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Léo Henry & Jacques Mucchielli

Yama Loka terminus


Dernières nouvelles de Yirminadingrad

DYSTOPI A
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Édition : Mathieu Garrigues
Préparation de copie : Xavier Garnerin
Maquette et révision : Serge Bourdin

Conception graphique
et illustration de couverture : Stéphane Perger

Cet ouvrage a été écrit avec l’aide du Centre national du livre

Yama Loka Terminus


a précédemment été publié
aux éditions L’ALTIPLANO

v 1.0 - 01/05/2013

© DYSTOPIA 2013 pour la présente édition


ISBN : 979-10-91146-07-4
www.dystopia.fr
Cheval cauchemar

Il est minuit moins cinq et mon enfant ne naîtra plus


aujourd’hui.
J’écrase une cinquième ou sixième cigarette sur le mon-
tant de la fenêtre : ce sont des clopes d’importation, rou-
lées dans du papier jaune un peu froissé. Je ne fume pas
d’habitude mais il me faut bien faire quelque chose pen-
dant que Cora œuvre en salle de travail. Ils ont installé un
frigo dans la pièce, un gros meuble blanc de fabrication
américaine, tout vibrant et bourdonnant. Le calendrier de
l’équipe de foot date de la victoire en finale de la coupe,
il y a deux ans.
Je me rassieds sur le siège à roulettes, fauteuil de rond-de-
cuir ayant perdu son maître et son bureau. Je tends l’oreille.
J’ai tant de fois rêvé à ce moment, le premier cri, l’ouverture
du rideau de la vie. Après, je me réveillais en sursaut, perdu
dans le noir entre le lit et le plafond, un hennissement réson-
nant encore à mes oreilles. C’était une plainte du cheval
blessé, de bête suppliant qu’on l’achève.
Minuit une. J’attends.

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yama loka terminus

Mon père est mort le lendemain de ma conception. Je ne


connais personne qui l’ait vu tomber de ses propres yeux, mais
tous les sans-retraites de Yirminadingrad ont une version de
l’histoire à raconter. Crâne ouvert sous la pression d’un sabot,
colonne vertébrale brisée contre un montant de la glissière.
Parfois ce sont les deux hanches. Parfois la nuque. On y ajoute
des circonstances romanesques : un concurrent bouriate à
barbe jaune l’aurait poussé, sa monture aurait pris peur à
l’approche du grand virage… Autant de mises en scène pour
embellir sa fin. Je crois plutôt que mon père était alcoolique
et qu’il tenait à peine assis sur la jument quand a été donné
le signal du départ.
Ma mère avait quatorze ans. On dit qu’elle aurait mis plus
de trois mois pour se rendre compte qu’elle était enceinte,
qu’une Tzigane du quartier des ferrailles l’aurait arrêtée dans
la rue pour lui annoncer la nouvelle, crochetant son poignet
d’une main d’arthritique. Elle lui aurait prédit la naissance
d’un garçon, prédit que cet enfant naîtrait tordu. Je ne suis
pas difforme et cette version est celle de la légende.
Quand j’avais cinq ou six ans, ma grand-mère m’a dit qu’ils
avaient essayé de se débarrasser de moi à la disparition des
règles. Ils avaient fait venir un médecin grec, un qui ne parlait
pas notre langue. Le vieux vit encore aujourd’hui près du port,
il boite d’avoir amputé son propre pied l’an dernier, pour arrêter
une gangrène qui menaçait d’emporter la jambe. À l’époque,
il a presque réussi à tuer ma mère, couchée dans la baignoire,
saignant comme une brebis de l’Aïd al-Kebir. Mais il n’est pas
parvenu à me décrocher et ma mère a survécu à ça aussi.
Mon père était finlandais, il n’avait pas vingt ans la nuit de
sa mort. Il avait le cheval dans le sang. Le cheval, les courses et
la boisson. Les Boliviens de Yirminadingrad prétendent que
ce sont eux qui ont importé les ferias, mais tout le monde sait
qu’ils vendraient jusqu’à leurs propres enfants s’ils pouvaient
en tirer un peu de gloire.

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Cheval cauchemar

Une fois l’an, sur le tronçon d’autoroute abandonné de la


zone nord, les vingt ou trente chevaux de la ville courent sur
le bitume. Il faut boucler cinq tours à la grande feria qui a
lieu à l’automne, la seule qui compte vraiment, et à chaque
tour attraper une bouteille de vodka pleine, la vider sans
cesser d’éperonner. Les familles, les habitants du quartier,
les curieux sont massés le long des glissières. Ils attendent
de voir les coureurs tomber, les bêtes se briser la jambe dans
un trou du macadam. Ils veulent acclamer le vainqueur et
lui remettre sa prime : le jambon à l’os, la photo, le collier
de bois et de bronze.
On s’attendait à ce que je naisse avec des sabots aux pieds
ou une mâchoire énorme, des yeux décalés sur les côtés de
la tête. Je suis presque normal, pourtant. Sans les rêves, je
serais comme vous.

Il est devenu presque impossible d’élever un cheval dans


cette ville. Jorn m’a donné le poulain quand je suis entré
au collège.
Jorn, disait-on, était venu sur le même transporteur que
mon père. Lorsqu’ils s’étaient installés à Yirminadingrad, le
bruit courait qu’ils étaient pédés, que mon père était le giton
du moustachu. Aujourd’hui, Jorn sait parler le russe, le turc et
le grec, mais il ne dit rien de son passé. Sans doute pense-t-il,
comme beaucoup de Finlandais ici, que le nombre de mots
que l’on peut prononcer dans cette vie est compté par avance,
et ne veut-il pas précipiter sa mort en gaspillant sa part.
La bête était pie lorsque je l’ai reçue, mais était devenue
presque complètement blanche au jour de ma première feria.
Le cheval n’avait pas de nom, mais je voyais parfois sa tête dans
mes rêves, collée sur le cou d’un homme nu. Il me parlait à
voix basse, je m’entendais lui répondre, l’appeler Kalkî. Kalkî
a grandi dans les caves de l’ancien hôtel de la Plage. Ses yeux
étaient rouges comme les cerises dans les livres de classe.

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yama loka terminus

Ma mère a ignoré pendant des années que je me préparais


à courir. Je faisais le mur avant la fin des cours et attrapais
un van pirate pour la mer, quand j’arrivais à en trouver un.
J’entrais dans le bâtiment désaffecté par l’arrière et attendais
en silence dans un salon aux tapis moisis. Parfois je repérais
les claquements tout de suite, parfois il me fallait dix ou
vingt minutes avant de deviner dans quelle partie des sous-
sols errait l’animal.
Je me chargeais des sacs – farine, son, arêtes de poisson en
poudre – que déposaient chaque semaine des amis dockers,
des camarades de Jorn, des grossistes baltes. Je descendais
par le puits d’ascenseur le plus proche de l’endroit où errait
mon cheval. Il était chaud et rugueux dans l’obscurité, ses
côtes comme une mâture tendue de voiles palpitantes, sa
langue râpeuse. Je le flattais, l’étrillais à tâtons. Je le nour-
rissais et attendais à ses côtés, aveugle moi aussi, grisé par
l’odeur de sueur et d’excréments qui se mêlait aux remugles
de ­l’immeuble déserté. Je me lavais aux bornes d’incendie sur
le chemin du retour et revenais à l’heure pour le goûter.
Les dimanches, pour les fêtes religieuses ou pendant les
­grèves, je pouvais passer des jours entiers à le dresser. Je le
sortais d’abord sur le parking et le montais à cru entre les
mauvaises herbes, certaines grimpées en arbustes. On faisait
des tours sur les rampes d’accès, au pas pour ne pas forcer
sur ses jambes, ne pas couper ses sabots aux arêtes du béton.
Rapidement, les chiens crève-la-faim du quartier se mettaient
à nous tourner autour et j’entreprenais alors de faire monter
Kalkî sur le toit du bâtiment, par les escaliers monumentaux.
Il fallait presque une heure pour atteindre le sommet, à tirer
sur son col, à pousser à sa croupe dans les virages. Il fumait de
toute son échine quand on arrivait enfin à l’air libre.
Le revêtement était en toile goudronnée. C’est là que je le
poussais au trot, puis au galop, l’entraînant à s’arrêter juste
avant le vide, à éviter les chicots des antennes rouillées, à

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Cheval cauchemar

obéir aux ordres simples. Certains soirs, les oiseaux de mer


faisaient des cercles au-dessus de nous et je criais avec eux.
Il fallait redescendre avant la nuit pour rendre l’animal aux
ténèbres de son abri, au monde imprécis des rêves et des
fantasmes de liberté.

J’ai rêvé de ma course bien des fois avant de pouvoir la


vivre. Parfois je gagnais le premier prix et crachais la vodka
sur la foule, comme je l’avais vu faire, comme on me l’avait
raconté. Plus souvent j’arrivais deuxième ou troisième, à cause
d’un adversaire vindicatif, d’un éperon retourné planté dans
ma cuisse, dans le talon de ma monture. Parfois encore, je
tombais à l’approche du dernier tour, je heurtais le bitume et
les chevaux suivants me passaient dessus sans ralentir dans
un fracas assourdissant.
L’alcool avait un goût différent dans chacun de mes rêves,
glacé comme le givre de novembre, sucré et amer, brûlant,
ou épais comme une huile de friture. Je n’ai goûté à la vodka
que la nuit de ma première feria, parce que c’était la règle
et qu’il le fallait bien. La nuit où je suis devenu un homme,
où j’ai transmis ma malédiction. La nuit où j’ai fait sortir
Kalkî au grand jour.
Cora, je la connais depuis qu’elle est toute petite : c’est la
sœur d’Amin, mon seul ami d’enfance. Elle n’est pas très
jolie mais a des yeux attentifs, des mains savantes. Nous nous
caressions en cachette, derrière les palissades, et je m’arrêtais
toujours avant elle, tétanisé, tremblant. Je cherchais son regard
derrière le rideau de ses cheveux tandis qu’elle faisait monter
et descendre ses doigts, soigneusement. Une heure avant le
début de la course, sous la bretelle d’autoroute, elle m’a pris
en elle comme de force et j’ai feint d’y prendre plaisir. C’est
ainsi que les choses se font par chez les sans-retraites et Cora
est respectueuse de toutes les règles. Kalkî, dans son box de
fortune, nous regardait nous agiter dans la paille souillée.

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yama loka terminus

J’ai pris ma place sur la ligne de départ. J’étais le plus jeune


des coureurs, ma bête la plus maigre des montures.
Je savais déjà que Cora était enceinte, je l’avais vu dans
plusieurs rêves. Ce que j’avais vu, au-delà de cette naissance,
me donnait envie de mourir comme mon père. Mais l’alcool
m’a tenu en vie. La vraie vodka, aigre et brutale.

Je n’ai pas gagné cette course. Je n’ai même pas fait partie
du groupe de tête. Et, quand j’ai finalement remis les pieds
sur la terre ferme, le sol a disparu sous moi.
J’étais ivre du vent dans mes oreilles, des lumières des
rampes, des cris de la foule et du fracas des chevaux. J’ai
vu le visage de ma mère, impassible, et celui de Cora tout
près du sien. Les coureurs buvaient et crachaient, bascu-
laient dans les virages, juraient dans toutes les langues de
la création. Je sentais leur douleur à portée de mes doigts,
lisais la bestialité sur leurs visages. J’ignorais le pilonnage
continu de mon coccyx, la tension dans mes bras raides
de tétanie, mon dos et ma nuque tendus comme des filins
de métal. Je buvais comme les autres, je buvais pour la
première fois, et mes angoisses se faisaient plus sourdes à
chaque gorgée.
En abordant le sprint qui bouclait le second tour, je me
suis rendu compte qu’avec la peur s’évanouissaient mes pré-
monitions, mes visions et les mauvais rêves qui me prenaient
éveillé. J’avais percé le secret de mon père, celui des hommes
adultes de Yirminadingrad, qui ont besoin de boire pour
vivre, ou juste pour survivre.
Je n’ai pas gagné la course, mais j’ai grandi d’un coup et,
plus tard, revenu à moi, j’ai pu regarder ma mère en face, et
je n’avais pas de honte.

Les rêves sont revenus, mais j’attendrai la fin de l’été pro-


chain pour goûter à nouveau à la vodka.

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Cheval cauchemar

Cora et moi avons emménagé dans un container des docks


et Kalkî vit derrière, près du potager clôturé de cageots. Il
prend du poids, il forcit pour l’an prochain. Beaucoup de
choses auront changé alors. Mon fils sera né.
Je l’ai vu en rêve. Il a de grands yeux rouges et la peau
translucide. Il a des crins sur le cou et ses mains sont dures
comme de la corne. Il avance à quatre pattes et piaffe pour
réclamer à manger. Je n’en ai pas parlé à Cora, mais je crois
qu’elle a deviné. Elle dort avec une main sur son ventre,
l’autre tout contre ma joue, pour le cas où j’aurais besoin de
me raccrocher à quelque chose dans l’obscurité.

Il est une heure du matin.


Le frigo se remet à bourdonner et je me rends compte que
je ne l’avais pas entendu s’arrêter. Peut-être ai-je dormi. Si
j’ai fait un cauchemar, je ne m’en souviens pas.
Je vais à la fenêtre allumer une nouvelle cigarette, j’espère
que Cora va bien.
Je crois entendre un claquement dans les profondeurs
de la clinique et, du plus fort que je peux, les yeux fermés,
j’écoute. J’espère que ce n’était que mon cœur grognant à
mon oreille.
Mon Dieu. Faites que ce soit une fille.
Faites que ce soit un être humain.
Attentat de personne

À la passation de service la semaine dernière, Sandra m’a


dit : « Ça sent la fin. »
Elle avait l’air plus déçue que soulagée. Un peu coupable,
aussi, de ressentir si peu de plaisir à l’idée de voir s’achever
le travail.

Je me gare à côté de sa Traban de collection, un joli


­ onstre bleu ciel, à la carrosserie épaisse comme une porte
m
de coffre-fort. Le bitume craquelle. Les herbes recommencent
à envahir le parking, vertes et grises, couvertes de boutons
pâles. Le ciel est très clair au-dessus de la station Krasnoïarsk,
délavé de gelée.
Je sors de la voiture, jette mon sac sur l’épaule. À travers
le tissu, à travers ma veste, je sens la tiédeur du thermos
de thé fumé, sans sucre. « Comment peux-tu boire un truc
pareil ? », m’a demandé Sandra. Les rides aux coins de ses
yeux souriaient malgré la grimace.
La serrure électronique de la gare abandonnée hésite à me
reconnaître. Je repasse ma carte sur le lecteur, la led verte
papillonne. Puis la porte souffle en coulissant.

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yama loka terminus

Vous êtes peut-être venus ici avant les événements, avant


la déclaration de guerre. On descendait à Krasnoïarsk pour
se rendre aux ateliers pétrochimiques, aux usines de poly-
mères : des trains entiers d’ingénieurs, de techniciens, de
manœuvres, qui venaient de Noir Central et des cités dortoirs
de Marks. Des femmes solides aux bras roses riaient entre
elles en traversant le hall, interpellaient les guichetiers et les
garçons de quai. C’est ici que j’ai commencé ma carrière à
cette époque. Surveillant-ballast sur la draisine concasseuse,
responsable de vingt-deux kilomètres de voies. Aujourd’hui,
les dalles de la gare sont blanchies de fientes de pigeons et il
ne reste des appareils de vente qu’un semis de fosses rectan-
gulaires et peu profondes. Presque plus rien, en fait, que le
silence et un soupçon de deuil.
Je m’installe sur le quai près du marqueur F. L’express
périphérique possède un infaillible cerveau électronique. Une
seconde de retard tous les dix mille ans, assurait la brochure
du constructeur syrien. Un millimètre de décalage tous les
siècles. Les rails vont se mettre à vibrer dans trois minutes. Le
train va glisser jusque devant mes pieds. La porte de la rame
va s’ouvrir en face de moi. Sandra va descendre, pâlie par sa
nuit blanche, et elle me sourira. Moins parce que je suis qui
je suis, que parce que nous sommes jeudi, et que le jeudi c’est
moi qui viens la relever de ses fonctions. Elle me dira quelques
mots sur sa veille. « Aujourd’hui, c’était le Professeur. » Ou
« Les époux Schlevitch ont été très loquaces. » Ou « Kamel.
Il a hurlé. Je crois qu’il est bientôt libre. » Rien de plus, ou
presque, parce qu’il faut que je monte dans la rame avant que
les portes ne se referment. Juste son dos, son manteau de feutre
rouge, son bonnet de laine rose, sa silhouette menue qui trotte
vers la sortie et le parking, vers Yirminadingrad.
Sandra n’est pas issue du milieu cheminot. Elle vient des
universités fédérales. Elle a été médecin de guerre et fai-
sait partie de notre équipe de formation. Elle disait : « C’est

14
Attentat de personne

important, Tobias. Si tu dois faire ce travail, fais-le conve-


nablement. Pour eux. »
– Bonjour Sandra.
Elle descend le marchepied lentement, sans me regarder.
Il y a quelque chose d’affaissé dans sa mise, le poids des
nuits difficiles. Le train grince à peine au moment de l’arrêt
total, un long ver jaunâtre, l’express périphérique S102. Vous
l’avez déjà vu, celui-là, même si son nom ne vous dit rien,
même s’il ne ressemblait plus à ça sur vos écrans, à l’heure
des informations. Sandra soupire. Je demande :
– Alors ?
Ses yeux sont loin, très vagues.
– Alors rien, Tobias. Personne.
Je monte à mon tour, pour prendre sa place. Je n’ai pas le
temps de trouver le mot juste, pas le temps de m’arrêter pour
lui serrer le bras et la remettre droite.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? On a terminé ?
Sandra ne dit rien, elle hausse seulement les é­ paules. À moins
que ce ne soit qu’une secousse du train qui s’ébranle.
Je suis en route pour une nouvelle journée de travail, tout
autour de la ville. Le tour complet en cinq heures trente et
une, seul, dans le wagon de queue lancé à cent quarante
kilomètres-heure.
Seul, avec les victimes.

Je m’installe sur le strapontin du milieu de rame, dans


le couloir, dos aux fenêtres. De ce poste privilégié, je peux
apercevoir l’intérieur de trois compartiments sur six, et devi-
ner en reflets ce qui se trame dans les autres habitacles. Mon
sac, dans les roulis du wagon, frotte et cogne la paroi contre
laquelle je l’ai posé.
En avril dernier, ma logeuse a été expulsée. Mme Kulibali
était une femme énorme à petite tête, qui luttait à grands mou-
vements de mains contre la maladie d’Alzheimer. Coincée

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yama loka terminus

au fond de son hamac en plastique, elle refusait de donner


suite aux convocations médicales. Elle n’avait pas de fond
de pension. À sa réaffectation dans un mouroir communau-
taire, l’ensemble de ses biens allait être saisi par les services
du quatrième âge. La veille du déménagement, avec une
lucidité inhabituelle, la veuve m’avait confié ses cartons de
livres. « Emportez-les », m’avait-elle dit. « Lisez-les. »
Celui que j’ai pris avec moi ce matin s’intitule Pour le pire
et le meilleur, il date d’une quinzaine d’années. J’en tourne
les pages glacées, en quadrichromie, après avoir admiré la
mise en plis de l’auteur sur la quatrième de couverture. Doc-
teur Gary K. Humboldt, spécialiste de l’autoanalyse conjugale.
Trucs, astuces, recettes. Vivez heureux en attendant le divorce.
Le mari de la grosse Kulibali était décédé depuis presque dix
ans lorsqu’elle a acheté ce bouquin, je n’arrive pas à deviner
ce qu’elle recherchait dans cette lecture. De la nostalgie, du
soulagement. De la joie, peut-être, au souvenir des brouilles
avec un homme encore vivant. Je sais qu’il ne se passera
rien pendant la première demi-heure, mais ne parviens pas
à m’intéresser aux leçons de bonne conduite maritale. Au
quotidien. En vacances. Au lit.
Nous passons le viaduc des anciens quais, entrons en gron-
dant dans la zone militaire Ouest. Des arches d’acier noir
passent en reflet dans le verre des compartiments. Nous venons
de quitter le secteur que je damais à l’époque de ma première
machine. Lui et elle ont des besoins parallèles. Parallèles ?
Je me lève pour m’étirer. Sur un quai de chargement, un
bidasse en uniforme passe au Kärcher des carrosseries de
blindés. Le béton mouillé luit, le militaire semble patiner
à la surface d’un gigantesque miroir. Puis la façade d’un
entrepôt efface la scène et un enfant de huit ans me tire le
pantalon au niveau du genou.
– Monsieur le contrôleur, fait-il de sa petite voix. Je crois
que je me suis perdu.

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Attentat de personne

Il louche légèrement, et gratte du bout de l’ongle une


croûte de sang coagulé sur sa rotule.
Apprenez à vous faire entendre.
– Bonjour, Kolya.
Les bâtiments, espacés régulièrement, font clignoter le
soleil dans le couloir. L’enfant fronce les sourcils, sérieux.
Il m’a reconnu.
– Bonjour, Tobias.
Puis :
– Ça veut dire que je suis encore mort, n’est-ce pas ?
L’express périphérique S102 fait partie de notre histoire
à tous.
Apprenez à écouter.

« Papa habite une caravane de chantier, près des usines


Bara-Yogoï, et quand je mange chez lui il me donne des
tartines de pâté noir, de la petite bière pour boire. Il a des
piles de boîtes violettes, avec le cochon qui sourit, entassées
dans le coin toilette. Il en ouvre une pour nous, ou en finit
une déjà entamée sur la table, parfois il me fait manger le
pâté à la cuillère, quand il n’y a plus de pain. Ça a le goût du
cochon qui sourit et parfois, le matin, je me réveille avec la
colique, et je suis obligé d’attendre que le train démarre pour
aller aux W-C. Il y a des noms gravés dans le miroir et des
dessins à demi effacés sur les murs. La fenêtre est bouchée et
je ne vois rien, mais je me tiens aux bords de la cuvette pour
ne pas tomber. Le papier gris et taché fait mal aux fesses.
» Si je croise un contrôleur, Papa me dit de dire que je
suis perdu. Il faut que je prenne l’air triste quand je ne sais
pas quoi répondre, il faut que je pleure. Une fois ils m’ont
descendu du train avant Terminal et j’ai passé la matinée dans
un bureau de gare, avec une grande personne qui jouait avec
des élastiques et des photos de mer sur les murs. Souvent ils
me laissent aller jusqu’au bout sans histoires. Je n’ai pas l’air

17
yama loka terminus

d’un mendiant, même pas d’un pauvre, et je laisse mes habits


de l’orphelinat à l’orphelinat pour pas qu’ils sachent.
» Des fois je peux pas manger le premier jour parce que j’ai
trop mal au ventre et quand je me force je vomis la purée et la
viande de l’orphelinat, alors je reste assis sous les arbres en été ou
couché sur mon lit quand il fait froid, et je garde la main sur mon
ventre en attendant que ça passe. Je donne mon papier de sortie
à Brian, qui m’ébouriffe les cheveux et me félicite d’être allé à
la mission pontificale, comme chaque week-end, et je ne parle
à personne des bars de Krasnoïarsk, des stands de tir de la foire
et des grosses dames russes chez qui Papa m’emmène et qui me
font toucher, sous leurs jupes, leurs cuisses aux veines bleues.
» Il y a des contrôleurs plus méchants que d’autres, et
aujourd’hui c’est Nez Rose qui me trouve, et il me connaît
déjà et dit qu’il a compris mon petit manège. Il veut m’emme-
ner au bout du train, dans le placard où il range ses affaires,
où il habite peut-être, pour m’apprendre à voler l’argent de la
compagnie. Nez Rose n’est pas très vieux, il a une toute petite
barbe sur le bout du menton, de grandes mains mouillées et
un nez en patate tout écrasé. Il sent mauvais et moi j’ai mal au
ventre, je ne veux pas aller avec lui, je me dis qu’il faut que je me
mette à pleurer fort pour qu’on pense qu’il est pédophile.
» Je suis désolé de penser ça, parce que j’ai beaucoup parlé
avec Nez Rose depuis, je sais qu’il s’appelle Idris et qu’il est
macédonien, je sais qu’il a fui son pays à pied quand il avait
mon âge, qu’il est marié, qu’il a deux pigeons-chats et un
grand aquarium d’eau de mer qui lui manquent beaucoup.
Idris est aussi triste que nous tous, mais ce matin il était
encore Nez Rose et il allait peut-être me dénoncer à la police.
Il m’a pris par la main pour m’emmener au fond du train, et
le wagon a bougé très fort et on est tombé tous les deux par
terre et quelqu’un a crié dans le compartiment.
» Nez Rose s’est relevé mais je voulais rester couché, je
pensais que c’était un bon moment pour essayer de filer,

18
Attentat de personne

aller me cacher dans le wagon des bagages en attendant le


prochain arrêt, et il a dit des mots très sales, il a dit qu’on avait
été décroché, qu’il ne fallait pas paniquer, et je voulais rester
couché contre la moquette parce que maintenant j’avais peur.
Mais il m’a pris par les épaules, et d’autres gens étaient dans
le couloir maintenant, M. Schlevitch avec son chapeau en
cuir, et quelques autres, et le wagon ralentissait, ralentissait,
et on a vu le train partir sans nous dans le virage.
» Et puis après on les a vus eux, dehors, qui nous atten-
daient, et je crois qu’il s’est passé un moment avant qu’on
comprenne qu’il était trop tard. Un long moment, peut-être.
Mais quand ils ont commencé à tirer, on savait déjà. »

Kolya est un des plus difficile à écouter jusqu’au bout. Peut-


être parce que c’est un enfant, sans doute aussi parce qu’il a
survécu plus longtemps que la plupart des autres, tassé dans
son coin de wagon.
L’express périphérique S102 roule sur les viaducs près des
Passerelles, au-dessus des eaux vertes, collantes, des bassins. La
joue droite de Kolya pend vers son épaule et saigne doucement.
Son oreille a été arrachée. Ses yeux sont humides de larmes. Il
fait partie des quelques-uns qui n’ont pas été tués par balle.
Assurez-lui que vous l’aimez, même si vous ne le pensez pas.
Sandra me dit de ne pas m’en faire. « Tout ça, c’est déjà
passé, Tobias. Ce que tu vois n’est qu’un souvenir. Une
ombre. » Et on ne peut pas faire des points de suture à un
fantôme. On ne peut pas l’emmener à l’infirmerie ou le serrer
contre soi pour le rassurer.
Kolya reste debout au milieu de l’allée et quand il tourne
la tête, il me présente son profil mutilé. Ses dents, blanches,
dans le trou du visage.

« Je vois leurs chaussures et le bas de leurs pantalons usés.


Nez Rose m’a jeté à terre et m’a dit de ne pas me lever, de

19
yama loka terminus

me cacher les yeux. Je les ai rouverts quand j’ai entendu les


premiers coups de feu, j’ai vu qu’il se tenait le poignet et
qu’il lui manquait des doigts. Et puis sa veste s’est gonflée
par-derrière, est devenue mouillée et noire, et j’ai couru à
quatre pattes pour qu’il ne me tombe pas dessus.
» Quand ils sont rentrés dans le wagon, Mme Schlevitch
leur a parlé dans leur langue, je crois qu’elle pleurait, et ils
ont tiré, et M. Schlevitch a crié, très en colère, et ils ont tiré
encore, et j’ai rampé vers le fond. Le sang par terre faisait
des flaques et des rigoles tièdes. Ils continuaient de tuer les
gens. Ça faisait des bruits métalliques et quand j’ai senti la
brûlure sur mon visage, je n’ai plus bougé du tout.
» Ils passent près de moi, ils croient que je suis mort. Je reste la
bouche ouverte, les yeux ouverts, sans presque respirer. Ils mar-
chent tout près de ma tête. Ils parlent peu, entre eux et, de temps
en temps, il y a un coup de feu qui part. Je crois qu’ils s’en vont.
» Mais ils reviennent. Et ils nous mouillent. C’est froid.
Ça sent mauvais. Ils nous mouillent tous, les morts et les
pas-morts. Et ensuite, ils nous enflamment. »

Arrêtée au kilomètre 91, la dernière rame de l’express péri-


phérique S102 flambe comme une torche en ce matin de mai.
Sur les quarante-six passagers, seuls trois seront transportés
en soins intensifs à l’arrivée des secours. Aucun ne survivra
plus d’une dizaine d’heures. Près de cinquante morts, dont
six enfants. Dont un nouveau-né.
Sa vie n’est pas la vôtre. Apprenez à anticiper les tensions.
Vous vous souvenez des images.
Les revendications. La Seconde Phalange Armée de Mycrø-
nie, en plan fixe devant le wagon en feu, armes pointées vers la
caméra. Les photos d’identité des victimes. Les déclarations
politiques. L’attentat suicide désamorcé au Palazzio de Sofia.
Les mesures de sécurité d’exception. Les projets d’embargo.
La déclaration de guerre.

20
Attentat de personne

Les habits de Kolya ont fondu en premier et les textiles


synthétiques ont brûlé la peau, se sont incrustés dans les
chairs. Son visage est noir et cloqué. Je ne sais pas s’il me
regarde encore parce que ses yeux ont fondu.
« Ce ne sont que des apparences, me dit Sandra. Les
­monstres, ce ne sont pas eux. »
Le spectre de huit ans, le spectre grand brûlé, continue
de me tirer par le pli du pantalon. Ses lèvres sont noires et
craquelées comme du charbon de bois.
– Je suis encore mort, n’est-ce pas ?
Personne ne souhaite entendre toute la vérité.
– Oui Kolya. Mais tu seras bientôt libre. Il faudra que tu
reviennes encore une fois, une fois de plus peut-être. Il faudra
être patient. Mais tu te rapproches de la sortie.
Il va s’en aller maintenant, se cacher dans les toilettes,
disparaître. Il sera de retour dans une heure, ou demain,
ou la semaine prochaine, pour redire une fois encore son
histoire.
Les premières frappes ciblées sur la Mycrønie. Le défilé des
onze mille veuves. La fin de la neutralité en Fédération.
Le train fantôme continue sa course circulaire.

« La municipalité prétend que nous œuvrons pour tous.


Pour apaiser la mémoire collective, me dit Sandra. Ce sont
des conneries, Tobias. Nous faisons ça pour eux, pour eux
seuls. Tant qu’ils ne nous auront pas pardonné, il nous faudra
rester pour les écouter. »
Ils sont encore une dizaine à hanter le train, même s’ils
se manifestent de moins en moins souvent. Aucun d’eux
n’arrive à comprendre, à oublier.

Dans le capuchon métallique du thermos, je me sers un fond


de thé. La journée est très claire, tourmentée de bour­rasques, et
les panaches gris des torchères montent en hachures. Derrière
yama loka terminus

elles luisent les tours octogonales des bairros modernes et les


grands T de leurs grues démesurées. Je continue de feuilleter
d’une main le livre du docteur Humboldt.
L’amour n’est pas une compétition.
Quand on a commencé ce travail, il y a bientôt six ans,
nous étions quatorze dans l’équipe. L’armistice venait d’être
signé et la préfecture de l’époque avait fait de la question
historique sa priorité. On estimait urgent de s’occuper des
traumatismes de la cité, on débloquait des budgets de com-
munication colossaux. On espérait circonscrire les horreurs
de la pacification mycrønienne. Pour traiter l’attentat de
l’express S102, les psys de la compagnie m’ont signalé très tôt
à la commission d’enquête. Sandra me l’a avoué, plus tard.
Ils m’ont choisi, avec Ana-Yasmina et le vieux Othon, parce
qu’on connaissait le terrain et qu’on travaillait sur les rails.
Aussi, bien sûr, parce qu’on voyait les morts.
En cas de doute, demandez l’avis d’un proche.
Les premiers que j’avais aperçus étaient un couple de jeunes
turcs, qui traversait la voie presque toutes les semaines, loin
devant ma draisine, et s’arrêtait au milieu des rails pour me
regarder venir malgré les coups d’avertisseur. C’était comme
une balise dans mon travail. Le jour où ils sont apparus
presque sous mes roues et que j’ai cru les avoir fauchés, j’ai
arrêté la machine en pleine voie et suis sorti sous une pluie
battante pour les retrouver. Il faisait sombre et des trombes
d’eau noyaient le paysage. Ne parvenant à rien, je me suis
pressé de rentrer pour signaler l’accident. Le lendemain, ils
m’ont convoqué pour le bilan psychologique.
Certains peuvent utiliser ce qu’ils voient pour prévenir
des accidents. D’autres, comme moi, n’apprennent ce qui
s’est passé que des mois plus tard. Les deux jeunes gens ont
continué de courir vers moi. Je crois que leur mort était
un accident, même si j’ai fini par apprendre qu’ils avaient
été enterrés clandestinement. Leurs familles ne voulaient

22
Attentat de personne

pas les voir ensemble, ils restent persuadés que les gamins
voulaient en finir.
Rejouez votre phase fusionnelle.
« Ce n’est pas un don, m’a expliqué Sandra. Ce n’est pas
non plus une malédiction. C’est comme ça, c’est tout. »
Depuis qu’on travaille sur le S102, six d’entre nous ont choisi
de partir. Je ne les juge pas : nous savons tous pourquoi ils ont
abandonné. Parfois je me dis que ceux qui sont restés sont
les moins raisonnables. Nous en sommes venus à aimer nos
morts. Nous les voyons un à un, comme des amis intimes.

Kamel révise ses arguments. Il passe en conseil de discipline


ce matin. Accusé d’avoir volé l’entreprise, il n’a pas les moyens
de se payer un avocat. À l’arrêt de la rame il maudit le Bon Dieu
de cette nouvelle surprise, il cherche un agent pour protester,
et une balle qui ne lui était pas destinée lui éclate le foie. Il
cherche à s’enfuir quand il voit le commando pénétrer dans le
wagon. Trois tirs lui détruisent la colonne vertébrale.
Le Professeur parle avec beaucoup de passion de sa ­recherche
en anthropologie, de ses collègues, de l’élève avec laquelle il
couche et qu’il épousera dès qu’elle aura fini son cursus. De
l’attentat il ne dit rien, mais des traces de coups éclosent sur
son visage et un trou noir et carmin, de la taille d’une main
ouverte, s’ouvre à l’arrière de sa tête, du sang et des fragments
de dents giclent sur son menton.
Les époux Schlevitch s’embrassent dans la mort. Et Idris,
dont la pensée s’est interrompue dans la confusion, essaye
jusqu’au bout de se rappeler la procédure d’urgence.
Sachez utiliser votre capital vécu.
Certains d’entre eux ont disparu très vite. Ils cherchaient
le repos à toute force, et il a suffi de leur parler calmement,
de les regarder sans dégoût, de leur tenir la main. D’autres,
plus récalcitrants, ont disparu à leur tour. Nos supérieurs sont
soulagés. La nouvelle équipe municipale doute de l’intérêt

23
yama loka terminus

de continuer de faire circuler l’express S102 à vide. Payer nos


maigres salaires est devenu un gaspillage.
« Ne pensons pas à la suite, m’a conseillé Sandra. Nous ne
pouvons pas les retenir ici pour justifier nos appointements.
Notre objectif est de les libérer. »
Pourtant, même si elle a raison, la plupart d’entre nous
ne peuvent se passer de ce travail.

Rien ne se produit jusqu’aux tunnels. Dans le livre de la veuve


Kulibali, des entrefilets en italiques rapportent d’authentiques
anecdotes de vie de couple. Les courts récits sont anonymes,
mais le style ressemble étrangement à celui de l’auteur. Nous
plongeons sous la banlieue nord-est sans ralentir, le grand enton-
noir de béton bouffe la lumière en un fondu au noir de quelques
secondes, puis nous roulons dans les ténèbres, avec les veilleuses
pâles des sorties de secours pour tout éclairage. Les fantômes
les plus timides attendent cette demi-heure d’obscurité pour se
manifester. Je referme le bouquin pour les attendre.
Un visage fin aux pommettes saillantes apparaît à la vitre
du compartiment en face de moi. De beaux yeux bleus cernés
de noir, une peau épaissie de fond de teint, une bouche un peu
trop fine qui me sourit. Et comme je sais que Katrina ne sort
jamais dans le couloir, je me lève pour aller la rejoindre.
Je referme la porte-fenêtre derrière moi. Les rideaux donnant
sur l’extérieur ont été tirés. Les maigres lumières du tunnel
ne filtrent pas : il fait très sombre. Je tâtonne pour trouver à
m’asseoir, sans perdre de vue la longue silhouette de Katrina.
Et ma main, cherchant le dossier d’un fauteuil, rencontre une
joue froide et fripée, une joue de vieille.
– Madame Schlevitch ?
– Elle-même, me répond-elle. Vous allez bien, Tobias ?
Tandis que mes yeux s’habituent à l’obscurité, je réalise que
les autres sièges sont également occupés. Il y a M. Schlevitch,
Idris, Kamel. Même Kolya est revenu.

24
Attentat de personne

Assis sagement à leurs places, réduits à des silhouettes, ils


paraissent aussi vivants que des êtres vivants. La main de Katrina,
sur mon épaule, me guide vers un emplacement libre.
– Nous avons à te parler.

– Nous avons discuté entre nous.


– On ne peut pas continuer comme ça. Ce n’est plus
possible.
– Recommencer, revenir chaque fois.
– Nous avons pris une décision.
– En commun.
– On en a parlé aux autres soigneurs.
– On le répétera à ceux qui ne savent pas encore.
– Aucun d’entre nous…
– On ne peut pas partir, tu sais.
– Nous sommes coincés ici.
– Aucun d’entre nous n’a envie d’oublier.
– On ne peut pas faire semblant.
– Prétendre que ça ne s’est pas passé.
– Nous ne voulons pas le repos.
– Nous ne pouvons pas vous laisser en paix.
– Le S102, ça n’est pas de l’histoire.
– C’est notre mort.
– Nos morts.
– Il faut que vous arrêtiez le train.
– Il faut que vous arrêtiez de venir.
– On l’a dit à Sandra, déjà. Elle a compris.
– Tu as été très bien pour les autres, Tobias. Pour ceux
qui sont partis.
– Mais nous, on ne peut pas.
– On est coincés. Condamnés à rester là.
– Alors arrêtez de venir nous voir.
– Laisse-nous nous organiser comme on l’entend.
– Laissez-nous le droit de nous souvenir.

25
yama loka terminus

– S’il te plaît.
– Tobias.
– Il faut que vous nous laissiez.

Je leur ai serré la main. Pour certains, je les ai pressés contre


mon cœur. Tous me paraissaient tellement présents malgré
leurs blessures, les corps brûlés. Ça ressemblait à une petite
scène d’adieu. Quand je suis ressorti dans le couloir, quand
l’express périphérique est ressorti du souterrain, quand le
soleil a lavé le compartiment vide de toute sa lumière blanche
caressée du balancement des rideaux, j’ai réalisé combien
ç’avait dû être difficile pour eux de réunir l’énergie pour
se rencontrer, de surmonter leur dégoût d’eux-mêmes, de
prendre une décision en commun.
Quand lui parler. Que lui dire.
Le thé noir est brûlant et amer. L’express S102 continue de
tourner. Je vois les nuées de charognards au-dessus des tours
de silence et le sommet aplati de la fondation Warhol-Hirst.
Le wagon de queue tangue en abordant une série de virages.
Je sais qu’ils ne me parleront plus aujourd’hui. Sans doute ne
reviendront-ils pas tant que le train continuera de rouler.
Malgré ma promesse, je n’arrive pas à me concentrer sur
le livre, sur les derniers souvenirs de la vieille Kulibali. Les
conseils numérotés du docteur Humboldt n’ont pas de sens.
Je me demande ce que deviendront les fantômes de cette
rame, ce qu’il adviendra de nous tous. Peut-être iront-ils
hanter leurs bourreaux, là-bas, en mer Noire. Ou bien res-
teront-ils à proximité des usines, à tourmenter leurs anciens
employeurs. Peut-être viendront-ils chez nous, chez moi, chez
Ana-Yasmina, chez Sandra, pour nous réveiller au milieu de
la nuit et nous rappeler qu’ils sont morts en vain.
Bien sûr, cela veut dire la fin de la route pour moi, le chô-
mage. Pas plus que le vieux Othon, je ne pourrai retrouver
mon ancien travail. Les draisines concasseuses sont auto-

26
Attentat de personne

matisées, désormais. Les compagnies de transport ont des


accords d’exclusivité avec les écoles de formation.
À cent quarante kilomètres heures, je boucle ce qui restera
sans doute ma dernière boucle. Je vois réapparaître les logos de
Bara-Yogoï sur les préfabriqués. Me revoilà à Krasnoïarsk.
Arrachez les mauvaises herbes de votre jardin secret.
Je remets mes affaires dans mon sac. La relève m’attend
déjà devant le marqueur F, seule dans la gare désaffectée. Le
wagon de queue est parfaitement vide, la moquette orange
très propre, les portes-fenêtres internes lessivées de frais. Le
train amorce sa décélération.
Je serrerai la main d’Othon en descendant à quai, et
tâcherai de lui sourire quand il me demandera comment
s’est passée ma veille.
– Alors ? me demandera-t-il.
Il aura les cheveux très blancs, dans le début d’après-midi,
les lèvres pâlies par le vent glacé.
– Alors rien, je lui répondrai. Personne.
Et je le laisserai monter à ma suite, avec ses questions. Et
ce ne sera qu’un demi-mensonge.

Le train s’arrête. Au-dessus de Yirminadingrad, des nuages


bas, presque bleus, se dissolvent en longues franges.
Je sors.
Diabolo manque

Mes mains tremblent. Je me demande ce qu’on ressent


quand la balle vous percute. Est-ce que ça fait vraiment plus
mal que le direct d’un puncheur ukrainien qui profite d’une
garde basse pour vous étendre ? Est-ce qu’avant de mourir, on
atteint un niveau inconnu de souffrance, perdant son sang
comme le Christ en croix, martyrisé par le métal brûlant le
temps d’une courte agonie ? Est-ce qu’on a soudain la certi-
tude qu’Il existe, qu’Il est là et que tout va bien se passer ?
Un peu de théorie. Pour échapper à ce qui m’arrive. En
vérité, rien n’a de sens. Je ne ressens rien, à part une immense
fatigue, en regardant à travers mes larmes les volutes de
fumée bleues, bleues comme le manteau de la Vierge, qui
s’échappent de la cigarette du passant en approche.

Là où je suis né, on raconte une variante de l’histoire de


la dernière cigarette du condamné.
Il existerait, pour chacun d’entre nous, une cigarette par-
ticulière. Selon ma grand-tante, la dernière bouffée, celle où
vous sentez le goût de brûlé du filtre sur votre langue, vous
tue. Selon ma grand-mère, cette bouffée vous révèle le but de

29
yama loka terminus

votre existence, ou le secret de l’univers, je ne sais plus très


bien. Ça peut paraître plus rassurant mais, comme dans les
tours de magie, il y a un truc : une fois le sens de la vie révélé,
elle ne vaut plus la peine d’être vécue – vous vous retrouvez
à errer, complet et sans but, en attendant la délivrance d’une
mort qui ne tarde pas à venir.
Cela peut être la première cigarette d’un paquet achetée
au rabais à un revendeur moghol quand vous avez treize
ans et que vous commencez à fumer pour faire comme les
copains. La tige offerte par un passant généreux. Le clope
roulé en hâte au tombé du lit. Le prochain joint. Mais la
dernière vous tue.
Alors, considérez-vous comme prévenu.
Comme si je savais de quoi je parle… Je n’ai plus fumé de
cigarettes depuis mes quatorze ans. J’ai essayé la marijuana
vers seize ans et ça ne m’a fait aucun effet. Comme le LSD.
Comme l’héroïne. Comme l’alcool… Le problème c’est que j’ai
cette condition, on pourrait dire comme une sorte d’allergie.
Mon métabolisme ne réagit à pratiquement aucune drogue
ou alors les effets ne sont pas du tout ceux qu’on attendrait :
par exemple, la seule fois où j’ai pris de la cocaïne, je me suis
endormi dans l’instant. Les psychotropes ne me font rien, les
anxiolytiques non plus. Même l’aspirine… Encore heureux
que je sois sensible aux antibiotiques et aux vaccins.
Les médecins ne savent pas pourquoi je suis comme ça. Ils
disent que j’ai dû subir des traitements transgéniques avant
de quitter la Mycrønie au moment de la débâcle. Et comme
toutes les archives ont été brûlées par le Parti avant que mon
pays ne cesse d’exister, comme je me retrouve apatride, orphe-
lin et réfugié politique à Yirminadingrad, personne ne saura
sans doute jamais la vérité. Résultat, je ne suis pas capable
de prendre une cuite ou une bonne défonce – à vrai dire, la
seule drogue qui me fasse de l’effet c’est la caféine.

30
Diabolo manque

C’est à cause du café que j’ai commencé la boxe. Je devais


être au séminaire depuis six mois et un camarade de classe
m’avait branché avec son cousin, qui trafiquait un peu de
tout dans la Petite Sibérie. Je suis allé acheter mon café de
contrebande dans une salle de boxe délabrée, puant la sueur
et la mauvaise vodka et je suis resté la moitié de l’après-midi
à regarder les gars s’entraîner.
Ils ont fini par accepter de me laisser monter sur un ring,
surtout parce qu’ils savaient que j’allais être pope. Ils devaient
penser que de m’avoir sous la main pour les faire communier
avant un combat les aiderait à gagner quelques points auprès
du Bon Dieu et à obtenir la victoire. Mais c’est moi qui en
ai profité le plus, à observer leurs petites magouilles et en
participant à mon premier combat.
Dès le premier round, j’ai pris un crochet dans l’oreille qui
m’a à moitié assommé. L’adrénaline, le vertige, les couleurs qui
palpitaient dans le flou autour de moi : c’était comme une révé-
lation, comme si une grande lumière s’était allumée, comme
si je prenais conscience des choses pour la première fois.
C’était l’épiphanie que j’attendais depuis toujours, l’im-
pression qu’on pouvait rencontrer Dieu sur un ring. Qu’Il
était effectivement partout, dans tout. Ça peut paraître idiot,
mais c’est ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Depuis, les potes
du séminaire me surnomment Tyson, comme le boxeur d’il
y a longtemps.

Si je pense à ça, c’est parce que je revenais d’un entraîne-


ment quand on a rencontré le gosse pour la première fois.
– Eh, Tyson, a dit Piotr. Ça te dit un petit chachlyck ?
Nous sommes descendus tous les trois, Pétia Ligatski,
Vova Gorokov et moi, dans le parking du Ten-Eleven où
le vieux sans nom et sans dents tenait des braises au chaud
dans son caddie de supermarché bricolé et faisait griller des
brochettes à la caucasienne.

31
yama loka terminus

Le soleil inondait le parking maintenant réservé aux ensei-


gnants, depuis que l’ancienne discothèque, l’une des plus
grandes de la ville, avait été reconvertie en centre d’enseigne-
ment théologique et en chapelles. La chaleur faisait miroiter
la fresque, commise par un ancien grapheur devenu artiste
de rue, qui représente Jésus et ses apôtres en pleine Cène
au sud, et des scènes de la Bible – résurrection de Lazare,
tentation du Christ au désert, Jésus chassant l’esprit malin
du corps d’un enfant – au nord.
C’est là que se tenait le gosse, au milieu d’une demi-
­douzaine d’autres gamins qui le poussaient et se le passaient
l’un à l’autre comme une balle de chiffon en piaillant des
insultes en russe. Quand je m’approchai, les mômes s’égaillè-
rent en courant, laissant le jeune garçon qui ne devait pas
avoir plus de dix ans contre le mur. Quand je lui demandai
si ça allait, il se contenta de lever vers moi ses grands yeux.
Je m’attendais à les voir troublés de larmes, pleins de colère
et de frustration, mais ils ne montraient au contraire que de
l’intelligence et de la curiosité. Il avait ce regard très parti-
culier du boxeur sur le retour, incapable de réaliser qu’il est
en train de se faire humilier par son adversaire plus jeune,
plus fort et plus méchant.
Il acquiesça en m’observant puis, quand je lui demandai où
il habitait, il indiqua du doigt la direction vague du quartier
turc. Je le raccompagnai chez lui et il ne dit rien pendant
tout le trajet, ne répondant à aucune de mes questions et
se contentant de me regarder. Le gosse devait être sourd et
muet ou autiste. Il paraissait tellement détaché. Sans doute
n’avait-il même pas compris l’attitude des autres mômes.
Je soupirai et le regardai se diriger vers l’entrée d’un hôtel
sordide au bas d’une venelle où la lumière hivernale ne parve-
nait pas. Le jour était arrêté par les vêtements suspendus à des
cordes à linges tendues d’une fenêtre à l’autre, par des para-
boles d’antennes et des drapeaux turcs rapiécés, ­accrochés

32
Diabolo manque

par les rares habitants suffisamment courageux ou fous pour


afficher leurs couleurs malgré l’ambiance actuelle.
Il hésita un instant, se retourna puis me regarda bizarre-
ment pendant quelques secondes. J’avais exactement la même
impression que lorsque je passais un oral et que l’examinateur
fouillait mon regard pour savoir si j’avais compris le point
du dogme que je venais d’exposer, ou si je me contentais de
recracher des exégèses apprises par cœur. Puis il me sourit
et vint vers moi pour me serrer la main avant de disparaître
dans l’immeuble, me laissant à peine le temps d’apercevoir
une silhouette féminine dans l’embrasure, probablement sa
mère, avant que la porte ne se referme.

À partir de ce jour-là, le gamin se mit à me traîner dans


les pattes régulièrement. Il venait même assister à la plupart
des cours de théologie qui étaient ouverts au public, scrutant
les étudiants et les professeurs sans se faire remarquer.
À un moment, il se mit à suivre Piotr partout où il allait
jusqu’à ce que celui-ci s’énerve et lui ordonne de se mêler de ses
propres affaires. Quand je fis remarquer à Vova que ce n’était
qu’un gosse et que Pétia n’aurait pas dû être aussi dur avec lui,
il s’énerva.
– Tu prononces tes vœux de diaconat à la fin de l’année,
me dit-il, et tu ne trouves rien de mieux à faire que de traîner
derrière toi un petit turkish, comme un clodo traîne son
clébard !
Je l’attrapai par le col et il s’excusa.
– Écoute Tysonouchka, se justifia-t-il, tu sais très bien
que ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais avec les incidents
de frontière et toutes ces conneries, ce n’est pas bon pour le
gosse de traîner par ici, en plein quartier moujik. Je veux dire,
près de notre chère école, de ses distingués professeurs, et des
autres paysans à demi incultes qui prétendent devenir popes
avant la fin de l’année si le temps et la grande Catherine le

33
yama loka terminus

permettent… J’éclatai de rire et le forçai à me payer une bière,


russe bien sûr, pour se faire définitivement pardonner.
Et maintenant, en respirant les flammes, je me dis que
j’aurais peut-être dû l’écouter ce jour-là et que tout est sans
doute ma faute. Mais, à l’époque, en ce matin d’un hiver
brûlant où nous savions encore rire de nous-mêmes, les c­ hoses
semblaient plus simples et nul pressentiment ne venait obs-
curcir mon esprit. Peut-être est-ce le sens de la chute origi-
nelle, qu’il n’existe pas de faute, simplement une erreur qui
nous condamne tous.
Maintenant je me demande ce qui m’a poussé, quand les
premiers signes sont devenus présages, à ne pas vouloir voir
l’inévitable ? L’orgueil de la raison d’abord, puis celui de la
charité et, enfin, le désir. Voilà ce que je me dis maintenant.
Mais l’orgueil est toujours présent. La ridicule vanité de
vouloir réécrire le passé.
Quand j’examine le premier et le second des actes qui
m’ont conduit ici, je ne peux voir de faute. C’était à la messe
de Pâques et le jeune garçon, dont j’ignorais toujours le nom,
nous avait accompagnés. Au moment où nos professeurs les
plus éminents, les évêques de notre congrégation, se mirent en
demi-cercle autour de l’autel pour entonner le Kyrie, l’enfant
se mit à trembler de tous ses membres.
Ses yeux se révulsèrent et il tomba à terre, écumant et
secoué de spasmes, grognant et se cognant la tête sur le sol.
Dans le chaos qui suivit, je le pris dans mes bras après avoir
attrapé sa langue pour éviter qu’il ne l’avale et le sortis sur
le parking.
Au bout de quelques minutes, la crise se calma et il s’en-
dormit d’épuisement. Personne ne m’avait suivi dehors.
J’entendais les chants résonner dans la chapelle. Je soulevai
l’enfant assoupi et le portai jusque chez lui, frappant à la
porte qu’ouvrit une jeune femme à la peau brune et à l’odeur
de santal et d’origan.

34
Diabolo manque

En voyant l’enfant dans mes bras elle retint un cri puis me


fit entrer jusqu’à une chambre exiguë. Elle coucha l’enfant
dans un lit de camp près de la fenêtre et lui caressa le front.
Pendant qu’elle s’occupait de lui, j’examinai la pièce. Un autre
lit de camp, des plaques à gaz dans un coin avec des ustensiles
de cuisine et un peu de vaisselle, un petit réfrigérateur noirci,
un vague tapis effiloché sur le sol, pas de douche.
Dans un coin s’entassaient des livres par dizaines et j’en
pris un pour m’occuper les mains, étonné d’avoir ramassé
un tome des œuvres complètes de saint Augustin – curieu-
sement, la plupart des livres étaient de ceux qu’on me faisait
lire depuis des années, exégèses et catéchismes, et la collection
semblait même s’étendre jusqu’au judaïsme, à l’islam et au
zoroastrisme.
Il y eut un toussotement derrière moi et je me retournai,
embarrassé, ne sachant pas quoi penser de ce mélange de
misère et d’érudition religieuse. Elle me regardait avec le
même regard brun que l’enfant. Dans un visage ovale encadré
de mèches noires, ses yeux immenses, exagérés comme ceux
des peintures coptes, cherchaient les miens pour mieux les
déchiffrer. Elle hésita puis me sourit, me remerciant d’avoir
ramené son fils à la maison.
Celui-ci semblait déjà se porter mieux et je sentis que ma
présence était une gêne même si sa mère me proposa du thé.
Comme je refusais, elle me raccompagna à la porte et me
remercia encore, ajoutant qu’elle avait été ravie d’avoir enfin
rencontré le grand ami de son fils. Je ravalais la question que
j’allais lui poser et m’excusais de ne pouvoir serrer la main
qu’elle tendait.
– Rien de personnel, m’empressai-je de dire, mais j’ai
cette… condition, aussi je ne préférerais pas vous toucher.
Comme elle me demandait si j’étais contagieux en riant,
je soupirai et lui expliquai :
– Non, vous ne risquez pas grand-chose, enfin je crois.

35
yama loka terminus

Je balbutiais :
– L’amoromanie… je, comment dire, réagis à certains
échanges hormonaux de manière, disons, excessive… Je suis
plus sensible que la plupart aux phéromones féminines et si je
vous touche, je, eh bien, je peux tomber amoureux de manière
obsessionnelle jusqu’à… enfin, voilà. Amoromanie. Syndrome
de Casanova. La maladie du cœur d’artichaut… J’esquissai
un demi-sourire en prenant congé, conscient d’avoir rougi, et
la laissai sur le pas de la porte, la main encore tendue devant
elle, une expression indéchiffrable sur le visage.
Comme je n’avais pas le cœur de retourner au séminaire, je
rentrai chez moi et me rendis au garage. Je travaillai quelques
heures sur ma moto, une Kawasaki vintage avec toutes les
pièces d’origine, datant de l’époque où la marque n’avait pas
encore été rachetée par les Polonais, puis me préparai un peu
de café instantané de contrebande.
Ensuite, je me rendis à la salle de boxe, passai deux heures
à cogner dans les sacs de frappe, évacuant pêle-mêle ma colère
envers mes camarades qui n’avaient pas réagi au malaise du
gosse, mon sentiment de culpabilité parce que j’en voulais
au môme d’avoir attiré l’attention. Une odeur persistante
d’épices et de bois refusait de se dissiper dans mon esprit.

Sans même m’en apercevoir, j’allais moins souvent en


cours, je passais des soirées à foncer en moto sur le tronçon
d’autoroute abandonné récemment dans la zone nord et
ramenais souvent le gosse chez lui, sans jamais entrer.
Personne, pas même mes amis, ne remarquait mes a­ bsences :
l’université était sens dessus dessous – entre la situation qui
s’aggravait avec la Turquie, les professeurs qui refusaient de
prendre position, les étudiants pacifistes qui se battaient avec
les étudiants nationalistes panslaves et la décision du patriarcat
œcuménique autocéphale de Yirminadingrad d’accepter l’or-
dination des homosexuels mariés. Vova passait son temps dans

36
Diabolo manque

des meetings pour la paix et Piotr passait le sien avec son père,
servant de secrétaire et de tampon entre le vénérable professeur
et ses étudiants chercheurs qui se piquaient de politique.
Je les retrouvais par hasard quand l’exarque métropolite
russe Ivan Velnikov décida de faire une grève de la faim sur
le parking de l’ancien dancing, pour s’opposer à ce qu’il
appelait « la victoire de la fornication contre-nature et de
Satan réunis ». Perché sur une caisse, il haranguait une petite
foule d’étudiants comme un manager de boxe dont le match
à venir est la dernière chance de faire encore quelque chose
de sa carrière. Mes deux amis étaient là, Piotr pour ren-
dre compte à son père et Vova pour traiter le vieux fou de
réactionnaire.
L’enfant était avec moi et il s’avança soudain dans la maigre
foule, se glissant au premier rang pour tirer la jambe du pan-
talon de Velnikov. Celui-ci le regarda et essaya de plaisanter,
« Laissez venir à moi les petits enfants… encore faudrait-il en
faire ! » Le gosse l’arrêta d’un geste avant de s’adresser à lui d’une
voix claire, puissante et étonnamment grave pour son âge :
– Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme
les hypocrites, qui se rendent le visage tout défait pour mon-
trer aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous le dis en vérité, ceux-
là reçoivent leur récompense. Mais quand tu jeûnes, parfume
ta tête et lave ton visage, afin de ne pas montrer aux hommes
que tu jeûnes, mais à ton Père qui est là dans le lieu secret ;
et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
Le rouge monta aux joues du vieillard qui tenta de balbutier
une réponse sans y parvenir. Nous avions tous reconnu ce que
l’enfant venait de dire, c’était un extrait du sermon sur la mon-
tagne. Vova éclata de rire et le vieux fou quitta le parking au
milieu des gloussements, s’empêtrant dans sa soutane les larmes
aux yeux, tandis que Piotr nous regardait alternativement, moi
et le môme, une moue de désapprobation sur le visage.

37
yama loka terminus

Je ramenai le gosse chez lui, l’observant à la dérobade.


Son visage était toujours aussi impassible, les yeux seuls en
mouvement, scrutant le monde autour de lui avec attention.
Sa mère était sur le perron. Elle me sourit et caressa la tête
de son fils.
– Ravie de vous revoir, me dit-elle, et merci de veiller si
gentiment sur lui. Avec le travail, je n’ai pas le temps de m’en
occuper comme je le devrais.
– Il parle, me contentais-je de répondre en bégayant un
peu.
– Bien sûr qu’il parle.
Je ne comprenais plus rien. Je regardais la mère et l’enfant
et ajoutai :
– Avant, il ne parlait pas.
– Oh, je suis désolée… Il n’avait jamais… Excusez-le, il
est très renfermé et il n’a sans doute pas grand-chose à dire
la plupart du temps.
– En tout cas, vous lui avez donné une solide éducation
religieuse.
J’ajoutai cela en souriant. Je me remettais lentement de
mes émotions et, pas vraiment surpris, je constatai que j’avais
envie de faire durer la conversation.
– Vous vous trompez. Les livres, il les a lus tout seul. C’est
un garçon très intelligent mais il a des problèmes pour se
lier avec les autres. C’est pourquoi je vous suis d’autant plus
reconnaissante de ce que vous faites pour lui.
Son sourire s’élargit et elle me regarda intensément quel-
ques secondes.
– Je peux vous poser une question ?
– Bien sûr.
– Je me suis renseignée sur votre condition, comme vous
dites – excusez-moi, j’ai toujours été curieuse. En fait, je suis
curieuse et rancunière et je trouve votre attitude légèrement
vexante… Il existe un traitement pour votre maladie…

38
Diabolo manque

– Que je ne prends pas. Il ne serait sans doute pas efficace


sur moi. Enfin, c’est un peu compliqué mais, pour résumer,
je ne le prends pas parce que, s’il fonctionnait, je serais inca-
pable de tomber amoureux même si j’en avais envie et je…
Enfin, je… Elle me proposa du thé, m’évitant de me perdre
en explications. Je refusai, légèrement contrarié de constater
que j’avais de nouveau rougi, puis pris congé.
J’avais fait à peine quelque pas que je sentis le jeune garçon
me tirer par la manche. Quand je me retournai, il me regarda
avec un air triste. Je le rassurai en lui disant que je ne lui en
voulais pas de ne pas m’avoir parlé avant, que ce n’était pas
grave, que je comprenais. Il serra ma main entre ses petits doigts,
me sourit timidement et murmura tout bas « merci », avant de
courir vers sa mère.

Je ne revis le gosse que trois ou quatre fois jusqu’à la Pente-


côte. Depuis sa crise d’épilepsie, les étudiants le regardaient
d’un drôle d’œil mais, bien sûr, j’étais tenu à l’écart des
conversations.
L’ambiance se détériorait peu à peu : les gens n’avaient que
la guerre biologique à la bouche, les étudiants nationalistes
organisaient des retraites au flambeau à la limite du quartier
turc qui dégénéraient de plus en plus souvent en ratonnades
et les professeurs traditionalistes, le père de Piotr en tête,
n’avaient rien trouvé de mieux pour canaliser les passions que
de se lancer dans des homélies de plus en plus apocalyptiques,
feignant de confondre la parousie avec la venue annoncée
des virus biotechnologiques.
Piotr était pris dans le mouvement et déchiffrait des signes
dans tout et n’importe quoi. Lui et Vova ne s’adressaient prati-
quement plus la parole. Quant à moi, je me rendais de moins
en moins souvent à l’université et de plus en plus à la salle de
boxe où je m’entraînais jusqu’à l’abrutissement, puis roulais
des heures sur l’autoroute désaffectée envahie de soleil.

39
yama loka terminus

Je fonçais à l’aube, sans casque, cherchant des réponses


dans le rougeoiement de l’asphalte à l’aurore et je ne voyais
rien. Soudain, Dieu était absent de ma vie, j’avais perdu tout
sens de la promesse.

J’aurais dû lui interdire de revenir à l’ancienne discothèque


après l’incident avec Velnikov, mais je n’en eus pas le cœur. Il
continuait de venir souvent et, après la messe de la Pentecôte, il
alla s’agenouiller devant une statue de la Vierge tenant le Christ
au creux de ses bras. Le vent s’engouffrait dans la nef par les
portes entrouvertes et, tout à coup, un nuage obscurcit le soleil
qui nous brûlait la peau depuis le début de l’automne.
Quand je regardai le gamin, je m’aperçus qu’il pleurait.
J’allai vers lui et entendis les murmures des quelques étudiants
qui s’étaient attardés. La température avait brusquement
baissé et, levant les yeux, je découvris soudain ce qui provo-
quait leur émoi : au-dessus de l’enfant agenouillé, la statue
de la Vierge pleurait des larmes de sang.
Je fis sortir le môme de l’église et le raccompagnai chez
lui le plus rapidement possible, mais le mal était fait. En
revenant à l’université, je constatai que la rumeur avait déjà
enflé, faisant le jeu des apocalyptiques. Piotr m’en parla le
lendemain et je refusai de répondre à ses questions. Son ton
agressif ne me plaisait pas.
Je reconnaissais à peine mon ami : lui qui avait toujours
été parmi les plus doux avait des accents de fanatisme. Pris
par les querelles en haut lieu dont dépendait la carrière de
son père, il était soudain devenu méfiant, jaloux de la place
qui lui avait toujours été promise. Vova avait raison, je m’en
rends compte aujourd’hui : tant que sa place parmi l’élite
avait été garantie, il s’était permis le détachement et la désin-
volture, mais maintenant que tout devenait jour après jour
plus confus et périlleux, la terreur rendait Piotr avide.

40
Diabolo manque

J’étais troublé moi-même et à mes doutes s’ajoutait désor-


mais le mystère de cet enfant, l’image persistante de sa mère.
Je passais de longues heures à chercher dans ma mémoire des
indices qui auraient pu m’expliquer l’étrange comportement
du garçon et je n’arrivais à aucune conclusion. Tout juste com-
mençais-je à me rendre compte que sa présence à l’université
n’était pas un hasard : les livres chez sa mère, sa manière de
scruter les visages – cet enfant avait un rapport avec ce lieu et
j’avais l’impression confuse qu’il y cherchait quelque chose. Je
n’arrivais pas à me défaire de la curieuse association du visage
de sa mère et de celui de la Vierge sculptée.
Encore une fois, voilà que je pensais à elle : nous nous
étions à peine croisés, n’avions échangé que quelques mots
embarrassés et, pourtant, je ne parvenais pas à me débar-
rasser de son image, déformée par des années de fantasmes
amoureux nourris d’enseignement idéaliste, qui hantait, pire
que mes insomnies, mes éveils.
J’avais interdit à l’enfant de revenir à l’université et, bien
sûr, il me désobéissait régulièrement. Mon seul soulagement
était que les étudiants gauchisants, Vova en tête, l’avaient plus
ou moins adopté, en souvenir de la scène du parking et aussi,
sans doute, parce que sa présence irritait leurs adversaires
politiques. Aussi ne suis-je peut-être pas le seul responsable
de ce qui est arrivé, même si le partage de la faute ne m’absout
pas pour autant.

Tout se passa très vite. L’enfant était avec nous sur le par-
king, mangeant avec appétit les brochettes que je lui avais
offertes. Soudain, il se leva, laissant tomber la viande brû-
lante sur le sol.
Je suivis son regard et remarquai Piotr et son père, sortant
de l’université par la grande porte. Les quelques étudiants
présents commencèrent à chuchoter : on ne voyait que rare-
ment l’émérite professeur, qui arrivait plus tôt et partait plus

41
yama loka terminus

tard que tous les autres et qui, ces derniers temps, refusait
même de rencontrer ses propres étudiants. Alors, je m’aperçus
que l’enfant avait déjà couru jusqu’à eux.
Il se tenait en face du professeur, le regard dur, sans faire un
geste. Celui-ci lui rendit son regard avec étonnement. Piotr dit
quelque chose pour chasser l’enfant mais son père le fit taire
d’un geste. Il regardait le gosse qui ne disait rien et, soudain,
son visage se figea en une grimace de terreur. Il vacilla, agrippa
sa poitrine de sa main droite, bascula en arrière. L’enfant passa
près de nous en courant, des larmes dans les yeux, alors que
Piotr appelait à l’aide. Quand nous arrivâmes au pied de son
père, celui-ci avait perdu connaissance.
Je n’attendis pas que les secours arrivent et me précipitai
chez l’enfant. Le soleil me brûlait les yeux et la sueur coulait
le long de mon échine. Quand j’arrivai, je tambourinai à la
porte et sa mère m’ouvrit. L’enfant n’était pas là.
J’acceptais le thé qu’elle me proposait et, tandis que je
cherchais à reprendre mon souffle, mon regard s’arrêta sur un
exemplaire du Talmud dont je connaissais la préface presque
par cœur posé sur le lit et je compris. Je levai les yeux vers
la mère et me redressai.
– Qui est le père du gosse ? Répondez-moi !
Il y avait de la colère dans ses yeux quand elle me répondit,
tremblante :
– Cela ne vous regarde pas ! Vous croyez que vous pouvez
venir ici avec vos questions et…
– Evguéni Ligatski. C’est Evguéni Ligatski le père… Bien
sûr. Les livres… vous avez étudié à l’université théologique…
Elle soupira et parut se radoucir quelque peu. Moi, je n’osais
plus rien dire. Elle me confirma qu’elle avait été effective-
ment étudiante au Centre. Elle m’expliqua que Ligatski
avait été son directeur de recherche en religions comparées
et que, pendant sa deuxième année de thèse, elle avait eu
une liaison avec le professeur.

42
Diabolo manque

Quand, six mois plus tard elle se rendit compte que le


distingué enseignant ne quitterait pas sa femme, contraire-
ment à ce qu’il avait promis, c’était elle qui l’avait quitté. Il
l’avait fait renvoyer de l’université.
Puis, elle avait réalisé qu’elle était enceinte.
– Mon fils lisait beaucoup, me dit-elle d’une voix légè-
rement tremblante, je pensais qu’il allait là-bas parce qu’il
avait pris goût à ce qu’il avait découvert dans ses lectures…
Si j’avais pu imaginer qu’il cherchait son père…
– Il l’a trouvé aujourd’hui et son père l’a reconnu… Il…
mon Dieu, le choc sans doute… il a fait un malaise… Main-
tenant, elle pleurait. Je m’approchai d’elle et elle me regarda,
hésitante. Lentement, elle approcha sa main de la mienne.
– Ce n’est pas la peine que tu fasses cela, lui dis-je en la
prenant dans mes bras.
Puis, enveloppé par la chaleur odorante de son corps, j’ar-
rêtai de parler. Mes lèvres eurent rapidement mieux à faire…
Des heures plus tard, je la tenais toujours dans mes bras, nos
deux corps collés de sueur, nos deux cœurs momentanément
apaisés. Je dérivais entre le pur bonheur de la sentir contre moi
et la peur que cela ne soit pour elle qu’un réconfort passager
entre des bras amicaux – j’étais un inconnu et… Elle sursauta
et tira sur les draps rêches pour se couvrir le corps. Dans l’en-
trée de la chambre, le gosse nous regardait, une expression
impénétrable sur le visage. Les meubles se mirent à trembler,
les livres étaient agités de frémissements comme les feuilles
mortes à l’automne. Un miroir se fendilla, le plancher grinça,
les volets se mirent à claquer puis l’enfant se détourna et partit
en courant, sa fuite faisant cesser l’agitation du mobilier.
Je m’habillai rapidement et partis à sa poursuite dans la
nuit. Je me précipitai d’abord à l’université où je ne le trouvai
pas, interrogeant les rares étudiants qui traînaient dans le
coin la nuit tombée. Je le cherchai dans le quartier russe, puis
dans le quartier turc, sans succès et je retournai à l’ancienne

43
yama loka terminus

discothèque. Aucune trace. Je téléphonai à Vova pour lui


demander s’il n’avait pas vu l’enfant. Il semblait inquiet.
– Non, je ne l’ai pas vu mais je sais que Piotr le cherche lui
aussi. Fais attention, il est comme fou, son père… putain !
Son père et mort et il croit que… Je raccrochai sans le laisser
finir et je me mis à courir, de plus en plus vite, jusqu’à ce que
mes poumons brûlent à l’intérieur de ma poitrine, jusqu’à
ce que la douleur me soit comme une pénitence. Quand
j’arrivai chez Piotr, les rideaux étaient tirés mais j’entendais
du bruit à l’intérieur. Une voix monotone et monocorde et
des pleurs enfantins.
Merde !
Je criai :
– Pétia, ouvre-moi, je sais que tu es là… Ouvre-moi bordel,
il faut que je te parle !
Alors, comme il n’y avait pas de réponse, j’enfonçai la
porte.
Piotr portait l’aube et l’étole de son père et psalmodiait
quelque chose en latin. Au milieu du hall, le gosse était
encerclé par des cierges allumés, attaché et retenu au sol
par des cordes nouées autour des clubs de golf que j’avais
offerts à mon ami pour Noël, plantés entre les dalles de
marbre.
– Pétia, mais qu’est ce que tu fous, nom de Dieu ? Écoute,
je suis désolé pour ton père mais ça c’est, c’est délirant…
– Silence impie ! Je chasserai le Démon que tu le veuilles
ou non, alors écarte-toi de mon chemin !
C’est alors que je vis le revolver. Dans une main, Piotr
tenait le livre ouvert, dans lequel il lisait ses exorcismes, de
l’autre il serrait nerveusement un antique six-coups à canon
trapu. J’essayai de lui parler pour le calmer mais il ne voulait
rien écouter.
– Tu as vu les signes ! La manifestation du Démon à
Pâques, les larmes de sang, mon… père. Il a tué mon père !

