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LA PSYCHOLOGIE DE L'HOMME MODERNE

Accompagné de Le texte et le contexte. Saisir « le mal de l’âme européenne » de


Florent Serina et de Jung 1928. Entre cour et jardin, la perspective de Christian
Gaillard

Carl Gustav Jung

Les Cahiers jungiens de psychanalyse | « Cahiers jungiens de psychanalyse »

2011/2 N° 134 | pages 137 à 164


ISSN 0984-8207
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cahiers jungiens de psychanalyse – 134
document

Nous remercions Monsieur Ulrich Hoerni et la Stiftung der Werke von


C. G.  Jung qui nous ont aimablement autorisés à publier ce texte. Les éditions
Buchet/Chastel en ont publié une version sensiblement différente dans Problèmes
de l’âme moderne (copyright Buchet/Chastel).

La psychologie de l’homme moderne


Carl Gustav Jung

1 Le problème de la psychologie de l’homme moderne est une de ces ques-


tions qui, précisément parce qu’elles sont modernes, sont difficiles à délimiter.
L’homme moderne est celui qui vient d’être façonné et un problème moderne
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est celui qui vient de se poser et dont la solution est encore à venir. Aussi la
question de la psychologie de l’homme moderne est-elle une interrogation qui
serait peut-être toute différente si nous pouvions le moins du monde supposer
quelle en sera la solution. De plus, ce problème concerne quelque chose de
tellement général, pour ne pas dire de vague, et qui dépasse tellement les forces
de l’intelligence d’un seul homme qu’il nous faut l’aborder en toute humilité
et prudence.
2 Je tiens pour absolument essentiel le fait de reconnaître dès l’abord combien,
en cette matière, nos moyens sont limités, car il n’est tel que ce problème pour
induire à l’emploi de grands mots et qui sont creux à proportion. Nous serons
à la vérité obligés de dire des choses qui pourront paraître pleines d’orgueil et
de hardiesse et susceptibles de nous éblouir nous-mêmes. Il n’y a eu que trop de
gens jusqu’à ce jour qui se sont laissés prendre au piège de leurs propres mots.
3 Dès le début de la thèse, je ferai une affirmation audacieuse, en disant que
l’homme que nous appelons moderne, qui vit par conséquent dans l’actualité
la plus immédiate, se trouve à l’extrémité même du monde. Il est seul sous
le ciel et a à ses pieds l’humanité entière, avec son histoire qui se perd dans
les ténèbres primitives, et devant lui le gouffre où s’agite tout le futur. Les
hommes modernes, ou pour mieux dire les hommes les plus actuels, sont fort
peu nombreux, car il leur faut acquérir la conscience la plus intense et la plus
étendue, et réduire leur inconscient au minimum, car celui-là seul est de notre

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époque qui est parfaitement conscient de son existence en tant qu’homme. Il
reste bien entendu que l’homme moderne n’est pas seulement celui qui vit de
notre temps, sans quoi tout ce qui est actuel serait moderne, mais celui qui
possède du Présent la conscience la plus claire.
4 Celui qui parvient à cette conscience est nécessairement solitaire. À toutes
les époques, l’homme moderne est solitaire, car chaque pas qui le rapproche
d’un état de conscience plus élevé et plus vaste l’éloigne de la « participation
mystique » originelle et purement animale avec les autres, de la communauté
primitive où règne l’inconscient. Chaque pas en avant l’arrache à cette incons-
cience où croupit en grande partie la masse des hommes. Même dans un pays
civilisé les basses classes se distinguent en celà bien peu des primitifs. Les classes
un peu plus élevées, pour la plupart, en sont à un stade qui correspond aux
premières civilisations humaines. Quant aux classes supérieures, leur degré de
conscience représente à peu près la somme des civilisations des derniers siècles.
Dans l’actualité seul l’homme que nous appelons moderne peut vivre vraiment,
car il a conscience de cette actualité. Pour lui seul, les mondes qui ont vécu à
un degré de conscience suranné n’offrent plus d’intérêt que pour l’histoire,
dans leur appréciation des valeurs comme dans leurs efforts. Aussi se place-t-
il en dehors de l’histoire, et par là même est-il étranger à la masse, qui ne vit
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que d’idées traditionnelles. Il n’est même tout à fait moderne que lorsqu’il est
parvenu à l’extrêmité même du monde, lorsqu’il n’y a plus derrière lui que des
choses désuètes et dépassées et devant lui un néant contenant en germe tout le
devenir.
5 Ces réflexions paraissent tellement solennelles qu’elles effleurent presque la
banalité, car il n’est rien de plus facile que de prétendre posséder ce degré de
conscience. Et, de fait, il existe une foule de non-valeurs qui se donnent l’air
moderne, qui ont escamoté toutes les étapes dont chacune représente toute
une vie, qui sont des déracinés et qui surgissent, tels des pitres, aux côtés de
l’homme moderne et jettent le discrédit sur sa solitude. Et il arrive qu’au regard
peu perspicace de la foule les hommes véritablement modernes ne soient jamais
aperçus que sous les espèces de ces pitres et soient confondus avec eux. Quoi
qu’il arrive, le moderne jouit d’une mauvaise réputation, et ceci de tout temps,
à commencer par Socrate et par Jésus.
6 Vouloir être moderne implique une déclaration volontaire de faillite, ainsi
que de faire vœux de pauvreté et d’ascétisme dans un sens nouveau ; cela
implique même la renonciation douloureuse à l’auréole de la sainteté (qui
demande toujours la sanction de l’histoire). C’est le péché de Prométhée que de
se placer en dehors de l’histoire. C’est en ce sens que l’homme moderne devient
fautif, car son degré de conscience plus élevé est son péché. Mais seul, comme
nous l’avons déjà dit, celui-là peut arriver à avoir au degré suprême conscience

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de l’actualité, qui a dépassé les étapes de conscience précédentes, c’est-à-dire
qui n’a esquivé aucune des tâches que lui a proposées l’existence. Aussi, au meil-
leur sens du terme, l’homme moderne doit-il être vertueux et vaillant, être aussi
capable que les autres et même encore un peu plus, et peut-être même pouvoir
atteindre le degré de conscience encore en formation.
7 Je sais que l’idée de « valeur » est particulièrement détestée de ceux qui se
donnent faussement pour modernes, car elle leur rappelle désagréablement leur
tromperie. Ceci n’est pas pour nous empêcher d’élever cependant la valeur au
rang d’un critérium essentiel de l’homme moderne, et sans lequel celui qui se
prétend tel n’est qu’un raisonneur dépourvu de probité. La raison pour laquelle
l’homme moderne doit avoir de la valeur est que le fait de se placer en dehors
de l’histoire est un manque de fidélité envers le passé, lorsque n’intervient pas
pour y suppléer la faculté créatrice. C’est futilité pure de se borner à la négation
du passé. Le présent n’a de sens que placé entre le passé et le futur. Il n’est que
transition entre les deux. Celui qui en a conscience sous cet angle a seul le droit
de s’intituler moderne.
8 À la vérité, bien des gens prennent ce titre, et en particulier ceux qui n’y
peuvent pas prétendre. Aussi trouve-t-on le plus souvent les esprits véritable-
ment modernes parmi les personnes qui se disent conservatrices. Cette attitude
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résulte chez elles de leur désir d’expier les atteintes qu’elles portent à l’histoire
en insistant sur certaines traditions et aussi de n’être pas confondues avec les
faux modernes. Tout bien comporte un mal, à peu près inévitablement. Et
le sentiment d’orgueil qui accompagne la conscience pour l’homme moderne
d’être l’aboutissant de toute l’histoire humaine, au cours de tant de siècles,
engendre bientôt une certaine tristesse à force de voir déçus si fréquemment des
espoirs millénaires. Après deux mille ans l’histoire chrétienne, voir à la place de
la Parousie et du Royaume de Dieu sur terre une guerre mondiale entre nations
chrétiennes avec l’emploi de fils barbelés et de gaz, quelle catastrophe dans le
ciel et sur la terre !
9 À ce propos revenons à la modestie. Certes, l’homme moderne est sur une
cime, mais il sera dépassé demain. Il est bien le résultat d’une évolution extrê-
mement ancienne, mais il est aussi la plus grande désillusion possible apportée
aux espoirs humains. Il est parfaitement conscient de tout cela. Il a vu combien
fécondes pouvaient être la science, la technique et l’organisation, et combien
néfastes aussi. Il a vu comment tous les gouvernements bien intentionnés, par
la pratique de l’adage Si vis pacem, para bellum ont si soigneusement protégé
la cause de la paix que l’Europe a failli en périr. Pour ce qui est des idéaux, ni
l’idée chrétienne, ni celle de la fraternité humaine, ni celle du socialisme inter-
national, ni la solidarité des intérêts économiques n’ont victorieusement subi
l’épreuve du feu. Or, dix ans après la guerre, nous voyons à nouveau à l’œuvre

