenant sur l’effet de surprise
provoqué par la simulation. Nous n’avions pas anticipé que la mise
en scène de l’offre et la demande engagerait les participants des deux
sous-groupes à une défense de l’institution qu’ils simulaient.
Nous faisons l’hypothèse que ce résultat tient au thème du colloque :
« L’institution en héritage » qui a servi d’attracteur et d’organisateur
pour les participants de l’atelier, en concentrant de plus leur transfert sur
l’institution CEFFRAP, organisatrice de ce colloque. Nul doute que le mal-
entendu qui s’est exprimé dans le dialogue entre les deux sous-groupes
U N DISPOSITIF D ’ APPRENTISSAGE PAR L’ EXPÉRIENCE RELATIONNELLE 155

n’ait été lié à une souffrance en rapport avec le vécu institutionnel des
protagonistes. Chacun se sentait menacé par l’autre, craignait pour son
espace matériel et psychique, son intégrité, sa légitimité.
Les deux groupes se montraient dominés par ce que J. Bleger (1967)
appelle la sociabilité syncrétique qui se fonde sur une immobilisation des
parties non différenciées ou symbiotiques de la personnalité, clivées des
formations différenciées. Ces parties non différenciées correspondent aux
premiers contenus de la psyché, le noyau agglutiné dans la terminologie
de J. Bleger, qui sont déposées d’abord dans la famille, puis dans
les institutions. Elles sont à la base du sentiment d’identité groupale
d’appartenance et donc de la dépendance à l’égard de l’institution. Cette
sociabilité syncrétique coexiste avec la sociabilité par interaction qui
correspond à un jeu d’échanges intersubjectifs produisant des effets
individuants et des dispositifs manifestes d’interaction. C’est un tel
dispositif que nous avions voulu mettre en place, mais il n’a pas été
tout à fait utilisé dans cette perspective. C’est donc que les conditions
minimales pour ce faire n’étaient pas, à ce moment-là, présentes. La
simulation aboutit à une remise à plus tard, lors d’une nouvelle rencontre,
d’une possibilité de travail commun. Il était nécessaire que les réflexions
se poursuivent.
C’est justement la nécessité de transformer et d’approfondir la
demande qui motive la présence des participants à cet atelier. Les
participants ont bien montré leur attachement à leur institution, le
besoin qu’ils en ont, sans doute en rapport avec l’importance des
dépôts dont ils l’ont chargée, mais ils ont pu percevoir combien leur
dépendance affiliative pouvait aussi les immobiliser, voire les aliéner
et empêcher entre eux une différenciation suffisante pour permettre à
chacun de poursuivre ses propres buts tout en se reconnaissant maillon
et bénéficiaire de la chaîne institutionnelle.
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

La question de l’héritage les concerne donc directement. Le fait que


cette question soit posée dans et par une institution autre que la leur,
leur permet l’écart nécessaire pour trouver de nouvelles références, un
tiers, et les dégager au moins en partie de leurs adhérences symbiotiques
à leur propre institution. Le rapport à l’Ancêtre, au fondateur et à la
violence de la fondation, les traumatismes qu’ils ont pu subir dans leur
institution peuvent être remis au travail. On peut penser que ces éléments
psychiques ont été mis en résonance par l’expérience de la simulation.
Nous faisons ici mention de l’héritage des institutions respectives
des participants, mais l’héritage de notre institution est aussi largement
présent dans la situation que nous avons présentée. En effet nous pensons
que l’expérience préalable à l’instauration de l’atelier par notre petit
156 L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE

groupe a marqué l’ensemble de la situation. Cette expérience fait partie


de l’histoire du CEFFRAP, nous y avons œuvré en héritiers. En effet
c’est dans notre institution d’origine, que nous avons appris des modes
d’action spécifiques, et notamment ceux qui peuvent concourir à la
formation du « sujet ». La mise en place de l’atelier porte la trace de ce
bagage acquis. Et plus encore elle traduit la mise en œuvre d’un esprit
de recherche commun et partagé. Autrement dit, la situation que nous
avons mise en place hérite du travail antérieur de notre groupe et cherche
à l’incarner et à ouvrir la voie à de nouvelles créations et élaborations.
C’est d’abord la manière dont nous avons repris à notre compte
la demande de notre institution qui a servi de base à l’atelier. Notre
sentiment d’avoir dû faire face à une certaine violence anticipatrice de sa
part nous a poussés à travailler sur cette violence, à la reconnaître comme
inhérente à la situation, donc comme nécessaire et potentiellement
bénéfique à condition de la reprendre à notre compte et de la transformer.
Cette expérience nous a servi de point d’appui pour imaginer un dispositif
susceptible d’engendrer un processus de même nature chez d’autres.
Chemin faisant nous avons dû reconnaître que la violence que nous
faisions aux participants en les soumettant à notre dispositif les amenait
à y répondre d’une manière que nous n’avions pas anticipée et qui
nous obligeait à modifier la place où nous les avions inconsciemment
convoqués. Notre offre était utilisée par eux d’une manière qui leur était
propre. Notre offre/demande se trouvait réinterrogée et remise au travail.
Les participants, comme nous-mêmes avant eux, ne se conformaient pas
en tout point à la demande qui leur était faite, ils cherchaient à s’affirmer
comme sujets et à s’approprier l’héritage à leur manière. Nous avons
dû en prendre acte sans pouvoir, dans le temps imparti, en déployer les
effets. En revanche un effet tangible pour nous-mêmes s’est traduit par la
proposition d’un nouveau dispositif de travail à inscrire dans l’ensemble
des activités du CEFFRAP.
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INDEX

