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DYSTOPI A
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Édition : Mathieu Garrigues
Préparation de copie : Xavier Garnerin
Maquette et révision : Serge Bourdin
Conception graphique
et illustration de couverture : Stéphane Perger
v 1.0 - 01/05/2013
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Cheval cauchemar
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Cheval cauchemar
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Je n’ai pas gagné cette course. Je n’ai même pas fait partie
du groupe de tête. Et, quand j’ai finalement remis les pieds
sur la terre ferme, le sol a disparu sous moi.
J’étais ivre du vent dans mes oreilles, des lumières des
rampes, des cris de la foule et du fracas des chevaux. J’ai
vu le visage de ma mère, impassible, et celui de Cora tout
près du sien. Les coureurs buvaient et crachaient, bascu-
laient dans les virages, juraient dans toutes les langues de
la création. Je sentais leur douleur à portée de mes doigts,
lisais la bestialité sur leurs visages. J’ignorais le pilonnage
continu de mon coccyx, la tension dans mes bras raides
de tétanie, mon dos et ma nuque tendus comme des filins
de métal. Je buvais comme les autres, je buvais pour la
première fois, et mes angoisses se faisaient plus sourdes à
chaque gorgée.
En abordant le sprint qui bouclait le second tour, je me
suis rendu compte qu’avec la peur s’évanouissaient mes pré-
monitions, mes visions et les mauvais rêves qui me prenaient
éveillé. J’avais percé le secret de mon père, celui des hommes
adultes de Yirminadingrad, qui ont besoin de boire pour
vivre, ou juste pour survivre.
Je n’ai pas gagné la course, mais j’ai grandi d’un coup et,
plus tard, revenu à moi, j’ai pu regarder ma mère en face, et
je n’avais pas de honte.
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Attentat de personne
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pas les voir ensemble, ils restent persuadés que les gamins
voulaient en finir.
Rejouez votre phase fusionnelle.
« Ce n’est pas un don, m’a expliqué Sandra. Ce n’est pas
non plus une malédiction. C’est comme ça, c’est tout. »
Depuis qu’on travaille sur le S102, six d’entre nous ont choisi
de partir. Je ne les juge pas : nous savons tous pourquoi ils ont
abandonné. Parfois je me dis que ceux qui sont restés sont
les moins raisonnables. Nous en sommes venus à aimer nos
morts. Nous les voyons un à un, comme des amis intimes.
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– S’il te plaît.
– Tobias.
– Il faut que vous nous laissiez.
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Diabolo manque
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Je balbutiais :
– L’amoromanie… je, comment dire, réagis à certains
échanges hormonaux de manière, disons, excessive… Je suis
plus sensible que la plupart aux phéromones féminines et si je
vous touche, je, eh bien, je peux tomber amoureux de manière
obsessionnelle jusqu’à… enfin, voilà. Amoromanie. Syndrome
de Casanova. La maladie du cœur d’artichaut… J’esquissai
un demi-sourire en prenant congé, conscient d’avoir rougi, et
la laissai sur le pas de la porte, la main encore tendue devant
elle, une expression indéchiffrable sur le visage.
Comme je n’avais pas le cœur de retourner au séminaire, je
rentrai chez moi et me rendis au garage. Je travaillai quelques
heures sur ma moto, une Kawasaki vintage avec toutes les
pièces d’origine, datant de l’époque où la marque n’avait pas
encore été rachetée par les Polonais, puis me préparai un peu
de café instantané de contrebande.
Ensuite, je me rendis à la salle de boxe, passai deux heures
à cogner dans les sacs de frappe, évacuant pêle-mêle ma colère
envers mes camarades qui n’avaient pas réagi au malaise du
gosse, mon sentiment de culpabilité parce que j’en voulais
au môme d’avoir attiré l’attention. Une odeur persistante
d’épices et de bois refusait de se dissiper dans mon esprit.
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des meetings pour la paix et Piotr passait le sien avec son père,
servant de secrétaire et de tampon entre le vénérable professeur
et ses étudiants chercheurs qui se piquaient de politique.
Je les retrouvais par hasard quand l’exarque métropolite
russe Ivan Velnikov décida de faire une grève de la faim sur
le parking de l’ancien dancing, pour s’opposer à ce qu’il
appelait « la victoire de la fornication contre-nature et de
Satan réunis ». Perché sur une caisse, il haranguait une petite
foule d’étudiants comme un manager de boxe dont le match
à venir est la dernière chance de faire encore quelque chose
de sa carrière. Mes deux amis étaient là, Piotr pour ren-
dre compte à son père et Vova pour traiter le vieux fou de
réactionnaire.
L’enfant était avec moi et il s’avança soudain dans la maigre
foule, se glissant au premier rang pour tirer la jambe du pan-
talon de Velnikov. Celui-ci le regarda et essaya de plaisanter,
« Laissez venir à moi les petits enfants… encore faudrait-il en
faire ! » Le gosse l’arrêta d’un geste avant de s’adresser à lui d’une
voix claire, puissante et étonnamment grave pour son âge :
– Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme
les hypocrites, qui se rendent le visage tout défait pour mon-
trer aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous le dis en vérité, ceux-
là reçoivent leur récompense. Mais quand tu jeûnes, parfume
ta tête et lave ton visage, afin de ne pas montrer aux hommes
que tu jeûnes, mais à ton Père qui est là dans le lieu secret ;
et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
Le rouge monta aux joues du vieillard qui tenta de balbutier
une réponse sans y parvenir. Nous avions tous reconnu ce que
l’enfant venait de dire, c’était un extrait du sermon sur la mon-
tagne. Vova éclata de rire et le vieux fou quitta le parking au
milieu des gloussements, s’empêtrant dans sa soutane les larmes
aux yeux, tandis que Piotr nous regardait alternativement, moi
et le môme, une moue de désapprobation sur le visage.