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le même optimisme, les mêmes organisations, les mêmes aspirations politiques,
les mêmes phrases et les mêmes formules qui nous préparent de longue date
aux mêmes catastrophes. On reste sceptique devant les pactes de mise hors la
loi de la guerre, malgré qu’on leur souhaite d’atteindre leur but. Au fond toute-
fois un doute vicie tous ces essais par lesquels nous nous berçons. Et je ne crois
pas trop dire en comparant la conscience moderne à l’esprit d’un homme qui a
subi une secousse fatale et depuis ce moment n’a plus confiance en lui-même.
10 Ceci est de nature à vous laisser apercevoir que je suis limité par le fait
d’être médecin. Je ne peux pas m’abstraire de ma qualité de médecin. Un méde-
cin a tendance à voir partout des maladies, mais une partie essentielle de son
art consiste à ne pas les voir où elles ne sont pas. Aussi me garderai-je bien
d’émettre l’opinion que la race occidentale, et la race blanche en général est
malade et que l’Occident est en train de sombrer. Un jugement de cette nature
dépasse de beaucoup ma compétence.
11 Lorsque vous entendez quelqu’un discourir sur un problème relatif à la civi-
lisation ou à l’humanité, il faut toujours vous enquérir de la personnalité de
l’orateur, car, plus le problème est général, plus la tournure d’esprit de celui qui
parle influera sur sa façon de poser le problème. D’un côté, cela peut, certes,
amener d’insupportables déformations et même comporter des conclusions
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erronnées ; mais d’autre part si une telle question générale a pris possession
d’un homme entier, c’est bien la meilleure garantie que l’orateur a véritable-
ment vécu le problème en cause et peut-être même en a souffert.
12 Je ne connais naturellement le problème de la psychologie de l’homme
moderne que par mon expérience intime et celle que j’ai des autres hommes.
Je connais la vie intérieure d’un grand nombre d’hommes d’une haute culture,
malades ou non, et appartenant à la race blanche dans son ensemble, y compris
l’Amérique. C’est cette expérience qui me permet de parler. Ce n’est évidem-
ment qu’une image simplement subjective que je peux donner, car tout ici est
dans l’âme c’est-à-dire dans le monde intérieur, si je puis dire. Je dois ajouter
de suite, d’ailleurs, qu’il peut sembler curieux que l’âme ne se manifeste pas
toujours et partout à l’intérieur. Il y a des peuples et des époques où l’âme se
manifeste à l’extérieur, donc on pourrait dire qu’ils n’ont pas d’âme dans le sens
individualiste : toutes les civilisations antiques par exemple et tout particulière-
ment l’Egypte avec son objectivité grandiose et sa méconnaissance non moins
grandiose du péché. En effet, il est assez difficile d’imaginer l’ensemble des
problèmes moraux qui se manifesteraient par les tombeaux d’Apis à Sakkaré ou
les Pyramides ou par la musique de Bach.
13 Dès qu’il existe un cadre d’idées et de rites, dans lesquels s’expriment les
concepts et les espoirs de l’âme humaine, c’est-à-dire lorsqu’il existe une reli-
gion vivante, l’âme se manifeste à l’extérieur : à de telles époques, il n’y a pas de

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problème moral, de même qu’il n’y a pas d’inconscient, au sens que nous lui
donnons. La découverte de la psychologie par conséquent a été réservée à notre
époque bien que les siècles précédents aient eu en partage assez d’intelligence et
de facultés d’introspection pour pouvoir découvrir les phénomènes psycholo-
giques. Il en va dans ce domaine exactement comme dans celui de la technique.
Les Romains, par exemple, étaient en possession de tous les principes de méca-
nique et des données physiques nécessaires à la construction de la machine à
vapeur, mais ne construisirent que le jouet de Héron. C’est qu’aucune nécessité
pressante ne les poussait. Cette nécessité est seulement apparue avec la division
du travail et la spécialisation au cours du siècle dernier. De même, il a fallu pour
qu’on découvre la psychologie, la misère morale de notre temps. Auparavant,
les phénomènes psychologiques existaient évidemment mais ils n’arrivaient pas
à la surface, on ne s’en apercevait pas. On s’en passait facilement. Actuellement,
c’est précisément le contraire. Ce sont les médecins qui ont été les premiers à
s’en rendre compte, car, pour les prêtres, l’âme n’existe qu’en vue d’une adap-
tation à des formes déjà connues, et pour garantir une harmonie d’ensemble.
Aussi longtemps que ces conditions de vie religieuse suffiront à l’humanité, la
psychologie ne constituerait qu’une ressource accessoire et l’âme ne serait pas
un facteur en soi. Tant que l’homme vit dans la communauté, il n’a pas d’âme
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individuelle et n’en a nul besoin : tout au plus lui suffit-il de savoir qu’il existe
une âme immortelle. Mais dès qu’il déborde le cadre de sa religion particulière
d’Occidental, et si cette dernière ne suffit plus à contenir toute son existence,
alors l’âme connaît des problèmes qu’on ne peut résoudre avec les moyens ordi-
naires. Voilà pourquoi notre psychologie est à base de faits d’expérience et non
d’articles de foi ou de postulats philosophiques. Et dans ce fait même que nous
avons une psychologie, j’aperçois un symptôme du profond ébranlement de
l’âme universelle. Car il en va de l’âme collective comme de l’âme de l’indi-
vidu : aussi longtemps que tout va bien et que toutes les énergies spirituelles
trouvent un emploi ordonné et suffisant, nous ne nous trouvons devant aucun
phénomène intérieur pénible. Aucun sentiment d’insécurité, aucun doute ne
nous assaille et nous ne pouvons jamais éprouver un dualisme en nous-mêmes.
Mais dès que l’emploi de notre énergie spirituelle reçoit quelque ébranlement,
nous sommes en proie à des phénomènes insolites, la source déborde, pour ainsi
dire ; une contradiction se manifeste entre les mondes intérieur et extérieur et
nous éprouvons alors un dualisme. Seulement à cette occasion, ou plutôt seule-
ment contraints par cette nécessité, on peut découvrir dans l’âme une volonté
différente, je dirai même étrangère, voire ennemie et irréconciliable. La décou-
verte de la psychanalyse de Freud montre ce processus de la façon la plus nette.
Ce qui a été découvert tout d’abord, ce fut l’existence d’imaginations entachées
de perversion sexuelle ou de crime qui, prises à la lettre sont inconciliables

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avec une conscience d’homme civilisé. Jugé de ce point de vue, chacun serait
immanquablement un révolutionnaire, un fou ou un criminel.
14 Il est peu vraisemblable que le tréfonds de l’âme, disons l’inconscient, ait
revêtu cet aspect seulement de notre temps. On peut plutôt croire qu’il en a
toujours été de même, dans toutes les civilisations. Chacune d’elles a eu son
Erostrate, mais aucune ne s’était vue dans la nécessité de prendre au sérieux
tous ces problèmes. Toujours l’âme faisait partie d’un système métaphysique.
Mais la conscience moderne, malgré la défense la plus acharnée, ne peut plus
renier les découvertes effectuées. C’est ce qui différencie notre époque des
précédentes. Nous ne pouvons plus nier l’influence active de ce qui s’agite
dans les ténèbres de l’inconscient, non plus que l’existence d’énergies spiri-
tuelles pour lesquelles nous n’avons pas de place, au moins actuellement, dans
notre conception rationnelle de l’univers. Nous bâtissons sur ces données une
science, preuve de plus combien nous la prenons au sérieux. Avant nous, peut-
être les siècles précédents les ont-ils rejetés sans y prendre garde, alors que nous
ne pouvons pas plus nous en débarrasser que d’une tunique de Nessus.
15 L’ébranlement de la conscience moderne résultant de la guerre et des catas-
trophes qui la suivirent a porté atteinte à la foi que nous avions en nous-mêmes
et en notre bonté. Auparavant, ce sont les autres qui nous paraissaient détes-
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tables, en politique ou en morale. L’homme moderne doit reconnaître qu’il
ne diffère à cet égard en rien des autres. Je croyais auparavant que c’était mon
devoir devant Dieu que de rappeler les autres à l’ordre. Je sais maintenant que
j’en ai besoin autant qu’eux et que je n’ai rien de mieux à faire que de mettre
tout d’abord de l’ordre en moi-même. Et ceci d’autant plus que je ne m’aperçois
que trop combien vacille ma croyance en la possibilité d’apporter de la raison
dans l’organisation du monde, vieux rêve de l’âge d’or où régneraient la paix et
la concorde. Le scepticisme de la conscience moderne à cet égard ne permet à
aucun enthousiasme régénérateur en politique ou simplement réformateur de
se faire jour. Il constitue même l’ensemble de conditions les plus défavorables
qui se puissent imaginer pour que se déversent sur le monde les énergies spiri-
tuelles. Pour citer un exemple : de même, les doutes surgis au sujet de l’être
moral d’un ami influent défavorablement sur les relations qu’on entretient avec
lui. Ce scepticisme dirige la conscience moderne vers l’étude d’elle-même et au
cours de cette sorte de reflux, par suite d’un choc, des phénomènes nous appa-
raissent, qui avaient toujours été présents mais étaient restés dans une ombre
profonde, tant que l’activité de l’esprit avait pu s’exercer à l’extérieur. Combien
différent était le monde de l’homme du Moyen Âge ! La terre était pour lui le
centre du monde. Elle était fermement en place et immobile, le soleil lui prodi-
guait sa chaleur avec bienveillance, les hommes de race blanche, tous fils de
Dieu, objets de l’attention du Très-Haut, et élevés en vue de la félicité éternelle

142
savaient exactement ce qu’il convient de faire et comment il faut se comporter
pour passer de la vie transitoire d’ici-bas à la félicité éternelle. Nous ne pouvons
plus rêver à présent d’une réalité pareille. Les sciences naturelles ont déchiré ces
voiles depuis longtemps. Ce temps est derrière nous, comme notre enfance, qui
est le temps où chacun de nous a cru son père l’homme le plus beau et le plus
puissant du pays tout entier. Nous avons perdu toutes les sécurités métaphy-
siques que possédait l’homme du Moyen Âge et nous les avons troquées contre
un idéal de sécurité matérielle, de bien-être général et d’aspirations humani-
taires. Celui chez qui cet idéal est resté jusqu’ici sans atteinte dispose vraiment
d’une dose extraordinaire d’optimisme. Car cette sécurité elle-même est deve-
nue illusoire : l’homme moderne s’aperçoit que tout progrès accompli dans le
sens du bien est générateur des catastrophes, l’imagination effrayée se détourne.
Quelle est la signification des manœuvres de défense actuelles des grandes villes
contre une attaque par les gaz, sinon que ces attaques, en vertu de l’adage : Si
vis pacem… sont déjà combinées et en préparation. On ne fait ainsi qu’amasser
tout ce qu’il faut pour que les instincts diaboliques s’emparent de l’homme et
l’entraînent. On sait pourtant que les fusils partent tout seuls quand ils sont en
nombre suffisant.
16 Le fond de la conscience moderne est glacé de peur par la connaissance
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de cette loi terrible du flux aveugle des événements pour laquelle Héraclite a
trouvé le concept de l’Enantiodromie. Cette peur paralyse toutefois en la possi-
bilité de parer à cette monstruosité par des mesures sociales ou politiques.
17 Lorsque la conscience a jeté un regard qui l’a remplie d’effroi sur ce monde
aveugle, où création et destruction s’équilibrent, et qu’elle se retourne vers l’in-
dividu, elle découvre au fond de l’esprit humain de sombres espaces dévastés
dont chacun voudrait bien éviter la vue. Là aussi, la science a détruit le dernier
lieu de refuge. Ce qui aurait pu être un abri protecteur, elle en a fait un cloaque.
18 Et pourtant on est presque content de trouver tant de mal au fond de son
âme. On croit au moins pouvoir y trouver la cause première de tout ce qui est
mauvais dans le monde entier. Bien qu’on soit tout d’abord confondu et déçu,
on a pourtant le sentiment que de ces faits psychologiques, qui sont une partie
de notre âme, nous sommes maîtres en quelque mesure, et que nous pourrions
les redresser ou pour le moins, les réprimer. Ainsi pourrions-nous au moins
supprimer en quelque mesure le mal dans le monde environnant. Si l’intel-
ligence des choses de l’inconscient était plus répandue, au cas où un homme
d’Etat se laisserait guider par des motifs d’une méchanceté inconsciente, par
exemple, les journaux pourraient lui dire : « Faites vous examiner, vous souffrez
du refoulement d’un complexe d’Œdipe. »
19 C’est à dessein que j’ai choisi un exemple absurde, pour montrer où conduit
l’illusion qui nous fait croire que nous pouvons tout diriger dans le domaine