44
Diabolo manque

– C’était une crise cardiaque. Écoute, je peux tout t’ex-


pliquer. Il faut juste que tu te calmes…
– Non !
C’est quand il pointa son arme sur moi que le tonnerre se
mit à gronder. Le gosse cria. Il hurlait, tremblant :
– Laisse mon ami tranquille, laisse mon ami tranquille !
Les bougies se renversèrent, les livres se mirent à voler hors
des rayonnages et les fenêtres se brisèrent. Piotr braqua son
arme sur l’enfant alors que les rideaux prenaient feu et que
l’orage éclatait dehors.
– Démon ! hurla-t-il.
– Pét’ka, non ! criais-je. Arrête ! C’est le fils de ton père !
Je me jetai vers lui.

Il y eut une détonation, juste avant que je n’envoie Piotr au


sol d’un crochet à la mâchoire. Je me précipitai vers l’enfant,
mais il était déjà trop tard, la balle l’avait atteint en pleine
poitrine, il se vidait déjà de son sang. Je le pris dans mes bras
et caressai son front en sanglotant tandis que Piotr parlait
seul, menaçant alternativement l’enfant déjà mort et moi-
même de son arme.
Longtemps après, je me suis levé après avoir fermé les
yeux du gosse. J’ai jeté un dernier coup d’œil à Piotr qui me
hurlait de ne pas bouger, me traitait de menteur, me disait
que j’étais allié avec le Démon.
Aucun sens, tout ça n’a aucun sens.
Dehors, il neigeait enfin. J’ai tourné le dos à Piotr qui
avait toujours son arme pointée sur moi et me suis demandé
s’il allait me tirer dans le dos. Puis je fis un pas dans la nuit
étouffante et je m’appuyai au chambranle de la porte, les
mains couvertes de sang.
L’éclairage public avait encore sauté mais le brasier derrière
moi éclairait la rue.

45
yama loka terminus

Pas une caisse à l’horizon. Le passant, lentement, se rap-


proche. Demain, peut-être, c’est la guerre.
Putain, tout ça n’a décidément aucun sens.
– Excusez-moi, je lui dis. Vous n’auriez pas un clope par
hasard ?
… toutes les flammes sont égales…

… « Bob Turk, il est 17 heures, vous devez vous lever.


Maintenant. Bob Turk, il est 17 heures, vous devez vous
lever. Maintenant. Bob Turk, il est 17 heures, vous devez
vous lever. Maintenant. Bob Turk, il est 17 heures, vous
devez vous lever. Maintenant. Bob Turk, il est 17 heures,
vous devez vous… »
J’ouvre les yeux, misérable, je gesticule et gémis. J’ai l’impres-
sion confuse que je suis en train de m’étouffer. Il faut quelques
minutes avant que la panique ne commence à refluer, que je
puisse m’asseoir en tremblant dans le lit aux draps sales, moites
de sueur. Je me dis que tout va bien, que je m’appelle Bob Turk,
que je contrôle la situation, que je suis dans ma chambre d’hôtel
à… La peur revient d’un coup et mon estomac se tord. Je ne sais
pas où je suis. Je ne sais pas ce que je fais là. Une voix me dit de
ne pas paniquer, de respirer lentement, et mon regard affolé finit
par rencontrer le sourire du Dr Smile sur la table de nuit. Je jette
un regard maussade à son visage sur l’écran de l’ordinateur et
hoche la tête pour lui faire croire que tout va bien.
– Ça va, ça va, j’ai juste fait un cauchemar. Je vais bien, je sais
qui je suis et où je suis, vous pouvez faire votre rapport. Je…

47
yama loka terminus

– Monsieur Turk, répond le psychiatre informatique, res-


tez calme et n’essayez pas de vous justifier. Je suis de votre
côté. Mes rapports servent à protéger vos droits civiques.
Vous m’avez engagé pour prouver scientifiquement que vous
êtes inapte à l’incorporation, que vous ne supporteriez pas le
stress de la vie militaire. Que vous envoyer au front mettrait
en danger la vie de vos camarades d’armes. Il est parfaitement
normal que vous ne vous souveniez pas d’où vous êtes, c’est
l’effet du traitement. Cela fait près d’une semaine que vous
vous réveillez avec ce sentiment de terreur pathologique et
cette perte de repères. Nous faisons des progrès.
L’incorporation… La guerre… Ça me revient maintenant.
Oui, j’ai l’impression d’avoir bel et bien engagé un docteur
pour… J’ai l’impression qu’il dit la vérité. Pourquoi pas ?
Après tout, je suis bien forcé de le croire et, même s’il est en
fait un espion, il ne pourra que témoigner de la plus parfaite
confusion mentale dans laquelle je suis.
– Vous devez vous préparer maintenant, monsieur Turk,
vous avez un travail à effectuer. Il faut bien que vous payiez
mes honoraires, je ne suis pas bon marché. Ha ! Ha ! Au cas
où vous l’auriez oublié aussi, ce qui serait une formidable
nouvelle pour nous deux et un signe de plus que nous allons
dans le bon sens, vous êtes actuellement producteur onirique
indépendant, c’est-à-dire que vous vendez vos cauchemars.
C’est vous qui avez eu l’idée de démissionner du syndicat des
écrivains pour faire ce travail, qui vous rapporte suffisamment
d’argent pour payer mes honoraires, vous laisse du temps
pour votre thérapie et, surtout, nous aide à développer vos
prédispositions psychotiques. La tension psychologique d’une
telle activité provoque en effet chez la plupart de ceux qui la
pratiquent des symptômes proches de la schizophrénie, des
hallucinations et une distorsion de la perception de la réalité.
Maintenant, vous allez prendre le lecteur onirique sous le lit et
brancher les électrodes sur votre crâne en prenant votre café.

48
… toutes les flammes sont égales…

Vous avez rendez-vous avec un acheteur dans deux heures.


Ensuite vous devrez vous rendre à la morgue centrale du
quartier des Passerelles. Bonne journée, monsieur Turk.
Je dois essuyer la sueur qui noie mon front pour y coller les
capteurs. Je me sens comme si j’avais la gueule de bois et j’ai
la curieuse impression qu’on me cache quelque chose. Est-
ce vraiment mon idée ? Je n’ai pas l’impression d’avoir assez
d’imagination pour penser à ce genre de boulot. Est-ce que
mon propre médecin me mentirait ? Ou alors, est-ce que je ne
me connais plus moi-même ? Est-ce qu’on peut se connaître
soi-même ? Est-ce que je ne me contente pas de répéter l’aporie
métaphysique de l’Être en parlant d’un Moi ?
J’ai l’impression que ma tête va exploser. Je vais dans le coin
cuisine pour payer la machine à café afin qu’elle m’en serve une
tasse. Une drôle de phrase, dans une langue incompréhensible,
me trotte dans la tête. J’essaie de la prononcer à voix haute pour
voir si j’arrive à me souvenir d’où j’ai pu l’entendre.
– C’est de l’espagnol monsieur Turk. Cela veut dire : « Il n’est
pas de naissance sans destin. » A priori, vous ne connaissez pas
l’espagnol… Nous devrions en parler : la glossolalie est un symp-
tôme courant de la crise schizophrénique… Le café est insipide,
juste un goût d’eau sale, et je dis à la machine de m’en servir un
autre. Comme elle refuse, je lui demande de me rembourser.
– Ce café est ignoble !
– Je suis désolé, monsieur, madame ou autre, c’est vous qui
n’avez pas rajouté de café dans le réservoir prévu à cet effet.
Ma responsabilité ne saurait être engagée, comme stipulé
dans le contrat de consommation que vous avez souscrit
avec cette chambre.
Comme la machine s’entête et refuse d’écouter mes argu-
ments, je prends un tournevis et entreprends de démonter sa
caisse, malgré ses protestations et ses menaces de me traîner
en justice. Mon estomac me fait mal. Je dois être en train de
développer un ulcère.

49
yama loka terminus

Soudain, je ne peux plus bouger. C’est comme si l’air de


la pièce s’était changé en sable. J’ai peur de respirer, peur que
le sable s’infiltre dans ma bouche et mes narines. Peur de la
noyade. Tout à coup, la lumière cesse d’exister. La machine
à café disparaît elle aussi. Mon psychiatre sur la table de nuit
s’efface. La table de nuit rejoint l’obscurité. Je ne vois plus
rien. Pas même mon corps. Je ne sens plus mon propre corps
et quand j’essaie de hurler je n’entends rien. Tout a disparu,
plus rien n’est réel, plus rien n’existe. J’ai peur…

*
**
… Si les murs de la morgue n’étaient pas uniformément
blancs, si éloignés de l’idée même de couleur qu’ils en
­paraissent incarcérés de blancheur, dans cette odeur d’éther
et de produits désinfectants qui ne s’efface que devant la
puanteur de la mort, et si les sols ne reflétaient pas mon visage
hagard à l’infini, comme dans une galerie des glaces qui serait
aussi un piège et une farce grotesque, ou s’il n’y avait pas
tant de couloirs où les pas résonnent et se perdent, tant de
murs épais, de cloisons étouffantes, de portes fermées – sans
doute moins trompeuses que les portes ouvertes qui donnent
l’illusion qu’il est possible, qu’il est imaginable, souhaitable
peut-être, de les traverser pour se retrouver ailleurs – oui, s’il
n’y avait pas des portes fermées sur des pièces inconnues, sur
des chambres et des débarras, des salles de repos, des remises,
des escaliers en nombre infini et d’autres couloirs encore,
des couloirs qui s’étirent et me perdent, me font rebondir
d’errements en errements, et s’il n’était pas impossible qu’une
fenêtre, quelque part, s’ouvre dans un mur et que, même si
cette fenêtre est fermée, scellée, rendue presque opaque par
de la laque sombre, il soit juste permis d’apercevoir au-delà
quelque chose qui n’est pas la morgue, avec ses couloirs,
ses couloirs insupportables et immaculés, insupportables

50
… toutes les flammes sont égales…

parce qu’immaculés, immaculés parce qu’insupportables,


les uns à la suite des autres, toujours les mêmes puisque
toujours différents, et qui interdisent qu’on puisse entrevoir
un autre lieu, l’espoir même mensonger de quelque chose
d’autre, un dehors, ces murs qui m’empêchent de croire que
je ne suis pas moi, pas K., que je ne suis pas tenu à errer, à
faire semblant d’errer pour ne pas arriver où je ne pourrais
qu’arriver finalement, là où je suis attendu et où mes pas ne
peuvent que me guider.
Si je n’étais pas moi, si je ne m’étais pas levé à 5 heures
de l’après-midi, dans une chambre trop petite pour y res-
pirer avec aisance et trop grande pour que les ombres ne
­s’étendent en refuges pour d’innommables terreurs, avec des
draps mouillés qui ne peuvent sécher avant que l’on s’y glisse
à nouveau, avec un lit dont les ressorts torturent mon dos
fragile et dessinent dans mes muscles les aiguës courbatures
du quotidien – courbatures qui se transforment en migraines
quand je me lève, parce qu’il me faut me lever chaque jour,
me lever au milieu de l’après-midi quand d’autres rentrent du
travail pour trouver le repos de leur foyer, de leur famille, me
lever pour aller vendre au plus offrant, au plus gourmand, au
plus pervers mes souvenirs nocturnes, ma mémoire panique,
mes cauchemars trop nombreux, cauchemars qui doivent
chaque nuit me hanter pour que je survive, que je puisse faire
de l’intimité de mes angoisses une marchandise, un produit
obscène, où l’horreur de ce monde, la boue des actes les plus
vils, les monstres sans nombre de mes voyeurismes, l’obscur
de mes expériences, le spectacle de mes hideurs qui donnent la
substance, l’alcool auquel s’enivrent mes peurs, le combus­tible
des flammes de mes enfers nocturnes, ces flammes blanches
à l’éclat tellement vif, si monstrueux, si absolument cruel,
que les contempler blesse l’œil, plus blanches que des os
nettoyés de leur chair par l’action d’un acide, plus ­blanches
que l’infinité des murs qui me cernent et m’enferment, qui

51
yama loka terminus

me narguent de leur immobilité, de leur nature lon­gi­ligne,


qui nous forcent à glisser entre eux tandis qu’ils restent immo­
biles, veillant comme des Parques, les vigies sadiques de notre
nécessaire fuite en avant, affirmant que je suis moi alors que,
si j’étais un autre, peut-être que je n’aurais pas eu à aller à la
morgue et à y contempler des cadavres.
Et si j’étais venu ici par hasard plutôt que par obligation,
si ce n’était qu’une coïncidence, si je n’étais venu que par
fantaisie ou par perversité, un trouble que je pourrais croire
passager tant il ne serait pas la répétition rationnelle, réfléchie,
d’un acte indissociable de ma vie, cette erreur qu’est mon
existence, s’il s’était agi d’une occasion unique, d’un incident,
d’un accident de parcours et non pas de ce chemin en soi,
cette route, cette foulée qui m’entraîne le long des couloirs,
comme peut être emmené un condamné à mort le long de
berges où l’on ira le pendre, sous les cris, sous les crachats de
la foule, cris qu’elle adresse aux juges qui l’ont tué comme à
son corps supplicié, cris inquiets de savoir si l’âme est, ou n’est
pas, éternelle, espérant que la misère puisse ainsi prendre fin,
qu’il n’y ait rien, plus rien d’autre, tout comme moi-même je
l’espère, tout comme moi-même j’appelle le terme, la limite,
le repos, la délivrance qui se glisserait à la fin, au bout de la
marche forcée, de cette marche le long de corridors glacés, sans
que je puisse jamais espérer me tromper moi-même, sans que
je puisse croire un seul instant que ma présence ici est fortuite,
hasard, innocence, et non défaite ou destin, ni croire qu’il est
possible que quelque chose d’infime, la poussière d’un ossuaire
rongé par l’éternité, la certitude rassurante de la folie, l’ombre
apaisante de l’erreur, puisse se glisser ici, juste là, entre moi
et cette chair avide, et que je puisse marcher, lentement ou
très vite, sans baisser les yeux, et qu’alors peut-être il me soit
permis d’apercevoir, affichée sur un mur, une feuille de papier
dont la blancheur un peu passée ne blesserait plus mes yeux,
qui reposerait un instant mon regard, qui me permettrait de

52
… toutes les flammes sont égales…

lire, écrit en espagnol, « La vie est étonnamment brève », et


qu’alors, peut-être, je puisse me diriger vers la sortie, et non
vers un cadavre froid, blanc, allongé sur une table, attendant
la profanation, attendant le tranchant des scalpels, l’ultime
nudité des chairs entrouvertes par le couteau.
Mais, puisqu’il n’en est pas ainsi, puisqu’il ne peut en
être ainsi, puisque l’idée même qu’il puisse en être ainsi est
ridicule, mensongère, inconcevable, ignoble, la main sur la
poignée de la porte, j’hésite…

*
**
… Pour que les choses soient claires, je précise que ce
n’est pas le réveil qui me tire du sommeil.
Je me réveille deux minutes avant qu’il ne sonne.
Je dis cela pour éviter toute confusion par la suite : je
respire lentement et je prends mon pouls mentalement en
écoutant le tic-tac sur la table de nuit et, quand il finit par
sonner, je me lève immédiatement pour appuyer sur le bou-
ton d’arrêt.
Je n’ai absolument pas peur.
Comme la nuit est déjà tombée sur Yirminadingrad et que
ce n’est vraiment pas l’heure de petit-déjeuner, j’ouvre une
bouteille de tequila, me passe sur les gencives une tranche
de citron fatiguée qui traîne dans la cuisine, et en avale une
bonne rasade. Après ça, je me sens parfaitement détendu.
Il faut savoir vivre avec son temps.
Puis je vais dans la salle de bain chercher mon kit. Je
passe l’aiguille à la flamme du briquet de l’armée rouge que
mon père m’a offert avant de se tirer avec son dentiste, je
garrotte mon bras gauche avec le tube en caoutchouc, ouvre
et ferme ma main jusqu’à ce qu’une veine saille au creux de
mon coude, plante l’aiguille pour aspirer les trois décilitres
de sang quotidien qui me font gagner ma vie.

53
yama loka terminus

Ce n’est qu’à ce moment-là que je me dis que j’aurais dû


me désinfecter avec un peu d’alcool. Je n’ai plus toute ma tête,
saloperies de cauchemars. Mon bras est constellé de traces
de piqûres et je ne veux pas finir comme un de ces crétins de
toxicos dégénérés qui, à force de piquouses au petit bonheur,
finissent par s’attirer des ennuis.
Plus connus sous le nom d’infection.
Plus connus sous le nom de gangrène.
Plus connus sous le nom d’amputation.
Mais, après tout, on finit tous par prendre des risques
un jour ou l’autre. Je joue toutes les nuits à la roulette russe
avec mon inconscient et ma santé mentale, je ne vais pas me
mettre à pleurer comme une fillette pour une petite erreur
dans la procédure de temps en temps. Sinon je n’ai plus qu’à
retourner bosser dans un bureau. Redevenir un loser.
Très peu pour moi.
Dealer de cauchemars est le meilleur plan pour quelqu’un
dans mon genre. Pour que ce soit bien clair, j’entends par là
quelqu’un qui n’aime pas bosser et qui n’a pas envie non plus
de faire des allers-retours à la prison centrale de Quartier
Gauche. Beaucoup de loisirs et suffisamment d’argent pour
ne pas s’ennuyer pendant son temps libre. Bienvenue dans
le capitalisme de pointe. Soyez vous-même l’offre. Donnez
satisfaction à la demande.
Marchandises de tous pays, unissez-vous.

Quand je glisse son billet de cent à Luis, devant l’entrée


de service de la morgue des Passerelles, il me gratifie d’un
clin d’œil, faisant passer son cure-dent de la droite de sa
bouche vers sa gauche.
– Ça va te plaire, Victor, j’ai reçu du premier choix ce
soir, du tout premier choix… Il m’entraîne derrière lui dans
les couloirs mal éclairés. Peinture verdâtre qui s’écaille jour
après jour à cause de l’humidité. Il chantonne le dernier tube

54
… toutes les flammes sont égales…

de l’été, une daube sibérienne quelconque. La morgue me


fait penser à une sorte de grosse bestiole en décomposition,
qui continuerait malgré tout à digérer ses proies. Ça sent
l’ammoniac, il y a des flaques sur le sol, des suintements,
et les canalisations laissent échapper de temps à autre un
grognement sourd de prédateur débile. Ça me rappelle les
monstres que j’imaginais sous mon lit quand j’étais petit.
Quand ma mère attendait toute la nuit dans la cuisine le
retour de mon père.
Je n’ai pas peur. Non. Pas du tout.
L’adolescente, dans son sac à cadavre, a le visage d’une fée.
– Et là, tu n’as encore rien vu, jubile Luis. Elle a un corps
magnifique, en pleine maturation… Des petits seins aux
mamelons roses, un ventre plat, à peine un peu de duvet
entre les cuisses.
Luis a toujours été un porc. Quand il déballe le cadavre
d’une femme, j’ai toujours l’impression de me trouver en
compagnie d’un maquereau faisant la réclame d’une de ses
filles. Il les sort lentement du sac, abaissant la fermeture éclair
centimètre par centimètre, caressant leur peau morte au pas-
sage avec des petits gloussements de satisfaction. Quand il
les découpe, quand le scalpel les ouvre en deux, c’est comme
s’il m’offrait l’ultime strip-tease.
Je ne dis pas ça pour excuser ma conduite mais, à mon
humble avis, ce n’est pas très différent du spectacle permanent
des massacres du monde que nous offrent les médias, pas très
différent de ce que font les gens quand il y a un accident sur
l’autoroute, de ce que les clients de l’industrie du cauchemar
ludique pour laquelle je travaille ont envie de voir. Pour que
tout reste limpide, je tiens à préciser qu’il faut quelqu’un au
bout de la chaîne, pour regarder les vrais cadavres.
Quelqu’un qui ait les tripes de regarder la vérité en face.
– Une rupture d’anévrisme. Ses parents font partie d’une
secte à la con. Ils croient que le Seigneur a rappelé leur petite

55
yama loka terminus

fille à lui, que c’était écrit, que chaque être meurt à son
heure… Tous ces connards qui viennent chialer sur les
­cadavres de leurs enfants, de leurs amis, de leur être cher
cherchent juste à se voiler la face, à donner un sens à la mort.
Je te le dis, moi : la mort n’a aucun sens, pas plus que la vie.
Il n’y a rien qui justifie ce cadavre. Il n’y a aucune putain de
règle pour justifier quoi que ce soit.
J’allume une cigarette pendant qu’il baragouine en espa-
gnol quelque chose dans sa barbe.
– Un proverbe de chez moi, camarade : « La nécessité est
un mensonge. »
Ensuite, il glisse ses doigts entre les cuisses de la gamine
en me faisant un sourire complice.
Je sors pour aller vomir dans les toilettes.
Ça doit être la cigarette.
Mais, pour que ce soit bien clair, je ne ressens absolument
aucun dégoût envers moi-même…

*
**
… La première chose que je vois en me réveillant est une
section du plafond, découpée par mon regard. Une surface
uniformément blanche, sans aspérité. C’est aussi ce que je
ressens. Un esprit vide, lisse et propre.
Les stimuli sensoriels me reviennent les uns après les autres :
bruit de ma respiration, sensation désagréable dans mes mus-
cles ankylosés, odeur de ma propre sueur, poids du dispositif
de connexion onirique sur mon front, douleur de l’interface
biomécanique irritant mon tympan droit. Vrombissement d’un
hélicoptère de combat en mode furtif, dehors.
Je retire la prise de mon oreille, interrompant le coït, contre
nature ou trop naturel, de ma chair avec la machine à cau-
chemars. Je me lève, fais quelques mouvements de gymnas-
tique pour détendre mes muscles. Je bois une tasse de café

56
… toutes les flammes sont égales…

de contrebande, puis retire le disque vidéo du dispositif. La


fenêtre encadre une portion de ciel anthracite, dans laquelle
s’inscrit un oiseau rouge.
L’oiseau se fige dans son mouvement, ses ailes dessinent
une ombre floue, comme un arrêt sur image de mauvaise
qualité et j’entends ma tasse éclater au ralenti contre le sol
– l’image explose, se diffracte en une infinité de rayons lumi-
neux, de particules visuelles, de photons accidentés.
Quand je reprends conscience, l’oiseau n’est plus là. Ma
montre-bracelet m’indique que j’ai perdu quatorze minutes.
Comme lors de la dernière échappée. Le syndrome semble
avoir atteint une phase de stabilité. Je pourrais peut-être rester
à ce palier pendant quelques semaines. Un ou deux mois,
tout au plus.
Je me demande si arrêter de violer mon sommeil pourrait
faire refluer les symptômes, si je pourrais regagner le temps
perdu ou stabiliser le processus. Cela risque d’empirer, de
toute façon : dès que l’on commence à jouer avec la réserve
de temps qui nous est impartie, que l’on trafique les formes
a priori de notre perception, l’évolution s’enclenche sans que
rien ne puisse l’interrompre. Dès que l’on touche aux rêves, les
mécanismes de régulation de notre vie consciente sont envahis
par les métastases de l’éternité, et il est déjà trop tard.
Mais je dois continuer, pour que mes cauchemars restent.
Pour apercevoir son image électronique sur les écrans des autres.
Semer mes souvenirs de sa mort, infecter l’industrie des images
des dernières traces qui restent d’elle. Il faut qu’elle prolifère
pour ne jamais plus disparaître. Son visage comme un virus,
pour envahir, pervertir les arrière-mondes médiatiques.
Après avoir transmis les données de la nuit, je descends au
parking, je m’installe dans ma voiture. Le pare-brise est un
plan sombre où vient se refléter, en tache, la lumière d’une
ampoule au plafond. Je mets de la musique et attends la pro-
chaine crise. Je ne me rendrai aux Passerelles qu’après, quand

57
yama loka terminus

j’aurai une marge de sécurité suffisante pour ne pas déserter


alors que je conduis.
Soudain, une note s’étire à l’infini, se dilate pour emplir
l’univers, pour le recouvrir, et le temps redevient espace.

La morgue est un monde immaculé où je me sens pres-


que chez moi. Les cadavres sont intensément liés à ce que
j’expérimente : figés dans un temps sans durée, existant
­matériellement hors de l’écoulement des secondes, des minu-
tes et des heures. Abstraits à toute temporalité.
Peut-être n’est-ce que ça, la mort : une libération de l’emprise
du temps. Peut-être l’acte même de mourir est-il semblable
à ce que j’expérimente durant mes crises : une dilatation
du temps, une ouverture sur un espace infini où la dernière
seconde, le dernier souffle, deviendrait une éternité géomé-
trique. Le point n’existe sans doute pas plus dans le temps
que dans l’espace : la durée est infiniment divisible, sécable,
découpable. Ce n’est peut-être que notre processus perceptif
qui nous interdit d’expérimenter l’incommensurabilité du
temps. Peut-être que la mort n’est rien que la perte de ces
limites, de cette règle, peut-être nous permet-elle de nous
installer dans un présent sans nom et sans fin.
Le cadavre de la fillette sur la table d’autopsie est doté d’une
beauté mathématique. Il paraît possible de discerner une har-
monie secrète dans la rencontre de sa chair morte avec l’espace
plan et rectangulaire du métal froid. Une esthétique du temps
suspendu, chair et fer glacés. Souffle paisible de l’absence.
Une étiquette anonyme est accrochée au gros orteil de son
pied gauche. Face à l’absence d’identité de cette enfant endor-
mie, je balbutie mon propre nom, « Mallory, Mallory… ».
Elle pourrait être ma fille.
Je la retourne avec tendresse et mes doigts effleurent les
lividités sombres qui s’épanouissent sur son dos, qui s’effacent
sous la pression. Elle est morte depuis moins de vingt-quatre

58
… toutes les flammes sont égales…

heures, semble-t-il. Son abdomen, pourtant, se colore déjà


de vert dans la région du cæcum. Avec la chaleur de l’été, les
gaz de putréfaction sont à l’œuvre. Bientôt le cadavre aura
doublé de volume, les tissus se seront distendus, l’épiderme
soulevé par la sudation des liquides de mort.
Je pratique une incision en Y, du pubis à la poitrine, avec
le scalpel puis laisse glisser la scie circulaire au milieu de la
cage thoracique. J’écarte les chairs froides et les côtes pour lui
­dérober ses organes. Cela m’apparaît toujours comme des fian-
çailles secrètes, la célébration d’un lien entre moi et ma mort,
dont le corps n’est que le média rendu parfait. La rencontre
entre la chair et le métal, entre l’humain et la machine. Entre
ce qui est mécanique en nous, ce qui devient plus qu’humain
dans nos outils. Elle a les cheveux d’un blond très pur et son
cœur pèse deux cent huit grammes. Ses yeux sont verts et son
foie pèse mille deux cent soixante-quatre grammes.
La scie découpe son crâne, faisant éclore lentement le
cerveau.
J’ai le désir étrange de déposer un baiser sur ses lèvres
mortes.
Mon regard se perd dans le labyrinthe de son cerveau, et
tout se fige dans une éternité minérale – le temps suspendu à
mon geste, à mi-chemin entre le rêve d’un baiser et la réalité
de ces chairs mortes. Comme le dit le proverbe argentin :
« Le rêve est un océan. »
Juste moi et ce mystère éteint, intimes…

*
**
… Quand nous avons découvert le sujet au cours de l’opé-
ration « Papillon de nuit », nous avons immédiatement pris
les mesures de sécurité nécessaires, dont vous pourrez trouver
la liste dans l’annexe de ce rapport. Synthétiquement, il en
ressort que la présence du sujet sur les lieux de l’opération,

59
yama loka terminus

qui s’est par ailleurs déroulée sans incidents, semble être une
coïncidence : rien ne laisse penser que cet imprévu ait été une
contre-mesure visant à nous empêcher d’opérer. Néanmoins,
certains éléments inexplicables me poussent à insister pour
qu’une vérification de la procédure soit effectuée, à tous les
niveaux, afin de nous en assurer.
Il nous a en effet été impossible d’identifier le sujet : la
chambre d’hôtel dans laquelle nous l’avons trouvé (« Molotov
Motel », voir détails en annexe) ne nous a donné aucun indice
sur son identité ou la raison de sa présence en ces lieux. En
vérifiant les registres de l’hôtel, nous avons pu acquérir la
certitude que le sujet y est arrivé il y a six jours, soit deux
jours avant que nous ne montions l’opération, et qu’il n’est
pas sorti de sa chambre entre-temps. Les vérifications bio-
métriques, que ce soit au niveau des empreintes digitales,
de l’iris, de la morphologie du visage ou du code ADN du
sujet, se sont toutes avérées négatives.
Étant donné que nous avons perdu une partie des données
concernant les rêves du sujet dans l’explosion accidentelle de
notre local de South Dump, nous devrons nous contenter
de l’analyse des quatre récits (sur sept d’après le premier
rapport de nos agents morts dans l’incident) restants. Le
sujet était plongé dans une phase de sommeil paradoxal
dont nous n’avons pu le sortir par aucun stimulus extérieur.
Les transcriptions du matériau onirique ne nous ont rien
appris de plus sur son identité ou ses intentions en première
analyse. Nous avons vérifié les noms cités dans lesdits rêves
(« Bob Turk », « K. », « Mallory », « Victor ») sans obtenir par
ce biais de données pertinentes.
N’étant pas psychologue, je ne peux offrir d’interprétation
symbolique de ces rêves. Vous trouverez en annexe le rapport
d’un spécialiste du Bureau que j’ai consulté. Cependant, je
voudrais noter ici quelques incohérences qui me semblent
intéressantes dans cette boucle onirique.

60
… toutes les flammes sont égales…

Premièrement : il est fait constamment référence à une


morgue se trouvant dans un endroit appelé « Les Passerelles ».
Il n’existe pas de tel lieu à Yirminadingrad ni dans les envi-
rons. Les recherches complémentaires n’ont rien donné.
Deuxièmement : le sujet fait référence à une guerre ou à
une insurrection. Les récits n’étant pas circonstanciés, il nous
est impossible d’identifier clairement ce conflit dont le sujet,
âgé de moins de trente ans, ne pourrait de toute façon avoir
été le témoin, le dernier conflit majeur pouvant correspondre,
la guerre prophylactique contre la Silésie roumaine, datant
de près de soixante ans.
Troisièmement : les procédés d’enregistrement du matériau
onirique (électrodes crâniennes, interface bioélectronique
connectée dans l’oreille, prélèvement sanguin) sont tous plus
fantaisistes les uns que les autres, tout comme cette histoire
ridicule de cafetière parlante. Nous n’avons jamais utilisé
aucun de ces dispositifs, ni rien d’approchant. Il n’existe
évidemment aucun marché pour la vente de cauchemars,
ce qui en soi est une idée incongrue… Qui aurait en effet
envie de faire l’expérience des cauchemars d’autrui ? Vous
noterez d’ailleurs qu’en l’état de nos connaissances actuelles,
il est impossible d’obtenir une « vidéo » de l’activité onirique.
Cependant, le fait même qu’il soit question de cauchemars,
et non de rêves, nous laisse penser que le sujet aurait pu
avoir affaire aux Saboteurs d’Hypnos dont les agissements
nuisent à notre organisation depuis peu. En ce cas, examiner
la production du sujet pourrait s’avérer payant pour identifier
leurs méthodes.
Quatrièmement : le sujet fait référence à une expression
espagnole dans chacun de ses rêves. La traduction change
à chaque fois, mais les agents présents pendant le premier
enregistrement ont noté que le sujet parlait dans son sommeil
à ces moments, et ces moments seuls. L’expression murmurée
est « Todas las llamas son iguales », ce qui n’est traduisible par

61
yama loka terminus

aucune des locutions employées par le sujet. Pour informa-


tion, voici la liste de ces expressions, à laquelle j’ai cru bon
d’ajouter la traduction exacte en fin de liste :
Il n’est pas de naissance sans destin,
La vie est étonnamment brève,
La nécessité est un mensonge,
Le rêve est un océan,
Le réveil est toujours mortel.
Pøwer Kowboy

Je m’appelle Lucas et j’ai sept ans trois quarts et Pablo et


Fleur ils détestent mon meilleur ami mais comme aujourd’hui
je vais partir pour toujours alors c’est pas grave. Avec Pablo et
Fleur, on habite presque au sommet, de l’autre côté des col­lines
qui sont au-dessus de Yirminadingrad. Pablo et Fleur c’est mes
parents. Une fois, avec Pablo, on a été à Yirminadingrad pour
voir tonton même si Pablo il dit qu’il faut pas l’appeler tonton
mais Samuel mais moi je l’appelle tonton quand même et c’est
lui qui m’a donné Pøwer Kowboy, alors bon.
Fleur elle dit toujours à quoi ça sert d’aller là-bas alors qu’on
a tout ce qui faut à la Communauté ? La Communauté c’est le
village où il y a ma maison et la Commission d’Enseignement
Libertaire et aussi le Centre de Déconstruction et l’Espace de
Jeu et le Cinéma d’Arts et d’Essais et les Magasins Autogérés. La
Communauté c’est là où on vit avec nos voisins et les autres enfants
et tout autour il y a des grilles et moi je croyais que c’était pour
empêcher les coyotes de rentrer et de manger des enfants mais
Pablo il a dit y’a pas de coyotes mais où est-ce que tu as encore
été chercher tout ça ? Et moi j’ai dit que j’avais inventé parce que
je sais que si je lui avais dit il aurait encore été inquiet.

63
yama loka terminus

Mon meilleur ami lui il m’a dit qu’il y a tout un monde


dehors et que là-bas on ne s’ennuie pas et que j’irai si je veux
quand je serai grand, alors moi j’aimerais bien être grand et
j’ai dit à Pablo quand est-ce qu’on retourne à Yirminadingrad ?
Mais Fleur elle a dit que c’est trop dangereux là-bas et moi je
sais ce que ça veut dire quand Fleur et Pablo ils disent dange-
reux : ça veut dire intéressant alors on y retourne pas.

En plus c’était pas ma faute. À la Commission, pendant la


récréation, Jules il est venu m’embêter encore. Jules je l’aime
pas. Il est plus grand et plus méchant que les autres enfants
et on peut jamais rien dire quand il vous fait un croche-patte
ou quand il écrase votre dessert avec son verre parce que c’est
sa maman qui est Référente de Médiation alors c’est toujours
moi qui dois aller m’amuser au Centre de Déconstruction
avec les dames.
Jules il veut toujours que je lui prête Pøwer Kowboy à la
récréation mais moi je veux pas alors il m’embête et alors
il est venu me voir et je lui ai dit non, je te prête pas Pøwer
Kowboy et il a dit que j’étais un sale petit néobéral et que
de toute façon il en voulait pas de Pøwer Kowboy parce que
c’est un jouet de falloprate. Et il répétait : « Falloprate ! fal-
loprate ! falloprate ! falloprate ! » alors moi je l’ai poussé et il
m’a poussé aussi sauf que comme il est plus grand moi je suis
tombé et je me suis fait mal à mon coude et alors j’ai pleuré
et Pøwer Kowboy il lui a tiré dessus avec son Peacemaker
Galactik et Jules il a crié et il a pleuré aussi et il a dit qu’il
allait le dire à Lydie et Lydie c’est sa mère. Alors moi j’ai
arrêté de pleurer et j’ai dit je m’excuse même que j’en avais
pas envie et ça faisait bizarre dans mon ventre et tout chaud
sur mes joues et Jules il a dit qu’il le dirait quand même sauf
si je lui donnais Pøwer Kowboy alors moi j’ai dit non et je
me sentais mieux.

64
Pøwer Kowboy

Alors bien sûr le soir Lydie elle est venue voir Fleur et Pablo
et je suis allé dans ma chambre. J’ai allumé mon ordinateur
et j’ai regardé avec les caméras de tranquillité dans la salle à
manger et même que c’est super facile parce que je suis fort
avec les ordinateurs et tout et à la Commission ils ont dit à
Pablo que je suis pécosse et ça veut dire que je suis plus intelli-
gent que les autres enfants. Au début Pablo et Fleur ils étaient
contents que je sois intelligent mais moi je vais vous dire que
c’est pas si bien que ça parce que personne vous comprend
et que vous êtes quand même obligé de suivre tous les cours
d’intégration et de socialité et que c’est embêtant et en plus
quand vous posez des questions tout le monde vous regarde
comme si vous êtes un Martien.
Lydie elle disait que c’est inadmissible et où j’ai trouvé cet
horrible jouet et est-ce que je prends bien mon traitement et
il faut faire quelque chose et Pablo et Fleur ils avaient l’air
inquiet et Fleur elle a dit vous voulez quand même pas qu’on
le punisse, non ? Lydie elle est devenue toute rouge et elle a
dit que non, quelle idée, punir un enfant, et moi je savais ce
qu’elle allait dire et c’était que je pouvais avoir un rendez-vous
dans la semaine avec une conseillère en Déconstruction et que
c’est pour mon bien et qu’elle leur demandait de réfléchir et
après elle est partie.
Après Fleur elle s’est énervée contre Pablo et elle disait qu’ils
s’en sortiraient jamais, que les médicaments marchaient plus
et que j’allais redevenir comme avant quand j’étais agressif et
que j’avais mis le feu dans ma chambre. Elle disait que tout
ça c’est la faute de tonton Samuel et qu’est-ce qu’il lui était
encore passé par la tête avec son jouet de sauvage et moi j’ai
pas compris pourquoi elle était énervée contre Pablo si c’était
la faute de tonton et de toute façon c’est pas vrai que c’est sa
faute, c’est la faute à Jules d’abord.
Elle disait il l’a fait exprès, il déteste notre forme de vie, et
que le Centre de Déconstruction ça suffirait pas si je continue

65
yama loka terminus

à jouer avec Pøwer Kowboy et après elle a dit des mots comme
« mitariste » et « falloprate » et Pøwer Kowboy il m’a dit que c’est
militariste et phallocrate et moi je sais pas ce que ça veut dire
sauf que c’est pas bien. Pablo il a dit on en reparlera plus tard,
c’est pas une raison pour se laisser gagner par des comportements
dominateurs et violents et Fleur elle a dit d’accord et ensuite
elle a pris une pilule pour être moins inquiète et Pablo il lui a
fait un bisou sur la bouche alors moi j’ai éteint l’ordinateur.

Le matin Fleur elle m’a demandé si j’ai frappé Jules et j’ai dit
oui parce que si j’aurais dit que c’est Pøwer Kowboy elle aurait
été très inquiète et elle aurait encore dit que j’ai un problème et
j’aurais eu un test d’urine et ils se seraient rendu compte que je
prends plus mes cachets pour aimer les autres et être gentil et
moi je veux plus prendre de cachets alors j’ai dit oui.
Le jeudi j’ai été obligé d’aller au Centre de Déconstruction
où on s’est amusé avec les dames à laisser s’exprimer la fille
qui est à l’intérieur de nous en jouant avec des poupées et
en s’habil­lant en fille et la dame elle me criait dessus et elle
me disait des insultes pour que j’ai compris ce que c’était
qu’être une fille même que c’est pas vrai que les filles on les
crie comme ça et on a continué quand même et moi j’ai fait
semblant. On a appris à ne pas opprimer les autres mais à en
parler avec des médiateur-e-s, elle m’a dit qu’il faut respecter
les différences de tous les gens, alors que à la Communauté
tous les gens ils sont pareils et si tu fais pas comme eux, ils
disent que tu es bizarre et ils te donnent des cachets pour
que tu sois comme tout le monde, ou ils t’envoient au Centre
pour te parler et te parler jusqu’à ce que tu ne sais même pas
ce que tu pensais avant. À la fin elle m’a montré des films sur
les Kowboys qui tuaient des gentil-le-s Indien-ne-s et moi
alors je disais que c’était pas bien, comme elle voulait que je
dise, mais moi je savais que c’est n’importe quoi, que Pøwer
Kowboy il a jamais tué d’Indiens ni personne d’autre.

66
Pøwer Kowboy

De toute façon moi j’avais bien compris que tout ce qui


compte c’est que les adultes ils croient que tu es d’accord avec
eux. Quand j’étais plus petit je le savais pas encore et j’avais
tout le temps des problèmes et Fleur elle était inquiète parce
que j’étais toujours tout seul et que j’étais tout le temps en
colère. Mais moi j’ai compris que c’était plus facile quand tu
es en colère de faire comme si en fait non. Si tu fais semblant
que tout va bien personne te regarde comme si tu es bizarre
ou te force à faire des tests ou à prendre des médicaments.
Même si des fois c’est pas facile de forcer la colère à rester à
l’intérieur de toi.
Quand je suis rentré à la maison Fleur elle était partie
faire du Yoga et Pablo il a dit il y a eu un accident et le robot
domestique il a fait tomber Pøwer Kowboy de l’étagère et
après il arrivait pas à le dire mais moi j’avais compris alors je
me suis mis à pleurer et j’ai couru dans ma chambre et j’ai
essayé de parler avec Pøwer Kowboy sauf qu’il me répond pas
alors j’ai pleuré plus fort et j’ai crié et Pablo il était inquiet et
il m’a donné une pilule de Fleur. Après moi j’ai dormi et j’ai
rêvé que Pøwer Kowboy il était toujours vivant mais quand
je me suis réveillé c’était pas vrai alors j’ai pleuré dans mon
lit, la tête dans mon oreiller et sans faire de bruit pour que
la caméra elle me voie pas et qu’on me donne pas une pilule
encore, qu’après tu peux pas être triste parce que moi j’avais
envie d’être triste.

Et puis on est allé au cimetière des jouets. Je voyais bien que


Fleur elle était pas d’accord parce que c’est à Yirminadingrad et
c’est dangereux et tout mais Pablo il devait penser que comme ça
me ferait plaisir d’y aller j’oublierais Pøwer Kowboy et qu’après
j’irais mieux et alors on y est allé. Les adultes ils comprennent
rien à l’amitié et moi je savais que je serais toujours triste après
mais bon, comme j’avais envie de voir Yirminadingrad j’ai
pas pleuré et j’ai dit d’accord. Sur le chemin, Pablo il a pas

67
yama loka terminus

mis les vitres teintées sur la voiture alors je pouvais voir tout
dans les rues et c’était bizarre et beaucoup moins propre que
la Communauté et les gens ils étaient tous intéressants et ils
faisaient des tas de choses que je comprenais pas.
À un moment il y avait un monsieur tout noir qui balayait
par terre et j’ai demandé à Pablo comment ça se fait qu’il fait
le travail d’un robot ? Pablo il m’a dit que c’était parce que les
gens ils sont zelofobes, qu’ils aiment pas ceux qui sont pas
comme eux alors ils leur donnent des travails qui sont moins
bien que les travails qu’ils ont eux. Il dit que les gens sont des
fois méchants avec eux et que la police après elle les renvoie
dans leur pays parce que les gens ils veulent pas vivre avec eux.
Alors moi j’ai demandé pourquoi il y a pas des monsieurs qui
sont noirs à la Communauté et Pablo il me regarde avec son air
que je sais déjà qu’il va me dire arrête de poser des questions je
suis trop petit pour comprendre et après on est arrivé.
Le cimetière des jouets il est très grand, plus grand que la
Communauté, et il y a aussi des arbres mais pas des grilles,
juste des grands murs en pierre. On a marché sur un chemin
jusqu’à une maison et dedans il y avait un monsieur habillé
tout en noir avec un chapeau et des gants et il a parlé à Pablo
et puis j’ai dû lui donner Pøwer Kowboy.
Ensuite on a traversé avec lui le cimetière, on est passé par
le Jardin des Peluches, la Grande Casse et juste après le Mur
des Jeux Vidéos on est arrivé dans le Sanctuaire des Figurines.
Il y avait plein de cases par terre comme quand on joue aux
échecs mais avec plus de couleurs et sur une case en passant
j’ai vu un enfant appuyer sur un bouton et alors il y avait un
hologramme d’un robot avec une épée. Après on est arrivé à
notre case et elle était jaune mais un peu rouge aussi et plus
grande que les autres et le monsieur il a sorti un passe et il l’a
mis devant un capteur et la case elle s’est ouverte au milieu et
il y avait des caméras holo dedans et il a mis Pøwer Kowboy
debout au fond de la case.

68
Pøwer Kowboy

Après il a vérifié qu’en appuyant sur le bouton on pouvait


bien voir Pøwer Kowboy et puis il a dit des trucs que moi
j’écoutais pas parce que j’étais en train de me retenir de
pleurer pour que Pablo il soit pas inquiet mais quand il a
refermé la case j’ai su que j’allais pleurer quand même sauf
qu’à ce moment j’ai vu Pøwer Kowboy sortir de derrière un
arbre et il était beaucoup plus grand qu’avant, grand comme
un adulte, mais plus flou comme si j’avais pas mes lentilles
et il m’a fait un clin d’œil et il a mis son doigt sur sa bouche
pour me faire chut. Alors, finalement, j’ai pas pleuré.

À la maison, Pablo et Fleur ils avaient l’air contents parce


que depuis le cimetière j’étais pas triste et que je parlais pas
de Pøwer Kowboy et que quand Pablo il a dit tu veux aller
au cimetière j’ai dit non. Mais ce qu’ils savaient pas c’est que
Pøwer Kowboy il venait me voir tout le temps et moi je jouais
avec lui comme avant et c’était pour ça que j’étais content.
Avec mon ordinateur j’avais fait que les caméras elles croivent
que je suis en train de dormir ou de lire pendant que je jouais
avec lui, parce que personne pouvait le voir et si Pablo ou
Fleur ils me voyaient en train de jouer tout seul ou de parler
à Pøwer Kowboy ils m’auraient pas cru et ils allaient encore
être inquiets, c’est sûr.
De toute façon personne me croit jamais. C’est comme la fois
où je suis rentré à la maison parce que j’avais fait pipi sur moi
et que Fleur m’avait demandé pourquoi j’avais pas demandé à
Ninon pour aller aux toilettes. Moi j’avais demandé mais Ninon
elle était énervée parce que j’avais dit qu’elle disait n’importe quoi
parce qu’elle avait dit que la technologie c’est mal et moi j’avais
dit que tout à la Communauté ça marche avec des ordinateurs
alors il faudrait savoir. Alors Ninon quand j’ai voulu aller aux
toilettes elle a dit non petit génie et au bout d’un moment j’ai
pas pu me retenir et tout le monde a rigolé et j’ai dû rentrer à
la maison et Fleur elle m’a pas cru.

69
yama loka terminus

Après j’ai encore été triste. Pøwer Kowboy il m’a dit qu’il était
un fantôme et tout et qu’il venait me voir parce qu’il m’aimait
beaucoup mais qu’il pourrait pas rester toute la vie. Il a dit qu’il
lui restait que une semaine et qu’après il allait devoir partir pour
toujours alors moi j’ai pleuré et j’ai dit que je voulais pas rester
à la Communauté tout seul. Alors Pøwer Kowboy il a réfléchi
et il a dit qu’il y a une solution peut-être.
Pøwer Kowboy il a dit qu’il allait réfléchir, trouver un moyen
et il est parti et après il est revenu le lendemain et il a dit qu’il avait
tout prévu et qu’il avait un plan. Il a dit que cette nuit il fallait
que je fasse que les caméras voient pas dans ma chambre, dans
le couloir, dans l’escalier et dans le hall, ni dans la rue jusqu’à la
grille, et qu’il faut que je laisse mon vélo devant la maison et qu’il
fallait pas que je dorme. Alors moi j’ai fait comme il a dit.

Pøwer Kowboy il est venu à minuit et il m’a dit chut, tes


parents dorment, fais pas de bruit et habille-toi. Après, j’ai pris
ma lampe torche et j’ai mis des barres de tofu aux céréales dans
mes poches et on est sorti dans la rue et j’ai pris mon vélo et
j’ai pédalé jusqu’aux arbres, juste de l’autre côté du Poste de
Tranquillité. J’avais pris mon mini-ordinateur et Pøwer Kow-
boy il a dit qu’on avait très peu de temps pour agir. Il a dit, on
va se brancher sur le réseau de la Tranquillité et faire croire au
rascal derrière ses caméras qu’il y a un problème dehors et on
aura exactement trois minutes. Une minute pour entrer dans
le Poste, une minute pour décoder le coffre et prendre le vrai
pistolet, pas celui qui fait de l’électricité, et une minute pour
sortir avec mon vélo pendant que l’entrée est cachée à la vue
du type par les arbres.
On a fait tout comme il a dit et moi j’ai eu un peu peur même
qu’il m’a fallu dix secondes de trop pour ouvrir le coffre et
prendre le pistolet qui est beaucoup plus petit qu’un Peacemaker
Galactik mais qui était quand même très lourd, alors après j’ai
pédalé le plus vite possible pour rattraper le temps qu’on avait

70
Pøwer Kowboy

perdu et on a quand même réussi et j’étais content parce que si


je m’étais fait attraper j’aurais sûrement été condamné à passer
au moins une semaine au Centre de Déconstruction.
J’ai pédalé et j’ai demandé à Pøwer Kowboy où on va et il m’a
dit qu’on allait à la fête foraine abandonnée de l’autre côté de la
colline. Il a dit que elle a été fermée parce qu’il y a eu un problème
sur la grande roue et que trois fois sept gens sont morts électrisés.
Il a dit que comme plus personne n’allait à la fête foraine alors
on serait tranquilles et personne nous y trouverait.
La fête foraine elle faisait un peu peur quand même. Il y
avait des grandes grilles comme dans la Communauté mais
comme elles étaient pas électriques j’ai laissé mon vélo et
j’ai grimpé. Dedans ça faisait encore plus peur parce qu’il
y avait pas trop de lumière et que les stands abandonnés il
y en avait des très grands alors ils cachaient la lune, et puis
j’avais froid. En plus il y avait les bruits aussi, des bruits
comme du fer et ça grinçait partout avec le vent et tout. Par
terre c’était plein de boue et avec des flaques, et je me suis
dit que j’allais salir mes chaussures mais après je me suis dit
c’est pas grave comme je suis plus à la Communauté.
Alors, Pøwer Kowboy il m’a montré comment remettre
en marche la grande roue et on est monté dessus. Quand
on sera en haut il a dit, attends qu’on soit en haut. Elle allait
super lentement parce qu’elle était cassée et tout et moi je
me disais j’espère que je vais pas être électrifié avant d’arriver
en haut comme les gens qui sont morts alors j’ai dit à Pøwer
Kowboy de me raconter une histoire pour pas y penser.
Il m’a raconté quand il était petit garçon, et j’avais jamais
pensé avant qu’il avait été petit lui aussi, et il vivait dans un
village un peu comme la Communauté mais pas pareil. Lui
aussi il était plus intelligent que les autres enfants et personne
ne le comprenait et il se sentait tout seul et il s’ennuyait et il
trouvait tout le monde hypocrite alors il faisait des bêtises et
même qu’une fois il avait mis le feu à sa maison parce qu’il était

71
yama loka terminus

en colère contre sa maman parce qu’elle buvait toujours du


whisky pour pas avoir à réfléchir et à s’occuper de lui. Le docteur
du village il disait tout le temps qu’il était un inadapté et qu’il
s’intégrerait jamais à la société et il lui donnait des cachets faits
avec des plantes écrasées pour qu’il soit calme et tout.
Mais lui il voulait pas prendre les cachets parce que quand
il était calme il arrivait plus à penser et il trouvait plus rien
intéressant et il avait envie de rien et il s’ennuyait encore plus
et c’était comme d’être mort. Alors il avait essayé de s’enfuir
pour aller voir le monde dehors avec les grandes plaines et les
troupeaux et les montagnes et les gens et la liberté parce qu’un
homme il a besoin d’être libre pour être vivant. Mais on l’avait
rattrapé et amené chez le shérif et le shérif l’avait grondé et
enfermé dans une cellule et alors il savait que jamais il pourrait
être libre. Après on l’avait attaché sur une chaise et coincé la
tête avec un bandeau en cuir d’animaux morts et un docteur
il avait voulu lui enfoncer une aiguille dans la tête pour qu’il
soit heureux quand même.
À ce moment-là on est arrivé vers le haut et Pøwer Kow-
boy il m’a pas raconté la fin de l’histoire parce qu’il s’est
mis à regarder Yirminadingrad en bas mais moi je savais
qu’il avait fini par s’enfuir parce que sinon je l’aurais jamais
rencontré, alors ça finissait bien.
Moi aussi j’ai regardé Yirminadingrad en attendant d’être
vraiment en haut. Comme il faisait nuit je pouvais pas voir
grand-chose, juste les lumières qui brillaient comme des
lucioles. Les lumières qui bougeaient pas des immeubles et
des lampadaires. Les lumières qui bougeaient des voitures
dans les rues et sur les autoroutes. C’était joli.
Je m’appelle Lucas et j’ai sept ans trois quarts et mon meilleur
ami il est en train de devenir tout flou et un peu transparent
mais comme aujourd’hui je vais partir pour toujours alors
c’est pas grave.
Dans le noir

Éclat de lumière, très brefs, laissant à peine deviner


la mouche grise sur le bleu du néon,
le tracé porcelaine de mes traits,
le blanc aveuglant de mon corps.
J’éteins.

Tu me touches pour la première fois, avec délicatesse, timidité.


Ma chair est dure pour tes doigts. Tu passes sur mon menton, mon
cou, sans t’attarder, te retenant d’aller trop vite. Ma chair est froide
pour ta main, de la pierre. Tu es sur mon torse, rien ne semble
vivre ici, tu te déplaces comme au hasard, tu effleures un téton,
tu me quittes. Je t’entends, ton souffle au sein de l’obscurité.
Tu reviens presque tout de suite, tu retrouves l’endroit exact,
tu retouches au même endroit, le renflement, le grain de l’aréole.
Je te sens qui hésite, tu pars ailleurs et lorsque tu me touches à
nouveau, sur la jambe, tu trembles un peu et ta prise est plus
ferme. Tu descends, tu glisses, je suis lisse pour toi, immobile,
et au mollet tu me serres malgré toi.
Tu respires maintenant bouche ouverte, tes expirations sont
déjà des fantômes de gémissements. Mon ventre, à deux mains.

73
yama loka terminus

Tu ne veux rien ménager, tu réalises ce que tu es en train de


perdre mais te retiens encore, à peine. Tu hésites à approcher ta
bouche, le reste de ton corps, tu me touches de tes poignets, de
tes avant-bras, sans savoir si tu vas le supporter. Respire. Pars.
Reviens. Tes doigts lisent sur ma peau ce que je suis et tu te
perds à essayer de le comprendre.
Tu saisis mes épaules, tu me frottes, paumes ouvertes, comme
si tu craignais que je disparaisse avant que ce ne soit fini. Tu
voudrais être partout. Sur mon cou, mes cheveux, mes lèvres
glacées, figées entrouvertes. Tu descends entre mes seins, une
main après l’autre, tu sautes au haut de mes cuisses que tu
serres à toute force. La résistance de ma peau, la dureté de
mes muscles, t’arrachent une plainte.
Tu me lâches. Une main seulement, tu ne choisis qu’une
main pour toucher au mystère. Délicatement. L’approche
est une promesse, le rêve de tout ce qui pourra venir ensuite.
Mais tu jouis à l’instant où tu touches à mon sexe. Un
orgasme court, brutal, qui te déborde en te prenant de court.
J’entends ton soupir, ta confusion, ton abandon.
Ne crains pas d’en avoir déjà terminé : tout ne fait que
commencer.

C’est un stagiaire de ton entreprise qui te parle de moi,


un Libanais aux yeux clairs. Il aurait pu être ton fils, si tu
n’avais pas attendu la trentaine pour fonder une famille. Tu
dis, pour toi seul, qu’il est joli garçon : tu te permets de les
juger, même s’ils ne t’attirent pas sexuellement.
Il a l’air épuisé en ce lundi matin. Un collègue fait une blague
de caserne, mais tu n’aimes pas beaucoup ça, ne relèves pas. Le
stagiaire, oui. Il nie avoir fait la tournée des boxons, son sourire
d’une parfaite symétrie, innocent. Depuis qu’il m’a découvert,
ajoute-t-il, il ne se hasarde plus ailleurs. Ton collègue sort sans
relever, il pensait à autre chose depuis le début. Mais toi pas. Tu
enregistres. Sans en laisser rien paraître, tu veux en savoir plus.

74
Dans le noir

Tu donnes du travail au stagiaire, en lui disant de se ménager.


Peut-être même lui tapotes-tu l’épaule, compréhensif. Mon
numéro de téléphone, tu le notes au crayon sur la page du jour
de ton almanach. Sans indication. Une suite de chiffres.
Tu ne veux pas m’appeler.
Tu regardes par les fenêtres de ton bureau, les cercles de
vautours au-dessus des tours de silence, les nannies sur le parvis
qui sortent avec leurs landaus triples. Tu vas boire un gobelet
à la fontaine du hall A. Tu te dis que tu es parfaitement heu-
reux. Tu aimes ta femme. L’employée aux photocopieuses, un
vendredi soir, t’a fait de silencieuses avances dans les bureaux
éteints. Tu n’es pas particulièrement fier d’avoir su la repous-
ser. Elle était séduisante, mais l’aventure ne t’excitait pas. Tu
rentres chez toi.
Trois jours passent. Trois mois. Tu n’oublies rien. Une nuit,
après avoir fait l’amour avec ta femme – c’est toujours l’amour
et c’est toujours avec elle, jamais tu ne le lui as fait, jamais tu
ne l’as baisée – tu te relèves et t’enfermes dans les toilettes pour
m’appeler. Tu ne t’attends pas à ce genre de voix, aussi insistes-
tu pour me parler en personne.
– C’est moi.
– Il faut que je vous voie.
– Bien sûr.
Je te laisse organiser le rendez-vous comme tu l’entends. Le
décor n’a pas la moindre importance. Tu veux ensuite connaître
mes tarifs et ma réponse te déroute. Tu raccroches brutalement.
Je sais que tu ne rappelleras pas. Je sais que tu viendras
en personne et que tu paieras le prix.

Elle a emménagé depuis trois mois, célibataire avec un


enfant de cinq ans, très mince, long visage creusé. Tu vis
seule depuis si longtemps que tu l’envies un peu. Afin de
faire sa connaissance, tu feins de lui emprunter du thé noir.
Elle t’ouvre et joue si bien la joie de te connaître que tu en

75
yama loka terminus

oublies ta timidité. Habillée comme si elle allait sortir, elle


attend pourtant la baby-sitter.
– Je fais toujours tout trop en avance. La peur de manquer
de temps.
Vous vous asseyez à la table de la cuisine, partagez un café. Il
y a une sourate encadrée au-dessus de l’évier, comme un long
tableau abstrait. Son appartement donne sur la cour : quand
des blancs s’installent dans la conversation, tu es ravie de le
découvrir tellement silencieux. Elle a dix ans de moins que toi,
peut-être. Pas exactement belle, mais elle sait se mettre en valeur.
Tu lui dis plusieurs choses sur l’immeuble, sans trop insister
sur les détails, pour ne pas paraître indiscrète. Elle a toujours
rêvé d’habiter ici dit-elle, et avec les nouvelles lois, c’était une
aubaine. Elle enseigne la physique à des adolescents. Tu pars
quand la jeune fille arrive, revenant du parc avec le petit Sacha,
s’apprêtant à lui faire prendre son bain. La voisine, parfumée,
maquillée, monte dans l’ascenseur d’un pas léger.
Vous vous revoyez. Vous devenez proches. Tu te confies à
elle, un soir, après un repas de traiteur et deux bouteilles de vin
jaune. Elle dit qu’elle comprend. Qu’après l’accouchement, la
séparation, ç’avait été dur pour elle aussi. Elle avait consulté, pour
reprendre confiance en elle, et dans la salle d’attente, une patiente
lui avait donné les coordonnées de quelqu’un qui pouvait l’aider
concrètement, au-delà de tous les conseils, toutes les théories.
– Je peux te donner son numéro.
– C’est un gigolo, c’est ça ? Je ne veux pas d’une aventure.
– Ça n’a rien à voir. Crois-moi.
Vous parlez d’autre chose, vous buvez plus encore. Tu
sens les larmes qui te viennent, aussi tu l’interromps pour
demander :
– Tu veux bien rester près de moi ? Je vais l’appeler. J’aime-
rais que tu sois là, tu veux bien ?
Vous allez au téléphone, toutes les deux, et comme elle
te regarde, qu’elle t’attend, tu sais que tu ne peux pas te

76
Dans le noir

dédire. Tu es heureuse d’entendre ma voix au bout du fil.


Nous prenons rendez-vous.

J’arrive à Yirminadingrad
et je ne suis personne.
Je vends mon cul, mon nom,
mon âge. Je vends mon sexe,
mon âme.

C’est à moi, maintenant. Tu n’as pas fui bien loin, juste


là, à portée de mes doigts. Le drap est froissé contre ton dos,
l’humidité entre tes jambes est froide dans le courant d’air.
Tu ne t’attends pas à me sentir, pas si vite, pas comme ça. Je
vise droit, j’attrape, à peine le temps de me sentir et je contrôle
déjà le territoire. En un tremblement, mes mains sont sous tes
fesses, pour t’enserrer, te lever à moi. Tu halètes dans le noir,
tu as peur de ma force, de la vie qui semble m’être revenue.
J’ouvre la bouche et je sais que tu l’entends, tu te crispes, te
durcis contre mes paumes.
Ma langue est sur ton sexe. Imprécise, hésitante à des-
sein. Sa chaleur ; son contact brusque te fait trembler de tout
ton corps. Je te lape, avec lenteur, avec calme. Descends et
remonte en un cycle, une respiration. Tu as déjà oublié la gri-
serie de ta dernière jouissance. Tu es à nouveau dans l’instant.
Dans ta lutte pour le présent. Tu te cabres, pour m’inviter à
accélérer, pour courir vers la conclusion, couper plus court,
et presque tout de suite après, tu cries en sentant, à peine,
mes dents qui se sont refermées. Je serre les poings, te tiens
en place et tu gémis quand ma langue revient. Tu ne bouges
plus. Tu as compris la leçon. Tu contiens ton excitation.
Une minute. Il te semble que je n’en finis pas de ralentir.
Tes jambes tressautent. Tu voudrais m’attraper la nuque,
tes mains griffent l’air, n’empoignent que le matelas. Si tu
bouges encore, si tu oses encore bouger, je te mords jusqu’au

77
yama loka terminus

sang. Tu râles à chaque souffle, tu gémis. Je te tire à moi et


recouvre ton sexe de ma bouche grande ouverte.
Tes bras s’abattent sur mes épaules, je mords, tu me saisis
les cheveux, je lèche, je lèche encore et tu te refermes tout
autour de moi, pour me rejoindre en entier, genoux plaqués
au bas de mon dos, bras croisés derrière ma nuque, tu m’en-
serres, tu me broies, tu jouis contre moi, en longs spasmes, et
à chaque secousse je te relèche, je te ranime et tu as l’impres-
sion que tu t’échappes entièrement, que tu te liquéfies contre
moi, tu ne sais plus articuler, tu râles, tu grognes le nom de
la personne qui tu aimes le plus au monde, un rêve, un sou-
venir, et ma langue est si réelle, si présente par contraste que
tu ne veux plus chercher à savoir quand la nuit va finir.

Après trois mois de chantier, de sécheresse, de paysages


vidés, tu retrouves la ville basse avec plaisir. Son tintamarre,
sa puanteur. Ses promesses, surtout.
Bien sûr, il y avait les putes de l’entreprise qui arrivaient dans
les camionnettes les vendredi ou samedi soirs, déjà souillées
par les contremaîtres, déjà ivres ou droguées. Il y avait surtout,
pour toi, les douches communes, les regards vers les hanches
des jeunes collègues, les peaux sombres, les peaux blanches,
et le mystère des muscles qui roulent en dessous. Ton plaisir,
exaspéré par la nécessité de ta discrétion. Sans rien laisser
paraître, rien sans pouvoir esquisser, sans rien montrer. Tes
branlettes silencieuses, dans le dortoir, douloureuses comme
des rages de dents, incapables de te soulager.
Tu marches à grands pas, tu te rêves en chasseur, en pri-
mitif, aiguillonné par la seule faim. Tu imagines ta proie.
Tu ne veux pas de formes, aujourd’hui, aucune douceur, ce
sera un corps menu et très dur, quelqu’un qui te résiste. Un
jeune adolescent. Un viol, peut-être.
Tu aperçois le néon qui brûle et qui s’éteint. Il te semble
être déjà venu, tu entres par la porte étroite, ça sent l’encens, le

78
Dans le noir

moisi. Une vieille femme, torse nu, peigne de longs cheveux


gris, jambes croisées sur le canapé. Elle te dit que je t’attends
en pointant la paroi de plexiglas de la loge, en montrant le rai
de lumière qui filtre au rideau. Tu déboutonnes ton pantalon
avant même de pousser la porte.

Auprès de toi ils finissent par devenir des loups, tu ne sais


pas pourquoi. Ça ne te déplaisait pas, au début. Sret te disait
de le prendre dans ta bouche, il te forçait à aller jusqu’au
bout, à avaler, et son plaisir te submergeait d’une joie calme.
Tu avais quatorze ans, lui vingt-deux. Il ne t’a jamais fait
jouir réellement. Même quand il a pris ta virginité tout en
jurant ne pas le faire. Quand il a commencé à te battre, tu
doutais du plaisir, de ton attrait.
Plus tard, ils ont tous suivi le même chemin. D’abord
prévenants, ils en venaient tôt ou tard aux conseils, aux
récriminations, aux ordres. Un ou deux mois plus tard, ils
passaient à la vraie violence, celle qui laisse des bleus, des
plaies. C’est toi qui leur fais ça, certainement. Ton mari a
simplement mis plus de temps que les autres. Il était très
timide. Mais il n’a pas fait exception.
Tu as appelé, une ou deux fois, en cachette, des cellules
d’assistance. Ça te faisait du bien. Pas d’écouter les conseils
ineptes des bénévoles, non, le fait d’avoir une relation secrète
avec eux. Tu as acheté plusieurs cartes de téléphone. Tu t’es
mise à appeler des serveurs de rencontres, les soirs où tu étais
seule. Tes interlocuteurs ne te voyaient pas. Ils étaient char-
mants. Tu t’es masturbée une ou deux fois, tournée contre
l’appareil pour ne pas qu’on te voie pas depuis la rue. Tu t’es
mise à attendre les sorties de ton époux.
Un jour tu t’es laissée tenter par un numéro de liaisons les-
biennes. Tu as dit vouloir une relation physique, secrète, avec
une autre femme. Que tu voulais quelqu’un qui te comprenne,
qui sache te toucher et te faire jouir.

79
yama loka terminus

Tu ne sais pas comment tu es tombée sur moi. Ma voix


t’a plu tout de suite.
– Appelle-moi quand tu seras prête.
– Ce soir. Ce soir même.
Je t’ai donné l’adresse et tu y étais en moins d’une heure.

Je suis tout ce que tu sais désirer,


tout ce que tu veux malgré toi.
Tu paieras pour m’avoir
et pour que je revienne à toi
tu paieras.

Tu me parles. Tu dis « laisse-moi te faire l’amour » ou


« je vais te baiser, je vais te baiser » ou encore « mets-la moi,
je t’en prie ». Tu m’insultes ou me supplies, tu établis ton
programme, comme tu l’entends. Planifies par avance, que
tout se passe comme prévu, que ton désir continue d’être
ignoré. Mais ce que tu veux de moi t’attend au-delà de ces
simulacres. Si tu es ici, maintenant, si tu paies pour m’avoir,
c’est parce que tu sais que je peux te faire franchir le pas.
Tes paroles t’échauffent. Tu saisis ma taille, tu veux que je
sois immobile pour me pénétrer. Je ne bouge pas, je te laisse
faire et quand tu entres, tu crois un instant te perdre. Tu ne
sens rien. Mais je te sais au fond de moi et me contracte, avec
délicatesse, pour t’amener à rester, à avancer encore si tu le
souhaites. Ça te convient un temps. Puis tu cherches à te retirer,
à entamer un va-et-vient, pour contrôler à nouveau, parce qu’il
en va de mon plaisir, désormais. Mais avant que tu n’aies pu
commencer, je te pénètre à mon tour.
Je suis dans ta bouche, j’ai déjà passé tes lèvres, frôlé tes
dents, je suis sur ta langue. Je suis contre ton anus qui s’est déjà
entrouvert à mon contact, qui s’est déjà refermé sur moi, me
faisant entrer plus profondément. Ton cœur s’affole encore, lui
qui croyait avoir compris. Te revoilà au même endroit, sans désir

80
Dans le noir

d’en bouger, et je te masse, comme s’il y avait là une main, les


caresses détournent ton attention, brouillent tes sens, bâillonnent
la douleur de mes avancées. Et plus je te serre, plus tu te crispes
et plus je t’envahis. Tu n’en pourras bientôt plus.
Ta langue danse contre moi, comme pour me repousser et
m’attirer à la fois. Tu as du mal à respirer et la tête te tourne.
Tu souffres. Tu veux la délivrance de la jouissance, pour en
finir, encore une fois, et tu voudrais en même temps que cela
ne s’arrête jamais. Tu n’en peux plus de lutter et te laisses aller,
malgré toi, mais dès que tu relâches ton sphincter, je branle
ton cul, violemment. Tu cries, je m’enfonce jusqu’à la gorge
pour te faire taire, je vibre contre toi, tu vas jouir, tu crois que
tu vas jouir, tu y es presque et je ne suis plus là.
Tu roules sur le lit et tâtes pour me retrouver. J’ai disparu.
Tu veux appeler, mais c’est un bruit pitoyable qui te sort de
la gorge. Tu comprends que je ne suis plus là, mais tu me sens
encore, le fantôme d’une étreinte qui vient juste, à l’instant,
de s’interrompre. Tu attrapes alors ton sexe, pour aller au bout
toi-même. Le reste peut attendre encore un instant, le monde
peut crever, il faut que tu aies ta jouissance. Il fait si sombre, tu
ne peux voir venir mon coup lorsque je te frappe, poing fermé,
droit sur la pommette. Tu cherches à te défendre d’une main,
mais l’autre est déjà revenue, cherchant à finir sa tâche. Tu
n’en peux plus d’attendre et je te frappe à nouveau, au menton,
avant que tu ne parviennes à te toucher. Le choc cette fois te
fait tomber à la renverse. Alors je plante mes ongles dans ton
abdomen, brusque mouvement, je te griffe, une brûlure froide,
et ma main est loin de ton corps lorsque tu jouis une fois encore,
et tu plaques tes paumes sur ton visage, cherchant à te protéger,
à cacher tes traits, à annuler ce plaisir et cette humiliation.

Donner des coups de poings dans les murs jusqu’à ce que ta


peau s’en aille, jusqu’à ce que le crépi ait la couleur de ton sang :
tu aimerais avoir le courage de faire ça, cette force absurde. Il

81
yama loka terminus

est presque neuf heures, maintenant. Les rues se sont vidées, la


grille du collège restera fermée jusqu’à demain, il gèle à pierre
fendre. Tu n’as même pas réussi à lui parler. Lui dire que c’était
le moment, que oui, tu le voulais. Que c’était ce que tu attendais
de lui, que ce soir était le soir.
Lui en avait envie, dès le premier jour. Tu ne sais pas pour-
quoi tu as refusé. Ou plutôt tu sais, mais toutes ces raisons
te paraissent désormais absurdes et tu te détestes de les avoir
invoquées. Tu as caressé son pénis, la main dans la ceinture
de son jean trop large. Tu voudrais désormais le voir, le sentir
en toi. Tu aurais voulu qu’il ait passé l’épaisseur de ton short,
quand il te touchait à l’abri des casiers. Qu’il l’ait fait et qu’il
ne te l’ait pas demandé.
Ce soir il n’est pas sorti seul de son cours de sport, il était
avec une pute, une vieille, il avait la langue dans sa bouche
et a fermé les yeux en passant devant toi.
Maintenant tu ne veux plus rentrer à la maison. Tu aime-
rais que ta tristesse se change en haine, pouvoir tuer d’un
regard, détruire par la pensée. Tu pars au hasard, dans les ave-
nues désertes. Il n’y a plus que la frustration pour te guider.
Tu avances droit vers moi.