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Tout se passa très vite. L’enfant était avec nous sur le par-
king, mangeant avec appétit les brochettes que je lui avais
offertes. Soudain, il se leva, laissant tomber la viande brû-
lante sur le sol.
Je suivis son regard et remarquai Piotr et son père, sortant
de l’université par la grande porte. Les quelques étudiants
présents commencèrent à chuchoter : on ne voyait que rare-
ment l’émérite professeur, qui arrivait plus tôt et partait plus
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tard que tous les autres et qui, ces derniers temps, refusait
même de rencontrer ses propres étudiants. Alors, je m’aperçus
que l’enfant avait déjà couru jusqu’à eux.
Il se tenait en face du professeur, le regard dur, sans faire un
geste. Celui-ci lui rendit son regard avec étonnement. Piotr dit
quelque chose pour chasser l’enfant mais son père le fit taire
d’un geste. Il regardait le gosse qui ne disait rien et, soudain,
son visage se figea en une grimace de terreur. Il vacilla, agrippa
sa poitrine de sa main droite, bascula en arrière. L’enfant passa
près de nous en courant, des larmes dans les yeux, alors que
Piotr appelait à l’aide. Quand nous arrivâmes au pied de son
père, celui-ci avait perdu connaissance.
Je n’attendis pas que les secours arrivent et me précipitai
chez l’enfant. Le soleil me brûlait les yeux et la sueur coulait
le long de mon échine. Quand j’arrivai, je tambourinai à la
porte et sa mère m’ouvrit. L’enfant n’était pas là.
J’acceptais le thé qu’elle me proposait et, tandis que je
cherchais à reprendre mon souffle, mon regard s’arrêta sur un
exemplaire du Talmud dont je connaissais la préface presque
par cœur posé sur le lit et je compris. Je levai les yeux vers
la mère et me redressai.
– Qui est le père du gosse ? Répondez-moi !
Il y avait de la colère dans ses yeux quand elle me répondit,
tremblante :
– Cela ne vous regarde pas ! Vous croyez que vous pouvez
venir ici avec vos questions et…
– Evguéni Ligatski. C’est Evguéni Ligatski le père… Bien
sûr. Les livres… vous avez étudié à l’université théologique…
Elle soupira et parut se radoucir quelque peu. Moi, je n’osais
plus rien dire. Elle me confirma qu’elle avait été effective-
ment étudiante au Centre. Elle m’expliqua que Ligatski
avait été son directeur de recherche en religions comparées
et que, pendant sa deuxième année de thèse, elle avait eu
une liaison avec le professeur.
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… toutes les flammes sont égales…
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… Si les murs de la morgue n’étaient pas uniformément
blancs, si éloignés de l’idée même de couleur qu’ils en
paraissent incarcérés de blancheur, dans cette odeur d’éther
et de produits désinfectants qui ne s’efface que devant la
puanteur de la mort, et si les sols ne reflétaient pas mon visage
hagard à l’infini, comme dans une galerie des glaces qui serait
aussi un piège et une farce grotesque, ou s’il n’y avait pas
tant de couloirs où les pas résonnent et se perdent, tant de
murs épais, de cloisons étouffantes, de portes fermées – sans
doute moins trompeuses que les portes ouvertes qui donnent
l’illusion qu’il est possible, qu’il est imaginable, souhaitable
peut-être, de les traverser pour se retrouver ailleurs – oui, s’il
n’y avait pas des portes fermées sur des pièces inconnues, sur
des chambres et des débarras, des salles de repos, des remises,
des escaliers en nombre infini et d’autres couloirs encore,
des couloirs qui s’étirent et me perdent, me font rebondir
d’errements en errements, et s’il n’était pas impossible qu’une
fenêtre, quelque part, s’ouvre dans un mur et que, même si
cette fenêtre est fermée, scellée, rendue presque opaque par
de la laque sombre, il soit juste permis d’apercevoir au-delà
quelque chose qui n’est pas la morgue, avec ses couloirs,
ses couloirs insupportables et immaculés, insupportables
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… toutes les flammes sont égales…
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… Pour que les choses soient claires, je précise que ce
n’est pas le réveil qui me tire du sommeil.
Je me réveille deux minutes avant qu’il ne sonne.
Je dis cela pour éviter toute confusion par la suite : je
respire lentement et je prends mon pouls mentalement en
écoutant le tic-tac sur la table de nuit et, quand il finit par
sonner, je me lève immédiatement pour appuyer sur le bou-
ton d’arrêt.
Je n’ai absolument pas peur.
Comme la nuit est déjà tombée sur Yirminadingrad et que
ce n’est vraiment pas l’heure de petit-déjeuner, j’ouvre une
bouteille de tequila, me passe sur les gencives une tranche
de citron fatiguée qui traîne dans la cuisine, et en avale une
bonne rasade. Après ça, je me sens parfaitement détendu.
Il faut savoir vivre avec son temps.