143
psychique. Il est certain qu’une grande partie du mal provient de l’inconscience
sans bornes des humains. Nous sommes capables de lutter en quelque mesure
contre la naissance du mal dans la conscience en y prodiguant notre attention
exactement de la même façon que nous avons utilisé jusqu’ici la science pour
lutter contre les maux extérieurs.
20 L’accroissement inouï, et répandu dans le monde entier, de l’intérêt pour la
psychologie, au cours des deux dernières dizaines d’années, montre de façon
indiscutable que la conscience moderne se retire du monde matériel et extérieur
pour se consacrer à l’étude du monde intérieur. C’est là un changement que
l’art expressionniste a conçu par avance, car c’est l’art seul qui saisit de façon
intuitive les modifications à venir de la conscience universelle.
21 L’intérêt que notre époque a pour la psychologie tient à ce que nous atten-
dons de l’âme sans aucun doute quelque chose que le monde extérieur ne
nous a pas donné, quelque chose que les religions devraient contenir, mais ne
contiennent pas ou ne contiennent plus pour l’homme moderne. Les religions
lui apparaissent non plus comme des phénomènes qui dérivent de l’âme, mais
comme des créations matérielles et appartenant à l’inventaire du monde exté-
rieur. Aucun enthousiasme transcendental ne saisit l’homme moderne comme
une révélation intérieure lorsqu’il se consacre à une religion ; il les essaie bien
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plutôt toutes, les unes après les autres, comme on choisit un complet du
dimanche, pour les rejeter ensuite comme des vêtements déjà portés.
22 Les phénomènes assez sombres et qui paraissent presque maladifs qui se
passent dans les profondeurs de l’âme humaine par contre, attirent l’intérêt
bien qu’on puisse mal s’expliquer que quelque chose que tous les siècles ont
rejeté puisse tout à coup intéresser notre époque. C’est pourtant là un fait
qu’on ne peut nier, bien qu’il soit difficilement compatible avec le bon goût.
Et lorsque je parle de cet intérêt pour la psychologie, je ne parle pas seulement
de la psychologie en tant que science, ou même de l’intérêt que manifeste en
somme un cercle assez étroit de gens pour la psychanalyse de Freud, mais de
l’intérêt général que tout le monde manifeste pour les phénomènes de l’es-
prit humain, le spiritisme, l’astrologie, la théosophie, la parapsychologie, etc.
Depuis la fin du XVIe et du XVIIe siècles, le monde n’a rien vu de pareil. La
seule chose qui y soit comparable est la floraison de la Gnose aux Ier et IIe siècles
de l’ère chrétienne. Les courants qui agitent actuellement l’esprit humain sont
exactement comparables à cette dernière : il existe actuellement une « Église
Gnostique de France » et deux en Allemagne, qui portent officiellement ce titre.
Le plus important de ces mouvements, du point de vue nombre tout au moins,
est sans aucun doute la théosophie et sa sœur du continent, l’anthroposophie,
qui est une gnose absolument pure apprêtée à l’indienne. Par contre, l’inté-
rêt manifesté pour une psychologie scientifique tend à s’effacer. La gnose ne

144
se construit exclusivement que sur les phénomènes du monde inconscient, et
du point de vue de la morale elle arrive à de sombres profondeurs, comme le
montre l’adaptation européenne de la Kundalinî Yoga indienne. Il en est de
même des phénomènes de la parapsychologie, ce que confirmera chacun de ses
adeptes.
23 La passion que met l’humanité à poursuivre ces choses diverses relève sans
aucun doute de l’énergie spirituelle qui est refoulée à cause des formes de
religion désuètes. C’est pourquoi toutes ces choses ont au fond un caractère
véritablement religieux, même lorsque, pour ainsi dire, elles sont badigeon-
nées de science, et même lorsque le Dr Steiner appelle son anthroposophie « la
science de l’esprit ». Ces tentatives de voiler la nature profonde de ces courants
montrent combien actuellement la religion est peu à la mode.
24 Ce n’est pas trop dire que de soutenir que la conscience moderne, au
contraire du XIXe siècle, s’est vouée à l’étude de l’esprit humain avec ses espé-
rances intimes les plus fortes, et cela non pas au sens d’une confession tradition-
nelle quelconque, mais au sens gnostique. Si tous ces mouvements se donnent
une certaine allure scientifique, ce n’est pas seulement chose ridicule, ou la
tentative de masquer leur vraie nature, comme je le laissais supposer plus haut,
mais c’est le signe certain qu’en parlant de science, ils pensent « connaissance »
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et cela en opposition formelle avec l’essence même des religions occidentales,
c’est-à-dire avec la foi. La conscience moderne abomine la foi et en consé-
quence les religions qui se fondent sur elle. Elle n’admet que les religions dont
le degré de connaissance semble concorder avec les phénomènes inconscients
dont chaque homme a l’expérience. On veut maintenant « savoir », c’est-à-dire
posséder une expérience directe.
25 Le siècle des découvertes, dont nous avons atteint la fin avec l’exploration
entière du globe, ne se proposait plus pour objet de savoir si les Hyperboréens
n’avaient qu’un pied ou quoi que ce soit de semblable. Il voulait savoir, après
constatation directe, ce qu’il y avait au-delà des bornes du monde connu. La
tâche que s’est proposée de toute évidence notre siècle, c’est de savoir ce que
contient le monde psychique qui est au-delà de la conscience. La question que
se pose ce cercle de spirites est la suivante : « Qu’est-ce qui se passe, lorsque
le médium a perdu conscience ? » La question que se pose le théosophe est :
« Qu’apprendrai-je lorsque je serai parvenu à un degré supérieur de conscience,
c’est-à-dire au-delà de ma conscience actuelle ? » La question que se pose l’as-
trologue est : « Quelles sont les forces et les influences qui agissent sur mon
destin au-delà de ma volonté consciente propre ? » La question que se pose le
psychanalyste est : « Quels sont les motifs inconscients de la névrose ? »
26 Notre siècle veut posséder par expérience l’explication même de l’esprit
humain. Il veut en d’autres termes une expérience directe, puisqu’il repousse

145
tout postulat et se sert en même temps des postulats passés, qu’ils viennent des
religions ou de la science, comme de moyens propres à lui faire atteindre son
but. Jusqu’ici l’Européen sentait un frisson le parcourir lorsqu’il regardait d’un
peu près toutes ces choses. Ce n’est pas seulement l’objet d’une telle recherche
qui lui paraît sombre et redoutable, mais la méthode elle-même lui paraît
un abus condamnable de ses plus belles découvertes spirituelles. Que dit par
exemple l’astronome lorsqu’il apprend qu’on tire à l’heure actuelle au moins
mille fois plus d’horoscopes qu’il y a trois cents ans ? Que disent le philosophe
et le pédagogue, lorsqu’ils apprennent qu’en comparaison avec l’antiquité, notre
époque n’est pas moins riche en superstitions ? Même Freud, le fondateur de
la psychanalyse, s’est donné le plus grand mal pour exposer à la lumière la plus
crue tout ce que les tréfonds de l’âme contiennent de sombre, d’horrible et de
mauvais : il semble avoir voulu montrer ainsi que le monde devait perdre tout
espoir de chercher là autre chose que de la boue. La tentative ne lui a pas réussi
et il est même arrivé le contraire, c’est-à-dire qu’est née une sorte d’admiration
pour toutes ces horreurs, phénomène contre nature et seulement explicable par
la fascination secrète qu’exerce sur tous l’âme humaine.
27 Il n’y a absolument aucun doute sur ce fait que les choses de l’esprit se
sont poussées lentement et progressivement au premier rang de l’intérêt de la
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conscience universelle depuis le début du XIXe siècle, depuis l’époque mémo-
rable de la Révolution française. Le fait symbolique de l’intronisation de la
Déesse Raison à Notre-Dame paraît avoir eu pour le monde occidental la
même signification que le bris des idoles de Wotan par les missionnaires chré-
tiens, car, autrefois comme aujourd’hui, il n’y a pas eu d’éclair vengeur pour
anéantir les sacrilèges.
28 Il y a plus qu’un simple jeu de destin dans ce fait qu’à cette époque préci-
sément, un Français, Anquetil du Perron, séjournait aux Indes, et en rappor-
tait au début du XIXe siècle une traduction de l’Oupnek hat, collection des
cinquante Upanishads, qui permit pour la première fois à l’Occident de se faire
une idée exacte du mystérieux monde de l’esprit oriental. Pour l’historien, il
n’y a là qu’un hasard sans importance pour la continuité historique. En tant
que médecin, mes préjugés professionnels s’opposent à ce que je voie égale-
ment un hasard, car cela est arrivé en vertu de lois psychologiques qui régissent
immanquablement la vie de chacun : une sorte de compensation apparaît dans
l’inconscient pour chaque partie de la vie consciente qui se trouve dégradée et
qui disparaît. Ceci est l’application de la loi fondamentale de conservation de
l’énergie, car les faits psychiques également sont des processus énergétiques. Il
n’y a pas de valeur spirituelle qui disparaisse sans être remplacée par un équiva-
lent. C’est la règle fondamentale appliquée dans la psychothérapie actuelle, qui
s’est toujours confirmée et a toujours été féconde en résultats. Le médecin que

