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Les moutons électriques éditeur

Anthologie périodique de
Fantasy & Science Fiction
tome W
hiver 2007
Tome W - Hiver 2007
5 .................................... Jim Dedieu & Laurent Queyssi, Planet of sound
31 .................................... David Langford, Obscurités multiples
41 .................................... Mark Bourne, Le sourire du détective
51 ................................... James Stoddard, La veillée d’astres
85 .................................... R. Colson & A.-F. Ruaud, Pour s’envoyer en l’air le regard
71 .................................... David Calvo, Instruction au sosie
81 .................................... Jeffrey Ford, La pelote en fil de miel
95 .................................... Francis Valéry, Mes carnets rouges

Rédaction   : Étienne Barillier, Christophe Pages 2 & 3 d’après George Rozen, The page 100 d’Henry Martin (Tome 2). 84 euros. © Spilogale, Inc. Toutes les traductions, les que de lecture personnelle.
Duchet, Xavier Mauméjean, Laurent Queyssi, Shadow, juillet 1932 (pages couleurs parues illustrations et les textes originaux demeurent
Jean-Jacques Régnier, André-François dans le tome 5) ; photos pages 29 & 30 Fiction anthologie périodique de Fantasy Fiction est l’édition française de The la propriété de leurs auteurs et sont © les ISSN 0223-4742
Ruaud, Thierry Smolderen, Jean-Marc Tomi. d’Axel O.D. (Tome 5) ; photo page 64 de & Science Fiction™ est publiée par Les Magazine of Fantasy & Science Fiction, par auteurs, 2007.
Directeur de publication : Olivier Davenas. Clémence Gevrey (Tome 5) ; gravures pages moutons électriques™, SARL au capital de arrangement spécial avec Spilogale, Inc. Les moutons électriques, éditeur
Maquette : Sébastien Hayez. 49 & 50 de Poyet pour La Science amusante, 41 400 euros, RCS Lyon. (Hoboken, NJ, États-Unis - fsfmag.com). Ce document PDF est destiné exclusivement 245 rue Paul-Bert - 69003 Lyon
Couverture : Icha. 100 expériences, par Tom Tit, Librairie Diffusion-distribution : CED-Belles Lettres. Les textes provenant de The Magazine of à la promotion de la revue Fiction, il ne www.moutons-electriques.com
Abonnement au semestriel, pour 2 tomes Fantasy & Science Fiction sont publiés peut être vendu ni faire l’objet d’aucune
Larousse, Paris, 1890 (Tome 3) ; cartoon
(1 an) : 43 euros ; pour 4 tomes (2 ans) : ici avec l’accord de Spilogale, Inc. et sont reproduction sur support papier à fin autre
Jim Dedieu


& Laurent Queyssi


Planet of Sound
Ouverture
Brève de Googlenews.com

Après des semaines de rumeurs, l’information est


Henr y M a n c i n i — T h e P i n k P a n t h e r T h e m e , 1 9 6 3
enfin confirmée: Chuck Stone, Karen Koltrane, Charlie
Rodriguez et Simon Cockring ont définitivement
enterré la hache de guerre et comptent remettre en
selle les légendaires Sugarmaim. Le fabuleux groupe
met ainsi un terme à plus de 10 ans de querelles.
A fin de faire la promotion de
notre revue, nous avons décidé
de concocter un tome spécial, dis-
Pour des raisons de droits, nous
n’avons pas présenté ici d’études,
d’entretiens non plus que de port-
Ils envisagent déjà une tournée mondiale de réunion
au printemps, avant de reprendre éventuellement le
ponible uniquement par télécharge- folios, qui forment avec les nou- chemin des studios pour enregistrer un nouvel album.
ment sur le site web des Moutons velles et les illustrations la matière Les Sugarmaim s’étaient séparés en 1993, après une
électriques. Son sommaire provient ordinaire de notre anthologie pé- brève carrière de six ans, durant laquelle ils ont
des tomes 1 à 5 de Fiction, avec en riodique. En revanche, nous avons radicalement modifié le son de l’indie-rock. Le groupe,
prime une nouvelle inédite en nos bien inclus nos deux rubriques ré- qui a été adulé par une génération entière d’artistes
pages, qui nous est ainsi offerte par gulières, avec le texte complet de la grunge (Kurt Cobain, notamment, était un grand fan),
l’auteur américain Mark Bourne. chronique artistique du tome 5 et a implosé après d’innombrables guerres d’égo. Il y a
Calquant la structure de cette livrai- de larges extraits de la chronique deux mois, au cours d’une interview à la radio, Chuck
son particulière sur celle des tomes littéraire de Francis Valéry, tirée du Stone estimait encore hautement improbable que les
habituels, nous avons également fait même tome. Sugarmaim se produisent à nouveau ensemble.
une petite sélection d’illustrations Belle lecture et… si vous avez
provenant de nos livraisons précé- aimé, il y a déjà cinq gros volumes
dentes. Jeffrey Ford qui est notre (d’entre 336 et 372 pages) dispo- Sugarmaim : Acapulquero
« auteur fétiche » est bien entendu nibles, ainsi que la possibilité de (Critique dans Best d’Avril 88 par Basile Raquasse)
présent, comme à tous nos sommai- s’abonner de manière à soutenir la
res, et ce sont en tout six nouvelles revue sans rater un seul tome. Signés sur le label anglais 5BT, pourvoyeur habituel des sons éthérés des
que nous vous offrons ainsi, dont Flying Gabriels ou de la voix chaude des Verlaine’s Child, les Sugarmaim
un prix Hugo. La rédaction sont quatre citoyens américains originaires de Boston, ville bourgeoise et
tranquille dont on n’attendait rien. Et surtout pas un groupe de rock aux
accents post-punk, criards et violents. Les chansons du quatuor, composés à aller mieux [sa sœur jumelle Kristin est passée par une sévère cure de
par le cerveau forcément dérangé de Stone Charles, le chanteur, frappent désintox’. NDLR]. J’ai composé quelques chansons, produit quelques



fort d’entrée. Le début de la galette enchaîne les morceaux courts et ultra- disques pour des groupes locaux. Non, vraiment, j’ai vécu, quoi, tout
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rapides, en une éruption de guitares et de cris primaux à peine nuancés par simplement.
les chœurs savoureux de la voix féminine de Karen Koltrane, la bassiste. PB : Pas d’album des Straights en vue alors ?
Passé un Musical Ribcage tout en cassures de rythmes, les trois chansons KK : C’est inévitable… Lorsque j’aurai assez de chansons, je rameuterai
suivantes expliquent par l’exemple la formule choc du combo : frapper vite ma sœur et quelques potes pour retourner en studio, c’est sûr, mais rien
et fort, en énergie. n’est prévu dans l’immédiat.
Puis le disque se fait moins âpre avec un morceau chanté magnifiquement PB : Ouais, le futur proche, c’est cette méga-tournée avec Sugarmaim…
par Koltrane, Big Loving, où la power-pop simpliste (une seule ligne KK : Ouaaaa, arrête (morte de rire). Méga-tournée… Non, c’est une
mélodique) s’invite. Et le sucre saupoudre l’acide pour culminer sur la tournée, point. J’espère que quelques personnes vont se déplacer.
sublime balade The Peyotl Gospel, un trip aquatique, sorte de noyau PB : évidemment, c’est l’événement de l’année. Comment se sont passées
central du disque et assurément modèle de song-writing. les tractations pour cette reformation ?
Entre la hargne des morceaux les plus punks et la beauté fulgurante des KK : Les tractations ? Il n’y a pas eu de tractations. ça s’est fait plutôt
envolées acoustiques, on se dit qu’on tient là, sinon un grand groupe, mais simplement, naturellement, comme tout s’est toujours fait avec Sugarmaim.
au moins un compositeur plus que prometteur, servi par des musiciens À l’époque, il y avait eu quelques embrouilles entre Chuck et moi, c’est sûr,
compétents. Les paroles, qui traitent autant de la Bible que d’inceste et mais c’est du passé tout ça. En fait, c’est Charlie qui m’a appelée pour me
mêlent anglais et pseudo-espagnol, ne sont pas en reste. On a l’impression demander ce que je pensais d’une reformation. Je n’y avais vraiment jamais
d’écouter une horde sauvage d’extraterrestres en rut, au bord de la folie, réfléchi, à vrai dire. Et donc, voilà, j’ai retourné le truc dans ma tête et je
chantant une mélopée pour leurs congénères. Rien n’est fait dans les règles suis arrivée à cette conclusion : pourquoi pas ? Charlie m’a rappelée pour
et c’est à se demander si les quatre bostoniens pervertissent sciemment les me dire que ça serait bien pour lui, que l’argent qu’on proposait pour la
règles de la rock music ou ont l’esprit tellement dérangé que cela leur est tournée lui permettrait de faire changer ses gamins d’école et que donc, il
naturel. aimerait beaucoup que je dise oui. De toute façon, j’étais déjà prête à dire
La folie et l’imprévisible règne sur cet électrochoc venu des U.S. qui va ok avant son coup de fil. Et puis deux jours plus tard, j’ai reçu un autre
faire se pincer le nez à certains, mais assurément faire vibrer le cortex de coup de fil. J’ai décroché et entendu : « Hi, it’s Charles ».
beaucoup d’autres. PB : Les retrouvailles se sont bien passées ?
KK : Charles finissait sa dernière tournée, on s’est donc retrouvé à trois
dans un local de répét’ à LA. C’est revenu assez vite. Après deux-trois
Interview Karen Koltrane morceaux, j’ai regardé les autres et je leur ai demandé s’ils pensaient comme
(Popbang n°235, mars 2004 ) : moi. Ouais, on sonnait exactement comme 12 ans plus tôt. Comme si on
avait répété la veille (rires). Je sais pas si c’est bien ou si c’est effrayant. Ça
Elle est une figure incontournable de l’indie rock américain. Ancienne montre sans doute qu’on n’a pas progressé du tout. (rires).
bassiste de Sugarmaim passée leader des Straights. Un tube interplanétaire PB : Et quand Charles est arrivé ?
porté par une ligne de basse sauvage (Rocketbang) et deux albums plus KK : On était à peu près prêts et lui ne se souvenait plus de certains
tard, Karen Koltrane évoque l’avenir et explique pourquoi elle a dit oui à morceaux. On l’a un peu chambré puis on s’y est mis et…. Ouais, je dois
la proposition de Chuck Stone de reformer le groupe. avouer que le premier morceau où l’on a chanté tous les deux, ben, voilà,
Interview réalisée dans la vapeur des cigarettes et face au sourire enjôleur quoi, ça y était, Sugarmaim était de retour.
de la bassiste… PB : Et ça fait plaisir ?
KK : C’est loin d’être désagréable. Il me tarde d’être sur la route à nouveau.
PB : Nous n’avions plus de nouvelles depuis le dernier album des Straights On a tous vieilli, on va sans doute moins faire les cons en tournée, mais je
et la tournée qui avait suivi. Qu’avez-vous fait ces deux dernières années ? crois vraiment qu’on va plus s’amuser sur scène qu’il y a 12 ou 13 ans. Et
KK : Rien. (rires) Non, vraiment, j’ai traîné à Dayton, j’ai aidé ma sœur puis, j’espère que les kids vont être contents.
 PB : Vous allez faire un tabac, c’est obligé, certaines personnes vous à Stan Brakahage, dieu vivant du cinéma expérimental américain) on


attendent depuis tellement longtemps. perçoit un enthousiasme, une facilité à faire pleurer de haine tous les
KK : J’espère, j’espère, vu le prix que les promoteurs nous payent (rires). songwriters de la planète. L’énergie, la morbidité affublée d’un nez rouge,
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Et puis Charles semble vraiment motivé, apaisé, meilleur que jamais et… la précision, tout est là… sans les filets. Quand le morceau s’achève, déjà,
conscient de ses responsabilités. on est désorienté, pris de court. On a quelques dixièmes de seconde de
PB : Ses responsabilités ? répit, déjà hantés par la peur. La peur que la suite ne soit pas à la hauteur.
KK : Ouais, vous verrez. Je peux pas en dire plus. Et comment pourrait-elle l’être ?
PB : Vous surfez encore sur les rumeurs concernant Charles et les Ovnis, Comme ça : Leash fait exploser le procédé couplet calme / refrain violent,
non ? déjà exploré par le groupe, sur le désert aigrelet et dément de la voix
KK : (Hilare). Non, Charles s’amuse tout seul avec ça. C’est son trip. Nous, inhumaine d’un Stone Charles défoncé aux bonbecs périmés ; Theme For
on est juste là pour l’aider. Du mieux qu’on peut. The Maimed prouve qu’on peut être vulgaire et sophistiqué à la fois, tout
PB : L’aider pour quoi ? en injectant timidement la voix d’ange de Karen Koltrane dans un mélange
KK : (encore morte de rire). Non, vraiment je ne peux pas en dire plus. déjà détonant ; Bleeding Boy met en transe ; The Happiness Tune met en
PB : J’ai lu dans une interview que votre père, mécano dans l’armée, bossait avant, pour de bon, la bonne fée bassiste et vous rend amoureux de sa
sur la base de Roswell en 47. voix chargée de bienveillance et de bière bon marché ; Diseased remet
KK : Oui, c’est exact. une couche de paroles innocemment malsaines et de mélopée épileptique ;
PB : Vous devez donc avoir votre point de vue sur les Ovnis, non ? alors, et alors seulement, déboule le tube.
KK : Oui, je sais ce que mon père m’en a raconté. Il m’a toujours dit que Digressons gaîment, mais c’est pour la bonne cause, la seule qui vaille
cette histoire d’extra-terrestre était du pipeau. Il travaillait même dans le vraiment le coup, la cause du rock’n’roll : ce morceau d’une efficacité
hangar où était censée se trouver l’épave du vaisseau. Il n’a travaillé que sur obscène, entêtante, cette chanson d’un autre monde, en avance de quelques
quelques appareils top secret apparemment, mais c’est tout. dizaines d’années par rapport au nôtre sur le plan de la popmusic, qui a
PB : Haaa, dommage. fait sa place dans votre cervelle par le biais des ondes FM… vous savez,
KK : Que ça ne vous empêche pas de rêver, hein ! ce truc qui passe à la radio depuis quelques semaines, dont vous parlez à
vos amis parce que vous n’avez saisi ni son titre, ni le nom des interprètes.
Il est là. Il s’appelle Robot Angel Tim et le groupe, comme les choses
Sugarmaim : Mister Love sont bien faites, c’est Sugarmaim. De Robot Angel Tim, on pourrait dire
(Critique dans Popbang de Mai 89 par Spider H. Lobvitz) bien des choses. On pourrait y aller de ses commentaires paradoxalement
fervents sur le principe de la chanson dans la chanson dans la chanson, et
Formé sur un coup de tête dichotomique, Sugarmaim a fait sur les raffinements architecturaux que seul un génie adolescent comme
entendre ses premiers hurlements de nouveau-né difforme dans le Boston Stone Charles peut rendre naturels. Mais comme, déjà, on a compris ce
de 87 par le biais de Jesus Is Real, mini-lp peu remarqué à l’époque, mais qui se passait, on préfère ne pas analyser la chose, parce que tout est là
déjà porteur de plus de folie furieuse et de friandises volées à l’étalage justement : Sugarmaim est plus fort que nous, plus fort que tout le monde.
d’un rock moribond que toute la popmusic des dix dernières années. Il n’y a plus qu’une chose à faire : écouter leur disque, sans comprendre,
Acapulquero, le premier véritable album du groupe (critiqué dans notre parce qu’eux-mêmes n’ont sans doute rien compris à ce qu’ils faisaient,
numéro d’avril 88), avait déjà plus que confirmé les soupçons. Mais ce que trop occupés à laisser le génie leur dicter la prochaine étape du rock, entre
fait Mister Love, dernier opus en date des quatre de Boston, c’est mettre deux joints ou deux pauses tacos.
dans la gueule des fans de rock quelque chose qui s’apparente à une baffe Il devient vain, passée cette étape, d’essayer de traduire par des mots ce que
déguisée en caresse. véhicule le reste de l’album. Chacune des quinze chansons est un hymne
Ce qui frappe d’emblée, donc, c’est un sentiment de virtuosité bienheureuse, en puissance, toujours dans un genre légèrement différent, que seul le fer
de génie insouciant, l’impression d’entendre une gravure du Piranèse à souder de la facilité extatique réussit à faire copuler avec les autres. On
traitée par-dessus la jambe, comme si c’était la meilleure façon de faire. se sent quand même obligé de parler d’un Latin Bonfire aux accents de
Dés les premiers accords de Dog Star Man (hommage post-punk discret Neil Young mongolien qui chanterait pour les gentils ; d’un Ache sucré,
10 oxydé et bouleversant comme pourrait l’être la discographie d’un Daniel à la lutte et ressemble plus à un Fox Mulder rock’n roll qu’à un membre

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Johnston perfectionniste si quelque alchimiste surhumain réussissait de la secte de Raël. Il sait des choses et s’est donné pour mission de les
l’exploit de la condenser avec légèreté en deux minutes cinquante. faire connaître, n’hésitant pas à mettre la main à la pâte pour empêcher
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Et quand le disque arrête de tourner, on pourrait écouter autre chose, les « méchants » de l’emporter. Car la Terre est l’enjeu d’une bataille,
parce que c’était trop. Mais désormais, dans le monde du rock’n’roll, c’est d’un combat insoupçonnable m’explique Cooper. Il ne cesse de le répéter
officiel : les miracles se bousculent. Et on réécoute Mister Love, parce depuis plus de dix ans dans son fanzine ronéotypé que quelques centaines
qu’un album aussi prodigieux, aussi jubilatoire, aussi cruel n’arrivera d’Américains lisent tous les deux mois : Le Rock n’Roll est ce par quoi les
peut-être pas de si tôt et qu’on a décidément rien de mieux à faire. Les extra-terrestres jugent notre civilisation planétaire. C’est grâce à lui que
électrochocs et la barbe-à-papa sont à prix cassés cette année. La foire nous pourrons prétendre à un autre statut. Dès que notre niveau global
s’appelle Mister Love et c’est Sugarmaim qui fait tourner le manège. de Rn’R sera suffisamment élevé, une délégation d’aliens proposera à nos
On n’avait pas ressenti autant d’émotions fortes depuis un dirigeants d’intégrer une sorte de club galactique qui fera faire à notre
moment sans s’en rendre malades. Mister Love est aigu, sourd et aussi civilisation un bond sans précédent, un immense saut vers plus de savoir,
définitif qu’un milliard de caries pour de rire. Et capital. de bonheur et d’échange au niveau universel.
La conviction avec laquelle Cooper parle de ce qu’il ne faut pas
appeler sa « théorie », mais sa « découverte », rend son propos fascinant.
Rolling Stone # 564 Avril 2005 Et le combat qu’il décrit dans ses articles l’est encore plus. La lutte que se
La Vérité Universelle de Philip Cooper. livreraient les deux camps, deux races étrangères dont les émissaires sont
partout dans la sphère rock, a quelque chose de l’épopée, une guerre froide
Philip Cooper est l’éditeur et principal auteur d’Universal Truths, le interplanétaire dont l’entrée de la Terre dans la Ligue Galactique est l’enjeu
fanzine qui révèle l’Histoire secrète du rock n’roll, celle dont la publication et le Rock n’Roll, le champ de bataille.
que vous tenez entre les mains n’ose pas vous parler. Et pour cause, nous ne Philip Cooper me fait asseoir dans un fauteuil entouré de paperasses
sommes pas aussi bien informés que cet homme de 46 ans, qui sait ce que tandis qu’il se poste sur la haute chaise posée devant don bureau. Il se tourne
mijotent les extra-terrestres sur notre planète, qui comprend les arcanes vers moi, se frotte le nez nerveusement tout en continuant à m’expliquer
du Rock et connaît son rapport avec la Ligue Galactique. Bref, la Vérité, comment il a appris la vérité :
quoi… « C’est un gars dont je ne peux divulguer le nom qui m’en a d’abord
parlé. Il est infiltré, tu vois, donc il ne faut pas le griller. C’est l’agent d’un
C’est dans un minuscule appartement d’un immeuble décrépi de Staten groupe archiconnu. Ses poulains ont échoué, mais il continue de lutter. Peu
Island que « l’homme qui détient la vérité » me reçoit. Très grand, barbu et lui importe, il est là pour ça. Il fait partie des « gentils », de ceux qui nous
arborant un T-shirt où l’on distingue un dessin de Daniel Johnston sous les aident. Il m’a dit le nom de sa race, une fois, mais c’est imprononçable.
taches de gras, Philip Cooper a tout du prédicateur fou. Et c’est sans doute On n’est pas outillé, au niveau de l’appareil phonique, tu vois. Mais les
ce qu’il est, même s’il n’œuvre pas pour la gloire du Seigneur, mais plutôt Terriens les appellent Eridanéens. »
pour celle d’une certaine idée du rock n’roll. Et bien entendu, comme tout Je ne comprends pas bien ce qu’il entend en disant que ses « poulains
prophète, il sait des choses que nous autres, pauvres spectateurs du grand ont échoué ». Cooper s’empresse alors de m’expliquer, il renifle deux ou
cirque de la musique pop, n’osons même pas imaginer. Sans cesser de parler, trois fois, puis, comme si cela semblait évident, lâche :
il m’entraîne dans les trois pièces qui forment son logement, mais aussi le « Dès qu’un groupe joue dans un stade, c’est fini. Le Rock n’ Roll n’y
siège de son fanzine : « Universal Truths ». Pas un mur n’est visible : tous est plus, l’esprit est mort. Il leur est impossible de faire marche arrière.
couverts de vinyles, de CD, de livres et de fanzines. En y regardant de Enfin, j’ai du mal à voir comment. »
plus près, je m’aperçois vite qu’il s’agit seulement de disques de rock et de Cooper semble si passionné, si sûr de lui, si convaincu qu’il peut faire
bouquins qui ne traitent que de musique et de contacts extra-terrestres. la différence, qu’il ne cesse de parler. Ma venue lui paraît un bon moyen
Aucun autre sujet ne semble intéresser le new-yorkais. de faire connaître la vérité à plus de lecteurs. Je me contente de rester dans
Philip Cooper n’est pourtant pas un de ces soucoupistes béats qui mon fauteuil et de l’écouter, me délectant de ce fascinant personnage et de
attendent la venue des visiteurs du ciel avec espoir. Non, lui prend part son histoire hors du commun.
12 « Au début, j’y croyais pas trop. Sais pas, ça me semblait pas trop qui n’a sans doute que cela dans sa vie.

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possible c’t’histoire. Des extra-terrestres et tout le tremblement, bof, je « La première histoire que j’ai racontée est une des premières que j’ai
voyais pas trop pourquoi ce gars-là me parlait de ça. Puis petit à petit, apprises. C’est celle d’Elvis, tu vois. J’ai parlé avec la fille du docteur qui a
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j’ai rencontré d’autres personnes qui luttaient, et encore d’autres qui accouché le King et elle m’a confirmé ce que je savais déjà. Le frère jumeau
connaissaient la vérité. Et le puzzle s’est peu à peu mis en place. Les preuves d’Elvis, Jesse Garon, a été tué à la naissance. Il était destiné à devenir celui
étaient indéniables. » qui allait « libérer » la Terre, la faire entrer dans la Ligue. Son frère a fait
Je n’essaye même pas d’objecter, de le contrer. Il a eu ses détracteurs, ce qu’il a pu, mais bon. Jesse Garon Presley aurait du devenir notre héraut,
mais Cooper ne s’est jamais laissé démonter. Il y croit dur comme fer et à mais ces enculés l’ont tué. »
le regarder en parler, on est sûr qu’il ne joue pas la comédie : pour lui, tout Le visage de Cooper devient plus noir et ses dents se serrent lorsqu’il
ceci est vrai. Des extra-terrestres prennent forme humaine pour tenter de évoque les « méchants », cette race d’extraterrestres qui conspire contre
parvenir à l’élévation de l’humanité par le rock tandis que d’autres essayent les humains. Cooper ne sait pas pourquoi ils font cela, mais est sûr d’une
de les en empêcher. Et pour le moment, Cooper ne peut que constater chose : leurs actes sont démoniaques et, pour le moment, ce sont eux qui
les échecs successifs des artistes à atteindre le niveau souhaité par nos mènent la danse.
« parrains ». à l’entendre parler de cela, excité à l’idée de divulguer tout son « Le crash de l’avion de Buddy Holly est sans doute leur plus éclatante
savoir à un journaliste de la « presse rock », je ne peux m’empêcher de me victoire. D’un coup, ils éclatent le créateur d’une certaine pop et le rock
demander comment ce type, à l’éloquence et à la passion communicative, hispanique que Richie Valens incarnait. Pan. Les enculés… »
n’a pas fait plus d’adeptes et n’est pas le gourou d’une secte quelconque. La voix de Cooper se perd dans un marmonnement qui ne dure que
Après tout, on a vu bien plus ridicule que cela. Et puis le côté musical ferait quelques secondes, mais qui surprend de la part de celui qui s’exprimait si
marcher l’affaire. Mais Philip Cooper semble trop convaincu et emporté parfaitement deux minutes auparavant. Le reste de la conversation ne sera
par la tempête qui le fait agir pour parvenir à organiser tout ceci. que déferlement de haine envers ces « enculés », pas toujours identifiés avec
« L’enjeu et le résultat final nous dépassent et malgré ce que je sais, certitude, mais dont on apprendra qu’il « en a croisé un, une fois. Il m’a
je n’ai jamais pu en apprendre beaucoup sur cette Ligue Galactique et foutu les chocottes ». Un psy parlerait de syndrome de persécution, je me
sur ce qu’il adviendra lorsque nous en ferons partie, reprend-il, sa bouche contente de noter son changement de ton sur mon calepin. Je comprends
délivrant les mots à la vitesse d’un fusil-mitrailleur. Je me doute que ce doit que je n’en obtiendrai pas plus aujourd’hui.
être quelque chose d’énorme et de merveilleux, mais, vraiment, je n’en sais Philip Cooper reste fascinant et son sourire me hante, bien après qu’il
pas grand-chose. Je ne peux pas l’inventer, lance-t-il en riant. » ait refermé la porte derrière moi et m’ait plusieurs fois remercié de ma
Et non, bien sûr, il ne peut pas l’inventer. Comme il ne peut inventer tout visite. Son discours reste cohérent dans le délire et son « affaire », une sorte
ce qui se trouve sur les 32 numéros (à ce jour) de son fanzine « Universal d’histoire parallèle à la nôtre, réécrivant les grands moments du rock n’ roll
Truths » et dont Cooper a écrit la plupart des articles sous son nom et des cinquante dernières années, totalement passionnante. Le personnage
divers pseudonymes. est attachant et le roman qu’il pourrait tirer de cela me ravirait sans doute
« J’ai appris tellement de choses dès que j’ai commencé à m’intéresser en tant que lecteur. Mais plus je m’éloigne de son appartement et plus
à l’affaire. Les langues ne demandaient qu’à se délier, tu vois. Certains le monde réel me reprend à la gorge, me signifiant d’arrêter de rêver. En
avaient besoin de relâcher la pression et ils étaient contents de pouvoir se arrivant à la bouche de métro, je ne sais plus si je dois me réjouir de savoir
décharger d’un peu de vérité. Et même depuis que j’ai lancé le fanzine, mes que l’humanité compte un homme comme Philip Cooper dans ses rangs ou
informateurs continuent de travailler avec moi. Je dois bien l’avouer : le si je dois me lamenter pour cet esprit libre qui ne sera jamais compris.
peu d’impact d’Universal Truths leur permet de distiller la vérité tout en
croyant qu’ils ne sont pas menacés. Je parle d’une guerre dont personne ne Hunter W. Ellison
veut entendre parler ; mais il faut bien que quelqu’un le fasse. »
Et Philip Cooper le fait. Avec abnégation et sans aucune réserve, il
consigne tout ce qu’il apprend dans ce Nouveau testament du rock n’roll Fandango
où Dieu est remplacé par des ET et les messies par des guitaristes de rock.
Il le fait depuis des années avec la passion et l’acharnement de quelqu’un Ça commence à se savoir : Sugarmaim est en passe de devenir le plus grand
14 groupe de rock’n roll du monde. Et ouais. nouveau nom de scène d’une part, et un album solo de 36 minutes d’autre

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Bon ok, ils n’ont pas le look de l’emploi, pas de cheveux longs ou d’attitudes part.
rebelles, mais un type grassouillet comme leader et un philippin timide à la C’est sur une terrasse de Los Angeles que nous avons interviewé la
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lead guitar. Même si Karen Koltrane apporte la dose suffisante de sourire première tête à l’occasion de la chute dans les bacs de la seconde.
charmeur à l’entreprise scénique, c’est tout de même sur leurs putains de
disques repus, tendus et plus remplis d’idées que le dos de Guy Marchand Andy Layman : Pourquoi « Chuck Stone » ?
de poils que le groupe montre qu’ils se chauffent à l’énergie atomique.
D’ailleurs la référence à l’ère atomique est ici plus que jamais évidente, sur Chuck Stone : J’ai toujours pensé qu’un nom de rocker devait péter comme
un disque où Stone Charles reprend à son compte la musique surf pour la une lanière de cuir sur un ampli de basse. Et frapper les consciences.
dynamiter en lui bourrant le cul de bâton de C4 épais comme la teub de J’imagine que c’est l’effet qu’a eu « Iggy Pop » sur mon mental de quinze
Rocco. Du rock fifties produit par des dégénérées du XXIIe siècle, voilà à ans.
quoi fait penser Fandango dés la première écoute. Et ça commence par une
reprise du classique Misirlou pour bien faire comprendre de quoi il s’agit. AL : Ce n’est pas la seule influence que le bonhomme a eue sur vous…
Le résultat envoie tellement que Tarantino s’en sert aussitôt pour mettre
en orbite le début de son film « Rocket science ». Chuck Stone enfonce le CS : (Rires.) J’ai toujours écouté de la musique vieille d’au moins vingt ans.
clou en hurlant comme un néandertalien en rut sur Mount Mental avant En ce moment, par exemple, c’est vrai que je n’écoute rien d’ultérieur à Raw
de calmer un peu les choses et laisser le temps à l’auditeur d’éponger le Power. Mais d’une manière générale, je n’écoute pas les radios « rock ». La
sang qui sort de ses oreilles avec Joni ou Powerplanet (une symphonie pub et les gars qui essaient de disserter sur la musique au lieu d’en faire,
pour le groupe, dont les chansons dépassent rarement les 4 minutes). Puis même pour raconter des conneries complètement assumées, je trouve ça
en mode rythme de croisière génial, Sugarmaim balance des chansons chiant. Je n’écoute que des radios de musique classique, en fait.
certainement moins définitives que sur l’album précédent, l’incandescent
Mister Love, mais tout de même tellement bonnes et « honnêtes » que l’on AL : Le look « camionneur des Caraïbes » participe de ce goût pour les
a parfois du mal à ne pas tomber à genoux pour remercier ces quatre-là images brutes, comme vos noms de scène…
de faire des disques et de nous laisser les acheter. Chuck Stone malaxe ses
sempiternelles obsessions, Ovni et espace dans The Sighting et nous laisse CS : La vérité, c’est que je sue comme un porc. (Rires.) C’est vrai… et puis
nous prendre le chou devant ses paroles à la fois obtuses et cataclysmiques. j’ai pris pas mal de poids ces derniers temps. Je m’habille en conséquence.
Album uchronique et paradoxalement totalement adapté à son époque, Tant que je peux mettre du noir et me passer de manches, je ne me prive
Fandango creuse un nouveau sillon dans la carrière de Sugarmaim, parfois pas.
plus calme, parfois moins évident, mais toujours aussi époustouflant.
AL : Et ce mystérieux bandeau sur l’œil, c’est juste un accessoire de
Joe Staline (Métal Hurlant n°206, Septembre 90) scène ?