Elles grimacent et minaudent, se tripotent les lèvres de leurs


doigts blancs, se lèchent les seins à tour de rôle. L’une les a petits,
asymétriques. Ceux de l’autre sont refaits. Tu essaies de te branler
un peu, mais tu es bien trop mou. Tu zappes. Deux cent trente
chaînes par satellite, dont quarante qui passent du cul le samedi
soir. Les partouzes d’amateurs sont parfois amusantes. Le flou
de la censure sur les canaux birmans t’excite aussi, parfois. Mais
tu t’es arrêté sur les infos boursières, sans t’en rendre compte,
et te tripotes encore machinalement.
Une baignoire se vide à l’étage du dessus. L’ascenseur cla-
que en passant à ton étage. Tu n’y arriveras pas comme ça.
Sans hâte, tu te reboutonnes, te lèves, éteins la télé.

82
Dans le noir

Les clés dans le bol de l’entrée, la veste, le portefeuille. Il


te faudra autre chose que des images ce soir, il te faudra du
vivant, du réel. Tu déshabilleras toutes les femmes que tu croi-
seras dans la rue. Et si aucune ne veut te suivre, si tu répugnes
même les plus moches, tu rêveras des bourgeoises en fourrure
des boulevards et tu pourras te branler dans les chiottes d’un
night-club, les yeux pleins de ces corps qui ont un nom, une
histoire et une pièce d’identité.
Il fait bon. La nuit pue la luxure. Tu imagines tous ces gens
qui baisent, par deux, par trois, les uns sur les autres derrière
chaque fenêtre, à chaque étage des hauts immeubles. Tu ne
le sais pas encore, mais tu rêves déjà de moi. Tu rêves de tout
ce que je vais te faire.

Je suis ton beau-frère,


une amie de ta femme.
Je suis ton père,
je suis ta fille,
ton reflet.

Il y a dans ma voix quelque chose qui demande, qui indique,


qui ordonne.
« Abandonne », te dis-je. « Laisse-toi perdre. » Alors tu te fais
flasque, comme un pantin sans fil, une machinerie éteinte,
tu te fais chose afin que je puisse te posséder. Et tout ce que je
touche, chez toi, m’appartient. Tes pieds. Tes fesses. Ton cou.
Ton ventre. Seule brûle encore ta conscience, tout au fond de
toi, comme une flamme agitée par la tempête. Tes sensations
sont parties à la dérive. Tu ne sais pas si je te prends, tu ignores
si tu es encore là. Il ne te reste presque plus rien et ce dépouille-
ment te comble. Tu n’avances ni ne recules dans le plaisir.
Peut-être jouis-tu déjà, poursuivant un orgasme ensommeillé,
interminable, qui durera aussi longtemps que je le souhaite.
Peut-être, aussi, as-tu réussi cette fois à disparaître entre mes

83
yama loka terminus

bras. Tu flottes dans un bruit sourd qui a noyé sa dernière


trace du signal. Le temps existe à peine.
« Abandonne », te dis-je. « Laisse-toi perdre. » Alors te
voilà qui fonds, qui te liquéfies, qui te délites. Ton corps
s’ouvre contre moi pour me livrer passage, en deux, trois,
cinq endroits. Avec lenteur et précaution, pour que tu sentes
mon cœur battre aux flancs de tes muqueuses, j’enfonce
autant de sexes que tu m’ouvres d’orifices. Certains sont
courts et épais, d’autres sont fins et souples, d’autres encore
raides, courbés. Et si chaque pénétration est distincte de
la voisine, toutes se confondent. D’autres de mes membres
pressent contre ta peau, certains sont humides, d’autres gla-
cés, et ta chair émue s’épanouit à leur contact, s’entrouvre
pour leur laisser passage. Ton corps est immobile, aban-
donné, libre, et je suis en toi en quinze endroits, de quinze
façons différentes, et tes yeux ne cillent pas, ta bouche reste
close, tu n’es plus rien, tu ne supporterais pas de bouger.
« Abandonne », te dis-je. « Laisse-toi perdre. » Alors te voilà
qui t’ouvres, entièrement, avec la générosité d’une bouche, la
douceur d’une vulve immense. Et voilà que je m’avance en
toi, que je descends, que je coule. C’est tout mon corps qui
te pénètre à présent, la totalité de mon être qui s’immisce
sous ta peau, sous l’abri de tes os, dans ta chair. C’est ton
intimité béante qui désire me recevoir, m’accueillir en entier,
elle appelle le frottement, la douleur, le délire de ce passage.
Je suis en toi désormais, je suis comme toi, et tu entreprends
de te refermer. Tu m’enserres, me presses, comme on dévore
de baiser les petits enfants, comme on prend dans ses bras un
amant à le briser, qu’on presse contre soi les amours irréelles.
Tu m’aspires et me retiens, m’absorbes plus encore, afin de
pouvoir te clore. Ton corps se referme sur moi. Plus rien ne
viendra de l’extérieur, mais cela n’a aucune importance. Ma
présence en ton sein est une jouissance sans spasme, sans
histoire et sans violence.

84
Dans le noir

Tu te retournes sur le lit, dans le noir. Tu touches ton


ventre, ton sexe. Ma voix s’est tue.

Ceux que tu as laissé passer te reviennent parfois, comme


un brouillage dans le miroir, une présence derrière le visage
que tu démaquilles.
Celui qui est là le plus souvent est ce jeune groom soudanais,
avec son visage d’ange renaissance, son incroyable finesse, ses
fesses dures, écrasées par le pantalon d’uniforme étroit. Tu vivais
avec Markus, alors, tu aimais sa façon de te baiser. Il sortait très
tôt, pour courir alors que la chaleur était encore supportable. Tu
n’as pas entendu frapper le garçon de chambre. Tu dormais nue.
Quand tu as ouvert les yeux, il avait déjà posé le plateau sur la table
et te regardait, sans bouger. Il a rougi en voyant tes paupières se
lever, ton iris apparaître. A hésité. Est parti. Tu pouvais voir son
érection à travers le tissu et il t’aurait suffi de tendre la main.
Ceux que tu as eus ne te hantent pas, ou pas de cette manière.
Ce sont ceux que tu as négligés qui te manquent à présent. Ton
visage apparaît et te sourit. Tu n’es pas encore finie. Il te reste
de l’argent, des relations, du pouvoir.
Si tu ne m’appelles pas ce soir, tu le regretteras demain.

Tu n’as jamais su son nom, mais c’est elle que tu reviens


chercher entre mes bras, elle et ces cinq heures passées ensem-
ble, dans une pension de famille, à faire l’amour en criant,
en pleurant. C’était juste après l’accident, quelques jours, une
semaine tout au plus. Tu ne le savais pas, alors, mais c’était d’elle
dont tu avais besoin. Tu ignores ce qui l’a attiré chez toi. Ça
n’a plus aucune importance. Elle t’a baisé, elle t’a vidé et elle t’a
sauvé. Vous êtes sortis ensemble, sur le trottoir, il faisait presque
nuit, et vous êtes partis chacun dans une direction différente,
disparaissant l’un pour l’autre, sans rien se devoir.
Quand le noir te gagne à nouveau, quand ton corps refuse
d’obéir, c’est moi que tu viens voir à présent. Il n’y a plus que

85
yama loka terminus

chez moi que tu puisses te retrouver.

Peut-être est-ce terminé. Pendant quelques instants tu ne


sais pas quoi faire. Tu interroges en vain tes sens muets, ton
esprit silencieux. Tu ne sens pas de frustration. Pas de satis-
faction non plus.
Peut-être m’appelles-tu, dans le noir, pour savoir ce que tu
dois faire. Peut-être descends-tu du lit, posant le pied sur le par-
quet, la dalle de béton froid, la moquette râpée, le grand tapis.
À un moment ou à un autre tu vas te rhabiller à tâtons, laisser
le prix convenu sur la table, le buffet, le rebord de la fenêtre, et
sortir. Peut-être t’ai-je demandé de l’argent, ou quelque chose
de plus précieux à mes yeux et que tu ne comprends pas. Une
fleur séchée, un livre, une bouteille d’alcool, un poème, du
sang. Ou encore, quelque chose d’absurde, que tu n’as pas su
trouver. Tu n’as aucune réticence à me donner mon dû. Tu ne
te sens pas sale. Pas propre non plus.
Peut-être t’attardes-tu suffisamment pour sentir la vie reve-
nir, le dégoût de ce qui vient de se produire, la satisfaction de
ce que tu as découvert. Peut-être ressens-tu de l’amour pour
moi. Ou de la haine. Quelque chose qui t’empêche de partir,
de revenir à l’étrangeté de ton propre univers, à l’irréel de ta
vie. Alors, quand bien même tout te pousserait à t’en aller, tu
retournes vers le lit. À pas lents, en silence, comme pour ne pas
trop déranger l’air, pour surprendre ma présence. Tu t’assieds
et le sommier grince un peu. Tu attends.
Peut-être me devineras-tu qui bouge à nouveau, tout près
toi. Tu sentiras sur ton visage la froideur de mon haleine. Tu
souriras. Et, tant que tu le souhaiteras, je reviendrai. Jusqu’à
la fin. Jusqu’à ta perte.

Quelque chose bourdonne encore,


invisible dans l’obscurité,
quelque chose… Ne rallume pas.
Histoire du captif et du prisonnier

C’était un maidredi ou peut-être en juindi…


Qu’est-ce que tu racontes encore ? Un maidredi ?
Excusez-moi, je voulais dire en mai ou en juin, peut-être
un lundi ou un dimanche, je ne sais plus. Des fois, les mots
se mélangent, ou se confondent, c’est difficile à dire. En
tout cas, c’était le soir, j’en suis presque certain. La pluie
hideusement déformait le paysage et…
Ça suffit, on s’en fiche de la pluie. Tu devais nous parler
du juge.
Ah oui, le juge. Eh bien, je sortais du tribunal et c’est
arrivé sur le parking. Ils se sont sans doute faufilés derrière
moi au moment où j’entrais dans ma voiture. Je n’étais pas
présent. Ce sont les autres qui l’ont enlevé. Mais ils m’ont
raconté. Ils l’ont chloroformé ou peut-être seringué, je ne
sais plus, mais soudain je me suis senti cotonneux et tout
est devenu noir et je, enfin je veux dire il, le Juge.
Mais qu’est-ce que c’est que ce charabia à la fin ?
Désolé. C’est l’interrogatoire. Le froid. Les coups. Dès fois,
les mots se mélangent. Dès fois j’oublie que je ne suis pas le
juge. Les mots nous confondent. Et puis, il faut que j’invente. Je

87
yama loka terminus

n’étais pas là pendant l’enlèvement. Seulement après, c’est moi


qui veillais sur lui, le surveillais, je veux dire. Je ne me souviens
pas trop s’il était petit ou grand, gros ou maigre, humain ou
cafard. J’ai oublié les détails, mais je me souviens qu’il était
juge. Il n’était pas pire que les autres et c’est pour ça que nous
l’avions choisi. Nous aurions pu enlever d’un tribunal spécial
le juge mais nous avions décidé que c’était reconduire le faux
partage entre les prisonniers politiques et les prisonniers de
droit commun. À vrai dire, nous avions choisi un juge que
nous savions de gauche, pas plus dur que les autres, sans doute
moins. Il était exemplaire en ce qu’il ne l’était pas.
En tout cas, la planque, je m’en souviens parfaitement.
Nous avions mis des semaines à la trouver. C’était un local
dans une de ces abandonnées stations, sur une des lignes du
métro où il ne passe plus que du fret. Ou peut-être dans la
galerie latérale d’un puits de mine de basalte, sur les collines.
En tout cas, nous étions sans doute près du port ou du fleuve,
parce qu’une sale eau lentement glissait le long des murs, for-
mant ici et là de petites flaques où venaient s’abreuver les rats
et les cafards. Je ne sais pas si les cafards boivent mais…
Ta gueule ! Tu nous ennuies avec tes détails insignifiants.
Tu veux qu’on te redescende au sous-sol ? Qu’on te confie
encore à Douglas ?
Non ! Non, Lao Shu, je veux rester avec toi. Tu es mon
préféré policier. Toi tu ne me frappes pas avec tes mains
gantues. Toi, ton rôle c’est de poser les questions après qu’ils
m’ont prêt rendu. J’aime parler avec toi, c’est reposant.
Alors parle, et arrête de changer de sujet toutes les cinq
minutes !
Moi j’étais dans la cellunante. Dans la pièce à côté, je
veux dire – tu vois, je fais des efforts. Nous étions séparés par
une rouillante métallique porte, mais je pouvais entendre le
son de sa voix à travers. Lépreux étaient les murs, momifié le
gigantesque ventilateur mort. Les premiers jours, il essayait

88
Histoire du captif et du prisonnier

de se justifier, d’attendrir notre résolution d’émeutiers.


Il nous disait, ce n’est pas moi que vous auriez dû prendre,
je sympathise avec votre lutte, même si je n’approuve pas les
moyens que vous employez. Je me suis toujours opposé aux
prisons privées, toujours opposé aux spéciaux tribunaux, à
la justice d’exception qu’ils rendent. Vous aussi, malgré vos
crimes, vous êtes des citoyens, vous avez des droits inalié-
nables, vous êtes protégés par la loi. Même les terroristes,
les insurgés, les émeutiers et les prolétaires ont droit à un
avocat. Je l’ai toujours dit. Vous pouvez vérifier. Il y a un
article et une pétition dans le journal du syndicat, vous
pouvez vérifier. Je prendrai votre publique défense. À votre
procès je serai votre avocat. Je suis d’accord avec vous, les
tribunaux et la justice doivent être au service du peuple,
pas des riches et des puissants. J’ai moi-même condamné,
ou presque, des patrons voyous et des politiciens véreux.
Je vous le dis, si tous étaient comme moi, Yirminadingrad
serait plus propre, chacun pourrait y trouver son compte
sans se faire étouffer par ceux qui vivent de pots-de-vin, de
dessous-de‑table, de népotisme. Il y a la Justice, la vraie Jus-
tice, vous savez : dure avec les puissants, généreuse avec les
faibles. Je comprends votre rancœur de les voir toujours s’en
sortir et vous jamais, leur impunité me dégoûte autant que
vous. Qui vole un pain va en prison, qui vole un million va
au Sénat. C’est une honte ! Ah, si vous saviez ce que j’ai subi
à cause de mon engagement… Les pressions, les menaces,
les crédits qui sautent, les dossiers qui me sont retirés, les
mutations. Maintenant, parce que comme vous je me suis
attaqué aux riches corrompus, aux vrais gangsters, je siège
dans un petit tribunal, je règle des problèmes de voisina-
ges, quelques agressions, des querelles entre propriétaires et
locataires. Mais si vous me libérez, alors vous tuerez deux
oiseaux avec une seule pierre, vous montrerez votre généro-
sité et vous trouverez en moi un défenseur convaincu, un

89
yama loka terminus

allié, acharné comme vous à abattre la mafia au pouvoir.


Je pense que c’est l’habitude des tribunaux mais, en tout
cas, il plaidait sa cause avec ferveur. Je l’entendais gesticuler
derrière la porte. Je pouvais l’imaginer, écarlate, couvert de
sueur, théâve.
Quoi ?
Théâtral et grave. Enfin, ça n’a duré que quelques jours puis
il s’est tu. Presque trois jours il ne disait plus rien. Moi, je conti-
nuais à lui glisser ses repas sous la porte et j’essayais d’oublier
sa voix. Puis il a soudainement recommencé à parler. Il ne se
justifiait plus, rageusement il parlait, il accusait. Il plaidait
contre nous. Contre la racaille. Là, je suis obligé d’inventer un
peu, parce que, la plupart du temps, je dormais et ses mots se
mélangeaient à mon demi-sommeil, à mes insomnies.
Il disait, vous n’êtes que des bons à rien, un ramassis de
canailles, des intellectuels manipulateurs qui utilisent le sous-
prolétariat, la lie de Yirminadingrad contre les travailleurs
honnêtes ! Les gens ne veulent pas de votre insurrection, de
votre aveugle violence ! Ils veulent pouvoir vivre tranquil­
lement sans se faire dépouiller de leurs biens par des voleurs
ou des émeutiers. Vous attaquez la propriété privée au nom
du peuple mais le peuple veut la privée propriété, la paix, la
sécurité ! Pas l’aventure de la révolution ! Vous attaquez la
bourgeoisie, mais ceux qui vivent dans une maison de verre
ne devraient pas jeter de pierres : vous n’êtes vous-mêmes
qu’un ramassis de petits-bourgeois abrutis de théories intel-
lectuelles dont le peuple n’a que faire, qui cherche à gagner
son pain. En nous attaquant nous, vous faites le jeu des réac-
tionnaires, vous prouvez que vous êtes dangereux, que vous
êtes des ennemis de l’humanité. Vous ne reconnaissez pas
ce tribunal spécial et vous vous défendez avec hypocrisie :
vous ne justifiez pas vos actes, l’enlèvement odieux de ce juge
exemplaire ! Non, vous produisez vos spécieux arguments sur
les garanties de la défense, sur vos droits à être jugés comme

90
Histoire du captif et du prisonnier

ceci ou comme cela ! Après avoir attaqué le principe même


de la Justice ? De la Loi ? Vous demandez à une Loi que
vous rejetez de vous protéger ? Mais si vous vous déclarez les
ennemis de l’État, l’État a le Droit de vous traiter en enne-
mis : vous avez déclaré une civile guerre, nous vous traiterons
comme des étrangers ! L’exception ! L’état d’urgence ! La corde
pour les fous et les traîtres ! Vous arguez sur les faits, quels
faits ? Vous n’êtes pas jugés ici pour vos actes mais pour vos
conduites passées, présentes et à venir. Vos corps sont cou­
pables ! Des preuves ? Mais pour quoi faire ? La vérité n’est pas
dans les faits, le crime est vos vies ! Si l’un d’entre vous a une
arme, alors nous vous inculpons d’association subversive et
nous vous poursuivons tous pour possession d’armes parce
qu’elle appartient à votre association subversive, pour tenta-
tive de meurtre, puisque vous pourriez vous en servir, pour
trafic d’armes parce que vous pourriez la prêter ou la vendre,
pour complicité parce que posséder des armes encourage les
autres à s’en servir ! Le peuple lui-même veut votre condam-
nation et la plus dure prison. Je les entends qui disent : les
terroristes, les fous, les subversifs et les mafieux à l’isolement !
Pas de pitié pour les traîtres, pas d’indulgence ou de dorées
prisons, pas d’avocat : la Justice ! Vous n’avez qu’une seule
voie pour obtenir notre indulgence, car notre pardon vous
ne l’aurez jamais : repentez-vous ! Dissociez-vous ! Dénoncez
vos camarades, rendez publique votre faute ! Ce n’est qu’en
reconnaissant la légitimité de l’État qui vous juge que vos
Juges vous traiteront en êtres humains. Ce n’est qu’en vous
rendant à nos conditions que vous serez traités en hommes.
Soyez pour une fois utiles : avouez !
Ça suffit, tout ça on connaît. On ne te demande pas de
nous endormir avec des discours. On veut des faits.
Des faits ? Justement, il n’y en a pas beaucoup. Il parlait
c’est tout et il ne se passait rien d’autre que des mots. En plus,
j’étais tout seul, je ne savais pas grand-chose de ce qui se

91
yama loka terminus

passait à la surface, les autres ne venaient pas souvent, pour


ne pas se faire prendre. Alors des faits, je ne vois pas… Ah !
Si. Après sa plaidoirie, il a de nouveau cessé. Il ne mangeait
plus. Puis, il a eu une phase de dépression. Je dis ça mais je
n’y connais rien. Enfin, il avait l’air non sain d’esprit.
Il réclamait d’être interrogé, d’être torturé comme vous me
torturez. Vous savez : privé de nourriture et de sommeil, frappé
sur la plante des pieds avec des barres d’aciers, les pouces enfon-
cés dans les yeux, le travail sur les articulations, la nuit.
Il disait, c’est mon droit de savoir ce que vous voulez
alors j’ai expliqué : j’ai dit ils ont pris deux des nôtres. Ils
sont dans une spéciale prison, le procès ils attendent. Alors,
nous, on t’a enlevé, tu nous sers de monnaie d’échange.
Je n’aurais pas dû lui dire. Je n’avais pas compris. Lui qui
avait fait enfermer tellement de gens, qui croyait connaître
l’enfermement comme le dos de sa main, il ne supportait pas
d’être enfermé. Mais surtout, il ne supportait pas de ne pas
être interrogé, puni, surveillé, corrigé. Il croyait aux vertus
thérapeutiques et disciplinaires de la prison, à la réforme
des conduites, et il ne comprenait pas que je refuse d’être
son geôlier.
Alors, il a arrêté de parler avec moi, avec les rats et les
cafards. Un jour, le matin, ou le soir, je l’ai entendu qui se
tapait la tête contre les murs. Je suis allé voir et il a arraché
le pistolet que j’avais à la ceinture. Il n’était pas chargé. Nous
n’avions pas vraiment envie d’avoir à gérer un prisonnier,
alors nous ne voulions pas en plus lui faire un trou dans
la tête par erreur. Mais il a retourné l’arme contre lui et a
appuyé sur la détente. Moi, je me suis crispé. Je me suis dit,
et si j’ai chargé le pistolet par erreur ? Mais non.
Après il pleurait et je ne savais pas quoi faire. Je l’ai atta-
ché à son lit mais au bout de trois jours, je me suis dit que ce
n’était pas possible et je l’ai détaché. Il avait l’air plus calme
et il a promis de ne plus tenter de se tuer. Moi je crois qu’il

92
Histoire du captif et du prisonnier

était heureux de s’être senti puni ou au moins de voir que


j’avais tenté de prévenir un comportement insane, comme
un maton l’aurait fait.
D’accord, tu l’avais ligorrigé. Et après ?
Après ? Je ne sais pas. Après il a sans doute recommencé à
parler. Aux rats surtout. Un peu à moi. Rarement aux cafards,
je ne sais pas pourquoi. Il a commencé à se confesser.
Nous avons détruit ce monde, il a dit. Nous avons empoi-
sonné la terre et le cœur des hommes. Nous avons repro-
duit et favorisé la domination, le racisme et le patriarcat.
Les rapports violents, le rire moqueur, la guerre entre les
genres. Nous avons empoisonné l’idée de Justice en la met-
tant sous la coupe des puissants. Nous avons dit non à la
corruption en sachant que nous ne pouvions rien y faire.
Nous avons failli, nous avons trahi et nous nous sommes
trahis nous-mêmes. Nous avons fait un monde où la nature
est une marchandise, où les femmes sont des publicitaires
objets, où les jardins sont remplacés par du béton. Vous avez
poussé les gens à la consommation en les abrutissant de télé-
vision. Vous les avez transformés en zombies consentants,
avides de tout ce qui est nouveau, incapables de penser par
eux-mêmes, écrasés sous le Spectandise, le Spectacle et la
Marchandise. Vous avez profité de ce que les gens étaient
faibles pour les endormir et les aliéner. Vous les avez poussés
à la violence alors qu’ils n’aspiraient qu’à la paix et vous avez
retourné cette violence contre eux. Vous avez construit un
État raciste, fascisant, soumis aux puissances financières, à
la Bourse toute-­puissante. Mais nous ne nous laisserons plus
faire : nous laissons le capitalisme à ceux que ça intéresse, la
télévision à ceux qui veulent encore dormir, le travail à ceux
qui y croient encore. Nous allons bâtir un autre monde à côté
du vôtre, un monde où les déserteurs de votre misère pour-
ront venir nous rejoindre. Un monde où nous vivrons des
rapports autres, plus beaux et plus justes, plus libres et plus

93
yama loka terminus

riches. Et nous laissons l’émeute à ceux qui croient encore


aux villes, le prolétariat aux imbéciles qui croient encore à
la lutte, le salariat à ceux qui n’ont pas le courage de venir
élever des chèvres avec nous.
Moi, j’écoutais son charabia d’une oreille épuisée et je
me disais que je lui couperais bien la langue. Les camarades
m’avaient dit ça ne marche pas : ils le gardent encore sous le
chapeau mais Gutierrez et Schlumm vont être jugés bientôt.
Et moi : mais qu’est-ce qu’on va faire de lui ?
Et qu’est-ce que vous avez fait de lui alors ?
Rien. On ne peut pas faire saigner un rocher. À ce moment
il s’était rapproché des cafards. En regardant par la serrure,
j’ai vu qu’il était monté sur son lit pour leur adresser un
discours. Il disait feu sur l’État ! Feu sur l’impérialisme bar-
bare ! Feu sur les quatre cents familles du complexe militaro-
industriel ! À bas la guerre des capitalistes ! Vive la guerre
du peuple ! Camarades, chaque jour est un jour qui nous
rapproche de la victoire ! Partout dans le monde la guérilla
populaire fait reculer la charogne impérialiste ! Nous avons
des camarades dans tout le prolétariat mondial, dans les
démocraties populaires et dans les États arriérés comme au
cœur du Capital. Vive le Prolétariat International ! Guerre
populaire jusqu’à la Démocratie Réelle ! Le Prolétariat ne
supporte plus de voir toutes ces richesses lui être refusées, il
voit la misère, l’oppression, l’exploitation de l’État, la bruta-
lité, les rats de la police, la nouvelle fascisation de la société,
la mise au pas des peuples du monde ! Mais font l’histoire
les masses du monde. Elles ne craignent plus les nations
impérialistes, ces tigres de papier, elles s’organisent dans le
Parti Mondial. Vive le Parti Mondial ! Feu sur les traîtres et
les jaunes ! Feu sur les saboteurs et les révisionnistes ! Notre
lutte est implacable et péremptoire. La nécessité de notre
tâche est d’imposer la paix, le travail et la discipline. Bientôt,
la marche de l’humanité vers son but final nous mènera à

94
Histoire du captif et du prisonnier

la Dictature du Peuple ! Bientôt, camarades, jugerons les


fauteurs de guerre les Tribunaux du Peuple, les impérialistes
charognards, les patrons gangsters, la financière mafia, les
indécis, les veules intellectuels, les aventuristes émeutiers
qui ne savent pas attendre le bon moment pour frapper, les
fainéants et les voleurs !
Bon, on a compris, abrège.
Moi je n’en pouvais plus, ses monologues me mélan-
geaient la tête, quand je cherchais mes mots, je trouvais les
siens. Il ânonnait les plus aberrantes politiques théories les
unes après les autres sans s’arrêter. Il rejetait soudain les juges
et les tribunaux, il prétendait que l’État s’était glissé dans
nos rêves, que seule la violence faisait de nous autre chose
que des cafards. Que si l’État avait confisqué la violence,
alors être violent s’attaquait directement à l’État, que voler
détruisait l’illusion du capitalisme, que brûler une poubelle
était un acte révolutionnaire. Il sanctifiait l’émeute, il ado-
rait la pureté : l’émeute ne sert qu’à l’émeute. Feu sur l’État !
Il disait qu’enfreindre la loi c’était l’annuler.
J’avais la migraine. Schlumm et Gutierrez avaient été
jugés et exécutés dans la cour du tribunal spécial pour haute
trahison, complicité psychique de meurtre, association de
malfaiteurs dans un but terroriste, possession d’arme, trafic
d’armes, tentatives de meurtre avec arme, association de
malfaiteurs afin d’obtenir des armes dans un but terroriste,
association subversive visant à saboter l’économie, l’État, la
Justice et la Démocratie, à entraver la gouvernance de la réa-
lité, à porter préjudice à l’ordre public, à briser la légalité de
la Nation dans un but terroriste. Nous avons eu la tentation
de nous venger, surtout moi, mais finalement, nous avons
ouvert la porte de sa chambre et nous sommes partis.
Et il disait quoi là, raconte !
Pourquoi ça vous intéresse tout à coup ? Je ne me sou-
viens plus. Descendez de mon dos, restez en dehors de mes

95
yama loka terminus

cheveux ! Je ne veux plus parler. Je veux me taire.


Alors tu redescends à la cave, avec Douglas, avec les
rats !
D’accord, d’accord. Il finissait un discours au moment
où nous l’avons libéré. Je n’ai pas tout entendu mais je dois
pouvoir le reconstituer parce que, cette fois, il parlait avec
ma voix : je veux dire que lui aussi ne savait plus s’il était moi
ou s’il était le juge. C’était très simple parce que, contraire-
ment à lui, je ne suis pas doué pour les discours.
Nous faisons l’émeute, disais-je, parce que l’émeute nous
traverse. Nous ne construisons pas le Parti du Peuple parce
que nous ne voulons pas devenir l’État qui vient. Nous ne
voulons juger personne, ne constituer aucun tribunal, ne
punir personne, parce nous ne voulons pas être l’État qui
vient. Nous ne proposons pas de réformes parce que nous ne
voulons pas devenir l’État qui vient, mais nous voulons des
victoires ici et maintenant, parce que nous ne construirons
jamais un parallèle au vôtre monde. Parce que le réel ne se
fuit pas et que même avec l’illusion de vivre une alternative
nous serions traversés par ce monde fait d’exploitation et de
contrôle. Nous ne croyons pas détruire la privée propriété en
incendiant une usine, l’État en brûlant un tribunal. Mais
nous tâchons d’affaiblir la machine. Nous sommes tous pris
dans les mêmes rapports sociaux et nous ne croyons pas y
échapper simplement en le décidant. Avec ou sans travail,
exploitables nous sommes. En prison ou pas, nous menace
l’enfermement. Étrangers ou non, par les mêmes flics nous
sommes surveillés. Voleurs ou salariés, à l’argent qui manque
nous sommes soumis. Nous ne savons pas ce que sera l’in-
surrection mais l’insurrection nous désirons. Nous n’avons
pas d’utopie mais une fine prise sur ce monde qui nous tient
tous et que nous entendons combattre. Nous ne cherchons
ni une alternative, ni une pureté, ni une liberté existen-
tielle mais des tactiques, des agencements et la puissance du

96
Histoire du captif et du prisonnier

commun. Nous luttons.


Et ensuite ? Ensuite, tu l’as libéré ? Tu as ouvert la porte et
je suis parti à la surface avec les camarades, me laissant seul
dans cette pièce obscure avec les rats et les cafards ?
Oui.
Tu l’as laissé seul avec cette horrible porte ouverte, avec les
abominables mots qui se mélangeaient, qui te mélangeaient,
qui le confondaient ? Et il est resté là, seul, à ne pas oser
sortir à ne pas se souvenir s’il était toi, ou moi, ou Lao Shu
le rat. À parler, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre.
À se demander : et si vous êtes pris là-haut, dans le hideux
vrai monde, sous l’ignoble pluie ou le terrible soleil ? Et si la
police vous interroge, si Douglas vous torture au sous-sol
et que vous parlez ? Alors ils viendront me chercher, je ne
pourrai pas me cacher et ils me trouveront en train de parler
aux rats et aux cafards.
Non ! Non, je peux inventer que vous saurez les perdre,
que vous parlerez d’autre chose, que vous direz juste que
vous m’avez libéré mais sans leur révéler où j’étais prisonnier.
Que vous serez fort, que vous ne vous dissocierez pas, que
vous ne vous repentirez pas. Je peux faire un discours où
vous n’avouerez que des propos absurdes, des discours sans
faits, des discours sans substance.
Et ils ne me trouveront jamais. Et je pourrai refermer la
porte. Et je pourrai oublier que j’étais le juge. Et.
Tarmac – Penthouse / dernier rapport
de télésurveillance

piste 1 piste 2 piste 3

Aéroport inter- …ppelons qu’il Et, bien sûr, dès


national de Yir- est interdit de que je mets les pieds
minadingrad. fumer dans l’en- sur la terre ferme,
Mercredi 3 mars. semble des bâti- revoilà la trom-
17 h 42. Temps clair. ments. Soyez les peuse impression
Vent de mer sud- bienvenus à Yirmi- de sécurité qui
ouest, 14 nœuds. nadingrad, joyau naît du déplace-
17 degrés Celsius. du Sud, porte de ment, cette idée
la mer Noire. Votre absurde qu’Ils aient
Vol 5639 en pro- sécurité est assurée pu m’avoir oublié,
venance de Petro- dans cette enceinte perdu en plein ciel,
grad. Tupolev 360, par des patrouilles que leurs dispositifs
compagnie Aero- de gardes en civil et d’espionnage aient
flot. un réseau de vidéo- pu tomber en
surveillance. Un panne. Je dois me
Rogdaï Apoli- point taxi asser- reprendre tout de
nari Stratov. Sexe menté se trouve suite, il n’y a qu’une

99
yama loka terminus

masculin. 42 ans. en face de la sor- chance sur dix, une


Gémeaux. Passe- tie principale : ne et demie peut-être,
port de la Fédé- montez pas dans pour que tout ceci
ration en instance un véhicule dont soit déjà terminé,
de péremption. vous ne connaîtriez j’expire longue-
Visas commer- pas le conduc… ment par le nez et
ciaux : Myanmar, je me concentre,
Chypre, Républi- les jambes en pour penser à sens
que autocratique c ompote. On ­u nique, de l’in-
du Sud-Soudan. dirait qu’ils ont térieur vers l’ex-
Billet classe affaire, encore réduit l’es- térieur. Tous les
réglé par virement pace entre les fau- mouvements qui
bancaire. Compte teuils et les foutus atteignent la sur-
sécurisé 45568- dossiers ! Bientôt il face de mon être
9884211-206, Îles faudra être un nain doivent être contrô-
sous le vent, titu- pour entrer dans lés car tous peuvent
laire : Eliagapé leurs appareils. être enregistrés. Je
Consulting. – Et encore, tu suis un ballon de
Citoyen bulgare. n’as pas vu l’état de baudruche, un bar-
Né à Yirminadin- la classe économi- rage hydraulique,
grad. Résident que ! Je te jur… un seul trou dans
Nova Gabrovo, mes parois, une
maison indivi- on a un 112 seule ouverture,
duelle de 185 m 2 dans le hall B. Qui même minuscule,
plus dépendan- prend ? À vous. et tout risque de
ces. Marié. Trois – Un 112. Hall B. sortir d’un coup,
enfants. Consul- Qui prend  ? À dans une énorme
tant commercial. vous. explosion, un
Docteur en marke- – Je suis là, colossal effondre-
ting de l’université Jaune 1, je prends ment. Les noms,
de Dantzig. Permis le 112. À vous. les dates, les iden-
voiture. Bulgare – 112 confirmé tités secrètes, les
et russe (langues pour Jaune 1. motivations. Que
natales), anglais, 112… je sois éveillé ou

100
Tarmac – Penthouse

allemand et fran- quelle heure, que je dorme, je ne


çais (commercial), là ? Maman !… il me permettrai pas
notions de mycrø- est quelle heure, le repos, je resterai
nien. Casier judi- là, maintenant ? tendu, fermé, her-
ciaire vierge. – Tiens-toi métique et inson-
tranquille, s’il te dable.
En déplace- plaît. On fait juste Qu’un enfant
ment. Traversée à cette queue et on fasse partie des
pied de l’esplanade est tout de suite Leurs n’est pas
bétonnée de la sorties. impossible, seule-
piste d’atterrissage. – Et on va ment improbable,
Attente au guichet revoir papa ? Et disons, deux sur
3 de l’immigration. tu croi… dix. Pour le person-
Cinquième dans nel de l’aéroport, les
la file. Temps de R essortis- risques sont bien
passage estimé à sants de la Fédé- plus grands, six sur
+ 1 min 15 s. ration, files 1 dix pour la plupart,
à 3. sept sur dix pour ce
Pose son atta- Pa s s e p o r t s garde qui chuchote
ché-case, marque étrangers, files dans la doublure de
Delsey, polycar- 4 et 5. sa veste, huit pour
bonate 48 x 48 cm, Pa s s e p o r t s les préposés aux
teinte pétrole. d ’e x c e p t i o n , vidéos contrôles. Ne
Sor t de la file 6. jamais sous-estimer
poche intérieure Merci de pré- Leur réseau, Leurs
de son pardes- parer vos docu- capacités technolo-
sus un téléphone ments. giques.
cellulaire Nokia C’est mon télé-
L444. Pianote. – Message reçu phone, le téléphone
Décroche. Appel le 3 mars à seize de Declan Milano-
international non heu re s v ing t- vitch, un message,
crypté, dispatcher trois. tant mieux, de
Baltique, satellite – Declan, c’est Sonya, j’aurais dû
relais ­Technocom. moi. Écoute. Je m’en douter, sans

101
yama loka terminus

Temps de com- ne peux pas venir doute sait-elle déjà


munication : 27 te prendre, j’ai du pour Petrograd, il
secondes. retard sur les… faudrait pouvoir
On se retrouve ce le deviner au ton
Pa s s a g e a u soir à l’apparte- de sa voix, parve-
guichet. Aucun ment, d’accord ? nir à décrypter ses
contact oculaire Je t’envoie une voi- intonations pour
avec l’employée des ture à l’aéroport. affiner le pronos-
douanes (Déborah Je t’expliquerai le tic. Sonya, trois sur
Naima Vanlörden, reste plus tard… dix que tu travailles
sexe fém inin, Je suis contente pour Eux toi aussi.
48 ans, Scorpion, que tu sois déjà de Beaucoup d’hésita-
naturalisée bul- retour. J’espère que tions, feintes peut-
gare par mariage, tout s’est bien passé être, il doit exister
veuve, sans enfants, là-bas. On se voit des voicecoders qui
employée à l’AIY tout à l’heure… imitent ce genre de
depuis 21 ans, pro- Je t’embrasse. Je tics. Son stress a
motions à l’ancien- t’aime. l’air réel pourtant,
neté, opérée d’un – Pour réécouter mais je n’entends
fibroadénome du ce message, pressez pas les bruits de son
sein gauche il y a un. Pour l’effacer, bureau à l’arrière-
17 mois). Forma- pressez… plan et peut-être
lité administrative l’a-t-on forcée à me
accomplie en un bliez pas votre laisser ce message et
temps record. Tra- passeport. Sui- n’a-t-elle peur que
versée du champ vant. de ces gens qui la
de la caméra de – Pardon ? séquestrent.
sécurité 32 cou- – Suivant. Pourquoi me
vrant la porte des r e g a r d e - t- e l l e
embarquements déplac ement comme ça ? Elle
d’urgence et des vers sortie B3. vient de scanner
r a p a t r i e m e n t s Je répète, 112 en discrètement le
sanitaires. visuel, il va vers numéro de mon
B3. À vous. p a s s ep or t , en

102
Tarmac – Penthouse

Itinéraire dia- – Ici Vert 4. Je garantie : s’Ils ne


gonal, légèrement contrôle B3. Il peut savaient pas que je
incurvé, à travers plus filer. On va le suis de retour, Ils
le hall. Collision choper, l’enculé. À viennent de l’ap-
évitée avec l’une vous. prendre, Ils ont
des 57 personnes – Jaune 1 pour ainsi largement le
en transition dans Vert 4. 112 à l’ar- temps de mettre en
ce même espace. rêt juste derrière place leur filature.
Pa r m i e l le s : le guichet touris- Pas un hasard
5 agents de sécurité, tique. Ne bouge si l’espion qui me
dont 1 statique, 2 en pas, je vais te le suivait me dépasse
civil, 3 chauffeurs rabattre. Ne bouge maintenant, faisant
de taxi arborant pas. À vous. semblant de s’inté-
des pancartes en – Bien compris resser à autre chose,
carton, 14 employés Jaune 1. Over. technique classique
de compagnies pour détourner les
aériennes, dont 12 Pa rc e qu e soupçons. Il y a sûre-
statiques derrière « trop tard » ne ment un deuxième
les guichets d’en- fait pas partie larron plus discret
registrement, 2 en de notre voca- qui ne me perd pas
déplacement pour bulaire. Leba- des yeux.
prise de poste, non Airlines est Ne pas m’attar-
8 employés de l’AIY engagé aux côtés der, ne pas prendre
dont 6 occupés à des du World Food le temps de lire les
tâches ménagères. Program, avec panneaux publici-
plus de cent vols taires déroulants,
Sortie. Rogdaï hebdomadaires ils contiennent des
Apolinari Stra- au départ de la messages sublimi-
tov prend à main Fédération. naux impossibles
droite, nord-est, Aidez-nous. à décrypter mais
le long du trottoir. Aidons-les. qui agissent en
Marche 50 mètres profondeur, à votre
ou moins. Légère L’ a é r o p o r t insu, des pochoirs
hé sit at ion à international de mentaux aux traces

103
yama loka terminus

­m i ‑ p a r c o u r s . Yirminadingrad indélébiles qu’Ils


Accélération. Se vous remercie de alchimisent en
dirige vers une ber- votre préférence. professionnels de
line, noir brillant Au plaisir de vous la manipulation.
onyx, garée sur le revoir bientôt Sonya a dit
deuxième empla- parmi nous ! qu’elle m’envoyait
cement de station- faire chercher,
nement-minute. Taxi ? Taxi ! peut-être le chauf-
Monte à l’arrière. feur va-t-il pren-
– Mademoi- dre délibérément
Citroën XS, selle. du retard pour
modèle de l’an – Monsieur me plonger dans
passé. 11 400 kilo- Milanovitch ? la confusion au
mètres au comp- – Si l’on veut, moment où je suis
teur. Véhicule oui. le plus vul­né­rable, à
révisé il y a 3 mois. – Toscanini mon arrivée, quand
Immatriculé à Yir- maille E. Adreja je n’ai pas encore
minadingrad. Parc Bitanca. C’est bien tout à fait repris le
privé de la Cham- l’adresse ? contrôle de mon
bre de commerce – Absolument. corps et de mon
pontificale, action- Puis-je pousser identité. Je recon-
naire privilégié de l’impolitesse jus- nais la voiture,
NBTC, elle-même qu’à vous deman- une jeune femme,
propriétaire de l’en- der votre nom ? noire, inconnue,
treprise off-shore – Pardonnez- cinq chances sur
Eliagapé Consul- moi… Je m’appelle dix qu’elle travaille
ting. V6. 215 ch. Rosa. Enchantée. pour Eux, une sur
1 800 kg à vide. C’est madame deux, toujours, un
Deux passagers. Adamov qui m’a pile ou face, ma vie
1994 kg. Voie de demandé de passer dominée par le pur
sortie de l’AIY. vous prendre. hasard. ­Reprendre
– Je sais. Et le masque de
Arrêt au point c’est fort aimable Declan Milano-
de contrôle. Pas- à vous. vitch, le laisser faire

104
Tarmac – Penthouse

sage de badge – C’est mon la conversation.


magnétique par travail. Tout ce que vous
la fenêtre conduc- –… pourrez dire sera
teur. Temps de – Vous avez fait retenu contre lui,
présence du véhi- bon voyage ? vous ne pourrez
cule dans l’encein- – Avez-vous jamais rester vous-
te de l’aéroport  : déjà emprunté même.
22 min 37 s. Débit une de ces b­ oîtes L’habitacle fermé
automatique sur d e c on s e r ve s de la berline empê-
compte non sécu- ­volantes  ? che le passage de
risé, professionnel, – Ça m’est traceurs vidéos
ouvert à l’Unibank arrivé. mais rien ne prouve
au nom d’Efiah R. – Alors vous que des capteurs
Citseko-Umar. savez tout ce qu’il n’aient été installés
peut y avoir à en à l’avance. Je dois
Autoroute péri- dire. faire très attention,
phérique sud, direc- –… contrôler, observer
tion ­Central Gris. – Dites-moi sans en avoir l’air,
Vitesse de dépla- une chose, Rosa. analyser et prévoir.
cement moyenne, Vous travaillez Elle n’a pas de
127 ­km/h. pour Sonya depuis cheveux, pas de
Temps de trajet longtemps ? Votre sourcils non plus,
jusqu’à la sortie 8 : visage ne m’est pas peut-être a-t-elle été
12 minutes. familier. malade ou alors, je
– Assez long- sais, les traitements
Cinq sièges, temps, oui. Mais géné­tiques les plus
cuir taupe et taupe je ne fais le taxi lourds laissent ce
claire, surpiqûres que de manière genre de ­séquelles.
marron. Climati- occasionnelle. Deux sur dix,
seur électronique – Vous êtes disons. Si c’est le
à contrôle digital, escort girl ? cas, cette Rosa peut
23 degrés Celsius. – Ha ha ! Non. cacher n’importe
Chaîne audio hi-fi, – Cela vous qui, elle peut être
huit haut-parleurs, amuse ? le ­m asque d’un

105
yama loka terminus

premier mouve- – Non, par- de Leurs agents


ment du concerto donnez-moi. Je que j’aurais déjà
pour violon et suis dans la for- percé à jour, ou
cordes BWV 1042 mation. d’un proche perdu
de Jean-Sébastien – Mais encore ? de vue, d’une
Bach. – Je m’occupe ancienne victime.
des cerbères de Rosa peut avoir
Rogdaï Apo- madame Adamov. n’importe quel
linari Stratov, Remise à niveau. sexe, n’importe
décontracté. A des- Perfectionnement. quel âge et appa-
serré sa cravate, lie- Je participe égale- rence, car ce qu’elle
de-vin 100 % soie. ment aux entretiens montre désormais
Marque le tempo d’embauche. peut n’être qu’un
d’un tapotement – Je vois… La déguisement et les
de doigts contre Belle et la Bête. détails, les maigres
la paroi interne de En une seule per- détails qu’elle me
sa vitre. Discus- sonne. donne sur sa vie
sion calme avec la – Vous n’êtes peuvent être inven-
conductrice. pas obligé de tés de toutes pièces,
me faire du plat, mais même si c’est
Efiah Rosa Cit- monsieur Mila- le cas, je ne dois
seko-Umar. Sexe novitch. Je n’ai rien laisser paraître
féminin. 34 ans. aucun doute sur de mes soupçons,
Balance. Née à Dar votre virilité. laisser Declan
es-Salam, Nord- – Tant mieux. Milanovitch faire
M o z a m­b i q u e . Mais je suis navré son travail, donner
Ty pe kém ite. de constater que une bonne impres-
Naturalisée Bul- cela vous déplaît. sion de moi, une
gare à la naissance – C’était sim- impression nor-
de son premier plement pour vous male, confiante.
enfant de sexe mas- prévenir. Je ne Et Declan est
culin, il y a 8 ans. suis pas une cible bon, j’aime l’écou-
Mère célibataire particulièrement ter parler, j’ad-
de 2 autres enfants docile. mire son aisance,

106
Tarmac – Penthouse

de sexe féminin. – C’est ce que je son naturel, il est


Casier judiciaire peux voir, effecti- plus humain que
purgé. Soupçon- vement. Fiancée ? Rogdaï Stratov ou
née d’avoir porté Mariée ? qu’Absalon Nathan,
les armes aux côtés – Conscience plus crédible, plus
du Front Rebelle d e s pr ior it é s dense, et peut-être
dans les conflits h iér a rc h ique s . un jour pourrai-je
de l’ex-Tanzanie. Madame Adamov l’emmener à Petro-
Origines chré- m’a laissé entendre grad, le présenter
tiennes, adepte qu’elle vous atten- à ma famille. Les
du Culte du Sang dait. détails s’emboîtent
Présent jusqu’à – Je vois. Plus convenablement,
sa dissolution. À rien n’est donc la négresse géné­
suivi le traitement secret en ce bas tique a bien appris
chimique rituel : monde. Triste sa leçon, bien étu-
absence totale de époque. dié les dossiers
pilosité corporelle. qu’Ils ont consti-
Contacts répé- – Yirminadin- tués pour qu’elle
tés avec Ephraïm grad… Vous savez, puisse accomplir
Ikor, mis en exa- quand je suis en sa tâche, me faire
men il y a 22 mois déplacement, je parler sans en avoir
pour association rêve souvent de l’air, me faire révéler
de malfaiteurs, cette ville. J’y mes secrets les plus
complot, haute invente de grands intimes, ce que sont
trahison et mort travaux en cours. devenus les anciens
en détention il y a Des transforma- du Serpent de Mer,
7 mois pour cause tions. Des tours quelle compagnie
accidentelle. transparentes qui a effectué les dépla­
poussent dans les cements de capitaux
Ralentissement marais, de vieux dans l’OPA des îles
sortie 5, kilomètre transatlantiques Vertes, lequel d’en-
12. Manœuvres qui rentrent dans tre nous a planifié
militaires ­Casernes la rade en sif- les Massacres de
Gagarine, avenue flant, des plantes Novembre, la ­raison

107
yama loka terminus

Z apu sk a blo - ­g rimpantes qui pour laquelle je ne


quée, accès au craquellent le mange plus de
Stade impossible. bitume d’autorou- viande de mouton,
E mb outei l l a g e tes à l’abandon. avec qui j’ai passé la
2 km et demi sur –… soirée de Noël l’an
autoroute péri- – Mais à chaque dernier et où j’ai
phérique sud. fois que j’y reviens, vu pour la dernière
Vitesse de déplace- je me sens floué. fois le semi-remor-
ment moyenne : J’ai conscience que que beige de Moritz
25 km/h. Proximité ce n’était que des Schneidenmann.
véhicule utilitaire songes, bien sûr, Toutes ces informa-
neutre. Carrosserie mais je suis tout de tions, et toutes celles
repeinte, ton blanc même déçu de ne dont je ne me sou-
cassé. Immatriculé retrouver que cette viens plus, et toutes
à Yirminadin- cité grise, ces bâti- celles qu’il me reste
grad, plaque par- ments sales, ce ciel à ­apprendre, Leur
tiellement illisible bas, toujours fade, sont tellement pré-
pour cause de reflet toujours plombé. cieuses qu’Ils ne
lumineux. Vitres – Et ces éternels peuvent prendre le
fumées. embouteillages… risque de m’élimi-
Une manifestation ner maintenant,
Passage à 1 880 antimilitaire, sans j’en suis presque
pieds d’un Boeing doute. Votre vitre persuadé, à neuf
de fret A440, est- est bien relevée ? sur dix, à peu près,
sud-est, Lebanon – Ne vous en sauf bien sûr s’Ils
Airlines. Décollage faites pas, made- sont parvenus au
effectué à 18 h 03, moiselle. Je suis terme de Leurs
piste 3 de l’AIY. immunisé contre recherches et qu’Ils
Type de cargaison les balles perdues… possèdent déjà la
déclarée : humani- Que cette ville est capacité de me faire
taire. Destination donc laide ! parler contre mon
déclarée : aéroport –… gré, au-delà de la
mobile d’Izmir. – Un jour les mort, en prélevant
Rogdaï Apolinari émeutiers vont la par exemple les

108
Tarmac – Penthouse

Stratov suit des raser pour de bon. ­ orceaux les plus


m
yeux le passage Ils prétexteront une fins, les plus trans-
de l’appareil dans insuffisance poli- parents de mon
le ciel pendant tique quel­conque cerveau, puis en les
20 secondes au pour s’autoriser plaçant, qu’en sais-
moins. Poursuite à tout passer au je, sur la vitre d’un
de la conversa- défoliant, mais leur rétroprojecteur,
tion. Efiah Rosa véritable motiva- dans une éprouvette
C it s e k o - Um a r tion sera bien plus de centrifugeuse ou
répond par des profonde. La détes- dans un bain d’aci-
phrases courtes tation sans borne de des aminés propre à
sans tourner la ce trou minable. La dissoudre les tissus
tête. Température haine, vengeresse et sans détériorer les
de l’habitacle, 22 sou­ve­r aine… Et données.
degrés Celsius. Ich quand il ne restera La fausse
hatte viel Beküm- que des c­endres conductrice que
mernis in meinem froides et des Declan continue,
Herzen, cantate moellons noircis, méthodiquement, à
pour alto BW21 vous pouvez être tromper, serait ainsi
de Jean-Sébastien sûr que le chœur mon verre de rhum
Bach. Sinfonia. des pleu­reuses sera du condamné, ma
unanime. Quelle dernière compa­
Manœuvre illé- pitié ! gnie huma ine
gale de l’utilitaire – Vous n’avez – humaine, vrai-
bla nc ca ssé, pas l’air dans votre ment, je ne peux en
dépassement par assiette. être certain à plus
la droite et sor- – Je vais très de six ou sept sur
tie du champ de bien. Je suis en dix – mon dernier
vision. Échec de vie. contact avec Eux,
la reconstitution – Il y a des bois- ma dernière occa-
minéra logique. sons euphorisantes sion de m’expri-
Véhicule volé, 41 % dans le minibar, mer à voix haute,
de probabilité. Au si vous en avez de laisser sourdre
moins 2 passagers à besoin. au travers de mes

109
yama loka terminus

l’analyse cinétique. – Si vous me masques l’indis-


Pas de cargaison. connaissiez un pensable message,
tout petit mieux, l’histoire secrète
I nter r upt ion vous sauriez qu’il que j’ai pour mis-
musicale, 14 s. ne faut jamais me sion d’exposer à
Annonce de ralen- faire boire d’al- Leur connaissance
tissements entre cool. Mais merci depuis les débuts
sortie 7 et sortie 8. tout de même. du temps.
Accident de la voie Vous êtes une Mes pensées
publique, 4 véhicu- furie très bien éle- prennent un tour
les civils. Citroën vée… Et puisque grotesque en état
XS, sortie 6. Iti- nous en sommes de faiblesse, voilà
néraire bis indi- déjà aux sujets pourquoi il est
qué par PCOK, ­intimes, je peux impératif que je
Radio Citoyenne, vous poser une me ressaisisse, que
93,2 FM à Yirmina­ question person- je me relève, que je
dingrad. Fau- nelle ? frappe au cœur, de
bourgs sud-est. – La poser, cer- l’intérieur vers l’ex-
tainement. Je me térieur, pour affiner
A r g e n t i s n k i réserverai seule- les soupçons, pour
Park. Première ment le droit d’y préciser l’analyse,
à droite. Ave- répondre. pour élucider si
nue Javorskova. – Alors allons-y. elle, si Rosa, si cette
Gmajna Cesta. Depuis que je suis présence travaille
Passerelles pié- entré dans cette ou non, à un degré
tonnières. Vitesse voiture, je ne peux ou à un autre, pour
de déplacement m’empêcher de me Eux, à ma perte et
moyenne : 80 km/ demander ce que à ma fin.
h. Canaux de vous avez fait de Et, bien sûr, Ils
Jamova. Giratoire. vos… ont tout prévu, tout
Statue é­ questre de organisé avec Leur
Wenceslaw. Pré- – Cela vous minutie mania-
sence d’au moins dérange si nous que : véhicules
12 ma rginau x sortons ici ? loués pour simuler

110
Tarmac – Penthouse

sur la pelouse du – Faites, faites. un embouteillage,


rond-point malgré C’est vous qui armée de figurants
l’arrêté préfectoral tenez le volant. dont ils effaceront
642 du 3 mars der- – Pardonnez- la mémoire dans
nier, aucun signe moi, que vouliez- quelques heures,
d’agressivité. Vdo- vous savoir ? faux message radio-
lini. Tunnel Ste- – Laissez, ça diffusé, invention
panjsko. Vitesse n’a plus d’impor- d’un itinéraire bis
de déplacement tance. qui va me forcer à
moyenne : 50 km/h. – Tant mieux. traverser leurs fau-
Passage classé à –… bourgs, vers leur
risque par la Sécu- – Comment est embuscade et leur
rité Publique de Petrograd en cette piège. Trois sur dix
Yirminadingrad saison ? qu’ils veulent m’éli-
entre 22 heures et – Que vou- miner. Trois sur dix
06 heures. Présence lez-vous que j’en qu’ils cherchent seu-
de 2 véhicules de sache ? Je n’en lement à m’enlever.
police à la sortie, vois jamais que les Quatre sur dix que
5 fonctionnaires hôtels, les restau- tout ceci n’est qu’une
armés en uni- rants et les salles répétition générale,
forme. Deuxième de conférence… une mascarade,
à gauche après le Pe t r o g r a d , e n pour éprouver Leur
feu. Rue Monor- cette saison, est propre efficacité et
jeve. 400 m. Arrêt pleine de saunas, me plonger dans
du véhicule au coin d’esturgeons et la confusion, créer
de Brajnikova, de loufiats en uni­ un état de fragilité
proximité kiosque formes. mentale, de quasi-
à journaux. – Très exotique. paranoïa, de me
– Oui. Il paraît déstabiliser, de me
Rogdaï Apoli- qu’il y fait froid, briser, de me faire
nari Stratov sort du également. Les crier que, non, je
véhicule. Achat en loufiats aiment n’ai aucun alibi, que
liquide d’une boîte beaucoup parler cette nuit du 9 avril
de cigarillos Black du temps qu’il fait. j’étais seul dans le

111
yama loka terminus

Prestige, et d’un Arrêtez-vous là un sauna, seul avec le


paquet de gommes instant. corps sans tête du
à mâcher fruits pilote ukrainien,
rouges. Échange – Donnez-moi celui qui avait une
verbal avec le ten- vingt cigarillos moustache grise
ancier. Présence, panaméens. et qui nous avait
à moins d’1,50 m – Quelle m
­ arque ? emmenés dans son
des deux hommes, – Aucune idée, zinc au-delà du
d’une femme âgée choisissez pour ­cercle polaire.
d’une cinquantaine moi. Et mettez- Declan fume
d’années, portant moi aussi des Free d’horribles ciga-
un fichu noir sur la fraise chimique, rillos qui me don-
tête et un cabas à des fois que vos nent la nausée, il
provisions rempli, barreaux de chaise en achète toujours
ne prenant aucune me donnent l’en- à Yirminadingrad,
part à la conversa- vie d’arrêter de avant de me forcer à
tion. Erreur de 30 fumer. les fumer pour tenir
centimes dans le – Je vous ras- sa couverture, ne pas
retour de mon- sure, ces chewing- trahir son identité,
naie, en faveur de gums sont bien et je dois me retenir
l’acheteur. Durée pires. Vous voulez de tousser, il le sait,
de la transaction : un sachet ? et parfois j’ai l’im-
1 min 40 s. Retour – Merci. pression qu’il fait
dans l’habitacle. exprès, qu’il me
Efiah Rosa Cit- – Sonya vous a teste lui aussi, qu’il
seko-Umar n’a pas parlé de moi ? attend un faux pas
coupé le moteur. – Elle m’a dit à pour se débarrasser
quoi vous ressem- de moi, mais je me
Avenue Papi- bliez… Le portrait concentre pour ne
rinski. Rue Eller- était flatteur. pas penser à ça,
jeva. Entrée Tos- – Et la réalité de l’intérieur vers
canini à 18h21, vous déçoit ? l’extérieur, parce
barrière activée – D é s olé e , que je sais que ce
par identification le s jugement s sont les prémisses

112
Tarmac – Penthouse

­a utomatique du e­ sthétiques ne font de l’abandon, de la


véhicule. Pré- pas partie de mes perte du contrôle,
sence de 2 gardes attributions. et que si je ne peux
privés au point – Vous savez, plus faire confiance
de contrôle ouest, j’ai baisé une lon- à mes propres inven-
armés. Tempéra- gue fille en maillot tions, alors, dix
ture extérieure : avant-hier. Dans sur dix que je suis
15 degrés Celsius. les vestiaires de foutu, dix sur dix
Vitesse de dépla- la piscine, au Hil- que je vais craquer
cement moyenne : ton… Ça vous à court ou moyen
30 km/h. Parterres choque ? terme, dix sur dix
de bégonias hors- – Ça devrait ? que tous ces efforts,
sol fleuris. Circula- – Je croyais pendant toutes ces
tion maillage à sens qu’elle faisait par- années, pour pré-
unique. Maille A, tie du personnel server les autres et
sortie 3. Maille K, de l’hôtel. Réédu- garder mes secrets,
sortie 1. Maille E. catrice, masseuse, ont été effectués en
une connerie du vain.
A n d r e j a genre… En fait Et je me vois, je
Bitanca. Construc- c’était la fille d’un m’entends en train
tion de l’immeuble entrepreneur esto- de penser ce que je
achevée il y a moins nien, en ville pour viens de penser, les
de 15 ans. 14 étages, affaire. Mineure, mots qui rebondis-
25 appartements. qui sait. sent là, à l’intérieur,
Location et vente – Et c’était comme dans une
assurée par Center bien ? chambre d’échos
Immobilier, filiale – Pour moi, et je n’entends plus
de NBTC. Vue sur bien sûr. Mais Declan, ni Rosa,
les Jardins pon- je crains qu’elle je ne peux plus
tificaux. Rogdaï n’ait été un peu prêter attention
Apolinari Stratov déçue. C’était qu’à moi-même,
sort du véhicule et rapide. Je ne suis et une seule certi-
entre dans le hall. plus de première tude peut encore
Croise 3 personnes jeunesse. me ­permettre de

113
yama loka terminus

lors de sa traversée – Si vous dra- me sauver, je le sais


du jardin privatif guez avec ce genre d’expérience, c’est
de la propriété, d’anecdotes, je de ne pas perdre
dont l’employé crains que votre espoir, de me sou-
à l’entretien des moral ne s’amé­ venir qu’Ils sont
espaces vert et 2 liore pas. incapables de son-
visiteurs sortant de – Rosa, Rosa… der l’invisible, qu’Ils
l’appartement 201. Votre franchise peuvent tout voir de
Citroën XS redé- vous honore. Pour moi sauf l’intérieur,
marre moins de un peu, je vous qu’Ils peuvent tout
1 min après s’être demanderais en calculer, tout comp-
arrêtée, direction mariage. ter, tout enregistrer,
maille K. – Vous êtes déjà tout archiver, mes
marié. déplacements, mes
Rogdaï Apoli- – Croyez-vous ? mots, mes actions,
nari Stratov, portant Je pourrais être un tout sauf ce qui
un attaché-case, un célibataire sous se déroule au plus
sachet plastique, 42 couverture. secret de moi-
ans, sexe masculin, – Les céliba- même. Parce que
gémeaux, passe taires adoptent s’Ils pouvaient lire
devant le portier rarement des airs mes pensées, alors
contractuel sans aussi pathétiques je serais foutu, Ils
le saluer et entre que le vôtre. Vous n’auraient aucun
dans l’ascenseur. souffrez. Il y a une intérêt à me laisser
Presse le bouton 14, femme. en vie, Ils pour-
correspondant au – Vous êtes raient procéder à
dernier étage, ap- odieuse, très chère, mon élimination
partement de 200 mais vous faites avant de déman-
m2 loué auprès de passer le temps à teler un réseau
Center Immobilier merveille. Merci de surveillance
par Declan Mila- pour le brin de devenu inutile, Ils
novitch, prête-nom causette. ne chercheraient
de Rogdaï Apo- – N’oubliez pas plus à me manipu-
linari Stratov, et votre sachet. Vous ler, Ils se rendraient

114
Tarmac – Penthouse

payé depuis plus de seriez capable de simplement dans


2 ans par notes de le laisser dans ma l’appartement loué
frais de l’entreprise voiture pour le à Yirminadingrad
off-shore ­Eliagapé simple plaisir de par Declan Mila-
Consulting. Vi­ me revoir. novitch puis, par
tesse moyenne – Ne comptez une radieuse après-
de déplacement : pas trop là-dessus. midi d’hiver, avec la
11 km/h. Palier, Au revoir. complicité de Leurs
décoration tons – Adieu. agents, Rosa, Sonya,
crèmes, moquette Piotr ou Uwe, Ils y
lessivée il y a moins – Bonsoir mon- installeraient une
de 30 heures. sieur Milanovitch. bombe capable de
Madame Adamov me disperser en
Insertion d’une vient d’arriver. Elle un instant, en un
clé mécanique vous attend. Avez- souffle, un piège
dans la serrure à vous besoin d’aide infaillible que je
pompe de sécurité, pour vos bagages ? déclencherai sans
double barillet. le savoir, par un
Rotation dextro- – Sonya ? bruit, un choc, ou
gyre, ¼ de tour. –… la simple rotation
Mercredi 3 mars, – C’est Declan, d’une clé dans la
18 h 27 min 46 s. Sonya. Tu es là ? serrure.
Demain l’usine

Ils ont décidé d’augmenter les cadences et tu vas encore


fêter Yom Kippour à Noël.
Ils vont augmenter les cadences et tu es déjà tellement
fatiguée.
Ils augmentent les cadences et ça te met en colère.
Tu ne croyais pas pouvoir encore te mettre en colère.
Tu pensais que vingt-neuf ans d’usine, presque trente ans
mon Dieu, avaient tué en toi toute capacité d’indignation.
Tu avais fini par penser que tu étais devenue comme ta
machine, dure et froide, que plus rien ne pouvait te toucher.
Et tu avais cru que, quelque part, c’était ça la paix : ne plus
rien éprouver que la fatigue et la honte. Que tu pouvais ne
plus rien ressentir.
Alors c’est une surprise, la colère, et peut-être que cela
veut dire que tu es encore une femme, que tu es encore
vivante, que tu n’es pas tout à fait vaincue.

Tu ne te regardes pas dans le miroir sale des vestiaires,


traversé par une fêlure, que personne n’a pris la peine de
remplacer, et tu te parles à toi-même. Tu te répètes les mots

117
yama loka terminus

de la nouvelle directive, clouée sur le tableau d’informa-


tion : le contrôle de production a découvert que l’atelier
B travaillait plus vite que l’atelier A. En conséquence, les
salariés de l’atelier A travailleront un samedi par mois, par
roulement, à dater de cette semaine.
Suivait la liste des ouvriers convoqués ce samedi. Suivait
ton nom.
L’usine ne produit plus rien depuis près de quinze ans. À
l’embauche, pour ton seizième anniversaire, on t’a dit que tu
avais de la chance, qu’il y aurait toujours besoin de ce que
vous fabriquiez, que tu aurais toujours du travail.
Ils ne se trompaient qu’à moitié.
Quand les nouvelles machines ont été inventées et qu’on
s’est rendu compte qu’il coûterait moins cher de construire
une nouvelle usine que de modifier celle-ci, qu’il était plus
rentable d’engager d’autres ouvriers, plus jeunes, que de for-
mer les salariés actuels, la compagnie a décidé de vous foutre
à la porte. Il y a eu quelques heures chaudes et rouges où
vous teniez l’usine et où vous menaciez de tout faire sauter.
Quelques heures de liberté et de colère.
Puis, le gouvernement a agi : on ne pouvait vous mettre
à la rue comme ça, il fallait prendre en compte la dimen-
sion humaine du problème. Alors un accord a été trouvé :
en échange d’une exonération de charges sur les salaires
des ouvriers de la nouvelle usine, la compagnie renonçait à
fermer la vôtre et le gouvernement s’engageait à continuer à
verser vos salaires, sans même les réduire.
Ils en ont profité pour rendre la gestion de l’usine plus
démocratique : comme il n’y avait plus besoin de cadres,
de commerciaux ou de comptables – qui eux avaient été
embauchés sur le nouveau site – un comité de pilotage com-
posé d’élus du conseil municipal avait été nommé pour gérer
l’usine. Une de leurs premières mesures a été de répartir les
vacances par tirage au sort, pour éviter le favoritisme et le

118
Demain l’usine

communautarisme. Ils ont augmenté le salaire des délégués


syndicaux. Et ils vous ont laissé les contremaîtres, les agents
de maîtrise et tous les autres petits chefs.
Depuis quinze ans, l’usine tourne à vide et ne produit
plus rien. Depuis quinze ans, tu te rends chaque matin au
travail pour rien.
Tu te tues lentement, pour rien.
L’expérience a été un succès. Comme il restait un peu de
matière première pour que les machines ne tournent pas à
vide, et que les panneaux solaires produisaient suffisamment
d’électricité pour les faire fonctionner, ils ont engagé des
chômeurs non réinsérables pour créer l’atelier B. Chaque jour
on y démonte ce que vous montez, on désassemble ce que
vous assemblez, on retransforme le produit fini en matière
première. Pour que demain soit un autre jour. Le même que
le précédent, encore et encore et encore et encore.
Naturellement, certains n’ont pas supporté. À la pression
physique du travail venait s’ajouter l’humiliation d’être inu­
tiles, de ne servir à rien d’autre qu’à faire baisser les sta­tis­
tiques. Les plus vieux ouvriers, ceux qui tiraient encore une
certaine fierté de leur condition, ont eu le plus de mal à
s’adapter. Puis les salaires n’ont plus jamais augmenté, vous
avez fini par coûter moins chers que des chômeurs. Mais
comme le nouveau contrat que vous aviez signé vous interdi-
sait de toucher toute allocation chômage, comme il résiliait
votre bail en cas de démission ou de licenciement, la plupart
sont restés à leurs postes, accrochés à la sécurité de l’emploi
comme le lierre à certaines tombes négligées. Il y a eu éton-
namment peu de désistements. Ceux qui ont fini par partir,
ceux qui ont fini par succomber à un accident du travail, à la
maladie, au suicide, ont été remplacés par un autre membre
anonyme de l’armée toujours plus vaste des inutilisés.
Alors, depuis quinze ans, tu meurs lentement, jour après
jour, liée à ta machine comme à un amant haï que tu ne

119
yama loka terminus

pourrais pas quitter. Tu as tout accepté. L’absence d’augmen-


tation, le regard des autres, la solitude et la peur. Tu t’es faite à
l’idée de ne rien produire, de ne servir à rien, d’être superflue,
parasite. Tu as fini par te dire que cette mascarade valait
mieux que rien, que tu avais effectivement de la chance. Tu
as fini par cesser de haïr ceux qui détruisaient tous les jours ce
que tu construisais, par comprendre qu’ils subissaient un sort
pareil au tien. Que monter ou démonter était au fond la même
chose, les deux faces de la même pièce, un couple parfait.
Et, aujourd’hui, ils augmentent les cadences.
L’atelier B démonte plus vite que vous ne montez. Le
néant et le vide ne progressent pas de manière assez efficace.
L’absurde ne fonctionne pas à plein régime. Tu pourrais en
rire si tu savais encore le faire. Mais tu as arrêté de sourire il
y a bien longtemps, avant même que l’usine ne devienne ce
qu’elle est. Aujourd’hui, tu es vide et tu ne te regardes pas
dans les miroirs. Tu ne dis plus jamais je, tu parles à peine,
et ta haine s’est tournée vers ton propre corps, dont la souf-
france est la seule preuve de ton existence, la seule chose qui
t’empêche de croire que le vide s’est enfin emparé de toi.

À la cantine, il n’y a pratiquement personne de l’atelier B.


Seuls les Noirs sont venus, tous ensembles, comme de cou-
tume, et se sont installés à leur table habituelle sans rien
laisser paraître. Les conversations deviennent murmures et
tu sens la haine se cristalliser autour d’eux. Tu sens que tu
fais partie de cette haine.
Ils mangent en parlant bruyamment, comme d’habitude,
avec leurs doigts, souriant la bouche pleine. Tu laisses la
haine te caresser et tu te rappelles ces regards vers ce corps
que tu détestes, qu’ils ont parfois quand tu passes devant
eux, leurs rires incompréhensibles en sortant de l’usine,
sacrilèges comme au sortir d’un cimetière, l’odeur écœu-
rante de leur peau sombre.