146
je suis se refuse à considérer l’âme d’un peuple comme soumise à d’autres règles
que celles de notre psychologie individuelle : pour moi elle est seulement un tout
plus complexe que l’âme d’un individu isolé. Et au reste, un poète ne parle-t-il
pas, à l’inverse, des « peuples de son âme », avec parfaite raison me semble-t-il ?
Car il y a quelque chose en notre âme qui est peuple, communauté, humanité
même et n’appartient pas seulement à un homme isolé. En quelque mesure,
nous sommes les parties d’une grande âme collective, les membres d’un seul
plus grand homme, pour parler comme Swedenborg. Comme en moi la nuit
appelle le jour salutaire, il en est de même dans la vie spirituelle des peuples.
La sombre foule anonyme qui se précipitait à Notre-Dame avec des intentions
de destruction a imposé aussi ses volontés à l’homme isolé : elle a, dirais-je,
atteint Anquetil du Perron, a provoqué en lui une réponse qui figure mainte-
nant dans l’histoire humaine. C’est de cette réponse qu’ont surgi Schopenhauer
et Nietzsche, c’est d’elle que dérive l’influence spirituelle encore insondable à
l’heure actuelle de l’Orient. Gardons-nous bien de sous-estimer cette influence.
À la vérité nous en voyons fort peu d’effets à la surface de ce qu’est pour nous
l’Europe intellectuelle. D’ailleurs, l’homme cultivé et un peu sceptique croyait,
par exemple il y a encore peu de temps, que l’astrologie pouvait être considérée
depuis longtemps avec un sourire : or, il se trouve qu’aujourd’hui, elle surgit
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d’en bas jusqu’à se trouver aux portes mêmes des universités dont elle a été
chassée il y a quelques trois cents ans. Il en est de même des idées de l’Orient.
Elles attaquent les masses par en-dessous, s’emparant d’elles, et se font jour petit
à petit jusqu’à la surface. Quelle est la provenance des cinq à six millions de
francs suisses qui ont été réunis pour le temple anthroposophique de Dornach ?
Certainement ils ne proviennent pas d’un individu isolé. Il n’existe malheu-
reusement pas de statistique qui nous dise de façon exacte combien il y a de
théosophes, avoués ou non. Ils se chiffrent en tout cas par millions et on peut
y ajouter quelques millions encore de spirites, qui se dénomment chrétiens ou
théosophes.
29 Les grands renouvellements ne viennent jamais d’en haut, mais toujours
d’en bas, de même que les arbres ne descendent pas du ciel, mais poussent de
terre. L’ébranlement de notre monde et l’ébranlement de notre conscience sont
une seule et même chose. Tout devient relatif et par conséquent douteux. Et
c’est précisément parce que la conscience universelle considère les hésitations
et les doutes de ce monde, où rien n’est certain (puisqu’on y parle à la fois de
traités de paix et de traités d’alliance, de démocratie et de dictature, de capita-
lisme et de bolchévisme), que l’âme humaine est pleine d’aspirations vers une
réponse à cette foule d’interrogations et à cette perpétuelle incertitude. Ce sont
précisément d’ailleurs les classes les plus obscures du peuple, qui, moins embar-
rassées de préjugés académiques que les lumières de leur temps, s’abandonnent

147
à la poussée inconsciente de l’esprit universel. Considéré d’en haut, ce spectacle
est certainement souvent trompeur et ridicule, mais d’une simplicité significa-
tive, simple comme les bienheureux de l’Eglise. N’est-il pas touchant de voir
par exemple qu’on a rassemblé dans des volumes hauts de plusieurs pieds tout
ce que l’âme humaine contient assurément de plus boueux ? Les bégaiements
les plus absurdes, les actes les plus stupides, les bribes d’imagination les plus
dénuées d’intérêt sont réunis dans des mémoires extrêmement sérieux avec une
conscience pleine de scrupules par les disciples de Havelock Ellis et de Freud.
On les traite avec tous les honneurs que peut leur faire la science et le cercle des
lecteurs des ouvrages qui traitent de ces choses s’est déjà étendu à l’ensemble du
monde blanc civilisé. À quoi tiennent ce zèle, ces honneurs qu’on rend de façon
presque fanatique à ce qui devrait choquer le goût ? Cela tient à ce que ce sont
des faits psychologiques, d’une substance spirituelle, et d’une valeur compa-
rable aux fragments de manuscrits sauvés des cendres antiques. Pour l’homme
moderne, même les choses cachées et peu avouables de l’être humain ont une
certaine valeur, car elles le servent pour ses buts. Mais quels buts au juste ?
Freud a donné à son livre sur l’interprétation des rêves l’épigraphe suivante :
Flectere si nequeo Acheronta movebo (si je ne peux pas courber l’Olympe je soulè-
verai du moins l’Acheron). Pourquoi cette épigraphe ? Cela veut dire que nos
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dieux sont les idoles et les valeurs de notre monde conscient qui doivent être
détrônés. On sait que rien n’a tant contribué à discréditer les divinités antiques
que leurs histoires scandaleuses. L’histoire se renouvelle : on exhume les fonde-
ments douteux de nos brillantes vertus et des incomparables idéaux de l’huma-
nité avec un cri de triomphe : « Voilà bien vos dieux », une idole façonnée de la
main de l’homme, souillée de la bassesse humaine, un tombeau repeint dont
l’intérieur n’est que pourriture. Des sons bien connus résonnent et des mots
deviennent vivants qu’on n’a certainement pas digérés au catéchisme.
30 Mesdames et Messieurs, je suis convaincu de la façon la plus sérieuse qu’il
ne s’agit pas là de hasard. Il y a trop d’hommes, pour lesquels la psychologie
de Freud est plus proche que l’Evangile et le bolchévisme, plus plein de signi-
fication que la vertu bourgeoise. Et pourtant tous ces gens-là sont nos frères et
en chacun de nous il y a au moins une voix qui leur donne raison, car au fond
nous faisons tous partie d’une même âme. La conséquence assez peu attendue
de cette orientation d’esprit est que le monde revêt un caractère plus haïssable
encore, si bien que personne ne peut plus l’aimer, que nous ne pouvons même
plus nous aimer nous-même et qu’enfin il n’est plus rien d’extérieur qui puisse
nous détourner de la contemplation de notre vie intérieure. C’est peut-être là
la tendance la plus profonde de toutes ces doctrines. Que signifie au fond la
théosophie qui enseigne la réincarnation, sinon que notre monde d’apparences
n’est qu’un séjour de transition morale pour âmes imparfaites ? Elle reflète le

148
sens immanent du monde réel à présent, seulement avec une autre technique,
lorsqu’elle nous promet d’autres mondes plus élevés sans toutefois nous faire
haïr celui où nous sommes. Mais en dernière analyse, le résultat reste le même.
31 Toutes ces idées sont très certainement ce qu’il y a de plus étranger aux
idées académiques, mais elles s’emparent de la conscience moderne par en bas.
Est-ce à nouveau un hasard, si la théorie de la relativité d’Einstein et la théorie
atomique la plus nouvelle qui tente de se libérer de la causalité et du monde des
phénomènes, prend possession de notre manière de penser ? La physique elle-
même tend à dissoudre la réalité de notre monde matériel. Qu’y a-t-il d’éton-
nant alors à ce que l’homme moderne, sans que l’on puisse l’en détourner,
retombe dans la contemplation de la seule réalité spirituelle et en attende la
sécurité que le monde extérieur lui refuse ?
32 L’esprit de l’Occident est donc trouble, et d’autant plus trouble que nous
préférons encore les illusions que nous nous faisons, sur la beauté de notre
âme, à la plus impitoyable des vérités. L’homme de l’Occident vit au milieu
des nuées d’encens qui l’enivrent lui-même et lui cachent son propre visage.
Mais que représentons-nous au juste au regard des hommes de couleur ? Que
pensent de nous la Chine et les Indes ? Quels sont les sentiments que nous
inspirons aux Noirs ? et à tous ceux que nous avons corrompu par l’alcool et les
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maladies vénériennes et à qui nous avons dérobé leurs pays. J’ai un ami indien,
chef de tribu de la région de Pueblo, duquel, parlant un jour en confidence
des hommes blancs, j’ai recueilli les paroles suivantes : « Nous ne comprenons
pas les Blancs. Ils veulent toujours quelque chose, ils sont toujours inquiets et
à la recherche de quelque chose. Que recherchent-ils ? Ils ne le savent pas eux-
mêmes. Ils ont des nez si aigus, des lèvres minces si cruelles, tant de rides sur le
visage ; nous croyons vraiment qu’ils sont tous fous. »
33 Mon ami a vraiment reconnu là l’oiseau de proie aryen, son besoin insa-
tiable de rapine qui le mène dans tous les pays, où il n’a rien à faire, et dont
la folie de grandeur est telle qu’il s’imagine par exemple que la chrétienté est
la seule vérité. Nous envoyons bien des missionnaires jusqu’en Chine, après
avoir troublé l’Orient tout entier avec notre science et notre technique et l’avoir
forcé à nous payer tribut. La comédie chrétienne en Afrique est quelque chose
de pitoyable : la suppression de la polygamie ayant plû à Dieu a donné lieu au
développement d’une prostitution telle que, pour la seule région de l’Ouganda,
on dépense annuellement 20.000 livres pour lutter contre les maladies véné-
riennes. C’est en vue de ces délicieux résultats que l’excellent Européen paye
des missionnaires. Et nous ne mentionnerons pas par là-dessus l’histoire des
souffrances de la Polynésie et les bénédictions du commerce de l’opium.
34 Tel est l’Européen dégagé des nuées d’encens dont il s’entoure. Il ne faut donc
pas s’étonner que, pour dégager notre âme, il faille un travail, qui ressemble tout