CS : Non. J’ai vraiment perdu un œil. J’avais vingt et un ans. Une fête sur
INTERVIEW DE CHUCK STONE, septembre 93. une plage de Porto Rico qui a mal tourné… En fait, c’était le soir de mon
expérience ufologique. Tout ça s’est vraiment passé. Et le même soir, en
Beaucoup ne pardonneront sans doute jamais à Charles Wilbur plus. Après une journée comme ça, forcément, on prend des décisions.
Taylor III le sabordage de Sugarmaim, dernier en date des ex-futurs « plus
grands groupes de rock de tous les temps ». Mais si une page s’est tournée, AL : Vingt et un ans… ça donne quelque chose comme 1986, non ? La
le bonhomme a pour cela dû procéder à l’assassinat schizophrène rituel décision de former Sugarmaim ?
de Stone Charles, son alter-ego au sein du groupe. Et il faut croire que
l’exercice s’est avéré suffisamment cathartique pour que son fruit à deux CS : La décision de former un groupe de rock, oui, puisque c’est ce que
têtes, Chuck Stone, sente bon l’espoir sautillant. Chuck Stone, c’est un j’ai choisi de faire en fin de compte. Mais j’avais d’autres perspectives. Au
16 final, j’ai fait mon choix. Il m’arrive de le regretter sincèrement parfois. Extrait de Universal Truths n°33

17
AL : Vous auriez fait quoi, sinon ? « You look just like Buddy Holly ! »
q u e y s s i & d e dieu

que y s s i & d e d ie u
par Philip Cooper, rédacteur en chef.
CS : J’avais vraiment envie d’aller en Nouvelle-Zélande pour profiter au
maximum du passage de la comète de Halley. Mais je crois que je pensais Elles sont restées dans le bureau d’un shérif de l’Iowa pendant des dizaines
beaucoup avec ma bite à cette époque… donc monter un groupe de rock, d’années et ont fait l’objet d’une lutte entre Eridanéens et Capelléens. Les
ça m’a paru plus urgent. D’une certaine manière, pourtant, je n’avais pas rumeurs les plus folles courraient à leur sujet. Universal Truths peut enfin
vraiment le choix. vous révéler ce qu’il est advenu des lunettes de Buddy Holly.

AL : Parce que vous vous sentiez destiné au rock’n’roll ? Rappelons les faits. Le trois février 1957, un avion transportant J. P.
Richardson « The Big Bopper », Richie Valens, Buddy Holly et leur pilote
CS : (Il sourit.) Disons que j’ai été investi d’une mission. est pris dans une tempête de neige et se crashe dans un champ. Bilan :
aucun survivant. évidemment, les lecteurs du présent magazine savent bien
AL : Et celle-ci passe par une carrière solo. que cette tempête de neige (bien réelle, les rapports météo de l’époque le
prouvent) n’a servi qu’à couvrir une opération des Capelléens. Opération
CS : Sugarmaim, c’était déjà moi. réussie : des alliés potentiels à la cause Galactique ont été ainsi éliminés, mais
un détail restait à régler. Les lunettes de Buddy Holly, les fameuses binocles
AL : Chuck Stone, bonne chance pour la suite. Vous portez désormais le
noires épaisses du chanteur semblaient avoir beaucoup d’importance pour
nom d’un album brillant.
les deux factions. Un pouvoir symbolique voire même réel (utilisant des
niveaux d’énergies qui dépassent les humains) en rapport avec le degré de
CS : Merci, vous aussi.
Rock’n Roll de notre civilisation, certainement. D’autres rumeurs font état
de luttes de ce type à propos d’objets chargés d’un pouvoir que les deux races
peuvent déceler et utiliser. Ainsi, un médiator utilisé par Jimi Hendrix lors
Le Rayon Vert – Critique dans le Rock-O’Ko de juin 91.
d’une session acoustique s’est retrouvé entre les mains d’agents Capelléens
(voir Universal Truths # 24). D’abord récupéré par Jimmy Page, il aurait
Oui, peut-être bien que quelque chose a changé. Mais à la façon été volé par Slash lors d’une visite de courtoisie dans le château écossais de
qu’ont Chuck Stone et sa joyeuse bande de faire copuler Jules Verne l’ancien guitariste de Led Zeppelin. Le frisé, travaillant pour le compte des
et Elvis, de taper sur Méliés avec un bras arraché à Chuck Yeager, de Capelléens (sa musique ne laisse planer aucun doute là-dessus), a toujours
superposer Bradbury et Moebius, on reprend ses esprits (frappeurs) et nié les faits, mais depuis sa visite, le médiator a disparu. De même pour
on se rend à l’évidence. Le tarabiscotage continue à couler de source, une veste en laine ayant appartenu à Kurt Cobain (celle qu’il porte dans le
l’âpreté reste chewing-gumeuse, comme de bien entendu quand on est fameux MTV Unplugged, tentative tardive de faire croire aux gogos que
au seul endroit où ça paraît logique : sur un album de Sugarmaim. Il se ce gars-là savait écrire des chansons : il savait en écrire, bande de mous du
peut que le Rayon Vert semble plus léger à la première écoute que leurs cerveau !!). Courtney Love (du côté capelléens évidemment, un rocker qui
productions précédentes. En fait, la seule chose qui ait changé, c’est le fait du ciné est perdu pour la cause) l’avait dans sa penderie et a failli la
rock’n’roll. Depuis Sugarmaim. Grâce à Sugarmaim. Vous reprendrez donner à Billy Corgan (haut placé dans la hiérarchie capelléenne, il serait
bien une dose d’excellence discrète et surnatuelle, avec sa crème de même, selon certaines sources, un extra-terrestre, la forme de ses oreilles
décibels ? Vous devriez, tant qu’il en reste. apparaissant pour certains comme une preuve irréfutable de son origine).
Un Rayon Vert pour la douze ! Une opération menée par Dave Grohl et une bande d’ancien roadies de
Kiss ont réussi à récupérer la veste grunge par excellence (Une opération
commando digne des bérets verts aurait été menée, avec paparazzi servant
de leurres et effraction dans la maison de Love). Mais Grohl, ancien batteur
18 de Nirvana et désormais chanteur des Foo Fighters, serait, selon Steve sa charge au lieu de la refiler à un musicien qui, il le savait sans doute,

19
Albini, un agent double au service des Capelléens. Simple rivalité ou vrai n’en ferait pas meilleur usage que lui. Charles est parti faire une carrière
scoop. Pour le moment, la rédaction d’Universal Truths ne peut apporter solo sous le nom de Chuck Stone, comme s’il voulait se débarrasser de
q u e y s s i & d e dieu

que y s s i & d e d ie u
de réponse à cette question. Nous poursuivons l’enquête. cette destinée qui lui pesait et qui aurait dû faire de lui, le musicien par qui
Passons sur les guerres de pouvoirs ayant eu lieu suite aux décès de Janis la Ligue Galactique aurait remarqué la Terre. Pourtant depuis quelques
Joplin, de Brian Jones où même à la guerre d’influence autour du cerveau semaines, la rumeur d’une reformation du groupe est sur toutes les lèvres.
de Syd Barrett (un numéro spécial d’Universal Truths sur le cas Barrett Retour hypothétique lorsqu’on connaît les relations de Chuck Stone et de
est prévu pour l’année prochaine) pour revenir à nos moutons ou, plus Karen Koltrane et surtout, même si elle se confirmait, il y a fort à parier que
précisément à nos lunettes. Buddy Holly, mort dans des circonstances cette reformation intervient trop tard.
épouvantables, ses grosses binocles en écaille sont pourtant restées à peu L’espoir subsiste pourtant. Universal Truths et vous, chers abonnés,
près intactes, si l’on excepte quelques rayures sur un côté. Et c’est le shériff continuerons le combat !
du bled d’Iowa où s’est écrasé l’avion qui les a récupérées. Les deux factions
les croyaient perdues jusqu’à ce qu’un nouvel employé les repère en faisant
du rangement dans le fouillis du bureau du shériff. Authentifiées, elles ont THEME FOR THE MAIMED (Chuck Stone)
été données au musée de Lubbock, Texas, ville d’origine de Holly, au début
des années 90. D’après ce qu’un ami des éridanéens m’a expliqué, un objet Intro : C#m Am
de ce type est pourvu d’une telle énergie vitale propice au Rock’n Roll
qu’il ne peut rester inutilisé. C’est pour cela que les deux camps rivaux ont C#m F#m
fait tout ce qu’ils pouvaient pour mettre la main sur les lunettes de Buddy Let’s call this song
Holly. L’occasion est arrivée en 1993, lors d’un prêt des lunettes au Hard- A#m A
Rock Café de Los Angeles qui se lançait dans une rétrospective fifties. On A theme for the maimed
ne connaît pas les circonstances exactes de la prise de possession de l’objet C#m F#m
par les éridanéens, mais un certain K., un de mes informateurs, un proche Some are insane
du groupe Weezer, a assisté à la remise des lunettes. « Stone Charles est A#m A
venu backstage, un soir, après un concert dans un club de LA. Il a papoté Some waterborne
avec tout le monde et a expliqué à Rivers [Cuomo, le chanteur du groupe]
qu’il n’arrivait pas à supporter la charge qu’on voulait lui faire porter. Il C#m F#m
venait de séparer son groupe Sugarmaim et se lançait dans une carrière en Let’s tear apart
solo, mais, disait-il, il ne souhaitait plus assumer l’espoir, ou un genre de A#m A
discours dans le genre. Puis il a donné les lunettes à Rivers en lui disant Their broken bones
d’en prendre soin. D’après ce que j’ai compris, ça n’a pas été de la tarte de C#m F#m
les récupérer. » Tease all their parts
Ainsi donc, les lunettes de Buddy Holly, les véritables lunettes, pas les A#m A
imitations que le chanteur de Weezer arbore sur les photos de presse, sont Jerk off for good
en possession de Rivers Cuomo. Il les a certainement portées lorsqu’il
enregistrait certains de ses albums (on pense d’abord à Songs from the black
hole), mais au final, le pouvoir des binocles n’a pas servi à grand-chose. F#m
Cuomo est un song-writer doué, mais un piètre performeur. Sa timidité She stares
légendaire l’empêche d’être le libérateur et même pourvu du pouvoir d’un G#m
tel objet, il n’a guère amplifié son succès initial. At me
Pourtant, l’intéressant dans cette histoire est le tour que l’histoire aurait pu A
prendre si Stone Charles, le leader des Sugarmaim avait décidé d’assumer watching
20 C#m coup de porte-avion dans la gueule, ou que mes souvenirs correspondent

21
My prick à des événements qui se sont vraiment déroulés, je vais devoir me sortir
F#m les doigts du cul. Et tu vas devoir en mettre un coup toi aussi. Il y a trop
q u e y s s i & d e d ieu

que y s s i & d e d ie u
She seems d’enfoirés dans le circuit qui cherchent à pourrir l’esprit du rock’n’roll. Toi
G#m et moi, on va un peu faire péter les choses. Je me rends compte qu’il y a
angry littéralement un ennemi. On peut — je dois — élever les choses. Il y a une
A mission, avec un vrai objectif. On a tous à y gagner. Je rentre, et on monte
Must be un groupe. La guerre, par le talent. Charlie, j’ai perdu un œil. Prépare une
C#m petite annonce. On a du pain sur la planche. À bientôt, Charlie.
A flick Charles
D

E C#m A Petite annonce parue dans le Boston Times


Mutilate my brain and bones du 3 août 1986 :
E C#m G Groupe cherche bassiste (femme), aimant Peter Paul
Hang loose in my mouth & Mary, Husker Dü et capable de chanter en harmonie.
E C#m A
Levitate my wave and drones
E C#m G THE PEYOTL GOSPEL (Chuck Stone)
Conspiratorial
Naked in the sand and there’s no good beer-joint around
We could dig a fountain if we found some solid ground
Lettre de Charles Taylor à Charlie Rodriguez, Riding with a kid ain’t no fun
avril 1986. But then again
We could shut off the sun
Charlie. And the pain

Les choses s’accélèrent. On va oublier la comète. Je rentre toujours à U-Mass C# A


dans trois semaines, mais mes plans ont changé. Je ne peux pas entrer dans Then she told me
les détails. Dernièrement, Porto Rico est restée plutôt égale à elle-même. E B
Mais pas avant-hier soir. Avant-hier soir, pas égale du tout. ça a commencé To fight for her
comme une soirée sur deux, sur la plage. Niveau filles, niveau bière, bien. High and willing
L’herbe est toujours carrément bonne. J’avais peut-être un peu abusé, mais Like hot spur
c’est tout ce que j’ai trouvé pour calmer mon syndrome de trique tropicale The first master gunman he looked at me
– jusqu’ici. Vraiment bon début de soirée. ça commençait presque aussi And he shot me
bien que la fois où j’ai baisé ta mère. Je t’ai déjà dit que j’avais commencé But I’m high
à écrire une chanson sur les couchers de soleil d’ici. Je te jure, c’est quelque
chose, il faudra vraiment que tu voies ça un jour. Deux ou trois nuages se I’ll tell you a few stories of dogmen and castration
sont mis à glisser sur le halo comme des planches de surf rouillées et j’avais Give you fifteen ways to slay your way to absolution
de l’azote liquide dans le cou. Les autres me suivaient à peu près jusque I breathe like a horse when I run
là, mais quand le cigare volant s’est gonflé au-dessus de ma tête, le trip a But then again
commencé à virer perso. Que ce soit mon subconscient qui m’a foutu un We could shut off the sun
22 And the pain A E

23
A ten years party with freaks
Then she told me C# G#
q u e y s s i & d e dieu

que y s s i & d e d ie u
To fight for her In a cave
High and willing With spiked water and four feet chicks
Like hot spur And we rave
The second master gunman he looked at me I could die a thousand more times
And he shot me In this cave
But I’m high But I gotta pay for their crimes
So I shave
Jesus is my partner we play poker from time to time Beggars and monks fooling ’round
The man is a real killer but his mother’s worth a dime And I crave
And he’s a real son of a gun For a rock and rollin’ wall of sound
But then again Like a wave
We could shut off the sun E B A C# B
And the pain I’m so high I won’t come down
I’m so high I won’t come down
I’m so high I won’t come down
Then she told me
I’m so high I won’t come down
To fight for her
Till the end of times.
High and willing
Like hot spur
The third master gunman he looked at me
Subbacultcha !
And he shot me
Le blog de Jul Killian.
But I’m high
// lundi, juin 07, 2004.
Black leather and cheap wine bought with bullets and bowie knives J’y étais.
Well I ain’t no choirboy but my son does it quite nice Il est quatre heures du matin au moment où je commence la
I fell like pissing an ocean rédaction de ce post, ma radio et ma télé sont allumées, j’ai de la vodka et
But then again de la fumée et du bruit et des couleurs et un peu de l’univers dans ma tête.
We could shut off the sun Quand le parc a commencé à se remplir et le soleil à se coucher, une
And the pain bricole avait déjà fait sa place dans nos estomacs. C’était encore abstrait à
ce moment-là. On pourra dire ce qu’on veut sur la performance de Klaatu
Then she told me - les premières parties sont des premières parties - elle a au moins eu le
To fight for her mérite de concrétiser un peu les choses.
High and willing Je me rends compte du ridicule de ma situation, là, à essayer de
Like hot spur mettre des mots forcément pas assez bien choisis pour parler d’un événement
The fourth master gunman he looked at me comme celui que nous avons vécu ce soir. Je m’en fous si ta sœur a posé son
And he shot me pied à côté de celui de Christophe Colomb dans le sable d’une île inconnue
But I’m high en lui faisant un sourire, ou si ton frère a fait à peu près la même chose avec
Neil Armstrong dans un sable plus gris : moi, j’étais au Concert.
Fondamentalement ça a commencé à peu près comme ça : on allait
24 voir Sugarmaim sur scène. On avait des boutons plein la gueule en 1992 (car Dieu est un porc et il a un bandeau sur l’œil). Ses fringues se sont

25
et on ne nous a prêté les cassettes que quelques années plus tard, mais déchirées et se sont mises à arroser les premiers rangs, comme une pluie de
ce soir, on allait voir Sugarmaim pour de vrai. À ce stade-là, c’est-à-dire feuilles mortes, et il n’est plus resté que Mount Mental.
q u e y s s i & d e dieu

que y s s i & d e d ie u
avant même qu’ils n’apparaissent, déjà, on devait ressembler à un champ La transe. Il y a eu la fin de Mount Mental, et il y a eu un silence un
de piles électriques. Le bord du précipice, avec du miel et des clous au fond, peu plus long que d’habitude. Des regards échangés sur scène, mais aucun
probablement. dans le public. Hébété.
Putain, on y était. Et puis ils ont joué le nouveau morceau.
Comme dans un rêve, ils sont vraiment venus. Le seul groupe de Au début, je croyais avoir des étoiles plein les yeux. Pendant
rock pour lequel prendre vingt ans et quinze kilos n’est que logique. Ils une seconde, je me suis senti (nous nous sommes tous sentis) au bord de
ont vraiment fait leur truc avec de la musique dedans. Je ne sais pas ce l’épuisement physique. Et puis, très vite,
qu’ont ressenti les gens autour de moi, tout ce que j’ai observé, c’était des Le nouveau morceau.
sourires explosifs et inamovibles, du bruit, des mains levées. Le reste n’était Les étoiles ont bougé de nos yeux vers nos oreilles/notre cœur, et
peut-être que dans mes nerfs à moi, mais j’ai tendance à penser que ça se puis, au fil du couplet, elles étaient là, physiques, multiples, énormément
diffusait plutôt correctement : de la meringue à la place des os, des ressorts uniques, au-dessus de la scène.
à la place des muscles, du fil barbelé à ultra-haute tension à la place des Dans les premières microsecondes du refrain (lE rEfRaIn – c’était
nerfs. Je suis sûr qu’en tapant des pieds, on aurait fait décoller la tour Eiffel la première fois qu’il était joué en public, mais on le connaissait tous par
dans un feu d’artifice d’arcs électriques mélodiques. coeur), dans un tumulte doux et fractalement harmonique, beau à pleurer,
C’était fort, beau. Important. Et puis, à un moment, c’est devenu la plus belle combinaison de cercles, de disques, de sphères et de tores
bizarre. Je ne sais pas où placer les majuscules dans mon «bizarre», j’ai jamais offerte à l’œil humain a commencé à apparaître/descendre/retentir
envie d’en mettre un peu partout, mais pas n’importe où, il faut quand au-dessus de la scène.
même que ça se place ailleurs dans le dictionnaire. Avec une photo à côté : Ça a été confus, mais lent, et bon, et grand. Ils sont sortis du
celle de cette putain de scène. vaisseau. Je crois qu’ils ont fait une déclaration extrêmement solennelle sur
à un moment, le gars qui se tenait devant moi et qui ressemblait un air qui ressemblait un peu à celui de Johnny B. Goode, mais j’ai plutôt
à Phil Collins s’est mis à se frayer un passage vers la scène. (Il ressemblait l’impression diffuse, comme à la sortie d’un rêve agréable, d’avoir pris dans
à Phil Collins.) à un moment, un gars qui ressemblait à Phil Collins est mes bras des gens au corps gris et trop minces pour être d’ici, d’avoir serré
monté sur la scène, discrètement, par un coin, à la fin de The Happiness des mains, d’avoir bu des coupes d’un champagne inédit, lourd comme du
Tune. Il y a eu ce silence de 1,5 secondes qui sépare les morceaux quand liquide de refroidissement.
Chuck Stone est sur une scène avec une guitare et un micro. Les gens se sont dispersés, paumés. Tout le monde est parti, à
Ils l’ont vu. Ils l’ont vu, mais tout ce qu’ils lui ont donné, c’est une pied, et tout le monde a probablement marché une heure ou deux dans
sorte de regard de western, en coin. Les deux mains sur sa basse, Karen la direction qui paraissait la plus naturelle (n’importe laquelle) avant de
Koltrane a tiré une taffe. Posément, ils avaient tous les quatre les yeux réussir à composer des débuts de pensées au présent.
braqués sur lui, comme s’ils n’en avaient rien à foutre et comme si en même Les étoiles existent, et elles sont rock’n’roll.
temps, ils savaient exactement ce qui se passait et ce qu’il fallait faire. Le Vous le savez tous.
gars qui ressemblait à Phil Collins (il ressemblait à Phil Collins) a sorti de Citoyens.
sa poche une espèce de raygun à la Buck Rogers et il l’a braqué sur Chuck
Stone en hurlant un truc qui ressemblait à une rafale de vent passée à
l’envers. Il a vraiment sorti une espèce de raygun à la Buck Rogers, je le LUNAR NAP (Chuck Stone)
sais, parce qu’à ce moment-là, nous le savions tous : à ce stade-là, on était
liés. Il y a eu comme une syncope dans le big bang. Et Sugarmaim a lancé Bm Em AB
Mount Mental. Everytime I lie on you
Le gars s’est distordu horizontalement. Phil Collins, découpé en Bm Em F#m
continuité, mollement, par des sons de guitare et des hurlements porcins I hear your silence
26 Bm Em AB D A E

27
This is a call to all my friends
I can fell your presence
G
q u e y s s i & d e dieu

que y s s i & d e d ie u
Bm Em F#m This is our break through
My atmosphere D A E
Let’s throw our brains together
F#
On every nap I take with you And melt into...

I hope to dive Mare Tranquilitatis


Into this lunar seas To fly or drive
Listening to my favourite radio
My atmosphere Mare Tranquilitatis
Looking for you
Disguised as Salomon’s girl
G A
Mare Tranquilitatis This is a call to all my friends
This is our break through
B#m C
Let’s throw our brains together
To fly or drive And melt into Space!
G A B#m D
Listening to my favourite radio Lettre de Charles Taylor à Charlie Rodriguez,
mai 2062.
G A
Mare Tranquilitatis
Bm C Charlie, ça fait tellement longtemps que je n’ai pas écrit une lettre sur du
papier. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas écrit, tout court. Je
Looking for you compose bien des mélodies, parfois, mais je n’écris plus de paroles. Je suis
G A D trop vieux pour ça.
J’ai repensé à nous, il n’y a pas longtemps et à ce qu’on avait fait. Et je
Disguised as Salomon’s girl me suis rappelé que tout avait démarré par une lettre. Enfin, non. Tout
a démarré par un cigare volant sur une plage de Porto Rico. Mais pour
nous deux, tout est parti de la lettre que je t’ai envoyée ensuite. Je crois
On every nap I take with you que j’avais déjà compris. Tout ce que je devais faire, comment et pourquoi
I hope to dive c’était important.
Les gens ne me reconnaissent plus maintenant. À Phokseeti, je peux me
Into this lunar seas balader tranquille dans mon fauteuil anti-G. Je ne suis plus une légende. Je
My atmosphere suis simplement vieux.
Mais j’ai le sentiment du boulot accompli. Et les emmerdes sont terminées.
Je peux gratter trois accords et hurler depuis la terrasse de ma baraque.
Pas de photographes, ni de fans, ni de membres du Sénat. Juste une putain
28 de sciatique qui me rappelle que j’ai trop usé mon cul dans des bus de

29
tournées.
Et bientôt la récompense. La comète de Halley va repasser et je vais la voir.
q u e y s s i & d e dieu

axe l o .d .
Je ne pensais pas vivre assez vieux.
Mon fils va venir, s’asseoir à côté de moi et on va regarder ce bout de pierre
traverser le ciel. Je vais lui raconter pour la millième fois le dernier concert
de la Terre, celui où La Ligue Galactique nous a fait comprendre qu’on en
avait assez dans les tripes pour jouer aux billes avec eux dans l’espace. Je
vais lui reparler de Phil Collins et de ton regard froid et mécanique, celui
que j’ai capté lorsque tu t’es retourné vers lui, celui du pistolero ultime, celui
qui savait qu’il n’allait pas perdre, qu’il ne pouvait pas se faire descendre.
Quand j’y repense, je me dis que c’était presque trop facile. Ils n’ont rien
trouvé de mieux que Phil Collins, bordel. À ce moment-là, ça revenait à
envoyer un moustique pour abattre une baleine. Tout le boulot avait été
fait avant et si j’avais été moins con et vaniteux, nous aurions pu conclure
l’affaire dix ans plus tôt.
Mais, finalement, cette reformation avait de la gueule, non ?
Charlie.
J’aimerais que tu viennes, juste histoire de mater cette comète, de boire un
coup à la mémoire de Karen, de Simon et de tous ceux qui, même sans le
savoir, sont tombés pour la cause. Pour cette putain d’ère Galactique, qui
fait ressembler la paix universelle à un pogo jouissif.
Et puis on pourrait jouer quelques morceaux, comme une sorte de rappel
pour les étoiles. J’ai bien envie de hurler Ricky Retard ou Velvetus…
J’ai bien envie aussi de faire un tour là-haut et je crois que tu le mérites
autant que moi. C’est pas comme si j’avais pris rendez-vous, mais à mon
avis, ils ne vont pas nous laisser mourir avant de profiter de l’espace et
de toutes ces choses auxquelles nous avons contribué. Je me vois bien
m’envoler dans une raie manta.
Lorsqu’on entendra résonner une forme bizarre dans le ciel au son de Great
balls of fire ou Don’t Be Cruel, on saura que c’est notre taxi. Et j’ai pas
envie d’y monter sans toi, Charlie.
Vraiment pas envie.

Keep in touch,
Charles.

Nouvelle parue in Fiction tome 3


David Langford
30
a x e l o.d.

Obscurités multiples

Dehors il faisait toujours nuit. Sans trop s’attarder sur la question, pa-
rents et professeurs déclaraient parfois que ce phénomène était dû à un
groupe terroriste, le Vert Empire. Mais, tout comme les autres membres de
la Guilde du Frisson, Jonathan pensait que ce n’était pas la seule raison.
Par-delà les fenêtres de la maison, de l’école ou du bus scolaire se dé-
ployait le deuxième type d’obscurité. S’il n’était pas rare de discerner des
objets dans celle du premier type (le type ordinaire), et qu’une lampe de
poche suffisait à la percer, la seconde sorte était d’un noir si profond que
même la plus puissante des lampes torches ne parvenait pas à émettre la
moindre lueur ni éclairer quoi que ce soit à travers. Chaque fois qu’il voyait
ses amis franchir devant lui la porte de l’école, Jonathan avait l’impression
qu’ils plongeaient dans un mur d’encre ; quand il marchait avec eux à tâ-
tons, pour rejoindre le bus qui devait les ramener à la maison, il n’y avait
rien d’autre que du vide autour de lui. Du vide noir.
Des endroits tout aussi sombres existaient aussi à l’intérieur. Un jour, Jo-
nathan se faufila dans le couloir d’une zone interdite de l’école, alors qu’il
était censé s’amuser dans la cour le temps d’une récréation (curieusement,
rien n’était sombre dans cet espace cerclé de hauts murs et il était possible
d’y apercevoir le ciel). Mais l’extérieur de l’école n’était pas propice aux
redoutables initiations secrètes de la Guilde du Frisson.
Jonathan allongea le pas dans la partie très sombre du couloir et ouvrit
tranquillement la porte du cagibi découvert le semestre précédent. L’air y
était chaud, poussiéreux et confiné. Une ampoule nue pendait au plafond.
Les autres membres de la Guilde étaient déjà présents, assis sur des cartons
de papier et des piles de manuels usagés.
« T’es en retard », lancèrent en chœur Gary, Julie et Khalid. Heather, la
nouvelle, remit en arrière ses longs cheveux blonds et esquissa un sourire
un peu contraint.
« Il y a toujours un dernier », répliqua Jonathan. Cette expression fai-
sait désormais partie du rituel, comme une sorte de code secret prouvant
que le dernier à venir n’était ni un tocard, ni un espion. Bien sûr, tous se
connaissaient, mais un mouchard passé maître en dissimulation était tou-
32 jours envisageable... aussi longues que des années.

