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NATURA
Lutz Bassmann, Francis Berthelot, David Calvo, Philippe Curval,
Valerio Evangelisti, Lionel Évrard, Yves Ramonet, Bruno Samper,
Frédéric Serva, Jean-Pierre Vernay
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NATURA
Les dinosaures sont morts en un fracas
d’écailles. Se sont écrasés sur la barrière du
temps. Les chiens, les chats, les rats sont là
mais ne franchissent jamais les branes
spatio-temporelles que seuls les mots
humains peuvent crever. Ils ne génèrent
aucune autodivination destructrice. Ne trans-
mettent que quelques bouts de chair,
quelques cellules, quelques bribes d’émotion
et de violence. De saine émotion. De saine
violence. Les discours des bouches biotiques
déchirent les trames, cisaillent les barreaux
du présent. Font saigner les étoiles et propul-
sent l’homme vers de lointaines entropies
en un effondrement accéléré de fractales
singularités. Le langage n’est qu’une succes-
sion de maux. Et eripitur persona, manet res.
Les commissures des lèvres
David CALVO
Destins aminés
Jean-Pierre VERNAY
Comment j’ai appris à me dessiner
Philippe Curval
Le mur invisible
Philippe CURVAL
Rachid
(I)
Je suis né en Palestine, j’ai vécu en Syrie et je ne renierai jamais le nom d’Allah. Je suis
venu en Afghanistan après être allé en Tchétchénie, pour défendre l’Islam contre les
nouveaux croisés qui veulent le détruire. Je me suis battu avec honneur et ne me suis
rendu que lorsque notre commandant nous en a donné l’ordre. Les américains peuvent
toujours essayer de m’humilier, ils ne m’enlèveront jamais ma dignité.
Ce n’est pas avec le ridicule sac qu’ils m’ont mis sur la tête et ces rubans de plastique
qui me blessent les poignets qu’ils vont briser ma volonté. Un soldat d’Allah n’a pas peur
du noir, ne redoute pas de garder son corps et sa tête penchés en avant, ne craint pas
les coups. Je résisterai car c’est le Miséricordieux qui l’exige. Je résisterai aussi dans
l’avion qui me conduit sur les terres de Satan.
Ça fait maintenant deux heures que nous avons décollé. J’ai du mal à respirer. Mais que
vaut ma souffrance ? Le souvenir de mes frères enterrés vivants, à… là-bas derrière la
prison, brûle encore en moi.
Combien étaient-ils ? Deux cents ? Certains imploraient la pitié, mais la plupart se com-
portaient avec dignité. Beaucoup pissaient le sang de leurs nombreuses blessures et
savaient qu’ils ne vivraient plus bien longtemps. Les vieux semblaient résignés, mais ils
étaient peu nombreux. La plupart avaient mon âge : environ vingt ans. Ils hurlaient
encore pendant que les camions recouvraient de sable la fosse dans laquelle on les avait
étendus. Certains d’entre eux avaient les lèvres bloquées par un ruban adhésif. Ceux qui
ne pouvaient ni prier ni crier, s’exprimaient par le regard. Les soldats américains ne
comprenaient probablement pas grand-chose. Ils observaient d’un air indifférent et
laissaient faire leurs esclaves afghans.
C’est pour tous ces martyrs que je ne cèderai pas.
V.E.
Haïkus de prison
L’odeur d’oignon
chevauche l’odeur d’urine
bientôt la soupe du soir
On a transféré le bossu
il prétendait que sa paillasse
sentait le chameau
Lutz BASSMANN
Rachid
(II)
La ridicule combinaison orange qu’ils m’ont enfilée avant de grimper dans l’avion est finalement
pratique. Elle me protège du froid. Je regrette juste de ne pas voir mes frères à cause de la capu-
che. Il y en a un qui hurle, probablement à cause d’une blessure. D’autres pleurent. Je les com-
prends. Ce ne sont encore que des gamins.
C’est douloureux d’être plié en deux, coincé dans les sangles, les genoux qui heurtent la
bouche. Mais ce n’est pas grand-chose à côté de tout ce que les nôtres ont supporté. Mon frère
a été une des premières victimes lors de l’Intifada, il avait seulement sept ans. Voilà, c’est à lui,
à Mohamed que je dédie mon sacrifice. À lui et à Allah, béni soit-il. Aucun Américain ne parle
notre langue. Ils jurent dans la leur, toute en syllabes rageuses, je pense qu’ils veulent que nous
nous taisions. Peut-être à cause de la voix rauque d’un adolescent. Il dit qu’il a besoin d’uriner.