149
d’abord à une entreprise de canalisations. Il n’y a qu’un grand idéaliste comme
Freud pour avoir consacré toute une vie de travail à cet ouvrage malpropre. Ce
n’est pas lui à qui sont dûes ces mauvaises odeurs, mais bien à tous les autres,
qui se croient propres et convenables, par pure ignorance et par un indicable
aveuglement devant eux-mêmes.
35 C’est ainsi que commence notre psychologie : il nous faut faire connaissance
avec notre âme d’abord par l’endroit le plus rebutant, c’est-à-dire par tout ce que
nous ne voulons pas voir. Si notre âme cependant ne se composait que de mal,
un homme normal, même contraint par toutes les puissances du monde, n’y
pourrait rien trouver d’attirant. C’est pourquoi tous ceux qui ne voient dans la
théosophie qu’une écœurante superficialité intellectuelle, et dans le Freudisme
qu’une sorte d’avidité pour les sensations malsaines, prophétisent à ces mouve-
ments une fin rapide et sans gloire. Ils omettent seulement ce fait qu’il y a à la
base de ce mouvement une passion, la fascination qu’éprouve l’âme humaine
devant elle-même, passion qui soutiendra ces formes d’expression, tant qu’elle
n’aura pas trouvé mieux. La superstition et la perversité sont au fond la même
chose. Ce ne sont que des formes transitoires de nature embryonnaire et qui
donneront naissance à des formes nouvelles et plus mûries.
36 L’aspect du fond de l’âme de l’homme de l’Occident est assez peu attirant,
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du point de vue intellectuel comme du point de vue moral ou esthétique. Nous
avons édifié autour de nous un monde monumental avec une passion sans
exemple, mais précisément parce qu’il est tellement grandiose, tout son gran-
diose est à l’extérieur et ce que nous trouvons par contre au fond de notre âme
doit nécessairement être comme il est, c’est-à-dire misérable et insuffisant.
37 Je me rends compte que j’avance quelque peu ici sur la conscience univer-
selle. Tout le monde n’y voit pas encore clair dans ces faits psychologiques. Le
monde occidental est cependant actuellement sur la voie, bien que, pour des
raisons compréhensibles, de nombreux obstacles s’y opposent violemment. On
s’est laissé à la vérité impressionner par le pessimisme de Spengler, mais une telle
impression se meut encore dans des sphères académiques sagement fermées.
L’introspection psychologique, par contre, a quelque chose de si douloureuse-
ment personnel qu’elle se heurte à des résistances et à des négations. Je suis loin
d’ailleurs de trouver ces résistances dépourvues de sens. Elles m’apparaissent
beaucoup plus comme une réaction saine contre quelque chose de destructif.
Tout relativisme, lorsqu’il est le principe supérieur et ultime, a des effets exclu-
sivement destructifs. Aussi lorsque j’insiste sur l’aspect désolé que présente le
fond de la conscience humaine, ce n’est pas dans un but exclusivement pessi-
miste, mais pour bien souligner ce fait que l’inconscient, en dépit de sa repous-
sante apparence, exerce une puissance d’attraction considérable, non seulement
sur des natures maladives, mais aussi sur des esprits sains et positifs. Le fond

150
de l’âme est une chose de la nature, et la nature est par essence la vie créatrice.
Il lui appartient certes de détruire ce qu’elle a crée, mais elle le reconstruit à
nouveau. Ce que le relativisme moderne a détruit parmi les valeurs de notre
monde visible, nous sera rendu dans le domaine de l’esprit. Au début on ne voit
que la descente dans les ténèbres et dans l’horrible, mais celui qui ne pourra pas
supporter cette vue ne pourra non plus rien créer de clair et de beau. La lumière
naît toujours de la nuit et le soleil ne reste pas éternellement au ciel parce que
les hommes anxieux voudraient le voir s’y maintenir. L’exemple d’Anquetil du
Perron ne nous a-t-il pas montré combien l’esprit humain rachète toujours
ses propres obscurcissements ? La Chine ne croit certes pas périr parce qu’elle
utilise la science et la technique européenne, pourquoi croire que nous serons
détruits par la secrète influence spirituelle de l’Orient ?
38 Et, de fait, nous voyons la cadence plus rapide encore à laquelle marche
l’Orient, la cadence américaine qui est bien le contraire même du quétisme
et d’une résignation qui se détournerait du monde. Une contradiction inouïe
commence à se manifester entre le monde extérieur et le monde intérieur. À ne
considérer que l’extérieur, c’est peut-être une dernière course qui s’ouvre entre
l’Europe vieillissante et la jeune Amérique. Du point de vue psychologique,
c’est un élan sain ou désespéré pour échapper à la puissance des sombres lois
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naturelles et pour faire triompher de façon encore plus éclatante la conscience
éveillée sur le sommeil du monde. C’est là une question que résoudra l’histoire.
39 Mesdames et Messieurs, laissez-moi en guise de conclusion revenir à ma
promesse du début de ne pas oublier la modestie, bien que j’aie prononcé tant
de paroles orgueilleuses. Ma voix n’est qu’une seule voix, mon expérience une
goutte d’eau dans la mer, mon savoir est grand tout au plus comme le champ
d’un microscope, mon esprit est un petit miroir qui reflète un coin infime du
monde et enfin mes idées sont purement subjectives.

151
cahiers jungiens de psychanalyse – 134

Le texte et le contexte
Saisir « le mal de l’âme européenne »
Florent Serina* – Paris

Trente ans après l’avoir interrompu, C. G. Jung voulut adjoindre un


épilogue à son Livre Rouge. Ce texte laissé lui aussi inachevé commence ainsi :
« J’ai travaillé pendant seize années à ce livre. En 1930, ma prise de contact avec
l’alchimie m’en a éloigné. C’est en 1928 que se situe le début de la fin, lorsque
Wilhelm me fit parvenir le texte du traité alchimique Le Secret de la Fleur d’Or.
C’est alors que le contenu de ce livre trouva le chemin de la réalité. Je ne fus
plus capable d’y travailler1. » Justement, l’an passé, mes recherches sur l’histoire
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de la psychologie analytique en France m’ont conduit à mettre à jour la traduc-
tion française d’une conférence que Jung donna à la fin de cette année 1928.
Un tel document, non indexé dans les Gesammelte Werke ou Collected Works,
témoigne précisément de ce « début de la fin », des ultimes cheminements de la
pensée du psychiatre suisse, avant qu’il n’entame une vaste étude de l’alchimie,
et n’engage une série de dialogues interdisciplinaires.
Version primitive de « Das Seelenproblem des modernen Menschen », ou selon
la traduction d’Yves Le Lay du « Problème psychique de l’homme moderne »2,
« La Psychologie de l’homme moderne » est la reproduction de la conférence
* F. Serina est diplômé d’histoire culturelle (Paris I Panthéon-Sorbonne). Il poursuit des
recherches sur l’histoire de la psychologie analytique, et notamment sur la réception de l’œuvre
de C. G. Jung en France.
1.  « Sur le Livre Rouge », in Ma Vie. Souvenirs, rêves et pensées. Recueillis et publiés par Aniéla
Jaffé, Paris, Gallimard, 2e édition revue et augmentée, 1973, coll. « Témoins », traduit de l’alle-
mand par R. Cahen et Y. Le Lay, avec la collaboration de S. Burckhardt, p. 438.
2.  « Das Seelenproblem des modernen Menschen » in C. W. 10, § 148-196. La conférence avait
d’abord paru dans l’Europäische Revue, IV, 9, décembre 1928, p. 700-715 ; puis, abrégée,
dans les Allgemeine Neueste Nachrichten, du 23 janvier 1929. Retravaillé et augmenté, ce texte
vient, en 1931, clore le recueil d’articles et de conférences Seelenprobleme der Gegenwart. En
français, « Le Problème psychique de l’homme moderne », in Essais de psychologie analytique,
Paris, Stock, 1931, p. 27-59, et in Problèmes de l’Âme moderne, Paris, Buchet-Chastel/Corrêa,
1960, p. 165-193. Dans cette seconde version, Jung approfondit notamment son analyse
des relations Orient et Occident et sa critique des sociétés occidentales contemporaines.

153
que Jung prononça le 3 octobre 1928 à Prague en Tchécoslovaquie devant le
cinquième Europäische Kulturbund. Extrait d’un livret intitulé L’Œuvre de la
Fédération internationale des Unions intellectuelles3 (c’est ainsi que l’Europäische
Kulturbund était désigné en français) – édité l’année même du congrès à desti-
nation des adhérents de cette organisation transnationale au service d’une
Europe de la culture –, ce texte est rendu public ici pour la première fois. Par
un exposé de son contexte historique, je souhaite, en quelques grandes lignes,
contribuer à en élucider les significations et la portée.

Alors que la Première Guerre mondiale prend fin, la « confrontation avec


l’inconscient » que C. G. Jung traverse depuis sa rupture avec Sigmund Freud
– expérience aux confins de la psychose et de la mystique – commence de
s’apaiser. Dès lors, ses activités extramédicales se partagent entre l’élaboration
du Liber Novus, l’édification de sa tour de Bollingen, et l’étude des gnostiques.
Au début des années vingt, Jung fait connaissance, par l’entremise du comte
Hermann Keyserling et de son École de Sagesse4, avec le théologien allemand
Richard Wilhelm (1873-1930). De retour d’une longue mission en Chine, ce
dernier dirige alors l’Institut chinois de Francfort-sur-le-Main et entreprend de
traduire des textes classiques, dont le Yi King. Les deux hommes n’envisageront
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toutefois de projet commun qu’à la fin de cette décennie5.
Si Jung s’intéresse déjà au livre chinois des transformations – avant même
que Wilhelm n’en fasse paraître sa traduction en 1924 –, il n’a semble-t-il pas
encore vraiment approfondi sa connaissance de l’Orient. Ses voyages l’ayant
Les Essais de psychologie analytique figurent dès septembre 1940 sur la « liste Otto », document
recensant les livres interdits durant l’occupation allemande, puis sur la liste des « ouvrages
littéraires français non désirables » de juillet 1942, et la liste des « ouvrages littéraires non dési-
rables en France » en mai 1943. Voir les fac-similés de ces listes dans les annexes II, IV et V
du premier volume de P. Fouché, Les Éditions françaises sous l’Occupation : 1940-1944, Paris,
Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’Université Paris VII, coll. « L’édition
contemporaine », 1987. On y retrouve également le nom de Freud, dont l’ensemble des
œuvres fut proscrit.
3.  L’Œuvre de la Fédération internationale des Unions intellectuelles, 1923-1928 : présentée par
le secrétariat général de la Fédération en collaboration avec l’Union intellectuelle tchécoslovaque
à l’occasion du 5e congrès de la Fédération à Prague, du 1er au 3 octobre 1928, Prague, Orbis,
1928, p. 60-70. Aucun traducteur n’est mentionné. Il est probable que Jung prononça cette
conférence en langue française. Nous n’en avons toutefois pas trouvé la preuve. À ma connais-
sance, aucune bibliothèque publique en France ne possède ce titre. Le Centro Documental de
la Memoria Histórica – Ministerio de Cultura – España à Salamanque m’en a très aimablement
fourni une reproduction.
4.  L’École de Sagesse, fondée en 1920 à Darmstadt par le philosophe et historien H. Keyserling
(1880-1946), était un rassemblement hétéroclite qui œuvrait à une synthèse entre le panthéisme
allemand et les spiritualités orientales.
5.  Cf. « Richard Wilhelm », in Ma Vie, p. 430-435.