33
Khalid brandit solennellement un classeur à anneaux d’aspect anodin. Ramolli, épuisé, Jonathan comprit à peine que Heather s’était appro-
C’était son privilège. L’idée de la Guilde lui était venue après avoir trouvé chée — mais pas assez — des cinq secondes qui permettaient de devenir
d a v id la n g ford

dav id la n g fo r d
l’image maléfique que quelqu’un avait oubliée sur la photocopieuse de membre de la Guilde à part entière. Elle s’essuya les yeux d’une main trem-
l’école. Peut-être avait-il lu trop d’histoires sur les épreuves et autres rites blante, persuadée d’y parvenir la fois suivante. Khalid mit fin à la séance
initiatiques — quand on tombe sur un défi de cet acabit, il ne reste plus sur une citation qu’il avait trouvée dans un coin : « Ce qui ne nous tue pas
qu’à inventer la société secrète qui va avec. nous rend plus forts ».
« Nous sommes la Guilde du Frisson, psalmodia Khalid, nous sommes
ceux qui résistons jusqu’à... vingt secondes ! »
Jonathan releva les sourcils — vingt secondes, c’était du sérieux ! Gary, L’école était un lieu où la plupart des matières enseignées n’avaient aucun
le garçon bedonnant de la bande, hocha la tête et se concentra aussitôt sur lien avec la réalité. Au fond de lui, Jonathan pensait qu’on ne rencontrait
sa montre. Khalid ouvrit le classeur et fixa son contenu — « Une, deux, jamais une équation du second degré en dehors de la salle de classe. Ainsi,
trois... » les membres de la Guilde ne manquèrent par d’être étonnés lorsque les cho-
Il y était presque arrivé, mais passé dix-sept secondes, ses mains puis ses devinrent intéressantes, qui plus est durant un cours de maths.
ses bras commencèrent à se tordre et à s’agiter. Il lâcha le classeur et Gary M. Whitcutt n’était plus tout jeune. Il avait tout du grand-père, du re-
chronométra dix-huit secondes. Il fallut un moment pour que Khalid par- traité, et aimait de temps en temps s’écarter du cours de maths officiel. Il
vienne à surmonter ses tremblements, à se ressaisir, et que ses camarades suffisait pour cela de l’amadouer avec la bonne question. Le petit Harry
puissent le féliciter pour ce nouveau record. Steen — le mordu d’échecs et de jeux de stratégie de la classe qui voulait
Moins ambitieux, Julie et Gary choisirent de tenir dix secondes. Ils y faire partie de la Guilde — marqua des points en lui posant une question
parvinrent tous deux, mais à dix, Julie était devenue toute pâle et commen- sur un sujet d’actualité dont il avait entendu parler à la maison. Ça tour-
çait à transpirer à grosses gouttes. Jonathan se dit aussi qu’il valait mieux nait autour des mathématiques, de la guerre, et de terroristes qui utilisaient
s’en tenir à dix secondes. des trucs appelés tilbs.
« T’es sûr Nathan ? lui demanda Gary. La dernière fois t’as tenu jusqu’à « En fait, je connais un peu Vernon Berryman », dit M. Whitcutt, qui ne
huit. Pas besoin d’y aller trop fort aujourd’hui. » semblait pas vouloir s’étendre sur le sujet. Mais rien n’était perdu, puisqu’il
Jonathan récita la formule rituelle : « Nous sommes ceux qui résis- ajouta : « C’est le B de tilb, vous voyez ce que je veux dire : T.I.L.B., l’abré-
tons... », prit le classeur des mains de Gary et ajouta « ... dix secondes. » viation de ce qu’il a lui-même appelé “Technique d’Imagerie Logique de
Entre deux séances, vous oubliiez toujours ce à quoi l’image maléfique Berryman”. Des mathématiques très poussées qui vous dépassent, j’en suis
ressemblait vraiment. À chaque fois c’était une découverte. Un motif abs- sûr. Durant la première moitié du xxe siècle, deux grands mathématiciens
trait en noir et blanc, tourbillonnant et dansant comme ces anciennes figu- appelés Gödel et Turing ont démontré des théorèmes qui... euh... Bref, une
res d’Op Art. Sa forme aurait pu être agréable si elle n’avait pénétré tout façon d’appréhender la question est de considérer que les mathématiques
entière dans votre tête en vous secouant comme une ligne à haute tension. sont piégées. Certains problèmes peuvent faire planter n’importe quel or-
Ça se frottait à votre vue. Ça se frottait à votre cerveau. dinateur pour de bon. »
Des parasites se déchaînèrent derrière les yeux de Jonathan. Un orage Une moitié de la classe l’approuva — les programmes que les élèves bri-
électrique grondait, une fièvre subite se propageait dans ses veines, ses mus- colaient eux-mêmes aboutissaient très souvent à ce résultat.
cles se contractaient et se relâchaient... et Gary, mon Dieu, n’avait chrono- « Berryman était un homme brillant... et un sombre crétin. Tout à la fin
métré que quatre secondes !? du xxe siècle, il s’est dit : “Et s’il existait des problèmes capables de bloquer
Il fit de son mieux pour tenir le coup et tenter de rester calme alors que le cerveau humain ?” En se baladant, il en a trouvé un, proposant alors
chaque fibre de son corps s’apprêtait à sauter dans tous les sens. L’éclat de cette satanée “technique d’imagerie” qui a abouti à la situation que vous
l’image maléfique céda peu à peu la place à une obscurité nouvelle, une connaissez. Apercevoir un motif tilb et le laisser parcourir votre nerf op-
ombre au fond de ses yeux. Il sut avec certitude qu’il allait s’évanouir ou tique suffit à vous bloquer le cerveau... comme ça ! » ajouta-t-il en faisant
tomber malade, ou les deux à la fois. Étonnamment, il capitula et ferma les claquer ses vieux doigts noueux.
yeux au moment même où il atteignait dix secondes — qui lui avaient paru Jonathan et le reste de la Guilde se regardèrent l’un l’autre du coin de
34 l’œil. Ils en savaient un bout sur la contemplation d’images étranges. Ce — Je pense que ce sont les puces ADN, répondit Khalid, peu sûr de lui,

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fut Harry, ravi d’avoir détourné le cours de cette fichue trigo, qui leva en de minuscules ordinateurs fabriqués pour s’infiltrer dans la tête des gens.
premier la main : « Hm, est-ce qu’ensuite Berryman a aussi regardé ses Ils disent que c’est contre nature, ou quelque chose comme ça. Il y avait
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propres dessins ? » deux ou trois mots là-dessus dans un des vieux numéros de New Scientist
M. Whitcutt acquiesça, l’air sombre. « On raconte qu’il l’a fait, par ac- qui traînent au labo.
cident, et que cela l’a laissé raide mort. Ironie du sort : durant des siècles, — Vous devez être prêts pour les exams, suggéra Jonathan, mais vous
on n’a cessé d’écrire des histoires d’épouvante remplies d’éléments dont la n’avez pas le droit de prendre une machine à calculer dans la salle d’exa-
seule vue ferait mourir de peur. Et puis un jour, un mathématicien, quel- mens. Imaginez : “Chaque élève porteur d’une puce ADN est prié de dépo-
qu’un qui étudie la plus pure et la plus abstraite des sciences, se met à la ser sa tête à l’entrée.” »
tâche et donne réellement le jour à ce genre d’histoires... » Ils éclatèrent de rire, mais un léger frisson de doute parcourut Jonathan,
Il pesta ensuite contre les groupements terroristes comme le Vert Empire comme s’il avait mis le pied sur une marche d’escalier imaginaire. « Puce
qui n’utilisent ni fusils, ni explosifs, mais seulement une photocopieuse, ou ADN » lui rappelait fortement ce qu’il avait glané au hasard des rares
encore un pochoir avec lequel ils peignent sur les murs des graffiti mortels. disputes de ses parents, et il était sûr d’avoir aussi entendu le mot « anor-
D’après Whitcutt, les émissions de TV passaient autrefois non pas en diffé- mal ». « Pitié, ne laissez pas ni Maman ni Papa se mêler à des histoires
ré, mais en direct, jusqu’au jour où le fameux activiste Tee Zero débarqua de terroristes ! », pensa-t-il soudain. Mais c’était idiot, ce n’était pas leur
sur un plateau de la BBC en brandissant face aux caméras un tilb appelé genre...
le « perroquet ». Des millions de personnes moururent. En ce temps-là, « Le magazine parlait aussi des systèmes de surveillance, dit Khalid. Per-
regarder n’était pas une activité anodine. sonne n’aime être tout le temps sous contrôle. »
« Les... euh... décors sombres à l’extérieur, ça sert à empêcher les gens de Comme d’habitude, les bavardages prirent une autre — ou plutôt une
voir des trucs comme ça ? ne put s’empêcher de demander Jonathan. ancienne — direction : celle des murs d’obscurité du deuxième type qui
— Eh bien... oui, c’est juste, en effet. » Le vieux professeur se gratta un servaient à délimiter les zones interdites de l’école, par exemple le couloir
instant le menton. « On vous expliquera tout ça quand vous serez un peu menant au vieux cagibi. Les membres de la Guilde avaient envie de savoir
plus grands. C’est un problème compliqué. Ah, une autre question ? » comment cela fonctionnait et s’étaient livrés à quelques expériences. Ils
Khalid leva la main. Il dit (avec ce manque d’intérêt feint que Jonathan avaient mis par écrit certaines de leurs idées sur l’obscurité :
trouvait si peu convaincant) : « Ces trucs-là, hm... ces tilbs, est-ce qu’ils Thèse de Khalid sur la visibilité, confirmée par une douloureuse expé-
sont tous vraiment dangereux, ou est-ce que certains ne font que vous rience : les zones sombres sont des cachettes géniales tant qu’il s’agit de ne
secouer un peu ? » pas être vu par les autres gamins, mais même dans cette obscurité, les profs
M. Whitcutt le scruta durant presque aussi longtemps que pouvait peuvent vous repérer et vous passer un méchant savon pour vous punir
durer une épreuve d’initiation, puis se retourna vers le tableau et ses d’être là où vous ne devriez pas.
triangles gribouillés. « Ça suffit. Comme je le disais, on définit le cosi- Note de Jonathan au sujet du bus qui vient s’ajouter à la découverte de
nus d’un angle en... » Khalid : le conducteur du bus scolaire fait semblant de voir quelque chose
à travers le pare-brise noir. Bien entendu, il se peut que le véhicule soit
piloté par ordinateur (c’est une idée de Gary) et que le volant tourne tout
Comme si de rien n’était, en passant par le mur d’escalade crasseux que seul, le conducteur faisant alors semblant de conduire — mais pourquoi se
jamais personne n’utilisait, les quatre membres fondateurs s’étaient glissés donner tant de peine ?
jusqu’à leur coin préféré de l’espace de jeu. « Comme ça nous sommes des Le miroir de Julie était la plus bizarre de toutes les découvertes, et elle-
terroristes, dit joyeusement Julie, nous devrions nous rendre à la police. même n’avait pas cru que cette trouvaille pût marcher : si vous vous tenez
— Non, notre image est différente, rétorqua Gary, elle ne sert pas à tuer, en dehors d’une zone d’obscurité du deuxième type, que vous brandissez
elle... un miroir à l’intérieur (de sorte que votre bras semble coupé par le mur de
— ... nous rend plus forts, ajoutèrent-ils en chœur. nuit), et que vous pointez une lampe de poche en direction du miroir que
— Pourquoi le Vert Empire terrorise-t-il ? Enfin, qu’est-ce que ses mem- vous ne voyez plus, son faisceau de lumière ressort de l’obscurité, formant
bres n’aiment pas ? dit Jonathan. un point de lumière sur vos habits ou sur le mur. Comme le fit remarquer
36 Jonathan, cela expliquait que l’on pût voir les traces de rayons de soleil Khalid obéit. Ils aidèrent Harry à se relever. Bavant comme un vampire

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sur le sol d’une salle de classe alors que toutes les fenêtres étaient fermées qui ne sait pas se tenir à table, il répétait sans cesse « désolé, désolé » d’une
sur une obscurité protectrice. C’était une sorte de noirceur que traversait voix pâteuse. Ils marchèrent jusqu’à la petite infirmerie de l’école puis se
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la lumière, mais pas le regard. Pas un seul des manuels d’optique ne parlait rendirent au bureau de la directrice. Les couloirs sans moquette réson-
de ça. naient durant cette lente progression qui sembla durer des heures.
La Guilde avait invité Harry et il comptait les minutes qui le séparaient Selon les rumeurs qui circulaient dans l’école, Mme Fortmayne, la direc-
de sa première participation qui devait avoir lieu jeudi, deux jours plus trice aux cheveux gris argenté, savait se montrer douce envers les animaux
tard. Une fois qu’il aurait passé l’épreuve et rejoint le groupe, peut-être mais pouvait, par quelques phrases incisives, réduire un élève en bouillie
trouverait-il de nouvelles idées à expérimenter. Harry était super bon en — rien de moins qu’une sorte de tilb humain. Par-dessus son bureau, elle
maths et physique. toisa interminablement la Guilde du Frisson. « Qui a eu l’idée ? » deman-
« Ce qui rend la chose intéressante, avait dit Gary, car si notre image da-t-elle sans ménagement.
fonctionne avec des maths comme ces fameux tilbs, est-ce que Harry tien- Khalid leva lentement sa main café au lait, mais elle ne dépassa guère
dra plus longtemps le coup, vu que son cerveau est construit de la même son épaule. Jonathan se souvint de la devise des trois mousquetaires — Un
manière ? Ou est-ce que ce sera plus difficile, parce que l’image et lui seront pour tous, tous pour un — et dit : « à vrai dire, on l’a eue tous ensemble ».
sur la même longueur d’onde, ou un truc du genre ? » « C’est exact », ajouta Julie.
Les membres de la Guilde du Frisson estimèrent que même si c’était mal « Incroyable, dit la directrice en tapotant le classeur fermé posé devant
de faire des expériences sur les gens, l’idée valait la peine d’être étudiée. Ce elle. C’est l’arme la plus insidieuse au monde, l’équivalent, dans la guerre
qu’ils firent. de l’information, d’une bombe à neutrons, et vous me dites que vous jouiez
avec ? J’avoue rarement que les mots me manquent...
Jeudi arriva, et après une dose d’histoire et une double ration de phy- — Quelqu’un l’a laissée sur la photocopieuse, ici, à l’étage du dessous.
sique, ils eurent droit à une période creuse où ils étaient censés lire ou — D’accord, il y a parfois des erreurs. » Son visage se radoucit : « Je
faire de l’informatique. Aucun d’eux ne se doutait que ce serait la dernière m’emballe un peu, parce qu’actuellement, j’emploie ce tilb lors des petites
initiation des « Frissonneurs », même si Julie — qui dévorait des wagons conférences que j’organise pour les élèves qui quittent l’école. Nous les y
de romans fantastiques — allait plus tard affirmer qu’elle avait trouvé ces exposons, sous contrôle médical, durant deux secondes seulement. Son pe-
événements lugubres et qu’elle avait alors ressenti un puissant relent d’im- tit nom est le “trembleur”, et certains pays l’utilisent sous forme de grandes
moralité. Julie avait tendance à dire des choses de ce genre. affiches pour contenir les émeutes — bien entendu, pas la Grande-Bretagne
Dans ce cagibi qui sentait le renfermé, la séance débuta plutôt bien : ni les États-Unis. Vous ne pouviez certes pas savoir que Harry Steen est
Khalid atteignit enfin ses vingt secondes, Jonathan dépassa les dix secon- sujet à l’épilepsie et que le trembleur allait déclencher une crise...
des qui lui paraissaient, quelques semaines auparavant, aussi inaccessibles — J’aurais dû deviner plus tôt, dit M. Whitcutt du fond de la pièce.
qu’un impossible Everest, et Heather devint enfin membre à part entière de Le jeune Patel a vendu la mèche en posant une question qui était soit très
la Guilde (sous des applaudissements précautionneusement étouffés). Les intelligente, soit très compromettante. Mais je ne suis qu’un vieil idiot qui
ennuis commencèrent quand Harry, qui venait pour la première fois, ajusta ne s’est jamais fait à l’idée qu’une école puisse être la cible d’actes terro-
ses petites lunettes rondes, releva les épaules, ouvrit le fameux classeur et... ristes. »
se figea. Sans convulsion ni frémissement, il devint rigide puis grogna, gla- La directrice lui lança un regard acéré et Jonathan fut pris de vertige,
pit et s’écroula sur le côté, un filet de sang au coin de la bouche. car les idées se mettaient en place dans sa tête comme dans un travail d’al-
« Il s’est mordu la langue, conclut Heather. Seigneur ! quels sont les gèbre, quand tout s’enchaîne si bien qu’on peut quasiment voir la solution
premiers soins dans un cas pareil ?! » s’afficher au bas de la page. Qu’est-ce qui fâche le Vert Empire ? Pourquoi
C’est alors que s’ouvrit la porte et entra M. Whitcutt. Il semblait plus sommes-nous des cibles ?
vieux, plus triste. « J’aurais dû deviner que ça se passerait de la sorte. » Il Les systèmes de surveillance. Personne n’aime être sous contrôle.
détourna le regard et se protégea les yeux derrière sa main comme si une Il plaisanta : « Les puces ADN. Nous avons des systèmes de surveillance
intense lumière l’éblouissait. « Couvrez-moi ça ! Fermez les yeux ! Patel, ne dans la tête. Nous, tous les gamins. Ce sont ces trucs qui doivent fabriquer
la regardez pas et cachez-moi cette chose abominable. » l’obscurité, cette nuit dans laquelle les adultes voient quand même. »
38 Un silence glacial suivit ces mots. aperçue qu’il s’écroula comme un homme frappé par la foudre.

39
« Venez en haut de la classe », chuchota le vieux Whitcutt. Jonathan garda l’esprit alerte. Il se glissa devant un groupe de petits,
La directrice soupira et sembla s’affaisser un peu plus dans sa chaise. « Il attrapa le papier et le chiffonna avec rage. Mais il était déjà trop tard. Il
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devait y avoir une première fois, dit-elle doucement. Les petites conférences avait vu cette image qui, bien que différente du « trembleur », appartenait
que j’organise pour les élèves qui quittent l’école ne parlent que de ça : pour- à la même espèce maléfique : une forme inclinée, noire comme la silhouette
quoi vous êtes des enfants privilégiés, comment vous êtes protégés depuis d’un oiseau sur son perchoir, mais tarabiscotée, composée d’éléments tor-
votre naissance par des puces ADN implantées dans vos nerfs optiques, des tueux, de motifs fractals, bien décidée à s’incruster comme une braise au
puces qui se chargent de filtrer ce que vous voyez. Elles assombrissent les tréfonds de son esprit.
rues, les fenêtres, à chaque fois qu’un tilb risque de vous faire mourir. Mais Quelque chose de dur et pénible, fracassant comme un TGV qui se serait
ce type d’obscurité n’est pas réel — sauf pour vous. Ne l’oubliez pas : vos emballé dans les méandres de sa cervelle...
parents avaient le choix et ils ont accepté cette protection. » Brûlant, tombant, brûlant, tombant...
« Les miens n’étaient pas tous les deux d’accord », pensa Jonathan, se — Tilb —
rappelant l’une de leurs querelles.
« C’est injuste... prononça Gary avec hésitation. Des expériences sur les
gens, voilà ce que c’est ! » Après une série de longs et mauvais rêves où des silhouettes d’oiseaux
Khalid ajouta : « Leur but n’est pas seulement de nous protéger. Il y a le poursuivaient dans l’obscurité, Jonathan se retrouva couché sur un di-
des couloirs, à l’intérieur, qui sont obscurcis rien que pour nous tenir à van — ou plutôt sur un lit — de l’infirmerie scolaire. Il avait senti sa vie
l’écart — pour nous contrôler. » entière s’écraser en un gigantesque point final et s’étonna d’exister encore.
Mme Fortmayne décida de ne pas les écouter. Peut-être avait-elle sa pro- Il était si ramolli, si fatigué, qu’il ne pouvait que regarder le plafond.
pre puce ADN, programmée pour refouler les idées rebelles. « Quand vous Le visage de M. Whitcutt entra peu à peu dans son champ de vision.
quittez l’école, on vous laisse la maîtrise complète de vos puces. Le temps « Hé, ou-ouh, est-ce que vous m’entendez ? » Il avait l’air inquiet.
venu, vous pouvez choisir de vous mettre en danger... » — Oui... je vais bien, répondit Jonathan, pas très sûr de lui.
Jonathan aurait parié que les cinq membres de la Guilde pensaient la « Dieu soit loué. L’infirmière, Mme Baker, était étonnée de vous voir en-
même chose : « Bon sang, on en a pris des risques avec le “trembleur”, core vivant — vivant et sain d’esprit, ce qu’elle n’osait même pas espérer.
mais on s’en est quand même tiré. » Bon, je suis ici pour vous annoncer que vous êtes un héros. “Un brave gar-
Selon toute apparence, ils s’en étaient sortis, car en leur permettant de çon sauve ses camarades d’école”. Vous vous lasserez bien assez vite d’être
« disposer », la directrice n’avait pas parlé de punition. Aussi vite que leur traité de “brave”.
courage le leur permit, ils rejoignirent la salle de classe. En marchant, cha- — Mais qu’est-ce que c’était, sur la porte ?
que fois qu’ils passaient devant un couloir latéral obscurci, Jonathan pen- — L’une des pires sortes de tilbs. Pour une raison ou pour une autre,
sait avec dégoût qu’une puce placée derrière ses yeux lui volait la lumière on l’appelle le “perroquet”. Ce pauvre diable de Georges, le concierge, est
et que divers programmes pouvaient, n’importe où, le rendre aveugle à mort avant même d’avoir touché le sol. La section terroriste qui est venue
n’importe quoi. s’occuper du tilb n’en revenait pas que vous ayez survécu. J’ai moi-même
eu de la peine à y croire. »
Jonathan sourit. « C’est parce que je me suis entraîné.
L’événement le plus terrible se produisit au moment de rentrer à la mai- — En effet. On a assez vite réalisé que Lucy — je veux dire Mme Fort-
son. Comme d’habitude, le gardien d’immeuble ouvrit la porte latérale de mayne — ne vous avait pas posé suffisamment de questions, bande de pe-
l’école tandis les élèves commençaient à se bousculer derrière lui. Jonathan tits voyous... Du coup, j’en ai aussi parlé à votre ami Patel — bon Dieu,
et les autres membres de la Guilde s’étaient frayé un chemin jusqu’à l’avant ce garçon peut se mesurer au « trembleur » pendant vingt secondes ! Des
de la cohue lorsque l’énorme porte de bois pivota vers l’intérieur. Comme foules d’adultes tombent en syncope dès qu’ils ont — comment pourrait-
prévu, elle s’ouvrit sur une obscurité du second type, mais elle libéra des té- on dire ? — capté l’image, qu’ils l’ont laissée s’insinuer...
nèbres un funeste objet : une grande feuille de papier punaisée légèrement — Mon record est de dix secondes et demie. Presque onze en fait. »
de travers sur la face extérieure de la porte. Le concierge l’avait à peine Le vieil homme secoua la tête, pensif. « J’aimerais ne pas vous croire. Ils
Mark Bourne
40 vont réexaminer l’intégralité du programme de protection par puces ADN.
Personne n’avait encore songé à entraîner les esprits jeunes et flexibles à
résister aux agressions des tilbs par une sorte de système de vaccination.
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Le sourire du
Même s’ils y avaient pensé, ils n’auraient pas pour autant osé essayer...
Bref, Lucy et moi avons discuté ; nous avons un petit cadeau pour vous.
Ils peuvent reprogrammer ces puces à distance en un rien de temps, et du
coup... »
Whitcutt pointa la fenêtre du doigt. Jonathan s’efforça de tourner la
tête, et là où il s’attendait à ne voir qu’une nuit artificielle, il découvrit une
détective
combinaison de lueurs rosées et harmonieuses que ses yeux eurent tout
d’abord de la peine à appréhender. Peu à peu, se combinant en une sorte
de contraste bienfaisant — à l’opposé des images meurtrières —, l’étrange
éclat du ciel fit place à des toitures sur fond de coucher de soleil flam-
boyant. Même les tuyaux de cheminée et les antennes paraboliques lui « Le quotidien m’ennuie, Watson. »
parurent magnifiques. Bien sûr, il avait vu des couchers de soleil en vidéo, C’étaient les premiers mots que Sherlock Holmes prononçait de toute la
mais ce n’était pas pareil ; c’était la même triste différence qu’entre un vrai matinée — un matin froid et gris du mois de janvier 1898. Sa déclaration
feu et le morne éclat d’un radiateur électrique. Comme si souvent dans le me prit tellement par surprise que je renversai une partie de mon café, ma-
monde des adultes, l’écran de télévision mentait par omission. culant le numéro du Times que je tenais ouvert devant moi.
« Il y a un autre cadeau, de la part de tes copains cette fois-ci. Ils m’ont Installé devant la cheminée, Holmes était mollement allongé dans son
chargé de te dire qu’ils étaient désolés de ne pas avoir eu le temps de trou- fauteuil, au sein d’un fatras de livres et de monographies qui encombrait le
ver un présent convenable. » sol à ses pieds. Mon ami agitait avec langueur sa pipe devant son visage,
C’était une petite barre de chocolat un peu tordue (Gary en cachait tou- pour contempler les métamorphoses des volutes de fumée odorante qui
jours quelques-unes) accompagnée d’une carte où il reconnut la soigneuse voilaient ses traits.
écriture de gauchère de Julie ainsi que les signatures de tous les membres « Et bonjour à vous aussi, Holmes » rétorquai-je en épongeant les écla-
de la Guilde. Bien entendu, son message était : Ce qui ne nous tue pas nous boussures de café. Je lui offris un scone du plateau de petit déjeuner de
rend plus forts. Mrs Hudson, mais il le refusa d’un geste de la main. La fumée virevoltait
en boucles gracieuses autour de son faciès solennel. A ce stade de notre
longue association, je connaissais fort bien ses humeurs, et je n’avais déjà
que trop vu celle-ci.
« Assurément, Holmes, commençai-je, vous n’avez pas déjà oub­lié l’af-
« Different Kind of Darkness » - F&SF janvier 2000 faire terrifiante de la princesse et des marionnettes sanglan­tes ? »
Prix - Hugo Holmes haussa les épaules. « Bagatelle, Watson, bagatelle.
Traduction - Marc Tiefenauer — Ou l’affaire du diplomate tacheté ?
Nouvelle parue in Fiction tome 2 — À peine digne de mon talent, vous devez l’admettre.
— Bien. Alors, et l’horreur du Pied du Diable en Cornouailles…? conti-
nuai-je sans me décourager.
— Watson, Watson, Watson, proféra Holmes en tournant son profil
d’aigle dans ma direction, mon sang exige un véritable défi, quelque chose
de véritablement inattendu, une affaire qui dépasse les limi­tes de cet uni-
vers terre à terre, » il désigna la vue que nous avions depuis la fenêtre du
salon « qui m’ennuie tellement. Mais je vous suis reconnaissant de tenter
de me distraire de ma morosité. »
En d’autres temps, avant ce qu’on a appelé le Retour de Sherlock Holmes,
42 je me serais inquiété que mon ami ne sorte bientôt une minuscule clef de donna une carte à jouer, du genre qu’on utilise couramment. Je l’examinai,

43
sa poche, n’ouvre un certain tiroir de son bureau et n’en tire une serviette cherchant une marque particulière, un message rédigé dans sa marge blan-
de maroquin. Une serviette qui contenait une seringue hypodermique à la che, par exemple. Mais il s‘agissait d’une banale Reine de Cœur.
ma r k b o urne

mar k b o u r n e
longue aiguille creuse. Car c’était lors de ses sombres ruminations qu’Hol- Voilà qui annonçait quelque chose d’extraordinaire : les étrangers ano-
mes recherchait le secours de la funeste étreinte d’une solution à sept pour nymes qui frappaient à notre porte étaient devenus une routine au fil des
cent de cocaïne. années, mais ils conservaient généralement leurs messages mystérieux jus-
Mais le Sherlock Holmes qui était revenu de son mystérieux voyage de qu’au moment où ils étaient entrés dans nos appartements. Je me tournai
trois ans était un homme transformé. vers Holmes. Apparemment, il n’avait aucune conscience de notre présence
Bien entendu, il était toujours l’ami que j’avais publiquement déclaré dans son hémisphère.
être le meilleur et le plus sage des hommes que j’aie jamais rencontré. Mrs Hudson jeta un coup d’œil à Holmes par-dessus mon épaule. Une
Néanmoins, les pays étrangers qu’il avait traversés au cours de ses voya- ride de contrariété barra son front âgé. Elle se hissa sur la pointe des pieds
ges — à une époque où le monde entier, moi compris, le croyait mort pour chuchoter à mon oreille.
— l’avaient changé d’une subtile façon que j’étais seul à pouvoir détecter. « Oh mon Dieu », fit-elle, d’une voix si douce que je distinguai à peine
Le premier de ces changements était la disparition définitive de la serviette ses paroles. « Monsieur Holmes semble au centre d’un beau nuage gris,
de cocaïne. Il n’y avait plus touché depuis sa résurrection. Ce que j’avais aujourd’hui.
tenté en vain d’accomplir pendant des années, ses aventures secrètes en — Mais vous annoncez peut-être un rayon de soleil, Mrs Hudson, mur-
solitaire l’avaient réalisé pour moi. murai-je en réponse. Faites monter cette personne. »
Lorsque je le pressais de me donner des détails de son voyage, il me Elle regarda mon compagnon d’un air grave puis sortit, en refermant la
conseillait simplement de relire le « récit coloré » dans lequel j’avais narré porte en silence derrière elle.
les événements qui avaient entouré son Retour. Au fil des années, cependant, « Mrs Hudson s’est mise à prédire le temps, à ce que je vois, » fit remar-
des contradictions troublantes avaient éveillé mon attention. Ses récits de quer Holmes depuis son fauteuil. Je me sentis rougir et il eut un pâle sou-
voyages au Tibet et à Khartoum abondaient en erreurs, anachronismes et rire. « Mais au sein des nuages gris réside la substance de l’orage. Montrez-
paradoxes. Force m’était de conclu­re que les déclarations de Holmes sur le moi donc la carte de notre visiteuse, s’il vous plaît, Watson. »
Grand Hiatus n’étaient que pure invention de sa part. Je la lui tendis. Il se pencha et l’étudia avec une vive attention. Il la ploya
Je m’interrogeais fréquemment : quelles pouvaient être ces aventu­res, doucement entre ses mains et frotta ses longs doigts sur sa surface. Enfin,
d’un secret et d’un mystère si profonds qu’il ne pouvait les partager avec il l’approcha de ses narines et la renifla, comme s’il humait l’arôme d’un
âme qui vive, y compris — et spécialement — avec l’ami auquel il faisait le vin fin.
plus confiance ? « Notre mystérieuse visiteuse a une quarantaine d’années, déclara
Je tournai à nouveau mon attention vers mon petit déjeuner et mon Holmes. Sa famille a des liens avec l’enseignement univer­sitaire. Plus spéci-
journal, inquiet mais résigné. Les célèbres facultés de Holmes avaient soif fiquement à Oxford, où je suggère que son père fut au moins professeur de
de stimulation, et rien moins qu’une affaire de grande importance pouvait mathématiques. Elle garde de son enfance des souvenirs particulièrement
chasser le noir nuage d’ennui qui couvrait son front. tendres, qu’elle se fait un bonheur d’entretenir. »
La Providence voulut justement que l’on frappât à notre porte. Même après tant d’années et après des centaines d’affaires dans mes
« Monsieur Holmes, docteur ? » appela Mrs Hudson. archives, j’étais toujours capable d’étonnement. « Holmes ! Si je croyais
Holmes ne sembla pas l’entendre. Il demeura immobile, les yeux fixés aux forces surnaturelles, je dirais que vous en faites partie. Bonté divine,
sur la fumée qui se tordait dans l’air devant lui. Avec un gromellement comment le simple fait de flairer une carte à jouer peut-il vous apprendre
accablé, j’allai ouvrir. tant de choses sur une femme que vous n’avez pas encore vue ?
« Une dame attend à la porte, monsieur, dit notre logeuse. Elle insiste — Comme d’habitude, Watson, vous choisissez de ne pas voir ce qui est
pour voir monsieur Holmes. parfaitement évident. Regardez la marque du fabriquant. » Il indiqua un
— A-t-elle donné son nom ? petit symbole camouflé parmi les motifs décoratifs au dos de la carte. Des
— Non, monsieur. Mais elle m’a dit de dire qu’elle et monsieur Holmes lettres minuscules étaient imprimées en dessous.
ont des amis communs, et elle m’a demandé de lui remettre ceci. » Elle me « Highley et Wilkes, 1862, lus-je.
44 — Exactement. Fabriquants des meilleures cartes à jouer que l’on puisse madame. À qui ai-je le plaisir de m’adresser ?