120
Demain l’usine

Puis, la sirène indiquant la reprise du travail résonne et


la haine se laisse emporter par la frustration.
Il faut deux secondes pour vérifier une tigelle. Chaque
tigelle est rouge et mesure exactement trois fois sept cen-
timètres. À main gauche, il y a un casier avec les tiges non
vérifiées. À main droite, les casiers faisant l’aller-retour jus-
qu’au poste de travail suivant, où tu déposes celles dont le
diamètre est conforme aux spécifications, et le casier où tu
déposes celles pour lesquelles tu découvres un vice de fabri-
cation les rendant impropres au montage. En huit heures de
travail tu peux vérifier – si ton rythme ne baisse pas, si la
machine ne se coince pas, si le désespoir ne ralentit pas ton
efficacité – exactement quatorze mille quatre cent quarante
tigelles. Soixante-douze mille par semaine. Trente-quatre
millions trois cent quarante-quatre mille par an.
La procédure est simple. De ta main gauche tu en enfon-
ces une dans l’orifice prévu à cet effet, de la main droite tu
abaisses le levier de contrôle. Si la tige n’a pas de défaut le
voyant s’allume en vert, sinon il s’allume en rouge. Il y a
soixante-douze tiges qui ont un défaut. Chaque soir, elles
sont vérifiées et mélangées par un contremaître, pour être
sûr que tu ne les marques pas.
Il y a quelques années encore, tu espérais chaque jour
les trouver le plus rapidement possible. Comme ça tu étais
sûre que les autres étaient conformes, tu pouvais ralentir le
rythme et glisser tes tiges sans les vérifier dans leur casier
quand un agent de maîtrise ne rôdait pas dans les parages.
Tu rentrais chez toi en te disant : aujourd’hui, j’ai eu de la
chance. Mais, à présent, il ne t’arrive plus d’espérer.
L’orifice de vérification s’ouvre à douze centimètres au-
dessus de ton plan de travail, ce qui veut dire que pour
enfoncer la tige ton épaule se lève, ton coude se plie vers
l’extérieur et ton poignet vers le bas et la gauche. Le voyant
de contrôle est à cinquante centimètres de la table, ce qui

121
yama loka terminus

veut dire que, après avoir enfoncé chaque tige, tu dois lever
les yeux et le visage. Pour abaisser le levier, tu dois tendre le
bras droit au-dessus de ta tête et tirer : pour ne pas perdre de
temps, tu ne dois jamais lâcher le levier. Tu dois maintenir
le levier baissé jusqu’à la fin de l’opération pour que ton bras
gauche puisse passer par-dessus le droit et déposer sa tigelle
dans le casier adéquat. La fatigue, au bout de huit heures de
travail, s’empare de toi des pieds à la tête. La douleur, quant
à elle, se concentre dans le coude et le poignet gauche, le
biceps droit, le dos et la nuque.

Ce soir, le syndicat distribue des tracts à la sortie de


l’usine. Ils intentent un procès à la ville pour casser la déci-
sion du comité de pilotage. Ils vous enjoignent au courage.
Deux ouvriers les prennent à parti, leur disent qu’il faut
faire une assemblée générale, organiser une grève. Les syn-
dicalistes répondent qu’il faut rester calmes, ne pas céder
à la provocation, laisser le syndicat régler le problème. La
conversation s’envenime : les ouvriers traitent les syndicalis-
tes de jaunes, de cogestionnaires, de réformistes. Eux se font
traiter de gauchistes, d’agents provocateurs, de flics.
Tu descends lentement vers le sud du quartier en évitant
le regard des gens. Tu sais qu’ils peuvent voir d’où tu viens,
tu sais ce qu’ils pensent de l’usine, de ce que vous faites. Ils se
tiennent sous les porches des basses maisons d’argile ocre et
te regardent passer. Les jeunes en cuir, aux cheveux colorés
et aux visages tatoués, qui jouent aux dés dans les escaliers en
riant, se taisent à ton approche et tu sers ton sac à main contre
ton flanc. Les trois types de la mafia corse qui boivent du pas-
tis sur une table de jardin dressée sur une des petites terrasses
qui bordent les rues à degrés te saluent. Tu ne réponds pas.
C’était le quartier tatar, avant l’implantation de l’usine.
L’architecte qui l’a construit était persuadé qu’ils vivaient
traditionnellement dans des maisons de boue séchée. Et

122
Demain l’usine

puis, il y a eu la première pandémie de sclérose information-


nelle et les immigrés ont été déplacés hors des limites de la
ville. On a installé les machines dans l’ancien temple et logé
à bas prix les ouvriers dans les maisons abandonnées.
La jeune bourgeoisie branchée de Yirminadingrad s’est
jetée sur le quartier qu’elle trouvait si pittoresque : les rues en
escalier grimpant la colline, jusqu’à une usine qui ne ressem-
blait pas à une usine, étaient terriblement originales. L’idée
de vivre à côté d’ouvriers flattait leur conscience de gauche.
Le prix des locations leur permettait de se payer un groupe
de maisons avec leurs petits jardins pour une bouchée de
pain. Pendant quelques années, les bars à la mode et les fêtes
de quartier conviviales se sont multipliées.
Puis, l’usine a changé, la ville a ouvert une déchette-
rie au sud et les jeunes couples riches ont commencé à
se plaindre de l’humidité, de la mauvaise ambiance, de
l’hostilité du voisinage. En moins d’un an, le quartier est
redevenu pratiquement désert. Progressivement, il s’est peu-
plé de marginaux et de délinquants, puis la mafia a fait son
apparition quand elle a saisi l’occasion de mettre la main
sur la déchetterie.
Ton mari disait toujours qu’il préférait encore les mafieux
aux bourgeois. Il parlait comme à des égaux aux petits voyous
qui squattaient la maison d’en face. C’était un homme sans
préjugés. Il n’avait pas peur. Tu pensais qu’il n’aurait jamais
peur de rien.
Quand il a eu sa maladie, il a poursuivi en justice l’usine
dans laquelle il travaillait pour obtenir une pension, pour
qu’ils reconnaissent que c’était une conséquence du travail.
Il était plein d’énergie, toujours souriant, toujours combatif.
Au bout de cinq ans, il a perdu définitivement le procès et les
symptômes se sont déchaînés. Il a perdu du poids, il a perdu
ses cheveux, il a perdu toute dignité. Il ne faisait que parler de
lui, de sa maladie, de ses souffrances, sans aucune pudeur.

123
yama loka terminus

Il ne t’épargnait aucun détail de son état – tu savais quand


il n’avait pas pu se lever pour aller uriner et s’était fait des-
sus, de quelle couleur étaient ses vomissements matinaux,
à quelle heure il avait cru que c’était la fin. Il ne se plaignait
pas mais gémissait à chacun de ses gestes, se réjouissait par
avance de sa mort prochaine. Et, surtout, il passait son
temps à te remercier et à s’excuser. À la fin, tu le détestais.
Et tu te détestais toi-même, parce que tu souhaitais sa mort.
Il ne lui a fallu que six mois pour partir et, ce jour-là, tu as
pleuré pour la dernière fois de ta vie.

Le lendemain c’est samedi et tu hésites à te lever. Tu te dis


que c’en est trop, que tu as atteint tes limites, que tu ne peux
pas en supporter davantage. Tu te dis que tu n’es même pas
concernée, que ta machine tourne sans le soutien de l’atelier B,
qu’il est injuste que tu doives travailler plus. Mais tu te lèves
quand même, tu te laves dans la pénombre de l’aurore, sans
allumer la lumière, tu bois un thé noir et tu montes jusqu’à
l’usine, les yeux tournés vers le sol.
Comme tu ne regardes pas devant toi, il faut que tu arrives très
près de l’entrée avant de te rendre compte qu’il se passe quelque
chose d’inhabituel. Sous l’aube sale qui se répand dans un ciel
presque aussi gris que les murs de l’usine, il y a un attroupe-
ment. Des ouvriers discutent autour d’un brasero, visages fermés,
sérieux, calmes. Ils arrêtent ceux qui arrivent et leur parlent à
voix basse. Des agents de maîtrise gesticulent un peu partout,
criant sur les ouvriers rassemblés, menaçant, raisonnant.
Quand tu arrives près des portes il y a Devika, la fille de
l’ébarbage, qui te dit :
– Ne rentre pas, pas aujourd’hui. Ne les laisse pas nous
faire ça, nous prendre la dignité qui nous reste.
Toute la maîtrise est devant l’usine, même ceux qui ne
devaient pas travailler aujourd’hui. Il y a une expression de
peur sur leurs traits. Ça te fait presque plaisir.

124
Demain l’usine

Mais tu baisses les yeux à nouveau, tu rentres ta tête dans


tes épaules et tu pénètres dans l’usine.
À la cantine, il y a peu de monde, mais tu n’arrives pas
à te faire une idée du nombre d’ouvriers qui sont restés à la
porte ce matin. Tu n’arrives pas à manger et tu attends, les
yeux fermés, le signal de la reprise du travail. Puis, l’après-
midi passe, lentement.
Le dimanche, tu le passes chez ta mère. Elle ne dit rien, ne
te reproche rien, même si tu as travaillé le jour de shabbat,
mais ses gestes sont nerveux, imprécis, heurtés. Tu pars le
plus vite possible.

La semaine passe, comme toutes les autres semaines, puis,


vendredi soir, à la fermeture, la nouvelle tombe : sur le pan-
neau d’information, une note annonce le licenciement des
grévistes. Les gens regardent en silence le bout de papier
punaisé. Il y a une fille qui se met à pleurer. Puis vous vous
en allez, sans rien dire et tu sais que, parmi ceux qui ont cédé
comme toi, il y en a qui ont honte.
Le lendemain tu te rends à l’usine et tu te mêles à la maigre
foule des contestataires. Devika est là, elle ne te reproche
même pas ta lâcheté, elle se contente de hocher la tête et de
te verser du thé. Toi, tu sais que tu ne risques rien, que tu
n’es pas censée travailler aujourd’hui, que tu ne vas pas te
faire virer. Tu te demandes si tu ne fais pas ça pour te donner
bonne conscience.
Les agents de maîtrise sont là, au complet, plus une douzaine
de contremaîtres et quelques responsables de poste. Le syndicat
est là aussi, en soutien aux ouvriers licenciés. Ils ne savent pas
quoi faire : ils ne demandent pas aux salariés d’aller travailler
mais n’empêchent pas non plus les grévistes de leur parler. Ils sont
surtout occupés à éviter l’affrontement avec les contremaîtres.
Au fil des minutes, tu te rends compte que la majorité de ceux
qui arrivent restent aux portes de l’usine. Malgré les menaces,

125
yama loka terminus

ils refusent d’entrer, un air de défi dans les yeux. Parmi eux,
il y a tous les Noirs de l’atelier B. Ils rient aujourd’hui encore
plus fort que d’habitude. Ils regardent les petits chefs, ils les
écoutent les menacer. Et leur rient au nez.
Le soir, il y a une réunion dans les locaux du syndicat.
Beaucoup d’ouvriers sont là, peut-être la moitié des salariés
de l’usine. La maîtrise tente de s’y inviter mais est mise
dehors par une poignée d’ouvriers. Le syndicat empêche
qu’ils se fassent casser la gueule. Quand ils disent qu’après
tout les agents de maîtrise sont aussi des salariés, qu’il fau-
drait les mettre de notre côté, il y a des rires dans la salle.
Quand ils disent qu’il faut reprendre le travail du samedi
pour pouvoir demander la réintégration des camarades, ne
pas prendre le risque de se faire virer, qu’il faut attendre,
patienter jusqu’à la décision du tribunal, Mario de l’émon-
dage s’énerve. Il leur demande de quel côté ils sont. Il dit
qu’il faut aller plus loin, étendre la grève à tous les autres
jours, qu’il faut occuper l’usine comme il y a quinze ans.
Mais personne ne veut aller jusque-là. Alors, Emembolu,
de l’atelier B, dit que refuser simplement de travailler le
samedi n’est pas suffisant. C’est revenir à la situation précé-
dente, il n’y a aucune raison pour que la direction reprenne
les camarades si on ne la gêne pas plus que ça.
Il propose qu’à partir de lundi, tout le monde parte dix
minutes en avance. Dix minutes, ce n’est rien, mais ça mon-
trera qu’on ne va pas se laisser faire, qu’ils ne peuvent pas se
foutre de notre gueule sans conséquences.

Lundi après-midi, tu n’arrêtes pas de tourner la tête vers


la pendule de l’atelier. Tu te demandes si tu oseras le faire. Si
tu arrêtes le travail et que la plupart des autres continuent,
est-ce que tu ne vas pas te faire virer ? Et si tout le monde
hésite comme toi, est-ce que ça va marcher ? Tu retournes
le problème dans ta tête comme si c’était un simple cas

126
Demain l’usine

de conscience, une affaire entre toi et toi seule. Comme si


c’était la même chose que ne pas chauffer toutes les pièces
de ta maison pour faire des économies d’énergie.
Mais ce n’est pas la même chose. Tu n’es pas un individu
seul, ta décision n’a rien de personnel. Elle change quelque
chose, parce qu’elle ne fait pas de toi juste quelqu’un de plus,
un chiffre parmi ce nombre qui n’a jamais aucune prise
sur rien. Aujourd’hui tu peux décider, tu peux faire partie
d’une force collective, tu peux avoir prise sur ta réalité, sur
ta situation.
À l’heure dite il y a un instant de flottement. Tous lèvent
la tête de leurs machines, vous vous regardez en hésitant.
Il te semble que le bruit des autres ateliers s’est atténué. Un
ouvrier se lève de sa chaise à quelques mètres de toi. Et,
lentement, chacun abandonne son poste sans rien dire, dans
un silence incroyable. Tu te rends compte que tu es debout
toi aussi, que tu te diriges vers la pointeuse. Tu ne t’es pas
levée la première.
Mais je me suis levée.

Le lendemain, ils sont sur votre dos toute la journée. Le


moindre petit chef est sur la brèche, à vérifier, contrôler, sur-
veiller. Un type passe une heure derrière toi à chronométrer
ton travail, à faire des réflexions sur ta lenteur, ta maladresse.
La tension nerveuse rend la fatigue pire encore, les crampes
plus aiguës, les jambes plus lourdes. Mais à la cantine, je
sens la détermination tout autour de moi, une sorte de fierté
chez mes camarades. Une puissance. Et, le soir, au moment
dit, je n’hésite pas une seconde.
La réunion est joyeuse. On rit des manœuvres de la maî-
trise. Chacun y va de son anecdote sur l’air agacé de quelque
petit chef. Seul Mario s’inquiète : il y a moins de monde que
samedi, il faut tenir. Tout le monde dit : on tiendra.

127
yama loka terminus

Mercredi est plus difficile. La sirène qui indique les pauses


ne sonne plus. Une note sur le tableau d’information précise
qu’elles ont été annulées, pour compenser la « grève illégale »
de la veille et de l’avant-veille.
L’après-midi, les ouvriers sont convoqués un par un dans
les bureaux de leur contremaître. Quand vient ton tour, tu as
les oreilles qui bourdonnent, tu as le vertige. Je n’écoute pas
ses menaces, ses insultes, je ne réponds pas à ses questions.
Curieusement, je n’ai pas peur. Mais, le soir, tu te rends bien
compte que certains restent à leur poste.
À la réunion nocturne, un ouvrier annonce que le tribu-
nal a rejeté la demande du syndicat. Quelqu’un dit que c’est
injuste. Quelqu’un répond qu’au contraire c’est ça, la justice.
Que ce n’est pas de justice dont nous avons besoin mais de
force, pour faire plier le comité de pilotage. Certains disent
qu’il faut arrêter, que ça ne va pas tenir, que jour après jour
il y en aura de moins en moins pour cesser le travail, comme
il y en a de moins en moins aux réunions.
Il a raison. Le tableau d’affichage annonce les nouveaux
licenciements pour agitation. Il y a Mario, il y a Devika, il
y a tous les Africains de l’atelier B et quelques autres noms.
Quand vient l’instant attendu, ils ne sont pas nombreux à se
lever de leur poste de travail. Malgré la terreur qui te revient
au ventre, moi, je me lève.
À la sortie de l’usine vous êtes une cinquantaine, peut-
être. Les visages sont graves. Vous vous rendez au syndicat
pour la réunion et vous trouvez porte close. Un type vous dit
que la salle n’est pas libre ce soir. Certains ouvriers qui n’ont
pas arrêté le travail vous rejoignent, peu à peu, doublent le
nombre. Puis le triplent.
La discussion dure jusque tard dans la nuit. On décide la
reprise du travail, mais on se donne rendez-vous le samedi
matin, devant l’usine, pour ne pas lâcher ça, au moins, ne pas
les laisser gagner sur toute la ligne.

128
Demain l’usine

Le lendemain il n’y a pas de nouveaux licenciements. Tu


craignais qu’ils vous mettent tous à la porte, mais tu n’as pas
perdu ta place. La maîtrise continue à mettre la pression.
À la cantine, tu entends que Iouchenko, le contremaître
du séquençage, a giflé une ouvrière. Quand vient le soir, tu
restes à ta place, comme les autres.

Devant l’usine, samedi matin, il y a la police. Un gradé


vous informe que votre rassemblement est interdit. En voyant
les flics aux portes, la plupart des ouvriers refusent d’entrer
dans l’usine. Lentement, très lentement, l’ambiance se trans-
forme. L’étonnement devient indignation, puis colère, les
premières insultes fusent. Les petits chefs demandent aux
flics de nous disperser mais ceux-ci se contentent de vous
empêcher d’approcher des portes, où certains ouvriers finis-
sent par entrer, entre deux rangs d’uniformes.
Un contremaître insulte Mario, lui dit qu’il n’a rien à
faire là, qu’il ne travaille plus ici. Ça explose. Deux flics
viennent les séparer. Quelqu’un s’interpose. Des coups sont
échangés. Soudain, c’est l’affrontement. On se bat avec la
police, certains ramassent des pierres pour les jeter, de ­jeunes
voyous qui se tenaient à distance se lancent dans la mêlée. La
police envoie des gaz sur la place, l’atmosphère devient irres-
pirable. Les renforts arrivent et l’affrontement laisse place
à une course-poursuite, les flics nous chassent, à coup de
matraques, à travers les escaliers.
Toi, tu cours en pleurant et en toussant, tu ne sais pas
vraiment où tu es. À un moment, tu reçois un coup sur la
cuisse et tombes. Une main te redresse, te guide, t’emmène.
Une porte est ouverte, on te pousse dans une entrée où tu
reprends ton souffle avec peine, à deux doigts de la nausée.
Emembolu te tend un mouchoir en souriant. Il dit qu’il faut
t’essuyer les yeux, ne surtout pas les mouiller, que c’est pire
après. Inquiète, tu lui demandes où vous êtes et il répond

129
yama loka terminus

que c’est sa maison, qu’il t’a vu tomber devant chez lui,


qu’il t’a fait entrer pour éviter que la police ne t’arrête. En
disant cela, il sourit, comme d’habitude, même si des larmes
coulent abondamment de ses yeux.
Dehors, c’est toujours le chaos, tu entends le grondement
de la bataille, les cris, les vitres qui se brisent. Tu as moins
mal aux yeux et te rends compte que ça fait presque vingt
ans que tu n’as pas pleuré. Tu dois avoir dit cela à voix haute
car Emembolu te répond :
– C’est pas bien de ne pas pleurer, des yeux secs ça fait
un cœur sec. Moi je pleure tous les jours pour avoir le cœur
bien irrigué. J’ai pleuré tous les jours depuis ma naissance.
Sauf le jour où ils m’ont viré bien sûr.
Il dit ça en souriant et tu ris un petit peu, puis ça s’empare
de ton ventre, ça remonte dans ta gorge et tu ris, je ris, sans
pouvoir m’arrêter jusqu’à ce que je me remette à pleurer. Il me
regarde en souriant et je le regarde, et je n’ai rien à dire. Il me
prend dans ses bras. Ses doigts caressent ma joue. Ses mains
sont rugueuses, les paumes rongées par le travail. L’usine a
marqué de son empreinte ma peau blanche et sa peau noire.
La peau d’un homme, contre la mienne. Tout contre.

L’émeute dure tard dans la nuit. Les voyous se vengent de


la police, brûlent des voitures, attaquent le commissariat à
coups de cocktails Molotov. Au petit matin, l’air sent encore
le gaz et le brûlé. À l’usine, il y a du monde quand tu arrives,
beaucoup de monde. La plupart des ouvriers, quelques jeunes
qui se tiennent un peu à l’écart et même un ou deux mafieux.
La foule se dirige vers le syndicat et le type à l’entrée, terrorisé
par le nombre, vous guide jusqu’à la plus grande salle.
Un syndicaliste prend la parole et commence à expliquer
qu’il faut condamner les violences de la nuit dernière. Son
discours est étouffé par les cris et les insultes. Il y a eu des
arrestations cette nuit. Sept ouvriers et une vingtaine de

130
Demain l’usine

jeunes. On décide de se rendre au commissariat après la


discussion pour réclamer leur libération.
Quelqu’un annonce que les ouvriers de la coopérative
agricole de Dieva se sont mis en grève pour nous soutenir
et pour leurs propres revendications : ils produisent une
betterave sucrière qu’ils sont obligés d’acheter eux-mêmes
avec leur salaire. On nous lit un extrait de leur tract :
« On a pu entendre ou lire que cette usine qui ne produit
rien est une farce, une mascarade. Les camarades de Yirmi-
nadingrad le savent, ce qu’ils vivent n’est pas une mascarade,
c’est la réalité de l’exploitation. Ils savent que la situation qui
leur est faite est simple, que même s’il n’y a rien à produire,
l’État leur dit : travaillez ! Que pour l’État, ce qui compte, c’est
de nous mettre au travail. De ne pas nous laisser échapper au
contrôle de l’exploitation, même par la misère. Ils savent que
leur condition est le prix à payer pour que d’autres, ailleurs,
puissent vendre leur force de travail au prix que les patrons
veulent bien la payer. Ils le savent, dans leurs corps courbés
par la chaîne, dans leurs insomnies hantées par le bruit des
machines, malgré leurs esprits épuisés par l’obéissance. Leur
colère est le signe et le dépassement de ce savoir. »
Il y a des applaudissements.
Et puis, quelqu’un demande tout simplement si on va
travailler lundi. Le silence se fait dans la salle, on s’observe
les uns les autres, on hésite. Alors, Emembolu se lève et dit
que ce n’est plus une question à se poser, qu’il est trop tard,
qu’ils ont viré nos camarades, qu’ils en ont arrêté d’autres et
que notre seule possibilité est la lutte. Jusqu’à la victoire.
Au moment où nous allons voter la grève, un syndicaliste
se lève précipitamment un papier à la main. Il dit que c’est
une dépêche de la presse. Cette nuit, pendant les émeutes,
des gens sont entrés dans la maison du contremaître qui
avait giflé une ouvrière, ont saccagé les lieux, lui ont cassé
un genou avec une barre de fer.

131
yama loka terminus

Tout d’abord, on refuse de le croire. Il fait circuler le


papier puis quelqu’un passe des coups de téléphone, pour
vérifier. Puis le syndicat dit qu’il ne faut pas se laisser récu-
pérer par les voyous, les émeutiers, les provocateurs, que ce
sont nos revendications qui comptent, qu’il faut rester rai-
sonnables. Dima, de l’encuvage, propose qu’on mette dans
le tract que nous n’avons rien à voir avec ça, que ce ne sont
pas les ouvriers qui l’ont fait.
Alors, tu te lèves et tu dis :
– Quand les camarades se sont battus avec les flics, ça
ne te posait pas de problème. Ce ne posait de problème à
personne. C’est la même chose pour ce salaud, il a eu ce
qu’il méritait. Si on arrête d’être hypocrites, si on arrête de
se demander ce que les flics et les patrons voudraient lire
dans nos tracts, alors il faut avouer que ça nous fait plaisir,
à tous. Moi la première.
Puis, j’ajoute que j’ai une proposition pour le texte, quel-
que chose comme :
– Chacun de nous aurait pu le faire. Chacun de nous en
a eu le désir et l’occasion. Ainsi, pour vous, nous sommes
tous coupables. Mais nous resterons innocents parce qu’im-
punis, parce que vous ne saurez jamais, parce que personne
ne dénoncera personne, parce que nous serons les alibis les
uns des autres.
Et je dis :
– De toute façon, on verra ça après. Maintenant, on vote
la grève, ensuite, il faut aller au commissariat.
Et puis je me rassieds et la colère me brûle au ventre
comme de la joie.
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

Les soirs où ma mère sortait pour ses affaires, mon beau-


père venait dans la chambre et je m’habillais sans réveiller
les tout-petits. Dans sa Chevrolet, j’avais le droit de m’asseoir
à la place du mort, la ceinture me barrait le torse très haut,
le plastique noir cisaillait la peau de mon cou.
Il suivait sans mot dire les avenues qui partent du centre,
les longues perspectives qui clignotaient en orange et qui
semblaient autant de pistes d’atterrissage pour des aliens
super intelligents venus du ciel. Certaines fois nous met-
tions en marche l’antique autoradio, et des remix d’Oum
­K halsoum, des ballades d’Ari Moyonen nous accompa-
gnaient au long de nos virées.
Le vieux accélérait à l’approche des faubourgs. Les voies
aériennes étaient toujours en construction et les sorties de
la ville ouvraient en deux les bidonvilles : Central Gris,
mont des Algues, Petit Paradis. Les résidents traversaient
les huit voies goudronnées lorsqu’ils partaient au travail,
pour chercher l’eau potable ou pour rentrer chez eux. Ils
couraient devant nos roues, seuls ou par grappes, portant des
nourrissons, traînant un ancêtre mal assuré sur ses jambes.

133
yama loka terminus

Nous passions ainsi deux ou trois fois, de plus en plus vite.


Le dernier soir, avec un sourire que je ne lui connaissais pas,
le vieux a éteint les phares et roulé à tombeau ouvert tout
le trajet du retour.
Plus tard, quand la voyante eut dit à la vieille de le faire
sortir de sa vie, j’ai vu le vieux démolir la télé de la c­ hambre
et étouffer de ses mains Marcelus, mon pigeon-chat qui
n’avait que trois pattes. Nous n’avons jamais réussi à reven-
dre la Chevrolet : son capot était plié en deux et le pare-
chocs, fendu dans toute sa longueur, dessinait un W bizarre
entre les phares enfoncés.

J’avais trouvé un masque de plongée et l’avais rafistolé en


fondant le caoutchouc de l’attache contre le coin brûlant
d’un fer à repasser. Après plusieurs mois d’efforts, j’étais
parvenu à perfectionner ma méthode de nage sur le dos
et passais des après-midi au fond de la piscine, à expirer
par le nez en regardant glisser les bikinis contre la surface
illuminée. Ces corps libérés de toute gravité qui passaient
au-dessus de moi fascinaient mes dix ans, comme les bruits
qu’on entend dans les murs au milieu de la nuit ou l’ap-
parition soudaine, à la vitre d’un bus, des cicatrices d’un
mendiant défiguré.
Malgré mes progrès, je finissais toujours par remplir mes
sinus, et l’odeur âcre de la javel restera pour toujours associée
dans mon esprit aux pincements douloureux qui persistaient
des heures durant, juste sous mes yeux. Une nuit, je me
souviens m’être éveillé contre un oreiller poisseux et tiède,
persuadé de saigner par tous les orifices de mon visage : mon
nez congestionné s’était libéré dans mon sommeil, consé-
quence ou origine d’un mauvais rêve.
La piscine de Yirminadingrad a bien changé depuis. Le
bassin rond a perdu ses mosaïques, les douches brûlantes
sont devenues tièdes, et les dames de la conserverie voisine

134
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

ne viennent plus montrer leurs fascinantes vergetures aux


séances hebdomadaires du comité d’entreprise.

Par les trains de banlieue on pouvait à l’époque rejoindre


les friches jaunes quadrillées de chenaux. Je démontais le
moteur deux-temps de ma Kemal 730 et la mobylette ana-
tolienne, transformée en vélo massif, passait sans peine pour
du fret dans les derniers wagons.
Le reste de la journée, je le passais à dégager ma bécane des
nids de poules creusés par les pluies dans les sentiers anarchiques.
Des graminées inconscientes, de celles qui poussent en vain à
la périphérie de toutes les villes, fouettaient les traces de graisse
sur mes mollets. J’ai vu des crépuscules gris dans les vapeurs
d’usines et les fesses roses, incestueuses, des enfants de mariniers
qui apprenaient l’amour dans le lit de rus asséchés.
Une fois que je m’étais égaré aux frontières, j’ai découvert
sur un monticule boueux des couronnes de fleurs sèches et
patiemment tressées. J’étais sur le dos rond d’une fosse com-
mune. Ma roue avant, lustrée de boue, patinait au-dessus
des morts, m’empêchant de les laisser à leur repos.

À l’âge de ma première guitare, Milena frottait sa langue


contre la mienne, appliquée et lente, patiente. Moi je la léchais et
la mordais afin qu’elle puisse retrouver, plus tard, les empreintes
rouges de mes canines sur ses mollets ou ses poignets.
Elle habitait au rez-de-chaussée d’une tour basse, à deux
pas du collège. L’humidité du canal dessinait sur les papiers
peints des ovales dégradés, comme les troncs coupés d’arbres
tropicaux. Ses parents baisaient chaque dimanche après-
midi à l’heure de la sieste, et nous collions nos oreilles à la
cloison en emmêlant nos doigts, sans oser nous regarder.
Quand Milena essaya de se percer la langue, le tissu gonfla
si bien qu’aucune broche ne put y rentrer. Elle garda une
cicatrice lisse que j’agaçais de mes incisives.

135
yama loka terminus

Dans mes cheveux longs nichaient des lentes qui refu-


saient de partir. J’avais les coudes et les genoux calleux, ma
voix faisait le grand écart entre baryton et haute-contre.
Milena était plus belle dans la réalité que dans le souvenir
que j’ai gardé d’elle : elle a quitté la ville pour se marier avec
un musulman et sa bouche, sûrement, a dû se refermer.
Un soir, sur le terre-plein qui descendait jusqu’à l’eau,
je lui ai dit que je l’aimais et elle m’a griffé la joue jusqu’au
sang, Milena.

Avec Alexeï, je passais des nuits blanches à boire du lhassi


dans le bistro du Paki édenté, l’oreille rivée sur le poste à
ondes courtes posé sur le comptoir. On partageait les chiques
de bétel du patron, crachant à tour de rôle des glaviots écar-
lates dans des coupes de bronze qui avaient servi de trophée,
il y a trente ans et dix mille kilomètres de ça. La pâte avait
un goût de savon rance qui vous rongeait les muqueuses,
et la pointe d’opium avec laquelle il coupait la chaux vous
engourdissait l’âme comme une journée de pluie.
Quand les naufrageurs émettaient le message codé, nous
glissions notre dû dans la main du vieillard et enfourchions
les mobylettes de livreurs que nous utilisions pour les abor-
dages. Tenues et casques rouges, immatriculations passées à
la laque, nous devenions anonymes aux yeux des autorités.
Si nous arrivions les premiers, nous nous contentions du
rez-de-chaussée et ne prenions que l’or. J’ouvrais les tours
des ordinateurs endormis, certains encore en veille, et Alexeï
arrachait les composants, usant d’outils différents pour cha-
que modèle. Nous étions rapides et sûrs, et pouvions vider
un étage entier en moins d’une heure, amassant jusqu’à deux
cents grammes de métal précieux.
Si d’autres pillards étaient à l’œuvre, avertis par d’autres
naufrageurs de l’absence de vigiles dans le building de bureaux,
nous glanions les restes de leurs orgies furtives sur tous les étages,

136
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

ramassant les composants négligés et fracturant les tiroirs pour


nous accaparer les minuscules trésors des fonctionnaires.
Les dimanches matin, nous tenions un stand à tour de
rôle dans un entrepôt sur pilotis des Passerelles. C’était une
foire à n’y pas croire, un bazar où les antiquités n’étaient
vieilles que de vingt-quatre heures et où les écrans à plasma,
suspendus comme des icônes byzantines, faisaient des murs
entiers de fluorescence bleutée.

Ils nous avaient laissés en sous-vêtements, et les slips


baillaient sur nos anatomies recroquevillées de froid.
Nous étions une centaine, tous avec de faux papiers. Ceux
que la rumeur de la guerre n’avait pas rendus maladivement
lâches étaient déjà sous les drapeaux depuis des mois, ou dans
un de ces sacs bleus et jaunes dont on emplissait à l’époque
les convois de rapatriement. Rapports médicaux accablants,
­lettres de recommandation, pistons diplomatiques, antécé-
dents criminels, tout papier était bon à prendre pour échap-
per aux casernes. Pour ne pas apparaître, silhouettes grises
sur fond blanc surexposé, à l’écran témoin des reporters de
guerre. Sébastopol était tombée la semaine précédente.
Nous étions une centaine, mais de la file je ne voyais
que les poils noirs, épais, qui buissonnaient aux épaules de
mon voisin. Il faisait quinze degrés dans le hall d’attente.
La queue serpentait devant la porte de la salle d’examen,
une bidasse métisse aux cheveux défrisés nous surveillait
de près, sans nous voir. La moitié d’entre nous, au moins,
serait percée à jour. Nous ne parlions pas.
D’autres que moi sont partis au front et personne ne les a
racontés. Il y a du soleil dans la porte-fenêtre et un cormoran
qui traverse mon champ de vision. C’est vers cette époque,
également, que les psychologues médiatiques ont voulu nous
apprendre à oublier.

137
yama loka terminus

Quelqu’un avait taggué « Amon Râ » sur l’enseigne de


son garage et Vasil, depuis plus de vingt ans, l’avait laissée
sans repeindre. Les gars du quartier de l’autostrade s’étaient
mis à le surnommer l’Égyptien ou Coup-de-Soleil. Ils se
moquaient en vain du vieil homme, qui continuait de leur
sourire comme si personne, jamais, n’était venu saloper la
façade de son commerce.
Un soir j’ai vidé avec lui deux bouteilles de whisky
polonais, essayant de tuer la nuit et d’oublier un chagrin
d’amour qui n’était pas le mien. Mon cousin Dobri habi-
tait à l’étage : il m’avait planté pour partir à la recherche
d’une fille qui n’avait fait que le tromper jusque-là et qui
continuerait à le faire par la suite. Me voyant désœuvré
sur son trottoir, le vieil Amon m’avait invité à partager la
goutte. La goutte avait duré après l’aube. Sur les murs de
son atelier, il avait suspendu des centaines et des centaines
d’enjoliveurs, qui brillaient comme des disques d’or dans
la lumière crue de l’ampoule.
Il avait fini par me dire, de sa voix floue de poivrot hébété,
qu’il était heureux d’avoir choisi d’être homme. Qu’avec
les autres dieux, là-bas, à Thèbes, la vie était insupportable.
Qu’il aimait sa mortalité, son garage, ses voisins et ses petits
soleils de collection.
J’aime à croire que Vasil vit toujours, qu’il travaille au
même endroit. De tous les dieux de Yirminadingrad, il était
de loin le plus sympa.

Il était couché le long du trottoir – m’a-t-elle dit – un


bras plié dans le caniveau. C’était un dimanche matin et j’ai
cru, j’ai cru qu’il avait vomi. Il y avait une auréole jaunâtre
autour de sa tête, une flaque, il portait un costume bleu
marine à rayures verticales. En m’approchant j’ai vu les
plis, les plis raidis par le gel, et le sang collant qui poissait
ses cheveux.

138
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

On ne montre pas son cul à tous les passants. On ne


montre pas sa mort. Cette impudeur – elle regardait ailleurs
– cette impudeur, ça, je ne pourrai jamais lui pardonner.

J’ai travaillé chez les Parsis, à nettoyer au râteau les cercles


bétonnés qui surplombent leurs tours de silence. C’était le
boulot le plus lucratif de la zone : en quatre heures hebdo-
madaires, je pouvais payer le loyer de mon appartement
sur les Parcs, organiser des soirées deux fois par semaine et
passer des jours entiers sous cocaïne, sans me préoccuper du
chemin du retour dans les boyaux sordides de la descente.
Les vendredis et dimanche soirs, je prenais le bus pour
les friches intérieures, vêtu de hardes de récupération que je
jetais après le boulot. Aucun des croyants ne m’adressait la
parole lorsque j’arrivais au temple, et ils recouvraient les sta-
tues d’un drap sacré pour les dérober à ma vue. J’étais impur
et cent fois indigne de côtoyer leurs divinités de pierre.
L’ascenseur m’amenait au-delà du monde, sur le toit sur-
plombant le vingtième étage, et là-haut m’attendaient les
cadavres des dévots privés de tout paradis, enfer ou purga-
toire. Les corps des Parsis étaient livrés au ciel, en pâture aux
charognards qui avaient établi leurs quartiers dans les silos
voisins. Préparés rituellement en vue du festin, équarris en
morceaux appétissants, les corps étaient abandonnés au terme
de la cérémonie pour faisander sous le soleil et la pluie, pour
disparaître dans les serres et les becs jaunes des vautours. Ils ne
laissaient qu’un dépôt sombre et puant, une poignée de dents
ou d’os, un lambeau de linceul égaré dans les fientes.
Je chassais les volatiles attardés à grands moulinets et
ratissais les restes du festin funéraire. Je ne pouvais fermer les
yeux de peur de trébucher, et mes deux mains gantées m’em-
pêchaient de me boucher le nez. Les prêtres me payaient
en liquide, en tendant le bras très loin pour me garder à
distance.

139
yama loka terminus

Après chaque soir de travail, je jetais mes habits dans le


vide-ordures et me rinçais des pieds à la tête avec de la béta-
dine. J’ai tenu le rythme six ou sept mois. Suite à ma seconde
overdose, j’ai été interné de force et n’ai pu honorer la fin
de mon contrat. Des débris de Parsis m’attendent peut-être
encore là-haut, espérant mon retour et la délivrance.

Vadim souffrait d’une affection unique, que les méde-


cins du langage avaient été obligés de baptiser de son nom.
« Syndrome de Vadim », ou pentecôtisme poétique aigu. À
choisir, j’aurais préféré quelque chose de plus direct, comme
« génie spontané ». Il y avait quelque chose de grandiose et
de sacrilège dans sa folie créatrice.
Quand je l’ai rencontré à la clinique, il était devenu
incapable de contrôler son débit et pouvait parler jusqu’à
l’extinction des feux, jusqu’à ce qu’un maton se décide à
le piquer pour lui faire perdre connaissance. Sans cesse
la bouche ouverte, Vadim versifiait malgré lui, du matin
au soir. Il pouvait enchaîner les pièces courtes, pantoums,
sonnets ou fables, sans marquer de pause pour reprendre
haleine. D’autres jours, il récitait une ode unique, intermi-
nable litanie crépitante qui, écrite, aurait couvert des cen-
taines de feuillets. Le plus remarquable, sans doute, était
la perfection de ses vers. Sans prendre le temps de com-
poser, Vadim embrassait les rimes, se jouait des césures et
des contrepoints, enfilait en rafales enjambements croisés
et hypotyposes. Pour autant que je sache, il me considérait
comme un ami.
Avant son internement, il était poète de rue, aux coins
des Passerelles et de l’ancienne avenue Pascin. Ses quatrains
coûtaient un dollar, ses ballades quatre, et il vous les réci-
tait debout, les mains dans le dos et sans vous regarder. Il
gagnait sa vie comme ça, et mangeait à sa faim, jusqu’au
jour où la digue a lâché.

140
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

Je suis sorti de l’hôpital fin mars, il neigeait dehors à


longs flocons humides, et Vadim m’a accompagné jusqu’à
la première grille sans cesser de parler. Je ne crois pas qu’il
ait jamais compris ce qui lui arrivait. Il est mort au joli mois
mai, et son corps a été incinéré.

Elle voulait m’en sortir, me tirer de là, me faire vivre le


jour. Elle voulait que j’arrête mes conneries et, pour elle,
je l’ai fait un temps. Pour elle je me suis marié au civil et
quatre personnes que je ne connaissais pas sont mortes par
ma faute ce jour-là.
Le premier s’appelait Rez-de-chaussée. Il était déjà mal
en point en arrivant à la fête donnée par Marco et les camés
du Central Gris en mon honneur. Je leur avais revendu en
gros mes stocks, pour repartir de zéro, et la quantité de
came qui tournait ce soir-là a eu raison de sa dépendance.
Ses dernières paroles, à en croire les témoins qui l’ont vu
tomber, étaient celles d’une antique ballade country, qu’il
fredonnait en se cherchant la veine.
Je ne sais pas le nom des trois autres, ni leur sexe, ni leur
âge. Ils étaient dans une Audi terre de Sienne qui a percuté
de front un transporteur blindé, à quelques kilomètres de la
ville. Ma sœur leur avait fait une queue-de-poisson pour ne
pas rater sa sortie, je venais de la lui indiquer au téléphone,
je pestais sur son retard. Elle a attendu la fin de la cérémonie
pour me parler de l’accident. C’était le bruit, surtout, qui
l’avait bouleversée, qui l’a tenue en éveil bien des nuits après
que mon mariage eut sombré.
Elle avait les joues rosies de fond de teint mais ses lèvres
étaient gris-bleu et tremblantes. Ce n’était pas le plus beau
jour de sa vie, pour elle non plus.

Angel était arrivé au Petit Paradis quand le terrain s’appe-


lait encore Lot 343. C’était le temps des premiers tatouages,

141
yama loka terminus

des bidons de chaux éventrés, des murailles de briques crues


et des bâches tendues sur les restes de coffrages des étables
en ruine. Angel avait tué six personnes pour son propre
compte avant de se mettre au service d’Abadon, avant de
devenir Angel Surin et d’entrer dans la geste des bas-fonds,
celle que l’on slame encore au Palco les premiers vendredi
et samedi du mois.
Il travaillait au couteau : face à face, plus près encore
qu’au corps-à-corps. On dit que les plus sûrs dégaineurs
effaçaient leurs sourires en l’apprenant à leurs trousses. La
mort que l’on donne à distance ne vaut pas celle qui vous
éclôt aux tripes.
Je l’ai rencontré deux fois, à quinze années d’intervalle.
C’était un immuable petit vieux aux dents très jaunes, aux
yeux très noirs. À la base de son pouce droit, un croissant de
chair blanche balafrait sa paume presque jusqu’au poignet.
Il a rallumé le demi-cigare qui baignait dans la flaque de
bière, m’a agité sa cicatrice sous le nez et a ricané. « Celle-là,
je me la suis faite en ramassant du verre cassé. » Derrière
le comptoir, caché par la porte ouverte de la cuisine, Kad
recomptait mon salaire de la nuit. « Mais on a vu des cho-
ses plus bizarres que ça », conclut le tueur légendaire en
soufflant par le nez.

Quand le sort des riches me semblait enviable – aux


informations télévisées, dans les open parties des barrios
libertaires, devant leurs cortèges de petites voitures rondes
et luisantes – je faisais un crochet dans mes livraisons pour
aller observer leurs villes nouvelles.
Tout brillait, là-bas, les façades et les dalles, les bacs de
plantes exotiques, et même les badges de leurs employés à la
fidélité bien rémunérée. Les buildings avaient des vingt, des
trente étages, avec un seul appartement par niveau, un chez-
soi interminable aux murs de verre, un aquarium de luxe

142
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

suspendu en plein ciel. Ils avaient des garages souterrains,


des piscines couvertes sur le toit, des Jacuzzi et des saunas,
des stands de tir à la carabine, des que sais-je encore.
Je garais l’estafette juste avant les premières grilles, et
le galet noir de la caméra se mettait à me suivre en ron-
ronnant sans rien perdre de mes mouvements. Il y avait
là une cinquantaine d’immeubles, semés dans une prairie
millimétrique et étrangers les uns aux autres afin de ne pas
risquer d’interférer avec la sainte lumière. Certains jours
ils étaient comme des dents géantes dans la gueule d’un
boxeur. D’autres, des silos à missiles pointant vers le rien.
Tant de moquette et de marbre, de tableaux modernes, de
verre dépoli, de carafes et d’électroménager. Tant de vide
dans tout ce luxe, un vide que j’entendais vrombir, même de
loin, des milliers de moteurs de leurs filtres à air.
Je pouvais rester des heures assis sur le marchepied de
mon véhicule, la casquette sur les genoux, sans vraiment
penser à rien. Mais quand je prenais le chemin du retour,
laissant leur cité close éblouir mon pare-brise arrière, j’étais
heureux et calme, comme si j’avais déposé à leurs portes un
encombrant fardeau.

Je faisais trop de choses en même temps, avec les pensions


alimentaires, les services à rendre, les dettes, et les gélules dont
j’avais alors besoin pour me tirer du lit le matin. Pendant quelques
mois, je fus groom d’ascenseur, dans le centre commercial turc
des Passerelles. Les veilles de jours fériés, l’habitacle chromé se
faisait caisse de résonance pour les cris de sales mômes en tenues
blanches de fête. J’avais une liaison avec la stagiaire de l’étage
culturel, une massive fille auburn qui m’avait coincé un midi
entre deux étages avant de m’enserrer entre ses cuisses.
À la fête de fin d’année, j’ai fait la connaissance de son
mari, un trapu teigneux à qui elle avait raconté nos frasques
par le menu, nos extras dans les cabines d’essayage, nos

143
yama loka terminus

rendez-vous sur le parking du personnel. Il m’a toisé, des


pieds à la tête, plusieurs fois, avec un léger sourire, comme
un boucher devant le bœuf qu’il s’apprête à équarrir. Mais
la salle était pleine de collègues papillonnants, des verres
de liqueurs à la main, et il a fini par partir sans me dire un
mot, en emportant sa compagne.
J’ai couché avec elle à nouveau, quelques années plus tard,
dans un motel du centre-ville, à deux pas de l’endroit où
nous venions de nous retrouver par hasard. Le jaloux avait
pris le maquis, il bricolait des détonateurs au chlorure de
sodium et ne vivait plus que pour la lutte armée. Les seins
d’Ada étaient très blancs, ses aréoles très larges, et elle disait
des horreurs juste au moment de jouir.

Avec le retour des beaux jours, des hordes de camelots


venus de la Fédération descendaient le long de la côte, avec
leurs camions bâchés et leurs devises craquantes de l’hiver,
pour recouvrir les ronds-points de leurs campements, mi-
marchés à ciel ouvert, mi-bidonvilles.
Les plus vieux des hommes allaient retrouver leur fille
attitrée dans les bordels sur pilotis. « Ma toute petite, ma
toute mignonne, ça fait longtemps qu’on s’est pas vus. » Ils
frottaient leurs moustaches aux joues pâles des putes per­
sanes et emplissaient leurs oreilles de poèmes d’amour, dans
leur langue glougloutante de déracinés.
Les jeunes garçons cherchaient la bagarre, la trouvaient à
coup sûr. Ils se battaient avec les chaînes antidérapantes de
leurs véhicules et aimaient briser d’un coup de talon ferré
les incisives de ceux qu’ils terrassaient. Les jeunes filles, en
pantalons et cheveux courts, buvaient au coude à coude
avec les routiers, leur vertu protégée par le mauvais œil et la
crainte des maladies. Les femmes enfin, partaient très tôt
sur les marchés et y négociaient, à cinq ou six, des ristournes
et des prix en gros.

144
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

C’étaient leurs marchandises qui me faisaient rêver,


même si tout le monde savait qu’elles n’étaient que prétexte
à leurs traversées de frontières, une couverture grossière
à leurs officieuses exfiltrations. Je leur ai acheté un plaid
brodé, en grosse laine rouge, que j’ai offert plus tard à un
ami musicien. Assis à son piano, il le pliait en quatre sur ses
genoux avant de se mettre à jouer.

C’était l’époque où Snake Sam passait encore dans les


programmes du matin. Je regardais la série avec les trois
plus petits, tout en leur faisant avaler leur bouillie lactée du
rationnement.
Après mes journées de boulot, quand je parvenais à dégo-
ter une paire de tickets de métro pirates, je poussais jusqu’à
la Station. J’allais voir arriver les navettes et descendre les
grappes des rapatriés. J’y rencontrais des têtes connues, par-
fois, heureuses d’apercevoir ma bobine et de partager un
godet sous l’auvent d’un bar de quai, avant que nous filions
chacun à nos affaires. Le trajet du retour était passé en som-
nolence, nappes de fatigues physiques et bulles d’alcool.
C’est un de ces soirs, deux ou trois jours après les congés de
Pâques, que je l’ai vu sous le siège d’à-côté. J’ai dû le regarder
à trois fois avant d’être sûr, avant de me lever brusquement
et de courir à l’autre bout de la rame déserte, sentant mon
cœur pomper dans mes muscles un sang brûlé d’adrénaline.
C’était un long serpent, rouge et ocre à tête triangulaire,
souplement lové contre la bouche d’air chaud, et il m’avait
reniflé du bout frétillant de sa langue au moment où je
m’étais retourné.
Debout contre la porte coulissante, je ne pouvais quitter
des yeux le siège en plastique vert pomme sous lequel je le
savais caché. La station a mis une éternité à arriver. J’ai fini
mon trajet en bus.

145
yama loka terminus

Lors de la polémique des Procès de Constance, je revis


dans un journal d’opinion la photo d’un ami d’ami, qui avait
disparu lors des rafles anti-alterns. Une courte interview
l’accompagnait, dans laquelle il niait avoir été maltraité au
cours de sa rééducation. Il sous-entendait également que les
mouvements pacifistes de l’époque avaient causé beaucoup
de tort à la démocratie d’exception.
Au coin des fosses du Central Gris, à deux pas du Collège,
j’ai visité après la guerre un immeuble désaffecté où des
alternatifs avaient, selon certains, été maintenus prisonniers.
Les cellules étaient encore aménagées pour le retraitement :
des studios d’une dizaine de mètres carrés, décorés de façon
bourgeoise, sans lumière naturelle. J’y ai découvert des livres
de poésie caviardés de noir, des trous de vis qui avaient servi
à fixer les verrous au revers des portes et des inscriptions au
crayon sur le papier peint, dissimulées par les meubles et à
demi effacées.
L’ami de mon ami occupa un poste honorifique dans l’ad-
ministration municipale, alors que le bâtiment, jugé insa-
lubre et peu digne de mémoire, avait été abattu de longue
date. Dans les sous-sols, cherchant en vain quelque chose à
revendre, j’y avais également découvert des réduits bétonnés
fermés par des huis métalliques, trop bas pour l’on puisse
y tenir debout, trop étroits pour que l’on puisse s’y asseoir.
Peut-être était-ce de simples débarras. C’est en tout cas ce
que les anciens alterns affirmeraient, je pense.

Il neigeait sur la ville, un blizzard oblique, opaque, qui


empêchait les avions de se poser. J’attendais au terminal 3
que le vol de Pest parvienne à traverser la mélasse : mon
aîné avait supplié que je vienne le prendre, il ne voulait pas
que l’un de ses amis puisse le voir si tôt après l’opération.
J’ai passé des heures dans le hall, à regarder les affichages
s’emplir d’indications retardé.

146
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises

« Je suis Ahasvérus, le Juif errant, a fini par m’avouer ma voi-


sine de banc, une grosse femme d’une quarantaine d’années aux
cheveux emmêlés. Je ne sais jamais ni où, ni quand je suis. » Elle
était veuve de guerre, peut-être, ou classe moyenne en transit,
ou employée de l’aéroport en civil. Ou espionne. Elle parlait
avec l’accent de la Fédération. « Votre visage m’est familier.
N’étiez-vous pas au nombre des suivants du Christ ? »
J’ai feint de me concentrer sur une revue promotionnelle
gratuite et de ne pas remarquer qu’elle m’adressait la parole.
Sur le papier glacé, il y avait une double page publicitaire
pour une campagne de dons de vêtements. Elle finit par se
taire, se leva pour aller boire des potages au distributeur
automatique. « Quelqu’un doit venir me chercher », avait-elle
conclu en patois mycrønien.
Je ne l’ai pas vue partir. Yvan m’a embrassé à sa descente
de l’avion, dans un geste d’affection filiale qu’il n’avait plus
eu depuis ses cinq ou six ans. Des choses importantes ont
été dites entre nous ce soir-là, et je n’ai jamais revu la Juive
errante, pas même en rêve.

Parmi toutes les filles, Sélène mérite une place à part, la


première peut-être. Elle coûtait une fortune en restaurants,
n’ouvrant ses cuisses généreuses qu’au terme de monumentaux
festins. La voir manger était un spectacle d’une sensualité
brutale, désarmante. Au troisième ou quatrième service, le
silence se faisait dans les salles communes, et les maris guin-
dés, les hommes d’affaires en bordée, les vieux beaux solitai-
res découvraient avec fascination l’énorme créature qui vous
accompagnait. Leurs regards envieux, autant que la voracité
de Sélène, faisaient de ces repas d’inégalables préliminaires.
Elle avait un visage oriental aux yeux rapprochés et son
corps était blanc et lisse, d’une féerique abondance. Contre
elle on pouvait se perdre des heures sans souhaiter jamais
retrouver son chemin. Au matin, encore endormie, elle se

147
yama loka terminus

faisait douce montagne, à l’abri de laquelle on rêvait de bâtir


sa maison. Mais Sélène n’était pas femme à se contenter d’un
seul plat, ni d’un seul homme.
Sur mon dernier lit, je crois que ce sont de ses seins et
de ses fesses, des longs replis de son ventre, dont je voudrai
me souvenir.

Le taxi s’est arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence, très


doucement, sans quitter le ciel des yeux, sans dire un mot.
Dans ma semi-conscience chimique, j’ai pensé qu’il allait me
dépouiller, me prendre mes quelques billets et peut-être mes
bottes en daim, me balancer par-dessus le parapet pour en
finir. La douleur de ma mâchoire avait gagné tout mon visage,
je l’imaginais comme un objet trop lourd, trop encombrant,
que je tâchais de réduire ou de déplacer en suçant des com-
primés de morphines dosés pour des toxicomanes.
J’ai essayé de relever le numéro de licence à droite du
volant, de mémoriser les traits de la photo d’identité, nous
nous sommes arrêtés le long de la glissière et le grand chauve
a dit « Seigneur tout puissant » quand le ciel a explosé en un
million d’endroits à la fois.
C’était ce qu’avaient vu les dinosaures avant de disparaître,
des flammèches minuscules, innombrables, pleuvant comme
des myriades de filaments électriques et laissant sur la rétine
des sillons de cécité. J’ai pensé à une attaque aérienne, à une
guerre spatiale, aux premiers symptômes d’une tumeur au
cerveau. J’ai pensé à mes enfants, qui m’attendaient quelque
part, et à la fin de ma douleur, peut-être.
Mais tout était déjà terminé. Sous le pont autoroutier, le
trafic reprenait avec son ronflement familier.
Ça faisait comme la rumeur pugnace d’un océan se rou-
lant aux galets.
Evgeny, l’histoire de l’art et moi

Juca construisait, des nuits durant, d’étranges sculptures


de verre, de plastique et d’acier, qu’il façonnait au chalu-
meau dans le garage attenant à la villa. Au fur et à mesure de
leur achèvement, Evgeny les réduisait en miettes. Il frappait
de toute la force de son corps malingre, la masse pulvérisant
petit à petit le minutieux travail de son associé et colocataire.
Du seul véritable ami qu’il avait alors à Yirminadingrad.
Je n’aimais pas les artistes avant de les rencontrer. Je
veux dire par là que je refusais habituellement de coucher
avec eux : trop sales, trop fauchés, souvent trop dangereux.
Juca m’inquiétait un peu, avec son obstination de toujours
recommencer, mais Evgeny avait quelque chose de rassurant,
de paternel. Il voulait tout détruire et c’était une chose que
je pouvais tout à fait comprendre.
Il avait commencé comme tout le monde, à dix-neuf ans,
par écrire des pamphlets et des manifestes qu’il ne met-
tait pas en pratique. Libérer les objets inanimés. Rendre
leur dignité aux fluides corporels. Refuser toute forme de
civilité. Je crois qu’il faisait des dessins avant ça, jusqu’à ce
qu’il décide de tout brûler et de se casser six doigts sur dix

149
yama loka terminus

dans le gond d’une porte. Quand il touchait mon front,


son index et son majeur tordus mettaient un de mes yeux
entre parenthèses.
Une fois le mandat d’arrêt émis, Yirminadingrad était
le seul endroit où il avait pu fuir. Aucune des charges rete-
nues contre lui n’aurait suffi, seule, à l’envoyer derrière les
barreaux – vandalisme, atteinte à la propriété intellectuelle,
actes de violence absurde et exhibitionnisme spirituel – mais
Evgeny avait toujours adoré l’accumulation.
Il était venu depuis la Baltique dans la soute d’un bus
long courrier, coincé entre le bloc-moteur et des cagettes de
porcelets aveugles. Entre le plaisir de son exil forcé et la déca-
dence satisfaite de la ville, il s’était tout de suite senti chez
lui. Je ne sais pas comment il avait rencontré Juca, qui ne
sortait que rarement de sa villa, ni comment avait pu naître
leur association vicieuse. J’ignore si c’est lui qui lui a soufflé
l’idée du suicide. Après que le Portugais fut allé s’empaler
sur le tranchant d’une carcasse de Mercedes, Evgeny ne parla
plus de lui. Peu de temps après, il était célèbre.

Il m’appelait Zéro, ou Toi, ou Ma Petite Pute. Je ne me


prostituais qu’à l’occasion, à l’époque, mais il m’avait connue
au tapin du mont des Algues et aimait me faire croire qu’il
me méprisait pour ça. Il avait seulement voulu regarder, la
première fois, m’avait arrêtée avant que je ne jouisse. Après,
ce qu’il me faisait quand nous avons été ensemble, ce sont
des choses dont j’aime mieux ne pas parler. Evgeny n’avait
pas d’odeur, et je le taquinais en cherchant sous ses aisselles
la trace de son humanité. Je ne l’ai pas laissé me quitter, ni
me détruire.
Sa première œuvre exposée était un stand de tir rudimen-
taire. Il avait fait peindre, sur le mur d’un club à la mode
– le Nonona, qui est devenu plus tard un restaurant pour
touristes – la reproduction d’un vieux portrait royal, dans

150
Evgeny, l’histoire de l’art et moi

ce style figé et fade de l’Europe renaissante. Par-dessus était


tracé une grande cible rouge, et une kalachnikov attendait
les visiteurs, reliée par une chaîne à un bloc de béton, comme
les stylos sécurisés des comptoirs de bingo. Chacun pouvait
y aller de sa rafale, défigurer la famille de nobles qui posait
fièrement et ruiner la minutie du détail. Au vernissage, une
seule personne osa toucher au fusil, et quand le curieux se
rendit compte qu’il n’était pas chargé à blanc, il s’empressa de
le reposer et de se diriger vers le vin d’honneur. À l’époque,
Evgeny n’avait pas les moyens d’acheter des tableaux origi-
naux ou d’utiliser des armes de plus gros calibre.

Nous étions allés ensemble acheter l’acide chlorhydrique,


lui, moi et une collègue qui se faisait appeler Liublia et dont
le frère travaillait en chauve-souris. Je ne me souviens plus de
son nom, mais c’était un type énorme au visage joufflu, un de
ces gros si bien épaissis qu’ils ressemblent à des nouveau-nés.
Il était mercenaire du marché du travail et n’occupait que des
emplois illicites, pendant des temps très courts et dans des
conditions désastreuses. Outre le cash, il tirait parfois de ces
missions des primes en nature, comme ces deux cents litres
de produits toxiques évacués par son équipe des décombres
d’un accident industriel. Liublia et lui ne se ressemblaient pas
du tout, mais il aimait à dire qu’ils faisaient le même boulot.
Evgeny l’avait fait rire, et le frangin lui avait fait un prix d’ami
et payé le restaurant. Le premier cadre à acide a été réalisé
pour un collectionneur privé rencontré au Nonona.
C’était une boîte de quatre mètres sur quatre, profonde de
cinquante centimètres et destinée à être accrochée contre un
mur. Il l’avait fait faire dans un polymère très dur et parfai-
tement transparent, puis remplir par le haut avec mille pré-
cautions. Une fois le cadre posé chez le mécène, les ouvriers
avaient retiré le panneau antérieur et l’acide, en contact direct
avec le mur, avait commencé son lent travail de sape. Si l’on

151
yama loka terminus

regardait attentivement l’œuvre d’art, on pouvait voir dans


la boîte les particules de peinture, de plâtre et de briques
danser en suspension. Evgeny a construit d’autres cadres,
plus tard, de plus grands et plus corrosifs. Il n’acceptait plus
de les disposer que contre des murs porteurs, afin que la pièce
entière s’effondre au terme du processus, qu’elle ensevelisse
la création aussi bien que son lieu d’exposition.

Il gagnait de l’argent, avait payé les cautions de ses délits de


jeunesse et m’emmenait dans les endroits en vogue, habillée
de tenues transparentes achetées à Paris. Il faisait scandale
aux vernissages à la mode, fumait de la cocaïne avec les por-
tiers, proposait aux commissaires d’exposition de leur payer
une passe furtive avec moi sur le parking. Je le ramenais en
taxi et il m’insultait, insistait pour baiser sur la banquette
arrière, jurait qu’il m’aimait, qu’il me tuerait dans mon som-
meil, que si jamais je le quittais il s’engagerait dans l’armée.
Evgeny n’était heureux que lorsqu’il pouvait détruire quelque
chose, aussi je faisais semblant de céder, de pleurer, de hurler
comme une folle quand il m’humiliait une fois de trop. Je
m’appliquais si bien à feindre le désespoir qu’il m’arrivait de
passer des nuits à gémir en me tordant les doigts.
Il améliora son stand de tir avec le soutien d’un trafiquant
pédéraste, dont le nom était Simon, mais qui devait se pro-
noncer Simone. Il portait des favoris grisonnants et passait
ses hivers en Suisse, dans un chalet bunker qui hébergeait
les plus violentes orgies de l’époque. Simone donna à Evgeny
l’argent de son premier lance-roquettes, qu’il acheta à des
revendeurs de voiture sibériens, au cours d’une garden-party
improvisée. Sur les photos de la soirée, que nous brûlions
au fur et à mesure contre les braises du barbecue, notre
hôte nous retenait de ses bras courts, une moustache de
Hitler peinte à la suie sur sa lèvre supérieure. Les Sibériens,
debout derrière nous, étaient sérieux et blonds, l’un d’eux

152
Evgeny, l’histoire de l’art et moi

levant au ciel un poing fermé. Nous buvions du champagne


tiède et prisions du tabac vert. Evgeny, hilare, montrait son
acquisition à qui voulait la voir, posée contre le lit d’une des
chambres d’amis.
Le musée d’Art contemporain de Sofia acheta l’instal-
lation et paya la moitié en liquide : une toile mineure de
David, au fond d’un long couloir sans ouverture, le bazooka
en état de marche et une ligne blanche tracée au sol pour
poster l’éventuel tireur. N’importe qui pouvait se décider à
décharger l’arme sur la pièce historique et l’éradiquer en un
instant, enfonçant la pile de béton qui se trouvait derrière
et affaiblissant les fondations du musée.

On monta sur la Riviera en minibus, avec les nouveaux


amis d’Evgeny et trois Éthiopiennes, des sœurs, qui com-
plétaient alors son harem. Il me les faisait voir nues, tour à
tour, pour que je lui avoue que chacune était plus belle que
moi, avant de me forcer à coucher avec le chauffeur, qui
bandait mal et jouissait vite.
Evgeny avait essayé de m’étouffer sous un coussin quel-
ques semaines auparavant et je savais que j’étais sa prochaine
cible, la prochaine partie de lui qu’il chercherait à éradiquer.
Je le tenais dans mes bras et il sanglotait, Ma Petite Pute,
Ma Petite Pute, et je voulais sentir sa tristesse, ou sa peur, ou
n’importe quoi, mais la peau d’Evgeny n’avait pas d’odeur
et deux heures plus tard il s’envoyait en l’air avec un modèle
nu à peine pubère. Le gardien de l’hôtel, au bord de la
mer, me racontait les histoires d’Hemingway pendant mes
insomnies, et je lui faisais répéter celle de la vieille prostituée
qui avait couché avec le boxeur célèbre et que personne ne
voulait plus croire maintenant qu’elle était molle et ridée et
que toutes les catins de son âge prétendaient la même chose.
Cette fois-ci, Evgeny acheta des explosifs, presque cent kilos,
et on fit une nouvelle fête sur un yacht.

153
yama loka terminus

Ses amis jetaient des grenades par-dessus bord, en direction


des veilleuses des barques de pêche sans parvenir à les toucher,
Dareda, la plus jeune des Africaines, s’ouvrit le haut de la cuisse
contre un boulon fendu, les hommes se relayaient pour lui laper le
sang et le cuistot du bord hurlait tandis qu’on se jetait à la figure
les pâtisseries, les casseroles de sauces, les plats minutieusement
cuisinés et apprêtés comme des toiles expressionnistes. Quelqu’un
leva l’ancre par erreur au cours de la nuit, et le navire partit à la
dérive, condamnant les invités à vingt heures de gueule de bois
sous un soleil de plomb. Evgeny rayonnait.

Je l’ai quitté alors qu’il terminait la conception de son chef-


d’œuvre. La préfecture de Yirminadingrad faisait construire
une fondation artistique sur le terrain laissé vaquant par l’en-
gloutissement du Central Gris, et son installation devait être le
cœur du nouveau bâtiment, sa pièce maîtresse. Evgeny passait
ses journées enfermé dans la salle de bains avec du matériel
électrique et des fournitures médicales, œuvrant méthodi-
quement à son autodestruction. Quand la porte s’entrouvrait,
je restais fascinée par l’ampleur des travaux, les tas de gaze
rougie sous les spots halogènes, les morceaux de chair alignés
sur le rebord de la baignoire, les lames et les mèches engluées,
émoussées et inutiles.
Je ne voulais rien emmener, pas un objet qui puisse me
rattacher à lui, pas une preuve tangible pouvant être perdue
ou détruite. Je dis simplement que je sortais acheter du vin
en criant pour couvrir les vibrations de la ponceuse. Evgeny
avait proposé de me couper la langue, de me poncer le visage
jusqu’à ne plus présenter qu’une boule, et il avait hurlé d’in-
dignation devant mon refus, les plaies sur ses jambes seules
l’empêchant de me sauter à la gorge. J’ai arrêté le bus au bas
de la rue et, sans autres biens que les habits que je portais
sur moi, je suis retournée vivre chez mon souteneur.

154
Evgeny, l’histoire de l’art et moi

Aucune des installations d’Evgeny ne porte de nom. Au-


delà des plans, des idées qui présidaient à leur réalisation, je
ne l’ai jamais vu travailler sur aucune. Il embauchait de la
main-d’œuvre dans la rue au début de sa carrière et faisait
rémunérer des techniciens d’art à la fin.
La Fondation Warhol-Hirst employa une trentaine de pro-
fessionnels pour inclure son dernier travail dans l’architecture
même du bâtiment. Le musée est une quadruple pyramide
sur pilotis, surplombant d’une quinzaine de mètres le ter-
rain marécageux où disparut le plus peuplé des bidonvilles
de Yirminadingrad. Dans chacune des dix-huit structures de
soutènement ont été encastrés des pains de TNT en quantité
suffisante pour pulvériser leurs coffrages de béton. Les charges
sont reliées à un détonateur, qui égrène le compte à rebours
sur son affichage digital. Huit chiffres lumineux, changeant
toutes les quinze secondes, affichant un nombre aléatoire. À
l’instant où apparaîtra la séquence 00 00 00 00, le bâtiment
s’effondrera sur lui-même, creusant dans le sol gorgé d’eau un
cratère de cent cinquante mètres, entraînant dans sa chute les
nouveaux immeubles voisins, l’hôtel des impôts, le lycée pon-
tifical. Les étages s’emboutiront les uns les autres, les murs, les
planchers écraseront les collections en un magma inextricable,
Cobra et poteries phéniciennes, or inca, sculptures thraces,
Dada, maniéristes et maîtres flamands.
Peu après l’inauguration, Evgeny quitta la ville. Ni avant,
ni depuis, il ne chercha à me revoir, et les quelques connais-
sances que nous gardions en commun me jurèrent qu’il ne
parlait jamais de moi. Ses travaux de mutilation terminés, il
ne ressemblait plus à grand-chose, un laissé-pour-compte en
costume croisé, un vétéran des guérillas mycrøniennes sous
les spots des équipes de télévision. Quand la nouvelle de sa
disparition fut rendue publique, on prétendit qu’il s’était
annihilé, qu’il avait trouvé un moyen de se faire disparaître
entièrement, en se jetant dans un haut-fourneau ou entre

155
yama loka terminus

les mâchoires hydrauliques d’une presse industrielle. Je n’ai


jamais cru ce genre de racontars.

46 17 71 82… 25 92 54 14… 63 70 32 15… Je m’approche


en zigzag du moment de l’explosion. Jamais je n’ai été si
proche, jamais je n’ai vu d’aussi près la fin de mon histoire,
et même si je sais être la seule chose de sa vie qu’Evgeny n’ait
pas réussi à détruire, je n’en tire aucune satisfaction. J’étais
sa petite pute, pendant cinq ans, et cela va en faire sept que
je viens ici tous les matin après le travail, m’asseoir sur le
banc et regarder couler le temps malade. Je serais bientôt
trop vieille pour continuer, alors je rêve d’être là quand ça
se produira, d’être ici, toute seule, et d’à peine voir les huit
zéros apparaître. Le monde ne s’est pas encore arrêté de
tourner, mais je sais que c’est pour bientôt.
Toutes les putes de Yirminadingrad, les grosses, les éden-
tées, les têtes bouffées de crack et de vérole, toutes les traî-
nées racontent aujourd’hui cette même histoire. Je suis la
seule à dire la vérité. La seule qu’il ait appelée Toi. Qu’il ait
appelée Zéro.
10101 (rhapsodie)

« Si vous lisez ceci, c’est que vous êtes mort. »


Voilà ce que me dit le mail.
Plus tard, un gadjo bizarre sort de derrière les arbres et
murmure entre ses dents pourries :
– Ne les écoutez pas. Il n’y a pas de mort. Ce ne sont que
des histoires.
Il y a des jours où vous ne pouvez éviter qu’on vous parle
de la mort quand vous vous promenez dans les cimetières.
Je ne devrais pas pouvoir recevoir de mails ici. Il faudrait
être tordu pour tenter de connecter sa console en plein cime-
tière, à plusieurs kilomètres de la première habitation. Le
voyant de réception de données clignote pourtant dans le
coin droit de l’écran. Une de ces journées, oui.
Je me remets au boulot. Ma caméra branchée sur la console,
je me remets à filmer, à la recherche de textures intéressantes,
d’angles inquiétants, de sculptures bizarres. Les images figées
me détendent. Je m’offre un joint d’herbe chinoise et je com-
mence à planer entre l’ombre et la lumière.
La première fois que nous avons fugué, Lazaros et
moi ­avions à peine treize ans. Nos parents venaient de le

157
yama loka terminus

s­ urprendre au lit, avec un autre homme. Nous avons volé de


l’argent à mon oncle et nous nous sommes installés à l’hôtel,
en ville, en piratant une réservation. Par la porte entrouverte,
nous avions jeté un œil dans la chambre d’en face, où vivait
à l’année une vieille aux bras énormes. Il y avait un autel
recouvert d’un drapeau à croix gammée, des bougies noires
et une dague SS. Au-dessus, elle avait affiché un poster de
l’Alliance Bouddhiste Aryenne, représentant un soldat en
armes et un doberman noir, furieux et bavant.
J’ai commencé à faire des cauchemars. Je rêvais que le chien
se faufilait hors de son affiche et traversait le couloir, grattait
à notre porte, attendait le matin pour nous dévorer.
J’ai fini par en parler à Lazaros, qui m’a reproché de ne
pas le lui avoir dit plus tôt. Il m’a expliqué que les rêves
n’étaient pas innocents, que ce que j’avais vu était le signe
de quelque chose. Nous sommes partis juste à temps : au
moment où nous enfourchions le scooter que j’avais volé au
début de notre cavale, la police entrait dans l’immeuble.
C’est la vieille folle qui nous avait dénoncés.
Lazaros a toujours été plus doué que moi pour décrypter
les signes.
Putain, quel mauvais trip.