154
jusque-là plutôt vu parcourir d’autres continents : en 1924, il part au Nouveau
Mexique à la rencontre des Indiens Pueblo ; l’année suivante, il séjourne chez
les Elgonyi entre le Kenya et l’Ouganda ; puis il visite le Caire et ses environs
en Égypte. C’est avec le cas difficile d’une patiente européenne élevée en Inde,
que Jung entreprend de vastes recherches sur le Yoga de la Kundalinî6.
De retour d’Afrique, le rythme de ses publications s’accélère sensiblement.
À de volumineuses monographies comme les Psychologische Typen, Jung privi-
légie désormais des essais plus courts, tels Die Beziehungen zwischen dem Ich
und dem Unbewussten et Ueber die Energetik der Seele, tous deux publiés en
1928, et multiplie articles et conférences. Davantage sollicité, Jung est aussi
plus disposé à accepter les invitations qui lui sont adressées. Il s’en expliqua à la
fin de sa vie : « De nombreux articles, monographies et conférences formèrent
en quelque sorte le contrepoids aux préoccupations intérieures qui avaient duré
des années. Ils contenaient les réponses aux questions qui m’avaient été posées
par mes lecteurs et mes malades7. »
En cette année 1928, C. G. Jung, alors âgé de cinquante-trois ans, jouit
assurément, et ce depuis près de vingt ans, d’une large réputation dans le
monde occidental et au-delà. En avril, il prend place au sein de la Allgemeine
Artzliche Gessellschaft für Psychotherapie (Société générale de médecine psycho-
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thérapeutique), devenue internationale. Ses essais sont peu à peu traduits dans
de nombreuses langues : en anglais, en français, en espagnol, en russe et même
en japonais. Et sa clientèle s’est largement internationalisée.
Le 13 août, Jung écrit à Jolande Székács Jacobi (1890-1973), alors vice-
présidente exécutive du Kulturbund : « Je suis présentement enfermé comme
un écolier en composition, courbé et suant sur le “Problème psychique de
l’homme moderne”. Je dois en effet aller à Prague au Kulturbund puisque je l’ai
promis8. » L’anecdote souligne assez drôlement le peu d’intérêt que Jung prête
à cette notion brûlante d’actualité pour nombre de ses contemporains, et dont
un exposé d’approche psychologique lui a été commandé : la modernité. Il

6.  Cf. S. Shamdasani, « Le voyage de Jung en Orient », in C. G. Jung, Les Énergies de l’âme.
Psychologie du Yoga de la Kundalinî, Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 1999,
traduit de l’anglais par Z. Bianu, p. 24 ; ainsi que dans les commentaires de Jung à la suite de la
conférence en anglais de l’indianiste et théoricien du néo-paganisme allemand Jakob Wilhelm
Hauer, du 8 octobre 1932, in ibid., p. 202 seq. ; et « The Realities of Modern Psychotherapy »
(1937), in C. W. 16, 2e édition, § 540-564. La Kundalinî désigne l’énergie dont le déploiement
conduirait à l’éveil spirituel et à la plus haute conscience de soi.
7.  C. G. Jung, Ma Vie, op. cit., p. 242. Par la suite, Jung réunira ces articles pour composer
deux essais, Seelenproblem der Gegenwart, en 1931, et Wirklichkeit der Seele en 1934, tous deux
publiés à Zurich aux éditions Rascher.
8.  Correspondance 1906-1940, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque jungienne », 1992,
p. 87-88, traduit de l’allemand par J. Rigal.

155
répond là à l’invitation du fondateur et secrétaire général de la Fédération, Karl
Anton Rohan (1898-1975), rencontré lui aussi à l’École de Sagesse, l’année
précédente9. Jung a d’ailleurs déjà pris part, le 22 février 1928, à une réunion
de la section autrichienne du Kulturbund, s’exprimant ainsi pour la première
fois à Vienne depuis sa rupture avec Freud10. Et il a, en outre, fait paraître deux
articles dans l’Europäische Revue, publication de langue allemande fondée par
le jeune aristocrate autrichien, traitant de thèmes culturels, politiques, écono-
miques et historiques11.
Chantre de l’idée européenne et de la « révolution conservatrice » allemande,
ce descendant de la branche émigrée de la famille aristocratique française a
manifesté dès la première heure son adhésion au fascisme italien, qu’il voit
comme un modèle pour l’Europe. Mais avec l’Europäische Kulturbund et sa
revue, le prince de Rohan parvient à entraîner dans son sillage, à cette époque,
personnalités et intellectuels de renom, d’origines et de sensibilités diverses12.
Réunis durant trois jours dans la capitale tchèque devant un large public formé
d’une quinzaine de délégations venues de toute l’Europe, l’architecte suisse Le
Corbusier, les philosophes allemands Leopold Ziegler et Friedrich Dessauer,
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9.  K. A. Rohan évoque sa rencontre avec le psychologue suisse dans son livre de souvenirs
Heimat Europa : Erinnerungen und Erfahrungen, Düsseldorf, Köhln, E. Diederich, 1954,
p. 306-307.
10.  Cette conférence n’a pas été publiée. D’après S. Shamdasani (Jung and the Making of
Modern Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 89-90), celle-ci s’inti-
tule « Die Struktur der Seele », et diffère de la conférence prononcée la même année à l’École
de Sagesse et de l’article qui portent le même titre, in G. W. 8, § 283-342. Au total, entre
1928 et 1932, Jung participa à quatre réunions du Kulturbund : deux fois dans le cadre du
rassemblement européen ; trois eurent lieu dans la capitale autrichienne. Selon Deirdre Bair
(Jung. Une biographie, Paris, Flammarion, coll. « Grande biographie », traduit de l’anglais par
M. Devillers-Argouarc’h, 2007, p. 640), il refusa l’invitation de Jacobi en 1937. L’organisation
avait depuis perdu tout rayonnement international. D. Bair, dans son évocation du Kulturbund
(p. 555), manque de distinguer le groupe autrichien, dont le noyau était ouvertement favorable
aux régimes fascistes, de l’Europäische Kulturbund qui, lui, réunissait de 1924 à 1934 une vaste
intelligentsia européenne de la culture.
11.  L’Europäische Revue fut jusqu’en 1934 un important véhicule de la pensée de C. G. Jung
en Allemagne. Il y publia, de 1927 à 1934, huit articles ou conférences, ainsi qu’une recension.
12.  Les travaux de Guido Müller sur le Kulturbund font référence. Consulter Europäische
Gesellschaftsbeziehungen nach dem Ersten Weltkrieg. Das Deutsch-Französische Studienkomitee
und der Europäische Kulturbund, Munich, Oldenbourg, coll. « Studien zur Internationalen
Geschichte », 2005. En français, on peut lire du même auteur « L’Europe de la culture ou une
nouvelle aristocratie européenne : les réflexions et les projets au sein de la Fédération inter-
nationale des Unions intellectuelles (1924-1934) », in Sylvain Schirmann (dir.), Organisations
internationales et architectures européennes, 1929-1939, Actes du colloque de Metz 31 mai-
1er juin 2001, Metz, Centre de recherche histoire et civilisation de l’Université de Metz, 2003,
p. 135-152. Le contenu éditorial de l’Europäische Revue a été analysé par Hans Manfred Bock,

156
le Belge Henri de Man, professeur de psychologie et penseur du socialisme,
ou encore le premier président du Bureau international du travail, le Français
Arthur Fontaine, ainsi que Carl Gustav Jung s’expriment tour à tour sur la
question des « éléments de la civilisation moderne ».
Ce 3 octobre 1928, Richard Wilhelm préside aux communications et aux
débats13. Il est alors sans doute sur le point d’achever sa traduction du Secret de
la Fleur d’Or, texte d’alchimie chinoise du XVIIe siècle, à laquelle Jung ajoutera
l’année suivante un commentaire psychologique14. L’influence que Wilhelm
exerce sur Jung est, ici à Prague, particulièrement perceptible. Jung expliqua
en effet au cours de l’hommage qu’il prononça à la mort de son ami, survenue
quelques mois plus tard : « Chaque fois que je pense à l’œuvre de Wilhelm et
à sa signification, j’évoque Anquetil du Perron, ce Français qui introduisit en
Europe la première traduction des Upanishads au moment précis où, pour la
première fois depuis près de mille huit cents ans, l’inouï se produisait, où, à
Notre-Dame, une déesse Raison détrônait le Dieu chrétien. » Et il concluait :
« Si l’œuvre de Wilhelm est pour moi d’une telle importance, c’est qu’elle m’a
expliqué et confirmé ce que je recherchais, m’efforçais d’atteindre, pensais et
faisais pour rencontrer le mal de l’âme européenne. Ce fut pour moi une expé-
rience puissante d’entendre, grâce à lui, en langage clair ce qui perçait obscuré-
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ment vers moi à partir de la confession de l’inconscient européen15. »