45
trouver sur la table d’un gentleman. Leurs œuvres étaient particulièrement — Mon nom est sans importance pour l’heure. En fait, le révéler vous
en vogue auprès des cercles académiques, qui leur ont souvent commandé conduirait à me poser de trop nombreuses questions person­nelles, qui ne
ma r k b o urne

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des éditions limitées pour leur propre usage. Le paquet auquel appartient feraient que retarder ma présente mission. Disons simplement que votre
cette orpheline provient d’une telle commande, imprimée en 1862 pour le assistance dans une affaire importante fut précieuse à… » Elle marqua une
Département de Mathémati­ques de l’Uni­versité de Christ Church à Oxford, pause, le visage empreint d’une expression de douce joie. « …à certaines de
ici représentée dans le décor de la carte. Le fait que notre visiteuse soit en mes connaissances. Il y a de cela cinq ans. »
possession de cette carte particulière indique qu’elle connaît un homme qui Holmes se redressa, visiblement surpris. Je n’avais encore jamais vu une
a été proche de ce département, à l’époque. Très probablement son père. telle expression de choc et de perplexité sur son visage stoïque.
Cette carte, après plus de trente ans, est dans un bon état remarqua­ble. Il « Vous les avez quittés avant qu’ils aient eu le temps de vous re­mercier
ne s’agit pas d’un faux, car elle garde l’odeur caractéristique du traitement convenablement, continua notre visiteuse. C’est pourquoi je suis ici. » Elle
chimique utilisé pour le papier de Highley et Wilkes. On l’a probablement se tut et baissa le regard vers les motifs cristallins de la boîte. Une larme
gardée pressée dans un album de souvenirs, soigneusement maintenue à glissa sur sa joue. Holmes lui tendit un mouchoir, qu’elle accepta avec un
l’abri de la poussière et des traces de doigts. J’en déduis qu’elle fut donnée petit rire embarrassé.
à notre visiteuse à une époque mémorable de son enfance, en1862 — ou « Merci beaucoup », fit-elle en s’essuyant les yeux.
peu de temps après. C’est un souvenir de ses jeunes années passées parmi Holmes attendit que la femme se reprenne, puis se pencha en avant, la
les lierres de l’académie. » pointe des doigts jointe en un geste d’extrême attention. « Madame, il me
Avant que je puisse exprimer ma stupéfaction, une voix de femme s’éle- faut vous demander plus de détails. A l’époque que vous avez évoquée,
va derrière nous. « Impressionnant, en effet, monsieur Hol­mes. Neuf sur j’ai… beaucoup voyagé, par conséquent cette “affaire importante” a pu se
dix. » dérouler dans un grand nombre de, disons, de lieux exotiques. » Il indiqua
Je me retournai en direction de la voix, tandis que Holmes se levait. Une les habits de deuil qu’elle portait. « Et s’il vous plaît, madame, puis-je vous
belle femme se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle avait à peu près demander qui nous a quittés ? Etait-ce quelqu’un que je connaissais, un des
le même âge que Holmes, avec des mèches grises qui ajoutaient la dignité clients de l’affaire à laquelle vous avez fait allusion ? »
de la maturité à des cheveux qui avaient été brun sombre. Elle portait une Elle secoua la tête négativement. « Non, pas l’un des clients. Mais vous
tenue de deuil noire et tenait entre ses mains un objet qui ressemblait à une connaissiez le défunt. Fut un temps où il vous considérait comme un étu-
boîte en verre grande comme un coffret à bijoux, d’un rouge fumeux. diant très prometteur, quoiqu’un peu trop sérieux par moments. Il avait eu
Elle sourit de façon désarmante et regarda franchement Holmes. « Ce connaissance du mystère dont vous vous êtes occupé, mais n’avait pas pris
que mes relations m’avaient dit de vos dons, et ce que j’avais lu dans les part à sa résolution, ce que vous aviez fait à la grande gratitude de toutes
réminiscences du bon docteur dans le Strand, ajouta-t-elle avec un hoche- les parties concernées. »
ment de tête dans ma direction, n’étaient apparem­ment pas exagéré. Mais Holmes fronça les sourcils. « Madame, vous parlez par énigmes, et je
en fait, mon père était doyen. J’avais un ami très cher qui était maître de n’ai que très rarement rencontré des personnes qui le faisaient de manière
conférences en mathématiques à Christ Church. C’est ce gentleman qui satisfaisante. Veuillez, je vous prie, en venir au fait, si vous voulez que je
m’a donné cette carte quand j’avais dix ans, et en effet mes souvenirs de vous aide. »
cette époque me sont très chers. » La femme en noir acquiesça. « Monsieur Holmes, tout comme le doc-
Avec une vigueur nouvelle, Holmes enjamba le désordre et s’approcha teur Watson est votre chroniqueur et votre Boswell, j’avais aussi le mien,
de la femme. « Veuillez pardonner mon erreur, madame. Je vous prie autrefois. C’était un homme bon et doux, le seul adulte qui trouvait non
d’entrer. » seulement facile mais même logique de croire aux récits étranges que lui
Il lui offrit une chaise et elle s’assit, en tenant soigneusement la boîte faisait une enfant. Il prenait note de tout ce que je lui rapportais sur les
en verre serrée dans son giron. Ses facettes merveilleu­sement ornées ren- endroits singuliers que j’avais visités, et les personnes inhabituelles que j’y
voyaient la lumière en motifs complexes. Un cœur stylisé, semblable à celui avais rencontrées. » Elle se re­tourna vers moi. « Tout comme vous, doc-
des cartes à jouer, était gravé sur son couvercle. teur, il ajouta de la couleur à ces récits et changea beaucoup de petits dé-
Holmes prit la chaise qui lui faisait face. « Vous avez l’avantage sur moi, tails sans importance, de façon à pouvoir les présenter à ses lecteurs. Peu
46 de gens pouvaient y croire. Il les publia même sous un nom de plume. Mais Holmes lui prit la main.

47
il estimait, comme vous-même je suppose, que même des adultes peuvent — J’étais sur le point de dire la même chose, madame. J’espère avoir de
avoir envie de croire en des choses situées au-delà de notre expérience quo- nouveau ce plaisir.
ma r k n o urne

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tidienne. Ceux-là veulent croire que leur vie pourrait être touchée par la — Peut-être bien. Si nous nous trouvons un jour au même endroit au
magie qui nous entoure, si seulement leurs yeux parvenaient à voir ce qui même moment. » Elle se retourna vers moi : « Docteur. Merci de vos rémi-
est devant eux. » niscences. » Holmes referma doucement la porte derrière elle.
Cette dernière phrase était destinée à Holmes, qui hocha la tête derrière Il passa les doigts sur la magnifique boîte de verre, la souleva à la lu-
la barrière de ses mains jointes. mière et étudia les délicats filigranes qui couraient sur sa surface mordorée.
« Je comprends », déclara-t-il solennellement. Une brillante lueur de Imbriqués dans les facettes brillantes pouvaient se lire les mots OUVREZ-
compréhension s’alluma dans ses yeux. Il se redressa sur sa chaise et se mit MOI.
à contempler notre visiteuse comme pour la première fois, comme s’il pou- Le silence s’apesantit un long moment entre nous. Que venait-il de se
vait distinguer au travers de ses yeux le domaine singulier qu’ils connais- passer entre Holmes et cette femme ? Il me cachait quelque chose et je n’al-
saient tous deux. Une impres­sion impalpable, comme un bruissement d’aile lais pas laisser les choses en rester là.
ou un murmure, passa entre eux. « Êtes-vous retournée à cet endroit, de « Bon sang, Holmes ! Qui était-ce ? Qu’attendez-vous donc, ouvrez
nouveau ? » demanda-t-il. cette boîte ! »
Elle lui adressa un pâle sourire. « À plusieurs reprises. Chaque fois, Il me regarda avec une intensité que je n’avais plus vue depuis son Retour.
j’étais la seule à avoir changé. Comme si un jour seulement s’était écoulé « Tout d’abord, mon cher Watson, je dois vous demander de me donner ce
depuis ma précédente visite. Le temps, je suppose, s’écoule autrement en ce numéro du Times. Je crois qu’il recèle l’élément que notre visiteuse n’a pas
monde que dans le nôtre. Monsieur H.G. Wells le comprendrait peut-être. voulu nous révéler. Bien qu’hélas, je pense savoir de quoi il retourne. »
— Peut-être, répondit Holmes. Vous y êtes allée en visite très récem- Je lui passai le journal. Il posa la boîte sur la table et feuilleta les pages
ment, si je ne m’abuse ? Votre tenue est en rapport avec ce voyage ? avec une impatience contenue, les laissant tomber sur le sol comme des
— Oui. J’y suis retournée hier soir. Mon époux me croit partie chez ma feuilles mortes jusqu’à ce que, enfin, il trouve ce qu’il cherchait. Un poids
sœur. J’ai passé là-bas une semaine, peut-être plus, et suis cependant reve- sembla subitement l’écraser et il s’affaissa sur sa chaise.
nue ce matin. C’est alors que j’ai découvert que vous y étiez allé, depuis ma « Qu’il y a-t-il, Holmes ? » voulus-je savoir.
précédénte visite. On m’a dit le plus grand bien de vous, savez-vous. Vous Il me tendit une page. Parmi les reportages sur la campagne du Soudan,
avez résolu une crise qui touchait à la couronne et aurait pu me coûter la les finances indiennes et la situation à Cuba, un article attirait plus particu-
tête. La seule personne que vous ayiez dérangé est le soi-disant détective lièrement l’attention, une étroite colonne sur le bord droit de la feuille :
consultant du lieu, qui n’a guère apprécié qu’un étranger vienne exercer
dans sa juridiction. Notice nécrologique
— Un détective consultant ne saurait réussir s’il arrive toujours en re- --
tard, particulièrement s’il porte une montre dans sa poche de poitrine », “Lewis Carroll”
déclara Holmes. Nous avons le regret d’annoncer la mort du révérend Charles Luwidge
La femme en noir se mit à rire et le poids des années sembla se retirer Dodgson, plus connu sous le nom de “Lewis Carroll”, le délicieux auteur
de ses traits. J’aperçus l’enfant qu’elle avait été, qu’elle était toujours, sous d’ “Alice au Pays des Merveilles” et d’autres livres d’un humour compara-
le léger voile de l’âge. Elle souleva délicatement la boîte pour la donner à ble. Il s’est éteint hier aux Chestnuts, la résidence de ses sœurs, à Guilford,
Holmes. dans sa soixante-quatrième année…
« Ceci est pour vous, dit-elle, un modeste témoignage de leur gra­ti­tude,
dont vous pourrez faire usage quand vous en ressentirez le besoin. » Lorsque j’eus fini de lire, je levai les yeux pour découvrir Holmes en
Holmes prit la boîte, mais ses yeux ne quittèrent pas la femme qui se train d’insérer une minuscule clef de verre dans la serrure de la boîte. D’un
levait et se dirigeait gracieusement vers la sortie. Il la suivit et lui ouvrit la délicat mouvement des doigts, il déverrouilla le couvercle et le souleva dou-
porte. cement. Une feuille de papier reposait à l’intérieur, qu’il déplia et lut en
« Ce fut un honneur que de vous rencontrer enfin, déclara-t-elle quand silence. L’ombre à peine percep­tible d’agréables souvenirs éclaira les traits
48 d’Holmes. Il ouvrit finalement les doigts et laissa la feuille glisser vers le

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sol. Je l’attrapai au vol.
ma r k b o urne

poy e t
Cher monsieur Sherlock holmes,
Nos relations communes souhaitent que vous receviez ceci en témoigna-
ge de leur gratitude, suite à l’Affaire de la Tarte Volée. Personne d’autre,
m’ont-ils dit, n’aurait mieux su faire la lumière sur cet étrange mystère.
Notre amie la Chenille estime qu’ils s’agissait à coup sûr d’un problème à
trois pipes. La petite chose ci-jointe est pour vous. Ne vous faites pas de
soucis pour votre bienfaiteur : il en a bien d’autres en réserve et, de toute
manière, n’utilise jamais deux fois le même.
Veuillez recevoir l’expression de mon amicale admiration,
Alice Pleasance Hargreaves, née Liddell.

Holmes plongea sa main dans la boîte et en retira une bourse de soie


rouge. Cachée à l’intérieur se trouvait la plus étonnante chose qu’il m’ait
jamais été donné de voir, et je me demande encore au­jourd’hui si mes yeux
ne m’ont pas trompé. Ce que j’aperçus flottant dans l’air était un croissant
de dents félines, dessinant la courbe d’un sourire, comme un quartier de
lune perpétuellement amusé.
Avant que j’aie pu m’approcher, Holmes avait déjà remis le tissu en
place et refermé le couvercle.
Holmes se leva de sa chaise. Il se dirigea vers la bibliothèque et se mit à
fouiller dans ses nombreux volumes, en soulevant un nuage de poussière.
Il tira enfin un livre fatigué, qui semblait avoir souvent été lu et relu. Il re-
tourna à son fauteuil et, pour le restant de la journée, ne dit plus un mot ni
ne bougea le moindre muscle, si ce n’est pour tourner une page ou pousser
une exclamation ou un gloussement occasionnels.
Depuis ce jour, chaque fois que de sombres nuages s’amoncellent au-
dessus de sa tête, Sherlock Holmes sort de sa poche une minuscule clef
de verre, ouvre un certain tiroir de son bureau et en retire une magnifique
boîte de verre rougeoyant. Je me sens tou­jours mieux quand j’entends le
son de cette clef qui tourne dans sa serrure.

« The Case of the Detective’s Smile »- Sherlock Holmes in Orbit.


Traduction - André-François Ruaud
Nouvelle inédite dans Fiction, reproduite avec l’accord de l’auteur
James Stoddard
50
p oyet

La veillée d’astres

Pour ma part, je ne sais rien avec certitude,


mais la vue des étoiles me fait rêver…
— Vincent van Gogh

J’avais seize ans lorsque je gravis la Tour d’Astronomie de la vaste de-


meure, Evenmere, et il n’y a aucun autre endroit où j’eusse aimé être. Ainsi,
je valus une cruelle déception à mon père, qui cultivait les Terrasses. Il n’at-
tendait de la vie que la terre entre ses mains et un fils pour perpétuer la tra-
dition. Moi, je trouvais ce travail fastidieux. J’écoutais mon père évoquer
la pluie, les insectes, la chaleur du soleil sur les pousses — on ne connaissait
guère d’autres discussions, chez nous —, mais sans l’entendre. La terre me
laissait froid : j’aspirais aux étoiles.
Les étoiles ! J’allais la nuit dans les champs paternels pour scruter la
voûte céleste. Je connaissais les noms de toutes les constellations et de bien
des points lumineux qui les formaient. À leur vue, un désir poignant et
mystérieux me fouaillait, car elles jalonnaient l’accès à tous les secrets de
l’univers, reliées qu’elles étaient, d’une manière ou d’une autre, à Dieu.
Pour mes douze ans, j’envoyai une lettre au Grand Astronome. Qu’il
y répondît m’émerveilla. Je lui avais posé des questions stupides, mais il
avait répondu à toutes. Par la suite, je lui écrivis quatre fois l’an. Il était la
gentillesse même, au point, un jour, de m’expédier une carte stellaire tracée
de sa propre main. Je la punaisai sur mon mur et passai des heures à la
contempler.
Au début de ma seizième année, je postulai pour une place d’apprenti à
la Tour d’Astronomie durant l’été, afin de vérifier si je possédais les qua-
lités requises pour ce travail. Lorsque l’Astronome accéda à ma requête,
l’extase faillit m’emporter.
Je n’oublierai jamais la mine de mon père le jour de mon départ. Mes
deux parents tentèrent de me raisonner : lui parlait des longues tâches à
accomplir cet été-là, du domaine qui me reviendrait un jour, et elle de ce
52 que ma présence signifierait pour Père. Je n’y pris pas garde ; je n’arrivais à À ces mots, Forth grimaça. Avec ses cheveux noirs et ses yeux verts au

53
songer qu’aux étoiles. Et puisque mon père était aussi la gentillesse même, regard morose, on aurait pu le trouver beau s’il n’avait eu le nez cassé
il s’abstint d’insister, mais me prit dans ses bras en une étreinte d’ours. Il plus d’une fois. Une légère claudication que j’attribuai à quelque accident
ja me s s to d dard

jame s s to d d a r d
sentait la sueur et la terre recuite par le soleil, et c’est à cela que je pense affectait sa démarche.
quand je me souviens de lui. L’Astronome me conduisit dans la Salle de Mécanique au-dessus de la
« Tu reviendras, dit-il. La terre te ramènera à la maison. Elle est dans pièce circulaire. Plutôt que de nous accompagner, Forth prétexta des de-
ton sang. Sois prudent. On raconte que les Tours sont hautes. Ne va pas voirs requérant sa présence ailleurs.
tomber. » Même s’il parlait avec courage, il avait dans le regard un chagrin La salle, ou plus précisément la série de salles, me parut la première des
que, de par mon jeune âge, je ne pouvais appréhender. Quelle étrangeté que merveilles que je verrais là, un monde de leviers et de cadrans, de jauges et
de regarder vers le passé et d’y voir les événements plus clairs qu’à l’instant de rouages, appareillage dont le fonctionnement m’échappait, mais dont je
où nous les vivions ! connaissais le but.
J’empruntai les longs couloirs d’Evenmere, éclairés au gaz, dédale de Le Grand Astronome s’en sert pour réguler les étoiles.
moquette fleurie, de lambris en chêne, de plafonds ornés de fresques, d’arc- À l’aide des télescopes de tailles diverses disposés autour de la Salle, il
boutants sculptés d’apôtres et d’anges. Quittant mon foyer pour la pre- observe le ciel. Les gens mal informés croient qu’il maintient la course des
mière fois, je m’émerveillai de l’infinie variété qui caractérisait cette énorme étoiles. Superstition simpliste, bien sûr. Aucun homme, même avec le nom-
demeure et je songeai aux propos des érudits : elle constitue le mécanisme bre d’assistants qu’emploie la Tour, ne pourrait observer chaque étoile.
par lequel Dieu entretient l’univers ; il faut garder ses pendules remontées En fait, son devoir consiste à surveiller le ciel et à rectifier ce qu’il peut.
et ses bougies allumées, faute de quoi le temps et les étoiles s’arrêteront tels Certaines tâches sont en son pouvoir, d’autres non.
des jouets d’enfant ; elle symbolise l’univers… Mille théories et anecdo- Dans la salle, de sa voix patiente et plaisante, il m’entretint du fonction-
tes m’emplissaient l’esprit, pour la plupart contradictoires. Comme j’avais nement de tous ces accessoires en cuivre, mais, au bout d’une heure, je ne
grandi dans les murs d’Evenmere, je prenais jusqu’alors son étrangeté au pus réfréner mon impatience davantage et je l’interrompis en bredouillant :
pied de la lettre ; et il m’avait fallu y entreprendre un voyage pour entrevoir « S’il vous plaît, monsieur, puis-je voir les Neuf Tours ? »
enfin son mystère et sa majesté. L’aménité de son sourire me révéla qu’il se rappelait avoir été jeune, lui
Je longeai les couloirs de Cosing pour rejoindre Aylyrium, pays de dômes aussi.
imposants et de mosaïques rehaussées d’argent, aux couloirs interminables « Par ici, mon ami. J’avais oublié qu’un esprit vif, nouveau, déteste s’ap-
et aux statues majestueuses. Après avoir demandé mon chemin auprès des pesantir trop longtemps sur un seul sujet. On voit mieux les Neuf depuis
habitants, je trouvai l’escalier en spirale qui montait à la Tour où j’émergeai la Tour Centrale. »
dans une pièce circulaire aux tapis à motifs floraux et aux murs de briques Il ouvrit une lourde porte en chêne et me précéda dans un escalier à
et de mortier dissimulés derrière des tapisseries de Morris représentant des vis qui semblait sans fin. Nous dépassâmes plusieurs paliers sur lesquels
paons sur fond d’acanthes. Sur tout un côté, un âtre épousait la courbure ouvraient des portes, mais nous finîmes par aboutir dans une autre pièce
du mur, flanqué de bureaux, de tables basses et de fauteuils rembourrés circulaire au parquet ciré sous les tapis orientaux, meublée d’une escouade
aux accoudoirs usés jusqu’à la trame. Du haut des corniches, des anges de de sofas, de fauteuils, et de guéridons chargés de bibelots. Des tableaux
plâtre me toisaient de leurs orbites vides, comme pour me juger. couvraient les murs, à la mode victorienne. Je jugeai cela regrettable, car
Là, je rencontrai l’Astronome, un distingué vieillard replet. Il avait un lesdits murs, convexes, en bois de ronce, me paraissaient trop magnifiques
visage chaleureux et franc, et, comme le voulait la coutume pour tous ceux pour qu’on les cachât sous un tel étalage. Sept fenêtres drapées de rideaux
qui travaillaient dans la Tour, il portait une robe blanche à l’épaisse capu- à fleurs jalonnaient le pourtour de la pièce. L’Astronome gagna la plus
che. Près de lui se tenait un jeune homme à peine plus âgé que moi dont la proche, en tira les rideaux avec un grand geste des bras, tourna la poignée
vaste robe grise menaçait de l’engloutir ; on ne voyait de lui que son visage de la crémone et ouvrit les deux battants.
qui paraissait considérer le monde extérieur depuis le fond d’une crevasse « Venez voir », me dit-il.
rocheuse. Je m’approchai et me figeai de stupéfaction. Rien de ce que j’avais lu,
« Edwin, me dit l’Astronome, voici Forth, mon fils. Il connaît les étoiles rien de ce que mon mentor m’avait dit n’aurait pu me préparer à la scène.
et me succédera à mon poste un jour. » Dehors, on apercevait trois tours qui se dressaient haut dans un ciel aussi
54 noir que l’espace. Autour des édifices, des myriades d’étoiles planaient. de longues heures, je m’acquittais de mon devoir avec diligence, jusqu’à

55
Rouges, bleues, jaunes, vertes : ces qualificatifs ne rendent guère justice ce que le luminaire atteignît un endroit prédéterminé sur la voûte céleste,
à leurs nuances. Leur taille apparente variait — du calot à l’orbe bouillon- après quoi j’appelais le Grand Astronome pour qu’il ajuste les leviers et les
ja m e s s to d dard

jame s s to d d a r d
nant plus gros que la pièce. Toutes restaient en suspens autour des tours boutons en cuivre selon des réglages qui échappaient à mon entendement.
telles des incrustations de joyaux. Les perles chatoyantes de la Voie Lactée Malgré mon ignorance, je l’observais avec attention : même au début de
luisaient dans un filet tendu entre les plus hautes spires, et j’aperçus d’autres mon apprentissage, je soupçonnais que l’art jouait là un rôle plus impor-
étoiles au-dessous de nous, comme si la Terre avait disparu pour ne laisser tant que la science.
que les tours et les lumières célestes.
Je n’ai aucune explication à ce phénomène. De notre point d’observa-
tion, j’aurais dû voir l’azur, et non le velours noir de l’espace. Et comment Comme Forth et moi étions ses favoris, l’Astronome nous appariait sou-
des étoiles lancées sur de vastes orbites pouvaient-elles aussi être des orne- vent. Il me parut que cela pourrait me donner une occasion d’apprendre le
ments gemmés sur les Neuf Tours ? Mais Evenmere, comme je l’ai déjà dit, métier, jusqu’au jour où le père décida de me présenter comme un modèle
est une étrange demeure. au fils. À dessein ou non, il ne contribua guère à améliorer l’attitude de
Néanmoins, je restai fasciné, le souffle court face à l’objet de mon ardent Forth envers moi.
désir tel un amant mis en présence de son aimée et paralysé de crainte ré- « Une Veillée d’astres, répétait l’Astronome, c’est comme la pêche. Vous
vérencielle par la beauté de son âme. n’avez jamais pêché, l’un ou l’autre ? Je parie que si ! Il faut trouver le coin
adéquat, qu’il s’agisse d’une mare ou d’un ruisseau, garnir la ligne, installer
l’amorce et réussir le lancer. Localiser les bons courants, regarder le bou-
Je vins donc vivre et travailler dans la Tour d’Astronomie. Des douzai- chon danser sur l’onde, attendre la touche, la lutte, le ferrage, ramener en-
nes d’assistants que l’Astronome employait, j’étais le cadet ; les autres, à fin la proie sur la berge. C’est ça, la Veillée d’astres. Au lieu de me contenter
l’exception de Forth, avaient dix ans de plus que moi. La plupart vivaient d’observer les instruments, je ressens les forces à l’œuvre ; j’écoute le flux
hors la Tour et avec ceux-là je ne tissai aucun lien d’amitié. et le reflux des marées stellaires, je discerne le souffle des vents solaires, je
Forth se révéla un compagnon médiocre. Je croyais au début que nous perçois la giration des soleils telles des meules de moulin. »
pourrions nouer un rapport de complicité, mais, sitôt que j’évoquais les Mais il ne s’en tenait pas à ces instructions utiles. « Edwin, ajoutait-il, je
étoiles, il montrait un désintérêt stupéfiant de la part du successeur désigné vois en toi le Don d’Astronomie. Je remarque ta fascination pour le mou-
du Grand Astronome. En fait, il ne parlait guère, quel que fût le sujet, et vement des astres. Tu comprends notre art. Forth, tu dois prendre exemple
arborait sans cesse une expression morose. sur Edwin. Sois un pêcheur patient. Alors tu deviendras un Astronome
La nuit, j’empruntais les escaliers des Tours. Ces premiers temps res- accompli. »
teront gravés dans ma mémoire : les craquements du parquet, l’odeur du Mais Forth n’avait aucune patience ; sans répit, ses pensées ridaient son
bois et de la moquette, l’odeur des étoiles ! Je jure que je les sens, même front. Et lorsque le père s’exprimait de la sorte, le fils me foudroyait du
si certains se moquent de moi à ce sujet : arides, brûlantes, elles exhalent regard. Ma position de cadet aggravait le ressentiment que je lui inspirais.
un parfum douceâtre. Je ne vivais que pour traverser telle ou telle pièce, En ces moments-là, je crois bien qu’il me haïssait.
regarder dehors, et voir les étoiles en suspens. Oh ! Ce que j’adorais cet Vint le jour où le père de Forth nous assigna aux Niveaux intermédiaires
endroit ! de la Sixième Tour. « Vous progressez bien. Je ne laisse jamais les apprentis
Mon travail alternait entre le fascinant et le monotone ; bien qu’il me de votre âge monter au-delà des premiers niveaux, mais, à vous deux, vous
valût d’effectuer des tâches variées, je passais aussi de longues heures de so- effectuerez la tâche à merveille. Il y a deux étoiles dans le Centaure qui
litude à surveiller divers instruments. À cause de mon enthousiasme, l’As- exigent des corrections mineures. »
tronome se souciait plus de moi que de mes collègues. Il a peut-être péché Il nous fit longer plusieurs corridors, puis gravir l’escalier circulaire de la
par excès, en me montrant des procédures plus tôt dans ma formation qu’à Sixième Tour. Au cours de telles excursions, le replet Astronome se révélait
l’accoutumée : on prend facilement la vivacité d’esprit pour de la sagesse, d’une endurance remarquable : durant notre heure d’ascension, Forth et
et je possédais la première, mais non la seconde. moi dûmes observer de fréquentes pauses, mais lui ne semblait jamais se
Souvent, il m’assignait une étoile à suivre. Et même si la veillée durait fatiguer.
56 Les étoiles parurent se rapprocher des fenêtres au fil de la montée. Mon demandai-je. Comment se fait-il que l’on puisse les observer à l’œil nu sans