Les Américains le comprennent-ils ?
Ils croient peut-être qu’il les menace. J’ai l’impression d’entendre le bruit d’une gifle. Moi je veux
tout à fait l’inverse : je veux boire. Depuis combien de temps sommes-nous en vol. Probablement
deux ou trois heures. Je n’ai aucune idée de la distance qui nous sépare de la terre de Satan.
Allah le sait, et c’est en lui que j’ai confiance.
Maintenant nous avons tous besoin d’uriner. Le temps a passé, et le froid a pénétré sous notre
combinaison. Il y a un chœur de protestation mais il est étouffé par les coups. Les Américains
paraissent de plus en plus nerveux. Moi, je sais que ça ne sert à rien de ruser. Ils n’ont pas
de cœur. En Afghanistan, ils ont fait un massacre pour nous atteindre. Inutile. Ils n’ont pas de
scrupules. Moi je ne les supplierai jamais, même pour pisser. Qu’Allah les maudisse.
Les contractions de ma vessie deviennent douloureuses. Je sens brusquement l’urine
couler entre mes jambes. Je serre encore plus les genoux pour qu’on ne le remarque pas. Et puis
je ne m’attendais pas à chier. La diarrhée coule et m’inonde les cuisses. Ce qui m’arrive doit
arriver également aux autres parce que l’odeur est insupportable.
J’ai honte. Les Américains jurent et cognent. Je reçois un coup violent sur la nuque.
Mais la douleur n’a pas d’importance, c’est la honte qui me blesse.
V.E.
une force éparpille nos vies
de nous se joue comme de billes
roulant doucement vers un gouffre
où choses, bêtes et gens glissent
Lionel ÉVRARD
Rachid
(III)
Je m’attendais à tout sauf à cette brusque piqûre dans le bras. Aucun doute n’est
permis c’est une seringue. Mais que veulent-ils me faire ? Ils essayent de m’immobiliser
pour que l’infirmier, s’il s’agit bien d’un infirmier, ne fasse pas trembler l’aiguille. Malgré
le froid, je sens la douce chaleur d’un filet de sang qui coule le long de mon avant-bras
avant de se ramifier entre les doigts. Autour de moi, les cris ont diminué. On entend
maintenant des quintes de toux entrecoupées de bruits de vomissements. Des rigoles
d’humeurs se forment entre mes pieds. L’urine et la merde de mes frères. Mon cul aussi
est tout trempé.
Une fois la diarrhée partie je n’ai plus réussi à la contrôler. Elle sort de temps en temps
par petits jets. Ma douleur à l’estomac est si forte que je ne la sens même plus.
Un léger sifflement parvient à s’extraire des gargouillis qui emplissent l’habitacle.
On dirait un aérosol. Je comprends brusquement qu’ils essayent de désodoriser
l’habitacle ou bien de nous désinfecter.
La nausée est pire que la diarrhée ou la douleur ; et même pire que la honte. J’essaye de
me retenir mais le sac qui entoure ma tête se remplit de vomi. Maintenant je voudrais
me lever. Je n’y arrive plus. Je ne peux rien faire d’autre que vomir, la gorge en feu. J’ai
une vision très floue de ce qui m’entoure. Les sons me parviennent étouffés.
Les odeurs aussi, car le vomi me bouche le nez. Par chance, il coule lentement le long
du cou et libère peu à peu le sac. J’essaye de me retenir aux images fortes de ma vie,
celles qui m’ont donné la foi. Mon grand-père qui n’arrive pas à croire que les Israéliens
ont vraiment pu arracher tous ses plants d’oliviers. Ma mère qui se désespère devant
notre maison détruite par les bulldozers, avec moi agrippé à ses jupes. Le petit cadavre
de Mohamed que le voisin porte dans ses bras. J’évoque aussi des images de vengeance :
les deux tours de la richesse abattues à New York et les Américains qui font l’expérience
de ce que nous subissons tous les jours. Mais ça ne sert à rien. D’inutiles visions qui
se perdent dans le vide et n’éveillent aucun sentiment. Seule la nausée est réelle.
Jusqu’à ce que l’inconscience me submerge.
V.E.