dans « Das “junge Europa”, des “andere Europa”, und das “Europa der weissen Rasse”. Diskurstypen
in der Europäische Revue, 1925-1939 », in M. Grunewald, H. M. Bock (dir.), Le Discours euro-
péen dans les revues allemandes (1918-1933), Berne, Berlin, Paris, P. Lang, 1997, p. 311-335.
Après leur arrivée au pouvoir en 1933, les nazis ont rapidement fait de la revue un instrument
de leur propagande.
13.  L’Œuvre de la Fédération internationale des Unions intellectuelles, op. cit., p. 74-76.
14.  Das Geheimnis der Goldenen Blüte ein chinesisches Lebensbuch. Übersetzt und erläutert von
Richard Wilhelm mit eneim europäischen Kommentar von C.G. Jung, Munich, Dornverlag,
1929. Des extraits de leur ouvrage ont d’abord fait l’objet d’une prépublication dans la revue
du Kulturbund : « Tschang Scheng Schu. Die Kunst, das menschliche Leben zu verlängern », in
Europäische Revue, V, 8, novembre 1929, p. 530-556.
15.  « À la mémoire de Richard Wilhelm » (1930), in Commentaire sur le Mystère de la Fleur
d’Or, Paris, Albin Michel, 1979, traduction de l’allemand par E. Perrot, p. 116-117 et p. 122.
Jung relie déjà lors de cette conférence de Prague ces deux événements pourtant éloignés dans
le temps et se trompe sur leur chronologie. Parti aux Indes en 1755, Abraham Hyacinthe
Anquetil-Duperron (1731-1805) rapporta en 1762, en France, un choix de soixante morceaux
des Upanishads traduits en persan, ainsi que les Veda, l’Avesta et cent quatre-vingts autres manus-
crits. Il publia sa traduction latine d’une cinquantaine d’Upanishads, sous le titre Oupnek’hat, id
est, Secretum tegendum, en deux volumes en 1801 et 1802. L’introduction de la déesse Raison
à Notre-Dame de Paris – point d’orgue du culte de la Raison et de l’Être suprême durant la
Révolution française – date du 10 novembre 1793.

157
cahiers jungiens de psychanalyse – 134

Jung 1928
Entre cour et jardin,
la perspective
Christian Gaillard* – Paris

Bien des difficultés quant au rapport à Jung, à l’homme Carl Gustav Jung,
tiennent à ce qu’on le voit tantôt, du moins des années dix jusqu’au milieu
des années quarante, comme un homme puissant, physiquement et intellec-
tuellement impressionnant, volontiers autoritaire, voire envahissant, centré sur
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lui-même autant qu’avide de reconnaissance – ce dont une partie de ses faits et
gestes et bien des photographies témoignent –, tantôt au contraire comme un
être décidément introverti, secret, plongé dans ses livres et autres grimoires, et
surtout dans son aventure intérieure, l’aventure d’une recherche qui se cherche,
aussi profondément et intimement intense que jalousement gardée contre toute
espèce d’approche extérieure et tout effet public.
Côté cour, on le voit entouré, admiré, célébré, adulé par son entourage
familial, institutionnel, social, par sa clientèle internationale et ses rapports
complexes, parfois très engagés, avec les puissances universitaires, voire poli-
tiques du moment, et plus que sollicité par les « Jungfrauen » qui se le disputent
pour être, et si possible se montrer, à ses côtés. Mais côté jardin, jardin secret, il
se livre à de drôles de jeux solitaires, incertains et passionnément exploratoires,
au bord du lac, avec des pierres et des brins ou morceaux de bois laissés là par le
hasard et par les eaux, et de là, tout Professor Doctor qu’il puisse être dans sa belle
et grande maison bourgeoise de Küsnacht, en ville ou en voyage, on le découvre
reclus chez lui, plongé dans ses carnets de rêves et visions, puis dans l’écriture
longuement calligraphique et la peinture si attentive et lentement évolutive de
son Livre Rouge.
* C. Gaillard est psychanalyste, membre du Collège des didacticiens de la Société Française de
Psychologie Analytique.

159
L’intérêt de la conférence qu’il donne à Prague en 1928, c’est tout notam-
ment qu’elle nous déboute de ces représentations si manifestement différentes
et censément contradictoires qu’on pouvait et qu’on pourrait aujourd’hui
même se faire de lui, quand on veut le voir en grand enseignant et chef d’école,
ou au contraire en ermite volontiers hermétique voué à ses expériences et avan-
cées intérieures les plus intimes. Cette conférence remet vivement en cause ces
deux figures de notre imaginaire. Elle les met en perspective, dans la perspective
d’une démarche en cours, à un moment de la dynamique de l’homme et de
l’œuvre qui connaîtra ensuite bien d’autres épisodes et mouvements de relance
alors encore largement imprévisibles, mais en fait déjà plus qu’engagés. Le texte
que nous en présentons ici est en effet étonnamment personnel, vivant et vif,
en même temps qu’il s’inscrit dans la foulée d’une bonne part de ses écrits anté-
rieurs et annonce la suite de son œuvre, qu’il prépare.
Après une entrée en matière qui pourra paraître un peu laborieuse, la
tension de la pensée, la force de l’écriture, l’enjeu du propos se révèlent large-
ment inattendus, profondément originaux, au point qu’on se demande quel
être étonnamment singulier on rencontre là, en même temps que de cette
conférence, lancée à la cantonade, se dégage bientôt un effet d’adresse et d’in-
terpellation publiques auquel il est difficile de se soustraire. Déjà, l’écriture de
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son Livre Rouge était diverse, avec ses événements visionnaires et ses dialogues
au demeurant très concrets et remarquablement articulés, et aussi ses essais de
recul, ses prises de distance, qui manifestent une réflexion qui s’esquisse et qui
s’avance, avec les moyens du bord. Et on sait que depuis 1911-1912, depuis ses
Métamorphoses et symboles de la libido, après un suspens de quelques années, il
n’a cessé de ponctuer et de contrebalancer l’écriture de ce Livre Rouge par la
publication de textes plus classiques, par des conférences données en Suisse et
ailleurs, et par une vie institutionnelle souvent très prenante. Je l’ai rappelé dans
mon article publié ci-dessus, et Florent Serina, à qui on doit la découverte du
texte de la conférence publié ici, le montre à son tour dans l’introduction qu’il
en a donnée pour ce Cahier, où il en dit le contexte. Quant à l’effet d’adresse
de ce texte de 1928, il n’est pas non plus vraiment nouveau sous sa plume.
L’écriture de ses Sept Sermons aux morts, en 1916, était déjà puissamment inter-
pellatrice, ô combien, aussi hermétique et ésotérique qu’elle ait pu paraître.
C’est que Jung, s’il est un chercheur solitaire, parfois trop, sans doute, a de
longue date éprouvé et manifesté le besoin – parfois intempestif, dit-on – de
s’adresser aux autres pour leur faire savoir ce qu’il sait, ce qu’il veut et croit
devoir leur faire savoir.
Mais avec cette conférence de 1928, il se déplace. Il change d’écritoire. Il
change d’écriture, dans la forme et dans le fond, aussi multiples, différents,
et même intérieurement divers qu’aient pu être ses écrits jusqu’alors. Il ne

160
s’adresse pas ici aux morts ni au seul cercle de ses plus proches, ni à ses publics
habituels, mais à l’ensemble de ses contemporains, du moins européens, et à
ceux qui viendront après lui, donc aussi bien à nous aujourd’hui. C’est une
nouvelle étape de sa démarche et de sa pensée qui s’ouvre. De sorte qu’il nous
faut observer et comprendre pourquoi, à ce moment de sa vie et de son œuvre,
en cette fin donc des années vingt, il va en fait fermer son Livre Rouge, et
pourquoi il s’attache dès lors à écrire autre chose, et autrement. Avec ce texte,
il passe de l’analyse comparatiste des mythes et des rites de toutes origines à
laquelle il s’était livré dans ses Métamorphoses et symboles de la libido, pour
s’engager, au présent, sur le vif, dans une réflexion sur le cours actuel de
notre histoire collective. C’est la force de ce texte. La force d’une pensée qui
s’attache maintenant à interroger de près l’histoire, c’est-à-dire les mouve-
ments, tenants et aboutissants de notre devenir1. D’où l’effet d’interpellation
dont je parle. Et qui parle aussi de l’urgence qu’il y a, pour lui, pour nous, à
bien voir ce qui alors et maintenant se trame et se joue dans notre histoire et
dans celle de nos contemporains, souvent, il est vrai, à tâtons, et largement à
notre insu. À lire ce texte aujourd’hui et de près, on le voit parler, on imagine
sa voix. On croit même l’entendre. Le voici qui ici admoneste, remet chacun
à sa place, et qui avertit. À bon entendeur, salut. De sorte qu’on se demande,
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bien sûr, comment les bons esprits de ce Cercle distingué et savant, de cette
« Fédération internationale des Unions intellectuelles », réunis à Prague, ont
bien pu entendre et accepter ce qu’il leur signifiait là. On sait d’ailleurs que
la réception d’une bonne partie de son auditoire a été plutôt mitigée2. C’est
que chacun en prend pour son grade.
Il s’en prend sans atermoiement ni ménagement aux prétentions et ambi-
tions des « blancs » débarquant en Chine ou en Inde, ou en Afrique, ou chez les
Indiens d’Amérique (§ 32), et de là aux « aryens », à « l’oiseau de proie aryen »,
à sa « folie de grandeur » et au cortège de souffrances qu’il inflige au monde
(§ 33). Le bon goût également ne trouve guère grâce à ses yeux (§ 22), pas
plus que la « vertu bourgeoise » (§ 30). Il s’en prend aussi aux anti-freudiens
d’alors que l’on voit périodiquement et aujourd’hui même renaître et tenter
de faire un sort aux découvertes et aux avancées de la psychanalyse, sans doute
pour mieux éviter de voir ce qu’elle met en lumière des ressorts, il est vrai
parfois peu réjouissants, de ce qui nous anime (§ 29, 34, 35). La spiritualité
des anthroposophes et des théosophes n’est pas plus épargnée. Leur audience

1.  J’ai tenté de montrer ce passage de nos conceptions et représentations généralement spatiales,
géologiques, de la psyché à une problématique de l’histoire dans l’introduction, le chapitre VII
et tout au long de mon Jung, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 5e éd., 2010.
2.  F. Serina a pu retrouver le livret de cette « Fédération internationale des Unions intellec-
tuelles » où se trouvent transcrites certaines des réactions de ces honorables intellectuels.