A institutionnel 48
capacité interprétante 100
accordage 140
acte fondateur 82 cas cliniques 76
affiliation et héritage 154 causalité réalitaire 70
alliances 152 CEFFRAP 63, 64, 137

structurantes 70 champ social 88


altérité 110 changement catastrophique 151
ambivalence 65, 109 clivage 106
analyse groupale 94 conflit de loyauté 101
analyste de groupe 86 contexte
angoisses de précipitation 151 du groupe 87
anti-groupe 90 institutionnel 87, 99
apprendre par l’expérience relationnelle social transubjectif 88
138, 142, 146 contrat narcissique 69, 70, 152
apprentissage 138, 146 contre-don 143
appropriation 139 contre-transfert 91, 145
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

associations 58 création 153


de psychanalyse 59, 60, 66 créativité partagée 153
assomption jubilatoire 79 crise 86, 134
atelier 140, 142 identitaire professionnelle 106
auto-représentation 33 culture du groupe 91

B
D
boucle persécution-idéalisation 52
délégation cachée 102
demande
C d’intervention 76
cadre 148 institutionnelle 86
164 I NDEX

dépendance 143 G
affiliative 155
garants
désidéalisation 131
métapsychiques 47
désubjectivation 107
métasociaux 47
détoxication 144, 145
groupe
dette 143
slow open 91
développement psychique 146
thérapeutique 86, 97
dispositif 88, 149
a minima 99
d’intervention 86 H
double contrainte institutionnelle 96
dynamique 75 haine 64
institutionnelle 92 héritage 87
hétérogénéité 130
hiérarchie des espaces 92
E histoire subjective 125
effet de surprise 149 hypothèse de base 144
émotion 146
enveloppes
groupales 87, 149 I
narcissiques 80 idéalisation 51, 52, 62, 65, 73
espace identification 138
institutionnel 87 à un père mortel 70
interstitiels 88 au père mort selon la Loi 68
évolution de la demande 86 projective 145, 147
expérience relationnelle 147, 148 idéologie 87
dominante 103
F illusion groupale 51
image 79
fantasmes
imaginaire 79
de meurtre 57
de transmission 70, 71 de la fondation 68
fétichisation 65 incestualité 61
figuration fantasmo-mythique 40 influence du tiers 89
fonction inquiétant 79
alpha 147 institution 131
instituante 110 en crise 86
fondateur soignante 83
charismatique 60 instruction 111
départ d’un — 60 intériorisation 129
deuil du — 49, 73 intériorité 106
idéalisé 64, 66, 74 interlocuteur privilégié 154
mort d’un — 60 intervenant extérieur 47
mortel 69 intrication des groupes 87
I NDEX 165

L pétrification 151
position
L’Un instituant 68
idéologique 71, 72
lien 80
mythopoïétique 72, 73
intersubjectif 106
utopique 73
problématique institutionnelle 92
M processus
malades-ancêtres 52 de socialisation 105
malaise 132 identificatoires 106
matrice 90 projet institutionnel 89
mauvais objet contenant 90 psychodrame 141
méta-garants 110 pulsion
mirroring 88 d’interliaison 148
moi groupal 144 de mort 82
mort
de Didier Anzieu 65 R
traumatique 52
mythe 26–29 raison objectivante 108
mythique groupale 26, 41 reconnaissance sociale 59
mythopoïèse 26, 32, 33, 38 règles 87
régression 154
régulation psychanalytique 75
N réinscription dans la généalogie 69, 70
narcissique 75 rémunération narcissique de
narcissisme de mort 69 l’appartenance à une association
négatif 58 59
non-dits 90 représentation de l’origine 57
notion de temps 150 résistance au changement 64, 154
résonance 78, 88
restes inélaborés 67
O retour vers la horde 57
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

objet persécuteur 125 revendication narcissique 153


observateur participant 98 rôle de l’analyste 88

P S
pacte 87 scénario
dénégatif 152 incestuel 63
dénégatif institutionnel 90 institutionnel 98
narcissique 69 scène des origines 71
parentification 101 scission 59
passage de génération 67 séparation 47
pensée 115 sidération imaginaire 132
paradoxale 144 signifiants gelés, énigmatiques 58
166 I NDEX