57
cœur cognait, d’excitation plus que de lassitude ; j’imaginais arriver assez dommage, et respirer dans le vide ? Et pourquoi sommes-nous plus grands
près pour m’y réchauffer les mains ou les tendre jusqu’à toucher leur sur- que ces soleils ? »
ja m e s s to d dard

jame s s to d d a r d
face ! Il retrouva son sourire. « Je ne répondrai qu’à ta première question, car
Au tiers de la tour, pas plus haut, nous atteignîmes enfin une pièce cir- les autres en découlent. Nous nous tenons bel et bien parmi les étoiles, et
culaire remplie de mécanismes divers. L’Astronome nous précéda par l’une pourtant ce n’est pas le cas. Ceci… » D’un grand geste du bras, il engloba
des six portes donnant sur un rempart qui cerclait l’édifice. les alentours. « … c’est une métaphore, une allégorie. Néanmoins, les ap-
Nous étions dans les profondeurs de l’espace et devant nous flam- pareils que nous utilisons contrôlent effectivement les cieux. Il y a là un
boyaient les étoiles ! paradoxe ; la vie en regorge. Mais je te le répète : tu ne dois pas toucher
La plus proche, en suspens à quelques mètres, frôlait le pont de pierre les étoiles.
reliant la Sixième et la Septième Tour. Large d’un mètre cinquante, il ne — Je comprends. »
comportait aucune balustrade et, de par la lente rotation des astres, don- Ensuite, nous regagnâmes la pièce circulaire, d’où nous allions surveiller
nait l’impression de se balancer. l’évolution des étoiles. Le Grand Astronome, avec sa précision habituelle,
« Par ici. » L’Astronome s’engagea sur la travée. nous fit la démonstration de notre tâche, nous ordonna de le contacter sitôt
L’espace d’un instant, je vacillai. Même si je n’ai jamais eu le vertige, que les indicateurs atteindraient les niveaux appropriés, et s’en fut.
l’abysse infini me perturbait. Forth, qui avait sans doute accompagné son Notre veille se révéla plus longue que je ne l’avais imaginé. Nous vécû-
père à maintes reprises, me dévisagea d’un air narquois. « Alors, le fermier mes dans cette pièce pendant des journées entières, à manger les plats qu’on
a peur du ciel ? » nous livrait et à nous relayer devant les commandes. Au début, j’éprouvais
Il n’aurait pas pu mieux choisir ses mots pour raffermir ma résolution. quelque anxiété, car je m’attendais à ce que les aiguilles bondissent tout à
Je serrai les dents pour afficher un sourire confiant qui devait plutôt être un coup, mais, peu à peu, je me pénétrai de la solennité des astres. Une étoile
rictus terrifié et je le suivis sur le pont. ne se fait pas en un jour, avons-nous coutume de dire. Seule la possibilité
D’étranges idées vous viennent à pareille hauteur. Le Vide est aussi hor- de sortir sur le rempart étudier l’éclat des luminaires m’évita de devenir
rifiant que séduisant. Un pas de côté suffirait… Je ne plongeai qu’un seul fou d’ennui.
regard dans l’abîme et, aussitôt, je me rapprochai de Forth, malgré l’irrita- Pour Forth, il devait s’agir d’un cauchemar. Il soupirait ; il dormait. De
tion qu’il éveillait en moi. temps à autre, il tirait de sa lourde robe un album intitulé Les grands pla-
En dépit de mon appréhension, les étoiles m’attiraient. Une beauté rubis neurs qui l’absorbait des heures durant.
planait un mètre au-dessus de nous, animée de pulsations dans son halo de Je me suis souvent demandé si le Grand Astronome s’était contenté d’as-
chaleur. Sous la travée, une autre, bleu glace, tournait lentement, hérissée signer une tâche à deux apprentis ou si, dans sa sagesse, il avait senti le
de mèches ignées. ressentiment de Forth à mon égard et décidé qu’une cohabitation forcée
L’Astronome s’immobilisa près d’un couple d’étoiles jaunes jumelles tout nous rapprocherait.
près du pont, à hauteur de menton ; leur diamètre n’excédait pas trente En tout cas, comme nous étions jeunes, nous n’avions guère d’aptitu-
centimètres. Son sourire gamin paraissait radieux dans leur lueur. de pour la rancune. Nous en vînmes à nous connaître mieux au fil des
« Nous y voilà. Ces deux-là tournent l’une autour de l’autre tel un dan- jours. En ce qui me concernait, j’avais moins de chemin à parcourir, Forth
seur et sa partenaire enflammés d’amour ! Il faudra bientôt ajuster leurs or- m’ayant rarement traité avec une cruauté délibérée. Je finis par m’enquérir
bites. Je vous charge de les observer et de me convoquer en temps utile. » de son album. Il haussa les épaules comme pour me signifier que cela im-
Je tendis la main vers le soleil rugissant, mais mon mentor m’arrêta portait peu ; mais, chaque fois qu’il le lisait, je voyais son regard luire, tel
d’une tape sur l’avant-bras. « Ne les touche jamais. un clair d’étoiles.
— Je me brûlerais ? « Ce n’est qu’un livre, dit-il.
— Je l’ignore, car une telle proximité devrait d’ores et déjà nous consu- — Sur quoi ? »
mer. Tu te brûlerais sans doute, mais, pis encore, tu risquerais d’affecter Il baissa les yeux avec timidité. « Sur ceux qui construisent des planeurs,
leurs orbites. des appareils conçus pour chevaucher le vent, au pays des Hauts Pignons.
— Est-ce que nous nous tenons vraiment parmi les étoiles, monsieur ? — C’est dangereux ? »
58 Son regard s’embrasa. « Parfois. Mais j’en ai manœuvré un, il y a deux — Un peu.

59
ans, et je ne connais rien de comparable. Ils passent leur temps à les mo- — Il ne m’effraie pas. Ni mon père. Lequel est très vieux, tu sais, plus
difier et envisagent même de leur adjoindre des moteurs pour les mouvoir âgé que quiconque, du fait qu’il passe une si grande partie de sa vie entre
ja m e s s to d dard

jame s s to d d a r d
comme des bateaux à aube sur une rivière. Je veux me joindre à ces gens-là. les étoiles. Il m’a dit un jour que le temps ne s’écoule pas, ici, et qu’un hom-
Devenir aviateur. C’est le nom qu’ils se donnent. Je veux emménager là-bas me qui reste sur ce rempart n’a besoin ni de nourriture, ni de sommeil. »
et y travailler. Je méditais en silence cette nouvelle merveille quand, au bout d’un long
— Aviateur. » Je roulai le terme inconnu sur ma langue. « Mais tu dois moment, Forth reprit la parole. « Je suis tombé de cinq mètres, d’une des
devenir Grand Astronome ! Il te faudrait quitter la Veillée d’astres. tours sur une corniche. C’est alors que je me suis cassé le nez et la jambe. »
— Je hais la Veillée d’astres ! » Sa véhémence sembla lui-même le sur- Il se tapa sur la cuisse pour souligner le fait. « Un mètre plus loin et j’aurais
prendre. « Mon père me rabâche les oreilles avec ses étoiles. On croirait chu dans le Vide.
entendre un berger parler de ses brebis. Mais je ne l’écoute pas ! Il les — Ce devait être terrifiant. » D’instinct, je m’éloignai de la balustrade
mentionne sous des noms que je m’empresse d’oublier. Ces jumelles qu’on d’un pas à reculons.
surveille, je ne sais même pas comment elles s’appellent ! Une lueur bizarre jouait dans son regard. « On pourrait le croire, mais
— Rigelius et Thollamaï. non. Le moment m’a semblé durer une éternité, comme si je volais. Depuis
— Tu vois ! C’est toi que mon père qualifie de doué. C’est toi qui devrais lors, je m’imagine déployant les pans de ma cape pour planer dans les ténè-
devenir Grand Astronome. bres. Quelle odyssée ce serait que de voguer sur les vents solaires ! »
— Moi ? » répliquai-je, gêné et ravi. « Tu as vécu ici toute ta vie. Je frissonnai. « Très peu pour moi, merci. »
— Une vie que je déteste ! »
Nous gardâmes le silence durant un instant. Que quiconque pût sou-
haiter travailler ailleurs qu’à la Tour d’Astronomie me laissait des plus Le jour et la nuit ne signifiaient rien pour nous qui voyions cet abysse
perplexe. « Ton père est-il au courant ? finis-je par demander. noir et ces soleils par dizaines. Nous nous relayions afin de veiller durant
— Comment pourrais-je le lui dire ? Depuis ma naissance, il compte me les heures de ce qui aurait dû être la nuit.
voir lui succéder. Forth me réveilla pour le petit-déjeuner du « jour » suivant d’un air
— Mon père désirait un fils fermier. Cela ne m’attirait pas. Je croyais exalté. À la question de savoir pourquoi il avait aussi pris mon tour, il
pouvoir me résoudre à reprendre sa tâche, mais non, il s’agissait de sa répondit : « J’ai passé la nuit à réfléchir. Et je voulais que tu te reposes : tu
tâche. Quand ton père m’a pris à son service, mon père a accepté ma défec- dois monter la garde seul pendant que j’irai dire à mon père que je veux
tion, même si elle lui a déplu. être aviateur. »
— Mon père n’accepterait jamais la mienne. » Et pourtant, l’espoir s’in- Je m’immobilisai, la fourchette en l’air. « Tu es sûr de toi ?
sinuait dans la voix de Forth. — Oui. » De fait, la certitude imprégnait ses traits.
Cet après-midi-là, il laissa libre cours à son amour de ces planeurs, com-
me si les mots trop longtemps retenus forçaient le barrage de ses dents pour
basculer dans le déversoir de mes oreilles. Que ce garçon si tranquille pût Le temps passait à une allure d’escargot, tant je m’inquiétais pour Forth.
s’exprimer avec autant de passion m’abasourdit. Il n’avait sans doute ja- J’arpentais la salle pour évacuer ma tension. Il finit par revenir au bout
mais confié ses rêves à quiconque. Il me montra son album illustré et retira de six heures, blême, défait. Je n’eus aucun besoin de l’interroger et il ne
d’entre ses pages des bouts de papier froissés sur lesquels il avait esquissé m’offrit aucune explication, sauf à déclarer, en retenant ses larmes : « À
ses propres plans d’appareil. En retour, je lui fis part de mon exaltation à présent, je connais mon devoir. »
suivre enfin ma voie d’élection. Il n’était plus le même. Notre complicité disparue, la veillée redevint
« Comme c’est étrange », dit-il, fort ému. « Tu fais ce que je méprise, et un labeur monotone, mais à mesure qu’approchait le moment d’effectuer
il s’agit cependant de ton ambition ultime. » la correction, je me laissai de plus en plus fasciner par les étoiles jumelles.
Plus tard, nous sortîmes observer les jumelles. Debout sur le rempart, je Peut-être, après avoir causé la confrontation malheureuse entre Forth et
les contemplai tandis qu’il les fusillait du regard. son père, voulais-je, par cette absorption dans ma tâche, éviter de me re-
« Est-ce que le Vide t’effraie ? me demanda-t-il. procher le silence de mon ami.
60 En tout cas, je portai mon attention non plus sur les seules étoiles, mais jamais été autant jusque là, ni depuis lors. Et comme mon ami voulait faire

61
sur les mécanismes de réglage. Durant la période où Forth s’était montré plaisir à son père, mon dernier argument porta. Il s’agissait d’une manipu-
communicatif, je lui avais posé maintes questions sur les instruments. Il lation de la pire espèce, mais, sur le moment, je croyais ce que je disais et il
ja m e s s to d dard

jame s s to d d a r d
avait beau se prétendre dénué de talent en matière d’astronomie, son esprit se raccrocha à ma conviction comme le naufragé à sa bouée de sauvetage.
vif en comprenait davantage que ne le croyait même son père. Deux heures plus tard, nous attendions aux commandes, moi devant les
Mais certains aspects des commandes nous échappaient ; et pendant ces leviers dans la pièce, Forth sur le rempart face à un appareil qui consistait
heures de silence renouvelé, leur mystère devint ma fixation. en une grosse valve. Le fait qu’un Astronome expérimenté aurait pu effec-
La réponse me vint en un éclair, et je poussai un cri. tuer la procédure d’une seule main montre l’étendue de notre ignorance
« Que t’arrive-t-il ? » demanda Forth, croyant que je m’étais blessé en réelle.
manipulant les instruments. Les aiguilles des jauges rampaient vers les niveaux requis. Dans ma va-
« J’ai compris ! » Je me retenais à grand-peine de hurler. « Le méca- nité, je refusais d’envisager et mon incapacité à maîtriser les astres, et les
nisme linéaire ! Tout s’éclaire ! » conséquences d’un échec. Je brûlais d’une fièvre due à la concentration et
Malgré son humeur mélancolique, il s’approcha, intéressé. ne cessais d’alterner mes regards entre les étoiles jumelles et le mécanisme
« Explique-toi. complexe sur lequel je posais mes mains.
— Ces leviers contrôlent ce que ton père appelle parfois les Moteurs Il faut plus que de la précision scientifique pour guider un Astronome.
d’apogée. » Je saisis ensuite deux boutons. « Ceux-là affectent la linéarité Doué, il devine l’instant auquel il faut effectuer la correction, il capte les
et la rotation. C’est la combinaison de ces deux paires qui effectue l’ajus- déplacements des champs d’étoiles, les fluctuations, les variations de cha-
tement ! Régler ces commandes en tandem lorsque les jauges indiquent leur et de luminosité. Tout cela, il le perçoit peut-être au fond de son âme ;
toutes les deux 165 permet de déplacer légèrement les soleils ! je l’ignore. Mais je sentais l’équilibre des forces et des éléments avec une
— Je ne saisis pas, admit Forth. Quel rapport y a-t-il entre les deux ? telle intensité que je n’eus même pas besoin des jauges pour reconnaître le
— C’est un art, comme dit ton père », poursuivis-je, presque aveuglé par moment propice.
la joie. « Tu ne vois pas ? » Je poussai un levier, puis l’autre. Je fermai un échappement. Je basculai
De temps à autre, dans son enthousiasme, un jeune homme peut se mon- un interrupteur. Le pouvoir du Grand Astronome fourmillait au bout de
trer d’une cruauté involontaire. L’Astronome avait raison de suggérer que mes doigts. Mon visage s’empourprait dans mon triomphe.
j’étais doué pour les étoiles, comme bien d’autres le sont dans des domai- « La valve ! lançai-je à Forth. Actionne-la !
nes qui échappent à mon entendement. Tout à mon intuition, j’avais du — Maintenant ? me cria-t-il en retour. Tu es sûr ? »
mal à discerner pourquoi quiconque n’aurait pu suivre ma logique. Je me levai aussitôt. « Oui ! Oui ! Tout de suite ! »
Forth me regardait d’un air de plus en plus sombre. « Je ne comprends Mon Don m’investissait au point que Forth devait selon moi en capter
rien du tout, finit-il par dire. la présence.
— Tu comprendras ! Tu verras, quand nous procéderons à la correc- Je crois que mon regard l’effraya, car il s’acharna sur la valve avant de
tion ! » me dévisager, bouche bée, horrifié. « Elle est coincée ! Je n’arrive pas à
Il me dévisagea, stupéfait. « Nous ? Tu as perdu l’esprit ! Nous devons l’ouvrir ! »
appeler Père. C’est lui qui y procédera. Nous n’avions pas mis les mécanismes à l’épreuve. Je me ruai à travers
— Mais enfin, on n’en a pas besoin ! On peut le faire nous-même. C’est la pièce pour venir en aide à Forth.
simple. N’importe qui en serait capable. Nous lui épargnerons le voyage. Avant que je puisse l’atteindre, un grondement retentit, qui fit trem-
Il sera fier de nous. bler toutes les tours, comme si les étoiles jumelles là-dehors raclaient l’une
— Il sera fier de toi ! cracha Forth. contre l’autre. Je trébuchai, tombai, mais Forth se cramponna à la valve.
— Non, de nous deux ! » Je me sentais inspiré. « Ne vois-tu pas que nous Malgré les secousses, il se hissa à sa hauteur en montant sur la balustrade
avons là l’occasion d’éprouver la puissance des étoiles elles-mêmes ? Oh ! et, dos à l’abîme, tira dessus de toutes ses forces. La valve se débloqua dans
Forth, une fois que tu auras goûté à la joie d’être un véritable Astronome, un sifflement sonore, à l’instant précis où les secousses doublaient d’inten-
tu ne pourras plus jamais t’en passer. » sité. Déséquilibré, Forth bascula dans l’obscurité.
Je n’en restai pas là. Je me montrai persuasif. Il se peut que je ne l’aie À ce moment, je dus enfin comprendre que des astres entiers étaient en
62 jeu car, malgré l’horreur que m’inspirait la chute de Forth, je courus à la De nos jours, je ne parle plus guère, surtout aux jeunes gens, sans peser

63
valve et achevai de l’actionner. Les secousses s’interrompirent aussitôt. Je mes mots ; et je vais souvent, même après toutes ces années, à la Sixième
me penchai par-dessus la balustrade. Tour, d’où je scrute les astres. Si, comme nous le croyons, le temps n’existe
ja me s s to d dard

jame s s to d d a r d
Forth se tenait des deux mains à une barre de fer, sa lourde cape dé- pas et qu’on n’a besoin ni de nourriture ni de repos dans le Vide, Forth
ployée en corolle. est devenu immortel. C’est d’envisager cette chute éternelle qui a tué son
Je rentrai dans la pièce à toute allure, empoignai un rouleau de corde, en père.
nouai un bout autour de la valve et jetai l’autre à Forth. Il l’attrapa au vol Mais lorsque, parfois, mon sentiment de culpabilité s’apaise, je ne par-
et grimpa à la force des bras jusqu’à pouvoir poser les pieds sur la barre où tage plus son chagrin, car j’ai entendu les cris de joie que poussait Forth ré-
il marqua une pause, le souffle court. sonner entre les étoiles. Alors je le vois qui vole à jamais. Qui rit de plaisir.
« Allons, Forth, viens ! » m’écriai-je en tendant les mains vers lui. Voyant L’aviateur suprême, livré à son exultation.
mon ami en vie et le séisme apaisé, je cédai à l’exaltation. « Nous avons
réussi, Forth ! Nous avons réussi ! Nous avons déplacé les étoiles ! »
Ce furent peut-être mon triomphe, ma joie farouche et mon émerveille-
ment qui durcirent ses traits. « Starwatch » - F&SF, janvier 2002
« Non, Edwin », murmura-t-il, le visage de pierre. « C’est toi, et toi seul, Traduction - Pierre-Paul Durastanti
qui les as déplacées. Parution in Fiction tome 4
— Nous deux. Prends ma main !
— Mon père avait raison. Tu as le Don, sans conteste. » Il me fixait d’un
regard avide et, l’espace d’un instant, le temps se figea. Puis l’expression
de Forth devint enjouée, comme si une formidable révélation altérait ses
traits. « Je sens d’ici les vents solaires qui soufflent sous le rempart. »
Il disait vrai, car sa cape gonfla soudain, lui donnant l’aspect d’un grand
oiseau. J’entendais le murmure brûlant des marées. L’ombre et la lumière
jouaient sur le front de mon ami qu’elles transfiguraient. Il paraissait oint,
immortel.
« Tu es né pour être Grand Astronome, dit-il avec passion. Et moi, pour
voler. Oh ! Edwin ! Je vais réaliser mon rêve. Je vais être aviateur. »
Je me pliai davantage pour tendre mes mains vers lui, mais il sourit et
lâcha la corde.
Il ne tomba pas. Il partit en vol plané. Il fila, de plus en plus loin, de plus
en plus bas. Et, tandis qu’il s’enfonçait parmi les astres, il poussa un cri de
joie qui me parut durer une éternité. Horrifié, je le suivis du regard jusqu’à
ce qu’il eût disparu dans les ténèbres.

Le Grand Astronome vécut à peine quelques années de plus. Il s’en vou-


lait, et il me pardonnait. C’était un homme de cette trempe. Peu avant sa
mort, il me choisit pour lui succéder.
J’ai plus de mal à me pardonner. Même si le jeune homme de cette épo-
que tout droit sorti de sa ferme ne voulait de mal à personne, même s’il
n’avait commis que le crime de trop aimer les étoiles et son Don, je me
demande comment on peut rester aussi aveugle.
64 Raphaël Colson & A.-F. Ruaud

65
Pour s’envoyer en
c lé m e n c e g e v rey

reg a r d
l’air le regard 1
« De Walt Disney • Il était une fois Walt Disney, catalogue
à la RMN.
• Chiho Aoyama — Mr. — Aya Takano,
à l’horreur catalogue chez PaNaMa.
• Robot, tome 1 en édition américaine chez

du Cheval noir »
Digital Manga et en édition française chez
Kami.
• Flight, chez Image puis Ballantine Books.
• Swallow, chez IDW.
• Tales of Terror, chez IDW.
• The Dark Horse Book of Haunting,
Witchcraft, the Dead et Monsters, chez
Dark Horse.

« Le grain attire les pigeons. Une grande exposition a occupé une
Les pigeons attirent le regard. Ce partie du Grand Palais, à Paris, entre
regard picote, becquète, prélève. Ce septembre et janvier dernier. Temple
regard murmure, dessine, exprime de l’art exhibé aux foules, le Grand
— vaguement et confusément. » Palais est habitué désormais de ces vas-
(Paul Valéry, Sur la place publique) tes rétrospectives sur des artistes ou des
mouvements, qu’il s’agisse d’estampes
chinoises ou de tableaux impression-
nistes. Afin de ne pas tourner en rond
et de ne pas toujours présenter la même
poignée de peintres français, les organi-
sateurs, poussés par le succès sans cesse
croissant de ces manifestations artisti-
ques, doivent maintenant sortir du ter-
rain bien balisé des Beaux Arts franco-
français : ces dernières années, des ex-
positions russes, anglaises ou italiennes
se sont succédées sous les célèbres ver-
rières. Mais cette fois, c’est un autre pas
encore qui vient d’être fait : soudain,
c’est tout un pan de la culture populaire
qui s’expose — cette culture populaire
66 dont certains penseurs contemporains, (mais peut-être trop brève) exposition d’explorer le présent, une approche es- les formats, tous les modes de narra-

67
tel que Michel Onfray, voudraient aura aussi eu comme immense mérite thétique particulièrement pertinente au tion, toutes les couleurs et toutes les
pourtant continuer à nier jusqu’à l’exis- de nous apprendre qu’une majorité monde. textures éclatent en ces pages — et pas
r e gard
des dessins du grand satiriste animalier Au moment où, à Paris, le Grand une seule de ces nouvelles en dessin qui

reg a r d
tence. Un pan qui intéresse fort Fiction :
le merveilleux. Heinrich Kley sont en possession de la Palais s’ouvrait aux songes féeriques de ne relève de la science-fiction ou de la
Un panneau, à l’entrée de « Il était famille Disney — ce qui explique qu’on Disney, le Musée d’Art Contemporain fantasy. Adoptant un format que l’on
une fois Walt Disney — Aux sources de les voit si peu d’ordinaire et, de ce fait, de Lyon consacrait son deuxième étage associerait plutôt à une revue d’art qu’à
l’art des studios Disney », reconnaissait qu’il soit un peu tombé dans l’oubli. à une triple exposition d’origine ja- une revue de BD, Robot est un produit
l’originalité de la démarche de cette ex- ponaise, toute emprunte de la culture qui attira dès sa publication en 2005 les
position : « Culture populaire et culture science-fictive. Deux femmes (Chiho éditions américaines et françaises, mais
savante s’ignorent le plus souvent il est Aoshima et Aya Takano) et un homme les tentatives de traduction ne se sont
vrai, et les liens qui les unissent sont peu (Mr.) qui intègrent toute l’iconographie cependant pas prolongées — ce qui ten-
étudiés et donc mal connus ». Révélant des mangas et de la science-fiction à leur drait à prouver que le public occiden-
pour une fois ce lien, le parcours établi pratique de l’art, une pratique décom- tal demeure généralement étranger à la
par Bruno Girveau (le commissaire gé- plexée tant vis-à-vis de la tradition que culture du « art book ».
néral) et son équipe sortait résolument du commerce : des estampes aux figuri-
des sentiers battus, en bravant plusieurs nes, des kakemonos aux dessins animés,
sortes de tabous : primo, les préjugés ils se moquent bien de ce que leur maî-
entachant la culture « savante » vis- tre, Takashi Murakami, défini comme
à-vis de l’imaginaire du merveilleux ; « le sens aigu de l’identité et la fierté des
secundo, l’exclusion des productions artistes occidentaux ».
Disney hors du champ de la culture
pour péché de commerce ; tertio, le culte Un support incarne fort bien la pro-
du père et l’opacité un peu dictatoriale © M r.
fondeur de l’ancrage du merveilleux
dont l’entreprise Disney elle-même en- science-fictif au sein du graphisme
© Chiho Aoshima japonais contemporain : Robot
toure d’ordinaire la genèse plurielle de
(Super Color Comic, Works in
ses œuvres. Quel plaisir alors, d’enfin
À l’heure où la critique littéraire ger- Progress). Déjà forte de six
pouvoir admirer les dessins originaux
mano-pratine continue à superbement grands et beaux volumes,
de Gustaf Tenggren, de Kay Nielsen,
ignorer tant le merveilleux que la scien- cette anthologie périodique
d’Eyvind Earle ou de Mary Blair. Une
ce-fiction, il est intéressant de constater dirigée par le mangaka
fois soulevé le voile d’anonymat jeté si
que son équivalent dans l’art contempo- Range Murata effectue
longtemps sur les artistes des studios
rain jette de plus en plus facilement aux une fascinante sélection
Disney, l’art de Disney n’en sort que
orties de tels préjugés. De même que, de d’histoires courtes et de
renforcé, le mythe unificateur du seul
Walt Disney à Harry Potter en passant récits feuilletonesques
Walt Disney signant chaque produc-
par J.R.R. Tolkien, le merveilleux (ce concoctés par la fine
tion cédant la place à l’incomparable
que l’on nomme le plus souvent la fan- fleur des illustrateurs
richesse de tous ses talents travaillant tasy, en utilisant le terme anglo-saxon) nippons, dont Sho-U
de manière communautaire. Et ce n’est infuse de nouveau toute la culture, la Tajima (dessinateur de
pas tout : cette exposition nous permis science-fiction tend elle aussi à se géné- la série MPD-Psycho)
également d’explorer les racines de cet raliser : imposée par le Japon des man- et ABe Yoshitoshi
imaginaire, d’aller chercher dans l’art gas et l’Amérique des productions hol- (character-designer
« officiel » sources et références. Avec le lywoodiennes, la science-fiction n’est réputé pour sa parti-

© S ho -U Taj i ma
double effet de démontrer que le mer- plus pour les graphistes et plasticiens un cipation à des séries
veilleux s’ancre bel et bien dans l’art, enfant honteux mais bel et bien un des animées telles que Lain
et que la création Disney n’a rien d’un outils les plus pertinents qui permettent et Les Ailes grises). Tous
processus superficiel . Enfin, cette belle
68 À cette forme d’internationalisme, Maison d’édition créée au début des Aliens). Cette politique lui a permis, à la

69
d’autres anthologies périodiques appor- années 2000, IDW témoigne de l’intérêt différence de Marvel et DC, de propo-
tent un véritable caractère « global » : qu’il porte à la production d’ouvrages ser des comics sans publicité. Surtout,
r e gard
c’est le cas en particulier de Swallow, graphiques en publiant notamment, le catalogue Dark Horse se caractérise

reg a r d
la revue que dirige Ashley Wood, et outre Ashley Wood, un dessinateur par une forte empreinte fantastique et
des Flight de Kazu Kibuishi. Dans ces comme Ben Templesmith (Tommyrot, horrifique, en proposant des séries aussi
pages-là, vous avez autant de chance 2005). Cette liberté de manœuvre dans réputées qu’Hellboy et The Goon. Vous
de tomber sur les Français Bengal la fabrication de beaux livres, IDW la l’aurez compris, IDW a su retenir la le-
ou Bannister, que sur des Japonais, doit sans nul doute à sa politique éco- çon, d’autant que Dark Horse produit
Canadiens, Américains ou Anglais, nomique et éditoriale. Économique, car occasionnellement de délicieux « art
par exemple. Issues des échanges web l’adaptation papier de franchises télé- books » (consacrés à Hellboy, à Usagi
entre graphistes, ces deux publications visées (des Experts aux Transformers) Yojimbo ou au graphiste Tim Biskup et
entérinent à la fois le phénomène des assure la trésorerie de la maison d’édi- à ses Jackson 500). Il en va de même
anthologies périodiques, le processus tion, en plus de permettre de proposer avec le principe d’anthologie car IDW
d’éclatement des barrières entre illus- des comics mensuels sans publicité, ce s’est directement inspiré du concept
tration, manga, comics et bande dessi- qui ne peut que satisfaire le lecteur un et du format définissant la collection
née, la prédominance de la forme courte tantinet exigeant. À quoi s’ajoute une « The Dark Horse Book of… », dirigée
dans la création d’avant-garde (ce qui réussite éditoriale avec la spécialisation par Scott Allie.
ne peut que faire plaisir à des militants dans un fantastique horrifique faisant Entamée en 2003, cette série antho-
de l’art de la nouvelle comme sont les la part belle aux vampires et aux zom- logique annuelle prévoyait initialement
responsables de Fiction) — et, bien en- bies. En 2004, la direction éditoriale trois livres, les Books of Hauntings,
tendu, l’omniprésence de la fantasy et d’IDW publie, sous la forme d’un petit Witchcraft et the Dead, auquel s’est
de la science-fiction. livre cartonné, Tales of Terror, une an- ajouté en 2006 le Book of Monsters.
thologie de récits d’horreur proposant La prédominance des récits visuels s’im-
Publiés par le label indépendant de nouvelles en prose et bandes dessinées. pose naturellement et nous propose une
comics Image, les deux premiers volu- large palette de styles graphiques d’une
Dans son introduction, l’éditeur Ted
mes de Flight (2004-2005) ont rencon- grande richesse. Ainsi, quelques bédéas-
Adams nous remémore avec nostalgie la
tré un tel succès que, pour sa troisième tes argentins, allemands ou anglais y
tradition anthologique qui jalonne l’his-
livraison (2006), le « bébé » de Kazu croisent les meilleurs crayons du comics,
toire du comics book. L’exposé pour
Kibuishi (Californien, comme son nom dont bon nombre d’auteurs maison, en
justifier le projet d’IDW est louable et le
ne l’indique pas forcément) a été repris particulier Mike Mignola, Eric Powell
plaidoyer d’Adams pour cette forme de
par un grand éditeur, Ballantine. Flight ou Paul Chadwick. Cédant le pas au
publication est fort sympathique, mais
c’est l’envol de l’imagination : comme dessin, la place consacrée aux textes
il manque d’honnêteté en oubliant de
son titre l’indique, onirisme et fantaisie n’en reste pas moins présente, avec une
mentionner la collection lancée l’année
ont ici la part belle, avec une liberté qui nouvelle par livre et deux interviews
précédente par Dark Horse. Et pour
devrait forcer l’admiration des conteurs (un spirite pour
cause, IDW n’a pas innové en matière
en prose. Pour sa part, Swallow est pu- Hauntings et une
blié par le label indépendant IDW, dont d’identité et la firme californienne doit sorcière pour
le turbulent Ashley Wood est en quel- son inspiration à une grande sœur : Witchcraft). La
que sorte l’enfant chéri. Des croquis et Dark Horse Comics. qualité de cette
peintures dont nous avons fait l’objet série antholo-
de notre portfolio du tome 4 de Fiction, La maison du Cheval Noir, basée à gique est indé-
© Hug o Earhe art

IDW a fait la matière de deux énormes Milwaukie, vient de fêter ses vingt an- niable et elle le
« art books », deux livres d’art comme nées d’existence en jouissant d’une pé- doit au travail
l’on voudrait en voir plus souvent — le rennité acquise avec l’exploitation de passionné de
dernier en date, Sencilla Final, couvre la licences liées au cinéma et à la télévision Scott Allie. Ses
période 2000-2006. (de Stars War à Buffy en passant par
David Calvo
70 préfaces, en faisant appel à ses souve-
nirs d’enfance et en citant littérature et
cinéma, font preuve d’une intelligence
r e gard
qui surclasse, pour la peine, les propos
d’Adams dans Tales of Terror. Une cho-
se est sûre, nous ne pouvons que saluer
ce genre d’expérience. Et qu’importe la
Instruction au sosie
querelle ou la mauvaise foi : le lecteur se
plaît avant tout à lire de bonnes histoi-
res (graphiques).