161
et leur influence, dont témoigne leur rassemblement à Dornach et ailleurs,
l’écho et l’enthousiasme que suscitent les écrits de Rudolf Steiner l’intriguent
et l’irritent, comme s’il lui fallait se démarquer là d’un apparent cousinage qui
serait en fait un contresens (§ 22, 28, 29, 35). Les religions elles-mêmes sont
prises à partie, dont il dit que si elles sont de plus en plus incompréhensibles
et irrecevables, ce n’est pas seulement du fait de leurs indigestes catéchismes
(§ 29) ou de la « comédie chrétienne » dans laquelle elles se trouvent prises
(§ 33), mais parce qu’elles sont décidément désuètes, caduques, « comme des
vêtements déjà portés » (§ 21). Et il souligne en quoi foi et connaissance s’op-
posent (§ 13, 15, 24) – un propos que j’ai abordé dans mon essai sur le Livre
Rouge publié ci-dessus, mais en le déplaçant de la foi à la croyance. Et voilà
que Spengler surtout, avec ses conceptions déclinistes de l’histoire, surtout
l’insupporte (§ 37), tout fervent lecteur de Schopenhauer qu’il ait pu être
lui-même. Pourquoi donc si vivement ? Parce qu’il le rencontre et le croise
au cœur même de son propos : ce texte, qui porte sur le cours de l’histoire
et la place à tenir dans les transformations en cours en cette fin des années
vingt – et sans doute aujourd’hui même aussi bien –, parie au contraire tout
au long sur le devenir, sur la création du futur dans les conditions du présent.
Jung veut aller de l’avant, sans se laisser impressionner par les tentations de la
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désespérance ou du pessimisme philosophant (§ 15).

En cette année 1928, Jung pourtant oscille encore entre le dehors et


le dedans. Entre la cour et le jardin. Il ne se renferme plus dans son Livre
Rouge. Et il regarde le monde, à l’évidence. Mais encore lui faut-il penser, et
sur un mode qui lui soit vraiment propre. Ce qu’il dit de sa pensée est ici assez
peu conceptualisé, remarquons-le. Les termes psychologiques ou psychana-
lytiques sont rares dans ce texte. À peine plus fréquents que dans son Livre
Rouge, où le terme même d’« inconscient » n’apparaît, je crois, qu’une ou
deux fois. C’est que s’il a déjà écrit ses Types psychologiques et tout récem-
ment Dialectique du moi et de l’inconscient, il n’a pas encore véritablement
trouvé, ou plutôt rejoint, l’élan de fond de sa pensée, et de là, sa portée. Sa
pensée ici est encore en chantier, in progress. De sorte que si l’enjeu de ce texte
est bien tout d’abord, pour Jung, très personnel, il est épistémologique et
éthique aussi bien, en ce que sa démarche autoclinique et clinique jusqu’alors
demande que sa pensée trouve à s’exprimer au plus juste, s’affirme et bientôt
se développe pour être partagée et enseignée au mieux, mais toujours à la
mesure de l’expérience engagée dans le secret de son cabinet et dans les pages
de son Livre Rouge. Cet enjeu, à la fois donc privé, intime et public de ce
texte dans la vie et l’œuvre de Jung, vient évidemment de loin et se retrou-
vera bien des décennies après cette année 1928 : on en voit une expression,

162
déjà, et non la moindre, dans les pages de « Adaptation, Individuation et
Collectivité » écrites à la suite d’une autre ­conférence, en 19163, et par étapes
successives il s’affirmera, sur un mode tout aussi imprévisible et aussi peu
canonique que celui de ces propos de Prague, dans sa Réponse à Job, de 1951.
Cette conférence de 1928 est en fait une pierre milliaire dans son avancée
vers ce qu’il a lui-même à devenir, à penser, à dire. Elle se place dans le droit
fil, dans la ligne de force de la vie et de l’œuvre de Jung, dans ce que cette ligne
de force et de fond a de plus obstinément axial, de plus autochtone et de plus
nécessaire pour lui-même et pour ceux qui peuvent l’entendre. Ce qui ne va pas
sans risque. Et pas seulement parce que Jung ici ne va pas par quatre chemins
pour épingler ceux qu’il rencontre sur son passage et dont il lui importe de se
distinguer. Mais parce que aussi apparemment il court le risque de se complaire
dans une sorte d’élitisme qu’on aura beau jeu de lui reprocher, et qu’il n’est en
effet pas trop difficile d’observer, à toutes fins utiles, quand on l’entend parler,
comme il le fait ici, de la fixation de certaines classes sociales, qu’il qualifie tout
uniment de basses ou d’obscures, à des modes de vie et des états de conscience
pour lui maintenant dépassés (§ 4, 29)4. Il court d’ailleurs aussi le risque de ses
fréquentations du moment. On peut craindre en effet que cette « Fédération
internationale des Unions intellectuelles », avec son prince fondateur et son
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parfum d’aristocratisme éclairé, ne flatte son côté de bourgeois-châtelain regar-
dant le monde du haut de sa tour – toujours un peu Michel de Montaigne, ou
comte Keyserling.
Sauf que ce texte est en fait un débat. On voit qu’il se débat pour trouver,
pour ouvrir, ou créer, une nouvelle voie entre le jeu de forces apparemment
les plus négatives et même manifestement les plus destructrices à l’œuvre ici
et là dans notre monde, et un élan qui se veut à la fois lucide et décidément
prospectif (§ 37). Et notons bien que de cet élan, Jung écrit et souligne avec
insistance qu’il vient ou plutôt viendra d’en bas, des contrebas trop méconnus
et le plus souvent dépréciés de chacun et de tous, et qui pourtant s’avèrent
porteurs de l’avenir à inventer (§ 29, 31). Ce qui, bien sûr, demande tout un
travail pour progressivement les reconnaître et leur donner voix au chapitre
(§ 34, 35). D’où la portée de ce que au passage il dit ici de l’art, des arts, qui à
leur manière, précise-t-il, saisissent « les modifications à venir de la conscience
universelle » (§ 20). C’est que ses essais sur l’Ulysse de Joyce et sur Picasso ne

3.  À relire dans le volume n° 46 des Cahiers de L’Herne qui lui est consacré en 1984, sous la
direction de M. Cazenave.
4.  Comment ne pas penser à cet égard aux flottements de sa pensée et de ses engagements
publics au cours des années trente jusqu’à l’écriture, enfin, en 1936, de son « Wotan » ? Cf. mes
articles « Le Regard presbyte de C. G. Jung » et « L’Altérité au présent », n° 82 et 96 des Cahiers
Jungiens de Psychanalyse.

163
sont pas loin – ils datent l’un et l’autre de 1932 –, de même que celui qu’il
consacrera bientôt à Nicolas de Flüe, où il montrera comment l’expérience la
plus solitaire et parfois la plus terrifiante demande qu’on lui trouve une forme
qui permette d’y faire face et de la partager avec d’autres5.
À défaut de vraiment pouvoir ajuster exactement et sa pratique clinique et
sa pensée, Jung ici avance, il s’avance, sur le mode de l’essai. Ce que bientôt
il développera dans les rencontres d’Eranos, à la terrasse de la Villa Gabriella6,
mais ce sera alors en s’appuyant expressément sur ses travaux sur l’histoire,
sur celle de l’iconographie et de la littérature alchimiques en particulier, et en
s’engageant dans une expression manifestement moins solitaire parce que déve-
loppée dans une théorie autrement plus élaborée et parce que incluse dans des
échanges interdisciplinaires ou pluridisciplinaires – même si on peut se deman-
der combien, là aussi, parmi les bons esprits internationaux qui se retrouveront,
dialogueront et disserteront avec lui à Ascona sur fond de Monte Verità, ont
vraiment pu et su l’entendre.
Cette conférence de 1928, à ce moment de la vie et de l’œuvre de Jung,
s’inscrit donc bien dans le fil rouge qui court depuis son plus jeune âge sans
doute et se relancera ensuite jusque sur ses vieux jours. Ce fil rouge, Jung l’ex-
prime en quelques mots quand, arrivé au terme de ce texte, il parle de « la
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conscience éveillée sur le sommeil du monde » (§ 38). Ce texte, oui, parle d’éveil.
Et il le provoque. Ce qui reprend et relance l’expérience et l’intuition directrices
de son œuvre que lui a valu son récent voyage en Afrique7.
Et si l’on considère que la couleur de ce fil tient en particulier au ton assez
particulier, à la fois profondément méditatif et vivement interpellateur, de toute
une série ou suite d’écrits qui ponctuent son œuvre, alors on voit que de ses Sept
Sermons aux Morts et de « Adaptation, individuation et collectivité » de 1916, le
propos qu’il tient à Prague en cette année 1928 trouvera bientôt à se remettre
en chantier et à se réajuster, notamment dans ses essais sur l’Ulysse de Joyce et
sur Picasso, de 1932, puis dans son « Wotan » de 1936, et surtout, après la crise
du milieu des années quarante, dans sa Réponse à Job, où il mettra en scène, en
pensée et surtout en perspective de la façon la plus aboutie la conception et la
pratique de l’histoire qui sont les siennes et qui se dessinent ou s’essayent ici.

5.  Cet ermite solitaire qui en vint à jouer un rôle politique de premier plan pourrait bien être
une des figures directrices de C. G. Jung, avec le David de la Bible qu’il a vu tout enfant aux
prises avec Goliath. Cf. à ce propos mon article intitulé « Le mani spesso... » in L’Arte di compren-
dere, F. Donfrancesco ed., Bergamo, Moretti e Vitali, 2007.
6.  Cf. G. P. Quaglino, A. Romano, R. Bernardini, Carl Gustav Jung a Eranos. 1933-1952,
Torino, Antigone edizioni, 2007.
7.  Ce que, non sans susciter quelque confusion, il appellera son « mythe ». Cf. son « autobiogra-
phie », Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Buchet/Chastel, 1966, chap. IX.

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