Puis je vais dans la salle de bain chercher mon kit. Je
passe l’aiguille à la flamme du briquet de l’armée rouge que
mon père m’a offert avant de se tirer avec son dentiste, je
garrotte mon bras gauche avec le tube en caoutchouc, ouvre
et ferme ma main jusqu’à ce qu’une veine saille au creux de
mon coude, plante l’aiguille pour aspirer les trois décilitres
de sang quotidien qui me font gagner ma vie.
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fille à lui, que c’était écrit, que chaque être meurt à son
heure… Tous ces connards qui viennent chialer sur les
cadavres de leurs enfants, de leurs amis, de leur être cher
cherchent juste à se voiler la face, à donner un sens à la mort.
Je te le dis, moi : la mort n’a aucun sens, pas plus que la vie.
Il n’y a rien qui justifie ce cadavre. Il n’y a aucune putain de
règle pour justifier quoi que ce soit.
J’allume une cigarette pendant qu’il baragouine en espa-
gnol quelque chose dans sa barbe.
– Un proverbe de chez moi, camarade : « La nécessité est
un mensonge. »
Ensuite, il glisse ses doigts entre les cuisses de la gamine
en me faisant un sourire complice.
Je sors pour aller vomir dans les toilettes.
Ça doit être la cigarette.
Mais, pour que ce soit bien clair, je ne ressens absolument
aucun dégoût envers moi-même…
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… La première chose que je vois en me réveillant est une
section du plafond, découpée par mon regard. Une surface
uniformément blanche, sans aspérité. C’est aussi ce que je
ressens. Un esprit vide, lisse et propre.
Les stimuli sensoriels me reviennent les uns après les autres :
bruit de ma respiration, sensation désagréable dans mes mus-
cles ankylosés, odeur de ma propre sueur, poids du dispositif
de connexion onirique sur mon front, douleur de l’interface
biomécanique irritant mon tympan droit. Vrombissement d’un
hélicoptère de combat en mode furtif, dehors.
Je retire la prise de mon oreille, interrompant le coït, contre
nature ou trop naturel, de ma chair avec la machine à cau-
chemars. Je me lève, fais quelques mouvements de gymnas-
tique pour détendre mes muscles. Je bois une tasse de café
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… Quand nous avons découvert le sujet au cours de l’opé-
ration « Papillon de nuit », nous avons immédiatement pris
les mesures de sécurité nécessaires, dont vous pourrez trouver
la liste dans l’annexe de ce rapport. Synthétiquement, il en
ressort que la présence du sujet sur les lieux de l’opération,
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qui s’est par ailleurs déroulée sans incidents, semble être une
coïncidence : rien ne laisse penser que cet imprévu ait été une
contre-mesure visant à nous empêcher d’opérer. Néanmoins,
certains éléments inexplicables me poussent à insister pour
qu’une vérification de la procédure soit effectuée, à tous les
niveaux, afin de nous en assurer.
Il nous a en effet été impossible d’identifier le sujet : la
chambre d’hôtel dans laquelle nous l’avons trouvé (« Molotov
Motel », voir détails en annexe) ne nous a donné aucun indice
sur son identité ou la raison de sa présence en ces lieux. En
vérifiant les registres de l’hôtel, nous avons pu acquérir la
certitude que le sujet y est arrivé il y a six jours, soit deux
jours avant que nous ne montions l’opération, et qu’il n’est
pas sorti de sa chambre entre-temps. Les vérifications bio-
métriques, que ce soit au niveau des empreintes digitales,
de l’iris, de la morphologie du visage ou du code ADN du
sujet, se sont toutes avérées négatives.
Étant donné que nous avons perdu une partie des données
concernant les rêves du sujet dans l’explosion accidentelle de
notre local de South Dump, nous devrons nous contenter
de l’analyse des quatre récits (sur sept d’après le premier
rapport de nos agents morts dans l’incident) restants. Le
sujet était plongé dans une phase de sommeil paradoxal
dont nous n’avons pu le sortir par aucun stimulus extérieur.
Les transcriptions du matériau onirique ne nous ont rien
appris de plus sur son identité ou ses intentions en première
analyse. Nous avons vérifié les noms cités dans lesdits rêves
(« Bob Turk », « K. », « Mallory », « Victor ») sans obtenir par
ce biais de données pertinentes.
N’étant pas psychologue, je ne peux offrir d’interprétation
symbolique de ces rêves. Vous trouverez en annexe le rapport
d’un spécialiste du Bureau que j’ai consulté. Cependant, je
voudrais noter ici quelques incohérences qui me semblent
intéressantes dans cette boucle onirique.
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Alors bien sûr le soir Lydie elle est venue voir Fleur et Pablo
et je suis allé dans ma chambre. J’ai allumé mon ordinateur
et j’ai regardé avec les caméras de tranquillité dans la salle à
manger et même que c’est super facile parce que je suis fort
avec les ordinateurs et tout et à la Commission ils ont dit à
Pablo que je suis pécosse et ça veut dire que je suis plus intelli-
gent que les autres enfants. Au début Pablo et Fleur ils étaient
contents que je sois intelligent mais moi je vais vous dire que
c’est pas si bien que ça parce que personne vous comprend
et que vous êtes quand même obligé de suivre tous les cours
d’intégration et de socialité et que c’est embêtant et en plus
quand vous posez des questions tout le monde vous regarde
comme si vous êtes un Martien.