C’était un job facile, juste un job d’été. La division sciences cognitives


Parution in Fiction tome 5 de la fac embauchait pour des tests lambda, on vous enfermait dans un
petit placard toute une après-midi, avec un casque, de quoi noter, et un
télécran. Ils passaient des sons et demandaient des choses stupides, c’était
ce qu’on m’avait dit, c’était visiblement très bien payé. Vu que j’aime rien
foutre, que c’est ma profession de gagner de l’argent sans rien foutre, j’ai
demandé un formulaire et en juin, j’entrais dans leur petite salle d’examen,
pour passer l’entretien préliminaire.

Q : Avez-vous fait le poirier récemment ?


R : Non, je ne crois pas.
Q : Est-ce que vous aimez cueillir des cerises ?
R : Heu... oui.
Q : Levez-vous les bras quand vous dansez ?
R : Ça m’arrive.
Q : Au-dessus des épaules ?
R : Pas avec une fille.
Q : Vous aimez faire l’avion ?

Ils étaient trois, des étudiants bien propres, une seule fille, avec de longs
cheveux noirs, les deux garçons posaient les questions, elle ne disait rien,
se contentait d’écrire. Ils étaient étranges, ces étudiants bien peignés, af-
fairés autour de leur appareillage low-tech, juste des magnétophones, des
cartons, des boîtes de conserves reliées entre elles, quelques trombones. Sur
une étagère traînait un vieux bouquin d’astronomie, et un autre sur les os
des avant-bras.
« Très bien, passons aux premiers tests »
© Kh a ng Le

Elle m’installa dans le placard, une pièce minuscule, avec un strapontin.


Un casque pendait du plafond, un écran était incrusté dans le mur, du genre
plat. En me quittant, elle fixa longuement mes mains. Je n’ai jamais tra-
72 vaillé. J’ai les plus belles mains du monde. Je crois qu’à ce moment précis, primer, je levais la main, oui, main tendue devant moi comme un plateau,

73
elle comprit que j’étais celui qu’ils attendaient, même si moi, je ne savais ou non, tendue droite, comme pour repousser un ennemi invisible. Mes
pas ce qu’ils cherchaient. Quand elle leva les yeux vers moi, je vis des lar- résultats étaient satisfaisants, cohérents vu la teneur hautement volatile des
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mes de bonheur scintiller au coin de l’uvéa. étudiants qu’ils embauchaient d’ordinaire. Ils m’ont demandé de garder le
même système de signalisation, le plat de mes mains les intéressait plus que
le reste. Ils me faisaient faire des exercices faciles. Des sons dans les oreilles,
Je suis resté assis dans ce placard, ça m’a paru des heures. J’écoutais le gauche ou droite. Des voix. Des couleurs sur l’écran que je devais identifier
bruit de fond, le silence de mon casque. Je pouvais bien faire ça toute ma par des sons. Des musiques qui devaient me rappeler des couleurs. Comme
vie, rester assis sur mon cul à écouter les ordres des autres, à être payé pour cette scène dans Brain Damage, où le pauvre type voit des motifs eighties
juste m’asseoir. Le plafond était assez haut, ils m’avaient demandé de lever partout, sur des nappes de guitares en écho de ses hallucinations. De la
les bras jusqu’à ce que, dans la mousse japonaise de ces demi-coques noi- synesthésie de base, c’est vite devenu technique. Je dus bouger les bras. Je
res, résonne le go de l’opérateur. J’ai tenu le coup jusqu’au bout, à répon- pense que s’ils me les avaient fait lever en entrant la première fois dans le
dre à leurs stupides questions, à faire leurs stupides exercices. Je ne savais placard, c’est qu’ils voulaient voir l’espace qu’ils occupaient, mes bras. Ils
pas à quoi leur servait tout ça, s’ils remplissaient juste des cases dans leurs m’ont fait faire des tours, des étirements, des angles. Ils me dictaient les ins-
formulaires, ou s’ils avaient accès à quelque nouvelle branche d’un savoir tructions depuis leur petit centre de commandes, reliés au placard par une
obscur dont les cursus d’ici ont le privilège. série de cordons, de simples ficelles. Ils me disaient : 45 degrés, plus large,
Dans ce placard, dans cette salle en ruine au fond de l’université, à ne en pointe, les doigts tendus, serrés, plus serrés les poings. Après plusieurs
rien faire, je décidais de faire carrière dans le cobaye, ça payait bien, je séances, ils m’ont demandé de faire la même chose avec les jambes. Puis de
pouvais tenter les cosmétiques, voire les maladies tropicales. Tout mais me plier, et de marcher penché. J’avais l’impression de faire de l’aquagym,
pas rentrer dans le monde du travail. Je voulais bien être adulte, mais tra- je suais, j’avais dû perdre plusieurs kilos depuis le début des tests. Je ne
vailleur, non, ça jamais. Un été, mes parents ont voulu me faire travailler comprenais pas, mais ils me donnaient dix dollars de plus pour les efforts
comme clerc dans une banque, pur piston. J’ai tenu trois jours. Je n’avais physiques, et vu mon niveau de vie sur le campus à ce moment, entre ça et
jamais passé autant d’heures par jour à faire quelque chose, la même tâche, l’argent de mes parents, je vivais comme un nabab. C’était bien la première
encore et encore, l’odeur des classeurs, les repas en cafétéria, les bureaux fois que ça m’arrivait. Jusqu’ici, mon corps allait seulement dans un sens,
éclairés en pleine journée, non, ce n’était pas pour moi. Je suis parti en les le sens de la pente.
insultant, ces costumes cravates, affolés par ma sauvagerie et mes larmes,
moi, prostré dans un couloir, incapable de les regarder plus longtemps. Je
voulais continuer mes études pour toujours, rester comme j’étais, avec les J’ai commencé à les apprécier, ces gens étranges. Les deux garçons, bon,
filles, et les spirales au bout de mes doigts, que je faisais tourner sur la piste c’étaient des garçons, je ne savais pas comment les prendre, j’avais l’im-
du dancing. Aucun salaire ne mérite travail. pression de les déranger dans leurs intrigues, de bouleverser quelque chose.
Quand je suis sorti du placard, la fille me donna une citronnade — il J’insistais pour savoir ce qu’ils avaient en tête, le but de leurs recherches,
faisait vraiment très chaud — elle portait pourtant un col roulé. Elle m’a ce qu’ils faisaient réellement dans cette pièce, avec leurs microscopiques
tendu le gobelet, et les autres se sont tus. Ils observaient la façon dont je calculs, leurs costumes de tweed, l’odeur de poussière et l’aseptisation to-
prenais le verre entre mes mains. Visiblement, la fille leur avait parlé de son tale de tout, aucun signe évident de personnalité, sur aucun d’entre eux,
émotion à la vue de la faïence qui me servait d’appendice. Ils continuèrent comme ces fanatiques qui font des vidéos sur Dieu, dans des appartements
à me scruter, comme ils l’avaient fait toute la journée, émerveillés cette sans aucune prise visuelle, des meubles génériques, des pantalons com-
fois. Je pris le verre, je n’ai pas l’impression de l’avoir pris d’une façon muns. Quand j’essayais de devenir leur ami, d’une façon ou d’une autre,
«signifiante», mais ils parurent soulagés, soupirèrent, retournèrent à leurs un proposition de café quelque part, un cinéma, une part de pizza, ils le-
papiers de souris. vaient les yeux, hallucinés, comme si je venais de parler araméen. Ils me
contemplaient longuement, d’abord dans les yeux, ensuite concentrés sur
mes mains. Ils ricanaient, me payaient, replongeaient dans leurs comptes
Je suis revenu plusieurs fois dans le mois. Je ne parlais jamais pour m’ex- de je ne sais quoi.
74 La fille refusait de manière subliminale, toujours, complètement sub- Je m’allongeais par terre et je dormais, c’était bien. Après, je me réveillais

75
juguée par ma bouche, chaque mouvement de lèvres, comme lu par sa et ils me payaient. Il y avait tout un tas d’étudiants sur les estrades, qui
pensée laser, derrière ces pupilles noires et ces paupières teintes d’étoiles, prenaient des notes. C’était nouveau, le public, mais ça me plaisait d’être
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elle s’esquivait. Une fois, j’ai presque cru qu’elle accepterait l’invitation. Je admiré. Ils étaient très serrés, ils restaient assis des heures, passionnés par
proposais d’aller voir Supersonic Man au Tallula Palace, je ne l’avais pas mes siestes. Je leur ai montré comment je restais des heures au téléphone,
vu depuis tout gosse. Je me disais que ça pourrait être sympa, elle avait l’air ils en avaient amené un vieux à cadran, le fil courait le long de toute la
presque convaincue, mais les autres ont dit, jaloux : pièce vide, jusqu’au mur. J’appelais tous mes potes, c’était bien. Je leur ai
« Supersonic Man, je connais ça... C’est un remake de Superman, une montré comment je finissais Zaxxon en trois parsecs - ils avaient trouvé un
série Z italienne. Vous aimez les parodies de Superman ? Hein ? Vous aimez TI 42 pour faire tourner la bête, ils ont pris des photos de mes mains sur le
voler ? Montrez-nous un peu comment vous volez. » joystick, comment j’allumais mes clopes pendant les moments de tension.
Ils ont sorti dix dollars, ils ont attendu. Comme j’étais toujours en quête Comment j’étudiais, vautré dans un sofa conforme au mien qu’ils avaient
de liquide, je suis monté sur un tabouret et j’ai tendu les bras devant moi, trouvé dans une poubelle. Mes superviseurs avaient découpé des cartons en
pour leur montrer comment je savais bien faire semblant de voler comme forme de mes potes, d’après photos. Je leur parlais, comme je leur parlais
Kal-El. d’habitude, et mes potes de carton ne me répondaient pas, ce qu’ils fai-
saient déjà quand ils n’étaient pas artificiels. Je n’y vis que du feu.
Au bout de quelques semaines, j’avais déménagé mon appartement là-
Un jour, ils m’ont demandé si je voulais passer à la vitesse supérieure. Je bas. Les deux superviseurs m’avaient aidé à tout amener, pendant que la
ne voyais pas de quoi il pouvait s’agir. Ils voulaient peut-être que je nage, fille, qui fumait clope sur clope, les regardait porter mes valises d’affaires
le ventre sur un tabouret de pianiste, à faire la brasse et le papillon. Ils sales, mes vaisselles crades, mes comics et mes CD gravés d’images pornos.
ont dit que c’était une très bonne idée, qu’ils en viendraient peut-être là. Je leur montrai comment je lisais, comment j’étudiais vaguement mes cours
Après plusieurs mois, je ne savais toujours pas à qui j’avais à faire. La seule en regardant par la fenêtre, les jambes repliées sur l’accoudoir du sofa.
chose qui m’intéressait, c’était savoir combien ils me paieraient, et si cette Ce que je voyais par cette nouvelle fenêtre n’était pas le palmier sur ciel
fille serait toujours de la partie. Ils ont dit oui à tout, alors je suis entré en vert que je voyais depuis ce même sofa chez moi, mais un mur de briques,
phase 2. qui jutait un peu. Ils me filmaient en train de me gratter, de me couper les
ongles. La fac m’envoyait les cours magistraux en photocopies, je pouvais
passer mes examens d’ici, mais je ne travaillais pas beaucoup, et je n’allais
Q : Quel est votre profession ? plus en TD. Ils ont voulu voir comment je me lave, comment je prends mes
R : Profession ? bains, comment j’enjambe la faïence. J’avais des problèmes au début, de
Q : Avez-vous déjà eu connaissance de notre programme ? me déshabiller devant tous ces gens. J’avais déjà posé pour des cours de nu
R : Pas que je sache. à la fac d’arts plastiques, à l’époque, je n’avais pas de problème avec ma
Q : Il s’agit d’une description de sa propre activité professionnelle, ou virilité, pas encore, alors je pouvais rester pendant quelques heures à poil,
du moins de segments de celle-ci, qui doit aboutir à un commentaire sur mais il y avait cette fille. Elle continuait de fumer, elle était la seule à fumer,
les modalités subjectives déployées, permettant de transformer, ajuster ou avec moi. Avant le début de cette nouvelle phase, je ne l’avais jamais vu
se défendre de celles prescrites par l’organisation du travail. Ce dispositif fumer.
s’inscrit dans une visée méthodologique qui restitue aux sujets concernés Ils ont voulu voir comment je me branlais. Dans ces moments là, il y
par la demande d’analyse de l’activité, leur faculté d’expertise sur la situa- avait nettement plus de monde dans le petit amphithéâtre, que des étudian-
tion de travail et ses impasses. tes, qui me regardaient m’astiquer en prenant des notes. Je crois qu’elles
R : Ok, super. s’intéressaient spécialement à la façon dont je mettais mes doigts autour de
ma queue, dont je me prenais seul, comment je me serrais. C’est devenu
très difficile au bout d’un moment, car je n’arrivais pas à jouir. Je restais
Pendant trois mois, je leur ai expliqué mon travail, celui de ne rien faire, serré jusqu’au bout, jusqu’à ce que ça fasse mal.
moi, le gros branleur. J’ai commencé par leur montrer comment je dors.
76 Parfois, je les voyais s’engueuler, mes superviseurs. Les deux garçons avait un garçon, debout sur le trottoir, avec une pancarte d’homme-sand-

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semblaient stressés. La fille n’était visiblement pas à la hauteur de leur tra- wich. Il paraissait abandonné.
vail. Leur allure s’était lentement détériorée, pas leur physique, ils avaient
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l’air en pleine forme, mais leurs façons, leurs manières, leurs vêtements.
Comment ils montaient différemment les marches. Comment ils bougeaient JE SUIS UN VOLEUR,
les bras, marchaient, de plus longues enjambées. Je les regardais, je com- disait la pancarte.
prenais comment eux devaient me regarder, comme une bête curieuse, avec
des manières inconnues, comme une autre race, d’un autre temps, d’une
autre planète. Ils étaient devenus des parodies d’extraterrestres, des paro- « Ils appellent ça la punition de la lettre écarlate, dit-elle en balayant la
dies de moi. Ils avaient tellement analysé mes gestes qu’ils commençaient fumée de sa cigarette. Quand on te juge, ici, on te donne le choix, mainte-
à en mesurer l’étonnante efficacité. Le geste en moins, comme une image nant : tu peux aller en prison ou porter ça devant tout le monde. »
qu’on enlève dans une séquence, 24 images par secondes, une de moins et Je ne savais pas comment m’y prendre avec elle. Je n’avais plus l’impres-
pourtant, on dirait presque une accélération. C’est comme ça que je vis, sion d’avoir une libido. Comme si toutes ces semaines avaient peu à peu
que je me rapporte au monde autour de moi, une image en moins que la détruit ce qui restait de mon désir, focalisé sur cette fille, et la fumée de sa
réalité. La seule qui n’avait pas changé, de façon d’être, c’était elle. Sauf cigarette dans tous mes gestes, dans toutes mes trajectoires, c’était elle que
pour les clopes. Et quand il n’y eut plus assez d’étudiants intéressés par ma je regardais, c’était d’elle que j’apprenais, mais de moi, elle ne laissait rien
vie de tous les jours, quand la banalité de mon quotidien corrompit finale- paraître que cette cigarette, et cette fumée, pour me guider. Elle me faisait
ment la particularité de mes gestes, ils décidèrent d’arrêter. L’amphithéâtre danser. Quand elle prit mes mains au-dessus de la petite table ronde, entre
était spacieux, mais je n’occupais que la place de mon appartement sur la bouteille d’Evian et le White Coke, elle ne les prenait pas comme moi je
l’estrade. Je ne voyais plus ce qui se passait en dehors de ma vie. C’était prenais les siennes, moi, je ne faisais rien, je n’avais plus de mouvement.
J’avais perdu ma surface, déplacée, quelque part, disséquée, analysée, ta-
devenu ma vie. J’avais peint un palmier et un ciel sur le mur, on voyait
pée à la machine, rangée dans une chemise, classée, puis enseignée, à tous
toujours les briques.
ces gens qui, peut-être, voulaient apprendre le rien, comment devenir un
parfait branleur. Un beau métier, l’autre plus vieux du monde. J’avais l’im-
pression d’avoir perdu tous les traumatismes de mon enfance, incrustés
Il y eut une troisième phase. Tout ceci n’avait été qu’une préparation.
dans les muscles, dans tout mon corps, comme une carte de ma souffrance,
Au dernier entretien, il y avait ce vieux monsieur que je ne connaissais
qui me manquait, dont il ne restait que l’écho, les vagues habitudes désin-
pas. Il me semblait l’avoir vu une fois, à l’un des derniers cours. Quand je
carnées d’un sens enfui.
préparais à manger, l’acte le plus barbare dont je suis capable, un festival
Elle resserra ses doigts.
de gestes gâchés, diminués, qui ne servent à rien, qui n’aboutissent pas. Il « Tes mouvements se dissipent. Tu t’évanouis, c’est très beau, tu vas finir
avait regardé le spectacle derrière ses lunettes sans monture, d’un air en- par disparaître, mais je ne suis pas triste car ce que tu vas faire maintenant
tendu. Il devait être haut placé dans l’administration de la faculté, il avait te rendra ton corps. »
entendu parler de moi, mes résultats étaient excellents. Je ne pensais pas
être testé pour quelque chose d’aussi précis, je veux dire, j’étais juste un su-
jet d’étude. A moins que je ne me sois regardé moi-même pendant tous ces Ils m’emmenèrent dans une pièce blanche en sous-sol, il y avait une
mois, mais non, je ne me suis jamais vu, tout ce que je voyais, c’était elle. table, et un gars, habillé d’un body de lycra noir. Son visage était peint en
blanc. Les deux superviseurs étaient là, un peu plus âgés. Tout le monde
avait pris un coup de vieux. Même elle, elle avait des cernes, elle n’avait pas
Après ce nouvel entretien, on est allé prendre un verre, pour la première dormi depuis des siècles. Que faisait-elle la nuit ? Etait-elle penchée sur ses
fois, elle et moi. J’avais du mal à croire qu’on puisse être là, tous les deux, livres ? Avait-elle un amant ? Pas l’un de ces deux types, ils ne l’aimaient
enfin, comme si elle attendait que j’en arrive là pour ouvrir un canal de pas. Elle demandait le respect, ils ne lui en avaient jamais donné.
transmission supplémentaire. On était attablés dehors, juste sur le trottoir, « C’est qui ce gars ? dis-je en pointant le lycra.
les voitures passaient, nous frôlaient presque. De l’autre côté de la rue, il y
78 — Un mime. esprit pour faire croire au corps qu’il se nourrissait, mais le corps avait

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— Ah. besoin de tangible. Ironie : à la fin de sa vie, après avoir été le champion
— Il va vous apprendre son métier. » de l’illusion, le mime perdait contact avec son corps. Comme si ce dernier
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avait développé un nouveau rapport aux besoins, une nouvelle façon de
subsister. Inévitablement, le corps aurait raison de lui, personne ne pou-
Je servis de réceptacle pour le mime. En quelque sorte, je suis devenu vait survivre sans un corps consentant. Ses yeux prenaient une teinte de
le mime. Il ne parlait jamais. Il venait trois heures par jour, puis repartait. résignation. Je crois qu’il ne supportait plus cette distance. Il voulait se
Entre temps, il vivait devant moi. Il me montrait comment dormir, comment réintégrer, même si pour cela il devait éprouver les plus extrêmes limites,
prendre son bain. Il n’avait besoin de rien, pas d’un appartement comme le les dernières frontières entre son esprit et l’espace. Il ne voulait pas partir
mien, il vivait de rien, de l’air. Je ne prenais pas de notes, je l’imitais, dans seul, en moi il avait trouvé un compagnon de voyage, même si je ne pou-
sa vie de tous les jours, et les autres me regardaient en prenant des notes. vais pas imaginer ce qui allait se passer.
J’avais l’impression d’évoluer dans une chambre d’échos. Je ne comprenais
pas tout ce que faisais le mime, je crois que c’est ce qui me perdit. Je re-
produisais des gestes auxquels je ne prêtais aucun sens. Il tendait les bras Ce dernier jour, nous nous sommes placés au centre du gymnase, et nous
pour exprimer quelque chose, mais j’avais perdu contact avec le sens, ne avons vécu. Ensemble, chaque geste reconstitué, depuis les effrois de l’en-
restaient que les gestes. Je les faisais, jour après jour, les répétais, encore et fance, la naissance les poings fermés, puis les yeux qui s’ouvrent, les pleurs,
encore, jusqu’à ce qu’ils perdent leur saveur, toute matière. J’évoluais dans le vomi de bouillie nutritive, la diarrhée. Nous sommes devenus des enfants
cette pièce en apnée, comme un nageur en apesanteur. J’inventais de nou- jaloux, puis des adolescents rampants. Nous avons franchi l’âge adulte en
velles prises dans le vide. Je crois que mes superviseurs cherchaient de nou- nageant. J’ai imité le mime jusqu’au bout, jusqu’à la mort, ou alors c’était
velles façons de percevoir nos gestes comme des entités extérieures, avec le autre chose qu’une mort, je ne sais pas, en tout cas, j’ai fait pareil. Mes
maximum de recul, l’effet zoom arrière optimal, comment transcrire l’acte mouvements devenaient extrêmement précis, j’étais passé professionnel, je
en geste et le geste en autre acte et comment nous pourrions sauver le mon- me sentais capable d’instruire les gens, de transmettre ces signes. J’étais
de si la planète pouvait seulement comprendre comment le faire, juste ce si vide de tout que le vide prenait chez moi un nouveau sens. Je me suis
déclic, rendre vivant ce qui n’est pas. Il me semble que ce serait utile pour désarticulé sur cette moquette, dans cette pièce du bout du monde, sous
concevoir un monde qui aurait dû oublier son passé consumériste, qui en ce plafond trop haut, comme si des fils invisibles en pendaient, tirant mes
reproduirait les surfaces, mais pas la profondeur. C’était peut-être ce que bras, tous mes membres comme marionnette, ils se détendaient, alors que
j’étais, un aventurier du futur. je me repliais en pétale auprès du mime, mes deux mains en angles opposés,
et mes hanches décalées sur la gauche. J’ai fermé les yeux comme le mime,
révulsés à l’intérieur, tout mon être à l’envers, je le suivais sur des chemins
À force de regards complices, dénués de tout verbiage, le mime de- que je ne pouvais qu’imaginer, et qui pourtant affectaient mon intimité or-
vint une sorte d’ami. Nos relations devinrent fusionnelles. Je pouvais ganique. Je pouvais sentir les mouvements de son estomac, de ses boyaux,
comprendre son plus simple mouvement, chaque geste que le mime exé- comment il se retournait, se mangeait lui-même, je pouvais le suivre jus-
cutait devenait pour moi l’évidence d’une sensation, même étrangère à qu’au bout, alors j’ai forcé et j’ai senti tout mon corps se tourner. Je sentis
nos conventions, à nos croyances. Chaque rot, chaque indisposition. Je les boules et les cordes, les fibres qui se tendaient, les incompréhensibles
l’observais faire semblant de faire caca, je comprenais les subtilités de relations entre entités biologiques, la chimie intime devenue folle, déraillée.
ses organes, je pouvais même sentir comment son intestin se contractait La fille n’était plus là, elle était sortie, elle avait laissé une cigarette dans
quand il levait la main, poing serré, quand d’une cuillère qui n’existait un cendrier, la fumée sinuait doucement, je la suivais comme un serpent
pas, il se nourrissait. Je digérais à son rythme, je pouvais sentir la glaire charmé, jusqu’à ce que ça fasse mal, que je pisse le sang. Je ne compris que
de ses poumons circuler sur les grilles, les alvéoles. Comme du miel que je bien plus tard ce qui c’était passé.
pouvais recueillir, chaque goutte comme une semence. Plus je comprenais Puis ce fut l’hôpital, les hurlements, les parents, les opérations. Les dia-
comment son corps réagissait réellement à l’illusion d’une vie extérieure, gnostics parlèrent d’une constriction de mes organes, incompréhensible
plus je compris que cet homme se mourait. Il avait réussi à discipliner son mouvement intérieur téléguidé par ma pensée. J’avais réussi à imiter la
mort du mime. Il voulait m’apprendre son métier jusqu’au bout, comment
Jeffrey Ford
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il avait pu faire semblant de mourir d’une terrible maladie, comment il
avait mimé sa souffrance, comment elle était devenue réelle. Le mime n’a
d a v id c a lvo