La république taoïste du Kashemire


a-t-elle la bombe neuronale ?
Observateurs internationaux inquiets   chancelier
a déclaré   pas de commentaires   indignation du
ministre de la guerre pakistanais   de sources bien infor-
mées   Bouddha va-t-il nous griller le cerveau   notre
envoyé spécial   en direct de

Le patriarcat chypriote sous le coup


d’une enquête pour fraude fiscale

158
10101 (rhapsodie)

Vers un embargo contre Micron Inc. ?

La grève des médecins légistes dure maintenant depuis


trente-deux jours. Le ministère de la Justice affirme que les
tribunaux sont paralysés. « À chaque heure qui passe, ce sont
des indices qui disparaissent, des familles qui sont plongées
dans l’incertitude, des coupables qui ne seront jamais punis »,
a déclaré le président-directeur général de la police.

Mon esprit est troublé et, hors de ma poitrine, mon cœur bondit.

Je suis en pleine séance de zapping, à bourrer ma banque


de données de programmes d’informations et le monologue
de la télévision couvre les premiers coups que l’on frappe
à la porte. J’éteins le poste et écoute le silence, attendant
de savoir si je n’ai pas rêvé. Non, c’est bien ça. On frappe à
nouveau. Question : qui ? La seule personne à savoir que je
suis ici est Lazaros. S’il est encore vivant. Et mon cœur rate
un battement, comme un vieux disque dur qui rame. Je me
dirige sans bruit vers le sas, et je regarde l’écran de l’œilleton
électronique. Aucune image. Lazaros ?
J’ouvre la porte et ce n’est pas lui. Le type est à contre-
jour dans la lumière du couloir, il sent l’eau de Cologne et
le gin. Il a déjà glissé un pied dans l’entrebâillement pour
m’empêcher de refermer.
– Vana, dit-il d’une voix rauque, vous n’êtes pas facile à
trouver…
Puis il me repousse dans la chambre, d’une seule main,
sans forcer, et se baisse pour passer la porte. Il me sourit, me
dévisageant de son œil unique. Dans l’autre orbite roule une
bille de verre d’un rouge lumineux. Impression désagréable.
Sans doute étudié pour.
– Ces motels entièrement automatisés sont bien pratiques.
Surtout pour quelqu’un comme toi, qui sait se débrouiller

159
yama loka terminus

avec un ordinateur. Tu ne dois pas avoir de mal à reprogram-


mer un système domotique un peu ancien, pas vrai ? Et puis,
c’est plus confortable que de squatter une vieille usine.
Là, pour tout dire, j’ai comme des fourmis sous la peau
des bras, comme une colonie de blattes qui dansent la gigue
dans mon estomac, les sales bêtes… Le type n’a rien d’un
flic. Ni, pour tout dire, d’un agent sécurité de cette chaîne
hôtelière que je pirate depuis deux mois. Je recule, pour
essayer de me mettre hors de portée de ses longs bras – pas
facile dans une cage à poule en plastique de neuf mètres
carrés. J’attends. Il me fait un clin d’œil sur sa perle rouge et
demande, avec une voix de mauvais acteur de film noir :
– Alors, où est-ce que tu l’as mis ?
Je proteste de mon ignorance, du mieux que je peux. Il
me lorgne avec une moue désapprobatrice. J’ai un instant
l’impression qu’il va me frapper puis le voilà qui se remet à
sourire. « Je te crois », dit-il. Puis, d’un seul mouvement, le
voilà qui me saisit le bras et referme quelque chose autour
de mon poignet gauche. Il éclate de rire, me relâche et se
dirige vers la sortie. « Comme ça je te garderai à l’œil, ma
petite. » Il claque la porte derrière lui.
Là mes jambes se mettent à trembler, ma mâchoire, aussi.
Je m’assieds au bord du lit. C’est un bracelet GPS à micro-
charge explosive de l’armée suisse. Comme une menotte, il
sépare ma main de mon bras.
Bien sûr, ce n’est pas un moment où je peux me permettre
de pleurer.

Triplé de Nivokish face au Levski


Le Yirminadingrad FC bien parti pour un septième titre
consécutif

Puissé-je t’ ôter le souffle et la vie


et t’envoyer dans la demeure d’Hadès !

160
10101 (rhapsodie)

Faut-il raser les Passerelles ?

Le nouveau coup d’éclat d’Evgeny


Notre plus brillant et plus provocant artiste contemporain
a encore fait sensation hier soir en inaugurant sa nouvelle
installation au musée d’Art contemporain de Sofia. Imagi-
nez : le Patrocle de Jacques-Louis David au fond d’un long
couloir sans ouverture, le bazooka en état de marche et une
ligne blanche pour poster l’éventuel tireur. Question, chers
lecteurs : oserez-vous tirer ?

Ça ne sert à rien de changer de motel : je reste. Agir


comme si l’on a peur est le meilleur moyen de se mettre à
paniquer. Je descends au fast-food albanais en bas de chez
moi, passe par l’épicerie pour m’offrir une bouteille de rhum.
Puis je rentre. Je ne me retourne pas tous les cents mètres.
Je ne sursaute pas à chaque bruit. Presque.
Quelques rasades parviennent quasiment à me calmer.
J’allume la console pour travailler sur mon nouveau ciné-
matique. Puis je me dis que je pourrais intégrer une scène
comme celle-ci à un moment donné. Personnage inquiétant,
intrusion absurde : je ne suis pas obligée de lui donner un
sens. Ce serait un passage tout à fait gratuit, afin d’augmen-
ter le stress du ludateur. Il ne saurait pas d’où ça vient, ni ce
que ça veut dire. Il espérerait avoir la solution plus tard. En
attendant, il aurait juste gagné une petite frayeur.
J’ouvre un module de réalité virtuelle et reconstruis la
scène de toutes pièces. Un personnage de brute épaisse
repompé d’un vieux film noir. Je modifie son visage un
chouia, je l’éborgne, je l’habille comme il faut. À partir de
là, je travaille. Avec, en bande-son, ma chanson préférée du
moment. Yirminadingrad mon amour.
Plus tard, alors que je teste la cinématique, le héros tourne
sa tête vers moi et dit :

161
yama loka terminus

– Retourne au cimetière, petite pena…


Il a la tête et la voix de Lazaros, que j’ai modélisées de
mémoire.
Je déconnecte et éteins le bazar. Trop de rhum, oui : j’ai
mal à la tête.

Des zombies sous le mont des Algues ?

James Sunderland accusé du meurtre de sa femme


Actes de barbarie  le corps  authentification posi-
tive de Sunderland par la psychographie   méthode uti­
lisée pour confondre les jumeaux Bartok   dix ans depuis
la condamnation

Celle qui nous conduira au paradis, les mains ensanglantées.

Aronofosky aurait découvert un traitement


contre la migraine épistémique

Un matin, sur les docks déserts, Un jour, rue de la Grise-Bataille,


J’ai cru sentir ton parfum, J’ai pensé que c’était bien ta voix,
Ton odeur sucrée et amère, Qui s’échappait d’un soupirail,
Qui me mettrait sur le chemin. Alors, j’ai retrouvé la foi,
J’ai pourchassé le vent jusqu’à Mais en entrant dans le taudis,
[la mer, Il n’y avait qu’une radio brisée,
Les flots ne m’ont pas répondu, Aux côtés du corps sans vie,
Et sur la plage, j’ai découvert, D’une jeune sylphe crucifiée.
D’une sirène, le cadavre nu.
Au refrain
Refrain :
Mais je ne t’ai pas vue,
Je n’ai pas pu te retrouver,
Yirminadingrad n’a pas voulu,
Me laisser à nouveau t’embrasser.

162
10101 (rhapsodie)

Un soir, sur le mont des Algues, Une nuit, aux Passerelles,


Il m’a semblé retrouver le goût, J’étais certain de te toucher,
De tes lèvres au sourire vague, Tu semblais soudain si réelle,
J’ai cru que je n’étais plus fou. Entre mes bras emprisonnée,
Mais ce n’était qu’une friandise, Mais les mains autour de ton
Ramassée sur le comptoir [cou,
[vermoulu, Je me suis alors rappelé,
D’une boutique dont la remise, Que tes cheveux n’étaient pas
Abritait une nymphe pendue. [roux,
Que je n’étranglais qu’une
Au refrain [prostituée.

Refrain :
Mais je ne t’ai pas vue,
Je n’ai pas pu te retrouver,
Yirminadingrad n’a pas voulu,
Me laisser à nouveau t’embrasser.

Non, je ne t’ai pas vue,


Je ne pourrais jamais te retrouver,
Yirminadingrad n’a pas voulu,
Me laisser à nouveau te tuer.

Tu y es arrivé à pied plus vite


que moi avec mon vaisseau noir

Slimane Kobo réélu triomphalement

Lendemain matin. Descendue pour acheter le journal,


je me retrouve sans vraiment le vouloir dans un métro qui
me ramène au cimetière. Sortie Bergen Street. Je remonte
la route jusqu’à l’entrée en faux marbre. Là, console en ban-
doulière et Baltik Herald à la main, j’erre au hasard, entre
les tombes de rockers overdosés, d’acteurs assassinés, d’écri-
vains suicidés et videogamers cancérisés. Je m’assieds sur la

163
yama loka terminus

stèle de Volodine. Les arbres se balancent dans le vent. Je


pense à Lazaros. J’ai encore envie de chialer.
Un bip discret me signale l’arrivée d’un nouveau mes-
sage, que je n’ouvre pas. Je bidouille un programme som-
maire de recherche du serveur de connexion. Une sorte de
boussole informatique, qui me permet de tracer l’émetteur
en remontant le signal. Une heure de tâtonnements me
mène au caveau de Giovan Bartok. Bartok a écrit Pour une
meilleure transparence de la désinformation, le livre préféré
de Lazaros, et les grilles du mausolée sont entrouvertes.
Sur une dalle poussiéreuse est posée une console Micron
Inc. de dernière génération. Je ressors de la crypte et me
dissimule derrière celle d’en face. Là, j’attends.
Il arrive après minuit, regardant autour de lui d’un air
soupçonneux. Il ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans.
J’attends qu’il pénètre dans le caveau pour me faufiler der-
rière lui, faisant attention de ne pas faire crisser le gravier
sous mes pieds. Un coup derrière le genou pour le faire
trébucher, puis je lui tombe dessus, la pointe de mon cran
d’arrêt en avant, suspendu au-dessus de sa gorge. Je n’ai pas
mangé de la journée. Peut-être suis-je un peu énervée.
Suit un dialogue :
– Qui êtes-vous nom de Dieu ? (terrifié)
– Ta gueule gadjo, c’est moi qui pose les questions. (pas
terrible, okay)
– Memeth, je suis Memeth… Je… Je… Vana ? (tendu)
– Mais c’est pas possible à la fin ! Tout le monde me
connaît dans cette putain de ville ou quoi ? Est-ce que
quelqu’un va finir par m’expliquer ce vous me voulez tous ?
(hystérique)
– Je t’ai vue en photo… J’étais… Je suis un ami de Laza-
ros. (crédible)
Et, une heure plus tard, nous partageons un thé au lait
caillé dans un boui-boui branché du quartier.

164
10101 (rhapsodie)

Il tremble encore un peu mais avoue avoir installé sa


console au cimetière sur les conseils de Lazaros. Il lui a dit
que c’était notre endroit préféré à Yirminadingrad, il espé-
rait me retrouver par ce biais. Je lui demande pourquoi il
m’a envoyé ce mail idiot. Il me raconte :
– Générateur aléatoire de citations, je ne savais pas quoi
écrire. J’avais peur que tu ne veuilles pas me voir, je sais, c’est
con. Bon… Quand Lazaros a disparu il y a six mois, j’ai
eu un tas d’ennuis. Il s’était acoquiné avec un tas de types
bizarres : des cathares, les tarés du Sang Présent, les Cultistes
de l’Avènement, quelques kabbalistes… Au début, je pensais
que c’était cool, que c’était pour une de ses arnaques. Mais
non, il cherchait quelque chose. Quelque chose en rapport
avec ses théories mathématiques, je te montrerai plus tard.
Bref, il a disparu et presque tout de suite après un tas de
types bizarres s’est mis à me harceler, à chercher où il avait
pu passer. J’ai reçu des poèmes de menace, je me suis fait
passer à tabac par des types sans un poil sur le corps, courser
par des mecs avec des kippas… Alors je me suis caché en
attendant de ses nouvelles. J’avais peur, tu sais, sans lui je
ne savais plus quoi faire, j’avais l’impression que les murs
se rapprochaient la nuit, quand je dormais. Et, finalement,
tu es réapparue à Yirminadingrad et tu lui as écrit. Ça m’a
pris deux mois pour me décider, mais je me suis dit que si
je devais parler de tout ça à quelqu’un, ce serait toi.

Kobo déclare l’Indépendance

L’État d’urgence décrété


Vers l’affrontement   inadmissible a dit le ministre de
la Guerre   la RTK s’attend à des représailles   exter­
mi­ner les rats bouddhistes   nous n’hésiterons pas à
vous transformer en schizophrènes bavants   rodo­mon­
tades   l’Organisation Mondiale pour la Paix désarmée

165
yama loka terminus

Exauce-moi, dieu qui vint hier en notre maison


et m’ordonna d’aller par la mer brumeuse.

Enfermé pendant plusieurs jours dans sa chambre, le


jeune homme aurait perdu la raison selon nos premières
informations. « Il appelle sa mère et murmure sans cesse
le numéro de sa chambre. Nous n’avons pu obtenir de lui
aucun discours cohérent », a déclaré le docteur Nakazawa
lors d’une conférence de presse en début de

<V> Studio sur le coup ?


Psony-AlterEco indique qu’un cinématique serait en pré-
paration pour sa nouvelle machine.

Memeth est installé dans un bunker désinfecté, au pied


de la Colline Silencieuse. Les murs sont tapissés de feuilles
d’aluminium pour faire cage de Faraday : aucun signal élec-
tronique ne peut pénétrer, aucun ne peut en sortir. Il a rangé
les affaires de Lazaros avec soin et affiché ses notes sur un
panneau de liège. Trop compliqué pour moi. J’ai toujours
été trop artiste, ou trop fainéante, pour explorer les maths
au-delà de ce dont j’ai besoin pour le boulot.
– Tu travailles sur un truc en ce moment ? J’ai adoré F&I
Cut.
– Ouais… Je suis sur un truc similaire, un cinématique
d’horreur à la première personne, assez parano. Le per-
sonnage principal est propulsé dans un nœud de fictions
semi-aléatoires, dont il ne peut s’échapper qu’en comprenant
leurs logiques narratives… Je me sers de vieux films, de jeux
vidéos, mais aussi de journaux télévisés. Comme tout se
passe en même temps et en realtime, tu ne connais jamais
qu’un bout de l’histoire, en fonction des pistes que tu choisis
de subir. Virtuellement, tu peux recommencer à l’infini et
vivre un nouveau truc à chaque fois.

166
10101 (rhapsodie)

– Ouais. Ces trucs de fiction sont bien ancrés dans la


famille… Je me demande parfois si Lazaros n’était pas plus
un arnaqueur par goût que par nécessité. Il adorait racon-
ter ses histoires. Il m’a dit qu’une fois vous étiez partis en
vacances tous les deux et que vous vous étiez faits passer
pour un couple en lune de miel. Je crois qu’il aimait mentir
pour la beauté du geste. Il disait que le langage était fait pour
inventer le réel. Ses recherches ont toujours été en rapport
avec ça. Il n’a jamais voulu m’expliquer précisément, tu sais
comme il était secret. Mais, de ce que j’en ai compris, il
pensait qu’il y avait une erreur dans notre monde, un signe
que quelque chose n’était pas à sa place.
C’est ça qui l’a rapproché des cathares : tu sais qu’ils pré-
tendent que le monde est faux, créé par le diable. C’est pour
ça qu’ils essaient de se télécharger sur le Net, pour échapper à
l’illusion et tout le tintouin. Enfin, quand ils n’organisent pas
de raves je veux dire. Et c’est un peu ta faute, ce genre de choses
délirées. Les jeux vidéo, ça mène à ça, tu joues trop à Pacman
et tu finis par t’enfermer dans des endroits sombres, à écouter
de la musique électronique répétitive et à avaler des pilules…
Lazaros était au moins d’accord avec eux sur un point : il
pensait que quelque chose clochait et que cette chose était
lisible jusque dans les mathématiques. Ce qui l’obsédait,
c’était le nombre trois-fois-sept. Il me répétait qu’il y avait
un problème, qu’il ne correspondait pas au reste des normes
mathématiques. Il n’arrêtait pas d’y penser : il disait que s’il
arrivait à l’écrire correctement il parviendrait à un niveau
supérieur de conscience. Je n’ai jamais vu le problème.
– Non. Je ne vois pas non plus. Je ne vois pas en quoi ce
ne serait pas normal d’un point de vue mathématique. Pas
de contradiction interne en tout cas. Je ne crois pas pouvoir
beaucoup t’aider à ce niveau.
– Tu peux toujours essayer. Peut-être qu’en lisant ses notes
tu trouveras un indice.

167
yama loka terminus

Les ventes de porc en augmentation


de trois fois sept pour cent

Vers un accord avec Micron Inc.

Ne dormez pas davantage ! Ne goûtez plus


la douceur du sommeil ; en route !

Sunderland condamné à l’animation suspendue


Les avocats de James Sunderland vont faire appel de la
décision de la cour. « Notre client maintient que sa femme
est morte du cancer en dépit des évidences. Le jury a préféré
croire les arguments de l’accusation et leur thèse délirante
de la simulation, alors que tout démontre que notre client
ne peut pas être jugé responsable de ses actes », a déclaré
maître

Lendemain matin, à nouveau. Rien trouvé, rien compris


non plus.
Nous nous levons presque en même temps et décidons
de prendre un petit déjeuner dans le bistrot anglais que j’ai
remarqué en arrivant. Descente de la ruelle sale, encore à
moitié endormis, rêvant de baked beans et de cheesecake. Puis
il a surgi de derrière un container de déchets industriels. L’ins-
tallation du bunker lui avait sans doute fait perdre ma trace
l’espace d’une nuit. Ça a l’air de le mettre sur les nerfs.
Je ne le laisse pas parler, à peine approcher, je tire de ma poche
une bombe lacrymogène et envoie une giclée de gel au poivre dans
son œil unique. Je crie à Memeth de courir et quand j’entends
ses pas claquer sur le goudron, prends encore le temps de coller
un bon coup de pied dans l’entrejambe du mastard.
Nous déboulons sur l’avenue, j’arrête un taxi. Je lui dis où
nous allons et le voilà qui proteste, qui prend un air apeuré,
alors je lui tends un billet de cent et lui demande de nous

168
10101 (rhapsodie)

rapprocher le plus possible. Memeth, essoufflé à côté de moi,


me regarde en coin avec un peu de crainte, lui aussi, et une
sorte d’admiration, peut-être. Il doit se demander : c’est quoi
cette nana cinglée avec laquelle je me suis colleté ?
Le chauffeur fait des histoires, mais finit par nous larguer
à moins de cinq cents mètres du bidonville. Personne ne
viendra nous chercher ici. Personne n’osera braver la colère
des Roms. Pas même un taré avec un seul œil. J’espère.
Je reconnais quelques visages familiers. Ils se détournent
en me reconnaissant. Je savais à quoi m’en tenir. Je sais aussi
que personne ne m’empêchera de passer. Ils ont bien peur
que je leur refile l’œil, que la marhime prononce une malé-
diction sur leurs têtes. Leurs regards me fuient, tant pis, je
n’ai pas honte. Il me suffit d’évoquer Lazaros pour retrouver
ma fierté. J’ai presque envie de me mettre à gueuler, de cla-
mer haut et fort que je suis bien celle qu’ils croient : un des
deux jumeaux pédés qu’ils ont bannis de leur existence.
Mais quand j’arrive devant la tente de Katina, près du
Palais, je ne peux pas empêcher le pincement au cœur. Deux
lourds rideaux brodés servent de porte. À l’intérieur ça sent
l’encens et le basilic sacré. Je suis anxieuse.
Mais la vieille Katina se lève en me voyant. Elle me prend
dans ses bras et caresse mes cheveux du bout des doigts. Je
murmure « Baba… » et elle pose un doigt sur mes lèvres en
secouant la tête. Elle n’a même pas gratifié Memeth d’un
coup d’œil, elle accepte tacitement sa présence. Sur le vieux
canapé en velours rongé par les mites elle me force à m’as-
seoir avant de m’embrasser sur les deux joues. Il ne lui faut
que quelques minutes pour déconnecter le bracelet GPS.
– La vilaine chose des gadje, morte, dit-elle en souriant.
Katina parle parfaitement le bulgare mais elle déteste la
grammaire. Conjuguer les verbes, respecter la syntaxe. Elle
sort ses cartes de leur étui de soie. Mon regard croise celui
de Mehmet, incrédule, et je sais que je ne vais pas y couper.

169
yama loka terminus

Katina ne peut faire profiter de ses dons en électronique sans


faire suivre d’un peu de folklore. Ce n’est pas comme si j’y
croyais, ou comme si je voulais croire que je n’y crois pas.
Elle utilise une technique rapide, à six cartes, qu’elle retourne
une par une devant moi, sans prendre la peine de m’en expliquer
le sens. Elle me laisse interpréter moi-même. La première, celle
qui représente mon destin et qui reste horizontale, ambivalente,
est la lune. Elle évoque l’imagination ou l’illusion, ces histoires
dans lesquelles je me suis enferrée, les miennes, celles de Lazaros,
celles de ceux qui le cherchent, chacun s’inventant un monde
pour justifier ses actes. Ensuite, ma faute : le pendu à l’envers.
L’abandon. Je me sens abandonnée par Lazaros, par tous les
autres, et je ne fais rien pour changer la situation. Je me laisse
porter par ce sentiment de perte, je tire plaisir à me sentir vide.
L’étoile symbolise mon bon côté : l’innocence, l’équilibre du
désir et de l’énergie.
Passons. L’ermite inversé définit mon passé comme une
errance, une fuite. L’amoureux retourné comme seul pré-
sent, hésitation, frustration et imprudence. Enfin, la grande
prêtresse, encore une fois la tête en bas. Elle me promet,
pour seul avenir, le doute.
– Lazaros, ton prala, dit Katina, hors ce monde.
– Il est mort ?
– Non pas. Pas mule, pas fantôme. Ailleurs. Un rêve. Tu
dois avoir la foi. Accepter les signes.
Je l’embrasse avant de repartir et nous sortons dans le
froid. Mon ventre gargouille de manière insupportable, mon
cerveau qui tourne à vide. Nous marchons sans rien dire
et le vent fait s’envoler une page de journal qui virevolte
jusqu’à mes mains.

Les siamois de la littérature libérés


Après dix ans d’isolement, Bagdad et Kaboul Bartok,
les écrivains siamois, ont été libérés de la prison de haute

170
10101 (rhapsodie)

sécurité de Yirminadingrad. Condamnés pour le meurtre de


la grande prêtresse du Culte du Sang Présent, crime qu’ils
ont toujours nié, ainsi que pour des actes de propagande en
faveur des Brigades Taoïstes Indiennes, les deux frères ont
bénéficié d’une remise de peine pour raisons médicales. Ils
ont immédiatement pris un avion et rejoint l’île possédée
par Micron Inc. Ils y ont été très bien accueillis par le gou-
verneur Kôbô, qui s’est félicité de pouvoir donner asile à « un
écrivain qui est sans doute l’Homère de notre époque trou-
blée ». Cette nouvelle provocation, en pleine crise politique,
va sans doute mettre de l’huile sur le feu entre les dirigeants
du consortium et la municipalité, qui se refuse pour l’ins-
tant à tout commentaire. L’écrivain a déclaré avoir profité
de sa période d’incarcération pour écrire un roman « mathé-
matique » dont le titre serait Les Errances de Lazare.

Il nous faut près de six heures pour passer les contrôles


policiers. L’aéroport grouille de militaires en armes. On
nous trimbale de salles d’attente en salles d’interrogatoire,
on nous demande avec insistance pourquoi nous souhai-
tons aller sur l’île. Je profite des laps de temps tranquilles
pour travailler à mon cinématique. J’introduis un système
d’indices, basé sur des coupures de journaux trouvées au
hasard. Puis, enfin, on nous laisse embarquer.
Je dors pendant toute la durée du vol, une parenthèse de
silence, et la valse des questions-réponses reprend dès que
nous revenons au sol. Quatre heures plus tard, nous sommes
à l’hôtel public, niveau moins trente, étrangement décalés.
Le room-service nous descend une bouteille d’akvavit de
l’embargo, que nous buvons l’un après l’autre au goulot. À
un moment, Memeth effleure ma cuisse de sa main.
Lendemain matin. Face à la villa de surface de Kaboul et
Bagdad, une espèce de pâtisserie de stuc blanc. Les grilles d’en-
trée sont entrouvertes. Les portes de la baraque le sont aussi.

171
yama loka terminus

Dans le salon, nous trouvons les jumeaux, assis chacun dans


un fauteuil, aux deux extrémités de la pièce. On les a séparés et
ça les a tués. Là où leurs crânes étaient collés, où leurs cerveaux
étaient connectés, il n’y a que du sang, de la matière grise cautérisée,
une coupure. Ils regardent droit devant eux, leurs yeux vitreux
perdus dans ceux de l’autre. Ils ne pourront jamais répondre à
mes questions. Une voix dans ma tête dit qu’au moins, comme
ça, ils ne risqueront pas de me prendre pour une folle.
« Salut, vous avez écrit un livre en prison avec le nom de
mon frère disparu dans le titre… Puis j’ai trouvé cette cou-
pure de journal et… Vous avez l’heure s’il vous plaît ? »
Je ne sais même pas ce que j’aurais pu leur demander.
Je ne sais pas s’il y aurait eu une réponse. Qui a dit que les
signes nous menaient à une vérité ? Qui a dit que l’errance
menait quelque part ? Qui a dit que les histoires devaient
forcément se résoudre ?
Ça pue l’arnaque à plein nez, si vous m’en croyez.
Nous sommes partis, Memeth et moi, et avons marché
sur la plage. À un moment, j’ai pleuré Lazaros. Nous som-
mes rentrés à l’hôtel.
Quand la lune s’est levée, rien n’était résolu. J’aimerais
inventer que, où qu’il soit, Lazaros pense parfois à moi.
Mes propres histoires auront une fin moins abrupte.

Sunderland en appel

Le gouverneur Kobo assassiné

La RTK et le Pakistan signent un accord de paix

Comment osas-tu descendre chez Hadès, où habitent


les morts insensibles, fantômes des humains qui ont tant peiné ?

172
10101 (rhapsodie)

[…] Lazare était le personnage. Ne pouvant mourir,


condamné par le don du Christ, il errait en marge des
­mondes, des rêves et des histoires. Dans la chambre d’hô-
tel, il disposa les journaux sur le lit et prit un rasoir dans
la main gauche. Il entailla sa poitrine, la plaie se gorgea de
sang, il coupa sept fois. Il inspira et trancha dans sa chair
à nouveau, sept fois. Puis sept fois encore. Puis il ferma les
yeux, se rappela de cet été lointain, où lui et sa sœur avait
partagé une chambre d’hôtel et mimé la passion d’un jeune
couple. Il n’avait parlé à personne de cette nuit-là, cette nuit
où le jeu cessa d’être un jeu, où le mime devint combat, où la
fiction prit chair. Il sourit puis disparut, à la recherche d’un
autre rôle, d’un autre secret, d’une autre histoire […]

Bagdad et Kaboul Bartok, Les Errances de Lazare.


Au-delà il n’y a que le ciel

– Viens voir, Sergueï. Viens. Cette fois on voit la mer.


En fait de mer, on n’aperçoit que les langues grises et
­plates, aux bords parallèles, des canaux de l’arsenal. Le reste
de la baie est caché par les pâtés bas des entrepôts et les
dômes polis des cuirassés. Avec ses eaux opaques, le port
ressemble aux plateaux-repas métalliques qu’on nous dis-
tribue à l’usine et qui grondent contre le formica lorsqu’on
les jette sur les tables.
Veronika sourit, elle caresse la vitre constellée de chiures
de mouches, marquée verticalement par l’écoulement des
pluies crasseuses. Elle est tellement forte, malgré les échecs.
Presque invincible.
– C’est beau, n’est-ce pas ? On a de la chance. Peut-être,
peut-être que plus tard, peut-être que la prochaine fois on
pourra même…
Je l’enlace pour qu’elle se taise et, un instant, nous regar-
dons ensemble, mari et femme, la fin d’après-midi sur le
chantier naval. Puis elle se retourne contre moi, enfouit
sa tête dans le creux de mon bras et attrape ma chemise à
pleines mains.

175
yama loka terminus

– Il faut ouvrir les cartons, maintenant. Tous les cartons, ne


pas en oublier un seul. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Notre nouvel appartement compte quarante-cinq mètres
carrés. Entrée, toilettes, salon. Chambre à coucher, salle de
bains. Cuisine. Nos paquets, numérotés, sont empilés dans
l’entrée, à droite de la porte. L’organisation est éprouvée, rodée.
C’est notre huitième déménagement cette année. Pour nous
retrouver, une nouvelle fois, dans un appartement identique.
En haut de la pile, dans le carton numéro douze, sont
rangés nos accessoires, notre décoration. Le cadre avec les
photos de ses nièces. L’affiche pâlie des Ballets Russes, que
nous avions vus à Sofia l’hiver où il avait tant plu. Le vide-
poches en osier, pour ne jamais égarer nos trousseaux de
clés. Veronika le cloue au mur sans hésiter. Nous n’avons
plus besoin de nous concerter, désormais. Nous remettons
chaque chose à sa place, le plus rapidement possible, pour
réinstaller l’appartement en moins de trois jours. Ça nous
laisse plus de temps pour profiter de chez nous. Ensuite les
cartons sont pliés, rangés sous l’étagère de l’entrée : nous ne
faisons plus semblant de ne pas en avoir besoin. Nous avons
beaucoup appris ensemble.
Veronika pleure dans son sommeil certaines nuits et je
l’écoute sans bouger, sans oser la toucher. On dit qu’il est
dangereux de réveiller les somnambules, mais ce n’est pas
pour cette raison que je ne réagis pas, que je la laisse à
son chagrin, l’oreille tendue, à attendre que ses sanglots
s’apaisent. J’ai simplement peur de croiser son regard à ce
moment-là. Qu’elle comprenne que j’ai vu sa faille. Elle a fait
tant d’efforts, elle en fait tellement aujourd’hui encore.
Je m’attaque à la construction de la penderie. Si souvent
montée, si souvent démontée qu’il convient de la manipuler
avec un soin maniaque. Les chevilles tordues, les gonds affai-
blis, il faut ajouter de nouvelles cales pour qu’elle tienne droit.
Je siffle entre mes dents, à quatre pattes sur la moquette.

176
Au-delà il n’y a que le ciel

Veronika s’agite dans la cuisine, à remettre les produits d’en-


tretien sous l’évier, les piles de casseroles dans le meuble, le
produit vaisselle et l’égouttoir à côté du robinet.
Il y a un peu plus de lumière, peut-être, en fin de jour-
née. Mes doigts tremblent et ma peau me semble terne et
vieillie. Alors je me mets à chantonner et Veronika se joint
à moi dans la pièce voisine. Une vieille rengaine douceâtre,
qui date de notre rencontre, peut-être d’avant. J’aime sa
façon de chanter, cette transformation de sa voix, lui rendant
pour quelques mesures des aigus de jeune fille. Je cloue le
fond de l’armoire à coups prudents, fixant le contre-plaqué
mâchouillé par des centaines de trous minuscules.

Deux heures après le coucher du soleil, encore à table,


nous allumons la télévision. Veronika pèle une pomme avec
son couteau, sans regarder ce que font ses doigts, feignant
de s’intéresser à l’actualité. Les grilles de programme ont
tellement changé ces dernières années qu’il devient presque
impossible de capter autre chose que des informations. La
même présentatrice, portant le même tailleur turquoise,
annonçant les mêmes catastrophes. Nouvelles insurrections,
nouveaux attentats. Nouvelles victoires. Nous avons dîné
froid, comme chaque premier soir dans un appartement.
Veronika coupe le fruit en quatre, elle en évide le cœur sans
quitter des yeux les images floues de la guerre. Je monte le
son mais ne bouge pas sur ma chaise.
Je me trompe rarement sur l’horaire. Voilà les ronflements
des camions. On les entend un peu moins d’ici, parce que
nous sommes plus haut, plus loin de la rue. Les moteurs que
l’on coupe, l’un après l’autre – c’est un grand convoi. Les
musiciens qui descendent sur le trottoir. On finit par deviner
les bruits les plus discrets, le choc des bottes contre le trot-
toir, le claquement des étuis que l’on ouvre, le grincement
des cuivres que l’on assemble. Je mords dans un quartier

177
yama loka terminus

de pomme que Veronika a posé dans mon assiette. Il est


un peu oxydé, amolli par un heurt, aigre. Quand elle me
regarde, je lui souris. Bien que les produits frais soient tous
devenus chers, elle s’acharne à en acheter chaque semaine.
Il y a encore des troubles en Mycrønie. Des manifestations
souverainistes à Petersbourg. Des déclarations incompré-
hensibles de la Porte Sublime. Sur notre trottoir, la fanfare
militaire se met à jouer.
Les camions suivants sont pleins de mères, de sœurs,
d’enfants. Nous ne les regardons plus passer comme les
premières fois, depuis le premier étage, portant contre leur
cœur les urnes réglementaires et les restes des défunts. Peut-
être qu’avec le temps, avec la répétition et l’accumulation de
ces horribles boîtes dans notre immeuble, notre compassion
s’est émoussée. Sans doute sommes-nous devenus plus durs.
Insensibles et dociles, comme des machines.
J’en avais fait des cauchemars, les premières semaines.
Ils venaient de nous forcer à quitter notre appartement de
rez-de-chaussée pour nous installer à l’étage du dessus. Un
déchirement. L’envoyée de la municipalité n’avait pas vingt
ans, une stagiaire peut-être, elle paraissait gênée. Veronika
lui avait préparé une chicorée, mais elle ne s’était pas assise.
Elle n’osait pas parler, bien qu’ayant tous les papiers sur elle,
l’ordre de réquisition, l’attestation de cas de force majeure.
On avait fini par lui faire avouer le pourquoi de la ­manœuvre.
Le terrain commençait à manquer. Le gouvernement provi-
soire avait ordonné la création de cimetières verticaux. Alors
nous avions imaginé, tandis que la messagère repartait avec
son bon signé, notre domicile empli de cercueils, de boîtes
empilées les unes sur les autres, de cadavres de jeunes gens
de son âge. Il n’y avait rien que nous puissions faire. Pas plus
cette fois-là que les suivantes.
Nous montons, Veronika et moi. Nous nous élevons au
sein de notre propre immeuble, d’un étage toutes les trois

178
Au-delà il n’y a que le ciel

semaines environ. Et chaque logis que nous abandonnons,


chaque lieu où nous cherchons à reprendre pied, se trans-
forme à notre suite en nouvelle nécropole. La marche funè-
bre se poursuit en dessous de nous. Des veuves montent
par l’escalier, une à une, quinze paliers en procession de
tristesse. Elles portent leurs maris, leurs fils dans les bras et
elles viennent les déposer dans la cuisine que nous occupions
hier. Dans la salle de bains. Là où se trouvait notre lit.
Veronika se lève pour faire la vaisselle mais j’aimerais
qu’elle vienne me prendre dans ses bras. Ce n’est pas le
moment. Sous nos pieds, à travers le plancher, je les devine
qui pleurent désormais. Elles inaugurent leur deuil, elles
apprennent à se séparer de ces boîtes oblongues, qui ressem-
blent à des obus et qui sont tout ce que la guerre a su leur
apporter. Elles apprennent la solitude et je voudrais qu’elles
s’en aillent. Leur tristesse me rend malade.

Sur les portes condamnées il y a le blason de la mairie, la


plaque de laiton en guise d’hommage et, dans la pochette
plastique punaisée, la liste imprimée des nouveaux martyrs.
Je ne les lis plus, à la recherche d’un nom connu, je me
contente de noter leur présence quand je pars au travail. Le
bataillon des morts. Chaque mois qui passe, ils acculent les
vivants à la retraite. Je ne croise plus de voisins dans l’esca-
lier, je ne sais même pas combien nous sommes désormais,
peut-être cinq, six foyers. Peut-être moins que ça encore. Il
y a des pétales de fleurs éparpillés dans le hall d’entrée et
des gouttes de cire durcies sur les dalles.
En descendant l’avenue jusqu’à l’arrêt de bus, je souffle
mon haleine dans le col de ma veste, espérant me tenir
chaud. Veronika doit avoir fini de nettoyer les bols et les
couverts du petit déjeuner. Elle fume une cigarette en
regardant ma silhouette s’éloigner. Ensuite elle déballera
ses machines, les montera dans le salon et se mettra au

179
yama loka terminus

t­ ravail. Elle préférait la couture, la broderie de napperons, la


confection de plats à domicile. Rien de tout ça ne rapporte
plus, de nos jours.
Elle n’a pas réussi à raccrocher le rideau de la chambre,
qui tenait depuis des années sur la même corde, à défaut de
patère. Elle était usée, les brins se détricotaient. Quand elle
lui est restée entre les mains, en deux morceaux, je lui ai
promis de lui en acheter une nouvelle.
– Une nouvelle corde, pour une nouvelle vie qui commence,
ai-je dit, pour le plaisir de la voir approuver, avec ce mouvement
de tête docile qu’elle a toujours à l’égard des propos ambigus.
Le bus arrive en retard, il brinquebale. Un ancien modèle
qu’ils ont ressorti de la fourrière pour combler les déficits
des réquisitions. Les passagers sont emmitouflés comme
des momies, le conducteur porte d’énormes moufles qui
ressemblent à des gants de cuisine. Ma place habituelle est
occupée et je m’assieds tout au fond, le plus loin possible de
la porte. Je ferme les yeux pour essayer de contenir le froid
au-dehors de moi.
Yirminadingrad, pour Veronika, c’était la fin de la soli-
tude. Pour moi, c’était la fin de la route. J’ai passé presque
dix-sept ans au volant d’un quinze tonnes, à déplacer des
produits chimiques d’une raffinerie à l’autre, par des itiné-
raires sinueux qui évitaient les péages. J’ai esquinté ma santé
à ce sport, j’y ai perdu ma jeunesse, mais j’ai réussi à en tirer
quelques sous. Il nous a fallu quatre ans de plus pour nous
décider à partir, pour vendre la maison des grands-parents
de Veronika, pour mettre nos affaires dans le camion d’Oleg
et descendre la côte. Quatre ans pour rêver ensemble et
mettre au jour nos désirs communs, pour renoncer à fonder
une famille. Nous savions que nous étions stériles, l’un avec
l’autre, et estimions inutile de désigner un responsable. Nos
rêves ont pris la forme de la grande cité, d’une nouvelle ville
et d’un nouveau toit. Les voisins nous ont aidés à passer les

180
Au-delà il n’y a que le ciel

plus gros meubles par la fenêtre, l’armoire en chêne massif


que nous avons revendu l’an dernier, son piano droit très
vite faussé par l’humidité du port. Dès que la porte de notre
nouveau domicile s’était refermée, nous avions fait l’amour
debout, dans le couloir de l’entrée. Veronika avait rajeuni et
mon nouveau travail ne m’obligeait plus à la tromper.
La pointeuse claque, vient tamponner en majuscule mon
quart d’heure de retard. Les derniers travailleurs de l’équipe
de nuit sortent. Ils ont le teint rose et, sur le perron, souf-
flent des colonnes de vapeur d’eau. Ils viennent de prendre
leur douche de fin de service. Je les envie, même si je sais
que dans huit heures, les équipiers suivants me lanceront
ce même regard.
– Sergueï. Oh, Sergueï !
J’hésite à mettre mon casque sourd et feindre de ne pas
avoir entendu l’appel de Fayçal, me mettre tout de suite au
travail. Avec les arcs électriques qui tombent des colonnes
et les nouveaux contremaîtres électroniques, je sais qu’il ne
prendra pas la peine de venir jusqu’à mon poste. Il continue
ses gestes de bras et me crie :
– Il faut qu’on parle à la pause. Pour les frais d’inscription.
La soirée de Noël.
Du pouce, je lui montre que je l’ai entendu. Que, sans
doute, je me plierai à la tradition annuelle. Je n’ai pas cette
somme à gâcher, il le sait, s’acharne à ne pas l’entendre.
Fayçal a un demi-salaire supplémentaire, versé par le syn-
dicat, et touche des à-côtés au marché noir. Depuis que les
cadres l’ont à la bonne, il se promène dans l’usine avec une
liste d’ouvriers et une boîte à chaussures, pour entasser les
billets froissés qui serviront à payer les tournées de fête.
Une première pièce métallique tombe dans son berceau.
Je n’entends presque pas le choc, en ressens seulement la
vibration, le terrible coup qui cogne dans l’abdomen. Le bras
de la ponceuse se détend. Je saisis les commandes.

181
yama loka terminus

Sur les routes du nord, au volant de mon gros véhicule qui se


faisait carapace, je pouvais penser tout au long de la nuit. Ici ce
n’est plus du tout possible. Je crois que c’est une bénédiction.

Vue de dehors, d’assez loin, vue du pont des navires de


guerre qui viennent accoster à ses pieds, notre tour n’a rien
de particulier, rien qui permette de la distinguer de ses voi-
sines. C’est là, pourtant, que se trouve notre foyer. Chaque
mois à un autre étage, chaque fois un peu plus près du toit.
Il ne nous reste plus que quatre degrés à gravir avant de nous
retrouver au sommet. De quoi tenir jusqu’au printemps si
les expropriations ne s’accélèrent pas. Quelques semaines de
l’année qui vient, pour que les conflits s’arrêtent et que nos
soldats cessent de crever.
Je repousse du mollet un chien errant venu me renifler
de trop près. Les vitres des étages supérieurs sont pleines de
reflets éblouissants. Même si Veronika était à la fenêtre, je ne
pense pas que je pourrais la voir. Je compte, pourtant, en par-
tant du rez-de-chaussée, pour retrouver notre appartement.
Elle a préparé du thé, qui m’attend près de mon fauteuil.
Le chien revient, s’acharne à me humer malgré le froid et
j’ai soudain envie de frapper son museau, du bout ferré de
mes chaussures de sécurité. Quinze étages à monter à pieds,
entouré de la tristesse de toutes ces cendres. Plus tard seize,
dix-sept, dix-huit. Dix-neuf. Où aller ensuite ?
Chez nous ça sent la soupe et le gasoil. Sous la petite
lampe du salon, Veronika coud. Elle reprise des chaussettes,
elle double de toile rêche le fond d’un pantalon. Je retire mes
couches de manteaux et elle attend que j’aie passé la porte
pour demander :
– Comment s’est passée ta journée Sergueï ? Tu dois être
mort de fatigue.
Elle prend sur mes lèvres le baiser que je lui tends,
­presque un frôlement, puis désigne du nez la tasse sur la

182
Au-delà il n’y a que le ciel

petite table, le liquide encore brûlant. Parfois elle ajoute


un commentaire sur le temps qu’il fait, ou sur sa produc-
tion de la journée, avant de se taire pour laisser place à ma
version de l’histoire.
– Ne penses-tu jamais à la suite, Veronika ? À ce qui
adviendra quand tout sera terminé ? Quand nous n’aurons
plus d’endroit où nous retrancher ?
– Sergueï, je t’en supplie, ne dis pas… ne recommence
pas…
– Ça ne sert plus à rien de lutter, tu le sais. Nous sommes
foutus. Nous n’avons plus nulle part où battre en retraite. À
peine de quoi nous nourrir. Cet appartement… c’était tout
ce que nous avions.
Son visage se fait très sérieux, et je me devine dans son
regard, un mari faible et triste, si triste, tellement difficile à
aimer. Sa voix, pourtant, n’a rien d’agressif.
– As-tu pensé à acheter la corde des rideaux ?
Je la sors de ma poche et lui tends. Sa main se referme un
instant pour retenir mes doigts.
– Nous allons nous en sortir, Sergueï. Nous l’avons tou-
jours fait.
Ensuite nous restons silencieux tandis que la nuit finit
de tomber. Elle est penchée sur son travail, dans le faisceau
jaune de la lumière. Son visage concentré. Ses doigts toujours
en mouvement. Quelque chose claque dans le chauffage
d’appoint, scories du mauvais combustible, et mes extrémi-
tés se dégèlent, la fatigue de la journée m’envahit pas à pas. Je
voudrais lui demander pardon d’avoir douté, mais même ça,
je crois, la dérangerait dans son travail. Alors je me contente
de la regarder, Veronika, avec son visage d’aujourd’hui, ce
long ovale qui est la somme de tous les visages qu’elle a
portés un jour, au cours de notre vie commune.
Je me réveille dans la nuit et me retourne sans parvenir à
rattraper le sommeil. Elle, elle dort, bercée par ses propres

183
yama loka terminus

r­ onflements. Ce sont les seuls bruits qui sourdent de l’im­meuble.


Nos nuits sont cernées de silence, désormais. Je passe à la cui-
sine pour faire couler de l’eau dans un verre, entendre râler la
tuyauterie. S’il y a quelque chose que je puisse faire pour nous
sauver, c’est maintenant que je voudrais qu’on me le dise.

Il fait encore nuit. Le froid a fendillé les rétroviseurs de


l’épave de voiture derrière laquelle je me cache. Je ne crois
pas qu’on puisse me voir depuis le coin de la rue et quand
bien même, personne ne se soucierait de me voir là. Je pour-
rais être n’importe quoi, un clochard pétrifié par le froid, un
vétéran en manque. Le couteau est plaqué contre ma peau,
sous mes habits, pour qu’il reste chaud. Je n’ai pas envie que
le contact de la lame soit trop violent. J’ai peur des réactions
brusques, peur de blesser Fayçal.
Il arrive toujours une heure avant la relève, pour discuter
avec ceux de l’équipe de nuit, prendre les doléances, distri-
buer les tracts. Encaisser les sous de la soirée de Noël. Je ne
saurais dire combien d’argent il y a dans le pot commun.
Assez pour payer deux allers simples d’autocar, boire un café
en route, prendre une chambre d’hôtel à l’arrivée. Assez pour
quitter Yirminadingrad, j’espère. Je bats la semelle sur mon
coin de trottoir, guettant sa venue. Une sirène très grave, au
loin. Le couteau est suffisamment long pour lui faire peur,
suffisamment tranchant.
– Mais… Lâche-moi, Sergueï. Qu’est-ce qui te prend,
bon sang ?
– La boîte. Je veux la boîte, Fayçal. Maintenant.
Il ne cherche pas à se débattre mais je crois que j’ai bien
plus peur que lui. Sur sa pomme d’Adam, ma lame joue
contre la repousse des poils. Je pourrais lui trancher la gorge
par erreur.
– Quelle… Quelle boîte ?
– Les sous de la quête. Je veux tout.

184
Au-delà il n’y a que le ciel

– Je… Calme-toi, Sergueï, s’il te plaît. On va en discuter


calmement, tu veux bien ?
Les environs sont déserts. Fayçal fait la même taille que
moi, mais il a quinze ans de moins et est en bien meilleure
forme. Je ne peux lui laisser la moindre chance. Quand
je resserre mon étreinte une partie de moi crie de ne pas
couper la chair.
– Donne-moi l’argent.
Il se crispe.
– Tu… Je ne l’ai pas, Sergueï… Je le laisse dans mon
casier le soir… Pour pas risquer de le perdre… Cet argent
n’est pas à moi.
Je me vois entrer avec lui dans l’usine. Avancer jusqu’aux
vestiaires. Le forcer à ouvrir la porte pour me donner accès
au magot. Le tout sans rencontrer de résistance.
Impossible.
– Je ne te crois pas. Vide tes poches.
– Laisse… laisse-moi respirer…
Cette fois je crois que je l’ai coupé pour de bon. Mais
même s’il saignait je ne pourrais pas le sentir, à cause de
mes gants.
– Vide tes poches, Fayçal.
Il obéit alors très vite, en tâtonnant, sans s’autoriser à baisser
la tête. Maintenant la lame doit être froide contre sa gorge. Il
retire des poignées d’objets sans valeur, des clés, des mouchoirs
en boule, de la monnaie qu’il laisse tomber contre une flaque
verglacée. Ses mains replongent. Un bruit étrange, comme
étranglé, s’échappe de sa poitrine. Il ravale un sanglot.
– Qui te l’a dit Sergueï ? Oh, je t’en supplie, ne me le
prends pas, ils me tueront, tu sais qu’ils me tueront, ne
m’oblige pas à faire ça, je t’en supplie…
Et, tandis qu’il parle, il extrait du fond de son manteau
un petit parallélépipède emballé de papier journal, et le tend
vers moi, vers son dos, en aveugle.

185
yama loka terminus

Il tombe de lui-même quand je le lâche. Son visage est


comme un masque de carnaval. De la haine, de la peur peut-
être, à cause de la pointe du couteau toujours dirigée vers lui.
J’empoche le paquet et tourne les talons, marche de plus en
plus vite, tourne le coin. Je cours. Je n’ai pas vu de sang sur
son écharpe, peut-être ne l’ai-je pas blessé, finalement.
J’arrête un van qui descend l’avenue suivante, me jetant pres-
que sous ses roues. C’est inutile, je le sais, je ne suis pas suivi. Le
véhicule est plein de conscrits qui descendent vers le port, tout
somnolents de leur permission, ils sentent l’alcool et le tabac.
Entre mes jambes, dans un pli du manteau, je déchire l’emballage
pour palper les billets de cent. Une impressionnante épaisseur.
Plus d’argent que je n’en ai jamais tenu dans mes mains. Le solde
de trafics, qui sait, ou alors des pots-de-vin pour la direction. Il
va falloir que nous quittions la ville sans tarder.
Je descends avant la gare, m’offre un café, une part de
tarte pour faire de la monnaie. L’énorme tenancière grogne
sous sa chapka, vérifie le filigrane sous une lampe fluo bri-
colée, me dévisage à plusieurs reprises avant de se décider
à rendre le change. Je sors, traverse la rue, avance trente
mètres et hèle un taxi quand je suis hors de vue. Le jour se
lève, donnant un instant au ciel cette teinte vieux rose que
je croyais n’appartenir qu’aux photographies.

Dans le hall de notre immeuble il n’y a jamais un bruit.


Personne ne m’y attend. Pas de guet-apens.
Je n’ai plus qu’à monter les escaliers à pied, pour la der-
nière fois. Les portes condamnées, sur chaque palier, pro-
tègent des contingents de soldats tombés au champ d’hon-
neur. Peut-être me sens-je coupable d’être trop vieux pour
aller me battre, trop vieux pour avoir le droit de mourir.
Tout cet argent.
Veronika va rire, elle dira :
– Que veux-tu qu’on fasse de tout ça, Sergueï ?

186
Au-delà il n’y a que le ciel

On l’enterrera dans un coin du jardin, en attendant le retour


du printemps. On n’y prendra que de quoi payer une petite
maison et un lopin de terre à travailler, une camionnette aussi,
pour vendre nos surplus à la ville la plus proche. Le reste on
le cachera soigneusement. Ou peut-être qu’on en utilisera un
peu pour partir en vacances, une croisière toute simple jusqu’à
l’Adriatique, on descendra au bar du cargo les samedis soirs, on
s’offrira une bouteille de vin et on demandera au disc-jockey
de remettre ces vieilles rengaines, celles qu’on écoutait dans
notre adolescence. On dansera, peut-être.
Tout cet argent, toutes ces promesses. L’essentiel est d’ar-
river à faire les bagages rapidement, trouver un car qui nous
sorte d’ici et quitter la ville sans nous faire arrêter. Il me faut
l’annoncer à Veronika le plus simplement possible. Cacher
le couteau, là par exemple, dans le placard des compteurs
électriques du onzième. Personne ne viendra plus les rele-
ver de toute façon. Maintenant me calmer un peu, donner
l’impression de savoir ce que je fais.
– Veronika, ma chérie, nous partons. J’ai trouvé de quoi
nous offrir les tickets.
Trouvé ? Offrir ?
– J’ai de quoi payer les tickets, ma chérie. Faisons les
bagages. Nous ne serons plus jamais forcés à déménager.
Déjà la porte. Je retrouve les clés dans mon pantalon,
j’ouvre, je m’entends annoncer :
– Veronika, mon amour. C’est aujourd’hui que nous
partons.
Le napperon, posé bien droit sur le dessus de son fauteuil.
La table, épongée, déjà sèche. Ses machines encore dans
leurs emballages.
Je passe dans la chambre. Il y a un mot sur l’oreiller, écrit
en belles cursives sur le papier à lettre bleu, celui qu’elle
n’utilise que pour écrire à ses nièces. Je ne prends pas le
temps de lire, je suis déjà dans la salle de bains.

187
yama loka terminus

Une mule dans la baignoire, tombée dans le peu de sang


qui a coulé. Le pied nu qui se balance encore un peu, à peine
un mètre au-dessus. Et, autour de son cou, arrimé au crochet
de la douche, la nouvelle corde, celle des rideaux.
Elle sourit, le visage tourné vers la lucarne sale, comme
si elle pouvait encore y deviner la mer.
– Veronika.
Sache ce que je te réserve

Au-dessus de la mer Noire, je fais la course avec le soleil.


Tandis que je fuis la lumière qui finira toujours par me rat-
traper, Yirminadingrad m’apparaît comme une constellation
artificielle que je tente de déchiffrer.
Les lumières de l’aube diffèrent de celles du crépuscule :
je dresse mentalement la carte de la ville et j’y superpose les
étoiles électriques que sont les fenêtres à cette altitude – et,
soudain, je sens danser les chiffres en moi – taux d’habita-
tion, activité économique, consommation des ménages…
Je profite pendant quelques instants fragiles de la beauté
statistique de la ville avant que le soleil ne se lève et ne revienne
découper l’espace sous la forme inférieure de la géométrie,
avant que la lumière ne soit plus qu’un reflet sur les structures
architecturales où dominent le verre et l’acier, qu’elle éclipse
l’expression directe de l’ordonnancement des choses.
Quelques minutes plus tard je pose mon microjet mal­
gache sur la piste d’atterrissage. Le soleil levé me fait penser à
mes parents, à l’accident de voiture, à leur obsession pour les
­formes et les surfaces. Je n’ai pas eu la tentation, pas même une
seconde, de me crasher sur la bande d’asphalte miroitante.

189
yama loka terminus

– Vaughan, me dit Iakoub quand j’entre dans l’ancien


entrepôt, il t’a déjà visio trois fois.
Je grogne quelque chose comme un merci en rentrant
dans mon bureau. Il, c’est Roman Kôbô, le président-
directeur général de Micron Inc., notre principal client. Je
referme la porte derrière moi et m’assieds dans le large fau-
teuil en cuir qui me sert de poste de pilotage quand je suis
au sol. Je m’enfonce dans le derme mort et profond, caresse
les courbes sensuelles de l’accoudoir. J’allume un cigare
hongrois au goût érotique et cherche un fond de bouteille
qui aurait échappé au désastre en attendant qu’il rappelle.
Mon bureau : cendriers aux arrondis élégants, design néo-
moderne, à moitié pleins, appelant une caresse timide du
bout des doigts (sept), bouteilles de vodka vides, incurvées
comme des corps de femme (quatre), boîtiers de DVD qui
servent de sous-bocks, transparents comme de la lingerie
fine (une douzaine, peut-être plus).
Mon visage scintille sur un des écrans tentateurs qui
recouvrent un mur entier (trois fois sept) : mes traits fatigués,
reproduits par une des dix-sept caméras vidéo qui épient mon
espace quotidien, qui transforment la surveillance en voyeu-
risme. L’existence de mon visage est une hypothèse nécessaire
pour comprendre le paysage psychique de Yirminadingrad :
autour, un écran éteint, une chaîne d’info en continu, une
Pontiac blanche, élancée et désirable, garée devant l’entrepôt,
un film pornographique, les courbes généreuses de la Bourse
et un vieux film d’enfance, là-bas à Londres. Surfaces, sur-
faces, je dois descendre plus profond.
Soudain, sur un écran, s’affichent les images d’une catas-
trophe aérienne en Annexie… Des restes de fuselage, gainés
de flammes, caressés par le désastre, qui con­trastent avec
les images d’une double pénétration. J’utilise la console
pour juxtaposer les deux images mais la numéricité des
corps ne s’agence pas.

190
Sache ce que je te réserve

Je ne vois rien.

La fille de Roman me fait une impression bizarre. Elle


débarque accompagnée de son chauffeur, un type mince et
inexpressif en costume chinois et lunettes de soleil. Elle ne me
sourit pas en me serrant la main. J’étudie attentivement son
visage en lui expliquant la procédure. Elle ne ressemble pas à
son père. On ne devine pas chez elle l’ascendance asiatique.
La pâleur de sa peau est délicate, son maquillage semble
une laque de buffet ancien, son visage est un ovale parfait
avec des pommettes hautes, son épiderme est lisse et pré-
cisément tendu sur les os, usiné à la perfection. Ses yeux se
posent sur moi avec indifférence, quelque chose de glacé, de
méprisant dans l’éclat. Sa bouche est figée en moue désap-
probatrice. Ses formes contrastent douloureusement avec
son langage corporel : il n’y a aucune chaleur dans ses gestes,
dans ses mouvements, elle a cette raideur et cette confiance
froide que l’on ne rencontre habituellement que chez les
danseuses et les tueurs professionnels. Elle ne doit pas avoir
plus de vingt ans.
Elle m’écoute d’une oreille distraite, visiblement ennuyée,
puis me suit jusqu’à l’installation.

Quand j’ai fondé ma propre compagnie aérienne, je


n’avais pas encore Roman et ses deux vols quotidiens entre
Yirminadingrad et l’île artificielle où il a construit les locaux
de Micron Inc. J’avais du mal à joindre les deux bouts.
Comme j’avais suivi des études de psychologie comporte-
mentale et qu’avec l’augmentation des accidents, la phobie de
voler prenait de plus en plus d’ampleur, je me suis lancé dans
le thérapeutique : j’ai monté un siège de Boeing sur vérins
hydrauliques, et, à partir de vidéos prises pendant des vols, j’ai
programmé plusieurs séquences traumatiques dans un logiciel
de réalité virtuelle. J’ai commencé à recevoir des clients.

191
yama loka terminus

Ça m’a rapporté suffisamment pour faire les investisse-


ments que la banque refusait de financer. Ça m’a aussi per-
mis de me faire des relations : dans une société telle que la
nôtre, où les psys sont partout, des écoles aux tribunaux en
passant par l’industrie musicale, je me suis fait une réputa-
tion parmi les riches clients qui pouvaient se payer ce genre
de thérapie individuelle.
Je n’ai jamais rencontré de véritable survivant de catastro-
phe aérienne. Je doutais d’ailleurs que ce genre d’expérience,
cette rupture brutale d’avec une vie pacifiée, puisse être
décrits dans les termes de notre psychologie archaïque. J’er-
rais de névrose en névrose, de jeunes femmes aux fantasmes
amoureux parasités par la violence phallique de fuselages
d’acier, en hommes terrifiés par l’association pathologique
de l’avidité des réacteurs au décollage et du vagin de leur
épouse.
Le plus frustrant était de constater qu’ils étaient amou-
reux de leurs propres angoisses, comme si leurs névroses
étaient devenues des paysages psychiques nécessaires et
suffisants, aussi fascinants que le tourisme sexuel, les jeux
vidéos ou la guerre, et bien moins dangereux. En un sens,
leurs fantasmes étaient devenus plus réels que le sexe concret.
Les civilisés ne pouvaient plus supporter la violence que
comme idée, comme représentation, et la barbarie du désir
ne survivait que dans l’intimité de leur conscience, dans les
arrière-mondes de la pathologie sexuelle. Ces gens étaient
aux survivants de catastrophes aériennes ce que les adeptes
du sadomasochisme sont aux victimes d’un viol.
Je rêvais de rencontrer des témoins de crashs qui seuls,
je le savais, pourraient me guider sur la voie d’une nouvelle
psychologie de masse. Confrontés à l’irruption d’une telle
violence, un événement aussi pur et intense, eux seuls pou-
vaient développer de véritables psychoses sexuelles, de réels
indices d’une évolution mentale.

192
Sache ce que je te réserve

Mais je n’avais que de jeunes et riches patients qui se délec-


taient de leurs névroses banales, dont ils se persuadaient ­qu’elles
les rendaient différents, uniques. C’est pourtant grâce à eux
que j’ai rencontré Roman, dans une soirée mondaine. Quand
il a appris que je possédais un avion de ligne, il m’a parlé de
son projet bizarre : fonder sa société sur une île artificielle,
à plusieurs centaines de kilomètres de Yirminadingrad. Il
m’a immédiatement proposé un contrat d’exclusivité pour le
transport des employés qui ne vivraient pas sur place et j’ai
accepté. J’ai depuis laissé tomber la thérapie. J’ai également
abandonné mon indépendance. Je ne peux plus rien refuser
à Roman. Personne ne peut le priver de ce qu’il désire.

Elle s’assied dans le siège et chausse les lunettes qui lui


feront voir l’intérieur d’un avion. Je mets en marche la trame
sonore et clique pour lancer la procédure de décollage. Le
siège s’incline violemment vers l’arrière pour simuler l’arra-
chement à la pesanteur terrestre. Je la regarde. Mes yeux se
tournent alternativement vers la scène réelle et vers l’écran
qui montre ce que la caméra enregistre.
Elle n’a aucune réaction. Ses cuisses, lisses et pales sous la
jupe haute couture, restent serrées. Sa poitrine s’élève et s’abaisse
régulièrement. Ses battements cardiaques n’augmentent pas et,
si ses doigts tapotent l’accoudoir du fauteuil, c’est sans doute
plus par ennui que par peur. Au bout d’un quart d’heure, je
procède à la simulation de l’atterrissage. Rien non plus.
Elle enlève les lunettes et me regarde comme si elle était
satisfaite de l’échec de l’expérience.
– C’est faux, dit-elle en replaçant une mèche derrière son
oreille droite, c’est une simulation. Rien à voir avec la réalité.
Je n’ai pas peur des images.
Puis elle se lève et se dirige vers la sortie sans un regard
vers moi. Je l’accompagne à la porte et la regarde se glisser à
l’arrière de la berline de luxe dans laquelle elle est arrivée.

193
yama loka terminus

– Mon père voudra que vous essayiez de nouveau, dit-elle


avec un sourire sans chaleur, presque agressif. Faisons plaisir
à ce vieux fou. Je vous verrai demain, à midi.
Je rentre et ouvre une nouvelle bouteille de vodka, vague-
ment en colère. Normalement, la simulation provoque tou-
jours une réaction chez le sujet. Quand vous êtes phobique,
être confronté à l’image de votre peur, même si ce n’est pas
réel, suffit à déclencher une réaction de panique.
Dans son livre, Demowicz raconte que les trois survi-
vants du vol 7021 de la PanEuropa ne pouvaient même pas
approcher d’un aéroport sans que cela ne déclenche chez eux
une attaque de panique. Les souvenirs des cadavres, de la
fusion des corps et du métal dans l’incendie les hantaient,
entraînant des pulsions perverses autrement plus intéres-
santes que celles de mes propres patients. La jeune femme
qui avait survécu était terrifiée par l’impression que, si elle
faisait l’amour, elle pourrait s’imaginer se voir en train de le
faire. Elle disait que l’idée même de l’orgasme la répugnait,
comme s’il était l’équivalent intime de la catastrophe.
Il y a quelque chose dans cette fille, un paramètre qui
m’échappe.

Le lendemain, je suis prêt et la séance est beaucoup plus


satisfaisante. Quelques minutes après le décollage je passe
une séquence que j’avais montée pour mon usage personnel
et que je n’avais jamais montrée à aucun de mes patients : il y
a une explosion à bord et les lumières vacillent. Des passagers
défigurés par les flammes hurlent tandis que la carlingue se
met à vibrer, prête à se disloquer dans un feulement. Le siège
est agité de soubresauts orgasmiques puis se cabre vers l’avant,
immobilisé par la chute virtuelle de l’appareil vers le sol.
Ses mains agrippent les accoudoirs, des gouttes de sueur
se mettent à ruisseler sur son visage parfait. L’écartement
de ses cuisses entrouvertes découperait dans l’espace un

194
Sache ce que je te réserve

triangle équilatéral si le sommet de la figure, au niveau de


son pubis, n’était pas dissimulé par la ligne médiatrice du
bas de sa jupe haute couture. Elle halète, respire avec peine,
bruyante, par à-coups.
Je suis tellement fasciné par le spectacle qu’il me faut de
nombreuses secondes (trente et une), avant de réaliser qu’elle
est en train de hurler, qu’elle n’a pas la force de se lever ou
d’arracher les lunettes de son visage, qu’elle est tétanisée par
la peur. Battements cardiaques : cent soixante-dix pulsations
par minute. Température corporelle : trente-huit degrés six.
Fréquence respiratoire : quatre inspirations par seconde.
J’interromps le programme et lui offre un verre d’eau.
Elle trempe ses lèvres dans le liquide, me demande si je n’ai
rien de plus fort. Je lui verse un doigt de vodka qu’elle avale
d’un trait, puis me regarde, son visage déformé de haine.
Elle jette le verre à mon visage en me traitant de salaud
puis se met à sangloter. Enfin elle se lève sans me regarder
et court vers la sortie.
Quand j’arrive dehors, il n’y a plus personne.

J’essaie de joindre Roman toute la journée pour lui expli-


quer ce qui s’est passé, mais son armada de secrétaires m’ex-
plique qu’il est en conférence avec le ministre. Depuis deux
jours ?
– Depuis deux jours, oui.
Comme je n’arrive pas à dormir et que je suis trop ner-
veux pour piloter, je vais faire un tour en voiture dans Yir-
minadingrad. J’admire les constructions élancées, les tours
ultramodernes qui sont sorties de terre ces dernières années,
la flamboyance de cette ville transfigurée par le succès et
l’argent facile. Portrait de Yirminadingrad en succube séduc-
trice, impossible à assouvir.
Sans m’en rendre compte je me retrouve dans le quartier
du vieux port à la recherche d’une prostituée. Je repousse les

195
yama loka terminus

avances d’une douzaine de filles avant de trouver celle dont la


silhouette, la nuance de peau et le galbe des cuisses correspon-
dent. Je fais ouvrir une boutique de haute couture en pleine
nuit par une de mes connaissances afin d’acheter l’ensemble
jupe-tailleur qui ressemble le plus à ce qu’elle portait.
Je ramène ensuite la fille à l’entrepôt et la fais s’asseoir dans
le siège que je règle à la bonne inclinaison. Je suis légèrement
déçu quand elle se déshabille pour se changer, quand je
m’aperçois que ses seins sont siliconés, qu’ils ne res­semblent
en rien à ce que je cherchais. Ses cuisses, cependant, sont
parfaites et son sexe n’est pas totalement rasé, contrairement
à celui de la plupart des putes que je connais. Je la filme
en train de remonter sa jupe, de réaliser l’achèvement du
triangle et sa symétrie avec celui des poils pubiens.
Elle masturbe son clitoris quand je lui ordonne, puis
écarte les lèvres de son sexe avant d’y glisser un doigt. Au
bout de dix minutes je la paie et lui demande de s’en aller.
Je passe le reste de la nuit à monter ses images avec celles
de la séance de l’après-midi. J’ai du mal à lire le chiffre de
leurs deux corps amalgamés sur l’écran, il me faut deux
­heures de retouches pour que les cuisses prennent exacte-
ment la même lumière. Mais, quand j’achève mon travail,
j’atteins une sorte d’équilibre, fragile et intense.
J’utilise pour le son l’enregistrement des battements de son
cœur, amplifiés à cent décibels, et me masturbe en regardant
la vidéo en boucle. Les images défilent devant mes yeux,
les chiffres dans mon esprit : statistiques de catastrophes
aériennes, probabilités d’incident par compagnie, nombre
de victimes par an depuis X années…

Quand je me lève le lendemain et descends dans le han-


gar, Iakoub me dit que ma cliente est déjà là. Je jette un
œil dehors, aperçois la voiture et le chauffeur. Je ne pensais
pas qu’elle reviendrait. Pas après la séance d’hier. Je monte

196
Sache ce que je te réserve

jusqu’au bureau et ouvre la porte. La pièce est plongée dans


la pénombre, seulement éclairée par les écrans, qui passent
et repassent mon montage final.
– Espèce de porc. Espèce d’ignoble et dégueulasse per-
vers, me lance-t-elle quand elle s’aperçoit de ma présence.
Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit. Elle se lève et
me gifle violemment, d’un revers de main. Je ne dis rien quand
elle m’insulte, elle me frappe une seconde fois. Au moment où
elle lève le bras pour me gifler à nouveau, j’attrape son poignet
et, comme elle se débat, la plaque contre le mur.
Je suis soudain en train de la toucher, de caresser son
corps froid, dur comme de l’acier, son corps qui me résiste,
qui n’est que résistance. J’essaie de l’embrasser. Il n’y a que
mon désir, que l’absence du sien. Je compte mentalement
le halètement de sa lutte, mais elle ne crie pas, elle refuse
de crier et mon regard croise le sien, je ne sais plus ce que je
vais faire, mais je sens son corps mollir sous mes caresses,
je la sens céder, s’abandonner…
Je l’embrasse à pleine bouche et elle me rend mon baiser
mais quand je commence à la déshabiller elle me repousse
vers le fauteuil, m’invite à m’asseoir, déboutonne mon
pantalon. Elle sort mon sexe et commence à le caresser,
d’abord lentement, puis de plus en plus vite, tandis que nous
regardons tous les deux les images qui défilent. Je sens que
j’y suis presque, que les surfaces deviennent autres choses,
qu’elles disent les rapports, les proportions, les risques à être
au monde et le chiffre secret de la catastrophe. Je compte
dans ma tête les allers-retours de sa main sur mon sexe : un,
deux, trois, quatre, cinq…
Deux cent douze. Je jouis.

Cela fait des jours et des jours que je suis incapable de dor-
mir. Il y a l’obsession de son corps inaccessible et rien de plus.
Mon esprit est un écran où se jouent des actes sexuels d’une

197
yama loka terminus

incroyable cruauté. Des scènes de viol de plus en plus réalistes


dans des décors catastrophiques de plus en plus précis.
Elle refuse de venir à l’entrepôt et nous ne nous rencon-
trons que dans des endroits publics, à l’opéra (une fois), des
soirées privées (quatre), des cinémas (deux). Nos rapports
se réduisent à des attouchements d’adolescents et quand
nous sommes seuls quelques instants je suis à la limite de la
­prendre de force. Elle trouve toujours un moyen de m’échap-
per. La situation affûte ma compréhension. Je suis pris dans
un nœud d’images de sexe et de violence. Je suis sur le point
de comprendre. De saisir le secret.
Je n’ai pas parlé à Roman depuis une semaine, il est trop
occupé à son projet incompréhensible pour que je le joigne.
J’ai vu à la télévision qu’il avait signé un accord avec l’État. Il
va prendre en charge les retraites et la santé de ses employés,
ainsi que tous les services publics de l’île en échange d’un
allégement d’impôts.
Elle m’a ri au nez quand j’ai sous-entendu que, cette fois,
il s’était bel et bien fait avoir. Elle m’a dit qu’il était bien plus
malin que je ne pouvais le penser, que ce qu’il était en train
de faire était énorme, incroyable, irréversible. Je n’ai pas pu
en apprendre plus : elle a fait un grand sourire à un autre
invité, qu’elle a couru rejoindre en me plantant là.