Madrigal
Francis BERTHELOT
Rachid
(IV)
Ils ont dû me faire plusieurs piqûres. Je ne suis plus lucide. Je crois que nous sommes
arrivés. Il fait horriblement chaud. Ils libèrent ma tête du sac puis me mettent des lunet-
tes noires. J’aperçois un instant mes frères. Ils sont nus, comme moi (je ne savais même
pas que j‘étais nu). Tous recouverts de vomissures et d’excréments. Recroquevillés sur
eux-mêmes comme des singes.
Ils nous conduisent peut-être à la douche…
Avant qu’ils me mettent les lunettes j’aperçois un homme qui me paraît énorme. Avec une
seringue à la main.
Après… je comprends… de moins en moins.
Je suis à genoux dans une cour effondrée. Je suis à nouveau lucide. Ils vont me faire une
nouvelle piqûre.
Je suis maintenant totalement réveillé. Je suis accroupi dans une cage. J’ai de nouveau
la diarrhée. Les barreaux sont brûlants sous le soleil.
Je… suis… né en Palestine. Je suis… depuis une semaine ils m’empêchent de… dormir.
J’ai décidé de me mordre la langue pour m’étouffer…Allah me…
Piqûres… piqûres et diarrhées. Dans la cage. Dignité…
Je suis… Rachid…
Rchd…
Valerio EVANGELISTI
(traduit de l’italien par Jacques Barbéri)
Les nuages soutiennent le ciel.
Des gens vont et viennent dans le décor vide de leur vie désertée. Les liens entre eux
sont des cordes poisseuses de sang, des chaînes virtuelles d'argent et de névroses. Ils ne
savent pas que l'amour est une utopie flamboyante qui conjugue la grandeur, la puis-
sance, la beauté et la misère.
Les gens prennent leur pied, des avocats, des vacances, des prêts sur 20 ans, des full
metal jacket en pleine poitrine, des métastases dans le cul. Les gens endurent simple-
ment parce qu'ils ne savent pas que les molécules qui les engendrent en savent plus
qu'eux.
Mais les gens ont la Foi, alors ils surconsomment, ils thésaurisent, ils terrorisent.
Pour adhérer à Al-Qaeda ou au PS, au CAC 40 ou à l’OM il est nécessaire d'avoir le même
état d'esprit. L'Esprit d'État.
Au cœur de la ronde des foules, les rires des enfants sont comme une promesse
incertaine qui ne sera pas tenue.
Les gens pensent qu'ils sont forts, intelligents, chanceux, malchanceux, immortels,
humains, bien élevés, plus grands que tous les êtres vivants. La preuve ? Verrait-on
sérieusement un bardot prendre la défense de Brigitte ?
Les gens, vous et moi, ne veulent pas avoir conscience de leur parenté cosmogonique
avec l'insecte inconnu. Le sang est à la chitine ce que le vinaigre est au vin.
Yves RAMONET
Une petite pluie fine
De gros nuages sombres. Une petite pluie fine mais dense obscurcit encore la
perspective qui se strie en des milliers de rubans grisâtres. La journée glisse avec indo-
lence vers sa mort. Autant dire qu’il vaut mieux renoncer à distinguer quoi que ce soit
du paysage. Qu’il vaut mieux rester à l’abri dans cette tanière de fortune, une ancienne
redoute à l’orée d’un bois, en bordure d’une ancienne frontière. Y passer la nuit au sec,
enroulé dans une couverture, emprisonné par ses cauchemars. Penser au lendemain, aux
détours qu’il conviendra d’emprunter, calculer la distance qu’il restera à parcourir
jusqu’à cette ancienne ville dont on ne sait plus si elle est réelle ou non. S’efforcer
de ne pas penser au lendemain, à cette humanité qu’on ne croisera pas, ne plus rien
calculer. Ne pas rêver de la chimère qu’est forcément la ville.
Avancer. Il n’y a rien d’autre à faire. Avancer tant que le cœur ne sera pas tout
à fait rongé, tant que quelques fleurs défieront encore les isotopes. Tant que la
chair putréfiée collera aux os. La peau ? Souvenir. Les fonctions primitives ? Souvenirs.
Et le néant ? On se surprend parfois à ne même plus l’espérer.
Avancer. Le désespoir est dans l’immobilité.
Frédéric SERVA
Bruno SAMPER
Hypercourt N°1 mai 2004 JÉRÔME MAUCHE
Hypercourt N°2 juillet 2004 SYLIA AIRE
Hypercourt N°3 décembre 2004 CHLOÉ DELAUME
Hypercourt N°4 mars 2005 ÉRIC ARLIX
Hypercourt N°5 août 2005 JACQUES BARBÉRI
www.editions-ere.net
août 2005.