significations imaginaires sociales 106, processuel 130


111 théorie de la communication 147
simulation 140, 141 théorisation d’intervention 102
singulier pluriel 83 tiers
situation intersubjective 140 extérieur 102
sociabilité institution 89
par interaction 155 totémisation 52
syncrétique 155 trahison des idéaux fondateurs 71
sociétés de psychanalystes 66 transfert 48, 52, 68, 74, 81, 145
souffrance associée fondateur 80
à l’instauration et au maintien de narcissique 80
l’espace psychique 46
originaire 80
à un trouble de la fondation 46
résiduel 67
au fait institutionnel 46
transformation 100, 147
aux entraves à la réalisation de la
de la demande 151
tâche primaire 46
transmission 105
souffrance institutionnelle 45, 82
de la psychanalyse 66
sujet de la — 45
stade du miroir 79 fantasme de — 57
superviseur 98 travail
survie identitaire 144 de figurabilité 128
symbolisation 112 de l’analyste 73
de l’héritage 58
de l’originaire 47, 67
T de subjectivation 135
tâche primaire 60 du deuil 47
temporalité 25–43
temps
V
de la constitution d’un groupe 88
de la demande 101 violence anticipatrice 138, 156
INDEX DES AUTEURS

A F
Anzieu D. 3, 25, 63, 64, 66, 76, 153, 154 Foulkes S.H. 88
Aulagnier P. 115 Freud S. 26, 57, 65, 116, 128, 146, 150
Avron O. 146, 148
G
B Gaillard G. 16
Gauchet M. 108
Balint M. 13
Green A. 69
Berge A. 60
Guillaumin J. 21
Bion W.R. 9, 13, 14, 144, 146, 147, 151
Guimon J. 141, 150
Blanchard A.-M. 66
Bleger J. 18, 21, 155
H
Henri A.-N. 12
C Hopper E. 87
 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit

Castoriadis C. 68, 115 Houzel D. 151


Castoriadis-Aulagnier P. 69
Catoire G. 151
J
Jaques E. 103
D
Desvignes C. 68 K
Kaës R. 21, 22, 45, 52, 69, 71, 79, 90,
98, 111, 139, 149, 150, 152
E
Klein M. 147
Enriquez E. 45 Kohut H. 144
168 I NDEX DES AUTEURS

L Pontalis J.-B. 3, 128


Puget J. 88
Lacan J. 26, 79
Laplanche J. 79
R
M Racamier P.-C. 18, 20, 78
Ricœur P. 105, 115
Michel L. 89 Roheim G. 26
Missenard A. 91 Rosolato G. 68
Rouchy J.-C. 86
N Roussillon R. 12, 89, 147

Neri C. 101
Nicolle O. 72, 73 S
Nitzun M. 90 Schwartz M.S. 18, 19, 78
Segoviano M. 70
O Sirota A. 16
Soula-Desroche M. 86
Oury J. 86 Stanton A.H. 18, 19, 78

P V
Pinel J.-P. 48, 52, 78, 86 Valabrega J.-P. 26
INCONSCIENT ET CULTURE

Olivier Nicolle
René Kaës et al.

L’INSTITUTION
EN HÉRITAGE
Mythes de fondation,
transmissions, transformations

Crise, conflits, impasse élaborative des sujets et des groupes dans OLIVIER NICOLLE
l’institution, répétition de pratiques inquestionnables, manque de est psychanalyste,
maître de conférences
cohérence théorico-clinique : en mobilisant les dimensions à l’université d’Amiens.
traumatiques groupales récentes et anciennes, notamment lors du
départ ou de la mort d’une figure fondatrice, le dispositif choisi et RENÉ KAËS
l’écoute analytique diachronique ouvrent sur les représentations est psychanalyste,
et les affects – jusqu’à la passion – investis par chaque sujet dans professeur émérite à
la fantasmatique groupale et la mythique de l’institution. Le roman l’université Lumière Lyon-2.
de sa fondation, le destin de ses idéaux, la ritualité de ses fonctions,
les alliances inconscientes et notamment celles qui relèvent de
A.-M. BLANCHARD
l’économie narcissique sont mis en travail, et ce que chacun fait, M. CLAQUIN
avec les autres, de l’héritage, est alors questionné. F. GIUST-DESPRAIRIES
O. Nicolle, R. Kaës, A.-M. Blanchard, M. Claquin, A. Missenard, L. MICHEL
A. MISSENARD
M. Pichon et J. Villier – membres du Ceffrap – interrogent ici avec M. PICHON
F. Giust-Desprairies, L. Michel et J.-P. Pinel la problématique de J.-P. PINEL
la transmission et de la transformation dans les institutions. Référées J. VILLIER
diversement à la psychanalyse, leurs écoutes se rencontrent souvent
par-delà les contrepoints qui nourrissent la réflexion. Tous proposent
en effet une exploration de la demande, des voies d’intervention
et d’élaboration qui privilégient les processus de symbolisation
s’opérant par la mise en mots d’une histoire partagée, dans laquelle
les sujets peuvent maintenant prendre place.
La collection
INCONSCIENT ET
L’institution en héritage forme ainsi le troisième volet de deux CULTURE
ouvrages parus dans la même collection : L’institution et les
créée par René Kaës et
institutions et Souffrance et psychopathologie des liens Didier Anzieu est dirigée
institutionnels. par René Kaës.

ISBN 978-2-10-053516-3 www.dunod.com

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