Lydie elle disait que c’est inadmissible et où j’ai trouvé cet
horrible jouet et est-ce que je prends bien mon traitement et
il faut faire quelque chose et Pablo et Fleur ils avaient l’air
inquiet et Fleur elle a dit vous voulez quand même pas qu’on
le punisse, non ? Lydie elle est devenue toute rouge et elle a
dit que non, quelle idée, punir un enfant, et moi je savais ce
qu’elle allait dire et c’était que je pouvais avoir un rendez-vous
dans la semaine avec une conseillère en Déconstruction et que
c’est pour mon bien et qu’elle leur demandait de réfléchir et
après elle est partie.
Après Fleur elle s’est énervée contre Pablo et elle disait qu’ils
s’en sortiraient jamais, que les médicaments marchaient plus
et que j’allais redevenir comme avant quand j’étais agressif et
que j’avais mis le feu dans ma chambre. Elle disait que tout
ça c’est la faute de tonton Samuel et qu’est-ce qu’il lui était
encore passé par la tête avec son jouet de sauvage et moi j’ai
pas compris pourquoi elle était énervée contre Pablo si c’était
la faute de tonton et de toute façon c’est pas vrai que c’est sa
faute, c’est la faute à Jules d’abord.
Elle disait il l’a fait exprès, il déteste notre forme de vie, et
que le Centre de Déconstruction ça suffirait pas si je continue
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à jouer avec Pøwer Kowboy et après elle a dit des mots comme
« mitariste » et « falloprate » et Pøwer Kowboy il m’a dit que c’est
militariste et phallocrate et moi je sais pas ce que ça veut dire
sauf que c’est pas bien. Pablo il a dit on en reparlera plus tard,
c’est pas une raison pour se laisser gagner par des comportements
dominateurs et violents et Fleur elle a dit d’accord et ensuite
elle a pris une pilule pour être moins inquiète et Pablo il lui a
fait un bisou sur la bouche alors moi j’ai éteint l’ordinateur.
Le matin Fleur elle m’a demandé si j’ai frappé Jules et j’ai dit
oui parce que si j’aurais dit que c’est Pøwer Kowboy elle aurait
été très inquiète et elle aurait encore dit que j’ai un problème et
j’aurais eu un test d’urine et ils se seraient rendu compte que je
prends plus mes cachets pour aimer les autres et être gentil et
moi je veux plus prendre de cachets alors j’ai dit oui.
Le jeudi j’ai été obligé d’aller au Centre de Déconstruction
où on s’est amusé avec les dames à laisser s’exprimer la fille
qui est à l’intérieur de nous en jouant avec des poupées et
en s’habillant en fille et la dame elle me criait dessus et elle
me disait des insultes pour que j’ai compris ce que c’était
qu’être une fille même que c’est pas vrai que les filles on les
crie comme ça et on a continué quand même et moi j’ai fait
semblant. On a appris à ne pas opprimer les autres mais à en
parler avec des médiateur-e-s, elle m’a dit qu’il faut respecter
les différences de tous les gens, alors que à la Communauté
tous les gens ils sont pareils et si tu fais pas comme eux, ils
disent que tu es bizarre et ils te donnent des cachets pour
que tu sois comme tout le monde, ou ils t’envoient au Centre
pour te parler et te parler jusqu’à ce que tu ne sais même pas
ce que tu pensais avant. À la fin elle m’a montré des films sur
les Kowboys qui tuaient des gentil-le-s Indien-ne-s et moi
alors je disais que c’était pas bien, comme elle voulait que je
dise, mais moi je savais que c’est n’importe quoi, que Pøwer
Kowboy il a jamais tué d’Indiens ni personne d’autre.
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mis les vitres teintées sur la voiture alors je pouvais voir tout
dans les rues et c’était bizarre et beaucoup moins propre que
la Communauté et les gens ils étaient tous intéressants et ils
faisaient des tas de choses que je comprenais pas.
À un moment il y avait un monsieur tout noir qui balayait
par terre et j’ai demandé à Pablo comment ça se fait qu’il fait
le travail d’un robot ? Pablo il m’a dit que c’était parce que les
gens ils sont zelofobes, qu’ils aiment pas ceux qui sont pas
comme eux alors ils leur donnent des travails qui sont moins
bien que les travails qu’ils ont eux. Il dit que les gens sont des
fois méchants avec eux et que la police après elle les renvoie
dans leur pays parce que les gens ils veulent pas vivre avec eux.
Alors moi j’ai demandé pourquoi il y a pas des monsieurs qui
sont noirs à la Communauté et Pablo il me regarde avec son air
que je sais déjà qu’il va me dire arrête de poser des questions je
suis trop petit pour comprendre et après on est arrivé.
Le cimetière des jouets il est très grand, plus grand que la
Communauté, et il y a aussi des arbres mais pas des grilles,
juste des grands murs en pierre. On a marché sur un chemin
jusqu’à une maison et dedans il y avait un monsieur habillé
tout en noir avec un chapeau et des gants et il a parlé à Pablo
et puis j’ai dû lui donner Pøwer Kowboy.
Ensuite on a traversé avec lui le cimetière, on est passé par
le Jardin des Peluches, la Grande Casse et juste après le Mur
des Jeux Vidéos on est arrivé dans le Sanctuaire des Figurines.
Il y avait plein de cases par terre comme quand on joue aux
échecs mais avec plus de couleurs et sur une case en passant
j’ai vu un enfant appuyer sur un bouton et alors il y avait un
hologramme d’un robot avec une épée. Après on est arrivé à
notre case et elle était jaune mais un peu rouge aussi et plus
grande que les autres et le monsieur il a sorti un passe et il l’a
mis devant un capteur et la case elle s’est ouverte au milieu et
il y avait des caméras holo dedans et il a mis Pøwer Kowboy
debout au fond de la case.