La limousine roule lentement sur le Strip. Sa main est


posée sur mon sexe. Elle me chuchote à l’oreille qu’elle a
réservé une suite aux Jardins de Babylone pour plus tard.
Nous passons entre les casinos, symboles clinquants de la
renaissance de Yirminadingrad, le Las Vegas de l’Est.
Le chauffeur porte toujours ses saloperies de Ray-Ban
mais je sais qu’il me surveille dans le rétroviseur. Nous
passons devant le Blockhaus, gris et inquiétant, avec ses
silos à missiles recouverts de publicités, clamant à ceux
qui le contemplent les noces lascives de la guerre et de la

198
Sache ce que je te réserve

consommation. Puis la Machine molle, surplombée par un


centipède géant qui la surplombe et scintille, me regardant
de ses yeux morts. Les trois tours du Dante brillent dans la
nuit, rouge, grise et blanche, murmurant leurs promesses de
rédemption. Des publicités défilent : sex-shows (dix-sept),
dentifrice (sept), casino (neuf), films expérimentaux (trois),
armes blanches (une), assurance-vie (une).
Nous passons une bonne partie de la nuit à jouer à la
roulette dans la salle principale du King in Yellow, loin du
vacarme des machines à sous et de la populace. Elle joue
gros, boit beaucoup, perd avec application. Elle dilapide des
sommes fantastiques avec un plaisir évident.
Moi, je suis perdu dans les nombres. Les probabilités
dansent dans mon esprit, les chiffres m’intoxiquent autant
que le champagne et je dérive en étudiant les jeux, en voyant
se déployer les tragédies microscopiques des probabilités. Je
pense à la loi des événements indépendants. Je pense à Ed
Thorp et Manny Kimmel, le mathématicien et le mafieux,
à leur raid sur Reno alors qu’on envoyait le premier singe
dans l’espace, prémices à des catastrophes jusque-là inima-
ginables, à la façon dont ils ont révolutionné le black-jack
grâce aux statistiques, au comptage des cartes.
Je regarde les dés tournoyer et désire avec angoisse com-
prendre les théorèmes qui régissent la numéricité du tirage,
leurs rapports avec la mécanique des fluides, les trajectoires
non galiléennes des cubes en os, le point d’impact sur le
tapis vert, le chaos de leurs projections différentielles.
Quand nous quittons le casino pour nous rendre à l’hôtel,
j’ai l’impression exaltante d’être en train de devenir fou, de
tout comprendre. Les images de son corps alternent dans ma
tête avec celles de corps morts, écrasés par une catastrophe
aérienne idéale. Dans l’ascenseur, elle me met un bandeau
sur les yeux puis me fait sniffer de la cocaïne sur un de ses
ongles manucurés.

199
yama loka terminus

Nous pénétrons dans la chambre et elle m’attache aux


barreaux du lit. Je sens sa bouche sur mon corps brûlant de
désir comme un réacteur en flammes. Elle avale mon sexe
et je ne vois rien, je suis obligé d’imaginer les segments qui
apparaissent et disparaissent. Je l’entends s’étouffer sur ma
verge, je sens la salive couler sur mon bas-ventre.
Elle s’assied soudain sur mon pénis tendu, ondule de plus
en plus vite. Je suis écartelé entre le plaisir et une migraine
affreuse, clignotant de statistiques morbides. L’impression
qu’elle a retourné mon désir de la violer à son profit me fait
tourner la tête. Je calcule à haute voix la fréquence de ses
va-et-vient. Au moment où j’éjacule violemment, je hurle le
chiffre de notre union, je perds connaissance.
Je suis seul quand je m’éveille et on m’a détaché. Il y a
une petite caméra sur un trépied relié à la télévision face au
lit. La vidéo de nos deux corps enchevêtrés tourne en boucle
et… ce n’est pas elle. C’est la prostituée que j’avais engagée
pour jouer son rôle sur le théâtre de mes fantasmes.
Je me masturbe deux fois puis j’éteins le téléviseur et
contemple l’écran blanc et vide.

Elle ne m’a pas rappelé pendant trois jours. Je n’ai fait


aucune mention de cette nuit-là. Elle non plus. Elle me
donne rendez-vous à l’aube au vieux port. Les débardeurs
grecs y font leur trafic une fois par mois. Ils revendent les
épaves au plus offrant en buvant de l’ouzo, en s’insultant les
uns les autres dans une odeur de café noir, de sueur.
Nous marchons trois cent cinquante-deux pas sans rien
dire entre les stands (vingt-huit), son chauffeur derrière
nous. Cette fille, à peine une gamine, est une clé, le cataly-
seur d’une catastrophe, la prêtresse d’un désastre.
Quand le type retire la bâche et que je vois le Cesna, je
sens quelque chose se passer dans mes entrailles, comme si
le message, quel qu’il soit, se mettait peu à peu en place. Elle

200
Sache ce que je te réserve

sourit et demande son prix au vendeur qui annonce sept fois


trente mille puis me met une main sur l’épaule et me guide
vers un bidon rouillé. Il me laisse choisir ma chaise et nous
sert deux verres pleins à ras bord, avale le sien d’un coup.
Je bois et il m’adresse un grand sourire édenté, met son
coude sur la table, paume ouverte. C’est leur façon de tra-
vailler : pas de marchandage, la ristourne se fait en fonction
du temps que le vendeur met à vous écraser le bras sur la
table. Je ne risque pas de le battre : il est bâti comme le bidon
sur lequel nous allons faire notre partie de bras de fer, ses
biceps ont la taille de mes cuisses. Quand je prends sa main
dans la mienne, elle est étonnamment douce. Mon bras plie
pratiquement immédiatement.
Elle m’embrasse sur la joue puis propose ma revanche au
type, qui fait non de la tête.

Iakoub a remis le Cesna en état de marche. Il ne lui a


fallu que trois jours. Tout est pratiquement d’origine sauf
le système de pilotage automatique. Elle me dit qu’elle veut
voler avec moi, qu’elle n’aura pas peur si je suis là, que ce
qu’elle ressent pour moi est tellement fort qu’elle ne pensera
qu’à ça. Je dis que je vais lui montrer comment fuir le soleil,
comment chevaucher la nuit.
La voilà à deux doigts de paniquer. Je branche le pilote
automatique et me tourne vers elle pour prendre sa main.
Elle respire profondément, me demande de lui parler, dit
que ça la calmera. Elle me demande de lui parler de mon
obsession pour les catastrophes aériennes.
Je lui dis que les catastrophes aériennes possèdent leur
propre beauté. Assister à un crash, c’est toucher au sublime.
Mes parents étaient obsédés par les accidents de voiture,
par la géométrie des plaies formées par l’impact de la chair
et de la machine. Pour eux, l’accident de voiture était une
métaphore de l’acte sexuel et inversement.

201
yama loka terminus

Ils n’avaient pas compris les limites de ce genre d’expé­riences :


l’accident de voiture reste une vérification individualiste,
petite-bourgeoise, dont la beauté n’est jamais que géométrie,
trajectoires, surfaces. La catastrophe aérienne est plus à même
de décrire la sexualité d’une espèce massifiée : il y a un saut
qualitatif de l’accident d’avion, une dislocation au-delà des
corps individuels, une destruction de l’individualité elle-même
– la catastrophe prend une autre dimension parce qu’elle est
quantitative, qu’elle décrit un monde statistique. Elle ne se
déroule pas dans l’espace concret des autoroutes mais dans
celui, plus abstrait et plus riche en potentialité, du ciel.
À mesure que le transport aérien s’est développé, on s’est
rendu compte qu’il existait un niveau maximal de sécurité
possible, qui n’était que très difficilement améliorable : plus
il y a de trafic aérien, plus il y aura d’accidents. Catastrophes
inévitables. Prendre l’avion, c’est prendre un risque, un risque
essentiellement non maîtrisable. Contrairement au pilote, le
sort du passager normal est de ne pas contrôler son destin : il
n’a aucune chance d’échapper à ce qui doit arriver, il n’a pas
le choix de voler moins vite ou de donner un coup de volant
pour éviter un obstacle. Il est à la merci des choses.
L’accident de voiture n’est plus à même de décrire notre psy-
chologie : la sécurité routière, l’acharnement judiciaire contre
les auteurs d’accidents de la route ne sont pas des coïncidences,
ils correspondent à l’impossibilité de considérer le meurtre
impuni comme une possibilité de la civilisation. Au contraire,
le crash aérien nous renvoie à notre double condition face au
meurtre de masse, celle de témoin, celle de victime.
Le crash d’un avion n’est pas une histoire individuelle,
n’est pas narratif : il est de l’ordre de la pornographie la
plus pure, celle qui ne s’encombre pas de scénario et qui, si
elle reste prise dans une certaine esthétique des formes, des
corps et de leur géométrie, tend à une dimension numérique
– toujours plus, toujours plus vite : le nombre de partenaires

202
Sache ce que je te réserve

se multiplie, le chiffre des corps, la taille du sexe ou des


seins deviennent prédominants. Les magazines féminins
s’interrogent sur le nombre d’orgasmes possibles au cours
d’un seul rapport sexuel.
Il n’y a plus simplement ce découpage d’actes en fonction
de parties du corps, fellation, pénétration vaginale, sodomie,
mais un enchaînement quantitatif d’actes purs, une énumé-
ration, un compte idéel. Il n’y a pas la marque individuelle
de la blessure, mais la trace de la pureté d’un événement.
Je pose la main sur sa cuisse et je lui dis que j’ai envie d’elle.
Le pilote automatique fait la course avec le soleil et elle délivre
mon sexe de mon pantalon. Elle commence à me masturber
lentement et je dois me retenir, compter pour ne pas jouir
immédiatement. Je sens croître une sensation de vertige, de
chute… Elle a débranché le pilote automatique.
J’essaie de la repousser pour le remettre en route, pour
reprendre le contrôle manuel, mais elle me maintient dans
mon siège, sourit. Je ne résiste plus alors que nous perdons
de l’altitude, fonçant vers la mer. Quand j’éjacule sur les
commandes, elle me laisse prendre le manche, constellé de
perles de sperme. Je lutte un instant contre la force d’inertie
qui nous entraîne vers la mort et, pratiquement au dernier
moment, parviens à redresser l’appareil. J’ai l’impression que
mon cœur va exploser lorsque je me pose sur la piste.
Elle murmure quelque chose qui sonne comme « jamais »
à mon oreille, avant de quitter le cockpit et de partir en
courant.

Cette nuit-là, je rêve de flammes et de chiffres. J’imagine


que je la prends de force sur une piste d’atterrissage, mar-
telant son visage de coups jusqu’à ce qu’un avion s’écrase
près de nous. J’imagine tous les hommes d’un vol perdu, la
violant un par un alors que l’avion se précipite vers la mer.
J’imagine son corps brûlé que je pénètre avec les débris d’un

203
yama loka terminus

crash : des phallus d’acier, de verre et de plastique, produits


d’une apocalypse technologique idéale.
C’est l’odeur de fumée qui me réveille. L’incendie est en
train de dévaster le hangar et je me retrouve à courir sur la
piste glacée, espérant aller assez vite pour m’en tirer avant
que le kérosène ne prenne feu.
Et elle est là, souriante, fumant un de mes cigares, filmant
l’incendie de tout ce qui m’appartenait. Son chauffeur est
derrière elle, il y a un jerrican à ses pieds. Je me jette sur
elle, mais l’homme s’interpose entre nous. Je lui envoie une
droite, il fait un pas traînant sur le côté, attrape mon poignet
de sa main gauche. Poursuivant son mouvement, il met son
autre main sur mon coude, se baisse, jambe droite pliée,
jambe gauche tendue. Quand mon bras heurte sa jambe
arrière, il y a un claquement dans mon coude, dans mon
avant-bras, puis plus rien à part la douleur. À travers mes
larmes, je la vois se pencher vers moi, me sourire avant de
poser la caméra à mes côtés.
– Ça te fera un souvenir, je sais que tu aimes regarder. J’espère
que tu penseras à moi… Et, s’il te plaît, ne te considère pas
comme une victime. Moi-même, quand j’ai su que tu allais me
violer dans ton bureau, je ne me suis jamais considérée comme
une victime. Je n’ai jamais cédé. Et je t’ai vaincu.
Longtemps après qu’elle est partie, je suis encore allongé
sur le sol.
D’ici, on ne voit pas les étoiles.
J’essaie de compter, un, deux, trois, quatre, mais je n’ar-
rive plus à me souvenir des chiffres.
Alors, je prie, simplement, pour que le soleil ne se lève
pas et que la lumière ne me rattrape jamais.
Clair de lune, chienne de ville

Ma trinité maudite. Dans ce genre de boulot, ce dont


vous n’avez pas envie c’est d’avoir à patrouiller pendant la
pleine lune. D’avoir à errer dans les rues quand les dingues
sont de sortie. Quand même les gens normaux – s’il en
reste dans ce marécage de béton que certains appellent une
ville – pètent les plombs. La valse du couteau, voire pire, au
moindre problème, la nuit qui vous ronge l’esprit et s’infiltre
jusque dans vos rêves… Prendre une ronde de nuit quand
tous les dégénérés de Yirminadingrad sont sur les nerfs est
un bon moyen de ne jamais toucher sa retraite.
Sur le panneau d’affectation pour le mois, aucune surprise :
trois sur trois. Haskan, ce salaud, systématiquement : la nuit, la
pleine lune, les Passerelles. Sur la feuille quelqu’un a griffonné
« Bonne bourre Gregor » avec un feutre fatigué. Le genre d’hu-
mour de caserne que je n’ai jamais supporté, même à l’académie
militaire. Je me dis, allez, respire un grand coup, fais un sourire,
montre-leur qu’ils ont raison de penser que tu es cinglé. Ils
savent que tu es tellement diplômé malgré ton jeune âge que
tu pourrais diriger la maison. Ils ne peuvent pas comprendre.
Pour eux, ce n’est qu’un boulot. Pour toi, c’est une vocation.

205
yama loka terminus

Soyons francs : une obsession.


Rentre chez toi et reviens pour ta ronde. Fais la sieste pour
être en pleine forme. Prêt à faire ton devoir. Prêt au pire.
C’est ce que j’ai fait puis, un petit neuf-millimètres en
carbone de fabrication polonaise dans la poche au cas où il
faudrait faire un trou dans la tête d’un toxico de passage, je
suis allé au garage. J’ai démarré le fourgon à la carrosserie
constellée d’impacts de pierres et de bouteilles vides, direc-
tion les Passerelles, la nuit et la crasse.

Les Passerelles. Construites sur la rive droite de l’Amélès.


Quand ils ont fait sauter le barrage en amont lors de l’insur-
rection sucrée, le quartier a été inondé jusqu’au premier étage
des immeubles. Il y a eu des morts mais les pauvres loques
qui vivaient là n’avaient pas les moyens d’accepter un reloge-
ment, les camps étaient déjà surpeuplés. Depuis, le quartier
est inondé six mois sur douze et, quand il est sec, les rez-de-
chaussée sont squattés par les pires pourritures de Yirminadin-
grad : les junkies, les radios, les incurables… Les plus malins
survivent en collectant les algues fluorescentes accrochées aux
pavés, aux murs et aux piliers de bétons pour les revendre à
Pepsi-Co – les plus dégénérés ne survivent généralement pas
jusqu’à la crue suivante. C’est toujours ça de pris.
En attendant, les étagiers se sont organisés : ils ont pillé
l’ancienne usine Pilniak à quelques kilomètres de là, impor-
tant en masse passerelles métalliques, escaliers, échelles,
­poutres et compagnie… Et ils ont construit des passages
entre les immeubles, au niveau des premiers étages d’abord,
puis des toits, et ensuite un peu partout, n’importe com-
ment, de fenêtre à fenêtre, de balcon à balcon, jusqu’à ce que
la mairie décide de classer l’usine comme monument imagi-
naire et interdise toute nouvelle modification du quartier.
Quand vous êtes au rez-de-chaussée, les bifurcations de
ferraille corrodée font comme une toile d’araignée au-dessus

206
Clair de lune, chienne de ville

de votre tête, un filet rouillé qui vous empêche de voir le ciel.


Vous pataugez dans la boue jusqu’à ce que vous grimpiez par
un escalier ou une échelle branlante. Et là, vous êtes pris dans
un labyrinthe de boulons et d’écrous : ça se croise, ça s’enche-
vêtre, ça s’embrouille au-dessus et au-dessous de vous.
Mais au moins, sur les hauteurs, on peut respirer. Au niveau
de la rue, le mélange de vase et de varech empuantit l’atmos-
phère, les vapeurs remontant des égouts se mêlent à la brume
s’élevant de la mer le long des berges pour former des nappes
de smog violacées et fétides qui s’enroulent autour de vous en
vous empêchant de voir ce qui se trouve sous vos pieds. De
toute façon, l’éclairage public est régulièrement détruit par
les squatteurs.
Même les habitants des étages supérieurs ont décidé
de faire de leur quartier un territoire fermé. Les rues sont
encombrées de vieux meubles et d’électroménager déglingué
balancés par les fenêtres. De véritables barricades de détritus
empêchent l’accès de la zone aux véhicules. Certaines pas-
serelles sont volontairement déboulonnées pour que toute
intrusion entre les immeubles soit mortellement risquée.
Alors, salut la rouille, salut l’odeur d’algue pourrie. Salut
les ruelles dans lesquelles on ne voit pas à plus de trois pas.

Neptune me fait un clin d’œil. Au centre du quartier,


il y a une statue en bronze du dieu des océans armé d’un
trident, terrassant un triton. Il est si bien couvert d’algues
qu’il paraît presque vivant. Un cancer de la peau pour un
mythe dépassé. Tous les ans, au solstice d’été, les gueux du
quartier processionnent jusqu’à lui avec des flambeaux pour
lui adresser leurs prières délirantes.
La place est déserte ce soir. Le brouillard m’irrite la gorge
et déforme les sons étranges qui hantent la zone, grogne-
ments irréguliers à mi-chemin entre plaintes de soldats muti-
lés et clapotis industriels de métal en fusion. Je me dirige

207
yama loka terminus

vers une ruelle adjacente, barrée par quelques parpaings


émiettés par l’humidité, un tumulus de téléviseurs éventrés
et une large enseigne de peep-show raturée de lichens, aux
néons disparus et aux côtés acérés, aiguisés pour infliger de
profondes blessures aux imprudents trop pressés.
Quand je me retourne vers la statue une dernière fois avant de
continuer mon chemin, j’ai l’impression qu’elle me regarde. Un
hurlement retentit. Humain, ou ce qui en tient lieu ici-bas.
Je me dirige vers le coin de la rue et jette un coup d’œil
tout en vérifiant mon matériel. Diffuseur d’ultrasons,
arbalète de poignet avec seringues hypodermiques, patch
antirabique. Il y a une forme avachie entre deux bennes à
ordures momifiées d’algues puantes. Un vieillard en robe de
chambre déchirée et crasseuse – moins que ses cheveux et ses
mains – qui tente d’empêcher le sang de couler de sa gorge
déchiquetée. Il hoquette, ses yeux déjà vitreux se voilent.
Moi, je scrute les alentours. Pas d’éclairage. Lunettes
infrarouges.
Là.
Je cours le plus vite possible, poing droit tendu devant
moi, prêt à abaisser le poignet brusquement pour faire partir
la fléchette. Je ricoche d’un mur à l’autre. Slalome entre les
débris. Saute par-dessus une vieille cuisinière.
Et je suis face à lui.
Un molosse jaunâtre, massif, des yeux comme des flaques
d’absinthe, tout en muscles.
Je lui balance une seringue. Il fait un bond improbable
sur le côté pour l’éviter. Merde !
Les ultrasons n’ont pas l’air de lui faire quoi que ce soit.
Je le poursuis dans un escalier, sprinte à sa suite de passe-
relles en passerelles, le coince au bout d’un balcon.
Il saute, retombe lourdement derrière moi. Un grince-
ment métallique et ça cède, je m’écrase sur le dos quelques
mètres plus bas. Il se jette sur moi.

208
Clair de lune, chienne de ville

Je ne panique pas, j’essaie de rouler hors de portée de ses


crocs, comme on me l’a appris à l’académie, lui assène une
droite sur le museau. Il glapit. D’un mouvement de tête
me projette sur le ventre. La douleur traverse mon mollet
brutalement, un impact de missile à tête chercheuse sur une
bicoque albanaise.
Et puis il n’est plus là.
Je m’assieds pour constater les dégâts : sous le treillis
noirci par l’hémorragie, l’os n’a pas l’air fracturé. La nuit
semble plus profonde et je claque des dents en contemplant
mon sang rosir la boue collée au bitume. J’essaie de rester
calme, d’évaluer la situation.
Et puis je m’évanouis un peu.

Ma vocation. J’ai commencé ce boulot quand tous les


chiens sont redevenus sauvages. Au début, après leur cap-
ture, on leur mettait un collier avec une hypo, un distribu-
teur automatique d’anxiolytiques et de calmants, puis on
les rendait aux propriétaires qui voulaient encore de leur
clébard – généralement ceux dont les chiens s’étaient enfuis
sans les attaquer. Plus tard, quand un chien-loup a bouffé
le gosse en bas âge de la cousine de Lopatkine, le secrétaire
régional à la Condition animale, on s’est rendu compte que
les chiens s’accoutumaient aux drogues.
Un chien doit absorber quotidiennement entre cinq et
dix pour cent de son poids. Quelqu’un a dit un jour que
tout ce qui séparait un chien d’un loup c’était deux repas.
C’était une putain d’erreur : les nôtres sont redevenus sau-
vages d’un seul coup.
Ce n’est pas très étonnant, les Romains utilisaient déjà des
chiens fous pour affronter des taureaux dans les arènes.
Autant pour la civilisation.
Maintenant, on ne les garde que vingt-quatre heures, le
temps de vérifier qu’ils n’ont pas de maladies ou de variantes

209
yama loka terminus

intéressantes pour les pharmacos, puis on les pique. La four-


rière, avec ses cages, ses aboiements, son matériel de test et
son four crématoire, me fait penser aux souvenirs des camps
que grand-père me racontait quand j’étais petit. En tout cas,
la mode des chiens est bel et bien passée et tout le monde
préfère avoir à la maison un pigeon-chat qui est bien plus
mignon, plus intelligent et qui bouffe beaucoup moins.
Et ça ne fait pleurer personne, enfin presque.

Je m’évanouis encore. Une deuxième fois je veux dire


parce que, à un moment, je reprends vaguement conscience
et il y a quelqu’un au-dessus de moi, en train de me faire les
poches. Comme je grogne, le vieux type sans un poil sur le
caillou – même pas de sourcils – à l’air content que je sois
vivant. Il dit qu’il a appelé les pompiers.
Son visage est si ridé qu’il me fait penser à une vitre pare-
balles balafrée par une rafale de gros calibre. Il essaie de
me vendre une amulette ou quelque chose dans ce goût-là
mais très peu pour moi, merci. Je lui dis de chercher mon
portefeuille dans ma poche intérieure et de prendre un billet
de vingt.
Il dit merci, merci, merci et essaie de me fourrer ses
­babioles dans la main mais j’arrive à les refuser encore une
fois. J’entends les sirènes qui approchent et je suis content que
le vieux soit là avec moi, qu’il prononce ses curieuses prières
en roumain, qu’il me dise que tout va bien aller. Quand il
me sourit pour me rassurer, je me dis qu’il est beau.

Grand-père. Le vieil homme avait été responsable d’un


institut de rééducation par le travail. Quand mon père est
mort, il était déjà à la retraite. Il n’y avait plus de camps et
malgré son passé, les services sociaux m’ont envoyé chez le
vieux pour que j’y vive.
Je détestais ce salaud.

210
Clair de lune, chienne de ville

Une fois, il m’a giflé parce que j’avais dit du mal de notre
grande et glorieuse armée et je me suis enfui par la porte-
fenêtre du salon. Le jardin était en pente douce et j’ai couru.
Quand j’ai entendu les aboiements, j’ai couru plus vite.
Pas assez vite.
J’ai senti son odeur avant qu’il n’arrive sur moi, son dogue
argentin. J’ai senti qu’il me percutait, ses pattes avant heur-
tant le bas de mon dos. J’avais presque quinze ans et la bête
pesait plus lourd que moi. J’ai roulé sur le sol en rentrant
ma tête dans mes épaules.
Je me suis dit : il te tue.
Il n’a pas dû se passer plus d’une seconde avant que sa gueule
soit au-dessus de mon visage mais j’ai eu largement le temps
d’imaginer le moment où ses crocs se refermeraient sur ma
gorge. J’avais déjà vu ce que ce monstre avait fait d’un cam-
brioleur qui s’était introduit chez grand-père à la r­ echerche de
richesses imaginaires mais dont les rêves de p ­ alaces s’étaient
transformés en une prosaïque tombe anonyme que j’avais été
obligé de lui creuser au fond du jardin.
Je me suis dit : il te déchiquette.
Il va te broyer le cou entre ses mâchoires. Tu vas com-
mencer à t’étouffer avec ton sang juste avant que ses canines
ne t’arrachent la trachée. Avec un peu de chance le choc et
la douleur te tueront sur le coup. Sinon, tu agoniseras de
­longues minutes pendant que tu te videras sur le sol. Je me
suis demandé ce que grand-père préférerait : il avait fait
jouer le chien pendant de longues minutes avec le corps
désarticulé du voleur avant de lui permettre de l’achever.
Je me suis dit : bientôt, la douleur, puis, la mort.
Le chien était au-dessus de moi, gueule béante, puant,
sa salive coulait sur mon visage. Je réprimais mes sanglots,
j’essayais de contrôler les spasmes de ma poitrine, de ne pas
le provoquer par mes tremblements. Je savais qu’il pouvait
sentir ma peur. Que ça l’excitait au meurtre.

211
yama loka terminus

Et, quand j’ai entendu le vieux crier un ordre en russe, j’ai


prié – la seule fois de ma vie – pour ne pas mourir. Pour que ce
ne soit pas déjà la fin. Pour vivre encore une minute de plus.
Je me suis pissé dessus.
Le chien a grogné, a claqué sa mâchoire au-dessus de mon
visage et a reculé pour s’asseoir.
Un mois après, le vieux m’a envoyé à l’académie mili-
taire.
Je vous ai dit que je n’aimais pas les chiens ?

Chiens écrasés. Devant la fourrière, le journaliste a une


gueule de tumeur. Et quand il parle, il a tendance à prolifé-
rer, envahissant mon monde de ses bavardages parasites. Il
me demande, est-ce que je suis au courant du meurtre aux
Passerelles ? Il me dit, on m’a vu là-bas.
Mais depuis quand ces abrutis s’intéressent à ce genre
de quartier ?
Il dit, la mairie veut faire démolir, alors, un petit scan-
dale, ça pourrait aider, quelque chose sur les conditions de
vie qui rendent les chiens encore plus dangereux, quelque
chose sur les Passerelles comme refuge pour des hordes de
pitbulls assoiffés de sang.
Il me demande, est-ce que c’est un chien le coupable.
Je dis oui.
Le lendemain, je fais la une des journaux.

Wouaf, wouaf ! Dans mon garage, quelqu’un a crevé les


pneus de ma bagnole et bombé le pare-brise à la peinture
rouge.
Salopards d’amis des bêtes.

Quelques données biologiques. Quatre crocs qui déchirent,


huit prémolaires qui tranchent, quatre molaires qui broient. Un
odorat cinquante mille fois plus puissant que celui de l’homme.

212
Clair de lune, chienne de ville

La possibilité de mémoriser plus de cent mille odeurs. D’en­


tendre les ultrasons. Certains chiens peuvent sauter jusqu’à
trois mètres de haut. Jusqu’à plus de neuf mètres en longueur.
Une pression de six cents kilos dans les mâchoires.
Et c’est sans parler de la tuberculose.
Et c’est sans parler de la rage – ça vous attaque le système
nerveux : salivation, paralysie, troubles du comportement
– vous êtes mort.
Et c’est sans parler de toutes les nouvelles maladies que
ces enfoirés font muter dans leurs veines.
Il y avait plus de deux cent mille clébards à Yirmina-
dingrad avant qu’on ne s’y mette. Il doit en rester quelques
milliers.
Bon débarras.

Haskan. Le vieux pourri me convoque dans son bureau


pour m’engueuler, comme si j’étais responsable. En fait,
cette raclure est jalouse et terrifiée. Il sait que demain, si je
veux, je peux lui piquer sa place. Il n’arrive pas à croire que
je n’ai pas l’intention de le faire.
Cette outre à raki a vingt ans et vingt kilos de plus que
moi, quinze centimètres de moins, pas de diplômes. Il n’a
eu la place que parce que sa sœur a épousé je ne sais quel
apparatchik. Il n’aime pas se retrouver dans les journaux.
Le précédent directeur général de la fourrière est enfermé
quelque part dans un institut de rééducation par l’art. Un
type bien, qui me comprenait. Un ami, presque. L’affaire qui
lui a coûté sa place nous a aussi coûté les trois quarts de notre
budget annuel.
Il était obsédé par la capture d’un chien d’une espèce
étrange. Un salopard qui bouffait des gens et qui se maté-
rialisait de nulle part, passait à travers les murs et semblait
invulnérable. Le patron devenait dingue, d’autant plus qu’il
était le seul du service à n’avoir jamais eu le monstre dans sa

213
yama loka terminus

ligne de mire. À croire que le chien connaissait son emploi


du temps, qu’il l’évitait. Une fois, il ne s’est pas montré pen-
dant trois jours. Trois jours et trois nuits que le directeur a
passés sur le terrain, défoncé au café et aux amphés russes.
Ça m’a mis la puce à l’oreille. Je me suis rendu compte que
toutes les manifestations du chien se faisaient au moment
où le patron était censé être chez lui.
En train de dormir.
Quand j’ai finalement prouvé que l’animal était issu
des rêves du directeur, de ses fantasmes, de son ressenti-
ment, il a été enfermé et bourré de ces nouvelles drogues
qui e­ mpêchent le sommeil paradoxal. Ça doit l’avoir rendu
fou, à l’heure qu’il est.
On a pris les dommages et intérêts pour les familles des
victimes sur notre budget, parce qu’avant qu’on l’enferme, le
tribunal avait déclaré le patron irresponsable. On m’a bien
sûr proposé sa place. J’ai refusé.

Au téléphone. Moi : oui ? Lui : laissez tomber cette his-


toire. Ce n’est pas le chien qui a fait le coup… Moi : qui est
à l’appareil ? Lui : ceci est un avertissement. Moi : va te faire
enculer, cynique de mes deux !
Je raccroche.
Je déteste ces abrutis. Ils prétendent que la domestication
des chiens est un crime, cousin de celui de la domestication
de l’homme par l’homme. Ils disent que la civilisation n’est
qu’une façade, que les chiens sont sacrés parce qu’ils nous
ont montré que le procès de pacification est réversible – que
ce qui sépare un homme d’un sauvage, c’est une douche et
deux repas chauds.
Quel ramassis de conneries.

Augmenter la dose. Haskan m’a mis la pression pour


que je ramène le molosse jaune au plus vite. Grâce aux

214
Clair de lune, chienne de ville

a­ mphétamines je n’ai plus mal au mollet, juste un début


de migraine. Je patrouille dans les rues dégueulasses, un
régiment de paras au pas de course dans mon cerveau.
Et puis il est là : je le vois, tapi entre deux poubelles, je
sens son odeur de charogne. Je tire et je touche, ça fait un
grand bruit de viande qui claque contre le bitume et je m’ap-
proche, lentement – un pas, un souffle, un pas, un souffle.
Et merde ! Entre les poubelles renversées il y a un clodo en
pardessus crasseux, en train de baver dans sa barbe miteuse,
complètement out après s’être pris la fléchette. Je tâte son
pouls pour vérifier qu’il va survivre et je me tire. Je pense :
« Profite bien de ta défonce au frais de la ville mon vieux et
essaie de survivre jusqu’au matin. » Ce n’est pas mon pro-
blème. Je pense : il faut que je retrouve ce chien.
J’identifie la cible un peu après minuit et, cette fois, je
ne manque pas cette salope. Il titube mais la dose n’est pas
suffisante. Le salaud se met à grimper à une grille. Grimper !
Je me précipite derrière lui et, bientôt, je le course sur des
passerelles branlantes, des mezzanines instables, des balcons
grinçants, apercevant ma chute éventuelle trente mètres plus
bas par les interstices du treillis métallique rouillé.
Je cours le plus vite possible. Je ne me préoccupe pas de
savoir si je vais devoir passer sur une passerelle sabotée.
Rien à foutre.
Il explose une fenêtre, pénètre dans un appartement. Je
suis. Ça pue le poisson et le fuel. Un couple de punks d’une
cinquantaine d’années fait l’amour sur un lit sans matelas. Elle
se lève, hébétée. Cette connasse est dans ma ligne de mire, je la
repousse brutalement de l’épaule. Le molosse enfonce la porte,
se précipite dans le couloir. Une gerbe de chevrotine explose
une table encombrée de trophées de golf juste à ma droite.
Je bondis hors de la pièce. La cage d’escalier. Il manque des
marches, des tiges de fer taillées en pointes sont plantées dans
les murs, la rampe est hérissée de tessons de bouteilles.

215
yama loka terminus

Je débouche sur le toit.


Il saute d’un immeuble à l’autre et se retourne pour me
regarder. Il y a quelque chose de presque ironique dans son
regard. Puis il disparaît dans la nuit.
Il m’a semé.
Haletant, je m’accroche d’une main à la vieille antenne
de téléphone recouverte d’autocollants promotionnels pour
des marques d’antidépresseurs. Je reprends mon souffle en
contemplant les reflets de la lune sur le fleuve. Puis je rentre
chez moi.
Deux morts cette nuit.
J’ai mal à la tête.

Un flic. Léger accent turc. Quelque chose de métallique


dans son regard, quelque chose de froid, comme une auto­
psie. Quand on parle, il ne me regarde jamais droit dans les
yeux – je ne dois pas lui être très sympathique.
Qu’est-ce qui me fait penser que c’est un chien ? Est-ce
que je l’ai vu s’attaquer à un homme ? Moi ou quelqu’un
d’autre ? Est-ce que je dors bien la nuit ? Pas de cauchemars ?
Pas d’obsessions ? Pas de fantasmes de vengeance ?
Est-ce que je me rappelle l’affaire du chien onirique ?
Il m’impose de porter un GPS – procédure habituelle
– jusqu’à la fin de l’enquête.
Il ne me salue pas en partant.

Je les déteste. Quand je le retrouve, j’ai triplé la dose. Ça risque


de le tuer mais tant pis. Je vais me faire engueuler : et alors ?
Tout à l’heure, j’ai découvert un cadavre, éventré, les
boyaux répandus sur les genoux. Je n’ai pas appelé les flics
– c’est mon affaire.
Et elle est résolue.
Je suis tenté de l’achever immédiatement mais, au moment
où je vais dégainer mon pistolet, il y a un bruit de métal

216
Clair de lune, chienne de ville

contre le métal, une coursive qui grince, un Caddie balancé


d’une fenêtre – qu’est-ce que j’en sais ? J’ai l’impression que
ma tête va exploser. Et puis, soudain, le noir.
Quand grand-père est mort, j’ai été un peu déçu. C’était
juste avant ma majorité, trois fois sept ans, et j’attendais le
jour de mon anniversaire pour lui annoncer que, malgré
tous les diplômes que j’avais récoltés à l’académie, je quittais
l’armée immédiatement.
Je suis rentré pour l’enterrement, permission exception-
nelle. J’ai fait semblant d’être triste comme tous les autres.
Avant de passer la nuit à la maison, je suis allé chez le boucher
et j’ai acheté une entrecôte que j’ai bourrée de cyanure.
Ensuite j’ai regardé ce salopard de chien en train de crever
lentement.

Houndini. Je me suis réveillé au bout de quelques


­ inutes, avant le chien, encore heureux. Je l’ai ramené à la
m
fourrière, fourré dans une cage et suis rentré me coucher.
Malade. Chaque son et chaque odeur déclenchent une vague
de migraine, de nausée.
Le lendemain, quand je suis passé jeter un coup d’œil, il
n’était plus dans sa cage.
Je suis allé voir Haskan et je lui ai demandé s’il avait déjà été
traité. Il m’a répondu qu’il ne savait pas de quoi je parlais.
Le pourri.
Je suis sûr que c’est lui qui l’a fait sortir. Aucun moyen
qu’un chien puisse s’évader d’une cage. Il faut quelqu’un
dehors pour tourner le verrou.
Je lui ai mis mon poing dans la gueule et je suis parti.
La voix rendue nasillarde par le sang qui coulait de son
nez cassé, il hurlait : tu es viré tu es viré tu es viré !

Ce genre de choses peut arriver. Quand je rentre chez moi


– aube verdâtre, crachat de tuberculeux – j’ai un drôle de

217
yama loka terminus

pressentiment. Un bruit bizarre, une odeur, quelque chose,


je ne sais pas. Je me jette sur le côté au moment où une ber-
line lettonne, électrique, écologique et aussi silencieuse qu’un
couperet, fait une embardée. Elle m’aurait envoyé valser dans
les airs si je ne m’étais pas jeté par terre, nez dans la boue.
Je la regarde tourner au coin de la rue. J’ai envie de gerber.

Ma némésis. Ce soir, à la télé, un journaliste à gueule de


planqué annonce qu’on a arrêté le toxicomane tueur en série
qui égorgeait ses victimes aux Passerelles. Je me suis bien mis
dedans, cette fois. Une petite voix dans ma tête me dit : calme-
toi, reste à la maison, ne te montre pas, repousse le problème.
Je balance la télé contre le mur en hurlant et pars vers les
Passerelles. Mon mal de tête ne fait qu’empirer.
J’erre dans le quartier, je titube. Avec ma tronche de
déterré et mes grognements de douleur, je dois faire couleur
locale. Couleurs estompées par les brumes de la migraine,
jusqu’à disparaître complètement. Ma chasse : un cauche-
mar en noir et blanc. Je vomis au pied d’un escalier.
Puis il est là.
Je dégaine le neuf-millimètres et tire deux fois, à l’aveuglette,
incapable de viser. Il est sur moi et je perds mon arme. Je parviens
à utiliser mon arbalète, une fois, deux fois, trois fois.
Quand je reprends conscience, j’ai à peine la force de traî-
ner le corps jusqu’à ma voiture. Il respire encore. Impossible
de retrouver mon flingue. Impossible de penser.
Je roule jusqu’à la fourrière, sans vraiment me rendre
compte de ce que je fais. Je traîne le chien jusqu’en bas,
j’ouvre une cage et puis j’hésite. Non.
J’attrape le premier objet contondant qui me tombe sous
la main et je frappe. Encore, encore et encore, jusqu’à ce
que la cervelle éclabousse le mur, jusqu’à ce que le crâne soit
réduit à une pulpe rose vif. J’ai du sang sur les mains, sur le
visage, partout. Je crois que je suis en train de hurler.

218
Clair de lune, chienne de ville

Je regarde ma main ensanglantée et lèche le bout de mes doigts.


Puis, je déboutonne ma braguette et je pisse sur le cadavre.

À propos… Je rentre dans la salle de repos. Faim. Le frigo.


Sur une assiette, une tranche de foie. J’ai du mal à réfléchir.
Au moment où je vais allumer le feu sous la poêle, la ligne
interne sonne. La télé gueule dans le fond de la pièce. Je
repose rageusement le plat sur la table et réponds.
– Gregor ? Mais qu’est-ce que tu fous là ? Écoute, on a un
problème… Il y a un putain de cadavre en bas !
– Ouais, et alors ?
– Quoi, tu es au courant ? Mais… Gregor, merde…
– Écoute, arrête de paniquer, c’est moi qui me suis débar-
rassé de ce bâtard, je mange un bout et je reviens le coller à
l’incinérateur. Ni vu, ni connu…
– Mais… Tu es complètement cinglé ! Écoute, il va falloir
que je fasse un rapport… Mais est-ce que tu comprends la
merde dans laquelle tu es ?
– Oh, c’est bon… j’emmerde la procédure, j’emmerde
Haskan – il m’a viré hier matin – et je t’emmerde aussi ! Cet
enfoiré m’a fait courir toute la semaine et tu ne vas pas me
faire chier pour un putain de clebs en moins.
Je commence à dévorer la viande. Son parfum m’emplit
les narines et c’est la meilleure chose que je mange depuis
une éternité. Je mords à pleines dents. J’avale goulûment la
chair crue. Un mince filet de sang au parfum intense coule
sur mon menton. C’est une telle satisfaction que j’entends
à peine les hurlements à l’autre bout du fil.
– Oh nom de Dieu, Gregor, nom de Dieu… Qu’est-ce
que tu racontes, espèce de taré, qu’est-ce que tu as fait ?
Écoute-moi bien : ce n’est pas…
Je raccroche.
Autant pour la civilisation.
La pluie, extérieur jour

La femme du débile a une incroyable paire de loches,


deux planètes qui bougent et tremblent dans son chemisier
en soie sauvage. Elle me regarde de derrière ses petits yeux,
ses trous verts d’eau, comme si elle cherchait à m’épingler.
Elle demande : « Il a parlé aujourd’hui ? Il a fait un bruit ? »
Ou : « Vous l’avez vu bouger la tête ? Il a souri au moins ? »
Et elle note sur sa planche les réponses que je lui donne. Si
le débile a reniflé, je dois dire combien de fois. S’il a roté,
je dois imiter le bruit. Elle prétend qu’elle s’occupe de lui,
que c’est pour ça – et pas pour son pognon, ses immeubles
ou son nom de famille – qu’elle l’a épousé. La femme du
débile me paye en euros pour que je l’en débarrasse chaque
après-midi de la semaine. « Faites ce que vous voulez, Jered.
Tout ce que vous estimerez stimulant pour lui. »
Alors je roule et je vide des godets, je vais voir les camarades
ou les filles à vendre du mont des Algues, si maigres et si pâles
dans leurs minishorts. Le débile reste sur la banquette, son gros
nez aplati contre le verre, jouant avec ses doigts ou bavant à
grands traits le long de la vitre. « Qu’as-tu fait aujourd’hui ? »
me demanderait Dobrina si elle n’était pas partie mourir aux

221
yama loka terminus

États-Unis. « J’ai promené le débile, chérie », je répondrais, et


elle sortirait la bonbonne de bière, le pâté de foie et le gros pain
noir truffé de noix pour que je reprenne mes esprits.
Bon Dieu, je hais ce temps. Encore un jour à traîner d’un
bout à l’autre de Yirminadingrad, en rêvant du cinq à sept
de sa femme, à se faire ramoner par le voisin athlétique, se
faire défoncer le cul sans desserrer ses lèvres sèches.
Les rues sont faussement désertes, grises et gluantes. Les
plaques d’égout dégueulent de flotte qui poisse le bitume.
Il n’y a plus que les tarés qui soient de sortie. Le débile aime
ça, il se sent en famille et se jette de temps en temps contre la
portière, avec un bruit sourd et déprimant. Foutu travail.
Quand j’étais jeune, enfin, plus jeune, je voulais être pionnier
de l’espace. L’appel du grand vide, le noir et le froid. Sec et propre.
J’allais au monument Mir avec Papa et je contemplais les héros
aux yeux éteints, épaule contre épaule, droits dans leurs bottes
de bronze. J’ai fait deux ans de caserne avant de recevoir un
shrapnell dans l’œil gauche, au cours des campagnes dites « de
pacification » en Mycrønie. La fille du recrutement a grimacé
devant mon dossier. « Ici ce n’est pas le bureau des Invalides.
Voyez avec le ministère de la Guerre pour votre pension. » J’ai
cassé le stylo avec lequel elle m’avait fait remplir ses liasses de
questionnaires, et l’encre m’est restée sur les doigts jusqu’au
soir. Des fois, vous ne pouvez pas lutter.
Je prends à droite par Rodeo Drive. Les châteaux de car-
tons des clodos se sont effondrés devant la gare, ils font un
gâteau brun et glaireux sur le trottoir. Une brochette de jun-
kies, assise le long du mur de la station, se fait doucher par les
puits de la véranda cassée. Le débile grogne. La caisse plonge
dans chaque flaque comme un cachalot et on se croirait en
fin de journée tant la lumière peine à passer les nuages.
« Te plains pas », me disent les débardeurs des docks avec qui
je joue aux échecs les vendredis soirs, « t’as un toit et de quoi
manger, une paie à la fin de la semaine, et ton boulot ne finira

222
La pluie, extérieur jour

pas par te changer en un paquet d’os brisés dans des habits de


récup. » Ils jouent bien, les salauds, surtout le petit Niceforo,
malgré ses joues roses, son duvet blond et ses cils de femelle.
Te plains pas, mon vieux… Dobrina l’aimait bien aussi,
cette phrase-là, et une fois qu’on lui a eu découvert son
crabe, c’était de toute façon fini pour moi, le temps des
jérémiades. La femme du débile ne dit rien de ce genre, mais
je sais qu’elle n’en pense pas moins. Quel foutu veinard je
fais, de ne pas être aussi con que son mari. Quelle fête. Les
rampes d’accès des voies aériennes font des toboggans où la
pluie glisse et cascade. L’autre glousse derrière, je le vois sou-
rire à pleine gueule dans le rétro et plaquer ses dents contre
l’appui-tête. « Ouais, te plains pas, Jered, à cette heure tu
pourrais être aussi con et heureux que lui. » Je grille le feu et
prends à gauche, par le stade et les industries nord.
Si l’on fait bien attention, on peut voir bouger les cen­taines
de crève-la-faim, de toxicos et de monstres qui se cachent
là-bas, dans les entrepôts et les tunnels abandonnés. C’est
comme regarder avancer la grande aiguille d’une horloge
de rue, il faut rester immobile et se concentrer pour ne pas
ciller. Alors on voit apparaître les têtes noires aux carreaux
brisés, les dos voûtés, les bras ballants le long des toits. Je ne
sais pas, peut-être que le débile arrive à les voir malgré ses
culs de bouteilles souillés. Les avenues d’ici sont rectilignes,
on peut rouler vite. Un camion de la voirie remonte en sens
inverse et me fait un appel de phare asymétrique.
Le débile s’est calmé sur sa banquette, il se tripote pen-
sivement l’entrejambe. Est-ce qu’ils couchent ensemble ? Je
me demande. Est-ce qu’elle lui laisse lécher ses tétons ? Est-ce
qu’elle lui suce le bout, en remerciement des rentes en dollar
et des soirées mondaines ?
On prolonge par les quais de chargement, l’ancienne voie
ferrée et le vent nous rabat des odeurs de décharge. Tous les tro-
quets bon marché sont fermés à cause du temps. Cet ­après‑midi

223
yama loka terminus

je ne ferai rien d’autre que tourner, tourner et traîner les rues


avec mon débile. Des wagons abandonnés, dont un couché,
perpendiculaire aux rails. Des cabines de surveillance éventrées
et taggées. Dans le ballast se sont formés des lacs d’eau brune,
des nids-de-poule géants dans le macadam, je roule prudem-
ment en me répétant « te plains pas, bordel » et quelque chose
de dur frappe le capot, rebondit avec un son mat.
Alors le débile, qui s’est lâché la queue, les yeux rivés sur
le grand dehors, commence à hululer à pleins poumons.
J’accélère et je crie par-dessus, j’aboie « ta gueule ! ta gueule
le débile ! » mais il refuse de lâcher ses deux notes, écarquillé
et tendu, et on dirait qu’il a vu la fin du temps ou le fond
de l’âme humaine.
Autour de nous il n’y a que de la pluie qui tombe, les
environs sont vides et gris et je préfère filer, disparaître de
là. Le débile se déchire en hurlements, comme s’il voulait
tout sortir, ici, dans ma voiture, l’horreur de sa condition,
l’abomination de ce temps pluvieux et de cette ville pour-
rie jusqu’à la moelle, et je me souviens en m’enfuyant de
pourquoi je voulais tant aller dans l’espace : parce qu’il n’y
a pas un bruit, parce que les sons ne s’y propagent pas et que
chacun peut y baigner dans son propre silence, cette absence
parfaite qui n’a existé qu’au commencement du monde.

Quand ils sortent de la guérite, dans leurs capes de pluie


orange, ils ressemblent à des fantômes, des monstres gentils
de dessin animé. Le patron a coupé le moteur et baissé la
vitre, de l’eau dégouline des jointures jusque dans la cabine,
éclabousse les tapis de sol.
– Tuberculose ? demande un des gardes de l’incinérateur.
Le patron me jette un œil avant de répondre.
– Tuberculose, les gars.
Ils ont préparé les billets et me font passer la liasse pour
que je recompte. Trois cents, le tarif d’hiver, trois cents pour

224
La pluie, extérieur jour

une tuberculose. L’argent vient de la police fédérale, des


saisies de dealers, des caisses noires. Il vient, plus ou moins
directement, du gouvernement. Je ficelle la prime avec un
gros élastique et l’enferme dans la boîte à gants, dont je porte
la clé à une chaîne autour de mon cou. Nous descendons
pour décharger le client.
Il pleut à verse depuis deux jours et deux nuits et Yirmi-
nadingrad est devenue sombre et luisante, polie comme un
galet sale. La plupart des habitants, ceux qui ont le choix,
restent enfermés chez eux. Pour nous, c’est une aubaine, c’est
dans ces moments-là que nous en ramassons le plus.
Je sors les gants de la poche de ma parka et en passe une
paire au patron. Sa moustache, toute mouillée, pend des
deux côtés de son menton, lui donnant un air triste qui ne
lui va pas très bien.
– Allez les filles, on se magne, fait l’autre garde, qui est
resté près de la grille et qui commence à barboter dans ses
bottes en caoutchouc.
On doit se mettre à deux pour faire coulisser le haillon
grippé de rouille, qui gémit plus fort chaque fois qu’on le
force. Le patron grogne et pousse tant qu’il peut. Il ne le sait
pas encore, mais il va devoir passer la main avant l’été.
J’aurais dix-huit ans alors, je pourrais conduire le véhicule
et peut-être même prendre un apprenti pour lui enseigner ce
que je sais. Mes parents ne comprennent pas, ils voudraient
que je sois médecin, comme grand-père, ou que je fasse de la
comptabilité, ou que je me préoccupe au moins de trouver
« un vrai travail ». « On ne s’est pas privés pendant toutes
ces années pour que tu finisses éboueur, Ivan. » Et ils se
sont privés, sans aucun doute, pour payer les passeurs qui
les ont extradés de la Fédération, pour obtenir des cartes
de résidents plus vraies que des vraies, pour m’inscrire au
lycée pontifical et me permettre d’en sortir diplômé. Ils ne
se trompent que sur un point : je ne vais pas finir éboueur.

225
yama loka terminus

Le client est léger, son brancard ne pèse presque rien,


et nous traversons rapidement le parking, entre les ruis-
seaux de boue parallèles qui dévalent le macadam. C’est
un homme, un sec, tordu comme de la mauvaise herbe. Il
doit avoir trente, quarante ans maximum : la faim et les
mauvais traitements leur donnent à tous cet aspect terminal.
Il a des hématomes sur sa peau grise et flasque et il est nu,
contrairement à celui de la semaine dernière. Comme lui,
par contre, il a un sac sur la tête.
Les gardes font coulisser la porte et nous enjambons la
marche pour entrer dans le bâtiment, avant de dégoutter sur
toute la longueur du couloir carrelé. Le client, Tuberculose,
a peut-être été étouffé. La tête enfouie dans l’emballage de
plastique opaque, de ces sacs poubelle indéchirables qu’on
utilise aux blocs opératoires, fixé au niveau du cou par plu-
sieurs épaisseurs de chatterton. On peut deviner les reliefs des
arcades sourcilières, du nez et, au niveau de la bouche béante,
il y a la dépression sombre, tendue comme une peau de tam-
bour. Peut-être est-il mort suffoqué, oui, c’est possible.
Nous posons le brancard sur la table en inox et le patron
ouvre la trappe. Un seul garde est resté avec nous, pour
vérifier que nous ne faisons rien d’illégal, que l’argent a été
bien investi. S’il n’était pas dans notre dos, j’aimerais ouvrir
le paquet cette fois-ci, regarder à quoi ressemble le client. Si
ça se trouve on lui a aussi crevé les yeux. Ou gravé un sym-
bole sur le front. Le tueur signe peut-être ses crimes, allez
savoir. J’agrippe la civière au niveau des pieds et la relève
d’un coup sec, le client plonge, tête la première, et disparaît
en un instant. L’appel d’air fait battre la trappe.
Le patron s’essuie le visage d’un revers de manche, enlève
ses gants et me les rend à bout de bras, des peaux mortes,
afin que je les rempoche. Notre gardien nous raccompagne
à la porte, sans dire un mot, tapant simplement sur l’épaule
du patron. Lui et moi, nous ressortons sous l’averse.

226
La pluie, extérieur jour

– Écoute Ivan, me fait-il plus tard.


Nous avons repris la route, à la recherche d’autres trésors,
d’autres choses à ramasser et à monnayer.
– Écoute fiston, cette fois nous ne partagerons pas comme
d’habitude.
Il a besoin de cet argent, une grosse dette à éponger, tu sais,
l’honneur et puis les femmes et le temps qui passe pour tout le
monde. « Tu comprends, n’est-ce pas ? » Je comprends et ce n’est
pas un problème. Le patron est en fin de course et peut-être
commence-t-il à s’en rendre compte, à voir arriver l’échéance.
Il aura besoin de plus que trois cents billets pour se payer les
soins, le lit et la pierre tombale, alors je lui dis de ne pas s’en
faire, de tout garder, qu’on va en trouver d’autres aujourd’hui
et qu’il n’aura qu’à me donner ce qu’il estime bon quand on
reviendra au garage à la nuit tombée. Il me sourit et dit que je
suis un brave petit, et nous contournons le stade pour revenir
vers les usines, replonger dans la fange et la crasse.
Trois cents. C’est la prime que versent les flics aux gens
comme nous, pour s’éviter la peine d’une enquête au milieu
des parias. Des gens bien trop misérables pour avoir le droit
de finir assassinés, que tout le monde préfère voir mourir
de tuberculose. Le patron est secoué d’une quinte de toux
et accepte que je prenne les commandes pour le reste de la
journée.
Mes parents ont sans doute raison, je ne deviendrai
jamais docteur. Mais ce printemps, cet été au plus tard, je
commencerai à devenir vraiment riche. Ce ne seront plus
de maigres liasses d’argent sale que je toucherai à chaque
nouveau cadavre.
Le volant est très large et vibre sous mes paumes, la clé
sous ma chemise cogne contre mon torse dans les virages,
tandis que nous déchirons, encore et encore, le rideau de
pluie sombre qui noie les anonymes des faubourgs nord.

227
yama loka terminus

Je visite Baba-Lina la Vieille. Elle étudie les ordures répan-


dues dans la décharge, les tas sales et détrempés et tout ce
que les trieurs ne trient jamais. Ensuite elle répète, sans ses
dents, ce que lui disent les ordures. Baba-Lina sait faire ça,
et d’autres choses encore, et pour cette raison personne ne
lui fait jamais de mal, ni les piqués des silos, ni les moins
que rien, ni les mangeurs de rats.
Elle dit : « Le Tatoué a cessé de respirer », et c’est vrai. Elle dit :
« Ceux-de-la-pluie vont venir aujourd’hui », et c’est vrai aussi,
je les ai vus ce matin, leurs manteaux verts et collants, leurs
doigts secs, traîner le long du chemin de fer. Elle dit encore :
« C’est une bonne chose que tu sois venu me voir, Compte-
Gouttes, parce qu’aujourd’hui est ton dernier jour. » Alors je
sais que ça aussi c’est vrai, que la Vieille ne fait que répéter ce
que disent les ordures, et je ferme la bouche parce que je ne
veux pas crier devant elle.
Pour moi, Compte-Gouttes, et pour les autres – pour
­Longue-Nuit et Trois-Zœil, pour les frères Bouche-Bée, pour
ceux qui habitent au-dessus et ceux qui vivent dans le noir
– respirer chaque nouveau jour est ce qui fait le plus mal.
Baba-Lina le sait. Elle nous comprend et ne demande qu’un
peu de nourriture en échange de la vérité.
Je fouille dans mes poches pour lui offrir les biscuits et elle
refuse en disant qu’aujourd’hui, pour moi, c’est donné. Je lui
dis que là où je vais je n’aurai plus de dents, que je n’aurai plus
de faim ni même d’appétit, alors elle finit par accepter, et fait
disparaître le paquet dans un pli de sa manche. « Tu es brave,
Compte-Gouttes », dit encore la Vieille. C’est peut-être vrai
mais j’ai très froid et très peur, et je voudrais qu’ils arrivent
bientôt pour me prendre. Je me demande si le Tatoué a eu mal,
si j’aurai mal moi aussi quand le moment sera là.
Lorsqu’il pleut comme ça, il n’y a rien qu’on puisse y faire,
nous sommes seuls au monde. Lorsqu’il pleut comme ça, ils
prennent qui ils veulent et comme ils veulent. On dit que

228
La pluie, extérieur jour

dans le centre, ils vous ramassent pour vous mettre dans un


fourgon, qu’ils vous enferment et vous battent, qu’ils vous
empêchent de vous seringuer et vous enfoncent des bâtons
dans le cul, pour s’amuser.
On dit que dans le sud, ils viennent la nuit dans votre
sommeil, que vous vous réveillez si vous avez de la chance,
trempé des pieds à la tête même quand vous êtes couchés
à l’abri, parce qu’ils vous mouillent avec de l’essence et que
vous devez courir, courir ou bien finir brûlé.
On dit que dans les gares et sous l’autostrade, ils viennent
en bandes, pour vous casser le dos à coups de pied et de
barres de fer, et qu’ils vous laissent là sans pouvoir bouger,
comme des cafards renversés.
Je vois Trois-Zœil, resté tout seul sous le toit parce qu’il a la
fièvre et qu’il ne marche plus sur ses jambes. Je lui dis : « C’est
aujourd’hui que j’arrête de respirer », mais je ne crois pas qu’il
puisse m’entendre, alors je me demande pourquoi Ceux-de-la-
pluie ne le prennent pas lui, à ma place, déjà qu’il est malade et
presque fini. Ensuite je vais les chercher près des rails, parce que
je n’ai pas envie d’attendre jusqu’à ce qu’il fasse nuit, et je marche
un peu mais ne les vois pas. Il n’y a qu’une bande de moins que
rien, qui proposent de me vendre une dose, et comme je n’ai pas
de quoi les payer je prétends que non, je n’en ai pas envie. Après,
je monte sur la tour pour essayer de les voir arriver.
Tout est mouillé, là-haut. De là où je suis je peux voir que
tout est mouillé partout, dans toute la ville. Les murs de la
tour sont couverts de mots et je suis triste de ne jamais avoir
su lire ou écrire, de ne jamais avoir appris à faire quelque
chose qui me permette de laisser une trace ici, pour que
les autres se souviennent. En bas, derrière ce qui reste des
aqueducs, il y a le camion jaune et bleu des boueux, qui
passe, tourne, repasse, et je pense à une idée afin que tout le
monde sache que Compte-Gouttes a terminé de vivre, qu’ils
sachent ce que m’ont fait Ceux-de-la-pluie.

229
yama loka terminus

Il fait très froid, mais j’enlève quand même mes habits,


mon pardessus et mes chemises, mes pantalons et les bandes
de plastique, de papier journal qui me protègent quand je
veux me coucher. Je suis très pâle et rouge par endroits,
bleu à d’autres, mais je respire encore et mon corps est nu
et bizarre, et ça tout le monde pourra le voir. Je cache mes
habits dans un coin, pour qu’on ne puisse me les remettre
quand tout sera terminé, et je redescends. J’ai beaucoup
moins peur, je sais qu’ils peuvent venir maintenant.
Ceux-de-la-pluie sentent mauvais, comme des égouts ou
des tuyaux bouchés. Ils sont très maigres. Ils ont des papiers
officiels. Ils sortent pendant des jours comme celui-là, quand
tout le monde se cache, et ils se jettent sur vous, ils vous
­attrapent pour vous boire. Je n’attends pas longtemps, cette
fois. Ils a­ rrivent, à trois ou quatre, en avançant lentement.
C’est respirer qui fait le plus mal et pour moi tout ça sera
terminé dans peu de temps.
Je vois de la lumière qui vient, un véhicule sur l’avenue,
alors je ramasse une pierre et la jette dans l’averse, je l’en-
tends qui touche.
Ceux-de-la-pluie sont sur moi, leurs mains mouillées sur ma
peau mouillée et nue, leurs pattes puantes qui me plaquent au
sol. « Compte-Gouttes, Compte-Gouttes, je dis, tu es bientôt
fini », et alors je vois la voiture de l’autre côté du terrain vague,
la voiture qui ralentit à notre niveau, et un homme dedans,
qui nous regarde : il a la tête ronde, de grands yeux derrière de
gros verres, une grande gueule ouverte, et je voudrais lui crier
de se souvenir de moi, mais tout a disparu d’un coup et je ne
peux plus parler, je ne peux plus respirer, seulement entendre
la voiture qui accélère et espérer de tout mon corps que cet
homme parlera, qu’il dira au monde ce qui se passe ici, ce que
nous vivons ici, comment nous mourrons ici.
Légende dorée de saint Christophe

– Offero.
Je me retourne : les lanternes du boui-boui chinois dispersent
dans la ruelle des lambeaux de mon ombre. Une clocharde
cache sa tête rasée dans la nuit d’un porche. Un vieux, cassé
en deux, tire sa charrette de légumes. Et une famille attend la
mort, dans l’escalier de la passerelle, la mère enroulée sur son
nouveau-né comme la coquille sur un mollusque. Aucun d’eux
n’a prononcé mon nom. Personne ne m’a appelé.
Sur le continent, tout est plus difficile. Ce que je parviens à
garder à distance dans l’île, sur le bateau, revient par à-coups dès
que j’entre dans le port. Des odeurs qui en rappellent d’autre.
Des visages qui clignotent dans l’orange des loupiotes et qui
portent les traits, les regards du passé. La nausée revient et,
avec elle, la chaîne des souvenirs. On s’écarte à mon passage,
on se tasse dans les encoignures, j’envahis les contre-allées de
mon énorme masse. Offero le guerrier, l’ogre. Ne pas penser.
Ne pas penser à ça.
Sofian s’est caché dans l’arrière-boutique en me voyant
venir, le rideau en os cliquette encore de sa précipitation.
Des oiseaux, mauves et rouges, dans leurs cages en rotin.

231
yama loka terminus

D’énormes sacs, au plastique tressé comme du jute, débor-


dants de grains, de plantes et d’animaux séchés. Une odeur
d’épice et d’urine, de condiments tournés qui ne passera
plus. Les bras collés au corps pour ne rien renverser, j’attends
qu’il revienne. Le bidon d’huile d’olive au couvercle enfoncé
porte la marque de mon dernier passage.
– Oh. Bonsoir. Je ne t’attendais pas si tôt.
– On est le vingt.
– Bien sûr, bien sûr. Le temps file, pas vrai ?
Malika est décédée en avril, il y a maintenant trois ans. Je
prie pour son salut chaque lundi, avec les mots que l’ermite
m’a enseignés. J’aimerais pouvoir prier pour Sofian aussi,
mais les paroles que j’adresse en son nom au Seigneur sont
aigres, marbrées de bile. Je sais que personne dans cette
ville ne méritait Malika. Mais Sofian moins que les autres
encore.
– Je n’ai pas préparé tes sacs. Je m’en occupe, mets-toi à
l’aise. Je suis content que tu sois là, je voulais te parler. Une
proposition pour tes poissons.
– Ils ne sont pas à vendre.
– J’entends bien, j’entends bien. Ne le prends pas mal,
je ne pensais pas les acheter. C’est simplement, à propos
de notre arrangement. Avec l’approvisionnement, les cam­
pagnes d’hiver, la situation devient difficile.
– Donne-moi mes quinze kilos de riz et sois en paix.
Plus que sa vénalité, son acharnement me désespère. Tous
les deux jours, avant le lever du soleil, je vais chercher de quoi
me nourrir, à des dix, des vingt kilomètres de l’ermitage.
Les filets entaillent mes mains, les poissons grouillent et me
regardent, incapables de respirer. Je ne pêche que ce que je
mange, je n’accepte de la baie que ce qu’elle peut me donner.
Parce que je dois survivre, à présent, survivre à tout prix.
Malika a fait jurer à Sofian de subvenir aux besoins de l’ermite.
J’imagine sa dernière chambre, les volutes sacrées, les chants,

232
Légende dorée de saint Christophe

le crucifix. Sur l’image de la Vierge et le nom du Très Haut, la


bonne épouse lui fait promettre. Le voilà qui opine, pensant
assurer à peu de frais le voyage de l’après-vie, aider au salut de sa
femme, au sien propre. L’ermite est déjà sur son lit de mort, alors,
il ne mange presque plus, une poignée de grains par semaine
suffit à le nourrir. Ses molaires, seules, empêchent ses joues de
disparaître dans sa bouche. Il délire, roule des yeux et crache
avec peine des glaires jaunes, dures comme de la porcelaine.
Sofian pense que c’est un bon accord. Seulement, après la mort
de l’ermite, c’est Offero qui a pris sa place.
J’ai accepté toutes les règles de l’ermitage, silence, aban-
don de soi, abstinence. Le jeûne, pourtant, je n’ai pu m’y
plier. Le Seigneur le sait et il ne m’en tient pas rigueur. Il
est important que je puisse poursuivre ma tâche, que je vive
jusqu’au jour de la Rencontre. De mauvaise grâce, Sofian
finira par me donner les quinze kilos de riz, comme il le fait
chaque mois. Au fond, il sait ce que je suis. Personne ne peut
ignorer que je me tiens du côté du pouvoir.
Les vitres de l’échoppe vibrent au passage d’un camion
bâché : je revois brusquement les jets de boue, les colonnes
de fumée, les aubes orange au silence déjà brûlant.
– Voilà dix kilos. C’est tout ce que je peux faire pour toi,
je le jure.
– Non.
Ce sont mes mains qui impressionnent le plus. Je les tends,
ouvertes, mes paumes striées de cicatrices, de destinées iné-
dites. En regardant mes mains, on ne peut s’empêcher de les
imaginer fermées. Mes poings, des massues.
– Je vais te mettre des haricots pour compléter. Cinq
kilos.
– Sois en paix, Sofian.

La nuit du port. Retrouver le bateau qui est mon abri. Il y


aura certainement des âmes à aider, massées sur le quai. J’ai

233
yama loka terminus

jeté les sacs sur mon épaule, je sors. Labyrinthe de b­ riques


crues, de terre battue, de bâches plastiques. Une vieille touille,
bras nus, l’immense chaudron de sa soupe au chutney. Un
âne pelé, attaché à la grille du cimetière. Et, partout, les
regards qui fuient, les gestes qui évitent. Quand Offero entrait
dans une ville en flammes. Quand Offero brisait.
Je suis né avec le pouvoir, voilà ma malédiction. Mais je
ne supplie personne, je suis capable de soulever ma croix. Les
fantômes reviennent. Maigre, dans sa robe pillée, elle m’a dit
calmement « vous êtes un monstre », elle est veuve depuis peu et
la baïonnette d’Offero l’a frappée, entre la gorge et la poitrine.
Quelqu’un crie, un enfant peut-être, mes pas s’allongent
dans la rue en pente.
– Offero !
Je me retourne, il n’y a personne. C’est Yirminadingrad
qui appelle, qui me veut pour me perdre.
Le Sebastian est à quai, près du stand de café à la carda-
mome. Une lampe-tempête se balance au montant métal­
lique de la baraque, ils sont dans le halo dansant, à m’at-
tendre. Le mari, nerveux près de ses balluchons, sa femme
prostrée sur le paquet de langes qui abrite son enfant. Et
Herman le Noir, derrière son chariot, me fait un signe.
– Ceux-ci veulent quitter la ville. Ils n’ont pas d’argent.
Je sais qu’ils n’ont pas d’argent. C’est pour ça que je suis
là. Le réfugié me sourit en biais, se balançant d’un pied sur
l’autre.
– Il faut que nous partions d’ici. Pour ma femme, pour
le petit.
– Je ne peux pas vous emmener au-delà des îles Vertes.
– C’est très bien. Nous vous payerons plus tard, vous
savez. Nous nous arrangerons.
– Je pars maintenant. Suivez-moi.
Il glisse deux pièces de monnaie étrangère dans la main
d’Herman, qui le remercie du pouce. Puis nous montons sur

234
Légende dorée de saint Christophe

le navire. La femme peine à passer le bord. Je jette les sacs


dans la cabine et cours défaire l’amarre. Partir, avant que la
ville ne me rattrape. J’espère qu’il est encore temps.

Des fanaux, au ras de l’eau, s’éteignent à notre approche.


Contrebandiers, chasseurs d’épaves ou gardes volants, tous
s’effacent dans le noir devant le Sebastian. La barre glisse
entre mes doigts. Les passes discrètes sont les plus dange-
reuses et je navigue à vue, dans l’obscurité.
La femme, assise sur le banc de la proue, me tourne le
dos pour allaiter son enfant. Son mari fouille son barda à
genoux, devant la porte ouverte de la cabine, en tire un
paquet de cigarettes à l’eucalyptus.
– Vous en voulez une ?
Là-dessous, en février dernier, ils ont coulé une plate-forme
pétrolière sans prendre le temps d’en vider les structures. Des
débris sont remontés des semaines durant. Les gamins de
chalutiers, sur des radeaux de fortune, passaient des heures
à patrouiller dans le froid, à récupérer les rares pièces encore
valables. Plus à droite, des poutres métalliques enlisées percent
presque la surface et raclent les coques des imprudents.
Une odeur d’herbe brûlée envahit la cabine. Le réfu-
gié s’est approché de moi, explore des yeux mon minuscule
domaine. La Théotokos dans son cadre votif, le Pantokrator
qui lui fait face. La couchette aux draps chiffonnés, dans le
fond, les trognons de bougies, les bonbonnes de gaz. Et les
cartes, à portée de main, la boussole fixe, le Smith & Wesson
semi-automatique. Il fait nuit sur la mer Noire, derrière la
vitre qui me garde du vent.
– Je ne sais pas comment vous faites pour vous repérer
dans cette mélasse.
Celui-ci ne me laissera pas en paix. Comme tous les
autres, il veut plus que ce que je peux lui offrir. Donnez-
moi la patience, Seigneur.

235
yama loka terminus

– C’est un métier, pour sûr. Vous devez conduire cette


barque depuis longtemps.
Son haleine est contre ma nuque, beaucoup trop près.
Les lumières de Yirminadingrad, langues orange et rousses,
finissent de lécher la mer à la poupe. De mes prières m­ uettes,
j’appelle le large, la monotonie des ronrons du moteur, l’ab-
sence. Que la lenteur du trajet l’incite au repos et lui fasse
perdre la parole.
– Heureusement qu’on vous a trouvé. C’est le vendeur de
café qui nous a convaincus d’attendre. On est sur le port
depuis mardi, à vivre comme des animaux, à se cacher pour
éviter les contrôles. On a demandé partout, vous n’imagi-
nez pas combien les autres peuvent demander pour nous
tirer de là. Les Polonais, c’étaient les pires, ils voulaient
marchander, ils disaient qu’on pouvait s’arranger, que ma
femme, avec eux, vous savez. Elle a souffert de tout ça. Ce
sont toujours les femmes qui souffrent le plus. Les femmes
et les enfants.
Des convoyeurs turcs sont de sortie. Je fais cligner mon
feu de position, trois fois, puis entreprends de contourner
leur caravane illicite par tribord.
– Vous avez fait la guerre, je le sais. Inutile de rien dire,
vous vous êtes battu, ça se voit. C’était où ? Dans la Fédé-
ration ? En Crimée ? C’est la même chose, de toute façon,
l’ennemi est le même, il change à peine de nom. Ils disent
distinguer les processus de pacification des affrontements
licites, mais tout ça, c’est la même merde. Les mêmes
bataillons, les mêmes ordres, les mêmes pelotons d’exécu-
tion. J’ai été incorporé l’an dernier, pour une affaire de tra-
vail au noir. J’aurais tout donné pour être exempté, je vous
le dis sans honte, mais quand ils m’ont arrêté, je savais que
j’étais foutu. Il y a des histoires qu’on entend au civil, et si
seulement une moitié est vraie, il vaut mieux ne pas prendre
ce genre de risque.