La pelote en fil de
pas eu cette chance, il est mort, retourné comme un gant. Après le procès,
le scandale, ils ont fermé la division de l’université. Je n’ai jamais revu
cette fille. Je ne connaissais pas son nom, mais je me souviens très bien de
la façon dont elle tenait sa cigarette, entre deux doigts, comme des ciseaux
coupent le fil d’une vie. miel
Je n’ai plus le même rapport aux choses. Je ne sais plus si ce que je fais
est réel ou pas. Je ne connais plus le sens de vos gestes de tous les jours.
Mais je suis vivant. Aujourd’hui, je suis debout sur ce trottoir, je vous parle
de ma vie et vous pouvez lire ce qui est marqué là. J’ai choisi ma punition, Il y a une dizaine d’années, alors que je donnais un travail écrit à mes
le juge me l’a proposée, alors j’ai choisi la lettre écarlate, parce que vous étudiants en composition anglaise, l’un d’eux leva la main et demanda
devez savoir ce que je fais là, sur ce trottoir, à vivre de rien, à vivre d’air et d’une voix monocorde : « Professeur Ford, que fait-on si on n’a pas d’ins-
de miettes dans ma barbe. Je vous regarde bouger, vos déplacements dans piration ? »
l’air nocturne de cette ville encombrée, et je me rappelle de ce que j’étais, Je tournai la tête, persuadé qu’il plaisantait, mais le visage sans âge do-
avant d’être cette coquille. Je ne sais pas si je mérite encore le nom d’hu- delinant au-dessus d’un blouson de cuir fatigué, coiffé d’une bête coupe au
main, j’ai oublié le chemin du sens, à jamais, je serai simple geste. bol, était habité par un regard d’une telle intensité qu’il semblait transper-
cer le monde.
« Ne vous inquiétez pas, dis-je. Ce n’est pas un exercice de poésie. Je
JE SUIS UN (NÉANT), vous demande seulement de raconter une histoire.
dit ma pancarte. — Mais je n’ai pas d’inspiration », insista-t-il.
Il resta avachi sur sa chaise au premier rang, immobile, en fixant le vide.
Je ne comprenais pas son problème, mais comme nous étions dans un col-
lège privé, il payait pour être assis là. Tant qu’il ne perturbait pas le cours,
je pouvais le laisser bougonner dans son coin.
Parution in Fiction tome 4 Dix ans d’enseignement plus tard, je découvris à mon tour la réalité de
son problème. Après des centaines d’étudiants et des milliers de composi-
tions, j’ai, moi aussi, commencé à ressentir cet angoissant manque d’inspi-
ration. Au début, j’ai pensé que cela provenait de l’usure de l’âge. Il y avait
bien longtemps qu’un étudiant n’était plus parvenu à me surprendre. Je me
sentais hors du coup, tel une ombre errant à travers les salles de cours. En
d’autres termes, la situation semblait irréelle et j’avais le pressentiment que
la source en était la puissance résiduelle de tous ces travaux où je m’étais
confronté avec l’esprit des auteurs. Ne vous y trompez pas, les mots possè-
dent une véritable magie et ils sont contagieux. En grattant aussi profon-
dément dans l’écriture d’innombrables étudiants, j’avais découvert bien
des machinations secrètes, j’avais été le témoin d’inexplicables et terrifiants
mystères.
Je me rappelle ainsi d’une dame dont le texte racontait comment l’ex de
son mari l’avait envoûtée à l’aide d’un sort Santería. Un dimanche matin,
82 elle avait été surprise de découvrir, aux quatre coins de sa maison, des parlait très doucement et, bien que son visage aux cheveux épars fût barré

83
assiettes garnies de riz sec et de cheveux humains. Sur les conseils d’une d’une large cicatrice, elle arborait un air simple et chaleureux que j’ap-
tante adepte des pratiques occultes, elle suspendit au plafond un bol d’eau préciai de suite. Les autres étudiants, plus jeunes, se montrèrent d’abord
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contenant un œuf. Trois jours plus tard, en brisant l’œuf, elle trouva un intimidés, parce qu’elle ne se laissait jamais démonter par leurs questions et
caillot de sang qui dévoilait la vraie nature de ce rituel. Avant de partir parce qu’elle posait la main sur leur épaule lorsqu’elle y répondait. Le troi-
contrainte et forcée pour New-York et d’y louer les services d’une bruja sième jour, ils la considéraient comme la mère qu’ils auraient tous voulu
spécialisée dans le sacrifice des poulets, elle fut victime de toute une série avoir.
d’incidents et de mésaventures dont je constatai moi-même la réalité — hé- Ses textes n’étaient ni des récits, ni des dissertations. « Testaments vi-
matomes laissés par une chute dans les escaliers, griffes sur la carrosserie sionnaires » est la meilleure définition que je pourrais en donner. Je n’avais
de sa voiture dans un parking, traces de brûlures sur les pages d’un livre de rien lu de tel depuis les histoires de dragons de ce malade de Kevin Wheast.
poche qui avait pris feu spontanément. C’étaient des écrits sans queue ni tête dont le sujet restait vague. Des
Une autre jeune femme, une de mes étudiantes préférées, dévoila dans oiseaux s’y transformaient en loups qui sautaient vers le ciel pour occuper
un récit qu’elle était sorcière. Dans le courant de l’année, simplement par un royaume de nuages magiques. Les biches connaissaient les secrets de la
sympathie pour moi, elle invoqua un sort destiné à soigner une gêne ocu- création, des corbeaux vivaient dans l’esprit des hommes, des chiens don-
laire dont je n’arrivais pas à me débarrasser. Le soir où elle opéra son ri- naient asile aux âmes des saints morts. Au dessus de tout, Avramody, esprit
tuel, elle vint en classe vêtue de blanc comme une première communiante. bienveillant, supervisait cette étrange et complexe cosmologie.
Elle portait même des chaussures en cuir immaculé. Elle ne dit pas un mot D’expérience, je savais qu’il était préférable de travailler d’abord sur
et quitta la classe avant la fin du cours. Trois jours plus tard, ma gêne avait la matière amenée par l’étudiant avant de proposer d’autres sujets au se-
disparu. cond semestre. Madame Apes m’infligeait une orthographe atroce et des
Je me rappelle aussi un étudiant afro-américain qui avait tracé son arbre structures de phrase aussi peu académiques que si elles avaient été transpo-
généalogique au crayon vert sur une plaque de carton. Une des branches sées d’une langue étrangère. Et je ne parle même pas de la mise en forme.
remontait à Leif Ericsson, l’explorateur viking, et une autre à Géronimo. Lorsque j’abordais ces problèmes avec elle, lorsque je tentais de lui ex-
Il était persuadé que les yeux infrarouges des satellites espions l’épiaient pliquer les techniques simples permettant de les corriger, elle se mettait à
jour et nuit. Qui étais-je pour lui dire qu’il se trompait ? Plus pathétique glousser en regardant au loin comme si cela lui rappelait les pitreries d’un
encore, le cas de cette jeune fille qui écrivit que ses poumons étaient en- proche depuis longtemps disparu.
vahis par une efflorescence de fleurs exotiques. Lorsque je l’interrogeai Un jour, alors que nous avions une discussion à mon pupitre, je lui de-
sur son sujet, elle s’écria : « Je suis un jardin. Quand elles écloront, elles mandai d’écrire à propos d’un incident qu’elle aurait elle-même vécu. Elle
m’étoufferont ! » resta silencieuse un long moment avant de me confier soudainement que
Et puis, il y eut ce binoclard timide qui parlait en mâchant ses mots. Un son mari, sur un coup de sang, l’avait battue au point de lui fracturer le
après-midi, au lieu de venir à mon cours, il viola et assassina une gamine crâne. « La police a dû l’abattre, murmura-t-elle, et lorsqu’ils me déposè-
de son quartier. Ses textes mettaient invariablement en scène un dragon rent aux urgences, je sortis de mon corps et je me mis à errer dans l’hôpi-
nommé Feudenfer. Le soir même, sur CNN, en découvrant mon étudiant, tal, observant tout ce qui s’y passait. Je voyais la vraie couleur des gens,
menottes aux poignets, escorté par deux policiers fédéraux, je me maudis comme une boule de lumière scintillante, juste là », me dit-elle en pointant
de n’avoir pas su déchiffrer la symbolique obscure de ses textes et d’ainsi son plexus solaire. « Chaque âme que je croisais m’envoyait un rayon de sa
prévenir la tragédie. La mort de cette fillette me hanta pendant des an- lumière dans la tête. Et puis j’ai rencontré une petite fille à la morgue, dans
nées. les caves du bâtiment. Elle m’appela et m’embrassa entre les yeux. Elle me
Finalement, l’incident le plus marquant de ma carrière reste associé à dit de retourner dans mon corps et de continuer à vivre. Maintenant, j’ai
cette dame de quarante-sept ans qui avait une plaque de métal dans la tête. une plaque de métal ici. » Elle toqua sur son crâne comme elle l’aurait fait
Son histoire fut un prisme qui concentra les intrigues disparates de mes à une porte.
centaines d’étudiants en une leçon que je ne devais jamais oublier. « Une plaque de métal, demandai-je ? »
Madame Apes vint à mon cours à la rentrée d’automne, si dénuée d’ins- Elle acquiesça. « Ma tête est un aimant et une balise. C’est un don,
piration que j’envisageai d’abord de l’orienter vers une autre matière. Elle vraiment ! Il me permet de discerner la vérité sous les apparences et de la
84 transmettre au monde, mais il a aussi effacé de ma mémoire des choses oublié. Si je ne le conserve pas sur un bout de papier, je ne peux pas m’en

85
importantes dont je devais me souvenir. » rappeler. Ce trou de mémoire me met à l’agonie.
Détourner Madame Apes de son histoire aurait été la pire des choses — Pourriez-vous écrire à propos de ça ? » demandai-je.
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à faire. C’était sa réalité et, si elle souhaitait que je l’aide à améliorer son Le visage de Madame Apes s’assombrit. « Je vais essayer, dit-elle, mais
style, je devais respecter cela sans me préoccuper de l’extravagance du pro- attendez toujours de voir ce qui pourrait se passer. »
pos. Comme j’avais d’autres étudiants qui attendaient, je la pressai un peu Je sentis une vague menace dans cette réplique, ce qui m’inquiéta. Avais-
en espérant trouver un point plus précis à partir duquel elle aurait envie de je raison d’insister pour qu’elle écrive sur un sujet aussi intime et dou-
construire son texte. loureux ? J’avais appris avec les années que les étudiants travaillant sur
« Parlez-moi de ces… choses importantes que vous avez oubliées, de- des histoires très personnelles pouvaient réaliser de véritables percées en
mandai-je. Si vous savez que des souvenirs manquent à votre mémoire, matière d’écriture parce que, le plus souvent, c’est la confusion née de ces
c’est que vous avez au moins une idée de ce que cela concerne ? souvenirs qui les empêchaient de s’exprimer clairement. Histoires et essais
— J’avais une fille, répondit-elle, mignonne comme tout, aussi douce et ne se produisent pas tout seuls. Ils ne naissent pas non plus des doigts qui
gentille que son père était mauvais. Il y a quatre ans, deux ans après l’agres- les tapent. La narration vient d’abord et avant tout de l’esprit.
sion de mon mari, elle fut fauchée par une voiture alors qu’elle traversait Elle retourna s’asseoir devant son ordinateur et commença à travailler.
la rue devant son école. On l’emmena d’urgence à l’hôpital, les médecins Pendant un temps je ne fis plus attention à elle pour m’occuper des ques-
tentèrent de la sauver pendant des heures, mais elle mourut d’un grave tions et des problèmes des autres étudiants. Je terminai mon tour de classe,
traumatisme crânien. J’ai cru aussi mourir de chagrin. Je sais que j’aurais examinant avec chacun comment il s’en sortait, lisant avec lui un passage
dû prévoir l’accident, que j’aurais du être là pour l’aider, dit-elle, sans qu’à sur lequel il travaillait, avant de revenir à la table de Madame Apes. Elle
aucun moment la même expression placide ne quitte son visage. » ne tapait plus et fixait son écran d’un regard vide. En regardant par dessus
Je détachai mon regard de Madame Apes pour découvrir que tous les son épaule, je découvris sur l’écran une sorte d’éruption continue de lettres
étudiants étaient absorbés par son récit. Les masques et les apparences et de symboles. La couleur de fond, normalement bleu foncé, était devenue
avaient fondu, et j’avais l’impression de faire face à un parterre de gosses, rose.
assistant pour la première fois à l’envol des abominables singes de la mé- « Wow, lâchai-je, c’est la première fois que je vois ça ! »
chante sorcière dans le Magicien d’Oz. Alors qu’elle se mettait à rire, l’écran s’éteignit et l’ordinateur émit un
Madame Apes poursuivit. « En fait, ma fille avait été emmenée dans le couinement d’agonie.
même hôpital que moi. » Elle se pencha vers moi et posa sa main sur mon « Je vous l’avais dit, dit-elle, c’est la plaque dans ma tête. Maintenant
bras. « Savez-vous qu’à cause de cela, le technicien aux rayons X mélangea votre machine est détraquée.
ses radios avec les miennes ? Lorsque le médecin découvrit l’erreur de pré- — Je ne pense pas, répondis-je. C’est juste un dysfonctionnement passa-
nom, il réclama les radios de ma fille et se retrouva avec les deux jeux de ger. Ces machines sont utilisées par des milliers d’étudiants chaque année.
clichés sur son bureau. Il découvrit qu’ils étaient identiques. La blessure de Elles ne sont plus de première main. Il est aussi possible que celle-ci soit
ma fille était la réplique exacte de la mienne. Absolument exacte ! » infectée par un virus.
Je dodelinai de la tête. — Si vous le dites, rétorqua-t-elle.
« Ce n’est pas tout, continua-t-elle, j’avais quarante et un ans lorsque — Mais vous, avez-vous fait quelques progrès, demandai-je ? »
cela m’est arrivé et ma fille en avait quatorze. Elle acquiesça.
— Qu’en déduisez-vous, demandai-je ? » « Bien, alors, avant d’oublier ce que vous avez écrit, je vais vous pré-
— Je n’en suis pas sûre, admit-elle, mais je crois que mes visions me parer un autre ordinateur. » Je me dirigeai vers un poste libre, allumai la
conduisent vers la réponse. machine et démarrai le programme de traitement de texte pour elle.
— Mais ce que vous avez oublié, qu’est-ce que c’est ? insistai-je. À la fin du cours, la plaque de métal de Madame Apes avait bousillé
— Le prénom de ma fille, lâcha-t-elle dans un soupir. Sur ma vie, je trois appareils. Elle se confondait en excuses tout en me rappelant sans
ne parviens plus à me rappeler son prénom. J’ai téléphoné à ma sœur en cesse qu’elle m’avait prévenu.
Californie et je lui ai demandé de me rappeler le prénom de ma fille. Elle me Elle fut la dernière à quitter la classe. Je la retins quelques instants pour
l’a donné mais avant d’avoir eu le temps de l’écrire, je l’avais de nouveau lui dire de ne pas s’inquiéter à propos de l’informatique, je m’occuperai de
86 sa remise en état. ture et de démarrer, il était 23H00 et j’avais encore une heure et demie

87
« Merci, merci, dit-elle. Vous savez, j’ai vu dans mes écritures que vous de route pour rentrer chez moi. Plutôt que de suivre l’autoroute du New
alliez tomber sur une belle pièce. Jersey qui est trop directe à mon goût, j’ai l’habitude d’emprunter la 537,
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— Les pourboires ne sont pas nécessaires, plaisantai-je, mais j’espère une petite route de campagne qui serpente à travers les champs et les bois.
bien qu’elle sera en or. » Alors que le journal de minuit commençait à la radio, je tombai sur ma
Elle sourit puis s’en alla. belle pièce1.
Plus tard dans l’après-midi, un technicien vint examiner les ordinateurs Elle pesait plus de 100 kilos et portait haut ses dix-cors. La bête surgit
endommagés. Ils démarrèrent tous sans problème. d’une ligne de roseaux sur ma gauche et se mit à charger. Je pilai sur les
« Il n’y a rien qui cloche avec ces bécanes, déclara-t-il. » freins mais ma voiture dérapa et je vis, impuissant, ma calandre percuter le
Je lui décrivis ce que j’avais vu et lui expliquai la théorie de la plaque en flanc de l’animal. Sous le choc, le corps du cerf monta sur le capot jusqu’au
métal de Madame Apes. Il me répondit qu’il n’était pas impossible que la pare-brise et, l’espace d’un instant, je pus distinguer son œil brillant de
plaque put avoir un rapport avec le problème. « Il y a un champ magnéti- fureur dardé sur moi. Puis la voiture bloqua, projetant la grande carcasse
que autour des écrans quand ils sont en fonctionnement et le corps génère en bas du capot. La radio s’éteignit, le moteur cala. Un silence de mort
aussi son propre champ magnétique mais, franchement, je n’ai jamais en- s’établit.
tendu parler de ce genre d’interférences. Il est plus probable qu’elle n’avait Je ne parvins pas à ouvrir ma portière, coincée par l’impact. Tout l’avant
simplement pas envie d’écrire et qu’elle se soit arrangé pour planter le pro- de la voiture était défoncé et de guingois. Je rampai sur le siège et sortis
gramme pendant que vous ne regardiez pas. » par la porte du passager. Le cerf gisait sur le bas-côté, le corps tordu, une
Je n’avais pas imaginé jusque-là qu’elle pût saboter l’ordinateur de ses pattes s’agitant convulsivement en l’air. J’étais choqué et incapable
consciemment pour éviter de se confronter au souvenir de sa fille. C’était de réagir. L’animal souleva sa tête hors d’une mare de sang et tourna son
en tout cas une possibilité et je décidai, pour la prochaine journée, de lui regard vers moi par-dessus son épaule. Je notai alors qu’un de ses bois avait
proposer d’écrire quelque chose de moins personnel. Si elle était capable poussé vers le bas, descendant jusqu’à la mâchoire. La découverte de cette
d’ariver à une telle extrémité pour éviter ce sujet, il pouvait être dangereux anomalie me fit frissonner.
de la forcer à poursuivre dans cette voie. Je ne devais pas oublier que je Un son fort et rauque monta de sa gorge avant de se muer en une sacca-
dirigeais un cours d’écriture et non pas de psychologie expérimentale. de de plaintes aiguës. Cet animal était en train de mourir. « Je suis désolé »,
Comme j’avais encore un cours en soirée, pour tuer le temps je me rendis murmurai-je. Les gémissements s’estompèrent et le cerf se mit à haleter,
à la bibliothèque où je demandai à l’employée de mener une recherche sur puis, juste avant de s’affaisser, il produisit avec son museau un murmure
le mot ou le nom « Avramody ». Je lui racontai que je suspectais ce nom qui ressemblait à s’y méprendre à une voix humaine. Je l’entendis, je le
d’être en rapport avec une secte ou un culte de fêlés quelconque. Peut- jure, prononcer un mot tout en voyelles. Je secouai la tête et battis en re-
être était-ce l’appellation d’un des innombrables démons secondaires du traite. Je me glissai à nouveau jusqu’au siège du conducteur, je démarrai
Moyen Âge. Elle me promit de travailler là-dessus et de me prévenir aussi- et roulai à vingt à l’heure jusqu’au relais routier de la ville voisine où je
tôt qu’elle trouverait quelque chose. pus téléphoner à la police et raconter ma mésaventure. L’officier de service
Je téléphonai ensuite au conseiller d’orientation de Madame Apes pour m’indiqua qu’il enverrait quelqu’un pour enlever l’animal.
lui demander si elle avait déjà évoqué avec lui l’histoire de cette fameu- Pendant tout le reste du trajet, je restai sur le qui-vive, m’attendant à
se plaque de métal. Il me répondit qu’il n’en avait jamais entendu parler. voir débouler n’importe quoi de chaque fourré qui jalonnait le bord de
«Ecoutez, me dit-il, elle ressemble à n’importe quelle bonne ménagère de la route. À chaque seconde j’implorais ma voiture, en piteux état, de ne
cinquante ans et parfois on peut souffrir de se sentir ordinaire. Ce ne serait pas me laisser tomber au beau milieu de nulle part en pleine nuit. Lorsque
pas la première fois qu’un étudiant s’inventerait un passé. Il est tout à fait j’entrai finalement dans ma rue, je me sentis bien près de pleurer. Dans la
évident qu’elle a été maltraitée par son mari. Peut-être cherche-t-elle à se maison, je montai directement à l’étage pour voir si mes fils dormaient.
valoriser pour retrouver une motivation. Elle veut être différente, spéciale. Leur respiration légère et régulière apaisa le tremblement de mes mains et
Elle veut sans doute se réinventer maintenant qu’elle s’est remise aux étu- me rassura. Ma femme dormait aussi. Je me dévêtis et me glissai dans le lit
des. N’allez pas chercher plus loin, conclut-il. » à côté d’elle.
Mon cours tardif se terminait à 22H30. Le temps de rejoindre ma voi- « J’ai renversé un cerf sur la route, lui dis-je.
88 — Pourquoi ? » répondit-elle dans son sommeil. sait la tête et, comme vous pouvez l’imaginer, le souvenir de l’accident de la

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Je ne pris pas le risque de la réveiller. Si je lui avais raconté mon histoire fille de Madame Apes me taraudait. Je marchais si vite que mon fils devait
là, tout de suite, elle aurait été incapable de retrouver le sommeil pour le courir pour rester à ma hauteur.
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reste de la nuit. Je restai allongé dans l’obscurité et tentai de me changer Nous avions déjà parcouru cinq pâtés de maisons au pas de course lors-
les idées en évoquant nos vacances sur la côte l’été dernier. Ma méthode de que nous aperçûmes l’aîné au loin qui roulait vers nous. Je fus si soulagé
relaxation s’avéra efficace et je finis par m’assoupir. Dans mon sommeil, que j’éclatai d’un rire cathartique. Quand il nous rejoignit, il nous expliqua
mon esprit déroula à nouveau le film de l’accident. Je revis le cerf blessé et qu’il s’était arrêté un moment avec ses copains pour regarder un cerf sorti
entendis encore ce mot obsédant formé de voyelles. Dans mon rêve, je me du bois près du lac. Je lui dis que je l’avais vu aussi, dans notre jardin, le
disais à moi-même : « En t’éveillant, tu te rappelleras ce mot. » Pourtant, à matin même.
la pointe de l’aube, je l’avais oublié. « Celui avec une corne bizarre, demanda-t-il ?
L’accident avait tissé autour de moi un cocon d’irréalité, comme si j’y — Comment ?
avais trouvé la mort et que je m’étais réincarné en un fantôme inconscient — Oui, il avait une drôle de corne qui poussait vers le bas. »
de sa situation. Ma femme, qui est infirmière, me conseilla de prendre un Je lui avouai que celui que j’avais vu n’avait pas encore de bois.
jour de repos et je décidai de prendre toute la semaine. Je n’étais pas seu- « Deux cerfs dans la même journée, apprécia-t-il, encore heureux que ta
lement effrayé à l’idée de reprendre le volant, je ne voulais surtout plus voiture est au garage. » Il remonta sur son vélo et démarra.
quitter la maison. Je ressentais un besoin viscéral de rester près de mes en- « Je vous attends à la maison », cria-t-il par-dessus son épaule.
fants. À 8 et 10 ans, ils arrivaient à un âge où je devais insister pour qu’ils Je nageai dans le coton les jours suivants, n’émergeant du brouillard
viennent m’embrasser mais lorsque je leur racontai l’accident avec le cerf, que lorsque les enfants m’interpellaient. Mon esprit revenait sans cesse
ils me sautèrent spontanément au cou en me caressant le visage. au même sujet, comme une obsession. Pendant cette période j’ai dû rem-
Après le départ de ma femme pour son travail et des enfants pour l’école, plir le dos d’une vingtaine d’enveloppes avec toutes les combinaisons de
j’appelai la faculté pour leur expliquer que ma voiture était endommagée et voyelles que je pouvais imaginer afin de retrouver le mot qui m’échappait.
que j’étais encore choqué même si je ne gardais aucune séquelle physique Finalement, le lundi, je récupérai ma voiture au garage et partis travailler.
de l’accident. Je téléphonai ensuite au garage de la ville pour qu’il vienne Je conduisais au radar alors que la journée était superbe et que le soleil
remorquer la voiture et la remettre en état. En attendant la dépanneuse, je brillait. En arrivant au collège, je découvris dans ma boite aux lettres une
décidai de me faire du café. Alors que je remplissais la cafetière à l’évier de grande enveloppe du courrier interne provenant de la bibliothèque. À l’in-
la cuisine, je jetai un coup d’œil par la fenêtre qui donne sur l’arrière de la térieur, je trouvai une page imprimée avec un post-it plaqué en travers :
maison. Dans la lumière naissante du matin, j’aperçus un cerf en train de
boire dans la mare aux moineaux. Une vague de frayeur déferla en moi. Je Jeff,
me précipitai vers la porte de derrière, l’ouvris et hurlai : « Qu’est ce que La prochaine fois, si tu pouvais me demander quelque chose de plus
tu me veux, à la fin ? ». Le cerf avait disparu. simple, comme l’inventeur du Velcro, ça m’arrangerait. J’ai finalement
Tout en buvant mon café, je tentai de me convaincre qu’il s’agissait trouvé ceci sur Avramody. J’espère que c’est ce que tu cherchais.
d’une simple coïncidence. Nous vivions près d’une région boisée et même Jane
si l’occasion d’observer un cerf près des habitations restait rare, ce n’était
pas non plus un événement exceptionnel. Je mis de la musique, essayai de J’emportai la feuille dans mon bureau, fermai la porte et me plongeai
noter un paquet de copies à corriger, regardai la télévision, sans pouvoir un dans sa lecture.
seul instant empêcher mon esprit de rechercher le mot que le cerf m’avait
murmuré.
Cet après-midi là, lorsque mon aîné, qui allait à l’école à vélo, ne revint Nicolas Avramody, né en 1403, mort en 1441, vivait dans le village de
pas à l’heure prévue, je sentis un insidieux serpent s’insinuer dans mes Fornapp sur la côte méridionale de l’Angleterre. Né au sein d’une famille
pensées et je me mis à paniquer. J’emmenai le cadet qui venait tout juste de aisée, il reçut une éducation classique de son père cartographe. Vers l’âge
descendre du bus scolaire et, puisque je n’avais plus de voiture, je m’élançai de vingt ans, Avramody quitta le giron familial en renonçant à la succession
à pied avec lui à la rencontre de son frère. Une litanie d’horreurs me traver- de son père. Il construisit lui-même une cahute dans les bois environnants
90 et commença à rédiger un livre, publié plus tard sous le titre Une Pelote en — Est-ce que cela signifie quelque chose de particulier ? » demandai-je.

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Fil de Miel. Cet ouvrage devint un texte de référence pour les puritains et Elle acquiesça en haussant les épaules.
est abondamment cité dans les travaux philosophiques de l’ecclésiastique « Je suis certaine que oui, dit-elle.
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et historien Cotton Mather2. La «  pelote en fil de miel » était une méta- — Je pensais que vous ne pouviez pas vous en souvenir, rappelai-je.
phore pour décrire l’inextricable complexité de l’existence humaine. Pour — Eh bien, c’est assez curieux. La semaine dernière, lorsque j’essayais
la plupart des mortels, la vie et les événements qui s’y entrecroisent ressem- d’écrire sur elle au cours, je ne parvenais pas à l’extraire de ma tête. Puis,
blent à une boule de fils emmêlés, mais cet inexplicable désordre possède plus tard cette nuit là, j’étais assise devant la télévision et tout à coup, le
la douceur du miel parce qu’il fait partie du plan de Dieu pour nous. Au nom a jaillit dans mon esprit. Je me le rappelais si nettement que j’avais
travers de la pelote, toutes nos vies se touchent, s’enchevêtrent et se lient l’impression de ne jamais l’avoir oublié. Je suis sûre que d’écrire sur elle
pour de divines et bienveillantes raisons. m’a aidé à le retrouver. »
L’ermite-philosophe fut finalement banni de l’église en raison d’une autre Je lus le texte de Madame Apes. C’était un tribut d’amour à sa fille,
de ses croyances. Il professait que les animaux possèdent une âme et qu’à assez semblable à que j’avais pu lire d’un millier d’autres étudiants qui
force de patience, il était possible de communiquer avec eux. Pour lui, tou- avaient perdu un être cher et confiaient souvenirs et sentiments à l’écriture.
tes les créatures connaissaient le plan de Dieu excepté les humains, privés Madame Apes avait fait de grands progrès en grammaire et en orthographe
de ce savoir depuis qu’ils avaient été chassés du Jardin d’Eden. L’influence mais je n’eus plus l’occasion de travailler ces points avec elle car elle ne
grandissante des thèses d’Avramody dans la région irrita le clergé local. réapparut plus au cours après ce jour. L’université n’avait pas son numéro
Des rumeurs se mirent à circuler, évoquant de prétendues pratiques zoo- de téléphone et aucun étudiant ne savait où elle habitait.
philes en raison des nombreux animaux qui vivaient aux alentours de la Je pensais que cette histoire s’arrêterait là. D’une certaine façon, il me
masure de l’ermite. À cette époque, une fillette de Fornapp mordue par une semblait satisfaisant que mon étudiante soit allée aussi loin dans sa com-
chauve-souris contracta la rage et mourut. Les pères de l’église affirmèrent préhension d’elle-même. Il subsistait des zones d’ombre cependant. Une
aux villageois que l’animal avait été envoyé par Avramody. Ils attisèrent la série de circonstances étonnantes résistait à mes tentatives d’explications.
peur et la défiance tant et si bien qu’une foule en furie agressa Avramody et Je décidai de considérer qu’il s’agissait d’une seule et énorme coïncidence
le massacra à coups de gourdin. que j’avais peut-être contribuée à construire dans un accès de paranoïa.
Lors de chaque cours qui suivit, je devais m’interdire d’espérer le retour de
Madame Apes et de pouvoir retravailler avec elle.
La tête emplie de cette histoire, je descendais les escaliers vers ma salle Trois semaines après sa disparition, je déjeunais à la pizzeria de la facul-
de classe lorsque je fus abordé par Madame Apes. Elle me tendit une liasse té quand je repérai une silhouette familière. Elle était entièrement habillée
de feuillets et me dit, « Je l’ai fait. J’ai terminé le travail que vous m’aviez de noir mais n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre. Je pris ma
demandé. » Aussitôt que j’eus distribué le travail à mes autres étudiants, je pizza et allai m’asseoir à sa table.
m’assis avec elle à mon pupitre et entrepris de lire sa composition. Le texte, « Pensez-vous que vous pourriez jeter un sort à cette pizza pour lui don-
long de quatre pages, avait été rédigé à la main sans grand soin. Je n’allai ner du goût, plaisantai-je ? »
pas plus loin que le titre car il était là, le mot que le cerf m’avait soufflé. Elle leva les yeux et secoua sa crinière brune.
Je découvris qu’il contenait une consonne, mais une consonne furtive qui « Se moquer des puissances qui vous dépassent est un jeu dangereux, me
sonnait comme une voyelle lorsqu’elle était entourée d’autres voyelles. répondit la sorcière en souriant. »
« Ayuwea ? » Elle commença à me raconter ce qu’elle était devenue depuis son départ
Madame Apes sourit. « C’est le prénom de ma fille. pour l’université de l’État du New Jersey où elle étudiait l’anthropologie.
— Plutôt inhabituel, fis-je. J’ai toujours été heureux de recevoir des nouvelles de mes étudiants, en
— La mère de ma mère était une métisse indienne Ojibwa, et si j’ai en- particulier de ceux qui n’optaient pas pour la licence en administration
tendu prononcer son nom des milliers de fois par ma mère, je ne l’ai jamais des affaires dispensée par notre établissement. Ce jour-là, elle était venue
vu écrit. Lorsque j’ai eu ma fille, je lui ai donné le nom de ma grand-mère jusqu’à la fac, proche de sa maison, afin d’y mener quelques recherches à
mais j’ai dû inventer la manière de l’épeler. Je savais que ce serait une en- propos de sa thèse, relative à l’importance du langage écrit dans la magie
fant très spéciale et je voulais pour elle un prénom très spécial. et la sorcellerie.
92 « Comment vont vos yeux ? me demanda-t-elle soudain. — Et qu’est que c’est ?