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Après j’ai encore été triste. Pøwer Kowboy il m’a dit qu’il était
un fantôme et tout et qu’il venait me voir parce qu’il m’aimait
beaucoup mais qu’il pourrait pas rester toute la vie. Il a dit qu’il
lui restait que une semaine et qu’après il allait devoir partir pour
toujours alors moi j’ai pleuré et j’ai dit que je voulais pas rester
à la Communauté tout seul. Alors Pøwer Kowboy il a réfléchi
et il a dit qu’il y a une solution peut-être.
Pøwer Kowboy il a dit qu’il allait réfléchir, trouver un moyen
et il est parti et après il est revenu le lendemain et il a dit qu’il avait
tout prévu et qu’il avait un plan. Il a dit que cette nuit il fallait
que je fasse que les caméras voient pas dans ma chambre, dans
le couloir, dans l’escalier et dans le hall, ni dans la rue jusqu’à la
grille, et qu’il faut que je laisse mon vélo devant la maison et qu’il
fallait pas que je dorme. Alors moi j’ai fait comme il a dit.
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Dans le noir
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J’arrive à Yirminadingrad
et je ne suis personne.
Je vends mon cul, mon nom,
mon âge. Je vends mon sexe,
mon âme.
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Histoire du captif et du prisonnier
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Demain l’usine
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veut dire que, après avoir enfoncé chaque tige, tu dois lever
les yeux et le visage. Pour abaisser le levier, tu dois tendre le
bras droit au-dessus de ta tête et tirer : pour ne pas perdre de
temps, tu ne dois jamais lâcher le levier. Tu dois maintenir
le levier baissé jusqu’à la fin de l’opération pour que ton bras
gauche puisse passer par-dessus le droit et déposer sa tigelle
dans le casier adéquat. La fatigue, au bout de huit heures de
travail, s’empare de toi des pieds à la tête. La douleur, quant
à elle, se concentre dans le coude et le poignet gauche, le
biceps droit, le dos et la nuque.
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ils refusent d’entrer, un air de défi dans les yeux. Parmi eux,
il y a tous les Noirs de l’atelier B. Ils rient aujourd’hui encore
plus fort que d’habitude. Ils regardent les petits chefs, ils les
écoutent les menacer. Et leur rient au nez.
Le soir, il y a une réunion dans les locaux du syndicat.
Beaucoup d’ouvriers sont là, peut-être la moitié des salariés
de l’usine. La maîtrise tente de s’y inviter mais est mise
dehors par une poignée d’ouvriers. Le syndicat empêche
qu’ils se fassent casser la gueule. Quand ils disent qu’après
tout les agents de maîtrise sont aussi des salariés, qu’il fau-
drait les mettre de notre côté, il y a des rires dans la salle.
Quand ils disent qu’il faut reprendre le travail du samedi
pour pouvoir demander la réintégration des camarades, ne
pas prendre le risque de se faire virer, qu’il faut attendre,
patienter jusqu’à la décision du tribunal, Mario de l’émon-
dage s’énerve. Il leur demande de quel côté ils sont. Il dit
qu’il faut aller plus loin, étendre la grève à tous les autres
jours, qu’il faut occuper l’usine comme il y a quinze ans.
Mais personne ne veut aller jusque-là. Alors, Emembolu,
de l’atelier B, dit que refuser simplement de travailler le
samedi n’est pas suffisant. C’est revenir à la situation précé-
dente, il n’y a aucune raison pour que la direction reprenne
les camarades si on ne la gêne pas plus que ça.
Il propose qu’à partir de lundi, tout le monde parte dix
minutes en avance. Dix minutes, ce n’est rien, mais ça mon-
trera qu’on ne va pas se laisser faire, qu’ils ne peuvent pas se
foutre de notre gueule sans conséquences.
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Demain l’usine
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Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises
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Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises
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Evgeny, l’histoire de l’art et moi
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10101 (rhapsodie)
Mon esprit est troublé et, hors de ma poitrine, mon cœur bondit.
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10101 (rhapsodie)
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10101 (rhapsodie)
Refrain :
Mais je ne t’ai pas vue,
Je n’ai pas pu te retrouver,
Yirminadingrad n’a pas voulu,
Me laisser à nouveau t’embrasser.
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10101 (rhapsodie)
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10101 (rhapsodie)
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10101 (rhapsodie)
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Sunderland en appel
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Au-delà il n’y a que le ciel
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Sache ce que je te réserve
Je ne vois rien.
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Sache ce que je te réserve
Cela fait des jours et des jours que je suis incapable de dor-
mir. Il y a l’obsession de son corps inaccessible et rien de plus.
Mon esprit est un écran où se jouent des actes sexuels d’une
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Clair de lune, chienne de ville
Une fois, il m’a giflé parce que j’avais dit du mal de notre
grande et glorieuse armée et je me suis enfui par la porte-
fenêtre du salon. Le jardin était en pente douce et j’ai couru.
Quand j’ai entendu les aboiements, j’ai couru plus vite.
Pas assez vite.
J’ai senti son odeur avant qu’il n’arrive sur moi, son dogue
argentin. J’ai senti qu’il me percutait, ses pattes avant heur-
tant le bas de mon dos. J’avais presque quinze ans et la bête
pesait plus lourd que moi. J’ai roulé sur le sol en rentrant
ma tête dans mes épaules.
Je me suis dit : il te tue.