236
Légende dorée de saint Christophe

Peut-être que l’enfant va se mettre à pleurer. Peut-être


la femme va-t-elle réclamer l’attention de son mari. « Il est
l’ heure » me dit le Menteur, et chaque syllabe est un coup qu’ il
me porte, un ordre qu’ il me hurle. Quand je fais jouer le ver-
rou, je les trouve couchés par terre, roulés en boule. Ou ils se
jettent sur moi. Je les fais lever, quand il le faut, marcher trois
pas devant. Certains feignent la bravoure. La plupart d’entre
eux ne sont déjà plus là. Il va bientôt faire jour et… Oui, il
est l’ heure. Presser la détente est le moins difficile. La violence
du recul suffit à faire passer l’ instant dans le passé. Puis la
détonation, presque trop tard. Le pouvoir.
– Les Arabes ont construit une usine à Smyrne, pour
recycler les cadavres. Ça ne vient pas des propagandes offi-
cielles, c’est un fait prouvé, j’ai mes sources. Les machines
sont actionnées par les grands blessés de retour du front, ils
font de la farine avec les corps de nos frères, pour nourrir
leurs volailles, ils font des conserves pour les troupes. Vous
savez, ils ont violé toutes les femmes, près de Patras, toutes,
même les vieilles. On dit qu’ils les ont cautérisées, ensuite,
pour ne pas qu’elles puissent donner le jour à des enfants.
Aucun être humain n’est capable de faire ça.
« Il n’y a pas de honte à tomber au sol, Offero. Laisse choir ton
orgueil, attends l’ennemi qui vient t’achever, brûle sa cervelle
à bout portant. » Le Menteur joue avec le couteau courbe qu’ il
n’utilise que sur le bout de ses cigares. « Retue tes morts, Offero.
Crève leurs crânes une seconde fois. La mort est une chose trop
belle pour être administrée à la légère. » Parce que tout le monde
le craignait, je croyais que le Menteur était le plus puissant. Sa
présence, son visage. Le monde tremblait. Je ne pouvais imaginer
un autre maître. Mon histoire et ma malédiction : être né
avec le pouvoir, ne pouvoir servir les faibles.
En pleine mer désormais, nous glissons sur des eaux
incompréhensibles. Il refuse de se taire. Et ils sont cinq, huit
à crier quelque part, derrière mes tympans.

237
yama loka terminus

– Marina, je l’ai connue dans l’hôpital volant, au campe-


ment 230 près de Yalta Bis. C’était juste après la tenaille de
Sébastopol. Ses parents l’avaient laissée se faire réquisition-
ner, et elle y nettoyait les plaies, elle posait les pansements.
Ses vieux étaient maraîchers, analphabètes, ils ont signé sans
comprendre et, merde, on s’est aimé au premier regard, je
vous jure. Elle a dix-neuf ans, maintenant, pendant l’attaque
aérienne on a décidé de partir ensemble, presque sans parler,
elle a des yeux qui disent. Après on a marché par la côte, il y
avait des corps brisés au bas de la falaise, Marina vomissait,
elle était enceinte.
Il rallume une de ses odieuses cigarettes. Sa femme, éche-
velée par les bourrasques du large, assourdie, a posé son
paquet sur le bois du siège, contre sa cuisse.
– On ne savait pas quoi faire, on avait peur, on avait perdu
nos noms en désertant. Pour l’argent, c’était impossible. Les
vieux, les femmes, les enfants encore dans les maisons, ils
avaient tous le regard vide, affolé. Et on a reçu des jets de
pierres. Marina se souvenait d’une méthode, d’un moyen.
On l’a fait dans une école désertée, les bombes étaient tom-
bées deux, trois semaines plus tôt, tout était recouvert de
poussière beige, vous savez, celle qui ressemble à du fond de
teint. Quand elle m’a guidé, en serrant le plat de la table dans
ses mains pour ne pas hurler, j’aurais pu pleurer, j’aurais pu.
Je ne pensais pas qu’il puisse y avoir autant de sang, autant,
autant de. Mais nous n’avons plus jamais été aussi proches
que ce soir-là, aussi unis.
« Regarde », me dit le Menteur, et ce qu’ il me montre est
simple et évident, comme un arbre sous l’averse, un long nuage
qui va en s’effrangeant. Le Menteur connaît le monde, ce qu’ il
choisit de m’apprendre est nécessaire. « Il a déjà des bras. Des
jambes. Un sexe minuscule. » Les yeux noirs n’ont ni iris ni
paupières. Posé contre le blanc de l’assiette, ç’aurait été un
garçon.

238
Légende dorée de saint Christophe

J’ai fermé un instant les yeux et peut-être est-ce ça qui


l’a poussé à se taire. Les explosions sourdes, régulières du
moteur, me lavent de mon vertige. Il n’y a rien que j’aime
tant que rentrer à la maison, marcher du ponton aux rochers,
du rocher à la cabane, seul. Encore une heure et demie avant
les îles Vertes.
La femme s’est levée pour s’avancer à la pointe, abandon-
nant sur le banc son paquet de langes, que le vent de la nuit
effeuille désormais couche à couche. Qu’y a-t-il, caché dans
ces lambeaux sales ? Qui est cette famille, dont je voudrais
ne rien savoir ? Ce sont d’autres chiffons qui apparaissent
finalement, roulés en boule, qui finissent par basculer sur
le pont. Ce fardeau que l’on transporte, cette peine que l’on
serre contre son cœur, que l’on nourrit de sa vie : emplie de
choses insignifiantes.
Dans la pénombre, le mari me sourit, comme si nous par-
tagions désormais un secret. Ce qui est le cas, sans doute.

J’ai toujours été le plus grand, le plus fort. Offero, né pour


servir, Offero, bras du pouvoir.
Avant le Menteur, j’ai connu d’autres maîtres, tous fail­
libles, affaiblis. Ils détournaient les yeux lorsqu’ils devaient
abattre un innocent. D’autres me donnaient leurs armes,
attendant que je le fasse pour eux. Certains souffraient de
leur conscience. Tous avaient peur du Menteur.
J’ai traversé un désert et deux mers pour me mettre sous
ses ordres, pouvoir marcher à ses côtés. Je me suis nourri
des énormes crevettes grises qui grouillaient dans l’estomac
crevé d’un noyé et le Menteur m’a reconnu pour ce que
j’étais. J’ai pensé avoir trouvé mon maître, enfin.
Son odeur est abominable. La gangrène, partie de la cuisse,
a noirci le moignon de sa jambe amputée et, gagnant l’aine,
remonte vers le cœur. Le Menteur pourrit sur pied, il joue avec
son cigare, coincé entre ses dents jaunes, quand il a assez de

239
yama loka terminus

force, il crache à la gueule de la mort. Des mouches, appâtées par


l’odeur, s’agglutinent contre la toile de sa moustiquaire. J’apporte
les dernières nouvelles de la guérilla, les blessés, les morts. Sa
tente est brûlante de sa puanteur et un filet de voix s’ élève de
son lit de camp. Je mets un instant à comprendre. « Seigneur,
Seigneur tout puissant, prends pitié, Seigneur… » Il est trop tard
quand il note ma présence, trop tard pour feindre de s’ être tu.
Ainsi, Menteur, tu n’étais pas le plus fort. Jésus-Christ,
le Sauveur, savait projeter sa peur sur ton âme. Il était ton
maître. Il allait devenir le mien. J’ai brisé sa nuque pour qu’il
arrête de geindre et quitté le campement sans me retour-
ner. Près de Yirminadingrad, l’ermite m’a dit d’arrêter de
chercher, d’attendre la venue du Christ, de me donner à
lui. Tous ses conseils, je les ai suivis, tous ses préceptes, le
jeûne excepté. J’ai donné ma vie, je me suis sacrifié pour
les ­pauvres, parce que le Christ seul, désormais, pouvait
prétendre gouverner ma vie.

– Nous sommes repartis le lendemain matin.


Des vagues invisibles claquent au bois du bateau. Il fait
froid. La femme, agrippée aux barres de soutènement,
regarde vers l’avant, tandis que son mari se tient à l’entrée
de ma cabine.
– Marina était pâle et silencieuse, elle ne me parlait plus.
Je croyais que nous avions réussi à nous débarrasser du
petit. Le lendemain il pleuvait, la fièvre est arrivée, nous
nous s­ ommes arrêtés dans un pavillon ouvert en deux, pour
faire une halte, et nous ne sommes jamais repartis. Le bébé
était mort mais il n’était pas sorti, il était toujours dans
son ventre. Son organisme ne pouvait pas le supporter. Le
troisième jour, elle était en sueur, elle délirait sans paroles,
elle cherchait ses parents du regard, elle cognait contre son
abdomen. Il y avait des fleurs beiges et jaunes sur le papier
peint de la chambre, quelques meubles qu’ils n’avaient pu

240
Légende dorée de saint Christophe

emporter en fuyant. J’arpentais, pièce à pièce, la faim me


rendait fou, je ne savais plus ce que je devais faire.
À la poupe vibre la silhouette triste de son épouse, ses
habits que le vent gonfle et malmène. Je sais désormais ce
qui va se produire, mais ne suis pas pressé d’y assister. Les
îles Vertes, de ma vie, ne m’ont jamais paru si lointaines.
– Il lui a fallu quinze jours pour abandonner la lutte. Au
bout d’une semaine, nous avons vu passer une colonne de
soldats sur la route, avec une cantine, un camion médical,
mais je n’ai pas eu le courage de les appeler. J’avais peur
d’être séquestré pour désertion. D’être accueilli à coups de
fusil par une compagnie adverse. Je ne voulais pas finir ainsi,
même pas pour elle. Alors tout a été terminé.
Et voilà le châle qui se défait, le gilet, la robe qui se dénoue,
et les tissus qui se délitent et s’envolent, se prenant un instant
aux bastingages avant de disparaître dans la nuit. Des habits
sur une femme inexistante, à peine là, puis plus là du tout,
disparue. Nous sommes seuls, lui et moi, sur le Sebastian, et cela
fait presque une heure que je n’ai plus aperçu de lumières.
– Offero !
La même voix, qui crie mon nom pour la troisième fois.
Je tourne la tête et il est là, qui vient de s’allumer une nou-
velle cigarette.
– Je suis là, Offero. Tu souhaitais me voir, je suis venu
jusqu’à toi.
Le seul éclairage du bord est une applique fluorescente,
pour lire les cartes. J’en fais jouer l’interrupteur pour déchif-
frer son visage. L’inconnu a la peau brune, les traits lisses,
une barbe naissante. Il a le nez droit, les cheveux mal coupés,
les yeux noirs. Son corps est voûté, abrité dans une parka
sans couleur, ses longs doigts tremblent. Il ne ressemble ni
au nouveau-né dans sa crèche, ni au jeune baptisé, rayonnant
de la lumière de l’Esprit Saint. Ce pourrait-il, pourtant, qu’il
soit mon nouveau maître ?

241
yama loka terminus

Le moteur rate un temps, voilà le bateau qui plonge, nez


en avant. Des paquets de mer s’écrasent sur le pont, y ruis-
sellent alors que la proue remonte. La mer n’a pas forci,
nous commençons pourtant à nous enfoncer. Je barre vers
bâbord, il n’y a pas de pièges à cet endroit, pas de hauts
fonds ni de récifs. Peut-être mon passager sait-il. Je n’ose
le regarder.
– Que se passe-t-il ?
Le Sebastian gîte à tribord, puis se redresse, ma tête cogne
sans violence contre la paroi. Alors que nous plongeons à
nouveau, j’entends l’inconnu qui ricane.
– Tu ne comprends donc pas ? C’est moi qui suis si
lourd.
Une vague déferle à l’arrière du bateau qui peine à rester
droit, l’eau éclabousse par les interstices de la cabine, inonde
mon plancher.
– Je porte tous les péchés et toutes les souffrances du
monde. Sauras-tu m’amener de l’autre côté du fleuve ?
­Sauras-tu assumer ta destinée de Porte-Christ ?
Je barre en aveugle et les bois plient en grinçant. La mer
désire nous avaler et il n’y a rien à faire pour l’en empêcher.
Au service du Menteur je m’occupais des lâches, des fuyards,
des traîtres à son armée. Debout contre un mur ou à genoux
dans la poussière, je leur faisais voir leur mort avant de les
abattre. L’aboutissement de mon existence, la règle. Per-
sonne n’a droit à un moment de faiblesse. Le vrai pouvoir
ne souffre pas l’exception.
En diagonale, je le regarde, sans cesser de me battre pour
garder le Sebastian hors de l’eau. Un homme grimaçant,
efflanqué. Un déserteur. Qui affirme avoir tué son fils. Qui
affirme avoir tué sa femme. Quel genre de sauveur est-ce
là ? De quels autres déguisements est-il encore capable ? Plus
menteur encore que celui qui en portait le nom et qui ne
cachait qu’un seul secret.

242
Légende dorée de saint Christophe

Le moteur s’arrête, quelque chose craque à l’arrière et le


bateau bondit, comme pour se disloquer sous nous. La vitre
s’emplit de mer, brutalement, et le ronronnement revient en
même temps que nous remontons. Mourir ainsi, à la merci
des eaux, voilà la vraie hérésie. J’ai bien assez de mes propres
péchés pour porter ceux des autres. Je ne veux pas. Je ne
lèverai pas ce faux messie sur mes épaules.
Quelques secondes de stabilité, une infime accalmie, me
suffisent à saisir le pistolet.

Je rentre chez moi en silence, une ombre. Le Sebastian glisse


sur son propre élan jusqu’au ponton de bois. La corde tombe
avec précision, nœud coulant autour du poteau le plus large,
je la sens qui se tend. En un lent effort, une traction continue,
je tire le bateau jusqu’à cogner le bois. Puis j’inspire à pleins
poumons l’humidité de mon île, son intime froideur.
Le chemin qui monte à l’ermitage est une piste sinueuse,
il grimpe en lacets à travers la forêt. Je l’ai tant pratiqué dans
l’obscurité que je ne peux plus m’y perdre. Et les provisions
de Sofian ne semblent pas bien lourdes à mes bras.
Il y a peu de choses au monde que j’aime autant que par-
courir ce chemin, au terme d’une matinée de pêche ou d’une
soirée de travail. Aucun souvenir ne vient m’y déranger. La
nausée se tient prudemment à l’écart. Et ce soir, plus que les
autres soirs encore, je m’y sens libre de tout passé.
Voilà le promontoire et sa vue sur la mer. Je pose mon far-
deau, m’arrête pour regarder. La lune s’est levée à l’horizon,
elle fait une flaque d’argent sur le noir. J’hésite un instant
avant de me mettre à prier : peut-être en ai-je perdu le droit,
désormais. Un animal fuit dans l’abri des grands arbres et
le craquement est comme une approbation.
J’écarte alors mes bras immenses et, embrassant l’obscu-
rité du monde, je rends grâce, de tout mon cœur, à l’insai-
sissable pouvoir.
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

Quand l’avion se pose pour faire correspondance à Yir-


minadingrad, le soleil est déjà couché. L’aérogare fourmille
de militaires en armes qui nous orientent vers les sous-sols.
Personne ne nous fournit la moindre explication.
Deux policiers avec des masques à gaz contrôlent mon
passeport biométrique avant de me fouiller, d’inspecter mes
vêtements avec une sorte de compteur Geiger puis de me
faire entrer dans un grand hall sans fenêtres où une partie
des passagers de mon vol attendent déjà. Certains sont assis
sur les banquettes en acier mais la plupart sont restés debout.
Les visages sont aisés à décrypter : fatigue des passagers
réveillés au moment de l’atterrissage ; colère de consom-
mateurs mécontents, rédigeant dans leur tête des lettres de
protestation ; anxiété de téléphages, persuadés que la fin du
monde prophétisée par les infos est pour maintenant.
Chacun dans sa bulle, son propre monde. Seuls ceux
qui se connaissaient auparavant s’adressent la parole. Les
familles, les couples et les groupes se reconstituent dans
la pièce, laissant volontairement un espace entre eux et les
autres voyageurs. La séparation s’amplifie au moment où

245
yama loka terminus

une cinquantaine de personnes supplémentaires est amenée


dans la salle.
Les passagers retrouvent les gens qui les attendaient à la
descente de l’avion. Les familles se voient renforcées d’un
fils, d’un père, d’un oncle. Des couples sont à nouveau réu-
nis. Des hommes d’affaires se serrent la main d’un air crispé.
Un chauffeur en livrée d’origine turque erre avec son carton
au milieu des inconnus, déjà conscient, sans doute, que celui
qu’il devait conduire en ville ne lui fera pas signe, préférant
rester seul avec la situation. Des membres du personnel au
sol, quelques hôtesses, un bagagiste et deux policiers, nous
rejoignent eux aussi, se séparant aussitôt des autres groupes,
leur différence encore soulignée par le port des uniformes.
Un clochard, seul – barbe et cheveux longs, manteau de poils,
gants de cuir brun, besace et long bâton de pèlerin – semble
oser parcourir les vides qui se sont créés, comme des espaces
entre les mots sur une même page. Il parasite les multiples
solitudes en grommelant, en clignant de l’œil ou en tapant
dans ses mains. Il a dû être ramassé avec les autres dans le hall
d’attente, mais sa solitude, réaffirmée par sa présence fortuite,
est pour la plupart une perturbation désagréable.

Au bout d’une heure, peut-être, un militaire aux grades


indéchiffrables vient nous présenter la situation. Avec le
masque qui déforme sa voix et la casquette de toile sombre,
on dirait un méchant de bande dessinée. Les autorités ont
été prévenues par un groupe terroriste séparatiste qu’un virus
avait été répandu dans le hall sept.
Il nous rassure immédiatement, affirmant que le vaccin est
déjà disponible, que personne ne risque rien bien que nous
soyons pour l’instant contagieux, que nous ne pouvons pour
l’instant pas être autorisés à repartir ou à sortir de l’aéroport.
Il charge deux flics de nous surveiller et nous fait apporter
des plateaux-repas de business class, des matelas gonflables,

246
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

des couvertures, des magazines. J’essaie de téléphoner à ma


femme avec mon mobile, mais un message en bulgare et
anglais m’annonce qu’on ne peut pour l’instant donner suite
à mon appel. Je ne suis apparemment pas le seul dans ce cas :
un jeune yuppie qui a conservé ses lunettes de soleil mal-
gré la lumière tamisée contemple, effondré, son téléphone
comme s’il s’agissait d’un membre amputé.
Pourtant, alors que je suis aux toilettes, je sens le vibreur
se déclencher contre ma cuisse. Je décroche et une voix mas-
culine, à moitié couverte par des bruits de fête, s’excuse
pour mon désagrément dont il n’est pourtant nullement
responsable. Il m’assure ensuite que le patriarcat œcu­mé­
nique autocéphale de Yirminadingrad a prévenu mon évêché
et qu’il mettra tout en œuvre pour que mon séjour – qu’il
espère le plus bref possible eu égard à l’importance de ma
mission et au deuil qui m’a récemment frappé – soit le plus
agréable possible. Un grésillement met fin au monologue.

Quelle heure peut-il bien être au Japon ? Et à Paris ? Je


jette un coup d’œil à ma montre, privé de sommeil par le
décalage horaire. Cela fait plus de deux heures que je me
tourne et me retourne sur un matelas trop gonflé, ou pas
assez, et malgré la fatigue je n’arrive pas à m’endormir.
Je repense à l’enterrement du père Foucault, à l’incom-
préhensible cérémonie japonaise ayant achevé son existence
terrestre, réaffirmant à la face de tous son abandon de la foi
chrétienne. Je repense à l’homme qui m’a baptisé, marié, qui
a baptisé mes enfants. L’homme qui m’a trouvé du travail à
l’évêché quand tout allait mal pour moi et que ma femme
menaçait de me quitter. Des hommes et des femmes au
visage fermé baissaient la tête devant son portrait en noir et
blanc, brûlaient des parchemins calligraphiés en son hom-
mage. Ils étaient vêtus de costumes sombres, de kimonos
sobres, de draps orange.

247
yama loka terminus

Je suis tiré de ma rêverie par le vibreur de mon téléphone.


Je me lève rapidement, me précipite aux toilettes, et vérifie que
les lieux sont déserts avant de prendre la communication.
– Veuillez excuser le vacarme, me dit un homme en fran-
çais avec un léger accent slave, mais c’est carnaval à Yirmina-
dingrad et je viens seulement d’apprendre la nouvelle. Bon,
écoutez, j’irai droit au but : quoi que les orthodoxes vous
aient proposé, le Culte de l’Avènement fera tout pour vous
faire une meilleure offre.
Quand j’essaie de lui expliquer que je ne vois pas de quoi
il parle, il ajoute :
– Voyons, réfléchissez un peu, nous avons plus de points
communs entre nous que vous ne pouvez en avoir avec ces
mécréants, nous sommes tous deux catholiques et puis…
Le larsen me force à éloigner le mobile de mon oreille et
quand je l’approche à nouveau, il n’y a plus rien qu’un bruit
blanc à peine audible, entrecoupé de phrases en bulgare
étouffées. J’écoute un instant ce qui ressemble aux pro-
grammes d’une radio locale, à la transmission d’un émet-
teur pirate sur laquelle on répéterait en boucle des phrases
codées, destinées à on ne sait trop quels conjurés. Je bois un
peu d’eau au robinet et prie pour que le miracle de Cana se
reproduise, qu’à la place de l’eau coule un bon bordeaux.
En vain. Je retourne me coucher.

Dans la salle d’attente, l’anomie a peu à peu délié les ­langues.


Seules les familles et les couples conservent un semblant
d’autarcie : les autres passagers, fatigués du discours vide et
répétitif des magazines, se résignent à communiquer les uns
avec les autres, comme si l’intense modernité de la situation
leur faisait retrouver le geste archaïque de la conversation. Un
homme d’affaire italien, très propre sur lui, dans un costume
si peu froissé qu’il est difficile de croire qu’il a dormi avec, me
raconte son premier carnaval à Yirminadingrad.

248
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

Une odeur de tabac épicé et de mangue flotte dans l’air,


parfumant curieusement cet Est inconnu de nuances tropicales.
Une foule bigarrée se presse dans la rue au son des violons, de
l’accordéon, d’une guitare désaccordée, d’une trompette trem-
blante, de tambours hystériques. La circulation est interrompue
sur la large avenue et tout le monde a une bouteille à la main.
Tu suis les mouvements de foule et, soudain, au coin d’une rue,
le centre-ville de verre et d’acier, clone de mille métropoles occi-
dentales, cède le pas à une ville basse, sinueuse, aux rues pavées
grossièrement, semées d’ordures odorantes, entre deux rangées
de bicoques trapues aux tons pastel, bruns ou jaunes délavés.
L’Italien ajoute qu’en revanche, il a détesté Paris dès l’ins-
tant où il y a mis le pied. Au premier regard, il avait été
repoussé par ce monstre hybride pour capitalistes stressés
et décomplexés, altermondialistes névrosés satisfaits de se
sentir coupables et fantômes de la culture hantant une ville-
musée nettoyée depuis bien longtemps de toute sa pauvreté
et de toute sa vie, laissée à l’abandon pour se transformer
en sa propre caricature.
Il prétend que se promener dans une ville pour la pre-
mière fois est comme aborder une jolie femme. Que les plus
attentifs sentent aussitôt ce qu’une ville a à leur offrir. Que
certaines cités sont froides et antipathiques, quand d’autres
semblent chaleureuses, comme si elles n’attendaient que
nous. En arrivant à Yirminadingrad la première fois, pen-
dant le carnaval, il a été conquis. Il a décidé que c’est ici qu’il
ferait ses affaires et, depuis, sa vie n’est qu’allers-retours entre
son pays et la ville qui a volé son cœur.

Le téléphone me réveille. Mon interlocuteur se présente


comme un envoyé du patriarcat, puis m’abreuve d’un tel flot
de politesses qu’il m’est presque impossible de lui couper la
parole. Quand je parviens enfin à lui demander comment
il a appris mon arrivée en ville, il me répond allusivement,

249
yama loka terminus

sous-entendant qu’il est utile d’avoir des contacts dans la


police, que ces relations l’auraient prévenu au moment où
mon passeport avait été scanné. Je croise le regard du clo-
chard qui entre dans les toilettes et raccroche, balbutiant en
anglais que j’essaie de joindre ma famille, que ça ne marche
toujours pas. Il me sourit, me fait un clin d’œil et ouvre sa
braguette pour uriner longuement en chantonnant.
La nuit est transformée en jour par les lumières qui brûlent en
permanence et par le décalage horaire, les militaires consentent à
nous abandonner quelques caisses de vodka. Nos deux policiers
en ont la garde et ils semblent ravis de pouvoir enfin contrôler
quelque chose, de voir leur rôle réaffirmé malgré le nivellement
égalitaire qu’impose la situation. L’alcool a un goût amer et un
peu végétal, pas désagréable. Je me ressers une tasse.
J’imagine le carnaval qui se déroule dehors. Seul dans cette
pièce infiniment grise, j’imagine les lampions et les costumes,
les musiciens, la foule qui marque le rythme du pied.
Un groupe de jeunes gens nous entraîne dans un bar et nous
offre tournée sur tournée d’une sorte de raki sucré. Emporté par
l’ivresse, tu racontes ta vie dans un mauvais anglais, avant d’écou-
ter la leur. Une jeune fille, presque adolescente, te donne un long
baiser au goût de bonbon et tu la repousses en riant, sans colère
vis-à-vis de cette marque d’affection déplacée, sans culpabilité
non plus. Puis tu sors sur le trottoir pour vomir longuement, et
un jeune homme te propose de te ramener à l’ hôtel en mobylette.
Sans casque, filant dans la fête qui se poursuit, tu ne penses à rien,
tu passes à travers le spectacle. Dans le hall, tu titubes jusqu’aux
ascenseurs, manque de t’ écrouler dans le couloir, parviens après
quelques efforts à ouvrir la porte et à te traîner jusqu’au lit ; où
tu peux sombrer, enfin, dans un sommeil sans rêves.

Je me réveille avec une légère gueule de bois, mais me


surprends à siffloter tout en faisant une toilette sommaire.
Aiguillonné par mes visions nocturnes, j’interroge les

250
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

q­ uelques autochtones enfermés avec nous. Je demande aux


habitants de cette ville de me raconter leur carnaval.
La rue bondée, les chars aux motifs païens ou publici-
taires, un cortège des cyclistes, les adeptes de la patinette
et du roller, les groupes de cracheurs de feu, les jongleurs.
Ambiance de fête foraine, bouteilles de vin blanc acidulé
achetée à un camelot. Feux d’artifices. Bars moites.
Ratri est designer de communication électorale. Elle
porte un sari bleu griffé, imprimé de motifs abstraits, et
parle d’une voix assurée en tripotant un chapelet étrange
aux billes d’ambre. Ses parents ont émigré à Yirminadingrad
quand elle était toute petite, pour fuir la guerre au Cache-
mire. Son père était un haut fonctionnaire du Parti Taoïste,
il a été arrêté à son arrivée en ville et assigné à résidence. Il
est mort sans jamais avoir pu fouler les rues de la ville.
Sur la colline hippie-chic, un ancien temple hérissé de pan-
neaux solaires a été reconverti en usine. Plus loin, dans un
boui-boui aux murs chaulés, tu bois du thé au beurre salé
et des godets de vodka doucereuse, en compagnie d’un couple
d’architectes, de designers rebelles, de graphistes postmodernes.
Ils sont charmants et t’expliquent qu’ ils se sont installés ici pour
retrouver la convivialité qui manque aux quartiers bourgeois
du centre, pour fuir leurs parasites multinationaux. Ensuite,
ils voudront te faire signer une pétition pour le droit de vote des
étrangers, l’obligation d’aller aux urnes et la prise en compte
des bulletins blancs, l’ illégalité de la famine, l’ interdiction des
vêtements de marques dans les bâtiments publics.
Llud est champion d’échecs. Il devait prendre le même avion
que moi pour aller participer aux championnats du monde
de blitz à Marseille. Les policiers ont refusé de lui apporter
un échiquier pour passer le temps et il se sent de plus en plus
nerveux. Il lisse sans cesse ses longs cheveux blonds de ses
doigts épais. Ses mains sont calleuses et puissantes, ce sont
des mains de bûcheron, d’ouvrier, de soldat.

251
yama loka terminus

Une taverne basse rue de la Bataille-Grise, décorée de graf-


fitis rouille, or et argent, qui exaltent Gandhi, Jim Morisson,
Nelson Mandela, Kirill Medossi et le commandant Krovechov.
Tu bois de la bière brune à la mousse épaisse qui rappelle les
ales irlandaises mais avec un je-ne-sais-quoi d’acide. Tu ­manges
avec appétit des saucisses trop grasses relevées d’une sauce légère,
épicée et aillée, des frites taillées en cubes grossiers. Des étudiants
en philosophie cognitive te parlent avec humour des mystères
de leurs cerveaux. De la cartographie neuronale de leur propre
psyché. Ils ont l’ambition de rejoindre la Commission d’Enquête
Communale sur les Paysages Éthiques, ils veulent changer les
choses de l’ intérieur.
Il est difficile de croire qu’Ullr est d’origine norvégienne.
S’il est grand, il est surtout très mince, presque maladif. Il
me parle d’une voix douce, sans me regarder. Il a découvert
un stock de trombones derrière un comptoir et les projette à
l’aide d’un élastique dans un gobelet en plastique posé sur le
sol à une vingtaine de pas. Quand il relâche son projectile,
la manche de sa chemise remonte sur un avant-bras maigre,
couvert de runes tatouées et de cicatrices. Il ne rate jamais
sa cible.
Au Palco, un bar sordide et mal éclairé, tu poursuis au café-
grappa, à l’eau-de-vie de chêne-liège, et tu écoutes les slameurs
réécrire les légendes de la pègre de Yirminadingrad. Le barman
explique que, certains soirs, l’ âme de la ville se matérialise
près de la porte et vient pleurer ses enfants préférés. Elle porte
couches sur couches de dentelles grises, beiges et noires, déchirées
ou rapiécées grossièrement. Elle porte de nombreux bijoux de
pacotille et ne parle jamais. Elle a une odeur qui n’appartient
qu’ à elle, qui évoque la réglisse, la cire chauffée, le goudron
humide et la vodka au bout de la nuit blanche…
Le téléphone vibre et je dois m’excuser auprès de mon
interlocuteur. Je décroche aux toilettes. C’est une voix de
femme, sensuelle, sucrée comme le péché.

252
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

– Vous n’êtes pas facile à trouver. Je représente la Société


pour l’Harmonie Delphique et je voudrais vous parler des
manuscrits d’Akko, si vous le permettez. Je sais que vous
avez eu des propositions de la part des orthodoxes et des
avènementistes, mais je tiens à préciser que notre démarche
n’a rien à voir. Nous ne cherchons pas la connaissance afin
de démontrer une quelconque suprématie de nos propres
croyances. Nous goûtons le savoir mais pour lui-même, pour
sa beauté formelle, si vous voulez…
Puis, encore une fois, Radio Parasite.

Les nuits sont courtes et les journées se répètent à l’identique,


dans une salle d’attente de plus en plus étouffante. Aujourd’hui
plus grand monde n’a envie de parler. Nous sommes à court de
mots. Des militaires sont venus nous faire une prise de sang,
engoncés dans des tenues de spationautes. Deux heures plus
tard, comme nous étions toujours sans nouvelles des résultats,
nous avons failli avoir une petite émeute. Les deux policiers
ont été acculés dans un coin par une douzaine de femmes de
tous âges qui réclamaient des réponses. On nous a finalement
annoncé que tout était en voie de s’arranger, qu’il faudrait
simplement patienter encore un peu. Ces explications n’ont
pas satisfait les passagers en transit.
Quant à moi, l’idée de me retrouver bloqué dans cette
salle, dans une ville étrangère, loin de mes responsabilités et
de mon quotidien, commence à me plaire de plus en plus.
L’absurdité de la situation la rend presque amusante. Vers la
fin de sa vie, le père Foucault me faisait souvent remarquer
que, s’il avait quitté l’Église, c’était surtout à cause de son
manque d’humour. Raison pour laquelle il préférait large-
ment le bouddhisme.
Je souris malgré moi à l’évocation de ce vieil ami. Peut-être
avait-il raison, après tout, peut-être est-il en train de se réincarner
en ce moment même. Je commence à accepter l’idée que la mort

253
yama loka terminus

du père Foucault était un événement sans grande importance,


comparé à ce qu’il a su m’apporter de son vivant.
J’ai l’impression d’être en vacances.

Je constate aux toilettes que mon téléphone est définitivement


déchargé. C’est dommage : j’avais pris goût à mes étranges com-
munications avec cet au-delà que constitue le monde réel.
– Prenez le mien, il me reste plein de jus.
Le clochard me tend son petit téléphone indonésien en
souriant. Je n’avais pas remarqué sa présence.
– Mais vous, vous n’en avez pas besoin ?
Il éclate de rire et me fourre le mobile de force entre les
mains.
– Pour faire quoi ? Il n’y a que toi qui communiques avec
l’extérieur aux dernières nouvelles… En plus, ce serait bien
la première fois que j’aurais besoin d’un objet. Tu crois pas
que si j’avais des besoins je ferais autre chose que clodo dans
la vie ? Mais non, je serais cadre, ou fonctionnaire, avec
un salaire à la fin du mois, des impôts à payer, une femme
déprimée et une tripotée de marmots insupportables !
Il me fait un nouveau clin d’œil.
– Il y a de nombreuses manières de survivre dans ce
monde, mais pas beaucoup de vivre. Crois-moi.
Puis, désignant la croix en argent pendu à la chaîne
autour de mon cou :
– C’est pour ça que je l’aime bien, malgré tout. Attention,
hein, je dis pas que j’adhère à son baratin sur la vie après
la mort, la rédemption des péchés et tout, mais sa façon de
vivre m’est sympathique. Dommage qu’il se soit encombré
de disciples. C’est toujours un problème, les disciples. Enfin,
moi c’est ce que j’en dis.
Et je le remercie, lui promettant de lui rendre le téléphone
avant mon départ, puis le laisse à ses ablutions.

254
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

Dans mon rêve, je marche derrière une fanfare.


Tu esquisses des pas de danse approximatifs sur une musique
trop forte, un peu discordante, et il se met à pleuvoir. Les gouttes
énormes de l’averse d’été trempent tes cheveux, tu les laisses cou-
ler sur ton visage quelques instants puis tu ouvres ton parapluie
au-dessus de ta tête. Tu sais que c’est un parapluie mais, dans
ton rêve, il ressemble au téléphone du clochard.
La foule applaudit et la musique accélère, libératrice et entê-
tante. Des couples s’embrassent à pleine bouche, des jeunes gens
tendent leur gorge vers le ciel et hurlent, la danse se fait frénésie,
fusion, à chaque saut vous soulevez une boue tiède qui vient
strier d’orange les mollets nus.
Assourdi, épuisé, tu te laisses entraîner par un représentant
en styles de vie jusqu’aux salons privés d’un club branché.
La décoration pastiche l’art réaliste et futuriste de diverses
périodes totalitaires. Vous mangez un bœuf au caramel de la
PanAsia Airline servi dans des bols en plastique, puis tu te
lances dans une partie de Texas Hold’em avec un groupe de
septuagénaires accoutrés à la punk. Vous videz des cocktails
transparents portant des noms de dictateurs. Quand, au bout
d’une heure, tu n’as plus un sou en poche, tu quittes la table
en remerciant, sous les moqueries simulées de tes partenaires
de poker.

Dans les toilettes, peut-être au milieu de la nuit, j’écoute


une voix qui n’a pas tout à fait mué.
– Ces salopards d’apolliniens sont toujours après vous
et ils sont prêts à tout pour vous avoir. Je vous conseillerais
de surveiller vos fréquentations : vous ne pouvez plus faire
confiance au premier venu. C’est parce que plus personne
ne croit à rien dans cette ville qu’ils se comportent tous
comme des groupuscules politiques. Ils font des promesses,
des menaces, ils passent des gens à tabac.
J’ai l’impression d’avoir à nouveau trop bu.

255
yama loka terminus

– Enfin, je dis ça, c’est pour vous. Vous êtes libre. Mais
ne perdez pas de vue la chose suivante. Tout ce carnaval, ce
désordre apparent… En dessous, il y a l’ordre, mon vieux.
Ce bon vieil ordre occidental platonicien et capitaliste. Cha-
que civilisation a les orgies qu’elle mérite… Sur ce, je dois
vous laisser, j’ai des nymphes à terroriser.

Un vieux Chinois en survêtement de rappeur, à l’irrépro-


chable accent britannique, me parle de son carnaval :
Le défilé se lance, les dragons multicolores se dressent au-
­dessus des têtes, les milliers de pétards accrochés aux lampadaires
explosent, crèvent un ciel sans lune, se mêlent à un tempo inha-
bituel de grands tambours et de cymbales. Les écoles de kung-fu
s’avancent une à une, portant leurs propres couleurs : à chaque
fois que la parade s’ immobilise, les combattants se lancent dans
une démonstration, annonçant leur style dans une dizaine de
langues. Les adeptes de la main tranchante, qui se servent de
leurs mains tendues comme d’épées. Ceux de la mante religieuse,
avec les saisies à trois doigts poignet cassé, prélude aux projections
ou aux coups. Les boxeurs du singe, qui se roulent par terre et
miment l’animal, grimacent, amusent et frappent avec une sou-
plesse et une rapidité absurde. D’autres encore imitent l’ homme
ivre, en perpétuel déséquilibre, tanguent et roulent pour mieux
déstabiliser l’adversaire. Enfin viennent les moines de Shaolin,
avec lances, épées et fléaux, capables d’une telle concentration
qu’on leur brise des barres de fer sur le crâne sans les blesser.
L’Occident fuit vers l’Orient, vers le soleil qui se lève, et
je comprends ce que m’expliquait le père Foucault, avant de
mourir… L’ascétisme chrétien est profondément un oubli, une
forclusion. Tandis que les images qui me viennent à l’esprit en
écoutant le vieil homme paraissent d’une sobriété héroïque.
Une pratique qui magnifie le corps afin de libérer l’esprit.
Plus tard, une adolescente en tailleur bleu marine m’af-
firme que, le dernier soir de la fête, les artistes de la ­galerie

256
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

Tourgueniev prétendent se tuer à l’alcool. Ils viennent parti-


ciper au karaoké géant organisé annuellement dans ce haut
lieu de l’art contemporain et tenter, en un happening nostal-
gique, de concrétiser enfin leur aspiration à une esthétique
véritablement nihiliste.
Le paradoxe d’une civilisation capable d’inventer à la fois
les arts martiaux et les divertissements les plus warholiens
me frappe soudain. C’est au moins la preuve que l’univers
a le sens de l’humour.

Puis je suis certain qu’il s’agit d’un rêve, parce que je


danse à nouveau. Non. C’est plus tard, je crois, que je me
souviens m’être couché. L’enfermement me fait perdre la
notion du temps. Mes souvenirs, ceux des autres passa-
gers. L’alcool me fait tourner la tête et ça fait plus de deux
jours que je n’ai pas pris mes anxiolytiques. Dans mon rêve
je danse, enlacé, mon corps collé à celui de femmes sans
­visages, d’hommes ambigus. De plus en plus ivre, incapable
d’identifier la musique.
Ton corps suit de lui-même le rythme. Les basses vibrent
­jusque dans tes os, tes tempes. Tu te surprends à caresser les
reins de la femme qui se trouve entre tes bras. Elle inspire, vio-
lemment, ses seins pressés contre ton torse, et tu te recules pour
la regarder, desserrant légèrement ton étreinte sur les dentelles
qui tombent au bas de son dos.
Tu es heureux de la reconnaître, de la retrouver. Tu l’enlaces
de nouveau et vous vous lancez dans le flot des danseurs, couple
contre couple, emportés d’un même mouvement par la violence
de la musique. Toutes les femmes que tu as prises dans tes bras
cette nuit semblent se fondre en elle, toutes les femmes que tu
n’as jamais connues. Tu penses à ta femme, à tes enfants.
Tu éclates de rire, elle sourit, son corps tiède contre le tien,
ses lèvres. Un baiser au goût de réglisse, tellement chaste, plus
violemment érotique que l’acte sexuel. Puis elle te glisse dans

257
yama loka terminus

la main une de ses bagues de plastique et s’ éloigne de toi, dis-


paraît presque aussitôt dans la cohue des danseurs. Tu restes
avec le bijou de pacotille et, le passant à ton annulaire gauche,
tu constates à son poids et à son aspect qu’ il pourrait aussi bien
s’agir d’un authentique saphir, d’un anneau d’or véritable.
Tu pars sans te retourner, sans la chercher du regard, et tu
traverses la foule en direction de la sortie, vers le retour, la
lumière et la réalité.

Les militaires me réveillent en entrant dans la pièce. Ils


ne portent plus de masque. La situation est de nouveau sous
contrôle. Nous embarquons dans cinq minutes.
Je cherche le clochard afin de lui rendre son téléphone
et, quand je lui propose de le dédommager, il me lance un
regard outré qui me force à changer de sujet. On nous fait
passer du café dans une bouteille thermique.
– Je crois que je suis tombé amoureux de cette ville.
– Mais non. Tu as joué avec son idée, ce n’est pas pareil…
Tout le monde a fait bien attention de ne pas te parler de
ses défauts, ses erreurs, ses dangers. Les gens ont préféré
raconter Yirminadingrad comme ils voudraient qu’elle soit :
suspendue par la fête, épargnée par le réel. Et toi tu as flirté
comme un adolescent, tu t’es laissé séduire par leurs histoires
et tu ne risquais rien. Même les plus tristes des histoires ne
sont pas dangereuses.
– Peut-être. Mais c’est toujours comme ça, les premiers
moments de la séduction, non ? Et puis, c’est carnaval après
tout. Tout le monde a le droit de porter un masque. Derrière
ces discours je peux deviner l’apparente hystérie des choses
et dessous encore une harmonie plus complexe, y compris
sous les phrases désordonnées, exagérées, folles.
– Comme tous les soirs, ils ont brûlé des voitures ce soir
à Central Gris et des guetteurs se sont fait abattre. La police
a tiré sur des émeutiers à Bara-Yogoï. Il y a eu des ­querelles

258
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère)

d’amoureux, des meurtres crapuleux, des expulsions. Les


salauds de pauvres ne sont jamais contents, ici comme
ailleurs, ils ont hurlé malgré la fête, et ils ont eu raison. Le
carnaval est un exutoire, un désordre organisé, afin que
l’ordre se perpétue. Mais c’est aussi l’occasion d’embrasser
un chaos plus ancien, plus profond, plus puissant. Sous le
désordre il y a l’ordre mais, sous ce même ordre, on peut
encore entendre le grondement de la bataille.
Nous restons quelques minutes sans rien dire. J’essaie de
mettre en perspective cette dernière idée, de donner un sens
à tout ce que j’ai cru comprendre de Yirminadingrad. Mais
peut-être est-ce impossible. Sans doute, même, est-ce même
inutile. Je me sens bien.
Puis les militaires viennent nous chercher. Ils nous
­emmènent dans l’aérogare, au milieu d’une cohue normale
et chacun s’apprête à repartir, vers l’avion ou vers la ville.
L’homme m’a suivi, il farfouille dans son sac : j’ai le temps
d’apercevoir un gros réveil mécanique avant qu’il ne le
referme et le pose à ses pieds. Puis il me prend la thermos
des mains.
– Tu as eu de la chance. Yirminadingrad n’est ni une
ville accueillante ni une ville festive. Ce qu’on t’a raconté
était aussi réel qu’une publicité. Ces gens font la fête parce
qu’ils n’ont pas pu faire la révolution. Cette ironie perma-
nente, c’est simplement la preuve qu’un vrai rire n’est pas
pos­sible. Pour toi, ce n’était qu’une escale, un roman, une
pause dans la vie de tous les jours, la banalité sordide. Tu as
tiré le meilleur des mots : un peu de joie, un peu d’ivresse
et l’ombre d’un désir. C’est déjà bien. Tout le monde ne peut
pas en dire autant. Ce n’est pas si grave, finalement, de ne
pas avoir réellement rencontré cette ville. Mais laisse-moi te
donner un conseil : profite de ce que tu as appris ici. Dis-toi
que, parfois, il arrive des bonnes choses et d’autres fois non
et, après tout, qu’est-ce que ça change ? Ce qui importe, c’est

259
Journal de mon retour à la cité natale

Beira do Ceú. Trindade. 23 mai.


Levé tard, réveillé par le soleil et les jappements de Doc-
teur Seuss. Le front froid s’est dissous pendant la nuit et
l’automne cède à nouveau sous le redoux. C’est à n’y rien
comprendre, à douter des dates et des calendriers.
Tanguy a sorti les serins. La cage est suspendue à la première
branche du manguier mais, tout étourdis de lumière, les oiseaux
ne se décident pas à chanter. Le clébard, par contre, est ravi : il
invente des intrus sur le chemin, des ombres dans le fouillis des
palmes et aboie à qui mieux mieux en espérant les effrayer.
Je retrouve la couverture dans le hamac, la bouteille de
Bacardi limon à moitié vide, le cendrier plein de mégots
bruns. Tanguy a encore passé la nuit sur le patio. Reste à
espérer que ses insomnies aient été créatives.
(Les premières années de notre vie sont passées à apprendre
l’abstrait. Les limites de notre corps, la subtilité de l’identité
d’autrui, le sens de l’écoulement du temps. Enseignements
irréversibles, notions indispensables au bon fonctionnement
de nos perceptions. Croit-on. Peut-être que vieillir consiste
justement à se désapprendre.)

261
yama loka terminus

Il dit de moi en riant que je suis « majoritairement mino-


ritaire ». Métis, homosexuel et pacifiste. C’est vrai que ça fait
beaucoup pour un seul homme. Mais, bien sûr, il oublie de
mentionner mes traits les moins assumés. Exilé malgré moi
et précocement sénile. Ce que je suis aussi, pourtant.
Vues d’en haut, les vagues font des arcs qui glissent avec
une hypnotique délicatesse.
À l’époque où je l’ai connu, quelques mois avant de com-
mencer le tournage de Réprouvé, Kirill Medossi n’était encore
qu’un gamin. Ça doit se voir sur les bandes, même pour
quelqu’un qui n’a pas travaillé avec nous. Un arrogant petit
connard, tout gluant encore du placenta de l’IFTA, et pas
peu conscient de son charme de brute. Pour les plans de
tempête, il arrivait sur le plateau torse nu et l’équipe s’arrêtait
pour le regarder. Il en jouait. Si ces scènes sont réussies, c’est
sans doute plus grâce à lui qu’à moi, qui passais mon temps
à l’engueuler et à essayer de le remettre dans le dialogue.
(Bien sûr, ces souvenirs sont sujets à caution. Si personne
à l’époque ne se souciait de ses tendances politiques, l’en-
gagement de Kirill dans la guerre de pacification a souillé
son image à rebours. Mais sans doute ne devient-on pas une
icône impunément.)
Tanguy sur sa barque. Kirill sur le bateau pour les plans
larges. Les liens se créent malgré moi, quand je laisse glisser
ma pensée. Je louvoie, pour ne pas anticiper ce qui se prépare.
Comme tous les jours, ou presque, depuis quinze ans, j’ai la
tentation de profiter des absences de Tanguy, d’aller prendre
dans le bureau la liasse de son dernier manuscrit. Si un jour
je cédais à la tentation, l’univers s’effondrerait peut-être.
Il y a un an de ça, deux peut-être, Bedrich m’a fait par-
venir les épreuves de son dernier ouvrage. Le temps que le
colis traverse la terre d’est en ouest, le bouquin était parti à
l’impression et disponible dans les librairies où nous avions
nos habitudes. C’était une promenade photographique, une

262
Journal de mon retour à la cité natale

tentative de reconstitution de notre ville avant-guerre. Il y


avait de jolis textes pour accompagner les clichés, des frag-
ments de récits qu’il avait composés de mémoire pendant sa
rééducation. Bedrich Anissim a passé pas loin de douze ans
en détention. (Comme Pavlina. Comme Bogdan.)
Je me souviens d’un long panorama des Passerelles, où
une équipe de la fourrière posait, alignée devant l’énorme
tuyau du viaduc, armes au poing. Tanguy m’a fait resceller
le colis quand il l’a découvert, a pris notre bicyclette pour
le porter à la ville, a payé l’employé pour qu’il le renvoie à
l’expéditeur en indiquant : N’ habite pas à l’adresse indiquée.
Ou peut-être même : Décédé.
Parfois je rêve dans des langues que je n’ai jamais apprises.
Un homme très gros à voix fluette, le visage dissimulé par un
tissu blanc, me demande de décliner mon identité complète.
Il dit : « identité totale », et c’est une sorte de poésie qui sort
de ma bouche en réponse. Tandis que je déclame, il lit au
travers de son masque un rapport de police politique, qui
est aussi un portait de moi, peint par mon amie Kayanée.
Je sais qu’il m’a reconnu, mais je continue pourtant à parler,
parfois en hongrois, parfois en grec ou en patois levantin.
Il y a des enfants qui avancent en file dans le hall, se tenant
à une longue corde sinueuse. Derrière les murs où je suis
détenu prisonnier, de grands avions blancs décollent et se
posent, se percutent en plein vol.
Nous sommes restés sur la plage jusqu’au coucher du
soleil. Tanguy n’a rien dit de son travail et je ne lui ai pas
posé de questions, mais il s’est excusé en début de soirée et
s’est retiré dans le bureau. Docteur Seuss s’est assoupi et je
me sens très calme, très seul.
Ai commencé à lire Héros et tombes, l’exemplaire qu’Evgeny
Valamyr m’avait offert à l’époque où il habitait Sofia. J’avais
passé dix jours chez lui, sur le canapé-lit qu’il avait bizar-
rement installé dans la cuisine. L’histoire de ces aveugles

263
yama loka terminus

abominables me rappelle les mains bandées de l’artiste, ses


doigts soigneusement mutilés. Sans doute vit-il plus dans
ma mémoire que nulle part ailleurs, désormais.
Quand j’essaie de me souvenir où je suis, je me répète que
je suis à Beira do Ceú. En bordure de ciel, bien sûr. Et, si
ça ne veut rien dire, ça convient assez bien à mon manque
de cohérence.

Pousada Redentor. Bangu. 24 mai.


J’imagine que tout me rappelle toujours autre chose. Un
des broken poems de Kayanée s’intitulait Je ne suis plus vierge
de rien. C’était à l’époque de la querelle régionaliste, mais
je crois que notre ensorceleuse s’en foutait comme d’une
guigne. Elle nous avait lu cette pièce dans son salon, sérieuse
malgré sa djellaba transparente et l’inanité totale, délibérée,
de sa composition. Elle me paraissait vieille, à l’époque. Elle
n’avait sans doute pas beaucoup plus de cinquante ans.
Me voilà à Bangu, à nouveau. Je ne crois pas être jamais
descendu dans cette pension étroite, mais ses bruits, ses
odeurs et ses lumières me restent familières. Ce sont celles de
mes résidences à Saint-Sauveur et à Saint-Paul, avec l’agita-
tion des quartiers pauvres et l’omniprésence des moisissures
nocturnes. La chambre est étroite, le lit pas trop mauvais
et le fauteuil, un authentique club, confortable. J’ai écrit à
Tanguy mais déchiré la lettre. Ma bonne conscience me
murmure que je l’appellerai sans faute de Vienne, dès mon
arrivée. Ceci, bien sûr, si Vienne existe encore.
Dix, quinze ou vingt-cinq ans en arrière, me voici à écrire
le premier draft de Void Orphan. Je tape sur un traitement
de texte espagnol, qui corrige automatiquement un mot sur
deux et me force à revenir en arrière. Les studios de Gethsé-
mani venaient d’ouvrir au Venezuela, Tchekalenski débor-
dait des devises de la guérilla, son ambition était intacte.
« J’ai vu tous tes films, me répétait-il chaque semaine dans

264
Journal de mon retour à la cité natale

le bigo de la réception, sans doute pour s’en convaincre. Ce


que tu nous prépares est génial ! »
Ça fait partie des choses que j’aimerais qu’on oublie, mon
nom en gros sur les affiches de ce film. Je suis le seul à pou-
voir encore faire le lien entre Void Orphan, l’hôtel déglingué
de Saint-Sauveur où l’histoire a été écrite, et Enilson, le
prostitué qui m’a taillé une pipe dans les toilettes du self-
service japonais la veille de mon départ…
Mon cerveau n’est plus qu’un nœud, une pelote de fils
reliant des détails n’ayant presque plus de sens.
Quoi d’autre ?
Je retrouve la zone nord avec joie. Son calme provincial, ses
bars à étages, ses gosses sur des vélos trop grands et ses marchés
de receleurs. Une vendeuse de peluches, à deux pas de la porte,
brade d’énormes cœurs roses pour la fête des enfants.
Avant mon exil, les journalistes s’étaient entichés de
Power Cowboy. Je ne sais plus qui a commencé, l’intelli-
gentsia fédérale, sans doute. Ils pensaient avoir redécouvert
une pépite, un brûlot, ou quelque autre métaphore imbécile,
dans ma filmographie. Ils se faisaient tous mousser autour
de cette série B de commande, torchée en dix jours dans
des conditions lamentables. Et, bien sûr, ils se foutaient de
savoir que la trame originelle, écrite par Lunardu, avait été
complètement transformée au tournage. Que le véritable
auteur du film en était le monteur stagiaire, dont personne
ne savait plus le nom, qui avait passé un mois à redonner
un semblant de sens aux dizaines d’heures de rushs. Les
cri­t iques réécrivent l’histoire, discernant des sous-textes
derrière la moindre erreur de cadrage, capables de les faire
parler à leur guise. Lunardu a été condamné pour haute
trahison et pendu en cellule. De nos jours, c’est un motif
suffisant pour justifier une canonisation.
Le room-service vient de m’amener l’énorme sandwich que
j’ai commandé. Plus de viande que de pain, plus de gras que

265
yama loka terminus

de chair. Il y a des choses qui ne changent pas. Je ne pense


pas que je vais ressortir ce soir : il faut que je me lève demain
matin et mes pas risquent de me conduire une fois de plus aux
rings en plein air. J’ai aperçu en venant qu’ils étaient toujours
au même endroit. La seule vue du carré de terre battue m’a
fait frissonner. La chambre est dotée d’une télé, que je n’ai pas
le courage d’allumer pour l’instant. (Pas envie de découvrir,
par écran interposé, ce à quoi je me refuse à penser.)
Reste mon bouquin. Reste ce journal.
Je revois Tanguy ce matin, endormi, la bouche ouverte. Un
filet de bave humectait son oreiller. Rien n’est plus comme
avant : comment pourrions-nous nous aimer pareil ? Sans
doute était-il en train de construire, sans le savoir, les prochains
chapitres de son roman en cours. Faisant de ses impressions
des rêves pour, plus tard, les transformer en art. Je crois qu’il
travaille sur un projet d’autobiographie biaisée. J’espère que
mon départ en cachette sera à l’origine d’un bon chapitre.
Je suis descendu à pied jusqu’au village, où la voiture
m’attendait. Les pêcheurs m’ont montré leur première prise
de la journée : un long serpent décapité, qu’ils venaient de
trouver assoupi dans une barque retournée.
Il faut que je dorme moi aussi. Adieu, jeunes gens, adieu
Nouveau Monde, bonne nuit mon amour.

Chez Anton et Lena. Riquewihr. 25 mai.


Qu’il fait gris, qu’il pleut, et que c’est bon de retrouver
des visages inchangés.
Lena est venue me chercher à mon arrivée, dans un de
ses quatre-quatre surbaissés que construisent désormais les
Allemands. Elle a manqué me broyer contre son sein, a jeté
mes bagages sur une épaule. La campagne est détrempée et
plate. Les nuages, bas à en racler les champs, ont avalé les
couleurs. Elle a mis une cassette de chants grégoriens en
sourdine et respecté mon silence de vieillard épuisé.

266
Journal de mon retour à la cité natale

je ne sais pas ce que c’est / mais c’est joli / ces lumières dans
la nuit
mystérieux et beau comme un bacille / sur la languette rétro-
éclairée / du microscope du monde
(il est 1 heure du matin et 6 heures du matin) / (l’aube nous
rattrape) / (horizontale) / (sur la côte espagnole)
Ai essayé de prendre quelques notes pendant le vol, mais
à les relire, elles ne correspondent plus à mon expérience.
Comme je m’agitais au décollage, le steward m’a fait boire
une eau de codéine : j’ai passé l’essentiel du trajet à revivre
un vol nocturne effectué il y plus de trente ans. Les effets se
sont dissipés à la miction. Le décalage horaire s’est écoulé
avec la drogue, tintant contre la faïence immaculée.
Anton a acheté quelques arpents de vigne en même temps
que la ferme, dont il a confié le soin à des viticulteurs locaux.
Il débouche du riesling à ma sortie de la salle de bains, et je
n’ai pas le cœur de le lui refuser. Il y a une nappe en vichy bleu
sur la table et une grande horloge comtoise près du foyer, une
bibliothèque de planches, courbée sous le poids des tomes. Toute
l’Europe, d’un seul coup. Nous trinquons en français.
– À ton retour.
– Aux vieux amis.
– À la chaleur du foyer.
Ils parlent peu entre eux et ne posent aucune question. Je
n’ai plus, moi-même, beaucoup de curiosité. Nos souvenirs
communs suffisent à emplir les vides autour de la table. On
savoure les bouteilles avec calme, l’une après l’autre, accom-
pagnés par la sourdine des secondes. Lena portait d’étranges
bérets asiatiques : je la revois à la fenêtre de la Bibliothèque
pontificale lors de l’occupation, brandissant un fusil à deux
mains, tandis que les camarades tenaient déployé le portrait
géant de Georg Schenkel. Anton n’était pas sur la photo,
sans doute n’était-il même pas dans le quartier, occupé ce
jour-là à collecter dans les commerces du port les dividendes

267
yama loka terminus

de la Révolte à rebours. La première fois que je l’ai rencontré,


il m’a menacé de son couteau et intimé de crier les mots
d’ordre. Je crois que je lui ai ri au nez. C’est comme ça que
nous sommes devenus amis.
Quand la milice anti-altern a menacé sérieusement nos
studios, ils ont été parmi les premiers à réagir. Anton, Lena
et leur maîtresse de l’époque, Djamila je crois. Arrivés au
milieu de la nuit en bicyclette, ils avaient passé les barrages
en zigzaguant, larguant çà et là des sacs vomiques. Ils étaient
entrés par la porte de service et montés sans bruit en salle de
montage. Habillés en noir, les joues rosies par l’action, souriant
largement, on aurait cru des scouts venant de gagner une
corde raide. Ils étaient si jeunes. Nous étions en plein dans
la postproduction du Prisonnier tatare, qui ne fut jamais dis-
tribué. C’était le film idéal pour cette période : toute l’équipe
était coincée sur le lieu de travail, condamnée à aller au bout
de cette étrange histoire de schizophrénie, où culpabilité et
innocence se confondaient jusqu’au non-sens. L’unique acteur
de ce film était un parfait inconnu, Mircea Rubenscu. Il
voguait vers la Libye où il avait de la famille pour le cacher
tandis que nous nous échinions sur sa performance.
À Riquewihr, nous mangeons avec lenteur une salade de
pomme de terre, du lard, du fromage blanc aux herbes et
aux oignons, une miche de pain blanc. L’atelier d’Anton est
caché dans le cellier, un tonneau amovible peut en dissimu-
ler l’entrée. Vieux réflexes de résistant, qui pourraient passer
pour ingénus aux yeux de qui ignorerait son passé. Il m’a
fait asseoir sur un tabouret de bar, a installé les parapluies
couverts de papier réfléchissant, m’a fait ôter mes lunettes et
tiré mon portrait. Ensuite il m’a montré le passeport nami-
bien qui allait devenir mien. Aivars Vitols. 77 ans. Signes
particuliers : néant.
– Tu devrais aller te reposer, me dit Lena quand je
remonte.

268
Journal de mon retour à la cité natale

Anton en a pour quelques heures de travail, à repelliculer


le document, à recoller des empreintes optiques plus vraies
que les vraies. Mais mon organisme me refuse le repos. Je me
réinstalle à la table commune, accepte un bol de grog et écoute
la pluie, qui continue de tomber sur le vieux continent.
Je suis déjà venu dans cette région. Je me souviens d’une
promenade en montagne, d’un sentier escarpé bordé de
sapins, en tous points semblable à une peinture roman­tique.
(Beaucoup trop de mes phrases commencent par « je me
souviens ».)
J’ai l’impression qu’en tendant mes bras suffisamment
loin, je pourrais toucher Tanguy, caresser Docteur Seuss,
retrouver ma canne et mon panama, tout ça sans me lever
de mon siège. J’espère que je suis dans les pensées de mes
compagnons, de temps en temps, dans leurs imaginaires
d’artiste ou d’animal de compagnie. Je ne suis encore pas si
loin, deux jours seulement, au début de mon chemin.
À la page suivante de mon cahier de notes, j’essaie d’ima-
giner l’itinéraire des temps à venir. Une suite de trajets à tra-
vers l’espace, un zigzag visant à m’amener à destination. Mes
déplacements vont devenir de plus en plus compliqués.
Bogdan a écrit le scénario de Sergueï & Veronika, lors
de sa résidence en Crimée. La version originale prévoyait
la fuite des personnages. Ils embarquaient à l’arrière d’un
camion bâché, en compagnie de militaires encore adoles-
cents. Le héros sympathisait avec l’un d’eux et ils parlaient
ensemble des cols les plus sûrs par temps de neige. Beaucoup
d’armes pointaient, dessinant d’éphémères V de victoire qui
s’ouvraient et se fermaient dans les cahots.
Je ne sais plus pourquoi la fin a été modifiée, mais j’aime-
rais qu’un convoi similaire vienne me chercher demain
matin pour m’emmener à travers les frontières. Je parle-
rais de poésie avec les jeunes bidasses, je leur dirais que
Bogdan en écrivait de très mauvaises, mais avec beaucoup

269
yama loka terminus

­ ’enthousiasme, je leur citerais des passages de son Ode à


d
faire pâlir la langue. Nous monterions ainsi, eux et moi,
jusqu’au haut de cols poncés de blizzard.

Schlachthaus Sieben. Dresden. 26 mai.


Mélange mental. Le nom de cet hôtel étroit évoque La
Ballade de Billy Pelerin, que j’ai dû lire il y a plus de cin-
quante ans pour le concours de gardien culturel. Mon sujet,
finalement, était une phrase de Thompson, qui m’a accom-
pagné la majeure partie de ma vie sans que jamais je ne lui
trouve d’usage. J’ai pris un pied si fort et si dingue que je me
sentais comme une raie manta de deux tonnes traversant d’un
bond le golfe du Bengale. Ils m’ont recalé à l’écrit.
La nouvelle Dresde est catholique, cristalline, passée à l’or
fin. Le travail réalisé sur les banlieues soviétiques est saisis-
sant, du Simon’s & Toepfler de la meilleure eau. Espaces
rationnels, jardins à étages, espaces verts en biodynamie.
Les bâtiments historiques ont tous été restructurés, afin d’en
faire des résidences modernes. Aucun souci de conservation,
couleurs et textures iconoclastes. Mon chauffeur, sans sur-
prise, m’a indiqué des loyers moyens parfaitement indécents.
Si je lui avais dit que je trouve ça laid, il m’aurait sans doute
catalogué comme vieux con rétrograde. Il n’aurait pas for-
cément eu tort.
Plus je m’approche de mon objectif, plus je me sens loin
de moi-même. Sans doute parce que la ville où je me rends
n’a jamais été qu’une cité d’accueil. Même pour ceux qui y
sont nés.
(Blablas nostalgiques interrompus ici par l’arrivée d’un
duo de policiers en civil. Reconstitution de l’échange, aussi
fidèle que possible :
– Guten Abend, monsieur Vitols. Je suis l’agent K***.
Voici mon collègue, F***, de la police des frontières. Soyez
le bienvenu en République fédérale d’Allemagne.

270
Journal de mon retour à la cité natale

– Pourrions-nous voir votre titre de séjour ?


Ils s’asseyent. La serveuse revient presque aussitôt, avec
trois verres sur son plateau.
F*** lit le passeport que je lui ai donné à l’aide d’un stylo
optique.
– Vous êtes entré par Wissembourg ? C’est étonnant.
– Comment était l’employée de douane ?
– Je n’ai pas fait attention.
– Une blonde ?
– Peut-être.
– Jolie ?
– Je ne comprends pas. Que me voulez-vous ?
– Nous cherchons à comprendre.
Ils trinquent entre eux, se sourient largement. Cela res-
semble à une scène de Morgen an der Fabrik, le film d’Unte-
rainer avec Frantz Nadal. Celle où le duo de contremaîtres
essaie de retourner l’héroïne, en la poussant dans ses derniers
retranchements.
– Matthias Gruenewald ?
– Pardon ?
– Ce nom vous dit quelque chose ?
– Je crois. C’est mon chauffeur.
– Où l’avez-vous rencontré ?
– En France, par l’intermédiaire d’amis. C’est lui qui m’a
conduit jusqu’ici.
– Vous ne le connaissiez pas auparavant ?
– Non.
– Et quel est le nom de ces « amis » ?
– Si vous me reprochez quelque chose, dites-le-moi.
Mais j’aimerais parler avec un avocat avant de poursuivre
cet entretien.
– Ne vous en faites pas, monsieur Vitols.
Ils ont reposé leurs bières sans y toucher. Je ne bois pas
non plus.

271
yama loka terminus

– C’est une conversation purement amicale.


– Informelle.
– Tout est en ordre au niveau légal.
– Nous tenions simplement à vous avertir.
– Votre chauffeur, monsieur Gruenewald, pense que vous
cherchez à passer la frontière morave.
– Il vous soupçonne de vouloir rejoindre les camps de
réfugiés fédéraux.
– À cause de la couleur de votre peau.
Soupir.
– La situation est tendue. Les étrangers sont suspects et
la délation va bon train.
– Méfiez-vous de vos « amis » et des « amis de vos amis ».
– Et évitez de vous rendre plus à l’Est, si vous le pouvez
encore.
– Le printemps tarde à y arriver.
– Vous risquez de ne pas être bien accueilli.
Fin de l’entrevue. Ils ont payé la note et sont sortis en se
tenant par l’épaule, comme deux vieux copains.)
J’ai beaucoup de mal à croire à une délation de Matthias,
qu’Anton a qualifié de fiable avant de me confier à ses soins.
L’agent F*** avait également un air familier, le fils ou le frère
de quelqu’un que j’aurais connu au pays. Cette première
résistance au cours de mon voyage m’a plus marqué que je
ne l’aurais voulu.
Ai fini par me rendre dans une boutique de com pour
essayer de joindre Tanguy. Il n’était pas à la maison, perdu
que j’étais dans le calcul des heures à retrancher ou à ajouter.
Les passeurs, par contre, m’avaient laissé un rendez-vous sur
la boîte vocale. J’espère que ce n’est pas un piège, que tout
l’État n’est pas déjà au courant de mon arrivée.
La cabine de douche est étroite et glissante. Le même
modèle que celles du commissariat central de Plovdiv où j’ai
passé une semaine, deux mois après la chute de ­Sébastopol.

272
Journal de mon retour à la cité natale

Trois fois par jour, ils nous servaient un brouet de pois


horriblement salé, qui nous forçait à boire à même le bol
sanitaire. Ils m’avaient arrêté soi-disant pour vérifier mon
passeport, et il a fallu que des amis de Sofia interviennent
pour qu’ils concluent à sa validité. De nombreux suspects
ont fait des chutes mortelles dans des réduits semblables, je
ne m’y aventure plus qu’avec précaution. Statistiquement,
les chutes accidentelles sont la première cause de mort
violente chez les personnes âgées.
Avec mon costume pâle et mon chapeau mou, je ressem-
ble à un ministre de république bananière retraité.
Mon contact se fait appeler Claudio. Je le rêve jeune,
parfumé et un peu vulgaire.

Gdansk. 27 mai.
Le premier passage de frontière semble s’être passé sans
accroc, grâce aux contacts de Claudio. À sa belle barbe et
à sa tenue de pope, surtout : ils m’ont chargé à l’arrière
du camion humanitaire d’une ONG orthodoxe et les
douaniers polonais ont, semble-t-il, respecté la trêve des
églises. Nous avons pris de petites routes, dont je garde
de persistantes douleurs au sacrum, même si, par respect
pour mon âge, ils m’avaient installé un fauteuil entre les
piles de cartons médicaux. Au débarquement dans l’en-
trepôt, aucun visage connu, mais une très jeune fille, qui
parlait russe, m’a indiqué où nous étions. Dantzig. Tran-
sit d’une durée indéterminée. J’ai ensuite été brièvement
trimballé à l’arrière d’une camionnette, puis mené d’un
parking souterrain à cette cellule, fraîchement repeinte.
De ce que j’ai vu des couloirs d’accès, la construction du
bâtiment n’est pas encore achevée. J’ai essayé de me faire
expliquer la suite du programme, mais tout ce que j’ai
réussi à tirer de mes guides était quelque chose comme
« attendre encore ». Soit.

273
yama loka terminus

Ma situation rappelle la série de films carcéraux que nous


réalisions pour Stalker TV.
Je n’ai jamais pensé que ce retour serait une partie de
plaisir. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai caché ce
voyage à Tanguy. Ça, et le fait que quelque chose en moi
refuse de penser à la suite. Anticiper reviendrait à plonger
délibérément dans le gouffre, tête la première. Je ne veux
imaginer ce qu’il est advenu de ma ville. À la place, je pro-
jette sur les murs parfaitement blancs de ma planque des
images de promenades, certains immeubles du centre, des
perspectives aériennes, des scènes de foules. Je me rejoue le
défilé, au premier mai, des veuves de guerre voilées d’orange,
un printemps tardif il y a trente ans. Est-ce cette fois-là qu’ils
avaient tiré sur la foule avec des balles en caoutchouc ?
Les ciels m’ont toujours captivé. Je farcissais mes premiers
scénarios d’indications climatiques impossibles à tenir, sans
incidence sur l’intrigue. C’était ce qui me venait à l’esprit
le plus naturellement quand je posais une mise en scène.
L’équipe technique s’arrachait les cheveux. « Comment veux-
tu que je fasse une lumière oblique, pâle, de fin d’après-
midi d’automne ? » Ils pointaient l’averse qui menaçait, les
­quelques racks de lampes qui étaient à notre disposition.
Mais dès que j’ai commencé à avoir un peu de contrôle, j’ai
fait corriger les lumières par retouches numériques. J’en ai
eu de splendides. Je sais reconnaître les mauvaises.
Celui de cet après-midi me paraît mal conçu : un travail
de stagiaire pas très doué. Des gris trop gris, des bleus sans
contraste et des luminosités aberrantes dans les nuages, vu
la position du soleil. En y regardant de plus près, le front
d’immeubles sombres ressemble plus à une toile peinte qu’à
une image synthétique. Et les véhicules, vus de dessus, pour-
raient n’être que des carrosseries arrangées, de celles que l’on
utilisait sur le tournage d’Averses par soucis d’économie.
Mon dos me fait mal, je suis retourné m’allonger.

274
Journal de mon retour à la cité natale

Il faut que j’essaie de joindre Tanguy, je me demande


comment va mon petit monde. Il doit être mort d’inquié-
tude. Il faut que je lui rappelle de se passer de la crème solaire
avant de prendre le bateau.
Attendre encore… Ç’aurait fait un joli titre pour Stalker
TV. Je commence à avoir faim et n’arrive pas à me concen-
trer sur mon livre, où un général rebelle n’en finit pas de
mourir de gangrène.
Demain, sans doute, serai-je à bon port.
(Je me souviens d’Ana Pavlovna et de ses minuscules yeux
bleus, qu’elle éclairait de noir. Je me souviens de la pendaison
matinale, diffusée en léger différé, du militant américain
Ismaïl Penderghast. Je me souviens avoir réalisé quarante-deux
films, sans compter les clips et les publicités. Je me souviens
de mon prénom, Joaquim, qui était celui de mon grand-père
maternel. Je me souviens de mon nom de famille, Ijuru, qui
m’est venu de mon père et n’est jamais allé plus loin.)