93
— Plus aucune gêne, répondis-je. À vrai dire, ce n’est plus avec les yeux — Une étudiante est passée à la bibliothèque hier. Elle m’a dit qu’el-
que j’ai un problème, c’est avec la tête. le menait une recherche sur le thème de la vanité dans le cadre de vos
je ffr e y ford

jeffr e y fo r d
— Du genre ? cours. Vous ne me croirez pas mais elle était drôlement attifée. Tout en
— En fait, dis-je au bout d’un moment, je crois que c’est un sujet qui blanc, comme une nonne. Elle m’a laissé son nom : une certaine Maggie
devrait vous plaire. » Et j’entrepris de lui raconter en détail l’histoire de Hamilton. »
Madame Apes. Quand j’abordai l’épisode de l’accident avec le cerf et du J’éclatais de rire. « Je connais bien cette personne, répondis-je, mais je
mot qu’il me semblait l’avoir entendu prononcer, elle rit. À la fin je lui de- peux vous assurer qu’elle ne s’appelle pas Margaret Hamilton3. »
mandai : « Que pensez-vous de tout ça ? » « Quoi qu’il en soit, elle m’a demandé de sortir un microfilm du journal
Elle planta son regard dans mes yeux et son expression devint sérieuse. local. Elle l’a emporté au lecteur, a ajusté le film elle-même et a commencé
« Il me semble que vous avez manqué quelque chose. à lire. Quand je suis repassée quelques instants plus tard pour voir si elle
— Manqué ? Comme manqué le bateau ? demandai-je. avait besoin d’aide, elle était partie. J’ai laissé la bobine dans la machine
— Quelque chose d’important, insista-t-elle. au cas où, mais elle n’est jamais revenue. Finalement, avant d’enlever le
— Je pense que j’ai surtout été impressionné par l’incroyable enchaîne- document, sans réelle curiosité, j’ai jeté un coup d’œil sur la page qu’elle
ment des événements, lui dis-je. avait sélectionnée et le nom d’Avramody m’a sauté aux yeux.
— Écoutez, reprit-elle, nous allons faire un marché. Vous relisez ma — C’est quelque chose en rapport avec la pelote en fil de miel, deman-
thèse avant la date de remise des travaux et moi j’irai voir ce qui se cache dai-je ? 
derrière votre réalité. — Pas vraiment, dit-elle. Est-ce que vous vous rappelez cet étudiant
— J’aurais relu votre travail de toute façon », répondis-je sans être vrai- qui fréquentait le collège il y a six ans et qui avait violé et tué une petite
ment certain de souhaiter davantage l’implication du surnaturel dans cette fille ? »
affaire. Je restai silencieux
Je dus la quitter précipitamment pour rejoindre ma classe et elle eut tout « Allo ? appela Jane.
juste le temps de me crier qu’elle garderait le contact. — Je suis là, marmonnai-je finalement.
Plusieurs semaines passèrent et, même si j’avais réussi à maîtriser mon — La fillette s’appelait Melissa Avramody mais du diable si je sais ce que
malaise, je le sentais toujours là, lové au fond de mes tripes. À la fin du vous pourrez faire avec ça, dit-elle.
semestre, j’eus un pincement au cœur en étant obligé d’attribuer un F à — Merci, dis-je, je m’en rappelle maintenant. »
Madame Apes en raison de son absence prolongée. Elle avait certes appris Après avoir raccroché, je me levai de ma chaise et commençai à arpenter
quelque chose à mon cours mais il m’arrivait souvent de me demander si de long en large l’espace confiné de mon bureau. Cette aventure absurde se
j’aurais su expliquer précisément ce que c’était. terminait enfin à la fenêtre qui donnait sur le parking vide. Je posai le front
En ce dernier jour de l’année académique, il me restait encore quelques sur le carreau et regardai au dehors. Le soleil se couchait et le crépuscule
travaux à lire et à évaluer avant de terminer ma feuille de notation. J’enviai s’écoulait doucement sur les arbres de l’espace boisé qui bordait la zone
ceux qui s’étaient joints à l’exode estival dès la fin du dernier cours. Il ré- goudronnée. Je vis ma voiture posée là comme un étudiant solitaire qui se-
gnait sur le campus une atmosphère de ville-fantôme pendant que je lisais rait resté en classe longtemps après la fin des cours. L’instant d’après, mon
seul dans mon bureau. À l’instant précis où je terminais de noter l’ultime attention fut attirée par un mouvement dans la lisière ombragée en bordure
composition, le téléphone sonna. C’était Jane, l’employée de la bibliothè- du bois. Il raclait le sol avec ses sabots et, perturbé par la tombée de la nuit,
que. se tourna pour me montrer ses cors dont un des andouillers pendait jusqu’à
« Je pense qu’il n’y a plus que nous deux dans toute la fac, lui dis-je. la mâchoire. À sa vue, une douleur longtemps contenue se libéra du plus
— Ne me comptez pas, répondit-elle en riant. Je suis chez moi mais je profond de mon être et mes propres mâchoires s’ouvrirent pour lâcher un
viens juste de me rappeler un truc que je devais vous dire. mot simplement constitué de consonnes.
— Ah bon ? Lorsque vous êtes professeur, vous êtes toujours attentif à instruire, à
— Oui, je pensais que j’avais fait le tour à propos d’Avramody, dit-elle, corriger, à sermonner, à conseiller, à aider. Les résidus de ces responsabili-
mais j’ai trouvé autre chose. tés s’accumulent en vous au fil du temps et contribuent à vous transformer
94 en étudiant médiocre. Ce soir-là, aux dernières heures de l’année scolaire,
Francis Valéry • Jean-François JAMOUL — Temps

95
je leur accordai leur mention à tous, Kevin Wheast, Melissa Avramody incertains (livre + DVD), Sordide

Mes carnets
Sentimental, 2006. 500 exemplaires
et Madame Apes en m’assignant à moi-même la mission de continuer ce numérotés. Site de l’éditeur : http://
je ffr e y ford

car n e ts r o u g e s
boulot pour tous ceux qui n’avaient jamais réussi. Je ne me demandais pas perso.wanado.fr/sordide.sentimental
combien de temps cela durerait, ni même si je devais envisager de réclamer • Guy COSTES et Joseph ALTAIRAC
un cours supplémentaire mais j’allumai l’ordinateur et je me mis à taper.
Parmi tous ces mots qui circulaient dans mes veines, je trouvai l’inspira-
tion. Alors la boucle finale de la pelote en fil de miel se referma sur moi et
rouges 13 — Les Terres creuses, bibliographie
commentée des mondes souterrains
imaginaires, Encrage, collection
Interface n°4, 2006.
m’aspira dans son cœur emmêlé.
« Références et • François ROUILLER — 100 mots pour
voyager en science-fiction, Les
empêcheurs de penser en rond, 2006..

apocalypses »
• Robert SILVERBERG — L’Oreille
interne, Folio-SF 265, 2006.
• Robert SILVERBERG — Né avec les
« The Honeyed Knot » - F&SF, mai 2001 morts, Folio-SF 250, 2006.
Sélectionné - prix World Fantasy • Robert SILVERBERG — En un autre
Traduction - Thierry Chantraine pays, Folio-SF 264, 2006.
Parution in Fiction tome 2 • Robert SILVERBERG — Mon nom est
Les amateurs d’essais, monographies Titan, J’ai Lu SF 8112, 2006
et autres ouvrages de référence consa- • Jasper FFORDE — Le Puits des
crés aux littératures (dites dorénavant) histoires perdues, Fleuve Noir, 2006
de l’imaginaire sont choyés : il est en ef- • Greg Egan — Axiomatique, Bélial, 2006
• Ted Chiang — La Tour de Babylone,
fet paru ces derniers temps force littéra-
Denoël “ Lunes d’encre ”, 2006.
ture commentatrice, souvent du meilleur • John CROWLEY — L’Été-machine, Les
cru. Seul bémol d’ordre pratique : ce fut moutons électriques, 2006.
le plus souvent chez des éditeurs connus • John WYNDHAM — Le jour des
des seuls initiés et pas forcément bien Triffides, Folio-SF 267, 2006.
diffusés. Il ne sera peut-être pas inu-
tile de rappeler que les petits éditeurs
pratiquent volontiers la vente directe
par correspondance mais aussi que les — je me souviens encore de la couver-
bons libraires commandent volontiers ture épatante par l’un des Bazooka. Puis
les ouvrages les plus invraisemblables, l’animal se recentra sur le domaine musi-
pour autant que vous leur fournissiez cal en consacrant ses livraisons suivantes
des références complètes. à Throbbing Gristle (voir mon reportage
dans Bifrost sur les secondes Utopiales,
Commençons cette chronique par à Poitiers), Tuxedomoon (groupe de San
l’objet que vous avez forcément man- Francisco moins bruyant que leurs voi-
qué. En 1973, il y donc a une éternité, sins Snake Finger ou Residents, et dont
Jean-Pierre Turmel édita One-Shot, le saxophoniste traîna un temps à Bor-
un fanzine de science-fiction tellement deaux) ou encore Joy Division (tout est
luxueux et original qu’on en parle enco- dans le titre). Et cela sous des couvertu-
re dans les chaumières faniques ; quel- res toujours bazookesques au possible.
ques années plus tard, histoire de ne pas C’était le bon temps. Quasiment trente
se dédire, Turmel modifia le titre de la ans plus tard, Jean-Pierre Turmel, excel-
seconde livraison en Sordide Sentimental lente nouvelle, s’intéresse toujours à la
96 science-fiction ! Cela nous vaut, au dé- érudit, est une acquisition qui s’impose. existe des pervers), est une chronobiblio- plus ». La honte. La citation placée en

97
tour d’un catalogue musical aujourd’hui graphie recensant 2211 textes de fiction ; exergue de l’article — « une idée claire
fort impressionnant et toujours posi- Restons dans le domaine de l’éru- chaque œuvre est au minimum décrite et est synonyme d’idée étroite » — semble
c a r n e ts r o u ges
dition avec un nouveau pavé proposé,

car n e ts r o u g e s
tionné à l’avant-garde du bon goût, un commentée en quelques lignes, lorsque le indiquer que Lehman est conscient de la
fort bel hybride constitué d’un livre et sous la houlette scientifictive de Joseph motif y est utilisé de manière anecdoti- complexité de son sujet et de la non fina-
d’un DVD, l’ensemble constituant un re- Altairac et Guy Costes, par Encrage, édi- que, et accompagnée d’un extrait concis lisation de sa réflexion, dont on extraira
marquable hommage à Jean-François Ja- teur spécialisé dans l’autre littérature, et mais fort bien choisi et parfaitement si- toutefois cette absolue vérité première :
moul, peintre, musicien, essayiste… dis- consacré en quasi totalité au motif de la gnificatif. Lorsque l’œuvre est centrée, « La science-fiction est d’abord une ex-
paru en 2002. Outre des textes écrits par Terre creuse, un des plus fascinants de si l’on peut dire, sur le motif ou qu’au périence esthétique ». Pas mieux ! Sur ce,
ses proches, amis ou admirateurs (dont la science-fiction ancienne et qui s’avère moins celui-ci y joue un rôle plus essen- je retourne déambuler dans les couloirs
quelques pointures dans nos milieux), on aussi ancien que la littérature elle-même. tiel que celui d’un simple décor exotique, de ma bibliothèque pour y picorer ma
trouvera dans le livre une vingtaine d’es- Après une brève et complaisante, donc les auteurs proposent alors un com- dose d’illustrations et d’extraits choisis
sais publiés par Jean-François Jamoul inutile, préface de I. F. Clarke, on pren- mentaire plus détaillé qui peut prendre (signalés par des petites fiches qui dépas-
entre 1973 et 1990, dans Nyarlathotep, dra le temps d’apprécier une longue l’allure d’un véritable essai. L’ouvrage, sent de mes livres préférés) : c’est fou le
Fiction, L’Année de la science-fiction ou introduction dont le principal défaut, comme il se doit, est enrichi de plus de nombre de livres de science-fiction qui ne
encore Univers (Yves Frémion est sans rédhibitoire mais amendable, est d’être 2000 illustrations, en majorité des cou- possèdent que vingt lignes d’intérêt, mais
doute l’éditeur qui a le plus publié Ja- composée en caractères minuscules, et vertures d’ouvrages mais également des parfois quelles lignes !
moul) — ainsi qu’un très long essai sur dont la principale qualité est de se révé- documents rares et étonnants. Deux es- En définitive et à tête reposée, une fois
J. G. Ballard que j’eus le bonheur et la ler, après agrandissement à sais complètent cette remarquable chro- retombé notre enthousiasme — qui relè-
chance de publier dans la revue Opzone la photocopieuse et atten- nobibliographie illustrée. Celui de Fabri- ve en grande partie de la fascination pour
en 1980 (ce qui ne nous rajeunit pas). tive lecture, être d’une éru- ce Tortey, prenant prétexte d’un ouvrage ce genre de compilation démente réalisée
Ces textes tiennent aisément la meilleu- dition et d’une intelligence de Paul Ronceray, est une passionnante par des collectionneurs complétistes à
re place parmi ce qui a été écrit de plus fort appréciables ; on réflexion d’ordre paléoanthropologique deux doigts de l’enfermement psychiatri-
sensible et de plus intelligents sur des s’en réjouira tant il existe — nous nous permettons de suggérer que — on se gardera de se demander à
auteurs comme Ballard, Lem, Vance, d’érudits sachant tout à l’auteur de (re)lire Les Cicatrices de quoi sert ce genre de travail, tant il est
mais conduisant leur vie
Dick, Brunner ou Brussolo. l’évolution qui, sauf erreur de notre part, évident que la réponse se résume à deux
comme s’ils n’avaient rien
Les textes critiques et philosophiques n’a pas nourri sa réflexion alors qu’il mots : à rien. Ce qui en soi ne me pose
appris de leur savoir, et
de Jamoul, qui était un immense et sur- nous est apparu, en son temps, comme aucun problème, tant j’ai l’habitude de
de cerveaux brillants dont
prenant lecteur, suffiraient à faire de lui un ouvrage fondateur d’une nouvelle et ce type de positionnement, mais qui en
on regrette qu’ils tiennent
un des intervenants majeurs dans le petit fascinante perspective. On notera toute- posera peut-être à l’acheteur potentiel
la conjecture rationnelle
monde de la science-fiction des années fois que cette intervention tombe comme vu le prix — difficile de faire autrement
pour quantité négligeable. Ah, si Roland
septante et huitante — mais il y a aussi un cheveu sur la soupe, mais bon… Le — de cette somme.
Barthes dont on ne relira jamais assez
ses peintures, car l’homme était aussi second essai est signé Serge Lehman dont J’attendais énormément de l’essai de
Mythologies s’était un peu plus intéressé
un artiste talentueux qui, entre autres le principal défaut est d’être non pas trop François Rouiller : 100 mots pour voya-
à la science-fiction ! Et si Edgar Morin
et dans notre domaine, offrit à la revue intelligent, on ne l’est jamais assez, mais ger en Science-Fiction, aux Editions Les
voulait bien s’y intéresser ! Nul doute
Galaxie (celle des années Opta) quelques bien trop conscient de l’être ; lire Leh- empêcheurs de penser en rond — tout
que cela nous réconcilierait avec la criti-
couvertures. Le DVD propose ainsi deux que intellectuelle… et nous ferait oublier man en théoricien de la science-fiction, un programme ! François Rouiller est
diaporamas de ses tableaux et dessins l’insupportable Umberto Eco. c’est en général prendre conscience de un grand lecteur de science-fiction.
qui relèvent le plus souvent d’un ailleurs Nous avons donc ici le beurre, l’ar- sa propre petitesse — surtout lorsque C’est aussi un dessinateur assez fasci-
aux couleurs de la science-fiction, du gent du beurre et les charmes de la cré- l’on essaie de résumer ce que l’on vient nant — un des seuls en francophonie à
fantastique ou de la fantasy — l’un des mière — ou du crémier, c’est selon. Le de lire (et d’avoir eu l’impression de travailler dans l’esprit des illustrateurs
diaporamas est par ailleurs sonorisé avec corpus de l’ouvrage, plus de 600 pages comprendre, en temps réel) pour tenter de pulps américains ; il y a chez Rouiller
une conversation enregistrée en 1970. composées encore en plus petit mais il d’en faire profiter un tiers… on ne peut quelque chose de Edd Cartier ou de Ed
On l’aura compris : ce florilège de l’œu- s’agit d’une encyclopédie à picorer et non en général marmonner qu’un vague « je Emshwiller — non dans le style mais,
vre critique et picturale de Jean-François d’un texte à lire en continu (encore qu’il viens de lire un truc très fort… mais ce qui est plus important, dans l’inten-
Jamoul, artiste transverse et merveilleux je ne pourrais pas t’en dire beaucoup tion. C’est également un essayiste inté-
98 ressant qui cultive une approche origi- lecture présentant les cent incontour- de celle de Chicago à celle de Bruxelles ; cond roman de Jasper Fforde dans une

99
nale de la science-fiction et le créateur nables que tout honnête homme se doit « Cadillac » aurait pu être le titre d’une de mes précédentes chroniques aura
/ bidouilleur d’une exposition théma- d’avoir lu. En somme, j’attendais un autre réflexion sur le futurisme dans donné envie à quelques uns de mes lec-
c a r n e ts r o u ges
tique sur les « substances » forçant la livre prétendant parler de tout sauf de l’esthétique industrielle, s’appuyant sur teurs d’aller y voir de plus près — dans

car n e ts r o u g e s
science-fiction à assumer le réel. Enfin, science-fiction — afin de mieux parler les fameuses tail fins des modèles 1959 ; l’affirmative et pour autant que l’expé-
il est suisse et est un des proches de la uniquement de science-fiction ! Et de « Voiture volante » aurait pu donner rience leur ait convenu, je me permets
Maison d’Ailleurs, le plus important fait, Rouiller aborde le genre par les prétexte à une réflexion sur l’intrusion de signaler la parution, toujours au
musée de la science-fiction (et de toutes marges dans plusieurs articles — ma- d’un objet de science-fiction dans le réel Fleuve Noir, du Puits des histoires per-
ces choses) au monde, voulu et créé par gnifiques en intention — tel celui sur — « Powerbook » aurait pu remplir ce dues, suite tout aussi enthousiasmante
le regretté Pierre Versins. On ne s’éton- le « Presse-citron » wellsien de l’ami rôle, en plus évident mais en moins poé- et directe du précédent. C’est dit.
nera donc pas que le nouveau livre de Starck, incarnation d’une bonne partie tique ; on regrettera également le non Une autre pensée pour les amateurs
Rouiller fasse d’emblée référence à Ver- de mes fantasmes personnels, ou celui intérêt manifeste de l’auteur (du moins de nouvelles, j’ai ces derniers mois
sins et à son fameux « L’imaginaire est sur les robots en « Fer-blanc » ! dans le cadre de cet ouvrage) pour les picoré de temps en temps dans deux
plus grand que l’univers connu ». Hélas ce guide qui se veut « une invi- mythes modernes issus de la littérature recueils : La Tour de Babylone de Ted
Pour Rouiller, la science-fiction est tation au voyage hors des pistes conve- de science-fiction : cryptozoologie, ufo- Chiang et Axiomatique de Greg Egan.
un inépuisable réservoir d’idées. Pour en nues, entre quotidien et futur, planètes logie. Cet ouvrage est, en définitive, tout Je ne connaissais pas le premier — il
avoir un peu parlé avec lui, je crois que exotiques et idées fécondes » s’avère, à ce qu’il prétend ne pas être : à la fois un faut dire, à ma décharge, que l’auteur,
nous avons en partage cette idée que si la lecture, infiniment plus sage qu’es- glossaire et un choix de lectures com- aujourd’hui âgé de quarante ans, semble
Pierre Versins la définissait comme un compté. mentées. Cela étant, même si le contrat ne pas encore avoir trouvé le temps
état d’esprit, elle est avant tout une es- En définitive, la plupart des articles n’est pas rempli sur le plan conceptuel, d’écrire plus de huit nouvelles en tout
thétique — et nous rejoignons là notre tombent dans les pièges méthodologi- 100 mots pour voyager en Science-Fic- et pour tout, et elles sont toutes réunies
ami Serge Lehman (cf. ci- ques dénoncés par l’auteur : tion est un livre souvent brillant et d’une dans ce recueil. Je connais bien le second,
avant). J’ajouterais pour ma « Invisible » est une simple lecture parfaitement agréable. étant co-signataire d’une partie des
part que la science-fiction est présentation d’une nouvelle traductions — facile à repérer, ce sont
à la fois un positionnement de Rosny Aîné ; « Posté- (...) les plus littéraires, les autres traducteurs
relevant du pas de coté et de rité » est une lecture de Les Je terminerai cette chronique en ayant semble-t-il préféré coller au
l’approche transverse, une derniers et les premiers de signalant quelques ouvrages fort texte original, souvent crapoteux de
façon de se définir en rap- Stapledon ; « Quête » est aimables. l’auteur. Ma foi, ce sont deux excellents
port avec l’univers, une ma- consacré à La Horde du Je ne sais pas si 2006 a été l’année recueils qui ne dépareront pas de votre
nière d’être au monde et de Contrevent de Alain Dama- Silverberg mais ça y a ressemblé ! Parmi bibliothèque.
tenter de se l’approprier. Un sio ; « Pionnier » est un es- le flot de rééditions, on ne manquera pas Et pour conclure, deux rééditions
paradigme, en somme. Et sai sur la trilogie martienne un de ses meilleurs romans : L’Oreille pour la bonne bouche : Le Jour des Trif-
pour tout dire : un virus des de Robinson ; « Maison » interne (Dying Inside, 1972) ; les ama- fides de John Wyndham — ou l’exemple
plus contagieux qui a litté- est une présentation de Au teurs de novellas, ces œuvres structurées idéal d’un roman mille fois supérieur
ralement contaminé toute la carrefour des étoiles de Si- comme des courts romans mais relevant à son adaptation cinématographique
palette du réel au cours des mak ; « Trop » est une sim- de l’esthétique de la longue nouvelle — et L’Été machine de John Crowley,
années cinquante, au point que nous ple entrée sur Serge Brussolo… d’autres (suis-je clair ?) et qui sont la forme ul- que l’éditeur définit avec beaucoup de
vivons aujourd’hui dans un univers de ne sont que des thématologies, comme time de l’art science-fiction (rien moins) justesse comme une œuvre de science-
science-fiction. William Gibson ne me « Pire » qui aurait simplement pu s’ap- feront l’acquisition de deux recueils fiction écrite avec le lyrisme et la sensi-
démentira pas. peler, dans un contexte d’encyclopédie parus en Folio-SF : En un autre pays et bilité de la fantasy. Deux chef-d’œuvres
Oui, j’attendais beaucoup de cet revendiquée, dystopie. On cherchera Né avec les morts ; enfin les lecteurs de de la thématique post-cataclysmique,
ouvrage, pour le talent de Rouiller et en vain dans l’ouvrage des entrées vrai- nouvelles ne manqueront pas le pavé chacun dans leur genre.
pour son partie pris de ne surtout pas ment rebelles et/ou transverses : « Ato- (850 pages pour 23 textes) paru chez
proposer une nouvelle histoire chro- mium » aurait pu être le titre d’une ré- J’ai Lu : Mon nom est Titan, nouvelles
nologique du genre, une encyclopédie flexion sur les visions du futur mises en au fil du temps 1988-1997. Extraits de la chronique parue in
de plus ou encore un de ces guides de scène dans les expositions universelles, Je ne sais si mon éloge appuyé du se- Fiction tome 5
Nos
100

101
auteurs
h e n r y m a rtin

nos a u te u r s
Laurent Queyssi est un des auteurs fétiches des Moutons
électriques, qui ont déjà publié son premier roman, Neurotwistin’,
mais aussi des nouvelles dans les Fiction tome 3 et 4 ainsi qu’au
sommaire des Nombreuses vies de Fantômas. Il prépare activement
Les Nombreuses vies de James Bond, à sortir fin 2007 dans la
collection « Bibliothèque rouge ».

De Jim Dedieu, dont le blogue est à http://popculturetrauma.


blogspot.com/, vous aviez déjà pu lire en ces pages une suite
de « short shorts » (tome 1). Cette fois c’est avec son complice
Laurent Queyssi (blogue à http://marshotel.blogspot.com/) qu’il
récidive. Un complice qui a d’ailleurs une jolie actualité, avec la
sortie de son premier roman : Neurotwistin’ — en librairies en
même temps que le présent Fiction, chez le même éditeur. Et les
auteurs d’ajouter qu’il est conseillé de consulter ce site : http://
profile.myspace.com/index.cfm?fuseaction=user.viewprofile&frien
dID=42186024

David Langford reçoit chaque année ou presque le prix Hugo du


meilleur fanzine, pour la feuille comique d’informations Ansible.
Ce citoyen britannique né en 1953, connu pour sa plume caustique
et son talent satirique, livre pourtant également de temps à autre
des nouvelles d’une nature plus sérieuse — dont celle-ci, qui
lui a valut un nouveau Hugo, mais cette fois dans la catégorie
« meilleure nouvelle ». Le principal de sa prose courte a fait l’objet
d’un recueil, The Silence of the Langford, en 1996.

Mark Bourne vit depuis peu à Seattle. Professeur de théâtre, il


a également enseigné la littérature, travaillé dans la production
« Nous habitons ici depuis dix-sept ans, Artie. Je crois qu’il est temps vidéos et dans la muséographie (cette dernière activité l’ayant
d’aller voir où mène cette porte. » amené à rédiger le scénario d’un show pour planétarium ayant
Star Trek comme thème. La nouvelle présentée ici avait été traduite
ABONNEZ-VOUS !
102
pour un projet qui ne se fit pas, mais connut entre-temps une autre
traduction, au sein de l’anthologie Sherlock Holmes en orbite, chez
n o s a u te urs

l’Atalante. Il a publié des nouvelles dans de nombreux supports

Les abonnements sont


dont, bien sûr, notre revue-mère F&SF.

le «nerf de la guerre»
L’œuvre de James Stoddard est à ce jour est assez brève, mais par-
ticulièrement marquante : en seulement deux romans, The High

d’une revue. En
House et The False House (1998 et 2000), ce musicien profession-
nel a créé un univers de fantasy que l’on ne pourra décrire que par

vous abonnant, vous


l’expression consacrée « un classique instantané ». Cette fascinante
demeure-monde est également le décor de la nouvelle présentée ici.

Auteur aux Moutons électriques de deux romans (Minuscules économisez entre 3 et


8 euros, pour recevoir
flocons de neige depuis dix minutes et Sunk — ce dernier en col-
laboration avec Fabrice Colin) et d’un recueil de nouvelles, Acide

chaque tome chez


organique (dont le texte-titre fut sélectionné au dernier prix Rosny
aîné), David Calvo mène également une carrière de scénariste de

vous, port gratuit, une


BD, avec des titres parus chez Dargaud et Carabas. Préparant pour
2007 un nouveau recueil, plein de petites bêtes et de phénomènes

quinzaine de jours
étranges, sous le titre Nid de coucou, il tient aussi un blogue à
http://pomofrag.org/

On ne présente plus Jeffrey Ford aux lecteurs de Fiction, qui sa- avant la sortie en
librairies.
vent que nous tenons à le publier dans chacune de nos livraisons.
Notre confrère Bifrost vient aussi de publier l’une de ses nouvelles,
tandis que sortait aux États-Unis le recueil Empire of Ice Cream et
que Denoël doit traduire son dernier roman. Le blogue de Jeffrey
« Magic » Ford se lit à http://14theditch.livejournal.com/
Abonnement au semestriel, Anciens numéros :
Icha, le dessinateur de notre couverture, est illustrateur et anima- pour 2 tomes (1 an) : 43 euros tome 1 = 19 euros ; tome 2 =
teur, son site est à http://www.almostdyingcat.com/ (DOM-TOM et hors Europe : 19 euros ; tome 3 = 23 euros ;
45 euros) ; pour 4 tomes (2 tome = 23 euros ; Fiction
ans)  : 84 euros (DOM-TOM et Spécial 1 = 28 euros. Ajouter 3
hors Europe : 86 euros). euros de port par volume.
À l’ordre des Moutons À l’ordre des Moutons
électriques, 245 rue Paul-Bert électriques, 245 rue Paul-Bert


69003 Lyon, France. 69003 Lyon, France.

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