Il n’a pas dû se passer plus d’une seconde avant que sa gueule
soit au-dessus de mon visage mais j’ai eu largement le temps
d’imaginer le moment où ses crocs se refermeraient sur ma
gorge. J’avais déjà vu ce que ce monstre avait fait d’un cam-
brioleur qui s’était introduit chez grand-père à la r echerche de
richesses imaginaires mais dont les rêves de p alaces s’étaient
transformés en une prosaïque tombe anonyme que j’avais été
obligé de lui creuser au fond du jardin.
Je me suis dit : il te déchiquette.
Il va te broyer le cou entre ses mâchoires. Tu vas com-
mencer à t’étouffer avec ton sang juste avant que ses canines
ne t’arrachent la trachée. Avec un peu de chance le choc et
la douleur te tueront sur le coup. Sinon, tu agoniseras de
longues minutes pendant que tu te videras sur le sol. Je me
suis demandé ce que grand-père préférerait : il avait fait
jouer le chien pendant de longues minutes avec le corps
désarticulé du voleur avant de lui permettre de l’achever.
Je me suis dit : bientôt, la douleur, puis, la mort.
Le chien était au-dessus de moi, gueule béante, puant,
sa salive coulait sur mon visage. Je réprimais mes sanglots,
j’essayais de contrôler les spasmes de ma poitrine, de ne pas
le provoquer par mes tremblements. Je savais qu’il pouvait
sentir ma peur. Que ça l’excitait au meurtre.
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La pluie, extérieur jour
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– Offero.
Je me retourne : les lanternes du boui-boui chinois dispersent
dans la ruelle des lambeaux de mon ombre. Une clocharde
cache sa tête rasée dans la nuit d’un porche. Un vieux, cassé
en deux, tire sa charrette de légumes. Et une famille attend la
mort, dans l’escalier de la passerelle, la mère enroulée sur son
nouveau-né comme la coquille sur un mollusque. Aucun d’eux
n’a prononcé mon nom. Personne ne m’a appelé.
Sur le continent, tout est plus difficile. Ce que je parviens à
garder à distance dans l’île, sur le bateau, revient par à-coups dès
que j’entre dans le port. Des odeurs qui en rappellent d’autre.
Des visages qui clignotent dans l’orange des loupiotes et qui
portent les traits, les regards du passé. La nausée revient et,
avec elle, la chaîne des souvenirs. On s’écarte à mon passage,
on se tasse dans les encoignures, j’envahis les contre-allées de
mon énorme masse. Offero le guerrier, l’ogre. Ne pas penser.
Ne pas penser à ça.
Sofian s’est caché dans l’arrière-boutique en me voyant
venir, le rideau en os cliquette encore de sa précipitation.
Des oiseaux, mauves et rouges, dans leurs cages en rotin.
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Légende dorée de saint Christophe
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Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)
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– Enfin, je dis ça, c’est pour vous. Vous êtes libre. Mais
ne perdez pas de vue la chose suivante. Tout ce carnaval, ce
désordre apparent… En dessous, il y a l’ordre, mon vieux.
Ce bon vieil ordre occidental platonicien et capitaliste. Cha-
que civilisation a les orgies qu’elle mérite… Sur ce, je dois
vous laisser, j’ai des nymphes à terroriser.
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Journal de mon retour à la cité natale
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je ne sais pas ce que c’est / mais c’est joli / ces lumières dans
la nuit
mystérieux et beau comme un bacille / sur la languette rétro-
éclairée / du microscope du monde
(il est 1 heure du matin et 6 heures du matin) / (l’aube nous
rattrape) / (horizontale) / (sur la côte espagnole)
Ai essayé de prendre quelques notes pendant le vol, mais
à les relire, elles ne correspondent plus à mon expérience.
Comme je m’agitais au décollage, le steward m’a fait boire
une eau de codéine : j’ai passé l’essentiel du trajet à revivre
un vol nocturne effectué il y plus de trente ans. Les effets se
sont dissipés à la miction. Le décalage horaire s’est écoulé
avec la drogue, tintant contre la faïence immaculée.
Anton a acheté quelques arpents de vigne en même temps
que la ferme, dont il a confié le soin à des viticulteurs locaux.
Il débouche du riesling à ma sortie de la salle de bains, et je
n’ai pas le cœur de le lui refuser. Il y a une nappe en vichy bleu
sur la table et une grande horloge comtoise près du foyer, une
bibliothèque de planches, courbée sous le poids des tomes. Toute
l’Europe, d’un seul coup. Nous trinquons en français.
– À ton retour.
– Aux vieux amis.
– À la chaleur du foyer.
Ils parlent peu entre eux et ne posent aucune question. Je
n’ai plus, moi-même, beaucoup de curiosité. Nos souvenirs
communs suffisent à emplir les vides autour de la table. On
savoure les bouteilles avec calme, l’une après l’autre, accom-
pagnés par la sourdine des secondes. Lena portait d’étranges
bérets asiatiques : je la revois à la fenêtre de la Bibliothèque
pontificale lors de l’occupation, brandissant un fusil à deux
mains, tandis que les camarades tenaient déployé le portrait
géant de Georg Schenkel. Anton n’était pas sur la photo,
sans doute n’était-il même pas dans le quartier, occupé ce
jour-là à collecter dans les commerces du port les dividendes
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Gdansk. 27 mai.