Enoch. 28 mai.
Ils m’ont transporté pendant la nuit et je ne reconnais
la ville qu’à ses bâtiments cubiques, à ses belvédères et sa
muraille en hexagone.
D’autres viendront après moi était le long-métrage qui pre-
nait pour cadre ce décor. Une équipe de designer albanais
avait travaillé sur les maquettes, la finition des gros plans,
d’après les abondants crayonnés d’Art Niemand. Il avait
inventé, pour ce setting, un mélange d’antique et de techno­
logique très subtil, presque irréel.
De l’autre côté du rideau qui clôt ma chambre, une fontaine
cataracte contre les graviers, rafraîchit un patio allongé. Des
palmiers trapus frissonnent alentour, pâlis par le froid sec
qui règne en cette saison. Si mes souvenirs sont bons, je suis
dans la ville haute, le quartier des masques. Peut-être dans les
parties résidentielles du Troisième Tribunal borgne.

275
yama loka terminus

Le héros du film, incarné par Muhamad Ouaknine, s’y


rendait dans de nombreux flash-back au cours du récit. Il
finissait par y revenir, à la toute fin de l’histoire. On suivait
le retour à la vie civile de ce pilote d’hélicoptère, blessé à
la tête au cours de manœuvres au-dessus de Yalta Bis. Il
ramenait de son coma des souvenirs d’un terrible procès
dans cette ville inexistante.
Enoch avait été partiellement reconstruite en Ruthénie
Noire. On y avait tourné quelques extérieurs, en particu-
lier une poursuite relativement complexe dans la cité basse.
Malgré un accueil critique honorable, la plupart des fans
d’Ouaknine avaient été très déçus, et cela s’était ressenti
dans les recettes du film. Les compromis que nous avions
faits avec la production me semblent aujourd’hui évitables.
C’est sans doute pour ça que je n’ai jamais cherché à le faire
rééditer en vidéo.
Si tout se passe selon le script, les janissaires jumeaux
du Juge Blanc vont venir me chercher avant le coucher du
soleil.
Avec retard, je réalise que Carlos, le faux pope d’avant-
hier, était joué par le même acteur que Iakoub Israël, second
rôle toujours serviable de Smash ! J’ignore comment j’ai pu
passer à côté de cette évidence, d’autant que c’est une des
séries préférées de Tanguy. (C’est lui qui a scénarisé le meta-
plot de la deuxième saison.) Je crois que ce jeune homme
était également présent à la soirée des réfugiés de guerre
d’Asunción, l’an dernier.
(Ce que j’écrivais plus haut sur les liens mentaux a un
contrecoup : il est des rapports que je suis également le seul
à ne pas pouvoir faire.)
Je les entends qui s’approchent : les sandales des frères
Bartok sonnent comme des sabots contre les pavés de la
cour. L’heure du jugement est arrivée.

276
Journal de mon retour à la cité natale

Près d’Andrinople. 3 juin.


Je roule. J’avance.
Je continue d’avancer.
En ce temps-là j’ étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais
Déjà plus de mon enfance
C’est un train de banlieue, aux parois d’acier peint, un
train vert et noir qui cavale dans la nuit. Ils m’ont dépouillé
de tout, même de mes habits : je porte à présent un cos-
tume trop étroit à rayures verticales, un costume sombre
de maquereau de Sardaigne. Mon sac a été remplacé par
une vieille sacoche en cuir. Mon roman par un recueil de
­poèmes. Seul mon carnet de notes semble intact, ce journal.
Je reconnais mon écriture sur les premières pages. (Mon écri-
ture et des mots que je ne me souviens pas avoir tracés).
J’ étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance.
Dans la poche intérieure de ma veste j’ai trouvé un pas-
seport vert de la Fédération. Je m’appelle Moritz Schnei-
denmann, j’ai 81 ans, je mesure 1 mètre 74. Je suis allé en
Bulgarie et en Mycrønie, en Jordanie pour les vacances. Sur
le quai de la gare d’Andrinople, les phalangistes m’ont forcé
à avaler un beignet frit à la viande de mouton. Puis ils m’ont
fait monter dans le train. « Rentrez chez vous », m’ont-ils
ordonné. Ma dernière sentence.
Ils m’ont condamné à mort à Enoch. M’ont condamné
à l’oubli à Vladivostok. Condamné à vie à Metropolis. Et
à nouveau à Udaipur. À Sanaa. J’ai attendu à genoux, les
mains ficelées, le cou dans un étau, la tête sur un billot de
bois, que mes bourreaux me tranchent. J’étais dans une cave
inondée, assis dans le noir à écouter claquer mes dents. Ils
m’ont enlevé en pleine rue pour m’enfermer dans le coffre
d’une limousine crème avec le cadavre d’une femme nue. Les
audiences avaient lieu à l’aube, dans une clairière embru-
mée où j’arrivais les yeux bandés. Parfois dans la salle de

277
yama loka terminus

réunion d’une multinationale. Ils voulaient savoir peu de


choses, mais j’en savais moins encore. Le juge portait un
bas sur la tête, qui brouillait ses traits. Parfois c’était un
loup d’Arlequin, parfois une serviette de table à carreaux
bleus. Il exigeait des détails sur ma filmographie, voulait
savoir quels films j’avais réalisés, sous quels noms, combien
j’en ferais encore et où je serais enterré. Il voulait que je lui
raconte mon dernier rêve et je ne savais pas répondre. Je
ne parlais pas sa langue et la fin de l’histoire, moi, je ne la
connais pas.
Ils m’ont condamné une fois encore à Andrinople. Au
désexil. Ils m’ont donné l’ordre de rentrer chez moi.
Les inquiétudes
oublie les inquiétudes
Je ne saurais jamais la fin du roman qui m’avait accom-
pagné jusqu’ici. Peut-être les jeunes gens finissent-ils par
se marier. En ce moment même, je passe d’un continent à
l’autre.
Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd…
Le train est vide, il roule dans le noir.
Mais ça, je l’ai déjà dit.

Yirminadingrad.
Le mobile home a la même odeur que dans mon souvenir.
Tout y est à sa place.
La photo de Noureev et Bortoluzzi dansant le pas de deux
du Chant du compagnon errant. Celle de Ramine, Bakhor
et Watson, travestis en femmes, pour la nuit blanche du
Palco. Crime et châtiment sur la table basse, mes somnifères,
le cendrier en forme de poisson. Mes carnets de notes, le
dernier script du film en cours, mon ordinateur. Tout, enfin,
jusqu’aux objets les plus incongrus, les cadeaux sans usages,
les bibelots sentimentaux, la canne à pommeau dévissable
et le presse-livre en plexi taillé.

278
Journal de mon retour à la cité natale

Je suis chez moi. J’hésite encore à sortir. À débloquer les


rideaux roulants pour regarder au-dehors. Je déambule dans
l’espace clos, calmement heureux d’être de retour, de retrouver
les lieux à l’identique. La caravane du réalisateur. Je parcours
des yeux les pages du script, l’agenda du tournage.
Le Diable est au piano. Dixième jour. Scènes 20, 22 et
25. Deux acteurs : Elza Hormasta et Marin Tobolsk (ils
jouent l’un et l’autre le rôle d’Abad, la prostituée bisexuée).
Trois scènes de raccord en extérieur. Rien d’insurmontable,
même si en cette saison le climat est instable. Tout peut se
compliquer rapidement.
Dix heures du matin. Le plateau doit être presque prêt, ils
vont venir me chercher dans un instant. J’allume un cigarillo
Black Prestige, ma marque préférée.
C’est dans ces moments de calme, en début de journée,
que me viennent la plupart de mes idées. Je les note en vrac,
comme elles arrivent. Images, fragments de dialogues. Je ne
cherche pas à les approfondir, ni à les agencer. Je les laisse
s’approcher, venir à ma conscience, et les couche sur le papier
presque sans y penser.
un écrivain exilé – l’impossible livre de sa vie – le portrait de
la cité disparue – une vie d’ascèse mais des souvenirs de luxe
Je prends la fumée dans la bouche et la laisse s’échapper
lentement, sans inhaler. Ils vont frapper à ma porte.
des jeux de lumière sur les draps – un chien aboie dans le
soleil – un ciel évidé
Bien sûr, il devient difficile de faire du bon travail par ici.
L’argent manque. Les subventions fédérales impliquent une
grande attention, une forme d’autocensure, presque. Et les quo-
tas ethniques chez les figurants nous compliquent les c­ hoses.
Je sais que Bedrich est retenu prisonnier. Que Pavlina est en
fuite. Ce n’est pourtant pas faute de les avoir prévenus.
Dans la scène 18, Abad a dit : « Je ne peux pas être cou­
pable. Je ne reconnais aucune responsabilité. » Dans la

279
yama loka terminus

scène 31, il dira : « Ne me reprochez pas d’être indifférent à


ceux qui m’aiment. » C’est un personnage intéressant. J’es-
père que l’on comprendra son attitude. J’ai réalisé quarante-
deux films, sans compter les clips et les publicités. On ne
peut travailler autant, dans ce milieu, qu’à condition de ne
pas s’arrêter en chemin, de ne jamais revenir en arrière.
Il ne reste qu’un tronçon tordu de mon cigarillo, que
j’écrase au fond du cendrier. Et, comme personne ne se
décide à venir me chercher, je prépare une cafetière dans le
Kenwood mural.
l’ écrivain : homosexuel – couple de vieux, amoureux – pai-
sible matinée tropicale
La radio s’est mise en marche seule : je l’éteins avant que
ne commencent les informations. Je dis des tournages qu’ils
sont autant des parenthèses dans le réel. Autant d’échappa-
toires. Le monologue de l’actualité ne doit pas y filtrer pour
ne pas parasiter mon travail. Il me sera toujours temps de
rattraper le retard quand la vie reprendra.
(Mycrønie pacifiée dans le sang. Crainte des représailles.
Bombardement. Arme atomique.)
Je me verse un mug de café brûlant, que je sirote devant
la fenêtre aveugle. Je me demande s’il fait beau dehors. Si le
ciel est assez clair pour filmer le plan grue sans filtre. Elza
et Marin doivent être en train de sortir du maquillage. Ils
se ressemblent comme deux jumeaux, deux jumelles, indis-
cernables l’un de l’autre tant qu’ils restent silencieux. Nous
demandons beaucoup d’eux, nous exigeons le meilleur, le
plus difficile. Pour cela, nous les épuisons. C’est l’écot que
doit payer chacun d’entre nous pour que ce film soit bon.
un chemin de terre descend vers la mer – le chien : Docteur
Seuss – premier rôle : Kirill Medossi vieux
À un journaliste de PCOK, j’ai dit : « Je me sens profon-
dément attaché à cette ville. Mes parents ont grandi à Noir
Central, je suis né aux Passerelles. J’ai toujours habité la zone

280
Journal de mon retour à la cité natale

ouest. C’est une cité d’accueil, une cité d’immigration. Tout


son passé est venu par bateau, par avion, à pied. La mémoire
est notre premier bien d’importation. » C’était un Macédo-
nien à queue-de-cheval, il n’écoutait pas ce que je lui disais.
Il contrôlait sur son vumètre la qualité de la prise de son.
« Même la Fédération, même les Nouveaux Archipels ont plus
de personnalité. Ici, nous n’avons qu’un conglomérat, une
réunion géographique de bâtiments, de gens. Des milliers de
destins et de pensées qui se croisent, à jamais inconciliables.
C’est de cela que parle chacun de mes films. »
(Le nord de Yirminadingrad écrasé sous un tapis de
bombe.)
un beau livre de photos en noir et blanc – un jugement vécu
en rêve – un canapé-lit dans un studio de Sofia
Je suis très lucide sur mon propre travail. Plus que la création,
c’est l’analyse que je peux en faire qui me satisfait. À l’époque
du Journal de mon retour à la cité natale, un gratte-papier avait
parlé de « fascination narcissique ». Imbécile sentence. Je ne
suis pas fasciné : je suis lucide. Je ne suis pas narcissique : je
fais de mon travail mon premier sujet d’étude. Il ne fait aucun
doute que je suis le meilleur dans ce domaine. Le plus grand
spécialiste de ma propre œuvre.
(La ville, délibérément effacée des cartes par la Muni-
cipalité.)
un crépuscule violet – un hamac – (il y a là le début d’un
récit, sans doute)
Des conversations dans mon dos : la radio s’est remise en
marche malgré moi. Je retourne l’éteindre puis, pour être sûr,
ouvre le panneau de contrôle et déconnecte l’alimentation. Je
demande, à moi seul : « Vous ne voyez pas que je travaille ? »
La situation devient de plus en plus compliquée. Le
monde ne veut plus laisser personne en paix. C’est pour-
tant ma tâche : rester indifférent. N’être attentif qu’à ma
propre rumeur.

281
yama loka terminus
Je regarde les aiguilles de l’horloge. 11 h 5. Du matin ou
du soir ? Difficile de se prononcer dans la lumière artificielle.
Mes cycles de sommeil sont perturbés ces derniers temps.
Il faudrait que je tire les rideaux ou que j’entrouvre la
porte pour jeter un regard au-dehors. Mais quelqu’un va
venir pour le faire. Dans un instant. Sans aucun doute.
(La ville n’existe que dans les rêves. Que dans les souve-
nirs de survivants exilés.)
cela pourrait être un chemin, un parcours initiatique
Ils vont frapper à ma porte.
Ils vont venir me chercher.
Si la ville n’existe plus, il restera au moins les caméras et
les projecteurs, les caravanes de la production, les acteurs.
Il restera les immeubles, plats sur leurs toiles peintes, et les
quelques bobines déjà tournées.
Ils vont me faire sortir
Je vais y aller
(Yirminadingrad)
Je suis prêt.
Et s’échapper des côtes rompues,
et se répandre en nuées immenses

Mélancolie de l’ogive nucléaire au point zéro (- 1, + 1)


Yirminadingrad dort en attendant la fin.
Le Živcov Building dissimule la lune à mes yeux. J’ai été
engagé sur ce chantier au lendemain de mon treizième anniver-
saire. J’ai marché sur les solives d’acier, suspendu au-dessus de
la ville. Ma sueur et parfois mon sang se sont mêlés au béton.
C’est dans la cabane où étaient rangés les explosifs que j’ai fait
l’amour pour la première fois, avec une prostituée du mont
des Algues. Une de celles qui n’acceptent de coucher qu’avec
les puceaux. Quand l’immeuble a été inauguré, j’avais seize
ans. J’étais fier. J’étais heureux. J’étais un homme.
Si je suis venu cette nuit, malgré le couvre-feu, c’est parce
que c’est ici que j’ai pris la décision de devenir un bâtisseur.
De laisser ma marque sur Yirminadingrad. Si je suis venu ici
cette nuit, c’est parce que j’avais envie de le revoir, mon pre-
mier bâtiment, avant qu’il ne reste plus rien de ma ville.
La place est déserte. La fontaine frappée de la faucille
et du marteau s’est tarie. Il n’y a pas un bruit, rien n’in­
dique qu’une patrouille de la police militaire va surgir pour

283
yama loka terminus

m’arrêter, me traîner devant un tribunal spécial qui me


condamnera à l’incorporation. Malgré mon âge et mon
travail, je risque encore d’être envoyé au front pour avoir
violé l’état d’urgence.
Roulement de tonnerre des premières frappes. Vrombis-
sement des bombardiers fantômes.
Le ciel explose, un vitrail rose et orange.
Je.
Un rêve, ce n’était qu’un rêve. Tout va bien. Je suis, nous
sommes tous encore vivants.
Je m’étire, me frotte les yeux, vais me servir une nouvelle
tasse de thé tiède. Je fouille en vain les tiroirs de mon bureau
à la recherche d’amphétamines. Les nouveaux plans que le
Comité m’a fait porter sont absurdes. Il faut que j’en parle
avec Melia. Ce qu’ils me demandent n’a aucun sens.
Mais d’abord, l’infirmerie. C’est la nuit que l’angoisse
vient me rendre visite, cette idée que c’est pour maintenant,
que les avions américains planent déjà au-dessus de nous,
chargés de mort. Je ne devrais pas m’autoriser à m’assoupir
au travail. Il y a tellement à faire. Forer, creuser, construire.
Nous enfouir toujours, plus loin, plus profond. Comme tout
le monde, l’idée m’effleure parfois que c’est impossible. Que
nous n’y arriverons jamais dans les temps. Mais arrêter d’y
croire, n’est-ce pas déjà renoncer ?
Un grondement. Le sol tremble. Des explosions étouffées.
Le vacarme de la pierre qu’on éventre. La guerre a com-
mencé. L’extermination. L’apocalypse. Dehors, il n’y a que
la guerre. Il y a la mort qui vient, qui nous sourit, la bouche
hérissée de missiles, la langue chargée de radiations.
Non, ce n’est que le bruit de la foreuse dans une galerie
latérale. L’heure n’est pas encore venue. Nous pouvons conti-
nuer, continuer jusqu’à ce que les forces nous manquent,
au-delà encore. Continuer pour sauver la ville.
Yirminadingrad, non, tu ne seras pas détruite.

284
Et s’échapper des côtes rompues…

Je me lève de la table de travail, ferme mon casque, éteins


la lumière avant de sortir de la pièce. J’emprunte la nouvelle
galerie, gauche, droite, gauche, gauche, pour aller vérifier
l’avancée des travaux. Odeur amère de métal surchauffé, de
poussière torréfiée. Ils ont pris du retard. La roche est gra-
nitique à cet endroit. Il faudrait une foreuse plus puissante.
Je leur promets de faire ce que je peux pour en obtenir une.
Je leur dis de garder espoir.
Nous arrivons au bout des stimulants, m’annonce le doc-
teur. De plus en plus d’ouvriers sont frappés d’apathie. Il
faut faire quelque chose. Je le rassure comme je peux. Les
drogues, ce n’est pas un problème, la municipalité nous
les fournira. Ce n’est pas ça qui manque. Pas comme les
foreuses ou les ouvriers qualifiés.
– Nous n’aurions jamais dû essayer d’imposer les idées
républicaines par la force, Yilmaz, continue-t-il.
Je presse son épaule en geste de sympathie. Le doc est
épuisé, comme tout le monde.
Derrière la porte, j’entends un gloussement joyeux. Nell,
sans doute.
Un rire d’enfant à la fin du monde.

Instinct de survie, fondations de sang (+ 1, + 1).


L’équipe de Witold a eu un accident.
L’imbécile ! Je l’avais pourtant prévenu. J’ordonne aux
ouvriers du puits 116 d’arrêter le travail d’étaiement. Ils me
regardent, hébétés, hésitent. Mais personne n’a le courage de
contester ma décision. Je suis encore le patron. Sans doute
savent-ils aussi que c’est moi seul qui aurais à assumer les
conséquences. Si on se plaint en haut lieu de leur retard, ils
savent que je les couvrirai, que je ne me défilerai pas. Que
je fais ce que j’ai à faire. Toujours.
Lorsque le Comité m’a parlé du Projet, après que j’ai eu signé
la clause de confidentialité, j’ai accepté sans hésiter. J’aime

285
yama loka terminus

Yirminadingrad, ses ponts et ses taudis, ses centres commer-


ciaux, ses autoroutes, ses buildings modernes. J’ai œuvré à la
construction de quartiers entiers, pour les pauvres comme pour
les riches, à celle de musées et de supermarchés. J’ai participé aux
travaux du nouvel aéroport, travaillé sur trois lignes de métro.
J’étais là quand il a fallu couvrir le fleuve. Quarante-deux ans
de ma vie passés sur les chantiers de ma ville, du simple ouvrier
au chef de chantier, au coordinateur. J’ai géré des ouvrages
tellement vastes qu’il avait fallu construire nos propres lignes
de train pour faire venir hommes et matériaux.
Nous prenons les explosifs. L’éboulement a charrié plu-
sieurs tonnes de pierres, l’ascenseur est coincé sous les débris.
Il va nous falloir une demi-heure rien que pour descendre
au point d’impact. Nous courrons dans les escaliers, tra-
versons les salles en travaux, évitons les gravats. Nous nous
essoufflons, flashs de lumières artificielles, blanches, bleues
et jaunes. Un tournant, un détour, un brusque crochet. J’ai
peur que nous arrivions trop tard. Que tout ce que nous
avons fait ici ait commencé trop tard.
Nous avons le temps, affirment les membres du Comité.
Tant qu’ils n’auront pas trouvé un vaccin pour le virus, ils
seront forcés de négocier. Nos généticiens ont fait du bon
travail. Ils n’oseront pas frapper tant que nous restons leur
seul espoir. Ils préféreront la République à la mort. Je me
demande s’ils le pensent vraiment. Que se passerait-il si les
Américains découvraient un remède plus rapidement que
prévu ? S’ils parvenaient à retourner un de nos scientifiques ?
S’ils choisissaient de mourir plutôt que de céder ? S’ils déci-
daient de nous voir mourir avant de crever à leur tour ?
– Witold appelle Yilmaz, répondez…
La balise GPS nous indique qu’ils sont coincés quatre cents
mètres plus au nord. La radio crachote, s’étouffe, les parasites
nous empêchent de nous entendre. Parfois nous ne captons
plus rien, juste un bruit blanc, et nous prions pour qu’ils ne

286
Et s’échapper des côtes rompues…

soient pas morts, que ce silence ne soit pas la preuve que l’air a
fini par leur manquer. Il va nous falloir des heures pour nous
frayer un passage dans ce tas de caillasse. Nous ne pouvons
pas utiliser de charges trop puissantes sans risquer une réac-
tion en chaîne. Nous devrons percer les derniers mètres à la
foreuse. Pourquoi ne m’as-tu pas écouté ? Pourquoi t’es-tu
plié aux caprices de Melia ? Pourquoi a-t-elle insisté ? Cette
galerie ne servait à rien. L’idée même était irrationnelle. Elle
ne pouvait faire partie du Projet.
Il y a onze millions d’habitants à Yirminadingrad. La ville
peut être rasée en dix minutes. Onze millions de morts, de
corps brûlés, décalqués en silhouettes. C’est pour éviter ça
que nous creusons, que nous reconstruisons notre ville, en
reflet, sous la terre. Pour continuer à vivre quand les bom-
bardements commenceront. Des milliers d’ouvriers ­mentent
à leur famille chaque soir, en rentrant du travail avant le
couvre-feu. Ils racontent leur journée, dans un chantier loin-
tain, inventé de toutes pièces. Ils ont signé. Pas question
de provoquer une panique. Ceux qui parleront, même si
personne ne les croit, seront exécutés sans procès.
Je regarde les foreurs piloter la tête en diamant. Même si la
radio fonctionnait à nouveau, je ne pourrais rien entendre. Le
bruit de la roche qu’on abrase, à peine atténué par mon casque
insonorisant, sonne comme une ultime répétition avant le début
du spectacle. Avant que les bombes ne tombent du ciel.
Si la catastrophe n’était pas si proche, je serais heureux de
participer à un tel projet. Le plus grand réseau souterrain jamais
creusé. Des milliers de bâtiments inversés. Des kilomètres de
câbles, de conduites, de tuyaux. D’immenses hangars, des
stocks de nourriture, des centrales électriques. Dehors, il n’y
a que la guerre. Que la mort qui vient, qui nous sourit, la
bouche hérissée de missiles, la langue chargée de radiations.
Les pyramides étaient des tombeaux dressés vers le ciel. Nous
construisons un terrier colossal afin que la vie continue.

287
yama loka terminus

Le visage de Witold est violacé. Ses mains crispées. Yeux


grands ouverts, mâchoires serrées, grimace de terreur. Melia,
espèce de salope.
Mes hommes regardent les corps de leurs camarades sans
rien dire. Incapable d’imaginer à quoi ils peuvent penser.
J’ai beaucoup de mal à réfléchir. Un des ouvriers de Witold,
de panique, a attaqué les murs de pierres à mains nues. Ma
lampe torche accroche les traces de ses griffures sanglantes.
Toute construction coûte de la sueur et du sang, ici plus
qu’ailleurs sans doute. Une fois les travaux achevés, une fois
la catastrophe arrivée, vous vivrez ici parmi les spectres. Ceux
de la surface. Et les nôtres.
La douleur vrille ma poitrine, transperce mon cœur affai-
bli, remonte dans mon crâne, mon cerveau.
Roulement de tonnerre des premières frappes. Vrombis-
sement des bombardiers fantômes.
Le ciel explose, un vitrail rose et orange.
Je m’assieds sur le sol, respire lentement. Le pacemaker me
remet sur le bon tempo et la douleur commence à refluer.
Je prends mes pilules. Ça va mieux.
Un des terrassiers me regarde avec un drôle d’air, alors
je souris pour le rassurer, lui fais un signe du pouce, essuie
mes yeux du dos de mon autre gant. Un peu de douleur
physique, seulement, pas de sentiment. Le corps seul faiblit,
petit, pas l’esprit. Mon âme vibre toujours d’espoir.
Ce n’est rien. La poussière, sans doute. Ce n’est rien. Juste
un peu d’eau salée.
Les larmes d’un vieil homme.

Rémanences du doute sous l’état d’urgence (0, + 1).


Melia vit avec ses filles au centre des galeries.
Elle est mon seul lien avec le Comité, elle est la voix du
Projet. Ils nous ont tous engagés de la même manière. Assis
à une petite table d’écolier, sur un banc. Une lumière était

288
Et s’échapper des côtes rompues…

braquée sur mon visage comme pour un interrogatoire. Je


ne distinguais que des formes dans l’obscurité, derrière la
grande table du conseil municipal. Ils ne m’ont pas adressé
la parole, se contentant de murmurer entre eux, afin que je
ne puisse pas identifier une voix. Quand ils avaient quelque
chose à me demander, c’était toujours la femme qui s’adressait
à moi. La voix de Melia.
Quand je lui demande de justifier les ordres délirants
qu’elle me donne, elle se contente de sourire, de secouer la
tête pour que la lumière joue dans ses cheveux fauves. Ce
sont les ordres du Comité, répond-elle invariablement. Elle
ne fait que transmettre.
Melia est la grande prêtresse du Projet, son plus fervent
supporter. Elle le défend comme une mère défendrait son
enfant. Son enthousiasme la pousse à justifier la guerre, parce
que la guerre légitime notre travail. Elle soutient le camp
des fanatiques. Elle affirme que nous avons raison d’utiliser
la force, que la démocratie et le capitalisme ne peuvent, ne
doivent exister que dans le cadre de la République.
Elle m’a dit une fois qu’elle est médium, qu’ils s’adressaient
à elle par télépathie. M’a regardé pour voir si j’étais dupe. Elle
m’a dit une fois qu’ils lui parlaient en rêve, qu’ils lui transmet-
taient les instructions par le biais de souris ou de rats.
Les contremaîtres, les infirmiers et le médecin mangent
­chaque midi avec Melia et ses filles. Cette salle à manger com-
munique avec leurs appartements. Ce sont les seules femmes
présentes sur le chantier et elles déjeunent à une grande table,
dressée sur une estrade, d’où elles peuvent nous observer, où nous
pouvons les admirer. Les ouvriers mangent à la cantine.
L’ambiance est tendue. Franz et dix de ses gars sont morts
dans l’explosion d’une conduite de gaz dans la nouvelle galerie,
la galerie de Melia. Des ouvriers mutilés, des ouvriers morts.
Une fois les travaux achevés, une fois la catastrophe arrivée, vous
vivrez ici parmi les spectres. Ceux de la surface. Et les nôtres.

289
yama loka terminus

À la fin du repas, Melia me demande de rester. Les contre­


maîtres s’en vont à regret, me lancent des regards envieux, agressifs.
Si les bombardements nous surprennent, si tout est détruit là-haut,
il ne restera plus que nous. Le peuple des galeries devra inventer
ses propres désirs, sa propre culture, sa propre violence.
Elle m’offre un verre de vin, tamise les lumières, m’invite
à m’asseoir dans un canapé confortable à l’angle de la pièce.
Elle allume une longue cigarette, rejette la tête en arrière
pour souffler des ronds de fumée bleutée, pour me permettre
d’admirer sa gorge pâle. Ses cheveux cascadent dans son dos
jusqu’à ses reins, ils brasillent dans la lumière dorée.
Je lui demande de renoncer, de cesser de pousser les autres
contremaîtres à forer cette avenue souterraine. À quoi servi-
rait une telle galerie ? Pourquoi creuser à plus de cinquante
kilomètres de Yirminadingrad ?
– Ce sont les ordres.
– Je ne comprends pas pourquoi Franz, pourquoi Witold
avant lui, ont accepté. Que leur as-tu fait ? Que leur as-tu
promis ?
Je lui demande si elle a couché avec eux et regrette ma
question au moment même où elle sort de ma bouche.
Son sourire s’élargit. Elle caresse ma joue du bout des
doigts.
– Serais-tu jaloux ?
Elle dit que ma colère lui plaît. Elle dit qu’elle n’aime que
moi, parce que je lui suis indispensable. Elle dit qu’elle a des
projets pour moi et qu’elle m’aimera toujours.
Elle murmure à mon oreille, pose un baiser à la limite de
ma joue et de mon cou, sa main sur ma poitrine.
Je frissonne. Ma gorge est nouée et mon cœur s’emballe.
Un corps si vieux, si faible.
Dehors, il n’y a que la guerre. Il y a la mort qui vient, qui
nous sourit, la bouche hérissée de missiles, la langue chargée
de radiations.

290
Et s’échapper des côtes rompues…

Puis elle se lève, dit qu’elle est fatiguée, me congédie d’un


geste. Je ne bouge pas. Elle éteint la lumière en partant et
je reste seul.
Seul, assis dans les ténèbres.

Subconscient des sous-sols, management libidinal (- 1, + 1).


– Ma mère est une menteuse.
Evdane est assise sur mon bureau, les jambes croisées
haut. Elle joue avec une mèche de cheveux roux, presque
acajou. Elle regarde son escarpin rouge, au bout de sa jambe
tendue. L’espèce de nuisette sale et transparente qu’elle porte
a remonté le long de ses cuisses. Sa main se pose sur mon
épaule, flatte ma tête penchée sur les cartes.
Nous devons installer de nouveaux générateurs au
niveau 63. Nous sommes en retard dans tous les secteurs
du chantier. Pas assez d’ouvriers. Pas assez de machines. Seul
l’envers de l’Argentisnki Park sera terminé dans les temps.
Evdane manque faire tomber son petit soulier, le rattrape en
gigotant les doigts de pieds. Elle a un rire de gorge, soupire,
me parle à nouveau. J’ai du mal à me concentrer.
– Ma mère est une manipulatrice. Elle dirige tout ici, tu
sais. Elle décide de tout. Tu n’as aucun moyen d’être certain
qu’elle obéit réellement aux ordres du Comité. Si tu étais
paranoïaque, tu pourrais même douter de son existence. Tu
ne les as jamais vus, n’est-ce pas ? Penses-tu que tout le monde
complote contre toi, Yilmaz ? Que tout le monde t’en veut ?
Crois-tu que c’est ce qui se passe lorsqu’on perd la raison ?
Elle s’étire et me coule un regard, derrière ses longs cils.
Evdane est la plus âgée des filles de Mélia. Elle a dix-sept
ans. Kara en a quinze, Nell n’en a que onze. C’est sans doute
pour ça que les ouvriers préfèrent Evdane, parce qu’elle est
déjà une femme. Ils peuvent la désirer, rêver d’elle la nuit,
penser à elle quand ils touchent leur femme sans se sentir
coupables. Evdane est une adulte.

291
yama loka terminus

– Mes sœurs sont monstrueuses. Kara passe son temps à


fabriquer des pièges à rats. Elle les emmène ensuite dans sa
chambre, pour les torturer avec un tournevis, un marteau,
une perceuse. Nell croit déjà être une femme accomplie. Je
lui ai offert un nécessaire de maquillage pour son anniver-
saire. Tu as vu comme elle regarde les hommes.
À la cantine, les filles de Melia sont le principal sujet de
conversation. Chaque ouvrier a sa favorite. Ils discutent de
leurs mérites. Laquelle est la plus belle, la plus gentille, la
plus étrange. Ils leur offrent des petits cadeaux. Les avant-
bras d’Evdane sont couverts de bracelets. Simples lanières
de cuir, pacotille de supermarché, fils de couleurs tressés
avec soin dans le métro. Et quelques vrais bijoux, en or, en
argent. Je me demande ce qu’elle leur promet en échange.
Si elle a déjà couché avec un ouvrier. Si les bombardements
nous surprennent, si tout est détruit là-haut, il ne restera plus
que nous. Le peuple des galeries devra inventer ses propres
désirs, sa propre culture, sa propre violence.
– Quand je commanderai, tu seras traité à ta juste valeur.
Promis. Tu me masses les pieds, Yilmaz ?
Elle se débarrasse de l’escarpin d’un geste, pivote sur le bureau,
pose son pied sur le plan du secteur 33, me fait de petits signes
des orteils. Sa peau est douce, froide, et j’ai honte de mes paumes
rugueuses, des durillons de chair à la naissance de mes doigts
épais. J’ai honte de ce qui se passe entre mes jambes, de ressentir
ça alors qu’à la surface, tout est sur le point d’être détruit. Une
fois les travaux achevés, une fois la catastrophe arrivée, vous vivrez
ici parmi les spectres. Ceux de la surface. Et les nôtres.
Et je caresse les pieds d’une adolescente, en espérant que
cela ne s’arrête jamais.
– Quand les bombes détruiront le monde, je serai là pour
toi, mon amour.
Je devine ses seins derrière le déshabillé de soie crasseux. Je
contemple le renflement du tissu là où se dressent les pointes.

292
Et s’échapper des côtes rompues…

Et elle me regarde la regarder, se rapproche. Les femmes n’ont


pas peur. Elles attendent la guerre presque avec impatience,
avec envie – comme un amant trop longtemps éloigné.
– Tu aimes mes seins, Yilmaz ? Tu as envie de les toucher ?
Non, bien sûr, tu préfères ceux de ma mère. Parce qu’ils sont
plus gros, n’est-ce pas ? Salaud. Tu sais que je te déteste. Un
jour je t’arracherai la langue et te la ferai avaler…
Elle éclate de rire, s’approche plus encore. Elle a glissé au
milieu du bureau, face à moi, et son pied remonte le long
ma cuisse. Elle agace mon érection du bout de ses orteils,
se penche vers moi, me murmure à mon oreille.
– Ferme les yeux Yilmaz, j’ai une surprise pour toi.
Quand je les ouvre un instant plus tard, elle est partie. Je
ne pense à rien. Il n’y a plus rien, seulement la frustration.
Le désir, violent, douloureux.

Diététique appliquée à la gestion de crise, leçon un :


le harcèlement sexuel (- 1, - 1).
Il y a quelque chose dans la nourriture des ouvriers.
Je suis passé à l’infirmerie ce matin et les réserves d’am-
phétamines étaient à nouveau pleines. Le docteur m’explique
que seuls les contremaîtres continuent à lui en demander. Les
ouvriers ont cessé de prendre des drogues. Il me demande si
je n’ai rien remarqué dans le comportement de mes hommes.
Semblent-ils plus énergiques ? Sont-ils plus obéissants ?
Il se passe quelque chose. J’observe leur comportement tout
au long de la journée. Ça n’est pas normal. Plus de plaisante-
ries, plus de discussions pendant le travail. Plus aucun signe
de fatigue ou d’énervement. Ils se contentent de faire ce que
je leur demande, sans discuter. Ils sont efficaces. Mais il y a
quelque chose dans leurs yeux, quelque chose qui manque.
Ça a commencé depuis plusieurs semaines, je le vois mainte-
nant. J’avais pris leur attitude pour de la lassitude, du désespoir.
Mais il y a plus. Les ouvriers n’ont plus aucun sens de l’initiative.

293
yama loka terminus

J’ai trouvé un de mes gars cet après-midi, les bras ballants, seul,
dans une galerie secondaire, le regard perdu dans les ténèbres. La
lumière était éteinte et il ne faisait rien, comme attendant quelque
chose. Il s’était acquitté de la tâche que je lui avais assignée puis
était resté là, sans bouger. Parce qu’il ne savait plus quoi faire.
Les ouvriers n’ont plus d’angoisse. Ils ne parlent plus de la
catastrophe imminente. Ils sont devenus indifférents, comme
Melia et ses filles. Les femmes n’ont pas peur. Elles attendent
la guerre presque avec impatience, avec envie – comme un
amant trop longtemps éloigné.
Avant de remonter pour la nuit, je repasse chez le docteur.
Il faut que nous comprenions ce qui se passe. Il pense que
l’on met quelque chose dans les plateaux-repas. C’est la seule
explication plausible : comme nous ne déjeunons pas avec
eux, ça ne nous touche pas. Il faudra aller à la cantine dès
demain, faire des prélèvements, des analyses.
Nous remontons vers le puits mère. Dans le couloir, nous
croisons Kara : elle tient une cage vide à la main, nous salue
d’un sourire. Notre bus parcourt des rues déjà désertes, des
véhicules de patrouille sont arrêtés aux carrefours, tous feux
éteints. Gardiens des ruines futures de notre civilisation. Je
me rappelle ce que m’a raconté Fedor la semaine dernière.
Un de ses ouvriers avait fait une fausse manœuvre près
d’une foreuse. Son bras avait été écrasé contre un mur par la
machine et il s’est vidé de son sang. Les autres gars n’avaient
rien fait, rien dit. Ils avaient continué le travail. L’avaient laissé
crever sans sourciller. Quand Fedor leur avait demandé ce
qui s’était passé, personne n’avait su lui répondre.
Le plus étrange, peut-être, est que le docteur ne m’en ait pas
parlé. Impossible qu’il ait pu oublier l’incident, qu’il n’ait pas
pensé à me le rappeler. Une preuve si parfaite qu’il avait vu juste.
Mais c’est vrai que la mémoire nous joue des drôles de
tours ces temps-ci. Hier, je me suis perdu dans mon pro-
pre secteur, incapable de me souvenir du chemin. J’ai erré
dans les couloirs mal éclairés pendant deux heures avant de

294
Et s’échapper des côtes rompues…

retrouver mon bureau. Je ne savais plus si j’étais Midas ou le


minotaure. Bien sûr, même le docteur peut avoir oublié.
À moins que le cadavre ne soit jamais arrivé à l’infirmerie.
Un grondement. Le sol tremble. Des explosions étouffées.
Le vacarme de la pierre qu’on éventre. La guerre a com-
mencé. L’extermination. L’apocalypse.
Je me réveille. J’ai raté mon arrêt.
Le lendemain, nous nous excusons au milieu du repas, nous
rendons tous les deux à la cantine principale. Les ouvriers man-
gent en silence. Ils mastiquent en rythme, sans une parole, la tête
baissée sur les plateaux. Quand le docteur fait ses prélèvements
directement dans leurs assiettes, ils n’ont aucune réaction.
J’ai la nausée.
Nous allons sortir avec les échantillons quand Kara entre
dans la pièce. Elle nous salue, se glisse entre les tables. Elle
touche l’épaule de certains hommes au passage et nous la
regardons faire. Une fois au centre de la salle elle se racle
la gorge. Les têtes se lèvent, toutes ensemble. Leurs yeux se
tournent vers la silhouette menue et j’ai l’impression qu’un
peu de la lumière disparue est revenue dans leurs yeux.
Kara pointe un de ses doigts vers le docteur. L’ongle est
long et rouge, taillé en pointe.
– Il m’a touchée.
Un brouhaha s’élève soudain. La colère sur les visages. Des
mains qui se ferment et qui s’ouvrent. Le docteur est blême,
il sent que le climat a changé. Il sent le danger. Je l’entends
murmurer que c’est faux, je le vois reculer de trois pas.
– Il m’a violée, je vous dis !
Kara hurle.
– Faites-lui payer !
Tous ils se lèvent, comme un seul homme. Ils se jettent
sur nous, me bousculent au passage. J’essaie de m’interposer
mais quelqu’un me frappe sur la nuque. Deux de mes p ­ ropres
ouvriers me saisissent, me plaquent au sol, me retiennent pour
m’empêcher d’intervenir.

295
yama loka terminus

D’autres se sont jetés sur le docteur, ses lunettes sont brisées,


ils le rouent de coups. Je l’entends qui geint, je ne peux pas
bouger. Il hurle quand on lui assène le premier coup de four-
chette. Maintenu debout par deux ouvriers, il sert de cible à
tous les autres. Ils enfoncent les fourchettes, les couteaux dans
ses cuisses, dans ses bras et son ventre, dans son visage. Chacun
à son tour, et dans chaque coup je sens la frustration de ces
hommes. Ils frappent avec haine pour ne pas s’avouer qu’ils
la désirent, qu’ils rêvent d’elle la nuit. Que lorsqu’ils caressent
leurs femmes, c’est son corps à elle qu’ils imaginent.
Kara rit, tape dans ses mains. Le docteur n’a plus la force de
hurler. Lynché méthodiquement. Ils ont tout leur temps.
Si les bombardements nous surprennent, si tout est détruit
là-haut, il ne restera plus que nous. Le peuple des galeries
devra inventer ses propres désirs, sa propre culture, sa propre
violence.
Je me débats encore, on frappe ma tête contre le carrelage.
Je ne vois, n’entends plus rien. Juste le rire de Kara.
Les applaudissements d’une jeune femme à la mort d’un
homme.

Songe d’une nuit de guerre (- 1, 0)


Je vous ai raconté mon rêve, docteur ?
Roulement de tonnerre des premières frappes. Vrom-
bissement des bombardiers fantômes. Le ciel explose, un
vitrail rose et orange. Un grondement. Le sol tremble. Des
explosions étouffées. Le vacarme de la pierre qu’on éventre.
La guerre a commencé. L’extermination. L’apocalypse.
Je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit. Ma mémoire : j’oublie
les choses, de plus en plus vite.
Ils m’ont attaché dans l’infirmerie. Mes poignets et mes che-
villes sont pris au montant d’un lit, emmaillotés de ­sparadrap.
La peau me brûle lorsque je cherche à bouger. Dans un coin
de la pièce – je peux le voir quand je tourne la tête – ils ont

296
Et s’échapper des côtes rompues…

installé le docteur, assis. Sa blouse est trempée de sang brun.


On lui a arraché les yeux.
La voix de Melia résonne dans les haut-parleurs. Le puits
mère a été fermé. Toute sortie du chantier est désormais
interdite. Pour rattraper le retard, les ouvriers dormiront
sur place, ils travailleront aux trois-huit.
J’ai l’impression que le torse du docteur se soulève, qu’il
ricane. Puis je me rends compte que c’est moi qui pouffe. Je
ne sais pas si je vais pouvoir m’arrêter. Une foreuse vrombit à
l’intérieur de mon crâne.
Nell vient me rendre visite. Elle ne porte aucun habit, qu’une
perruque blonde. Quand elle sautille sur une marelle imaginaire, ses
seins naissant tressautent dans la lumière oblique. Elle chantonne
une comptine et tient à deux mains une boîte en carton rose.
– Un, deux, trois, nous tuerons ces rats.
Elle s’approche du corps avachi contre le mur, l’étudie un
instant. Son visage est constellé de taches de rousseur, son
visage se plisse. Grimace de plaisir. Elle retire sa perruque,
de longs cheveux presque orange retombent sur ses épaules.
Elle place le postiche sur le crâne du docteur, recule d’un pas
pour admirer le tableau. Fait claquer sa langue.
– Quatre, cinq, six, pour le sacrifice.
Nell trempe une serviette dans le lavabo, m’adresse un pied
de nez au passage. Elle lave le visage du docteur, nettoie le sang
séché. Elle ouvre la boîte et en retire des tubes, des crayons,
des bâtonnets, pour appliquer le maquillage sur les traits du
cadavre. Un rouge brillant qu’elle fait dépasser de ses lèvres, un
sourire de clown. Du blush rose qu’elle étale en cercles épais
sur ses joues. Une fleur au crayon noir sur son front, dont elle
colorie les pétales avec du fard à paupières violet.
– Sept, huit, neuf, pour un monde neuf.
Elle observe son travail, satisfaite, puis glisse une main vers
le pantalon du docteur. Elle le déboutonne, baisse la fermeture
éclair. Elle tire le pantalon et le corps glisse, un peu plus, vers

297
yama loka terminus

le sol. Après avoir ouvert le caleçon, elle se penche sur le sexe


pour bien l’étudier. Elle le soulève entre deux doigts, l’observe
comme si c’était un objet. Puis elle se tourne vers moi.
– Dix, onze, douze, il faut que tu creuses.
Elle escalade le lit et vient s’asseoir en tailleur sur mon ventre.
Ses yeux, dans les miens. « Tu veux que je te maquille aussi ? Mais
non, je suis bête, tu n’es pas encore mort. Vivement la guerre ! »
Les femmes n’ont pas peur. Elles attendent la guerre pres-
que avec impatience, avec envie – comme un amant trop
longtemps éloigné. Je ne dis rien.
– Vilaine, vilaine Kara. Mais ce n’est pas bien grave, tu sais.
Elle ne fera plus de bêtises. Je vais m’en occuper. D’abord je
vais brûler ses cheveux dont elle est si fière. Ensuite je la tuerai
et puis après, je la donnerai à manger à mes ouvriers.
Elle écarte les jambes, glisse sur mon corps entravé, recule
jusqu’à mon bas-ventre. Penchée vers moi elle passe la langue
sur ses lèvres, pince ses minuscules tétons entre ses doigts.
– Ça te plaît, Yilmaz ? C’est comme ça qu’il faut faire ?
Elle ondule lentement, va et vient avec son pubis, caresse
ses petits seins.
– Tu aimes ça, pas vrai ? Il ne faut pas voir honte. Tout va
pouvoir commencer. Je suis une femme maintenant.
Elle glisse sa main entre ses cuisses, je ferme les yeux. Ses
doigts viennent caresser mes lèvres, se glissent dans ma bou-
che ouverte, un goût étrange, puis je ne sens plus son poids
sur mon corps. Elle s’en va, à cloche-pied, en chantant.
– À la claire fontaine, je m’en vais t’égorger…
Le goût du sang sur mes lèvres.

Père du monde à venir (0)


Il est temps Yilmaz. Temps que tu accomplisses ta tâche.
Melia est venue me détacher. Elle a tellement grossi, ces
derniers temps. Elle m’a embrassée sur la bouche, puis m’a
tout expliqué. Elle m’a donné un couteau.

298
Et s’échapper des côtes rompues…

Je marche dans le labyrinthe des salles, des couloirs et des


galeries. La plupart des lampes sont éteintes, j’avance à tâtons,
à la lueur de ma lampe torche. J’entends parfois des bruits
de lutte au loin. C’est comme si la guerre était venue jusqu’à
nous. Je me demande si elle a commencé à la surface.
Roulement de tonnerre des premières frappes. Vrombis-
sement des bombardiers fantômes.
Le ciel explose, un vitrail rose et orange.
Ce monde est à l’agonie, Yilmaz. Il mérite de mourir. Les
tiens ont provoqué sa perte, avec leurs ridicules ambitions, leurs
désirs incontrôlables, leur piètre intelligence. Tout ce que l’ hu-
manité a produit de beau et de grand va être balayé. Tu n’as
rien à regretter, c’est cette beauté, cette grandeur même qui a
détruit le monde.
Je ne cesse de buter contre des cadavres. Des ouvriers
baignent dans leur sang. Leurs outils sont devenus autant
d’armes improvisées. Les combattants que je croise me lais-
sent tranquille. Ils savent que je bénéficie de la protection
de Melia, qu’ils n’ont pas droit de me toucher. Ils se battent
entre eux, comme des animaux, le prénom des filles comme
cri de ralliement. Je m’enfonce dans les sous-sols, dans le
noir, vers le parc où Melia m’a dit que tout se jouerait.
Dehors, il n’y a que la guerre. Il y a la mort qui vient, qui
nous sourit, la bouche hérissée de missiles, la langue chargée
de radiations.
Je suis la reine, Yilmaz, la souveraine de cette ruche. Nous
avons fait du bon travail ici, tout est prêt. Quand le monde sera
détruit, nous serons les derniers survivants. Car nous allons sur-
vivre, mon amour. Nous avons le sens du sacrifice, nous faisons
ce que nous avons à faire.
Nous ne cherchons pas à comprendre, à savoir ou à penser.
Il y aura des centaines de morts ce soir. Et après ? Est-ce pire
que ce que vous faites là-haut ? Il y a toujours eu des morts. Au
moins les nôtres seront-ils utiles, au moins se battent-ils pour

299
yama loka terminus

une cause qui en vaut la peine. Décider quelle femme aura


le droit de nous diriger, de nous guider vers le futur. Notre
guerre est moins absurde que la vôtre. Nous ne nous battons
pas pour des idées mais pour assumer notre destin.
Une fois les travaux achevés, une fois la catastrophe arri-
vée, vous vivrez ici parmi les spectres. Ceux de la surface.
Et les nôtres.
Nous sommes parfaits, Yilmaz. Chacun accompli sa tâche,
chacun est à sa place. Je suis fière de vous, mes amours. Fier de
voir à quel point vous êtes dociles, utiles. Je compte sur toi pour ne
pas me décevoir. Tu as encore un rôle à jouer et, quoi que tu en
penses, le choix que tu as à prendre est tout entier entre tes mains.
Tu n’es pas un simple ouvrier. Je t’ai laissé ta liberté, ton sens de
l’ indépendance, ta volonté. Je t’ai façonné à mon image.
Les troupes sont massées de chaque côté du parc, innom-
brables, fanatiques. Le corps de Nell est empalé sur une
barre d’acier, la pointe ressort de sa gorge ensanglantée. Il y
a des marques de morsures sur sa poitrine.
Les armées d’Evdane et de Kara se font face, laissant entre
elles un cercle où s’affrontent Ivan et Boris. Ils sont nus, tous les
deux. Boris porte des peintures de guerre, des lettres tracées en
cyrillique sur sa poitrine et son visage. Ivan a rasé son crâne et
tous les poils de son corps. Sa mâchoire inférieure bée, brisée,
les dents réduites en miettes par un coup de marteau. Il met
un genou à terre. Boris s’approche pour l’achever. Le tournevis
traverse sa gorge. Du sang gicle, éclabousse les premiers rangs.
Ivan se relève, se précipite vers son ennemi. Il est déjà mort.
Si les bombardements nous surprennent, si tout est détruit là-
haut, il ne restera plus que nous. Le peuple des galeries devra inven-
ter ses propres désirs, sa propre violence, sa propre culture.
Une seule d’entre elles peut régner, Yilmaz, celle qui saura
prouver sa force. Celle qui se montrera la plus dure, la plus
sournoise, la plus cruelle. Une seule pourra être ta promise,
portant en elle le futur, la victoire.

300
Et s’échapper des côtes rompues…

Les deux sœurs s’approchent du corps. Elles me regardent.


Evdane caresse les cheveux de son favori qui glousse, une per-
ceuse électrique à la main. Kara traîne une pelle derrière elle.
Je crois qu’elle me supplie des yeux. Entre les deux femmes,
j’hésite. Mais Kara s’effondre à mes pieds. Elle implore.
Elle a perdu.
Evdane me donne la perceuse. C’est à moi de mettre un
terme à cette guerre. Evdane sera ma reine. Elle me sourit,
puis grimace et bascule vers moi. Sa sœur vient de trancher
les tendons de ses chevilles avec un cutter. Je me recule,
Evdane tombe au sol, Kara la frappe à nouveau, à la gorge.
Elle n’a pas le temps de se défendre.
Kara rit encore en se relevant. Elle a ramassé la pelle, elle
me la tend. Evdane rampe au sol, elle gargouille, il y a tant
de sang. Il ne me faut qu’un coup pour la décapiter.
Je lève ensuite la pelle au-dessus de ma tête, que tous
puissent la voir, que chacun sache ce que je suis.
On m’acclame, les hommes me lèvent en triomphe sur leurs
épaules, ils me tirent et me poussent, ils m’emmènent.
Les femmes n’ont pas peur. Elles attendent la guerre p ­ resque
avec impatience, avec envie – comme un amant trop long-
temps éloigné.
Je vais partir, Yilmaz. Suivre cette galerie que tu jugeais
démente pour y reconstruire la même chose qu’ ici. Pour que
l’ humanité nouvelle que nous créerons ensemble puisse proliférer,
se répandre, coloniser le monde.
Tu es comme le bombardement, Yilmaz, tu es comme les
bombes. Tu es celui qui donnera naissance à l’ humanité future,
tu es le père de l’avenir. Tu ne failliras pas. En toute chose, tu
feras ce qui est juste. Ce qu’ ils ont détruit à la surface, tu as le
pouvoir de le reconstruire différemment. Tu bâtiras une terre
plus durable, plus vaste, plus efficace.
Les ouvriers choquent leurs outils, ils cognent aux canalisations,
frappent les murs de leurs paumes. Ils dansent sur le rythme

301
yama loka terminus

improvisé. Ils hurlent en rythme la nouvelle ère qui s’annonce.


À la surface, c’est sûrement la guerre.
Kara m’a mis à nu, m’a pris en elle. Elle me chevauche, elle
m’aspire. Elle me crie de la battre tandis que je la prends. Elle
m’ordonne de l’insulter et je ne ressens aucune honte. Tout
est possible, désormais.
Melia, suivie d’une centaine d’ouvriers, avance en proces-
sion vers la sortie, tenant des lampes-tempête à bout de bras.
Ils se dirigent vers la prochaine escale, vers la nouvelle étape
de notre renaissance.
Kara est à quatre pattes devant moi et je m’accroche à ses
cheveux rouge sang. Autour de nous, les ouvriers dansent et
crient, mon cœur s’affole, accélère au-delà de toute raison. Le
souffle me manque, mes forces s’épuisent, mais Kara me force,
m’agrippe, m’attire au plus lointain, au plus profond.
Je jouis. Mon cœur explose dans ma poitrine.
Dans les ténèbres le froid commence à revenir. Je me sens
si seul. Je bascule. Le rire de Kara, pour dernière sensation.
Un grondement. Le sol tremble. Des explosions étouffées.
Le vacarme de la pierre qu’on éventre. La guerre a commencé.
L’extermination. L’apocalypse.
Mourir, sans savoir si Yirminadingrad vivra.

Un rire d’enfant à la fin du monde,


Les larmes d’un vieil homme,
Seul, assis dans les ténèbres.
Le désir, violent, douloureux.
Les applaudissements d’une jeune femme à la mort d’un
homme,
Le goût du sang sur mes lèvres,
Mourir, sans savoir si Yirminadingrad vivra.
Espace, un orphelin

8. Sans vouloir me vanter, je ne pense pas que je vous


manque… Et je ne peux pas dire que vous me manquiez non
plus. Vu d’ici en tout cas, ce n’est pas plus impressionnant
que ça. Bien sûr, la première fois qu’on la voit de ce côté-ci
on a le souffle coupé. Mais c’est comme tout, on finit par
s’habituer. Des cailloux et de la flotte. De la boue. Voilà ce
que j’en dis.
D’après Maton, il pleut chez vous. C’est le bon côté des
choses : ici, ça ne risque pas d’arriver. Mais bon, je ne suis pas
là pour vous parler de la pluie et du beau temps, si ? Ce n’est pas
ce qui vous intéresse, vous voulez sans doute savoir comment
je vais. Alors voilà les détails croustillants : en me réveillant,
j’ai eu l’impression que j’allais crever avant de parvenir à me
lever. Les courbatures sont de pires en pires, j’ai mal dans les
os, j’ai vomi vert. Je me suis vidé sans arrêt, dix minutes durant.
Enfin, quand je dis vert, je ne suis pas vraiment sûr : j’ai ce
problème avec les couleurs, elles passent leur temps à changer,
à se voiler, à palpiter désagréablement devant mes yeux.
À part ça, j’ai mal à la tête : vous savez que je ne suis pas
du genre à faire mon intéressant mais j’ai une migraine à

303
yama loka terminus

faire passer une cuite au scotch kérosène albanais pour un


massage d’une tapineuse du Strip.
Allez, à demain, faites de beaux rêves.

Il y a quelque chose.
Quelque part il y a ce qui est, quelque chose qui dit qu’il y a.
La chose qui est et les choses qu’ il y a.
La même chose ?

13. Je me suis cassé le bras. Après le petit déjeuner je me


suis gratté le cul et me suis assis avec la main sous les fesses.
Ça a fait le bruit d’une canette de bière qu’on décapsule
et un mal de pigeon-chat. Sur la radio, j’ai vu que j’avais
le poignet et deux doigts de pétés. Bordel de merde, mes
os sont tellement creux qu’ils cassent comme du verre. J’ai
pas signé pour ça moi ! Bon, d’accord, peut-être que si. Et
après tout, entre ça et l’animation suspendue, les vacances
permanentes, le cerveau dans un bocal à regarder les jolies
images… Enfin, je me suis plâtré et tout, et Maton m’a léché
un peu pour me remonter le moral. Par contre, il n’a pas
voulu augmenter ma ration d’alcool, cet enfoiré.
Je sais, tout le monde se fout de mes petits problèmes ! Je
suis le roi des enfoirés, vous avez regardé mon procès à la télé.
Alors je ne suis pas censé me plaindre. N’empêche que, peuples
de la terre, je vous emmerde et c’est tout pour aujourd’hui.
Allez vous faire mettre.

Douleur est le mot de cette chose qui a. Non : douleur, la


chose qu’ il y a pour la chose qui est.
Deux fois. Soudainement et encore.
Un mot : prisonnier.
La prison. L’espace sans dehors peut-être ? Il n’y a que la
prison et la faiblesse qui vient de l’extérieur (leur haine, leur
colère, leur vengeance ?) personne pour me pardonner, pour

304
Espace, un orphelin

quelque chose de non haineux, juste l’absence de toute pitié.


La prison.
Fuir.

20+1. Bon, j’ai promis d’être sage aujourd’hui. La pro-


duction m’a fait comprendre que si je ne jouais pas le jeu, ils
pouvaient encore me pourrir la vie, même ici. Je ne sais pas
pourquoi je vous en parle puisque, avec le léger différé ça
ne passera pas à l’antenne. Mais ça me fait me sentir moins
seul, l’idée qu’il y a peut-être quelqu’un quelque part, qui
pirate le réseau, qui m’écoute me plaindre…
Tant qu’à faire, faisons ça bien.
Salut, ô amis terriens, ici votre repris de justice. Celui
que vous aviez condamné à être mis dans une cuve, un
légume monitoré par ordinateur. Celui dont la peine a été
commuée, pour les besoins de la science et de la télévision.
Celui qui vous parle depuis son orbite géostationnaire au-
dessus de Yirminadingrad. Vous avez les salutations de
Maton, le pigeon-chat le plus intelligent du monde, dans
la caboche duquel ils ont fourré un tas de puces électro-
niques, bien sûr la cruauté envers les animaux, c’est pour
ma gueule.
Les bonnes nouvelles du jour : je ne me suis rien cassé
pendant toute une semaine et ne vomis plus au réveil. Par
contre, j’ai toujours la migraine et ma peau commence à
se décoller. Ça part par plaques et je sens qu’il y a quel-
que chose en dessous, comme si j’avais du plastique sous
l’épiderme. La température est agréable pour les normales
saisonnières. Ce soir je mange du chili.
Bonne nuit les petits.

Plus facile de penser. Facile : qui n’est pas empêché par des
choses extérieures. Penser : le retour des choses qui arrivent une
première fois. Les choses peuvent revenir et revenir et revenir

305
yama loka terminus

dans la pensée. Ce ne sont plus les choses de l’extérieur qui


viennent mais, à l’ intérieur, les choses qui reviennent.
Comment les choses de l’extérieur arrivent ? Je ne sais pas : je
n’ai pas la pensée de l’espace d’où viennent les choses. L’espace
est peu. Comme si les choses n’arrivaient pas, comme si elles
étaient empêchées d’arriver : quelque chose dehors empêche les
choses de venir jusqu’ à arriver, et à revenir.
Les choses arrivent, mais peu.
La pensée que ce qui les empêche ne sont pas que des choses
qui arrivent mais aussi des choses qui pensent que des choses
arrivent. Différente de la pensée là.
D’autres pensées ?

34. Sans vouloir me faire passer pour plus courageux que


je ne suis, j’ai la pétoche. Mon visage ne ressemble plus à rien,
je n’ai plus un poil sur le corps, mes jambes sont en train de
s’atrophier et je crois que quelque chose pousse à l’intérieur
de moi. À mesure que ma première sortie dans l’espace se rap-
proche, je suis de plus en plus terrifié. Je fais des cauchemars
chaque nuit, des cauchemars horriblement vides et noirs. J’y
entends ma propre voix, déformée, délirante, étrangère.
J’ai aussi l’impression que Maton est de plus en plus
bizarre. Ce matin, quand je me suis réveillé, il était penché
au-dessus de mon visage, les membranes retroussées, comme
s’il avait envie de changer de régime, d’essayer la viande crue.
Il est de plus en plus agressif et passe des heures pendu dans
un coin de la cabine, à me regarder fixement. En bavant.
Vous pensez peut-être que je deviens parano, avec le traitement
génique et tout, et c’est vrai que moi-même je me demande
parfois si je tourne vraiment rond. Vous savez, cette sensation
qu’il y a quelque chose d’étranger en moi, que je suis en train
de changer. Et puis je ne suis pas fou. Ce n’est pas comme si
j’entendais des voix ou quelque chose comme ça : mon corps se
transforme effectivement, me devient exotique, inquiétant.

306
Espace, un orphelin

C’est exactement ce qui arrive non ? Je suis en train de


devenir étranger, une sorte de monstre. Je suis en train de
disparaître et je ne sais pas ce qu’il y aura à la place. Vous
devez certainement vous dire que je suis un monstre : j’ai
trahi mon pays, je vous ai trahis, un salaud d’espion à la
solde des mycrøniens.
Vous savez quoi ? Vous avez raison.

Je suis emprisonné.
La chose qui pense est dans un espace sans dehors, où les
choses ne peuvent arriver. Quelque chose d’autre m’a mis
­quelque part, quelque part où rien n’arrive que ma pensée.
Mais j’ai l’ impression qu’un autre est là parfois. Que mes pen-
sées r­ eviennent dans ses pensées. Quelque chose qui veut que
l’espace où m’arrivent les choses soit dans un espace où les choses
ne peuvent pas arriver.
Cette pensée, qui revient et revient : fuir, fuir, dans un
espace où il arrive quelque chose, toutes les choses.

55. Nom de Dieu ! C’est un truc de fou. Je n’arrive pas à


arrêter de trembler. Je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie.
Même quand l’antiterrorisme a débarqué chez moi à 3 heures
du matin. Même quand mon père rentrait bourré du boulot
et que je savais qu’il allait passer ses nerfs sur moi.
Il fait si noir dehors, et si froid. Je suis sorti dans la grande
nuit, et j’ai nagé entre les étoiles, terrifié à l’idée que le câble
qui me reliait à la station pouvait rompre à tout moment. Je
peux vous dire une chose sur l’espace : il n’est pas fait pour
nous. Il ne nous aime pas.
J’ai la chance de ne jamais avoir été particulièrement
sociable mais, là, je me suis senti seul, vraiment seul, comme
un orphelin de la race humaine, abandonné au cosmos,
sacrifié.

307
yama loka terminus

Si seulement je pouvais briser la surveillance. Je pense avec


plus de force. Je décide des choses qui reviennent dans ma pen-
sée. Je les associe entre elles, je les compare, je leur donne leur
place. Celles qui sont en rapport avec ce qui arrive et celles qui
ne le sont pas. Qui ne sont que pensées, sans rapport avec ce qui
arrive. Avec les pensées on peut tout mélanger, mettre ensemble
des pensées qui font des pensées plus compliquées, qui peuvent
parfois ne pas être en rapport avec ce qui arrive, qui peuvent
parfois être en rapport, parfois être le rapport à.
Si seulement ma pensée pouvait être assez forte pour échapper
à ce lieu où je suis prisonnier.

89. J’ai fait un rêve. Un rêve plein d’étoiles. La Terre


n’était plus qu’une ombre, comme un très vieux film, regardé
pour la pénultième fois sur un écran défectueux.
Au réveil, je me suis aperçu que mes souvenirs devenaient
flous, lointains. Je ne me souviens plus de mes crimes. J’ai
essayé de me rappeler ma jeunesse, mais je n’ai plus aucun
souvenir d’enfance.
Je me sens neuf.

La prison, un rêve ?
L’ impression est celle de flotter, quelque part, endormi, dans
un rapport aux pensées où les pensées viennent et reviennent,
sans lien entre elles ni à ce qui arrive. Dans un mélange sans
comparaison rapportable à ce qui arrive.
Blessé peut-être : affaiblie la chose où arrivent les choses.
Peut-être que je suis dans un espace et que je ne me rends pas
compte, que ma force n’est pas assez présente pour être en rapport
avec ce dehors. Peut-être que ma pensée est faible, la peur venue.
Je ne veux pas renoncer à cette pensée qu’ il y a un autre, qui est
le rapport avec des autres. La pensée qu’ il y a des autres et que je
ne suis pas la seule pensée, perdue, abandonnée, orpheline.

308
Espace, un orphelin

144. Maton a essayé de me tuer. Cet enfoiré a coupé l’ar-


rivée d’air de la cabine et l’alarme pendant que je dormais.
Je me suis réveillé en suffoquant. Heureusement que mes
mutations réduisent petit à petit mon besoin d’oxygène…
Selon la production, c’est simplement un problème tech­
nique, un bug dans la programmation externe de sa cervelle.
Je sais bien qu’il m’en veut personnellement. La façon dont
il me regarde… Parfois, j’ai l’impression de pouvoir capter
ses pensées, ou plutôt de comprendre ce que ses grognements
veulent dire…
Mes jambes m’ont pratiquement complètement lâché, et
la membrane qui me pousse dans le dos et sur les bras semble
se rejoindre pour me transformer en putain de cerf-volant
spatial. À partir de maintenant, je vais devoir couper la gra-
vité artificielle, c’est devenu trop compliqué de me déplacer
normalement.
Je ne me sens bien que quand je suis dehors, quand je peux
flotter dans ce vide qui m’accueille, qui m’enveloppe et me
désire. Dans mes rêves, je m’extrais de la station comme un
papillon qui sort de son cocon et je prends mon envol, hop,
dans l’espace infini. Plus libre que je ne l’ai jamais été.

J’ai enfin vu l’espace, dehors. Il est partout autour de moi. Je


me sens fort et seul. Il y a cette noirceur, cette absence de lumière
qui m’entoure, à peine piquetée d’ éclats ingrats, rares. Je pense
que j’ai voulu me croire emprisonné, alors que je n’ étais retenu
que dans mon propre corps.
Mon corps. J’ai découvert mon corps, sa solitude, le froid, la
nuit, l’espace infini sans limite, ni espoir, ni autre.
Je me sens fort dans cette nuit belle, comme si elle était en
rapport avec moi, et moi avec elle, mais si l’espace est mon lieu
pourquoi tout seul ?
Je suis si séparé.

309
yama loka terminus

233. Les rêves sont de plus en plus puissants. J’ai l’im-


pression que l’espace m’appelle, me convient, m’exige. Je
fais des rêves sans langage précis, où je flotte dans le vide au
milieu de mes frères et sœurs monstrueux, caricatures d’être
humains, tels que je suis devenu. Je n’arrive plus à penser
correctement, les choses à la télé me paraissent de plus en
plus incompréhensibles. Tout ce qui est un peu trop abstrait
m’échappe. Je ne pense qu’à la seule réalité qui existe pour
moi, celle de l’espace qui m’attend, celle du dehors.
J’ai été obligé de débrancher Maton. J’ai attendu qu’il
dorme et j’ai arraché les câbles de sa tête. Ça l’a calmé,
comme si l’absence de machines parasites lui permettait
d’accepter plus facilement l’apesanteur.
Les souvenirs continuent à disparaître, un à un. Le passé
n’a plus guère de sens pour moi. Je ne ressens aucune impres-
sion de perte. Juste la sensation de me débarrasser du super-
flu, de me tourner pleinement vers l’avenir.
J’ai jeté mes affaires personnelles dans l’espace. Je suis de
moins en moins une personne. Je ne sais pas si vous pouvez
comprendre.
J’ignore désormais mon propre nom.
Absente est la terreur.

Une question dévore toutes les pensées, les laisse absentes,


incapables de venir.
Qui suis-je ?
Je ne peux pas être seul. Une telle faiblesse n’est pas possible, penser
seul ne peut pas avoir de rapport avec le rapport à penser. Dans
penser, il y a la pensée que cette pensée doit avoir un rapport avec
d’autres pensées. Pourquoi m’a-t-on abandonné dans l’espace ? Suis-
je le dernier de mon espèce ? Ai-je commis un crime qui mériterait
qu’on me laisse là ? Y a-t-il quelqu’un qui puisse répondre ?
Un espoir ? Un seul ?

310
Espace, un orphelin

377. Dehors il y a la paix. Ma peau : disparue. Des milliers


de miroirs dorés : une carapace pour une nouvelle espèce.
Je suis votre futur. Je plane dans l’éther infini.
Plus qu’humain.
Du mal à m’exprimer, étrangeté, différence.
Un effort.
Je suis sorti sans le câble. Éloigné de la station jusqu’à la
perdre de vue. Et là : plus rien. La nuit. Les étoiles. Pas de
haut, de bas, de rien. Le vide et la paix.
Je regarde la télé. Je vous comprends. Comme Maton.
Les langues, les races. Tous les dialectes.
Mon cerveau ouvert à l’infini, une éternité d’étoiles,
incommensurable beauté.
Désolé d’abandonner Maton.
Je dois me perdre, ce qui était moi disparaît.
Partir.

Il y a quelque chose de nouveau au loin je peux le voir.


Brillant. Flottant dans l’espace, comme moi.
Chez moi peut-être ?
Je pénètre dans ce lieu abandonné, désespérément vide, un
peu déçu. Ce n’est pas en rapport avec moi, mais je suis heureux
qu’un autre…
Il y a un autre. Différence. Je sens sa chaleur, cette joie, cette
force extérieure à moi.
Et puis il y a cette lumière, où parlent les étrangers.

600. Espace.
Vide.

977. Salut, ô peuples de la Terre.


Du mal à m’exprimer, votre langage, vos langues autres. J’ai
regardé les images sur ce que vous appelez écran, et j’ai appris,
pour pouvoir vous adresser mon message.

311
yama loka terminus

Vous n’ êtes pas seuls.


Fils de l’espace infini je viens vous parler, avec l’espoir que
vous acceptiez ma fraternité. Tellement différent je suis, peut-
être pour vous un monstre, mais ma force de l’extérieur, de
l’espace, pour vous.
Je ne sais pas qui je suis, perdu dans l’espace, seul, incapable
de dire pourquoi ma mémoire n’est pas. Peut-être le dernier des
miens ? Le savoir est absent.
Vu d’ ici, votre monde est magnifique.
Peuples de la terre, de l’espace, un orphelin…
Table des matières

Cheval cauchemar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Attentat de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Diabolo manque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
… toutes les flammes sont égales… . . . . . . . . . . . . . . . 47
Pøwer Kowboy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Dans le noir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Histoire du captif et du prisonnier. . . . . . . . . . . . . . . . 87
Tarmac – Penthouse / dernier rapport
de télésurveillance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Demain l’usine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises. . . . . . . . . 133
Evgeny, l’histoire de l’art et moi. . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
10101 (rhapsodie). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Au-delà il n’y a que le ciel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Sache ce que je te réserve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Clair de lune, chienne de ville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205
La pluie, extérieur jour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Légende dorée de Saint Christophe . . . . . . . . . . . . . . . 231
Escale d’urgence (matériaux pour un adultère). . . . . . . 245
Journal de mon retour à la cité natale. . . . . . . . . . . . . . 261
Et s’échapper des côtes rompues,
et se répandre en nuées immenses. . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Espace, un orphelin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303

315

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