Le premier passage de frontière semble s’être passé sans
accroc, grâce aux contacts de Claudio. À sa belle barbe et
à sa tenue de pope, surtout : ils m’ont chargé à l’arrière
du camion humanitaire d’une ONG orthodoxe et les
douaniers polonais ont, semble-t-il, respecté la trêve des
églises. Nous avons pris de petites routes, dont je garde
de persistantes douleurs au sacrum, même si, par respect
pour mon âge, ils m’avaient installé un fauteuil entre les
piles de cartons médicaux. Au débarquement dans l’en-
trepôt, aucun visage connu, mais une très jeune fille, qui
parlait russe, m’a indiqué où nous étions. Dantzig. Tran-
sit d’une durée indéterminée. J’ai ensuite été brièvement
trimballé à l’arrière d’une camionnette, puis mené d’un
parking souterrain à cette cellule, fraîchement repeinte.
De ce que j’ai vu des couloirs d’accès, la construction du
bâtiment n’est pas encore achevée. J’ai essayé de me faire
expliquer la suite du programme, mais tout ce que j’ai
réussi à tirer de mes guides était quelque chose comme
« attendre encore ». Soit.
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Enoch. 28 mai.
Ils m’ont transporté pendant la nuit et je ne reconnais
la ville qu’à ses bâtiments cubiques, à ses belvédères et sa
muraille en hexagone.
D’autres viendront après moi était le long-métrage qui pre-
nait pour cadre ce décor. Une équipe de designer albanais
avait travaillé sur les maquettes, la finition des gros plans,
d’après les abondants crayonnés d’Art Niemand. Il avait
inventé, pour ce setting, un mélange d’antique et de techno
logique très subtil, presque irréel.
De l’autre côté du rideau qui clôt ma chambre, une fontaine
cataracte contre les graviers, rafraîchit un patio allongé. Des
palmiers trapus frissonnent alentour, pâlis par le froid sec
qui règne en cette saison. Si mes souvenirs sont bons, je suis
dans la ville haute, le quartier des masques. Peut-être dans les
parties résidentielles du Troisième Tribunal borgne.
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Yirminadingrad.
Le mobile home a la même odeur que dans mon souvenir.
Tout y est à sa place.
La photo de Noureev et Bortoluzzi dansant le pas de deux
du Chant du compagnon errant. Celle de Ramine, Bakhor
et Watson, travestis en femmes, pour la nuit blanche du
Palco. Crime et châtiment sur la table basse, mes somnifères,
le cendrier en forme de poisson. Mes carnets de notes, le
dernier script du film en cours, mon ordinateur. Tout, enfin,
jusqu’aux objets les plus incongrus, les cadeaux sans usages,
les bibelots sentimentaux, la canne à pommeau dévissable
et le presse-livre en plexi taillé.
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Je regarde les aiguilles de l’horloge. 11 h 5. Du matin ou
du soir ? Difficile de se prononcer dans la lumière artificielle.
Mes cycles de sommeil sont perturbés ces derniers temps.
Il faudrait que je tire les rideaux ou que j’entrouvre la
porte pour jeter un regard au-dehors. Mais quelqu’un va
venir pour le faire. Dans un instant. Sans aucun doute.
(La ville n’existe que dans les rêves. Que dans les souve-
nirs de survivants exilés.)
cela pourrait être un chemin, un parcours initiatique
Ils vont frapper à ma porte.
Ils vont venir me chercher.
Si la ville n’existe plus, il restera au moins les caméras et
les projecteurs, les caravanes de la production, les acteurs.
Il restera les immeubles, plats sur leurs toiles peintes, et les
quelques bobines déjà tournées.
Ils vont me faire sortir
Je vais y aller
(Yirminadingrad)
Je suis prêt.
Et s’échapper des côtes rompues,
et se répandre en nuées immenses
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Et s’échapper des côtes rompues…
soient pas morts, que ce silence ne soit pas la preuve que l’air a
fini par leur manquer. Il va nous falloir des heures pour nous
frayer un passage dans ce tas de caillasse. Nous ne pouvons
pas utiliser de charges trop puissantes sans risquer une réac-
tion en chaîne. Nous devrons percer les derniers mètres à la
foreuse. Pourquoi ne m’as-tu pas écouté ? Pourquoi t’es-tu
plié aux caprices de Melia ? Pourquoi a-t-elle insisté ? Cette
galerie ne servait à rien. L’idée même était irrationnelle. Elle
ne pouvait faire partie du Projet.
Il y a onze millions d’habitants à Yirminadingrad. La ville
peut être rasée en dix minutes. Onze millions de morts, de
corps brûlés, décalqués en silhouettes. C’est pour éviter ça
que nous creusons, que nous reconstruisons notre ville, en
reflet, sous la terre. Pour continuer à vivre quand les bom-
bardements commenceront. Des milliers d’ouvriers mentent
à leur famille chaque soir, en rentrant du travail avant le
couvre-feu. Ils racontent leur journée, dans un chantier loin-
tain, inventé de toutes pièces. Ils ont signé. Pas question
de provoquer une panique. Ceux qui parleront, même si
personne ne les croit, seront exécutés sans procès.
Je regarde les foreurs piloter la tête en diamant. Même si la
radio fonctionnait à nouveau, je ne pourrais rien entendre. Le
bruit de la roche qu’on abrase, à peine atténué par mon casque
insonorisant, sonne comme une ultime répétition avant le début
du spectacle. Avant que les bombes ne tombent du ciel.
Si la catastrophe n’était pas si proche, je serais heureux de
participer à un tel projet. Le plus grand réseau souterrain jamais
creusé. Des milliers de bâtiments inversés. Des kilomètres de
câbles, de conduites, de tuyaux. D’immenses hangars, des
stocks de nourriture, des centrales électriques. Dehors, il n’y
a que la guerre. Que la mort qui vient, qui nous sourit, la
bouche hérissée de missiles, la langue chargée de radiations.
Les pyramides étaient des tombeaux dressés vers le ciel. Nous
construisons un terrier colossal afin que la vie continue.
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J’ai trouvé un de mes gars cet après-midi, les bras ballants, seul,
dans une galerie secondaire, le regard perdu dans les ténèbres. La
lumière était éteinte et il ne faisait rien, comme attendant quelque
chose. Il s’était acquitté de la tâche que je lui avais assignée puis
était resté là, sans bouger. Parce qu’il ne savait plus quoi faire.
Les ouvriers n’ont plus d’angoisse. Ils ne parlent plus de la
catastrophe imminente. Ils sont devenus indifférents, comme
Melia et ses filles. Les femmes n’ont pas peur. Elles attendent
la guerre presque avec impatience, avec envie – comme un
amant trop longtemps éloigné.
Avant de remonter pour la nuit, je repasse chez le docteur.
Il faut que nous comprenions ce qui se passe. Il pense que
l’on met quelque chose dans les plateaux-repas. C’est la seule
explication plausible : comme nous ne déjeunons pas avec
eux, ça ne nous touche pas. Il faudra aller à la cantine dès
demain, faire des prélèvements, des analyses.
Nous remontons vers le puits mère. Dans le couloir, nous
croisons Kara : elle tient une cage vide à la main, nous salue
d’un sourire. Notre bus parcourt des rues déjà désertes, des
véhicules de patrouille sont arrêtés aux carrefours, tous feux
éteints. Gardiens des ruines futures de notre civilisation. Je
me rappelle ce que m’a raconté Fedor la semaine dernière.
Un de ses ouvriers avait fait une fausse manœuvre près
d’une foreuse. Son bras avait été écrasé contre un mur par la
machine et il s’est vidé de son sang. Les autres gars n’avaient
rien fait, rien dit. Ils avaient continué le travail. L’avaient laissé
crever sans sourciller. Quand Fedor leur avait demandé ce
qui s’était passé, personne n’avait su lui répondre.
Le plus étrange, peut-être, est que le docteur ne m’en ait pas
parlé. Impossible qu’il ait pu oublier l’incident, qu’il n’ait pas
pensé à me le rappeler. Une preuve si parfaite qu’il avait vu juste.
Mais c’est vrai que la mémoire nous joue des drôles de
tours ces temps-ci. Hier, je me suis perdu dans mon pro-
pre secteur, incapable de me souvenir du chemin. J’ai erré
dans les couloirs mal éclairés pendant deux heures avant de
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Il y a quelque chose.
Quelque part il y a ce qui est, quelque chose qui dit qu’il y a.
La chose qui est et les choses qu’ il y a.
La même chose ?
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Plus facile de penser. Facile : qui n’est pas empêché par des
choses extérieures. Penser : le retour des choses qui arrivent une
première fois. Les choses peuvent revenir et revenir et revenir
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Espace, un orphelin
Je suis emprisonné.
La chose qui pense est dans un espace sans dehors, où les
choses ne peuvent arriver. Quelque chose d’autre m’a mis
quelque part, quelque part où rien n’arrive que ma pensée.
Mais j’ai l’ impression qu’un autre est là parfois. Que mes pen-
sées r eviennent dans ses pensées. Quelque chose qui veut que
l’espace où m’arrivent les choses soit dans un espace où les choses
ne peuvent pas arriver.
Cette pensée, qui revient et revient : fuir, fuir, dans un
espace où il arrive quelque chose, toutes les choses.
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La prison, un rêve ?
L’ impression est celle de flotter, quelque part, endormi, dans
un rapport aux pensées où les pensées viennent et reviennent,
sans lien entre elles ni à ce qui arrive. Dans un mélange sans
comparaison rapportable à ce qui arrive.
Blessé peut-être : affaiblie la chose où arrivent les choses.
Peut-être que je suis dans un espace et que je ne me rends pas
compte, que ma force n’est pas assez présente pour être en rapport
avec ce dehors. Peut-être que ma pensée est faible, la peur venue.
Je ne veux pas renoncer à cette pensée qu’ il y a un autre, qui est
le rapport avec des autres. La pensée qu’ il y a des autres et que je
ne suis pas la seule pensée, perdue, abandonnée, orpheline.
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Espace, un orphelin
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Espace, un orphelin
600. Espace.
Vide.
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Cheval cauchemar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Attentat de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Diabolo manque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
… toutes les flammes sont égales… . . . . . . . . . . . . . . . 47
Pøwer Kowboy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Dans le noir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Histoire du captif et du prisonnier. . . . . . . . . . . . . . . . 87
Tarmac – Penthouse / dernier rapport
de télésurveillance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Demain l’usine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises. . . . . . . . . 133
Evgeny, l’histoire de l’art et moi. . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
10101 (rhapsodie). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Au-delà il n’y a que le ciel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Sache ce que je te réserve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Clair de lune, chienne de ville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205
La pluie, extérieur jour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Légende dorée de Saint Christophe . . . . . . . . . . . . . . . 231
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère). . . . . . . 245
Journal de mon retour à la cité natale. . . . . . . . . . . . . . 261
Et s’échapper des côtes rompues,
et se répandre en nuées immenses. . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Espace, un orphelin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
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